Cours familier de Littérature - Volume 14
Les philosophies et les morales ne sont pas si neuves que chaque génération se plaît à le croire: les vérités s'engendrent comme les générations; elles sont aussi nécessaires à l'existence de l'âme humaine que la lumière du soleil est nécessaire à la vie des êtres. Dieu, qui a voulu en tout temps la conservation des âmes, n'a laissé manquer aucun temps de la portion de vérité naturelle ou révélée, indispensable pour que sa création subsiste et pour qu'elle l'entrevoie lui-même à travers ses mystères.
Ce dialogue de Platon, le Phédon, est un jet de cette lumière venue de plus loin et répercutée sur l'âme d'un philosophe aussi saint que lumineux. C'est la sainteté de la raison.
Reprenons le drame:
XXIV.
«Voilà pourquoi, mes chers amis, dit Socrate après un moment de recueillement, le vrai philosophe s'exerce à la force et à la tempérance, et nullement par toutes les raisons que s'imagine le peuple.»
Les disciples, à ces mots, s'entre-regardent en silence et semblent craindre de proposer à Socrate un doute qui lui rappelle sa tragique situation et le peu d'heures qui lui restent à vivre.
Le sage s'en aperçoit:
«Vous me croyez donc, à ce qu'il paraît, leur dit-il, bien inférieur au cygne, en ce qui touche aux pressentiments et à la divination par l'instinct?
«Les cygnes, quand ils sentent qu'ils vont mourir, chantent encore mieux ce jour-là qu'ils n'ont jamais fait, dans leur joie d'aller trouver le dieu qu'ils servent. Mais la crainte que les hommes ont eux-mêmes de la mort leur fait calomnier ces cygnes, en disant qu'ils pleurent leur mort et qu'ils chantent de tristesse; et ils ne font pas cette réflexion, qu'il n'y a point d'oiseau qui chante quand il a faim ou froid, ou quand il souffre de quelque autre manière, non pas même le rossignol, l'hirondelle, ou la huppe, dont on dit que le chant est une complainte.
«Mais je ne crois pas que ces oiseaux chantent de tristesse, ni les cygnes non plus; je crois plutôt qu'étant consacrés à Apollon, ils sont devins, et que, prévoyant le bonheur dont on jouit au sortir de la vie, ils chantent et se réjouissent ce jour-là plus qu'ils n'ont jamais fait. Et moi, je pense que je sers Apollon aussi bien qu'eux, que je suis consacré au même dieu; que je n'ai pas moins reçu qu'eux de notre commun maître l'art de la divination, et que je ne suis pas plus fâché de sortir de cette vie; c'est pourquoi, à cet égard, vous n'avez qu'à parler tant qu'il vous plaira, et m'interroger aussi longtemps que les onze voudront le permettre.»
Il badine ensuite avec une grâce véritablement divine, comme s'il était déjà un homme divinisé, avec ses amis, en jouant avec les beaux cheveux de Phédon, qui était assis à ses pieds, sur un siége plus bas que le lit.
«Demain, dit-il, ô Phédon, tu feras couper ces beaux cheveux, n'est-ce pas? (C'était un signe de deuil chez les Grecs.) Eh bien, non, ne le fais pas, si tu m'en crois!...»
Il redouble ensuite ses preuves de l'immatérialité et de l'immortalité de l'âme, en leur démontrant qu'elle gouverne à son gré les sens, lorsqu'elle sait s'en affranchir par sa volonté et par sa liberté.
«Le corps, dit-il, n'obéit-il pas forcément, et ne voyons-nous pas cependant que l'âme fait tout le contraire? Elle gouverne tous les éléments dont on prétend qu'elle est composée, leur résiste pendant presque toute la vie, et les dompte de toutes les manières, réprimant les unes durement et avec douleur, comme dans la gymnastique et la médecine; réprimant les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci, avertissant ceux-là; parlant au désir, à la colère, à la crainte, comme à des choses d'une nature étrangère: ce qu'Homère nous a représenté dans l'Odyssée, où Ulysse, se frappant la poitrine, gourmande ainsi son cœur:—Souffre ceci, mon cœur; tu as souffert des choses plus dures.»
On voit par cette citation, et par mille autres citations d'Homère dans la bouche de Socrate, que ce philosophe était bien éloigné de l'opinion sophistique de Platon proscrivant les poëtes de la République, mais qu'au contraire Socrate regardait Homère comme le poëte des sages, et comme le révélateur accompli de toute philosophie, de toute morale et de toute politique dans ses vers, miroir sans tache de l'univers physique, métaphysique et moral de son temps. C'est aussi notre humble opinion, et nous sommes fier de la rencontrer dans Socrate.
XXV.
Ses conjectures de philosophie scientifiques, sur les lois qui régissent les phénomènes matériels et les évolutions des astres, sont aussi vraisemblables (c'est toujours son mot) qu'elles sont sublimes. On y retrouve ce double caractère de simplicité et de merveille qui est en général le signe de toute vérité, quand il s'agit des œuvres de Dieu. Voir ces choses en Dieu, voilà son principe, et voici comment il le développe devant ses disciples:
«On s'épuise, dit-il, en vains efforts pour définir la nature du beau. Ce qui est beau ici-bas, selon moi, c'est ce qui participe au beau absolu: les belles choses sont belles par la présence de la beauté en elle; et c'est le reflet de la beauté primordiale et suprême qui les rend telles. La raison de toutes choses, comme de toute qualité de ces choses, est donc Dieu.»
Ses aperçus, qu'il développe ensuite sur la physique et sur la construction de notre globe, se ressentent de l'imperfection des sciences expérimentales dans son siècle.
Ses hypothèses sur l'état des âmes après la mort se rapprochent des fables homériques au sujet des enfers, et pressentent le purgatoire des chrétiens.
«Ceux qui sont reconnus avoir vécu de manière qu'ils ne sont ni entièrement criminels, ni entièrement innocents, après avoir subi la peine des fautes qu'ils ont pu commettre, sont délivrés, et reçoivent la récompense de leurs bonnes actions, chacun selon ses mérites. Ceux qui sont reconnus incurables, à cause de l'énormité de leurs crimes, sont précipités dans le Tartare, d'où ils ne remontent jamais.»
On est étonné ici de trouver dans un génie aussi doux que celui de Socrate le dogme de l'éternité des supplices.
«Soutenir, continue-t-il ensuite, que toutes ces choses sont précisément comme je vous les ai décrites, ne conviendrait pas à un homme de sens et de bonne foi; mais ce qui est certain, c'est que l'âme est immortelle; en tout cris c'est un hasard qu'il est beau de courir, c'est une espérance dont il faut s'enchanter soi-même.
«Qu'il espère donc bien de son âme, celui qui, pendant sa vie, a rejeté les plaisirs et les biens du corps comme lui étant étrangers et portant au mal: celui qui a aimé les plaisirs de la sagesse, qui a orné son âme, non d'une parure étrangère, mais de celle qui lui est propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la vérité; celui-là doit attendre avec sécurité l'heure de son départ pour le meilleur monde.
«Pour moi, la destinée m'appelle aujourd'hui, comme dirait un poëte tragique, et il il est temps que j'aille au bain, car il me semble qu'il est mieux de ne boire le poison qu'après m'être baigné et d'épargner aux femmes la peine de laver un cadavre.»
Puis, souriant:
«Je ne saurais pourtant persuader à Criton que je suis bien le Socrate qui s'entretient ainsi avec vous, et qui ordonne avec sang-froid toutes les parties de son discours; il s'imagine toujours que je suis déjà celui qu'il va voir mort tout à l'heure, et il me demande comment il doit m'ensevelir.
«Et tout ce long discours que je viens de faire devant vous, pour vous prouver que, dès que j'aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous quitterai pour aller jouir des félicités ineffables, il me paraît que tout cela a été dit en pure perte pour lui, comme si j'avais voulu seulement par là le consoler et me consoler moi-même.
«Soyez donc mes cautions auprès de Criton, et, comme il a répondu pour moi aux juges que je ne m'en irais pas, vous, au contraire, répondez pour moi que, dès que je serai mort, je m'en irai, afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu'en voyant brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s'afflige pas sur moi. Il ne doit pas dire à mes funérailles que c'est Socrate qu'il expose, qu'il emporte, qu'il ensevelit dans la terre: car il faut que tu saches, mon cher Criton, que parler ainsi improprement, ce n'est pas seulement une faute envers les choses, c'est aussi un mal que l'on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c'est le corps de Socrate seulement que tu couvres de terre.
«En disant ces mots, il se leva et passa dans la salle du bain; nous l'attendîmes, tantôt en nous entretenant de tout ce qu'il avait dit, tantôt parlant de l'affreux malheur qui allait nous frapper, nous regardant véritablement comme des enfants privés de leur père, et condamnés à passer le reste de notre vie comme des orphelins.»
XXVI.
«Après qu'il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il en avait trois, deux en bas âge et un qui était déjà assez grand, et on fit entrer les femmes de sa famille. Il leur parla quelque temps en présence de Criton et leur donna ses dernières instructions.
«Ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous trouver.
«Et déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps enfermé avec les femmes et les enfants; en rentrant, il s'assit sur son lit, et il n'eut pas le temps de nous parler beaucoup, car le geôlier entra presque en même temps, et, s'approchant de lui:
«—Socrate, dit-il, j'espère que je n'aurai pas à te faire le même reproche qu'aux autres: dès que je viens les avertir, par ordre des magistrats, qu'il faut boire le poison, ils s'emportent contre moi et ils me maudissent; mais pour toi, depuis que tu es ici, je t'ai toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux qui sont jamais venus dans cette prison, et en ce moment je suis bien sûr que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont cause de ton malheur...» Et en même temps il fondit en larmes en détournant son visage, et il se retira.»
Socrate, le regardant, lui dit:
«—Et toi aussi, reçois mes adieux; je ferai comme tu as dit. Et, se tournant vers nous:—Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet homme! Tout le temps que j'ai été ici, il m'est venu voir souvent et il s'est entretenu avec moi; c'était le meilleur des hommes, et maintenant comme il me pleure de bon cœur! Mais allons, Criton, exécutons-nous de bonne grâce, et qu'on m'apporte le poison s'il est broyé; sinon, qu'il le prépare lui-même.
«—Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est encore sur les montagnes, et qu'il n'est pas, couché; d'ailleurs, je sais que beaucoup de condamnés ne prennent le poison que longtemps après que l'ordre leur en a été donné; ne te hâte pas, tu as encore le temps.
«—Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs raisons; ils croient que c'est autant de gagné; et moi, j'ai mes raisons aussi pour ne pas faire comme eux, car je me montrerais ridiculement amoureux de la vie en voulant l'économiser quand il n'y en a plus.» (Citation badine d'un vers d'Hésiode.)
XXVII.
L'esclave entre, portant la coupe.
«Fort bien, mon ami, lui dit Socrate; mais que faut-il que je fasse? c'est à toi de me l'apprendre.
«—Pas autre chose, lui répondit cet homme, que de te promener quand tu auras bu, jusqu'à ce que tu sentes tes jambes lourdes, et alors de te coucher sur ton lit.»
Et en même temps il lui tendit la coupe.
Socrate la prit avec la plus parfaite impassibilité, sans aucune émotion, sans changer ni de couleur ni de visage; mais, regardant cet homme d'un regard ferme et assuré comme à son ordinaire:
«Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage pour en faire une libation?
«—Socrate, lui répondit l'homme, nous n'en broyons que ce qu'il est nécessaire d'en boire.
«—J'entends, dit Socrate; mais au moins il est permis et il est juste de faire ses prières aux dieux, afin qu'ils bénissent notre voyage et le rendent heureux; c'est ce que je leur demande; puissent-ils exaucer mes vœux!..» Après avoir dit cela, il porta la coupe à ses lèvres, et la but avec une tranquillité et une douceur incomparables.
Les sanglots des disciples éclatent à ce moment; Phédon s'enveloppe la tête de son manteau pour cacher ses larmes; Criton, ne pouvant les retenir, sort; Apollodore jette des gémissements et des cris.
«Que faites-vous, dit Socrate, ô mes bons amis? N'était-ce pas pour éviter ces faiblesses que j'avais écarté les femmes? car j'ai toujours entendu dire qu'il faut mourir sur de bonnes paroles.»
XXVIII.
«Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu'il sentait ses jambes s'alourdir; il se coucha sur le dos, comme l'homme l'avait indiqué. En même temps, le même homme qui lui avait donné le poison s'approcha, et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui serra le pied fortement et lui demanda s'il le sentait: Socrate lui dit que non. Il lui serra ensuite les jambes, et, portant ses mains plus haut, il nous fit voir que son corps se glaçait et se roidissait, et, le touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid gagnerait le cœur, alors Socrate nous quitterait.
«Déjà tout le bas-ventre était glacé; alors Socrate, se découvrant, car il était couvert:
«Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un coq à Esculape[3]; n'oublie pas d'acquitter cette dette.
«—Cela sera fait, répondit Criton; mais vois si tu as encore quelque chose à nous dire.»
«Il ne répondit rien, et, un peu de temps après, il fit un mouvement; alors l'homme le découvrit tout à fait: ses regards étaient fixes. Criton, s'en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux.
«Telle fut, Échécratès, la fin de notre ami, de l'homme, nous pouvons le dire, le meilleur des hommes de ce temps que nous ayons connus, le plus sage et le plus juste de tous les hommes.»
XXIX.
Voilà le dialogue ou plutôt le poëme de la mort de Socrate, selon Platon, sur le récit du dernier entretien de Socrate. La philosophie humaine ne s'éleva jamais plus haut par la seule puissance du raisonnement. Ce qui donne par-dessus tout son caractère et son autorité à cette philosophie, c'est la conscience, supérieure encore ici à la philosophie.
Socrate ne fonde ses dogmes et ses espérances que sur des raisonnements; quelques-uns sont très-sophistiques, tel que celui qui fait engendrer toute chose par son contraire.
Sa foi, comme il l'avoue lui-même, n'est que probabilité, conjectures, vraisemblance, révélation de la pensée à la pensée, cet éternel révélateur avec lequel tout homme s'entretient dans ses espérances et dans ses doutes. Aucun prestige ou aucun prodige n'impose cette foi à lui-même ou aux autres; il n'appelle en témoignage que la raison sincèrement interrogée et logiquement répondue dans ses entretiens sur les choses divines; c'est en cherchant à se persuader lui-même qu'il acquiert la conviction dans son âme, et qu'il la répand dans l'âme de ses disciples: mais cette conviction raisonnée, ou cette foi acquise, est si absolue et si confiante en lui qu'il n'hésite pas à mourir volontairement pour elle.
Le moindre mot de repentir, la moindre promesse de renoncer à son apostolat de la raison, l'auraient fait acquitter par les Athéniens, qui ne demandaient qu'à l'absoudre: mais sa conscience se refuse à toute lâche complaisance; il se précipite de lui-même au supplice, prévu, voulu, imploré, par cette maxime, qui est celle des héros de la philosophie: Obéir à Dieu plutôt qu'à la patrie dans toutes les choses où la patrie, qui commande au citoyen, n'a pas le droit de commander à la conscience.
On s'étonne cependant quelquefois des allusions faites par Socrate aux divinités du paganisme. Il parle deux fois d'Apollon, il fait sa prière aux dieux avant d'avaler la coupe; il demande si l'on peut faire une libation avec la liqueur mortelle; il recommande à Criton de sacrifier un coq à Esculape, pour remercier le dieu de la médecine de l'avoir guéri du mal de la vie.
Mais, indépendamment de l'expression de la physionomie et du ton de plaisanterie que la parole écrite ne peut rendre dans le dialogue de Platon, physionomie et accent qui devaient donner leur véritable signification un peu railleuse à ces paroles du sage, il convient de se souvenir que Socrate ne rejetait pas, dans sa pensée, l'idée de ces dieux inférieurs, de ces divinités secondaires, de ces personnifications populaires des attributs du Dieu unique, nommés par toutes les nations de noms divins qui n'attentaient pas à la divinité unique et suprême.
