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Cours familier de Littérature - Volume 16

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The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 16

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Title: Cours familier de Littérature - Volume 16

Author: Alphonse de Lamartine

Release date: October 4, 2011 [eBook #37616]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE - VOLUME 16 ***

Notes au lecteur de ce fichier digital:

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. A. DE LAMARTINE

TOME SEIZIÈME

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.

1863

L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE.

XVI

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.

XCIe ENTRETIEN.

VIE DU TASSE.

(PREMIÈRE PARTIE)

I.

De tous les hommes qui ont illustré leur nom dans les œuvres de l'esprit, le Tasse est peut-être celui dont la vie et l'œuvre se confondent le mieux dans une conformité plus complète. Son œuvre est un poëme, sa vie une poésie: en lui naissance, patrie, nature, génie, vie, amour, infortune et mort, tout est d'un poëte. On ne sait, quand on le lit, si c'est l'homme qui est le poëme ou si c'est le poëme qui est l'homme. Nous allons écrire son histoire le plus poétiquement aussi que nous le pourrons; d'une main qui dans un autre âge écrivit des vers; mais nous n'ajouterons aucune circonstance ou aucune couleur imaginaire à la merveilleuse vérité de ce récit. Les études de vingt ans d'un de ces hommes studieux que l'enthousiasme attache aux grandes renommées avec une sorte de piété littéraire comme la curiosité attache certains érudits à la pierre sépulcrale des vieilles tombes pour déchiffrer des épitaphes, M. Black, et nos propres recherches en Italie pendant de longues années de loisir, nous ont révélé sur la vie aventureuse et mystérieuse du Tasse tout ce qui avait été jusqu'ici énigme, conjecture ou préjugé historique. Ce récit en sera peut-être moins romanesque, mais quel roman eut jamais l'intérêt de la vérité? M. Black, guidé par la vie du Tasse, écrite en 1600 par le marquis Manso, qui avait connu et aimé le poëte, et par l'histoire plus récente de l'abbé Serassi, a suivi trace à trace, dans toutes les archives et dans toutes les bibliothèques d'Italie, pendant dix ans, les moindres lueurs de vérité qui pouvaient recomposer le vrai jour sur la vie de son héros; moi-même, une sorte de piété semblable à une parenté des âmes m'attira de bonne heure vers ce nom comme un pèlerin vers un sépulcre. C'est d'un sépulcre en effet que naquit en nous ce premier culte de mon imagination et de mon cœur pour le chantre de à Jérusalem délivrée.

II.

Un soir d'automne de l'année 1812 je visitais pour la première fois Rome, ville presque déserte alors par l'enlèvement du pape et par la dispersion des pontifes de l'Église romaine, que Napoléon avait emprisonnés à Savone. On ne rencontrait dans les rues que des soldats français du général Miollis, gouverneur de Rome, et des bandes de pauvres moines affamés portant la pioche ou roulant la brouette pour gagner quelques baïoques (monnaie romaine) en déblayant les monuments de l'antiquité de leur propre ville, à la solde des barbares étrangers. C'était la dispersion de Babylone par la main de ce même guerrier que le pape avait si docilement couronné pour appuyer son autel sur le trône. J'ai revu bien souvent depuis la Ville éternelle, mais jamais sa physionomie désolée ne me parut convenir davantage qu'alors à la mélancolie de son nom. Rome est le sépulcre du passé; les sépulcres doivent être dans les solitudes, le bruit et les pompes du monde sur un tombeau sont des contre-sens qui choquent l'âme. L'Italie est en deuil des religions et des empires, le bruit et la joie attristent dans cette maison de douleur.

III.

Je passais mes journées solitaires à errer souvent sans guide dans les rues et parmi les monuments de Rome; plus j'étais jeune, plus ces images de vétusté se reflétaient en poignantes impressions sur mon esprit. La jeunesse, en qui la vie semble inépuisable, parce qu'elle est neuve, se complaît à ces images de mort; elles ne sont pour elle que la mélancolique poésie de la destruction et du renouvellement des choses humaines. Ces vestiges de la fortune et des siècles semés sous ses pas ne lui paraissent que des empreintes gigantesques et mystérieuses d'un fleuve qui a roulé ces débris dans le vaste lit du temps; elle ne croit pas que ce fleuve revienne jamais sur son cours pour l'entraîner elle-même avec les hommes et les choses du temps présent.

IV.

Ce jour-là, le caprice ou le hasard m'avaient conduit dans les quartiers les plus suburbains et les plus indigents de Rome. Après avoir suivi une longue rue presque déserte sur laquelle s'ouvraient seulement les hautes fenêtres grillées de fer d'un hôpital des pauvres, je passai sous des voûtes de haillons séchant au soleil, que des blanchisseuses suspendent à des cordes tendues d'un côté de la rue à l'autre, et qui flottent au vent comme des voiles déchirées pendent aux vergues après la tempête. On n'entendait sortir des fenêtres démantelées de ces maisons que les voix criardes des Transtévérines qui s'appelaient d'un grenier à l'autre, les pleurs d'enfants qui demandaient le lait de leurs mères, et le bruit sourd et cadencé des berceaux de bois que ces pauvres mères remuaient du pied pour les endormir; on n'apercevait çà et là sur le seuil des maisons ou sur les balcons que quelques figures pâles et amaigries de femmes élevant leurs bras grêles au-dessus de leurs têtes pour atteindre le linge que le soleil avait séché; de temps en temps une jeune fille demi-nue, à la taille élancée, au profil antique, au geste de statue, à la chevelure noire et aussi lustrée que l'aile du corbeau, apparaissait sur un de ces balcons sous des nuages flottants de haillons parmi les pots de basilic et de laurier-rose, comme ces giroflées qui pendent aux murailles en ruine, trop haut pour être respirées ou cueillies par le passant. Ces belles apparitions de la nature, parmi ces laideurs et ces vulgarités de la misère romaine, attestaient encore, dans cette noble et forte race, la puissance