Comme tous les fondateurs de nouveaux cultes, Socrate, fondateur du culte philosophique, cherchait à concilier, autant que possible, ce qu'il y avait d'innocent dans les antiques superstitions nationales avec ce qu'il y avait de vérité absolue et de piété sainte dans le nouveau dogme. Il disait aussi: Je ne suis pas venu abolir l'ancienne loi, mais l'accomplir. Il disait, comme les apôtres: Est-ce que nous n'allons pas prier dans le temple?
D'ailleurs, sa théorie, infiniment plausible, d'une hiérarchie de puissances célestes, d'une échelle incessante d'êtres, agents de la divinité créatrice, dans les astres, dans les éléments, sur la terre, sur les âmes, cette théorie n'était nullement en contradiction avec le Dieu exclusif et souverain que sa raison découvrait et adorait au-dessus de toutes ces divinités d'emprunt. Cette théorie était, au fond, celle de tous les sages des religions antiques; ce qu'on a appelé polythéisme n'était, dans ces religions, que symbolisme.
On a calomnié le genre humain, en lui attribuant plus d'inconséquence et plus de superstition qu'il n'en a eu dans la partie éclairée de l'humanité de tous les âges.
L'unité de Dieu est aussi ancienne que la raison elle-même. On a vu, dans ce que j'ai cité d'Hermès, que les Égyptiens adoraient un seul et premier principe, de qui émanait, comme des rayons, toute leur théologie populaire; les Perses redoutaient le mauvais principe sous le nom d'Arimane, mais ils n'adoraient que le bon principe sous le nom d'Oromasde. Les Guèbres ne rendaient un culte au feu que comme à l'élément lumineux et générateur qui voilait et manifestait Dieu.
L'Inde primitive, en admettant les incarnations de ses divinités, admettait, avant tout, l'Être divin et unique, source et une de ces incarnations. La Chine, le peuple le plus anciennement raisonnable du haut Orient, ne cherchait Dieu derrière les idoles symboliques de Fô qu'à la lueur de la raison dont Confutzée fut pour eux le Socrate; derrière et au-dessus de toute la mythologie païenne, il y a toujours dans Orphée, dans Homère, comme dans Cicéron ou dans Marc-Aurèle, un Fatum, un Dieu unique, absolu, dominateur, qui régit l'univers et même les dieux intermédiaires entre l'univers et lui. Quant au mahométisme, c'est l'insurrection même de l'unité de Dieu, dans le cœur des Arabes, contre les idolâtries qui infectaient leurs ancêtres, ou qui tenteraient d'infecter de nouveau l'esprit humain.
Socrate pouvait donc, sans scandaliser ses disciples, qui comprenaient ce qu'il voulait dire, parler en souriant d'Apollon, qui était pour lui et pour eux l'inspiration divine; de libation, qui était un acte de piété; de sacrifice à Esculape, qui était le symbole enjoué de la délivrance de tout mal par la délivrance de la vie.
Quant à sa philosophie, qui n'est nulle part aussi complétement exposée que dans le dialogue de Phédon, elle se résume, à travers un trop long flux de paroles et un trop grand appareil de questions, de réponses, de dialectique, de polémique, de circonlocutions plus scolastiques que philosophiques, dans un très-petit nombre de vraisemblances théologiques et de vérités morales auxquelles toutes les philosophies modernes ont peu ajouté. La raison révèle aujourd'hui ce qu'elle révélait hier, car elle est le Verbe intérieur qui parle en nous.
Voici cette philosophie:
Un Dieu suprême, unique, parfait, dont l'existence est un mystère et se démontre par soi-même;
Une hiérarchie d'êtres émanés de lui, et investis plus ou moins de sa sagesse, de sa puissance, de sa bonté, créant et gouvernant, sous son regard, les astres, les mondes, les âmes;
L'âme, ou l'esprit, distinct de la matière, mais mû par la volonté de Dieu, dans l'homme ou dans d'autres êtres pensants;
La matière périssable, l'âme immortelle;
La vertu, exercice de l'âme pendant la vie, pour conquérir une vie plus parfaite par sa victoire sur les sens.
La vérité, la liberté, la justice, la charité, la tempérance, la mortification des sens, le dévouement à ses semblables, le désir de la mort pour revivre plus saint; le sacrifice de soi-même, jusqu'au sang, à Dieu; la joie dans le supplice volontaire, la foi dans la résurrection, voilà les victoires de l'âme.
La récompense, après la mort, de ces vertus; le châtiment, soit temporaire, soit éternel, des vices ou des crimes contraires, voilà ses destinées.
XXX.
Telle est toute la philosophie de Socrate. Elle paraîtrait plus belle encore si elle était plus simplement exposée par Platon, non dans le style de l'école et de l'académie grecques, mais dans le style simple, naïf, limpide et populaire des paraboles évangéliques. Forme pour forme, j'avoue que je préfère la parabole au dialogue: la parabole est l'épopée de la vérité pour les simples; le dialogue de Platon est le cliquetis des idées pour les sophistes.
Aussi remarquez combien Socrate, dans le Phédon, est plus beau quand il meurt que quand il disserte. C'est que, là, Platon n'a pu altérer par le clinquant des couleurs la sereine simplicité de son modèle; le dialogue est d'un sophiste, le récit est d'un philosophe.
Cette mort, véritable transfiguration de l'être mortel en être immortel, par la seule raison, dans un cachot devenu le Thabor de la philosophie humaine, a été appelée par J.-J. Rousseau la mort d'un sage; mais c'est plus qu'une mort, c'est une éclosion visible à l'immortalité. J.-J. Rousseau ne l'a pas assez vu: il était plus semblable à Platon qu'à Socrate.
Il faut une certaine mesure de vertu dans une âme, pour que cette âme puisse s'élever à une véritable philosophie. Les grandes pensées viennent des grandes âmes; celle de J.-J. Rousseau était très-éloquente, mais pas assez grande. Aussi, comparez ces deux morts! Socrate meurt en plein soleil, le sourire sur les lèvres, sans un doute, sans une angoisse, sans un gémissement, sans un reproche à Dieu ni aux hommes. J.-J. Rousseau meurt ou se tue dans une retraite où il a fui les hommes qu'il accuse et qu'il redoute, livré aux reproches mérités d'une femme qu'il a flétrie en lui dérobant ses fruits à sa mamelle pour aller les jeter à la voirie humaine des enfants perdus!
Il meurt isolé dans sa solitude, et son isolement est un remords qui venge en lui la nature offensée par l'égoïsme.
Rousseau ne juge pas sainement la mort de Socrate. Car, s'il y a quelque chose de surhumain dans l'humanité, ce n'est pas la mort d'un Dieu, sûr de revivre parce qu'il se sent Dieu même en mourant: c'est la mort d'un homme qui ne se sent qu'homme, mais en qui la raison, exercée pendant une longue vie de lutte avec son corps, triomphe de la nature et ressuscite en esprit avant qu'il soit mort, par la sainte évidence de sa foi!
XXXI.
C'est là la mort de Socrate, telle que le Phédon nous la retrace. Voulez-vous ma pensée tout entière? Après ce troisième dialogue, il faudrait fermer le livre, car il n'y a plus que le rhéteur une fois que le sage est mort.
Mais nous allons encore lire ensemble la Politique de Platon, pour convaincre l'esprit humain de sa vanité et de son inconséquence, une fois qu'il veut appliquer au gouvernement des sociétés les chimères de ses sophismes.
Tant qu'on ne touche qu'aux idées, on peut toucher faux: mais, une fois qu'on touche aux hommes, il faut toucher juste. Cela nous mènera à Aristote.
Lamartine.
LXXXIIe ENTRETIEN.
SOCRATE ET PLATON.
PHILOSOPHIE GRECQUE.
DEUXIÈME PARTIE.
I.
Toute la substance et toute la beauté de la philosophie de Platon, ou plutôt de Socrate, sont contenues dans le sublime dialogue du Phédon, que nous venons de lire ensemble. Cette philosophie peut se résumer en ces mots:
L'intelligence humaine n'est que le reflet de l'intelligence divine; nos idées ont leur source et leur type en Dieu, idée et type suprême de tout ce qui est dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel.
Les idées de Dieu sont le moule et le modèle de tout, la raison efficiente de toute beauté et de toute bonté dans les choses. Ces idées ne nous sont point données par les sens; les sens, étant matière, ne peuvent pas penser, ni par conséquent produire les idées.
Les idées sont nées avec notre âme, et ne font que s'appliquer, pendant notre existence terrestre, aux phénomènes qui sont sous notre perception.
Comment l'âme, qui est immatérielle, peut-elle agir sur nos sens, qui sont matière? et comment les sens, qui sont matière, peuvent-ils agir sur l'âme immatérielle? Platon s'arrête ici comme l'esprit humain; il s'embarrasse dans ses paroles équivoques, et il ne conclut pas, parce qu'il n'y a évidemment rien à conclure.
Un seul mot explique cette inexplicable union de l'âme et du corps, et ce mot est: mystère.
La philosophie arabe dit seule le vrai mot de ce mystère, comme la philosophie du christianisme: Dieu l'a voulu ainsi! C'est le mot vrai, et hors ce mot tout est absurde.
L'âme ne tire donc, selon Platon, la lumière innée, ou la révélation préexistante qui l'éclaire, que d'une certaine participation non définie, et indéfinissable en effet, de l'essence divine ou de la nature de Dieu. Ce dogme vient évidemment du haut Orient; il touche à ce qu'on appelle improprement panthéisme, panthéisme dont on pourrait également accuser le christianisme dans ces mots de saint Paul: Nous vivons en Dieu, nous nous mouvons en Dieu, nous sommes, nous existons en Dieu.
II.
Il y a deux sciences, continue le platonisme: l'une, qui vient par les sens, et qui est faible, étroite, fautive, subalterne comme les sens; de ce genre sont les mathématiques elles-mêmes, qui ne définissent que des choses matérielles elles-mêmes comme les sens, espaces, étendues, nombres, etc.
L'autre science, qui préexiste en nous, et qui est en nous une sorte de réminiscence des choses divines, est la science de ce qui est et ce qui doit être en soi-même, de ce qui est conforme au modèle intérieur divin des choses, le beau, le bon, le juste, le saint, le parfait, l'absolu, l'idéal, comme nous disons aujourd'hui.
Platon dégage de cette théorie toutes les applications morales ou politiques qui en découlent. Sa théologie et sa législation sont d'une seule et même nature: l'idéal de la perfection.
Une seule chose l'embarrasse dans cette théologie, c'est l'existence de la matière; il ne veut pas la reconnaître divine, et cependant il ne veut pas reconnaître que Dieu ait pu créer, lui esprit, une substance si étrangère à sa perfection; il fait donc coexister la matière avec Dieu.
Les théogonies indienne, persane, égyptienne, biblique même, qui toutes présentent au commencement une sorte de matière confuse et inorganique, nommée chaos, sur laquelle Dieu opère, en apparaissant, la forme, la vie, l'ordre, la lumière, la beauté, ont donné l'exemple de cette erreur.
Ici encore, Platon se trouble et balbutie comme tous ses prédécesseurs, faute de reconnaître son insuffisance à expliquer l'inexplicable, et à prononcer le grand mot de mystère, seule définition des opérations de Dieu.
III.
On a vu cependant combien, dans le Phédon, cette philosophie spiritualiste, la seule vraie, la seule noble, la seule honnête dans ses conséquences, produit la moralité dans les paroles, dans la vie et dans la mort de Socrate. Quand on a lu cette mort dans le Phédon, on se sent comme un air de joie et de fête dans l'âme; on croit sortir d'un banquet au lieu de sortir d'un supplice. Une émanation du ciel a découlé sur la terre de cet holocauste d'un philosophe à la vérité, d'un homme de bien à la vertu, et d'un mourant à l'immortelle espérance.
Mais, nous le répétons avec douleur, là s'arrête la divinité philosophique de Platon; presque dans tous ses autres dialogues le saint disparaît, le rhéteur se montre, argumente, et le dialecticien, faisant un ennuyeux abus de la parole, se livre à des puérilités d'esprit qui font rougir le génie grec.
Nous ne vous en donnerons ici qu'un exemple; il y en a presque autant que de pages dans ce pire des jeux d'esprit, le jeu de mots, le son pris pour l'idée, la parole pervertie de son sens.
Ouvrez le dialogue intitulé l'Euthydème. M. Cousin, justement scandalisé, n'y voit qu'une simple parodie des sophistes; mais l'argumentation sophistique est trop semblable à d'autres argumentations employées très-sérieusement et très-habituellement par Platon, pour n'y pas reconnaître la manière de Platon lui-même.
IV.
«Crois-tu qu'il soit possible de mentir?» dit Euthydème à Ctésippe.
«—Oui, par Jupiter, à moins que je ne sois fou
«—Mais celui qui ment dit-il la chose dont il est question, ou ne la dit-il pas?
«—Il la dit.
«—S'il la dit, il ne dit rien autre chose que ce qu'il dit.
«—Sans doute.
«—Or, ce qu'il dit, n'est-ce pas une certaine chose?
«—Qui en doute?
«—Donc celui qui la dit dit une chose qui est?
«—Oui.
«—Mais celui qui dit ce qui est dit la vérité. Si donc Dionysodore a dit ce qui est, il a parlé vrai et n'a pas menti?
«—Oui, Euthydème, répondit Ctésippe; mais qui dit cela ne dit pas ce qui est?» Alors Euthydème reprenant:
«Les choses qui ne sont pas ne sont pas, n'est-il pas vrai?
«—D'accord, les choses qui ne sont pas, ne sont nullement.
«—Mais se peut-il qu'un homme agisse vis-à-vis ce qui n'est pas, et qu'il fasse ce qui n'est en aucune manière?
«—Il ne me paraît pas, répondit Ctésippe.
«—Mais parler devant le peuple, n'est-ce pas agir?
«—Oui, certes.
«—Si c'est agir, c'est faire?
«—Oui.
«—Parler, c'est donc agir, c'est donc faire?
«—J'en conviens.
«—Personne ne dit donc ce qui n'est pas, car il en ferait quelque chose, et tu viens de m'avouer qu'il est impossible de faire ce qui n'est pas. Ainsi donc, de ton propre aveu, personne ne peut mentir; et, si Dionysodore a parlé, il a dit des choses vraies et qui sont effectivement.
«—Par Jupiter! Euthydème, répondit Ctésippe, Dionysodore a dit peut-être ce qui est; mais il ne l'a pas dit comme il est.
«—Que dis-tu, Ctésippe? repartit Dionysodore; y a-t-il des gens qui disent les choses comme elles sont?
«—Il y en a, répondit Ctésippe, et ce sont les gens de bien, les hommes véridiques.
«—Mais, reprit Dionysodore, le bien n'est-il pas bien, et le mal n'est-il pas mal?
«—Je l'avoue.
«—Et tu soutiens que les hommes honnêtes disent les choses comme elles sont?
«—Je le prétends.
«—Les honnêtes gens disent donc mal le mal, puisqu'ils disent les choses comme elles sont?
«—Par Jupiter! oui.» reprit Ctésippe, etc.
La plume se refuse à copier de telles logomachies, et cependant, soit comme parodies, soit comme arguments, de semblables dialogues sont puérils d'un bout à l'autre. La verbosité oiseuse du philosophe et de ses interlocuteurs ne les rend pas moins fastidieux dans beaucoup de leurs parties, qu'ils ne sont frivoles dans quelques-unes.
Hélas! les Grecs nous avaient devancés dans l'invention du jeu de mots. Mais nous ne jouons sur les mots que sur les théâtres forains ou triviaux de nos capitales: les Grecs d'alors jouaient sur le mot dans la chaire des philosophes et dans l'académie présidée par Platon. Jamais plus de scorie n'enveloppa, dans le livre d'un sage, le diamant rare, mais éclatant, de la vérité.
V.
Le livre le plus célèbre de Platon, après les Dialogues, est sa République.
La République de Platon est ce qu'on appelle une utopie. Une utopie est une chimère qu'un esprit juste ou faux, ingénieux ou borné, se complaît à créer pour incarner son idéal ou son système dans une institution religieuse, politique ou sociale, le modèle de ses pensées.
De tous temps, il y a eu des esprits oisifs et rêveurs qui ont prétendu ainsi refaire de fond en comble le monde religieux, politique ou social à leur image. Tous ont échoué et tous échoueront éternellement, parce que le monde religieux, politique ou social qui a été fait jour à jour, pendant les siècles des siècles, conformément à la nature de l'homme, ne peut se refaire aussi que jour à jour pendant la durée des siècles, conformément aux idées plus développées de l'humanité tout entière.
Un homme seul peut rêver éveillé tout ce qui lui plaît; il soulève le monde, mais le monde ne se sent point soulevé; et, s'il se sentait soulevé un moment par le rêve de l'utopiste, il écraserait, en retombant de tout son poids de monde réel, le monde chimérique du nouveau Platon.
Entre un politique et un utopiste, il y a la différence du songe à la réalité, c'est-à-dire d'une ombre à un monde: l'un plane dans les régions du possible ou de l'impossible (car ces songes, si l'utopiste est absurde, sont bien souvent même des impossibilités); l'autre marche sur le sol inégal, raboteux et résistant des choses humaines. L'un pense, et l'autre touche. Du contact à la pensée il y a un monde aussi.
VI.
Ce fut la tentation de beaucoup de grands esprits, depuis qu'il y a des penseurs dans le monde, de se révolter, au moins en imagination, contre la nature des choses; de s'imaginer qu'ils étaient dieux, de critiquer avec mépris l'œuvre du Créateur; de reprendre l'univers moral en sous-œuvre, de renverser toutes les institutions plus ou moins parfaites de l'humanité, et de reconstruire idéalement une société sur le plan radical de leur imagination, en faisant abstraction des instincts, des traditions, des habitudes, cette seconde nature, des nécessités, des expériences, des nationalités et des faits historiques, qui ont produit, fait par fait et siècle par siècle, les institutions fondamentales et universelles sur lesquelles repose l'espèce humaine.
Platon, en Grèce;
Thomas Morus, en Angleterre;
Vico, en Italie;
Fénelon même, en France, dans son poëme politique du Télémaque;
J.-J. Rousseau, dans son Contrat social et dans ses Plans de constitution pour la Pologne;
L'abbé de Saint-Pierre, dans sa Paix universelle;
Robespierre et Saint-Just, dans leur système d'égalité et de nivellement démocratique à tout prix, qui auraient décapité la société jusqu'à la dernière unité vivante, pour que l'un ne dépassât pas l'autre d'une faculté, d'une obole ou d'un cheveu;
Babeuf, dans sa communauté des biens;
Saint-Simon, de nos jours, dans sa proportion algébrique entre les aptitudes et les fonctions;
Fourrier, dans son cauchemar d'industrie, réduisant toute la société physique et morale à une association en commandite dont Dieu est le commanditaire, et promettant à l'homme jusqu'à des organes naturels de plus, pour jouir de félicites plus matérielles;
Cabet, dans son Icarie indéfinissable, chaos d'une tête vague, qui ne savait pas même rêver beau;
Tel autre, dans son égalité des salaires, charité idéale inspirée de l'Évangile sans doute, mais qui deviendrait la souveraine injustice envers le travail et le talent, et la prime réservée à l'oisiveté et aux vices, système des frelons qui pillent la ruche;
Tel autre, enfin, dans ses sentences de philosophie suicide, expropriant la famille, cette unité triple, qui enfante, nourrit, moralise et perpétue seule l'humanité, pour assouvir l'individu qui la tue: maximes folles, mais comminatoires, qui firent écrouler d'effroi toute démocratie progressive devant la démagogie des idées; sophiste néfaste, mille fois plus funeste à la République que tous les poëtes chassés de la République par Platon:
Voilà ce qu'on entend par utopiste: ce sont les sophistes de la politique.
VII.
Nous avons dit que Platon fut le premier de ces sophistes de la société. Voyons son système dans le rêve en deux volumes intitulé: la République.
Il met, comme partout dans ses Dialogues, ses idées dans la bouche de Socrate; mais il est évident que c'est pour leur donner l'autorité du philosophe mort. Socrate était trop expérimental et trop logique pour avoir jamais substitué la chimère à la nature dans le plan des institutions politiques.
Selon son habitude toute poétique, Platon commence le dialogue par une gracieuse et pittoresque exposition de la scène et des personnages qui doivent prendre part à l'entretien.
La scène est au Pirée, petit port d'Athènes, à quelques stades de la ville, le soir d'un jour de fête en l'honneur de la Diane de Thrace.
VIII.
«La pompe formée par nos compatriotes me parut belle, et celle des Thraces ne l'était pas moins. Après avoir fait notre prière et vu la cérémonie, nous regagnâmes le chemin de la ville.
«Comme nous nous dirigions de ce côté, Polémarque, fils de Céphale, nous aperçut de loin, et dit à son esclave de courir après nous et de nous prier de l'attendre. Celui-ci, m'arrêtant par derrière par mon manteau:—Polémarque, dit-il, vous prie de l'attendre.
«Je me retourne, et lui demande où est son maître.
«—Le voilà qui me suit; attendez-le un moment.
«—Eh bien, dit Glaucon, nous l'attendrons.
«Bientôt arrivent Polémarque avec Adimante, frère de Glaucon, Nicérate, fils de Nicias (général athénien qui périt au siége de Syracuse), et quelques autres qui se trouvaient là, revenant de la fête.
«Nous nous rendîmes donc tous ensemble, ses deux frères Lysias et Euthydème, avec Thrasymarque de Chalcédoine, Charmantide du bourg de Péanée, et Clitophon, fils d'Aristonyme. Céphale, père de Polémarque, y était aussi.
«Je ne l'avais pas vu depuis longtemps, et il me parut bien vieilli. Il était assis, la tête appuyée sur un coussin, et portait une couronne; car il avait fait ce jour-là un sacrifice domestique. Nous nous assîmes auprès de lui sur des siéges qui se trouvaient disposés en cercle.
«Dès que Céphale m'aperçut, il me salua, et me dit:
«Ô Socrate, tu ne viens guère souvent au Pirée; tu as tort. Si je pouvais encore aller sans fatigue à la ville, je t'épargnerais la peine de venir; nous irions te voir: mais maintenant c'est à toi de venir ici plus souvent. Car tu sauras que, plus je perds le goût des autres plaisirs, plus ceux de la conversation ont pour moi de charme.
«Fais-moi donc la grâce, sans renoncer à la compagnie de ces jeunes gens de ne pas oublier non plus un ami qui t'est bien dévoué.
«—Et moi, Céphale, lui répondis-je, j'aime à converser avec les vieillards. Comme ils nous ont devancés dans une route que peut-être il nous faudra parcourir, je regarde comme un devoir de nous informer auprès d'eux si elle est rude et pénible, ou d'un trajet agréable et facile. J'apprendrais avec plaisir ce que tu en penses, car tu arrives à l'âge que les poëtes appellent le seuil de la vieillesse. Eh bien, est-ce une partie si pénible de la vie? comment la trouves-tu?
«—Socrate, me dit-il, je te dirai ce que j'en pense.
«Nous nous réunissons souvent un certain nombre de gens du même âge, selon l'ancien proverbe. La plupart, dans ces réunions, s'épuisent en plaintes et en regrets amers au souvenir des plaisirs de la jeunesse, de l'amour, des festins et de tous les autres agréments de ce genre: à les entendre, ils ont perdu les plus grands biens; ils jouissaient alors de la vie, maintenant ils ne vivent plus. Quelques-uns se plaignent aussi que la vieillesse les expose à des outrages de la part de leurs proches; enfin ils l'accusent d'être pour eux la cause de mille maux.
«Pour moi, Socrate, je crois qu'ils ne connaissent pas la vraie cause de ces maux; car, si c'était la vieillesse, elle produirait les mêmes effets sur moi et sur tous ceux qui arrivent à mon âge; or j'ai trouvé des vieillards dans une disposition d'esprit bien différente.
«Je me souviens qu'étant un jour avec le poëte Sophocle, quelqu'un lui dit en ma présence:—Sophocle, l'âge te permet-il encore de te livrer aux plaisirs de l'amour?—Tais-toi, mon cher, répondit-il, j'ai quitté l'amour avec joie comme on quitte un maître furieux et intraitable.—Je jugeai dès-lors qu'il avait raison de parler de la sorte, et le temps ne m'a pas fait changer de sentiment.
«En effet, la vieillesse est, à l'égard des sens, dans un état parfait de calme et de liberté. Dès que l'ardeur des sens s'est amortie, on se trouve, comme Sophocle, délivré d'une foule de tyrans insensés. Pour cela, comme pour les chagrins domestiques, ce n'est pas la vieillesse qu'il faut accuser, mais seulement le caractère des vieillards. La modération et la douceur rendent la vieillesse agréable; les défauts contraires font le malheur de l'homme âgé, comme ils feraient celui de l'homme jeune.»
Il cite ces vers de Pindare à l'appui de son opinion, sur le bonheur de vieillir dans l'honneur et dans l'aisance:
«L'espérance l'accompagne en berçant doucement son cœur et allaitant sa vieillesse, l'espérance, qui gouverne à son gré l'esprit flottant des mortels, etc.»
IX.
Après ce naïf préambule, on s'entretient de la justice; cette partie de l'entretien est, dans sa forme, aussi hérissée d'ambages, aussi touffue de vaines paroles, aussi sophistique de forme que les dialogues cités tout à l'heure par nous, en exemple des abus de la dialectique.
Ce verbiage impatiente Thrasymaque, un des interlocuteurs.
«Plusieurs fois, pendant notre entretien, Thrasymaque s'était efforcé de prendre la parole pour nous contredire. Ceux qui étaient auprès de lui l'avaient retenu, voulant nous entendre jusqu'à la fin. Mais, lorsque la discussion s'arrêta, et que j'eus prononcé ces dernières paroles, il ne put se contenir plus longtemps, et, prenant son élan comme une bête sauvage, il vint à nous comme pour nous mettre en pièces. La frayeur nous saisit, Polémarque et moi. Élevant ensuite une voix forte au milieu de la compagnie:
«—Socrate, me dit-il, que signifie tout ce verbiage? et à quoi bon ce puéril échange de mutuelles concessions?
«Veux-tu savoir sincèrement ce que c'est que la justice?
«Ne te borne pas à interroger les gens, et à faire vanité de réfuter ensuite leurs réponses, quand tu sais bien qu'il est plus aisé d'interroger que de répondre; réponds à ton tour, et dis-nous ce que c'est que la justice. Et ne va pas me dire que c'est ce qui convient, ce qui est utile, ce qui est avantageux, ce qui est lucratif, ce qui est profitable; fais une réponse nette et précise, parce que je ne suis pas homme à me payer de ces niaiseries.
«À ces mots, épouvanté, je le regardai en tremblant, et je crois que j'aurais perdu la parole s'il m'avait regardé le premier; mais j'avais déjà jeté les yeux sur lui, au moment où sa colère éclata par ce discours. Je fus donc en état de lui répondre, et lui dis avec un peu moins de frayeur:—Ô Thrasymaque, ne t'emporte pas contre nous.»
X.
Socrate laisse Thrasymaque déborder en un interminable discours contre l'utilité de la justice; puis il reprend:
«Fais-moi la grâce de me dire si un État, une armée, une troupe de brigands, de voleurs, ou toute société de ce genre, pourrait réussir dans ses entreprises injustes si les membres qui la composent violaient les uns à l'égard des autres les règles de la justice?
«—Elle ne le pourrait pas.
«—Et s'ils les observaient?
«—Elle le pourrait.
«—N'est-ce point parce que l'injustice ferait naître entre eux des séditions, des haines et des combats, au lieu que la justice y entretiendrait la paix et la concorde?
«—Soit, pour ne pas avoir de démêlés avec toi.
«—On ne peut mieux, mon cher. Mais, si c'est le propre de l'injustice d'engendrer des haines et des dissensions partout où elle se trouve, elle produira sans doute le même effet parmi les hommes libres ou esclaves, et les mettra dans l'impossibilité de rien entreprendre en commun?
«—Oui.
«—Et si elle se trouve en deux hommes, ne seront-ils pas toujours en dissension et en guerre, et ne se haïront-ils pas mutuellement, comme ils haïssent les justes?
«—Mais quoi! pour ne se trouver que dans un seul homme, l'injustice perdra-t-elle sa propriété, ou bien la conservera-t-elle?
«—Qu'elle la conserve, à la bonne heure.
«—Telle est donc la nature de l'injustice, qu'elle se rencontre dans un État ou dans une armée, ou dans quelque autre société, de la mettre d'abord dans une impuissance absolue de rien entreprendre par les querelles et les séditions qu'elle y excite; et ensuite de la rendre ennemie et d'elle-même, et de tous ceux qui lui sont contraires, c'est-à-dire des hommes justes, n'est-il pas vrai?
«—Oui.
«—Ne se trouvât-elle que dans un seul homme, elle produira les mêmes effets: elle le mettra d'abord dans l'impossibilité de rien faire, par les séditions qu'elle excitera dans son âme, et par l'opposition continuelle où il sera avec lui-même; ensuite elle le rendra son propre ennemi et celui de tous les justes; n'est-ce pas?
«—Soit.
«—Mais les dieux ne sont-ils pas justes aussi?
«—Supposons-le.
«—L'homme injuste sera donc l'ennemi des dieux, et le juste en sera l'ami.
«—Courage, Socrate, régale-toi de tes discours! je ne te contredirai pas, pour ne pas me brouiller avec ceux qui nous écoutent.
«—Hé bien, prolonge pour moi la joie du festin, en continuant à répondre.
XI.
«Nous venons de voir que les hommes justes sont meilleurs, plus habiles et plus forts que les hommes injustes; que ceux-ci ne peuvent rien faire de concert; et c'était une supposition gratuite que de supposer que des gens injustes aient jamais rien fait de considérable de concert et en commun, car, s'ils eussent été tout à fait injustes, ils ne se seraient pas épargnés les uns les autres. Évidemment, il faut qu'il y ait eu entre eux un reste de justice qui les ait empêchés d'être injustes entre eux, dans le temps qu'ils l'étaient envers les autres, et qui les a fait venir à bout de leurs desseins.
«À la vérité, c'est l'injustice qui leur avait fait former des entreprises criminelles; mais elle ne les avait rendus méchants qu'à demi, car ceux qui sont entièrement méchants et injustes sont par cela même dans une impuissance absolue de rien faire. C'est ainsi que la chose est réellement, et non pas comme tu le disais d'abord.
«Il nous reste à examiner si le sort du juste est meilleur et plus heureux que celui de l'homme injuste.»
Il poursuit et termine en remontant à l'essence de l'âme, qui, selon lui, est composée de vertu.
«L'âme, dit-il, n'a-t-elle pas sa vertu particulière?
«—Oui.
«—L'âme dépourvue de cette vertu (qui est son essence) pourra-t-elle jamais s'acquitter bien de ses fonctions?
«—Cela est impossible.
«—Mais celui qui vit bien est heureux, celui qui vit mal est malheureux?
«—Assurément.
«—Donc le juste est heureux, et l'injuste est malheureux.
«—À merveille, Socrate: voilà ton bouquet des idées!»
On voit que tout repose, dans cette philosophie, sur les doctrines du Phédon, qui supposent l'âme créée par Dieu, avec des idées innées et fatales qui forment sa conscience, sa nature comme sa morale, doctrines que nous croyons aussi vraies que celles qui attribuent à la matière ou au corps des instincts ou des lois absolues qui font sa nature, et au-dessus de toute discussion.
XII.
Dans le deuxième livre de la République, après avoir magnifiquement développé cette idée de la divinité de la justice, le dialogue passe du particulier au général. On examine si la justice, vertu de l'individu, n'est pas logiquement aussi vertu de l'État.
«Qui est-ce qui a donné naissance aux États?
«Voyons, dit Socrate: c'est, selon moi, l'impuissance de chaque individu isolé de se suffire à lui-même. Ainsi, le besoin d'une chose ayant poussé un homme à se joindre à un homme, la multiplicité des besoins a réuni dans une même demeure plusieurs hommes pour s'entr'aider, et nous avons donné à cette association le nom dérivant d'État.»
Les fondements de l'État sont donc nos besoins, et, de cette vérité, Platon, dérivant tout à coup des spécialités de besoins, qui demandent des spécialités de fonctions pour les satisfaire, établit des catégories de citoyens et des castes de professions correspondantes à tous ces besoins.
On voit tout de suite ce que devient la liberté matérielle, morale et politique de l'individu. Puis il passe à la catégorie capitale des gardiens de l'État, les soldats, et, dans la vue de former cette catégorie de défenseurs de l'État avec toutes les conditions et les vertus de la profession, il se jette dans des utopies presque aussi révoltantes et aussi absurdes que les utopies des blasphémateurs de la propriété, des destructeurs de la famille et des expropriateurs de nos jours.
Et d'abord, il s'occupe de leur éducation sur les genoux des nourrices; il en exclut les fables qui défigurent les dieux dans l'imagination de ce premier âge; il prescrit pour cela des règles aux poëtes, pour qu'ils n'attribuent aux dieux, dans leurs œuvres, que le bien et jamais le mal; il leur défend de faire craindre la mort à ces hommes par la déception des enfers; il n'autorise le mensonge que dans les magistrats, pour l'utilité du peuple, maxime honteuse qui honore dans l'État le crime contre la vérité puni dans le citoyen, sophisme qui rappelle les deux morales de Machiavel, de Mirabeau, de tous les faux politiques, une morale pour la vie privée, une pour la vie publique; absolution philosophique des crimes d'État.
Platon flétrit ensuite Homère, pour avoir donné aux dieux des passions humaines.
XIII.
«Tu diras peut-être, continue-t-il, que toutes ces institutions ne concordent pas avec le plan de notre République, etc...
«Oui, sans doute, c'est une chose particulière à notre République, que chacun n'y fait qu'un seul métier, que le cordonnier n'y est que cordonnier, et non pas, en outre, pilote; le laboureur, laboureur, et non pas, en même temps magistrat; le guerrier, guerrier, et non pas aussi commerçant. Et ainsi de tous les autres..., etc.»
«Et si jamais, ajoute-t-il, un homme habile dans l'art d'exercer divers rôles venait dans notre République et voulait nous réciter ses poëmes, nous lui rendrions honneur comme à un être divin, privilégié, enchanteur; mais nous lui dirions qu'il n'y a pas d'homme comme lui dans notre République, et, après avoir répandu des parfums sur sa tête et l'avoir couronné de fleurs, nous le proscririons de l'État.»
Si cette division des facultés et des professions ne vient pas de l'Inde, par une servile imitation des castes, elle prélude à cette division moderne du travail, mutilation tout industrielle des facultés de l'homme, qui fait d'excellents ouvriers machines, et de détestables hommes pensants.
XIV.
Platon règle ensuite tout aussi arbitrairement, dans sa République, la musique, la médecine, l'amour, la justice. Il donne à la vieillesse vertueuse l'autorité et le gouvernement. Il veut que les gardiens de l'État et les guerriers ne possèdent rien en propre, comme dans nos ordres monastiques du moyen âge.
«Je veux qu'ils vivent ensemble, assis à des tables communes.
«Dès qu'ils auraient en propriété des terres, des maisons, de l'argent, ils deviendraient économes et orgueilleux: de défenseurs de l'État, ils deviendraient ses ennemis et ses tyrans.
«—Ils ne seront pas heureux, lui objecte Adimante.
«—C'est possible, lui répond le législateur chimérique, mais nous ne fondons pas un État pour qu'une classe de citoyens soit heureuse; nous avons en vue le bonheur de tous et non celui des individus.»
En sorte que, par une absurdité d'utopiste, le bonheur de tous se composerait du malheur de chacun!
Il va plus loin, et il interdit aux ouvriers, laboureurs ou potiers, de s'enrichir, car, dit-il, ils deviendraient oisifs ou moins bons ouvriers.
En sorte encore qu'il veut le travail et l'habileté avec la récompense inverse de l'habileté et du travail! Cela ne ressemble-t-il pas presque à l'égalité des salaires, que des utopistes de la même école nous recommandaient il y a quinze ans?
Il interdit toute nouveauté dans les arts ou dans les mœurs à sa République.
Il n'interdit pas moins rudement toute émulation et tout progrès social à sa démocratie:
«Mais, si celui que la nature a destiné à être artisan ou mercenaire, enorgueilli de ses richesses, de son crédit, de sa force ou de quelque autre avantage semblable, entreprend de s'élever au rang des guerriers, ou le guerrier à celui des magistrats, sans en être digne; s'ils faisaient échange et des instruments de leurs emplois et des avantages qui y sont attachés, ou si le même homme entreprenait d'exercer à la fois ces divers emplois, alors tu croiras sans doute avec moi qu'un tel changement, une telle confusion de rôles, serait la ruine de l'État?
«—Infailliblement.
«—Ainsi donc, réunir ces diverses fonctions, ou passer de l'une à l'autre, c'est ce qui peut arriver de plus funeste à l'État et ce qu'on peut très-bien appeler un véritable crime.»
XV.
La communauté des femmes et des enfants, ce scandale de la raison et ce sacrilége contre la nature, est un des fondements de sa société. Écoutez, non plus ce rêve, mais ce délire philosophique, hélas! aussi renouvelé de nos jours par des hommes qui ne se croient philosophes que quand ils ont cessé d'être hommes:
«Les hommes, nés et élevés comme nous avons dit, n'ont rien de mieux à faire, selon moi, touchant la possession et l'usage des femmes et des enfants, qu'à suivre la route que nous avons tracée en commençant. Or nous avons représenté les hommes comme les gardiens d'un troupeau.
«—Oui.
«—Suivons cette idée, en donnant aux enfants une naissance et une éducation qui y répondent, et voyons si cela nous réussira ou non.
«—Comment?
«—Le voici. Croyons-nous que les femelles des chiens doivent veiller comme eux à la garde des troupeaux, aller à la chasse avec eux, et faire tout en commun, ou bien qu'elles doivent se tenir au logis, comme si la nécessité de faire des petits et de les nourrir les rendait incapables d'autre chose, tandis que le travail et le soin des troupeaux seront le partage exclusif des mâles?
«Nous voulons que tout soit commun. Seulement, dans les services qu'on réclame, on a égard à la faiblesse des femelles et à la force des mâles.»
Il veut que les femmes, jeunes et vieilles, soient exercées à la gymnastique, devant le peuple, dans la nudité des athlètes. Des instincts de la nature il ne conserve pas même la pudeur!
Il veut que le magistrat accouple les hommes et les femmes les plus parfaits physiquement et moralement pour produire des enfants perfectionnés: «Il faut, dit-il, élever les enfants de ces couples parfaits, et non ceux des couples viciés.»
Il veut que les magistrats maintiennent, par des mesures restrictives, la population de l'État toujours au même niveau.
XVI.
Écoutez encore; l'infanticide est à peine déguisé sous les mots:
«Les enfants, à mesure qu'ils naîtront, seront remis entre les mains des hommes et des femmes réunis, et qui auront été préposés au soin de leur éducation, car les charges publiques doivent être communes à l'un et à l'autre sexe.
«—Oui.
«—Ils porteront au bercail commun les enfants des citoyens d'élite, et les confieront à des gouvernantes qui auront leur demeure à part dans un quartier de la ville. Pour les enfants des citoyens moins estimables, et même pour ceux des autres qui auraient quelque difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans quelque endroit secret et qu'il sera interdit de révéler.
«—Oui, si l'on veut conserver dans toute sa pureté la race des guerriers.
«—Ils veilleront à la nourriture des enfants, en conduisant les mères au bercail, à l'époque de l'éruption du lait, après avoir pris toutes les précautions pour qu'aucune d'elles ne reconnaisse son enfant; et, si les mères ne suffisent point à les allaiter, ils se procureront d'autres femmes pour cet office; et même, pour celles qui ont suffisamment de lait, ils auront soin qu'elles ne donnent pas le sein trop longtemps.»
Suivent des détails que la pudeur écarte de l'âme.
N'est-ce pas là l'origine de la plupart des utopies soi-disant maternelles de J.-J. Rousseau, ce Platon de Genève, dans l'Émile, le plus beau des styles, la plus contradictoire des utopies?
Les précautions que Platon décrit pour prévenir la confusion des parentés et le danger des incestes dans cette promiscuité légale des sexes, ne sont pas moins impudiques que ridicules. Oh! que la nature est un plus grand philosophe que ces sophistes!
XVII.
Quant à la communauté des biens, le plus grand avantage que Platon y voie, c'est la suppression des procès. On n'inventerait pas de pareils truïsmes. Lisez:
«Et puis, la chicane et les procès ne sortiront-ils pas d'un État où personne n'aura rien à soi que son corps et où tout le reste sera commun?
«D'où viendraient toutes les dissensions qui naissent parmi les hommes à l'occasion de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants, lorsque la matière de toute dissension sera ôtée?
«Tous ces maux seront nécessairement prévenus.
«Il n'y aura non plus aucun procès pour sévices et violences: car nous dirons qu'il est juste et honnête que les personnes du même âge se défendent les unes les autres, déclarant inviolable la sûreté individuelle.»
Nous sommes étonnés, en lisant de pareilles naïvetés, soi-disant philosophiques, que quelqu'un ne propose pas aussi de supprimer le corps pour supprimer l'ombre!
Et cependant Platon s'irrite, à la fin du cinquième livre, que des sophistes tels que lui ne soient pas charges exclusivement de gouverner les hommes!
«Tant que les philosophes ne seront pas rois, ou que ceux qu'on appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes; tant que la puissance politique et la philosophie ne se trouveront pas ensemble, et qu'une loi supérieure n'écartera pas la foule de ceux qui s'attachent exclusivement aujourd'hui à l'une ou à l'autre, il n'est point, ô mon cher Glaucon, de remède au maux qui désolent les États, ni même, selon moi, à ceux du genre humain, et jamais notre État ne pourra naître et voir la lumière du jour.
«Voilà ce que j'hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant bien que je révolterais par ces paroles l'opinion commune; en effet, il est difficile de concevoir que le bonheur public et particulier tienne à cette condition.
«—Mais dis-moi, reprend le disciple, de tous les gouvernements, lequel convient au philosophe?
«—Aucun.»
Quel philosophe que celui qui ne peut s'accommoder d'aucune chose humaine!
XVIII.
Platon conclut de là qu'au lieu de plier le philosophe à la nature des choses, il faut contraindre la nature à la philosophie, et il part de là pour rêver, comme J.-J. Rousseau, un système d'éducation qui transforme les hommes.
Ce système d'enseignement consiste dans une métaphysique tellement éthérée qu'elle échappe à l'intelligence; c'est prétendre planer au sommet sans avoir gravi les degrés qui y montent. Cette éducation ne sera terminée qu'à cinquante ans; c'est une suite d'examens et d'épreuves qui viennent sans doute, dans l'esprit de Platon, des initiations d'Égypte et qui rappellent assez le mandarinat chinois.
Cependant il ne prédit pas l'éternité à sa République; il reconnaît l'instabilité organique des choses humaines; il ne croit pas à ce beau rêve moderne d'un progrès indéfini et continu dans la race. Il attribue la ruine future de son institution à l'erreur des magistrats, qui n'auront pas suffisamment bien accouplé les pères et les mères des générations à naître.
XIX.
Il traite ensuite épisodiquement des formes du gouvernement oligarchique, qui périt par la cupidité et par hostilité qui s'établit entre les riches et les pauvres. Il définit aussi le gouvernement démocratique:
«La démocratie arrive quand les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, chassent les autres et partagent également avec ceux qui restent l'administration des affaires et les charges publiques, lesquelles, dans ce gouvernement, sont données par le sort pour la plupart.
«Par conséquent un pareil gouvernement doit offrir, plus qu'aucun autre, un mélange d'hommes de toute condition.
«Vraiment, cette forme de gouvernement a bien l'air d'être la plus belle de toutes, parce que, grâce à la liberté, il renferme en soi tous les gouvernements possibles.»
Platon critique ensuite ironiquement les vices propres à toute nature de gouvernement démocratique. Il montre comment un jeune homme, flatteur du peuple, finit par y devenir l'idole de la multitude et par affecter la tyrannie, troisième forme de cette rotation éternelle des gouvernements humains.
Ainsi, dans un État, comme dans un particulier, ce qui doit succéder à l'excès de liberté, c'est l'excès de servitude.
Il fait ici la théorie de la tyrannie en homme qui l'avait pratiquée, puis il montre le tyran malheureux et puni par sa propre toute-puissance.
XX.
Le dixième livre est une invective philosophique contre les passions et contre les poëtes; contre Homère principalement, le plus grand de tous. On dirait que Platon est jaloux de la divine sagesse du poëte, mille fois plus philosophe et plus politique que lui. Il n'admet dans sa République que des hymnes en l'honneur des dieux; toutes les œuvres d'agrément sont proscrites.
Ici une longue digression sur l'immortalité de l'âme interrompt ses plans politiques. Il raconte la descente aux enfers d'un Arménien laissé pour mort sur un champ de bataille et qui revient, après dix jours, raconter ce qu'il a vu des supplices des morts.
Cette partie de la République semble avoir été la première esquisse du poëme de Dante, empruntée originairement de Platon. Les supplices mêmes se ressemblent dans les deux visions du philosophe grec et du poëte toscan; on y retrouve jusqu'aux cercles inférieurs du Dante. Nous ne voyons pas qu'aucun des commentateurs du Dante ait fait cette remarque jusqu'ici.
Et le tout finit par une homélie vague en l'honneur de la vertu.
XXI.
Voilà la fameuse République de Platon. Elle a servi depuis de texte à mille rêveries prétendues sociales et politiques, mais qui ne sont, en réalité, ni politiques, ni philosophiques, ni même poétiques, à l'exception de la descente de l'Arménien aux enfers. Cette énorme chimère en dix livres se résume dans cinq ou six énormités aussi paradoxales qu'impraticables; c'est le contre-pied de la nature, de l'expérience et de l'histoire: un monde renversé.
La division du peuple en professions arbitraires et infranchissables;
La suppression de la propriété, seule responsabilité de l'homme rétribué héréditairement par son travail;
La communauté des biens, c'est-à-dire de la misère;
La communauté des femmes et des enfants, qui supprime du même coup les trois amours dont se perpétue l'espèce humaine: l'amour conjugal, l'amour maternel, l'amour filial, et toutes les vertus aussi humaines que divines qui émanent de ces trois sources d'amour;
L'impudeur, aussi flagrante que l'impudicité, dans cette gymnastique des femmes de tout âge s'exerçant nues devant le peuple à des luttes dégoûtantes d'obscénité;
Le meurtre des enfants mal conformés, punissant le tort de la nature par la mort de ses victimes;
La population maintenue, au moyen d'une loi révoltante, au même nombre par l'immolation des hommes nés en dépit de la loi;
Les arts, proscrits de cette démocratie des métiers, de peur que l'esprit ne se corrompe par ses plus belles manifestations intellectuelles;
Enfin, on ne sait quel gouvernement de vieillards, écoliers jusqu'à cinquante ans dans des gymnases de sophistes, et n'arrivant au gouvernement qu'à l'âge où les passions généreuses meurent généralement dans l'homme en même temps que les passions fougueuses, c'est-à-dire un gouvernement d'eunuques sur un troupeau de brutes esclaves:
Voilà, encore une fois, ce délire d'un philosophe que l'on continue à appeler le divin Platon!
Si un tel politique est divin, Dieu n'est plus Dieu! Car il n'y a pas une des lois du philosophe qui ne soit la négation des lois de la nature promulguées par la divinité de nos instincts sociaux.
XXII.
La politique, selon nous, n'est en effet que la nature, étudiée avec intelligence et respect dans les instincts sociaux de l'homme; la nature, révélée par ces instincts, vivifiée par l'expérience, promulguée en lois et instituée en gouvernement par les législateurs de génie de tous les pays et de tous les siècles.
Que nous disent ces instincts, depuis que l'homme est né de la femme, pour enfanter à son tour dans son union avec la femme des enfants qui le font revivre à perpétuité dans sa race, et qui immortalisent dès ici-bas l'humanité?
Ces instincts nous disent précisément le contraire de ce que le philosophe institue dans ses prétendues lois; suivons ces lois une à une.
Platon, de qui descendent, par une filiation de démence, ces niveleurs radicaux de nos jours, destructeurs en idée de la propriété, dont ils sont nés et dont ils vivent, Platon défend aux membres de son troupeau humain de rien posséder en propre.
Or que dit l'instinct, ce législateur inné de la société humaine?
Il dit que la propriété est la première loi de la nature. L'homme ne vit que des choses qu'il s'approprie, c'est-à-dire qu'il incorpore à son être. Il s'approprie l'espace, par la place qu'il y occupe et dont on ne peut le priver qu'en le tuant; il s'approprie le temps, par la durée plus ou moins prolongée qu'il lui emprunte; il s'approprie la lumière, par le regard, qui fait entrer tout ce qui est visible dans son âme à travers ses yeux; il s'approprie les bruits, les sons, les paroles, les significations des paroles, par l'oreille; il s'approprie l'air nécessaire à sa poitrine, par la respiration; il s'approprie les fruits et les aliments de la terre indispensables à sa conservation, par la main et par la bouche; et, quelle que soit l'étendue de ses possessions ou de ses domaines, il ne peut s'approprier réellement et corporellement en effet que la partie de ces éléments ou de ces aliments nécessaires à ses cinq sens: le surplus, sous une forme ou sous une autre, retourne aux autres hommes, qui ont le même droit de vivre que lui.
Cette loi d'appropriation universelle a été la loi primitive de toute propriété. L'homme est un être propriétaire; celui qui le nie n'a pas lu les premières lettres du code de la nature. La propriété, c'est la vie: voilà l'axiome vraiment philosophique; quiconque dépossède tue!
XXIII.
Mais l'homme social n'est pas seulement individu, il est être collectif; il se compose du père, de la mère et de l'enfant; le père, la mère, l'enfant, voilà la trinité terrestre ou plutôt voilà l'unité humaine, voilà la famille. L'homme isolé n'est pas tout entier homme, car il n'a pas la faculté de se reproduire et de se perpétuer. C'est la famille qui est l'homme, car elle est l'homme dans les trois temps de son être: le passé, le présent, l'avenir. L'homme a le jour, la famille seule a la perpétuité; la famille, c'est la vie de l'humanité.
Or, du jour où l'homme s'est uni à la femme, il a senti doubler en lui l'instinct de la propriété, car, ce qu'il s'appropriait pour un, il a fallu songer à l'approprier pour deux, c'est-à-dire pour lui et sa compagne. Et, du jour où il a eu un fils, il a senti tripler en lui l'instinct sacré de l'appropriation, car, ce qu'il s'appropriait pour deux, il a fallu songer à se l'approprier pour trois; et, quand la famille a multiplié encore par la fécondité de sa compagne, il a senti multiplier d'autant l'instinct, et, disons plus juste, le droit de son appropriation.
Mais, quand il a vu naître des fils de ses fils, et que sa famille, en s'étendant à l'infini, lui a montré au-delà de lui la multitude indéfinie de sa génération future, son instinct de propriété s'est multiplié dans la même proportion, c'est-à-dire à l'infini en lui, et cela non plus pour le temps, c'est-à-dire pour une jouissance viagère, mais pour autant de temps que sa famille subsistera sur la terre, c'est-à-dire à perpétuité.
De là est née, non d'une usurpation ou d'un caprice, mais de là est née d'une nécessité et d'un droit, l'hérédité de la propriété, aussi logique que l'hérédité du sang dans les mêmes veines.
Celui donc qui, comme Platon, défend à ses sujets ou à ses disciples de rien posséder en propre, défend à l'individu de suivre la loi même physique de la nature, et défend à la famille, ce nid de l'humanité, réchauffé de tendresse, pourvu d'aliment et couvé de prévoyance, de se fonder et de se conserver ici-bas. Il ne resterait plus à un pareil législateur qu'à interdire le mariage et qu'à honorer le célibat philosophique pour consommer autant qu'il serait en lui le suicide de l'espèce humaine!
XXIV.
D'autres philosophes de l'Orient ne se sont pas arrêtés devant ce suicide de l'espèce, témoin les faquirs de l'Inde et les monastères du Thibet. Une fois entré dans le domaine du sophisme contre nature, il y a toujours un fou qui en dépasse un autre: la démence a son émulation comme le génie. Les instincts seuls ramènent le monde à la vérité.
Aussi voyez combien, dans son utopie d'éducation des enfants sans mère, Platon s'enfonce dans l'absurde en contredisant la nature, plus divine heureusement que lui!
XXV.
La nature a donné à la mère un admirable instinct d'amour pour l'enfant sorti de son sein, formé de son sang, et à qui la nature a préparé, avant de l'appeler au jour, un berceau tiède et un lait nourrissant sur le sein de la femme. Cet instinct d'amour, qui se satisfait d'abord providentiellement pour l'enfant par le soulagement que la mère éprouve à donner son lait, devient ensuite une habitude de tendresse maternelle qui transforme l'attrait physique en sollicitude morale, et qui attache la mère à l'enfant et l'enfant à la mère, comme la branche au bourgeon, comme le fruit à la tige.
Une mère est une providence innée que chaque enfant trouve d'avance couchée près de son berceau, debout près de sa jeunesse. Que pourrait inventer de mieux un législateur, s'il avait la nature à sa disposition et s'il était chargé de perpétuer et de moraliser l'espèce humaine? Nous défions les utopistes d'inventer un plus beau et plus doux poëme que celui-là!
Eh bien, que fait Platon? Il bouleverse à l'instant ce divin poëme de la maternité; il défend à la mère de connaître son enfant, à l'enfant de se suspendre à la mamelle de sa mère; il condamne celle-ci à subir les souffrances de la gestation et de l'enfantement, à faire tarir dans son sein le lait providentiel qui demande à couler ou qui reflue avec fièvre et danger de mort au cœur de la mère.
Il enrôle à prix d'argent une bande de nourrices mercenaires, fécondées on ne sait par qui ni comment, et il charge cette cohue d'allaiteuses prostituées, sous la direction de matrones indifférentes, de nourrir et d'élever en commun la génération future de son peuple.
Personne n'aura ainsi ni père ni mère; personne ne sera ni mère ni père, à son tour; égalité d'abandon, de misère et d'ignorance de son origine! C'est-à-dire, en deux mots, qu'il faut un troupeau au lieu d'une humanité.
Pire qu'un troupeau, car dans le troupeau le petit tette, connaît et caresse sa mère; mais le petit de l'homme et de la femme sucera le sein de l'étranger et ne connaîtra que le lait vénal de la nourrice mercenaire payée par l'État.
XXVI.
C'est là aussi la conséquence immédiate et forcée de toutes les utopies de communautés des biens que nous avons vues se renouveler sous différents noms depuis deux mille ans en Orient et en Occident, et depuis J.-J. Rousseau et leurs plagiaires de ces derniers temps.
Platon est le générateur de toutes les utopies contre nature; c'est le patron du radicalisme dans tout l'univers; ses rêves ont égaré en législation même les premières sectes chrétiennes. Dans toutes les erreurs sociales du monde, vous retrouverez une réminiscence de Platon!
Que dire enfin de l'immolation légale des enfants moins bien conformés que les autres, afin de purifier l'espèce physique en dépravant l'espèce morale? Y a-t-il rien de plus contraire à l'instinct de tendresse, de pitié, de sollicitude privilégiée, qui attendrit et qui affectionne les mères, les pères, les étrangers même, à proportion des infirmités et des faiblesses des êtres moins favorisés de la nature?
N'est-ce pas là la négation en pratique de cette plus belle vertu de l'instinct, la pitié? N'est-ce pas là le sacrilége contre la nature? Y a-t-il une vertu de la nature qui ne soit violentée et anéantie ainsi dans l'utopie de Platon et de ses disciples? Y a-t-il un vice qui ne soit cultivé et exalté par ce législateur à l'envers de la nature?
XXVII.
Enfin, à supposer qu'une société pût subsister de ce renversement de toutes les lois naturelles, de ce retournement de tous les instincts sociaux, vous le voyez encore:
Une première loi établissant un minimum de population au-dessous duquel il serait permis aux sexes de s'unir sous le choix et sous l'inspection des magistrats! Une autre loi de maximum de population au-dessus duquel il serait défendu de faire naître ou d'élever les enfants!
Si c'est là de la divinité, c'est la divinité de la démence!
Et, après tout cela, quelle société!
Société sans famille! société d'orphelins! société de pères et de mères d'occasion, sans affection survivant à leur accouplement! société d'Œdipes aveugles, meurtriers de leurs enfants! société sans ancêtres, société sans postérité, société sans propriété, société où la terre, qui a besoin elle-même de l'amour de son propriétaire pour être féconde, ne serait cultivée que par ordre des magistrats pour produire juste ce qui est nécessaire à la consommation du chiffre des hommes vivants, et dont les fruits mercenaires seraient distribués par rations égales à des râteliers du troupeau humain!
Société d'où seraient expulsés tous les arts qui ennoblissent, cultivent, consolent, sublimisent l'espèce humaine! société où Homère, Pindare, Phidias, Praxitèle, Zeuxis, seraient proscrits pour crime de corruption de l'hébétement systématique de la multitude!
Société où les vieillards, hommes, femmes, déshérités de leur providence à eux, qui est la reconnaissance et la tendresse de leurs enfants, seraient condamnés à mort pour leur infirmité et pour leur faiblesse; comme les enfants mal nés, condamnés à être égarés dans les lieux sombres!
Y eut-il jamais un attentat de l'esprit contre les instincts plus impie et plus criminel ou plus stupide que la République du divin Platon?
XXVIII.
Voltaire, dont le bon sens d'acier se révoltait comme le nôtre contre les inconséquences de l'utopie dans Platon et dans J.-J. Rousseau son disciple, non en crime, mais en niaiseries sociales, Voltaire osait dire de Platon et de J.-J. Rousseau ce que nous n'oserions répéter ici; nous voudrions seulement que tous les utopistes radicaux de nos jours eussent sans cesse sous les yeux le miroir des institutions sociales du disciple rhétoricien, mais non philosophe, de Socrate, pour y contempler, avec leur propre image, les monstruosités du sophisme substituant la métaphysique, qui est de l'homme, aux instincts de la nature, qui sont de Dieu!
XXIX.
Arrêtons-nous, car cet abîme des utopies antisociales n'a pas de fond. On y roulerait jusqu'au néant, et c'est là cependant ce qu'on fait étudier ou admirer sur parole au genre humain, depuis plus de deux mille ans!
C'est là ce que le philosophe, dans son préambule du livre des Lois de Platon, appelle une politique qui n'est point séparée de la morale!
XXX.
Un livre où le traducteur cite ces pages, qui font rougir la pudeur et refluer tout instinct de famille jusqu'au fond du cœur scandalisé:
«Partout où il arrivera que les femmes soient communes, les enfants communs, les biens de toutes espèces communs, et où l'on aura retranché des relations de la vie jusqu'au nom même de propriété... on peut assurer que là est le comble de la vertu... Un tel État, qu'il ait pour habitants les dieux ou des enfants des dieux, est l'asile du bonheur parfait; il faut en approcher le plus possible!»
«La République de Platon, dit plus bas le philosophe français, est la conception d'un État fondé exclusivement sur la vertu!»
Quoi! la famille, que proscrit Platon, est donc l'opposé de la vertu? La paternité est donc un vice? La maternité est donc un crime? La tendresse filiale est donc un forfait? La propriété héréditaire, qui seule porte et perpétue ce groupe humain, est donc un attentat à la vertu?
Nous savons bien que l'éloquent commentateur français de Platon proteste par son bon sens contre l'exagération de son maître et proclame la famille sainte, la propriété bonne et sacrée. Mais ce n'est pas moins fausser l'entendement humain en politique que de présenter la République de Platon comme un idéal de gouvernement dont une législation doit se rapprocher.
XXXI.
M. Cousin, qui comprend tout de si haut, semble n'avoir pas assez sondé le danger d'offrir en admiration aux hommes des théories qui ne sont que des rêves contre la société possible: car la société est la première des réalités; les rêves la tuent.
Ce qu'il y a selon nous de plus contraire au progrès, c'est de marcher à contre-sens de la nature. Les instincts sont les sources des lois bien faites; tout ce qui ne découle pas directement des instincts s'égare; les instincts sont la logique de Dieu en nous.
En politique, un crime est moins funeste à la société qu'une chimère, et, si l'on me donnait à choisir entre Machiavel, le législateur du crime politique, et Platon, le législateur des rêves, je choisirais plutôt Machiavel, car Machiavel ne déprave que l'âme d'un tyran, et Platon déprave la liaison du genre humain!
XXXII.
Oh! quand donc, au milieu de tant de cours de sciences physiques, théologiques, économiques, mathématiques, métaphysiques, qui aiguisent l'intelligence professionnelle, mais qui quelquefois faussent l'intelligence générale de notre siècle, aurons-nous enfin un cours de bon sens politique, non pas calqué sur les utopies de Platon, mais dérivé de la nature de l'homme; retrouvant l'origine des lois dans ces législations innées qui sont nos instincts?
Il nous faudrait pour cela un second Montesquieu; le temps le demande et la Providence nous le doit. Le premier Montesquieu nous a fait l'Esprit des lois, le second nous ferait l'Esprit de la nature humaine; plus son plan social serait parfait, plus il s'éloignerait en tout de celui de Platon.
Au lieu de prendre le contre-pied de l'homme naturel et de l'homme historique, ce second Montesquieu suivrait pas à pas la nature humaine, pour lui faire des institutions à la mesure de ses organes, et non à la mesure de ses rêves.
Ne voit-on pas, dans plusieurs passages du premier Montesquieu, comme dans tant de pages de Voltaire, combien le législateur méprisait le sophiste?
XXXIII.
Après avoir lu dans la République de Platon comment il construit la société, on lit, dans ses Lois, comment il combine la législation, et comment il dégage confusément la forme politique, c'est-à-dire le gouvernement.
Il ne faut pas oublier que ce gouvernement, qui ne s'appliquait qu'à la petite municipalité d'une bourgade de quelques milliers d'âmes d'Athènes, pouvait être aussi arbitraire, aussi locale et aussi étroite que l'espace compris entre la muraille du Pirée et l'enceinte du Parthénon. Mais, même pour un si petit espace, la politique, pour être applicable, devait se mouler sur la nature, sur l'histoire, sur les traditions, sur les habitudes du peuple de Solon.
Il ne paraît pas qu'en cela Platon ait montré plus de bon sens pratique qu'il n'en a montré dans sa législation. C'était une tête comme J.-J. Rousseau, où tout le génie montait en rêves.
La question de la forme des gouvernements est cependant bien secondaire, comparée à la forme des sociétés: c'est la philosophie pratique qui décrète des lois; c'est le lieu, le temps, ce sont les mœurs, les hommes, qui décident du gouvernement. Il faut du génie pour la législation, il ne faut que du sens commun pour faire le gouvernement d'un peuple.
XXXIV.
La philosophie est absolue, la politique est relative: république, fédération, aristocratie, théocratie, démocratie, oligarchie, monarchie, dictature, tyrannie même, tout cela est bien ou mal selon les circonstances, les convenances, les nécessités du peuple, qui adopte ou qui répudie tour à tour ces formes bien ou mal appropriées à l'usage que le peuple veut en faire.
La Grèce, déchiquetée par la nature en détroits, en golfes, en îles et en presqu'îles, sans autre unité que la langue, ne pouvait être qu'une mosaïque de gouvernements, les uns monarchiques, les autres aristocratiques, ceux-ci démocratiques, ceux-là démagogiques, mal reliés par le lien d'une confédération confuse.
La Perse, où l'immensité de l'espace et les provinces séparées entre elles par des déserts et des chaînes de montagnes laissaient un grand arbitraire aux gouverneurs des satrapies, ne pouvait être qu'une monarchie militaire absolue. Il fallait que la force centrale réprimât sans cesse les rébellions de la circonférence.
Les Indes, où des révélations prétendues divines, expliquées dans l'origine et commentées sans cesse par les brahmines, avaient institué des castes serviles mais innombrables, ne pouvaient être soumises qu'à une théocratie inspirée d'en haut par des castes sacerdotales et gouvernée plus bas par des dynasties sacrées.
La Chine, patriarcale et sédentaire après avoir été nomade et pastorale, ne pouvait être qu'un despotisme paternel formé à l'exemple de la tribu, où le père est roi sans cesser d'être père.
Rome, association de brigands à son origine, pour ravager des voisins et se conquérir des territoires, ne pouvait être qu'une république militaire, soumise tour à tour à l'anarchie sanguinaire ou à la servitude féroce de cette nature d'institution armée.
Carthage, société de commerce et de navigation, comme aujourd'hui la Grande-Bretagne, ne pouvait être qu'un gouvernement mixte de marins, de soldats, de sénateurs enrichis, de pauvres acharnés à s'enrichir; un gouvernement à trois ou quatre pouvoirs contre-balancés par des intérêts; l'or devait être au fond de toutes ses expéditions comme au fond de toutes ses pensées. L'oligarchie royale ou républicaine était la forme obligée de ce gouvernement.
Plus tard, Rome, décomposée par sa grandeur et par ses vices, devait se sentir prête à laisser sa proie, à moins de resserrer sa serre par le despotisme et de se réfugier contre ses anarchies dans la servitude.
L'empire romain devait naître et mourir en peu de temps.
XXXV.
La nécessité de la lutte contre les Romains devait prédisposer aussi la Gaule et la Germanie à l'unité monarchique, qui concentre les forces nationales défensives; les chefs victorieux devaient logiquement devenir des rois. La monarchie, d'abord soldatesque, puis féodale, puis religieuse, puis nationale, puis populaire, devait naturellement s'y transformer et s'y adapter aux époques et aux instincts des nations.
L'Italie du moyen âge, démembrée par les invasions successives des peuples septentrionaux, et cependant respectée par eux comme siége de la religion nouvelle, devait se tronçonner en petites républiques presque municipales. Ces républiques, encore féroces de mœurs quoique avilies par leur petitesse, devaient lutter entre elles d'héroïsme, d'industrie, de commerce et d'arts. Le gouvernement démocratique, entrecoupé de fréquentes tyrannies, sortait logiquement d'une pareille situation.
L'Allemagne, vaste entrepôt des débordements de peuples de l'Orient ou du Nord délayés dans les peuples incohérents de la Germanie, devait se constituer en empire fédéral pour la guerre, en individualités nationales indépendantes pour la paix: république de monarchies où l'unité était impossible dans la forme, parce que l'unité manquait dans l'esprit.
L'Espagne, sorte d'Afrique européenne et d'avant-garde du catholicisme contre l'islamisme, devait être absolue comme son caractère oriental, inexorable comme sa théocratie militante. Charles-Quint, Philippe II, le duc d'Albe, l'Inquisition, l'ostracisme des races arabes de son territoire, la condamnaient à un gouvernement despotique et sacerdotal exprimé par une cour dans un couvent, l'Escurial.
Ce n'est qu'après le règne du sacerdoce que son gouvernement despotique devait se détendre, et que la monarchie représentative devait y introduire le goût et les institutions de la liberté.
L'Angleterre, emprisonnée dans une île sans proportion avec la grandeur de son intelligence, de son caractère et de son activité, devait, pour favoriser son expansion extérieure et pour conserver sa fierté au-dedans, se façonner un gouvernement nouveau dans le monde. Républicain dans ses chambres, dictatorial sur ses vaisseaux et dans ses colonies, monarchique dans sa cour, ce gouvernement seul correspondait à ses trois nécessités de situation: la liberté, la puissance, la stabilité; il sortait de sa nature.
XXXVI.
La France seule, par la diversité de son sol, de ses races, de ses caractères, de ses aptitudes, devait se plier, selon les heures de sa vie nationale, à toutes les formes de gouvernement.
La mobilité et l'universalité, c'est à la fois son défaut et sa vertu. Libre, sauvage et indomptée dans ses forêts de la Gaule, sacerdotale sous ses druides, chevaleresque sous ses Francs, féodale sous ses chefs militaires, municipale sous ses communes, monarchique sous ses rois, représentative sous ses états généraux, conquérante sous ses princes ambitieux, artistique sous ses Valois, fanatique sous ses ligueurs, anarchique dans ses dissensions religieuses, unitaire sous ses Richelieu et sous ses Louis XIV, agricole sous ses Sully, industrielle sous ses Colbert, lettrée sous ses Corneille et ses Racine, théocratique sous ses Bossuet, philosophe et incrédule sous ses Voltaire, réformatrice et révolutionnaire sous ses Fénelon et ses J.-J. Rousseau, constitutionnelle sous ses Mirabeau, démagogique sous ses Danton, républicaine et sanguinaire sous sa Convention, conquérante et despotique sous son Napoléon, insatiable de liberté sous sa dynastie légitime, agitée et indomptable sous sa dynastie élective de 1830, sublime, mais épouvantée d'elle-même, sous sa seconde république, rejetée par terreur de l'utopie sous l'épée d'un second empire; prête à tout ce qui peut la grandir, la sauver, l'illustrer ou la perdre; ni républicaine, ni constitutionnelle, ni monarchique, ni théocratique, mais changeante, révolutionnaire et contre-révolutionnaire selon les temps; nation de volte-face pour faire face, sous toutes les formes, à tous les événements, pour rester grande!
Voilà la France.
Si Platon avait eu à lui donner un gouvernement, il aurait dû lui donner le gouvernement des circonstances, la constitution de l'à-propos, un costume aussi varié et aussi souple que l'air élastique qui l'environne, un manteau de pourpre sans forme et sans couture comme celui dont se vêtaient les Arabes, ces Français d'Asie, se pliant à toutes les saisons et à toutes les attitudes pour le jour et pour la nuit, pour la paix et pour la guerre, pour l'autorité ou pour la liberté, devant elle-même et devant l'ennemi.
Aussi voyez son histoire: ce n'est pas celle d'un peuple, c'est celle de vingt peuples successifs et contradictoires; il n'y a d'unité en elle que l'unité de patriotisme. Elle a vécu, elle vit et elle vivra, parce qu'elle se transforme et qu'elle meurt et renaît sans cesse.
XXXVII.
Qu'est-ce qu'un pareil peuple aurait fait du gouvernement chimérique et pédantesque de Platon?
Le bon sens est son seul législateur possible. Ne vous étonnez pas de ses voltes, apparentes plus que réelles: elle a le gouvernement de ses instincts. Elle saura bien changer son gouvernement comme un vêtement à sa taille, retirer à soi le pouvoir quand il lui paraîtra la conduire hors de sa voie; redevenir république quand il lui faudra la force unanime et irrésistible du peuple pour opérer ces grands changements devant lesquels la monarchie, conservatrice de sa nature, faiblit ou recule; reprendre la monarchie quand elle redoutera le radicalisme, qui compromet tout en exagérant tout; le gouvernement représentatif quand il faudra délibérer et transiger; la dictature quand il faudra pacifier; le gouvernement militaire quand il faudra combattre.
Sa puissance indestructible, aux yeux d'un vrai philosophe, est précisément de savoir se changer. Tout est temporaire en elle, excepté sa durée.
XXXVIII.
La nature des différents gouvernements connus, depuis l'origine de l'histoire jusqu'à nos jours, est donc un démenti perpétuel aux théories politiques de Platon.
Si le vrai philosophe taille ses institutions sociales sur le patron de la nature humaine, il taille aussi ses institutions politiques sur le patron de l'expérience et de l'histoire.
C'était la politique d'Aristote, tout expérimentale et tout historique; c'était la politique de Socrate. Platon ne le fait évidemment intervenir dans ses dialogues sur la République et sur les Lois, que pour donner de l'autorité à ses rêves.
XXXIX.
Xénophon, disciple aussi, mais disciple plus sincère et plus littéral que Platon, parle de Socrate comme d'un philosophe aux yeux duquel les institutions sociales et politiques n'avaient qu'une importance très-secondaire, et qui s'occupait infiniment plus d'améliorer les hommes que de les constituer.
La question pour le vrai Socrate, c'étaient les dieux, ce n'étaient pas les lois.
Xénophon insinue même formellement que Socrate fut bien moins condamné à mort pour ses audaces contre la religion de l'État, que pour n'avoir pas voulu partager assez les rancunes des factions populaires qui lui reprochaient son indifférence politique.
En lisant attentivement Xénophon, nous avons acquis la presque certitude que dans les Dialogues, les choses sublimes et simples sont de Socrate, et les choses sophistiques et alambiquées sont de Platon.
Les Dialogues seront éternellement et justement lus et exaltés pour ce qui est de Socrate, éternellement et justement réprouvés comme sophistiques pour ce qui est de Platon.
C'est la traduction faussée d'une belle âme de l'humanité par un bel esprit d'Athènes.
XL.
En résumé, je vous en ai dit assez pour vous donner de la philosophie grecque, à son apogée, une idée que nous compléterons en étudiant bientôt ensemble la philosophie d'Aristote.
Aristote est le disciple sensé du disciple souvent si peu sensé de Socrate.
Il fut l'instituteur et le conseiller politique du plus grand des Grecs en génie, en politique et en héroïsme: Alexandre.
La philosophie de Socrate, quoique faussée par Platon, aura cet éternel mérite d'avoir été la première grande profession de foi spiritualiste du genre humain, non-seulement en Asie, mais en Europe. C'est par Platon que l'humanité de ce temps a su qu'elle avait une âme trois siècles avant la révélation du christianisme. La philosophie selon la raison précéda ainsi la philosophie selon la foi.
XLI.
Le Phédon est le plus beau drame humain avant le drame du Calvaire. Socrate en fut la victime; mais Platon, ce saint Paul du spiritualisme grec, mêla à la sublime doctrine de son maître tant de sophismes, tant de puérilités, tant de chimères et tant de dépravations d'idées, de lois, de mœurs, que cette pure philosophie socratique en fut viciée presque dans sa source, et qu'en se sanctifiant avec Socrate, on craint toujours de se corrompre avec Platon.
Lamartine.
LXXXIIIe ENTRETIEN.
CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'ŒUVRE,
OU
LE DANGER DU GÉNIE.
LES MISÉRABLES, PAR VICTOR HUGO.
PREMIÈRE PARTIE.
I.
Je veux défendre la société, chose sacrée et nécessaire quoique imparfaite, contre un ami, chose délicate, qui laisse emporter son génie aux fautes de Platon dans le style de Platon, et qui, en accusant la société, résumé de l'homme, fait de l'homme imaginaire l'antagoniste et la victime de la société.
L'Homme contre la Société, voilà le vrai titre de cet ouvrage, ouvrage d'autant plus funeste qu'en faisant de l'homme individu un être parfait, il fait de la société humaine, composée pour l'homme et par l'homme, le résumé de toutes les iniquités humaines; livre qui ne peut inspirer qu'une passion, la passion de trouver en faute la société, de la renouveler et de la renverser, pour la refondre sur le type des rêves d'un écrivain de génie.
II.
C'est ainsi que le disciple de Socrate, après la mort de Socrate, l'homme pratique, son inspirateur; c'est ainsi que Platon écrivit sa République idéale, pandémonium de toutes les chimères, capable de donner le vertige à toute la démagogie d'Athènes, si Périclès n'était pas né pour rendre le bon sens aux philosophes, et la discipline volontaire au peuple qui vit de bon sens.
C'est ainsi que J.-J. Rousseau écrivit, mal éveillé, le Contrat social, capable de donner le fanatisme de l'absurde à toute la bourgeoisie lettrée de la France, jusqu'à ce que la rage de l'impossible, le delirium tremens de la nation, s'emparât du peuple et lui fît commettre des crimes, des meurtres et des suicides, qui remontent, comme l'effet à la cause, à de mauvais raisonnements.
C'est ainsi qu'ont procédé tous les écrivains dits socialistes de nos jours, avec de bonnes intentions et des têtes faibles, depuis Saint-Simon qui veut réhabiliter la chair et la boue, jusqu'à Fourier qui veut passionner l'instinct brutal et moraliser l'immoralité, pour que tout soit vertu et volupté sur la terre; jusqu'à cet homme sans nom qui veut anéantir le fait accompli, les droits antécédents et le travail de cinq ou six mille ans dans le monde qui nous précède et nous engendre, et qui déclare que la propriété c'est le vol, et qu'il faut recommencer sans elle; jusqu'au grand pontife des Mormons, qui recrée le harem religieux pour le plaisir de quelques prêtres de la population, et traîne des troupeaux de femelles à la suite du mâle dans les steppes des États-Unis d'Amérique, ce pays vacant et pratique de toutes les absurdités impraticables et bientôt punies, je l'espère.
C'est ainsi enfin qu'un homme, de bien plus de talent vrai que tous ces faux monnayeurs de ce qu'ils appellent l'idée, et de bien plus de style que tous ces frappeurs de mensonges à l'effigie de la vérité; c'est ainsi que Victor Hugo, jeté sur son île solitaire, et à qui les latitudes de l'espace, la liberté de l'étendue, la complaisance du vide, les ondulations de l'Océan, les orages, les bruits, les écumes, les senteurs âpres des vagues ont porté à la tête, agrandi les horizons, creusé les aperçus, donné souvent le sublime, quelquefois le vertige, attendri l'âme jusqu'à la sensibilité maladive du mal universel, et fait du cœur d'un poëte le grand muscle sympathique universel de l'humanité souffrante; c'est ainsi, disons-nous en fermant ce livre, que notre ami a pleuré ses larmes de colère sur son Patmos de l'Océan, et que ce saint Jean du peuple a cru écrire pour le peuple en écrivant en réalité contre lui! Car le peuple, c'est le sol même sur lequel toute société est construite; c'est l'élément dont toute société est faite, et, quand la société s'écroule, c'est lui qu'elle écrase le premier et le dernier!
III.
Relisons à tête reposée ce merveilleux livre, merveilleux d'utopie comme de saines inspirations; laissons en pâture aux échenilleurs de mots et de formes les impropriétés de termes, les exagérations de phrases, les mauvais jeux d'esprit, les impuretés de langue, les fautes lourdes et même les saletés de goût, flatterie indigne du génie élevé d'un grand poëte, cynisme de la démagogie, cette plèbe du langage, qui l'abaisse pour qu'il soit à son niveau, et qui le souille pour l'approprier à ses vices. Il ne s'agit pas de tout cela, qu'un trait d'encre sème sur la page et qu'un coup d'ongle efface, comme dit le latin: il y a dans le livre plus de pages qu'il n'en faut pour pouvoir en déchirer quelques-unes.
Relisons-le pour en contempler la puissance souvent colossale, pour en admirer la verve plus bouillante encore que dans la jeunesse, dans cette nature qui a déjà bouillonné soixante ans, tant il y a d'eau dans ce vase et de combustible dans ce foyer.
Relisons-le pour y sympathiser avec une sensibilité pathétique qui n'existait pas au même degré dans les années tendres de l'écrivain, et qui semble en vieillissant participer davantage à cette mélancolie de l'espèce humaine, à cette tristesse des choses mortelles, à ce mentem mortalia tangunt, à ce sublime lacrimæ rerum de Virgile, qui, lui aussi, avait vu des révolutions, des proscriptions, des déceptions humaines.
Relisons-le pour nous complaire et nous attendrir sur ces amours de deux êtres innocents, dans un jardin redevenu inculte, forêt vierge pour ce couple virginal de la rue Plumet, site que Bernardin de Saint-Pierre est allé chercher à l'île de France pour Virginie, Chateaubriand en Amérique pour Atala, et que Hugo a su découvrir tout fait et peindre en grisaille sans couleurs dans un vil faubourg de Paris, Éden dépaysé dont il est le Milton, le Théocrite, le Bernardin de Saint-Pierre et le Chateaubriand, avec plus de vérité, de larmes, de passions, de couleur et de lumière dorée que ces grands modèles.
Relisons-le surtout pour y rechercher ses sophismes involontaires sur l'ordre et le désordre social, pour lui faire comprendre comment ce qu'il imagine comme le remède serait l'empirisme de notre pauvre condition humaine; comment la vie, à quelque classe que l'on appartienne, n'est pas et ne peut pas être un sourire éternel de l'âme entre la faim, le travail et la mort; épreuve, oui, jouissance, non; et comment ceux qui, comme nous, sont condamnés à vie à cet emprisonnement cellulaire sur ce globe pour en expier un plus mauvais ou pour en mériter un meilleur, seraient révoltés jusqu'à la frénésie si l'on parvenait à leur faire croire que, pour les uns, ce globe est un Éden, pour les autres, un enfer, et que tout mal vient du distributeur du mal et du bien!
Une fois ce mensonge persuadé par les sophistes aux peuples, qu'y aurait-il à conclure? le désespoir, et après le désespoir, la fureur, et après la fureur, l'attaque et la défense à main armée; et après la défense et l'attaque à main armée, l'anéantissement de toute institution, et après l'anéantissement de tout ce qui fut et de tout ce qui est, quoi? le néant universel, l'anarchie du chaos!
C'est là qu'il faut éclairer, si on ne veut pas la maudire, la pensée évidemment tout autre de l'écrivain. C'est là ce qui me saisit l'esprit en fermant son livre.
Je me dis à moi-même: J'écrirai!
Mais, avant d'écrire, je réfléchis: et voici ce que je réfléchis.
IV.
J'ai toujours aimé Victor Hugo, et je crois qu'il m'a toujours aimé lui-même, malgré quelques sérieuses divergences de doctrines, de caractère, d'opinions fugitives, comme tout ce qui est humain dans l'homme; mais, par le côté divin de notre nature, nous nous sommes aimés quand même et nous nous aimerons jusqu'à la fin sincèrement, sans jalousie, malgré l'absurde rivalité que les hommes à esprit court de notre temps se sont plu à supposer entre nous.
Jalousie ridicule, puisque je ne fus jamais qu'un amateur désœuvré du beau, qui esquisse et qui chante au hasard, sans savoir le dessin ou la musique, et que Hugo fut un souverain artiste, qui força quelquefois la note ou le crayon, mais qui ne laissa guère une de ses pensées ou une de ses inspirations sans en avoir fait un immortel chef-d'œuvre: l'un ne demandant rien qu'au jour qui passe, comme un improvisateur sans lendemain; l'autre, prétendant fortement à gagner et à payer par le travail le salaire que la postérité doit au génie laborieux, un renom qui ne périt pas.
Et, d'ailleurs, l'ignoble jalousie de métier n'était pas dans notre nature.
L'envie n'est autre chose que le sentiment de quelque qualité qu'un autre possède et qui manque en nous. Ce vide fait souffrir, et de souffrir à haïr il n'y a pas loin. De quoi aurais-je souffert, puisque je me sentais plein de tout ce que je désirais contenir, en n'élevant jamais mes prétentions plus haut que ma stature? De quoi Hugo pouvait-il souffrir, puisqu'il se sentait vaste comme la nature? Il disait un jour (on m'a rapporté son mot):
«J'ai un avantage sur Lamartine: c'est que je le comprends tout entier, et qu'il ne comprend pas la partie dramatique de mon talent.»
C'était juste et c'était vrai.
V.
Je n'ai jamais compris les drames de son théâtre, et je m'en accuse. Je les ai applaudis quelquefois aux premières représentations; mais j'avoue que j'applaudissais de confiance, et, quand j'entendais le public les applaudir avec enthousiasme, je pensais que le public, seul juge en cette matière, avait raison, et que j'étais apparemment sourd de cette oreille. Je le pense encore et je n'en parle jamais, même à lui. Je ne nie pas mon incompétence pour un jugement; je ne prends pas ma taille pour mesure du génie dramatique; je ne dis pas: «Ce qui est plus haut que moi n'existe pas.»
VI.
Quoi qu'il en soit, c'est l'âge qui fait les idées, c'est la jeunesse qui fait les amitiés. J'aime Hugo, parce que je l'ai connu et aimé dans l'âge où le cœur se forme et grandit encore dans la poitrine; dans l'âge où les racines de notre vie, pleines encore de séve et de souplesse, s'attachent par leurs filaments les plus tendres à ce qui pousse, végète ou se rencontre seulement dans le même sol, et où, si ces racines viennent à se tordre, à se replier et à se nouer autour d'un caillou ou d'un bloc de granit, elles l'enserrent dans leurs nœuds, l'emportent en grandissant et le font pour ainsi dire végéter et vivre avec elles de leur propre substance, comme si l'arbre et la pierre n'étaient qu'une seule vie!
Je me souviens comme d'hier du jour ou le beau duc de Rohan, alors mousquetaire, depuis cardinal, me dit, en venant me prendre dans ma caserne du quai d'Orsay:
«Venez avec moi voir un phénomène qui promet un grand homme à la France. Chateaubriand l'a déjà surnommé enfant sublime. Vous serez fier aussi un jour d'avoir vu le chêne dans le gland.»
VII.
Nous partîmes. J'entrai sur les pas du duc de Rohan dans une maison obscure de la rue du Pot-de-Fer, au fond d'une cour, au rez-de-chaussée; un bourdonnement d'enfants qui répètent leurs leçons sortait des fenêtres basses, comme un bourdonnement de ruches qui font le miel au printemps. Un rayon oblique de soleil pénétrait dans la ruche; une mère, grave, triste, affairée, y faisait réciter des devoirs à des enfants de différents âges: c'étaient ses fils.
Elle nous ouvrit une salle basse, un peu isolée, au fond de laquelle un adolescent studieux, d'une belle tête lourde et sérieuse, écrivait ou lisait, loin du gai tumulte de la maison: c'était Victor Hugo, celui dont la plume aujourd'hui fait le charme ou l'effroi du monde.
Il avait déjà écrit cette élégie qui seyait si bien à un enfant-roi sur la mort d'un roi-enfant, Louis XVII, cette victime innocente de la brutale démagogie d'un savetier, bourreau volontaire. L'enfant-roi, sortant du sépulcre où on l'a jeté à la fosse commune, secoue son linceul et, rappelant ses souvenirs confus, s'écrie en revoyant la terre:
Où donc ai-je régné? demandait la jeune âme.
De telles inspirations étaient évidemment les pressentiments d'un grand poëte. Tout ce qui avait une âme sous un cœur quelconque en était ému.
VIII.
On peut changer de devoirs dans la vie, selon le temps, qui commande rudement aux vivants d'autres destinées qui sont des devoirs aussi, mais il ne faut pas répudier notre destinée initiale.
Les événements ont des vicissitudes, le cœur n'en a pas. Nous avons été contristés en lisant dans les Misérables un chapitre intitulé: Ce qu'on faisait en 1817. La Restauration fut notre mère; est-ce à nous de lui arracher son manteau après sa mort et de montrer sa nudité à ses ennemis pour leur donner la mauvaise joie de ses ridicules et de ses fous rires?
Non, la bienséance, même quand elle est triste, n'est pas seulement une convenance, elle est une vertu! C'est la fidélité des catastrophes; n'y manquons pas, le ridicule est le père des régicides.
Ce n'est pas à l'enfant sublime de Chateaubriand de donner le signal du rire aux hommes qui rient du malheur et de l'infirmité du vieillard.
Effacez ce chapitre: la verve moqueuse ne donne de l'esprit qu'aux méchants; le génie est bon, car il est divin.
Et puis une autre raison encore me fait aimer et respecter Victor Hugo: nous avons presque commencé ensemble cette longue traversée de la vie, où le hasard, qui est Dieu aussi, fait embarquer à la même date, sur la même nef, dans les mêmes circonstances et sur la même mer, ces passagers plus ou moins mémorables qu'on appelle des contemporains.
Nous avons navigué quarante ans ensemble à travers calme et tempêtes, orages et bonaces, vents contraires, variables, alizés, pour atteindre ce même bord de ce même autre monde que nous sommes près d'atteindre tous les deux.
Nous avons fait tous deux d'illustres naufrages: l'un, échoué sur un bel écueil, au milieu du libre Océan; l'autre, sur la vase d'une ingrate patrie, la quille à sec, les voiles en lambeaux, les mâts brisés, le gouvernail aux mains du hasard; l'un, plein d'espérances et de nobles illusions, ces mirages de la seconde jeunesse des hommes forts; l'autre, découragé, trouvant les hommes toujours les mêmes dans tous les siècles, et n'attendant d'eux dans l'avenir que l'éternelle vicissitude de leur nature, qui naît, qui se remue, qui se répète et qui meurt, pour se répéter encore jusqu'à satiété!
Lisez et comprenez l'histoire.
IX.
Je n'ai pas renoncé à l'espérance pour le genre humain; mais, comme un avare plusieurs fois volé, je l'ai placée, comme mon trésor, dans un autre monde où les hommes ne seront plus des hommes, mais des êtres de lumière et de justice, sans inconstance, sans ignorance, sans passions, sans faiblesses, sans infirmités, sans misères, sans mort, c'est-à-dire le contraire de ce qu'ils sont ici-bas: le monde des utopistes, le paradis des belles imaginations, la société d'Hugo et de ses pareils!
Quand on a navigué ainsi ensemble un certain nombre d'années, on arrive à s'aimer par similitude de destinées, par sympathie de spectacles et de misères, par conformité de lieux, de temps, de cohabitation morale dans un même navire, voguant vers un rivage inconnu.
Être contemporains, c'est presque être amis, si l'on est bons; la terre est un foyer de famille, la vie en commun est une parenté. On peut différer d'idées, de goûts, de convictions même, pendant qu'on flotte, mais on ne peut s'empêcher de sentir une secrète tendresse pour ce qui flotte avec vous.
Voilà mes sentiments pour Hugo; je crois que les siens sont identiques pour moi. Nous sommes divers, je ne dis pas égaux, mais nous nous aimons.
X.
Voici un souvenir qui me revient, et qui dit bien ce que nous sommes l'un à l'égard de l'autre.
Le lendemain de la répudiation du drapeau rouge, le dimanche qui suivit la révolution du 24 février 1848, le peuple bouillonnait encore sur la place de Grève, ce mont Aventin des insensés, où se proclamait la loi agraire de Paris.
Nous avions résolu, après la victoire symbolique du drapeau tricolore, de fixer la Révolution, qui reculait déjà dans le possible, en la passant en revue tout entière au milieu de la place de la Bastille, et de la rallier avec tous les citoyens et toute la garde nationale, cette raison et cette force irrésistibles, à la vraie France, en la montrant vaste, enthousiaste, unanime, aux démagogues et aux songe-creux de l'utopie.
Pendant que les derniers lambeaux de drapeaux rouges se détachaient des boutonnières et descendaient un à un des balcons et des fenêtres des maisons en face de l'Hôtel de Ville, d'épaisses colonnes, débouchant du quai, fendaient les flots de la multitude, se dirigeaient vers les portes comme un second débordement, et montaient à l'assaut des escaliers et des salles, apportant pour ultimatum l'organisation du travail, ce rêve-cauchemar d'un autre dormeur éveillé.
«Ouvrez-leur les portes toutes larges, et laissez-les entrer, eux et leurs songes,» criai-je du haut du balcon.
Leur physionomie était honnête, mais tendue comme par une résolution sourde et décidée à ne rien modifier, par inintelligence de ses programmes.
J'allai au-devant d'eux dans une vaste enceinte, et, me plaçant devant une grande table qui rompait la colonne et qui m'empêchait d'en être submergé, j'attendis que la plénitude du lieu rendît la foule immobile, et, m'adressant aux premiers rangs, composés des chefs, au milieu desquels rayonnaient quelques belles figures d'artisans plus éclairées que les autres des rayons du bon sens qui transperce l'ignorance et la force brutale des masses:
«—Que demandez-vous de nous?» leur dis-je.
«—Nous voulons, me répondirent-ils, l'organisation du travail ou rien!» Et la salle entière retentit des vociférations approbatives de la résolution des chefs.
«—Pouvez-vous me dire ce que c'est que l'organisation du travail?» leur répliquai-je.
Ils se regardèrent et se turent.
«—Mais, c'est le travail organisé de manière que la concurrence soit détruite et n'avilisse pas nos produits et nos salaires.
«—Bien, dis-je; mais, si la concurrence est détruite, que devient le droit le plus précieux du travailleur, la liberté du travail?»
Ils s'embarrassèrent davantage, et firent un chaos de réponses confuses et contradictoires tellement absurdes et révoltantes que des foules d'objections et de murmures s'élevèrent de leurs propres rangs contre les solutions bizarres de ces métaphysiciens sur parole. Ce ne fut plus une discussion, ce fut un pandémonium d'absurdités.
Je demandai le silence.
«—Écoutez-moi bien,» leur dis-je alors en prenant résolument la parole; et bien m'en prit d'avoir profondément étudié trente ans l'économie politique pour leur classifier à eux-mêmes leurs tendances, et leur démontrer, dans une longue et cordiale improvisation, que ce qu'ils demandaient, c'était tout simplement la tyrannie la plus meurtrière des classes laborieuses, le monopole le plus insolent qui ait jamais abâtardi l'espèce humaine en masse, pour créer, par ce monopole, le privilége des classes renversées, de l'aristocratie de la main-d'œuvre contre la démocratie des producteurs et des consommateurs;
«—Écoutez-moi bien, leur dis-je, je vais vous faire ma profession de foi d'ignorance. Je ne me crois ni plus ni moins d'intelligence que la généralité des hommes de mon siècle, et, à mon tour, je vous déclare que j'ai appliqué, pendant la moitié de ma vie, toute l'intelligence telle quelle dont Dieu m'a plus ou moins doué à comprendre ce que vos apôtres et vos faux prophètes vous promettent dans ce que vous appelez l'organisation du travail, et que, malgré toute mon application et tous mes efforts, il m'a été impossible d'y rien comprendre. Ce serait donc à moi à vous demander de me déchiffrer cette énigme, et de me révéler ce que vous croyez comprendre. Je vous donne encore une fois la parole. Voyons, essayez; j'écoute, puissé-je ratifier ce que vous aurez éclairci!»
Ils se turent, en commençant à donner quelques signes d'étonnement et de doute sur leurs figures.
«—Eh bien, leur dis-je, je vais vous définir à mon tour le seul socialisme vrai qui vous travaille et qui vous pousse à votre insu ici, pour exiger ce que vous ne savez pas définir, et dont vous croyez que nous avons le secret et la formule.
«Selon moi, le voici.»
XI.
Alors, usant largement de l'attention passionnée qu'ils accordaient à ma personne et à mes paroles, je leur démontrai, avec une énergique sincérité, que personne n'avait le secret de l'organisation du travail, ni d'une organisation de fond en comble, d'une organisation parfaite de la société, dite socialisme, où il n'y aurait plus ni inégalité, ni injustice, ni luxe, ni misère; qu'une telle société ne serait plus la terre, mais le paradis; que tout le monde s'y reposerait dans un repos si parfait et si doux que le mouvement même y cesserait à l'instant, car personne n'aurait le désir de respirer seulement un peu plus d'air que son voisin; que ce ne serait plus la vie, mais la mort; que l'égalité des biens était un rêve tellement absurde dans notre condition humaine que, lors même qu'on viendrait à partager à parts égales le matin, il faudrait recommencer le partage le soir, car les conditions auraient changé dans la journée par la vertu ou le vice, la maladie ou la santé, le nombre des vieillards ou des enfants survenus dans la famille, le talent ou l'ignorance, la diligence ou la paresse de chaque partageur dans la communauté, à moins qu'on n'adoptât l'égalité des salaires pour tous les salariés, laborieux ou paresseux, méritant ou ne méritant pas leur pain; que le repos et la débauche vivraient aux dépens du travail et de la vertu, formule révoltante, quoique évangélique, de M. Louis Blanc, dont la seule énonciation faisait rire leur bon sens; à moins cependant, ajoutai-je encore, que le travail libre ne devînt travail forcé pour toute la société, que des répartiteurs du salaire, le fouet ou le glaive à la main, ne fussent chargés de faire travailler tout le monde, et que la société des blancs ne fut réduite à une horde d'esclaves, chassés chaque matin de leurs cases communes au travail uniforme, par des conducteurs de nègres blancs!
«Quel perfectionnement social!» m'écriai-je au milieu du rire de l'auditoire,» et combien la société de tels socialistes ferait envier aux hommes le sort de la brute ruminante, qui va du moins paître en liberté et en paix l'herbe qu'elle ne mesure qu'à sa faim! Non, ce n'est pas l'organisation forcée du travail que vous pouvez demander.»
«—Non! non! non!» s'écrièrent-ils.
«—Eh bien! il n'y en a pas d'autre; je vous défie tous d'en trouver une autre: donc il n'y a pas d'organisation du travail, de distribution des richesses forcée, autre que la distribution par la liberté, par la concurrence, par l'économie des travailleurs, et par les besoins des consommations libres, des capitalistes, etc.
«Savez-vous, encore une fois, ce que vous voulez? Vous voulez que le capital, qui appartient à tous, et qui n'est que le réservoir du nécessaire et du superflu de tout le monde, soit libre comme le travail, car, s'il n'est pas libre, il se cachera, il ne se montrera plus, il ne consommera plus, et par là même il fera mourir de faim le travailleur, en cessant de se répandre en salaires, et de s'accumuler en économies nouvelles, qui forment à leur tour des capitaux, et qui, en se dépensant, reforment des salaires, de manière que tout le monde jouisse et travaille à la fois pour jouir à son tour.»
«—Oui! oui! c'est cela!» murmura de toutes parts le bon sens de la foule, qui commençait à revenir à l'évidence.
«Mais vous ne voulez pas,» continuai-je, «et vous avez raison de ne pas vouloir qu'il y ait des misères incurables et imméritées, comme la société mal inspirée en est pleine. Vous ne voulez pas que le père et la mère malades, chargés de trop d'enfants en bas âge, et retenus par la maladie dans leur grenier, voient périr sans soins, sans lait, sans pain, sans feu, sans asile, les fruits de leur union abandonnés au hasard. Vous ne voulez pas, etc.»
Je leur énumérai ici les misères innombrables et imméritées auxquelles la famille du prolétaire est sujette par le chômage, le veuvage, la caducité, l'abandon, le dénûment des orphelins, et tous les cas où la providence tutélaire d'une société bien inspirée doit s'étendre par l'œil et par la main d'un gouvernement sérieusement populaire, où elle doit intervenir afin de soulager et de rectifier des misères imméritées par des secours actifs et par la charité sociale.
Ils parurent satisfaits et reconnaissants de cette énumération, de ces bonnes volontés des gouvernants en faveur des misérables, et crièrent de toutes parts: «—Oui! oui! c'est ce que nous voulons!»
«—Eh bien! ajoutai-je en concluant, vous reconnaissez donc qu'il n'y a qu'un seul socialisme pratique: c'est la fraternité volontaire et active de tous envers chacun, c'est une religion de la misère, c'est le cœur obligatoire du pays rédigé en lois d'assistance. Eh bien, c'est ce que l'intelligence de la nation vous donnera quand toutes les classes, tous les capitaux, tous les salaires, tous les droits, tous les devoirs, représentés dans la législation par le suffrage proportionné de tous, auront choisi le suffrage universel à plusieurs degrés pour l'harmonie sociale; mais c'est ce qu'aucun homme sensé et consciencieux ne consentira jamais à vous donner dans ce que vous appelez l'organisation du travail ou socialisme radical, qu'on vous a amenés à vociférer ici sans en comprendre l'exécrable non-sens!»
Tous applaudirent, et tous se déclarèrent éclairés et satisfaits, évacuèrent les escaliers et remplirent la place de Grève de cris de: Vive Lamartine! Ce ne fut pas là un triomphe de trois jours contre la démagogie du drapeau rouge, ce fut le triomphe du sens commun contre une idée fausse.
XII.
Nous nous mîmes en marche à travers une foule innombrable vers la place de la Bastille; deux millions d'hommes de Paris et des villes et villages nous y attendaient, les uns sous les armes, les autres désarmés. Nous venions sceller avec eux, fixer et borner la révolution encore débordante, et leur rendre compte de leur propre vertu. Le sage et courageux Dupont (de l'Eure), notre président, qui m'avait donné en secret, par écrit, sa survivance pendant les tempêtes du premier et du second jour, parla en notre nom à tous. On applaudit ses cheveux blanchis dans la vertu civique.
Le défilé commença; il devait durer plus d'un jour.
XIII.
D'autres devoirs, également urgents, m'appelaient à l'hôtel des Affaires-Étrangères, envahi, depuis le 24 février, par des hommes inconnus et armés, qu'il fallait refouler et convertir en gardes volontaires, pour préserver les archives diplomatiques de l'État.
Je m'enveloppai de mon manteau, et je me glissai inaperçu et inconnu entre deux files de grenadiers avec lesquels je marchai un moment. Puis, obliquant à gauche d'un mouvement insensible, je me lançai dans la mer d'hommes de toutes conditions qui couvrait la place de la Bastille, à l'embouchure de la rue Saint-Antoine. Je parvins à peu près au milieu sans avoir le malheur d'être reconnu, et j'allais entrer dans les rues à droite pour m'évader par les rues vides parallèles aux boulevards, lorsqu'un froissement de la foule fît glisser mon manteau de mes épaules; je me baissais pour le ramasser dans la boue, quand je fus reconnu par un artiste alors très-célèbre, Cellarius, le musicien de la danse, suivi de quelques-uns de ses élèves et de ses amis.
«C'est Lamartine!» s'écria-t-il à demi-voix.
Mais il fut entendu par les spectateurs les plus rapprochés, qui, ne respectant pas mon incognito nécessaire, crièrent à l'instant: Vive Lamartine! et, se pressant en tumulte autour de moi et du groupe formé à l'instant par Cellarius et ses amis pour me protéger contre l'enthousiasme populaire, firent retourner peu à peu de la place encombrée la foule du côté opposé à la grande revue, et la précipitèrent sur mes pas avec une pression et des clameurs d'amour que m'avaient values en ce moment ma résistance toute fraîche aux sommations armées et réitérées que m'avait adressées la démagogie à l'Hôtel-de-Ville.
Je sentis que j'étais étouffé de tendresse et de délire si je ne parvenais pas à me glisser dans quelque rue étroite, dont l'embouchure, resserrée par les maisons et presque invisible, rompît la masse de mes poursuivants et me permît de leur échapper en diminuant forcément leur nombre.
«—Y a-t-il près d'ici une telle rue?» demandai-je à voix basse à Cellarius.
«—Oui, me dit-il, nous y touchons.
«—Eh bien! hâtons-nous, lui dis-je, de nous y jeter, et que quelques-uns de vos amis en disputent un moment l'entrée à la foule: pendant ce temps-là, nous gagnerons plus facilement l'issue la plus voisine de la place Royale, et, une fois arrivés là, protégés par la galerie étroite et longue, j'atteindrai le numéro 6, au fond de la voûte qu'habite Hugo, et j'irai lui demander asile contre cet assaut de l'enthousiasme. La porte, il m'en souvient, est ferrée, épaisse et forte comme la porte d'une citadelle: nous la refermerons sur moi, et le peuple, resté dehors, respectera la maison du grand poëte.»
XIV.
La manœuvre que j'avais indiquée à Cellarius réussit, et nous nous trouvâmes un moment isolés dans la petite rue de secours conduisant à la place Royale; mais bientôt les fenêtres et les portes s'ouvrirent au bruit du tumulte qui s'élevait à mon nom devant et derrière moi, et la foule, quoique rétrécie par l'obstacle, déboucha avec nous sur la place, aux mêmes cris d'amour et de délire répétés de proche en proche par ceux qui avaient débouché des petites rues latérales.
Je craignais que cette émotion, toute de reconnaissance et de bonne intention au début, ne gagnât de rue en rue la ville, n'accumulât une armée entière sur nos pas et ne rallumât dans la multitude l'apparence des séditions que nous nous félicitions d'avoir apaisées.
Les arcades étroites de gauche, sous lesquelles nous nous étions engouffrés, avaient encore diminué et tronçonné la foule; nous y marchions en groupe, à pas précipités, pour atteindre avant elle le numéro 6. Déjà les premiers arrivés, qui me précédaient, y frappaient à grands coups pour que la porte s'ouvrît à ma fuite; mais le concierge, entendant ce tumulte et ces clameurs sans en connaître la cause, et craignant un assaut de la maison de son maître, refusait d'ouvrir:
«—Ouvrez avec confiance, lui criai-je à demi-voix, ne craignez rien, c'est un ami d'Hugo, c'est moi, c'est Lamartine!»
Il entr'ouvrit enfin, juste assez pour me laisser entrer avec deux ou trois personnes, puis referma, aidé de nos épaules contre la pression croissante de la foule à laquelle nous venions d'échapper. Mais le nombre, les cris, les coups contre le bois et le fer des battants descellés des gonds, faisaient craindre un assaut qui ébranlerait les murailles.
«—N'y a-t-il point, dis-je au concierge, un moyen de sortir d'ici par quelque cour de service ouvrant sur une ruelle de derrière, et qui me permettrait d'atteindre inaperçu un quartier solitaire et vide? Quand je serai sorti, vous ouvrirez sans danger au peuple, et le peuple, ne me voyant plus, se retirera paisiblement sans aucune violence de curiosité.
«—Venez,» me dit le concierge.
Et il me conduisit dans une petite cour d'écurie. Un tas de pierres, me servant d'échelle, me permit d'enjamber un mur de clôture, d'où je tombai dans une ruelle aussi silencieuse et aussi déserte qu'un cloître de chartreux pendant que les religieux sont au service.
Je la suivis quelque temps comme un oisif qui se promène, et je priai un obligeant inconnu, qui avait franchi avec moi la muraille, d'aller me chercher un cabriolet à la place la plus voisine où il pourrait en rencontrer un.
XV.
Pendant qu'il accomplissait ma commission, j'entrai dans une boutique de fruitier obscure et presque souterraine; il n'y avait là que deux vieilles femmes parfaitement tranquilles, accoudées sur leur escabeau, autour d'une petite table, et qui mangeaient leur morceau de pain et de fromage, en s'entretenant de la révolution que tout le quartier était allé acclamer sur la place de la Bastille.
«—Voulez-vous me permettre, leur dis-je, de me reposer un moment ici pendant qu'on me cherche une voiture, et de me rafraîchir, en payant, avec un peu de pain, de gruyère et un demi-doigt de vin?
«—Volontiers,» me répondirent-elles sans soupçon.
Et, pendant que je retrempais mes forces à leur table, tout en les écoutant causer comme Périclès écoutait la marchande d'herbes d'Athènes, le cabriolet longtemps cherché se fit enfin entendre.
Je payai mon écot, je remerciai les deux bonnes femmes, et je montai à côté du cocher.
«—Conduisez-moi, lui dis-je, de manière à éviter la rencontre des foules ou des colonnes de garde nationale qui sillonnent les grandes rues de Paris en ce moment. Je suis pressé; vous me déposerez à la hauteur de la rue des Capucines; il faut que je me rende au ministère des affaires étrangères.
«—Oui, mon bourgeois,» me dit-il; et il enfila des rues parallèles aux boulevards et à la rivière, dont j'ignorais même le nom.
Il tenait à la main une baguette de bois, cassée à l'extrémité, et dont il caressait, sans corde ni mèche, la croupe de son cheval harassé.
«—Vous voyez bien ce fouet? me dit-il tout en causant, eh bien! je l'ai cassé, le 23 au soir, en conduisant dans la brume M. Guizot qui s'évadait du ministère des affaires étrangères, où je vous mène maintenant; je ne vous demande pas de me le dire, mais, qui sait? vous êtes peut-être Lamartine, aujourd'hui? Ainsi va le monde: les plus beaux jours ont toujours un lendemain, et les choses roulent comme ma roue, tantôt dans l'ornière, tantôt sur le trottoir. Eh! allez donc,» ajouta-t-il en parlant à son cheval, et en faisant le geste de faire claquer son fouet, qui ne claquait plus.
Voilà comment, poussé par la foule enthousiaste à la porte et dans l'escalier d'un pair de France destitué l'avant-veille par un décret de ma propre main, j'allais en aveugle chercher sous ses auspices un refuge contre l'enthousiasme populaire, et j'y échappais à l'ombre de son nom et de son mur!
N'était-ce pas un aruspice? un symbole? un augure? et ne pouvait-on pas y voir le génie égaré d'une révolution qui allait à son insu en chercher une autre?
Sibi lampada tradunt! Moquez-vous des poëtes, hommes de prose, mais craignez-les: ils ont le mot des destinées, et, sans le savoir, ils le prononcent!
XVI.
Hugo, certes, était bien loin de songer alors à reprendre en sous-œuvre une révolution sociale, pendant que nous étions occupés, au risque de notre popularité, de notre fortune et de notre vie, à en restreindre et à en régulariser une autre.
Il publia, quelques semaines après, une profession de foi conservatrice, où le courage parlait la langue de la raison au peuple. Ses fils travaillaient dans mon cabinet, aux Affaires étrangères; j'étais fier du nom, et, en lisant dans les journaux ce programme de la république de propriété, d'ordre et de vraie liberté signé Hugo, je me félicitais qu'un si puissant esprit s'engageât dans l'armée où je servais moi-même la cause des améliorations populaires possibles, contre les démagogues de la rue, ces rêveurs de sang et de guerre, et contre les utopistes, ces démagogues de l'idée. Une telle éloquence était une grande force que Dieu nous prêtait pour imposer à la multitude.
On sait, ou on ne sait pas comment tout cela, si bon et si consolant sous l'Assemblée constituante, c'est-à-dire sous la France représentée, s'est brouillé sous l'Assemblée législative, représentation des partis qui ne sont plus la France, mais le fantôme de la France de 1793.
Puis le coup d'État, trop appelé par la panique de la France, est venu, puis la confusion des langues, puis les exils, puis les amnisties, puis des pamphlets que nous déplorons, puis des poésies vengeresses, dont nous n'admirons que la verve, diatribes du génie qui stigmatisent des noms propres, que la colère peut écrire d'une main, mais que l'autre main doit raturer: car, en politique, on peut combattre, jamais insulter!
Puis les Misérables, dont nous allons vous parler, critique excessive, radicale et quelquefois injuste d'une société qui porte l'homme à haïr ce qui le sauve, l'ordre social, et à délirer pour ce qui le perd: le rêve antisocial de l'idéal indéfini!
XVII.
Mais tout cela, bien que cela m'eût quelquefois contristé et attristé, n'avait pas effleuré nos cœurs, ni altéré notre amitié; les intentions étaient sauves, le prodigieux talent grandissait au lieu de décroître, et des vers où l'amitié s'immortalise, vers généreux que je retrouve aujourd'hui avec orgueil dans mon cœur, s'élevaient entre Hugo et moi comme une muraille de diamant contre toute division possible de nos cœurs, quels que fussent les dissentiments sociaux ou politiques.
Comment pourrais-je oublier jamais cette ode de 1825, à Lamartine, qui éleva mon nom plus haut cent fois que la réalité, sur le souffle d'un tourbillon d'amitié, vent d'équinoxe du printemps, qui prend une feuille et qui la porte aussi haut qu'un astre?
Ces vers, les voici: qu'on me permette d'ouvrir quelquefois mon écrin, comme un roi fugitif et découronné, et d'y contempler le plus beau joyau de ma couronne quand Hugo m'avait fait roi, maintenant que le sort m'a fait mendiant, mendiant non pour moi, mais pour mes frères!
Ces vers, lisez, encore une fois, les voici; j'oublie, en les transcrivant, celui pour qui ils furent écrits, mais jamais celui qui les écrivit:
ODE À M. A. DE LAMARTINE
PAR M. VICTOR HUGO.
I.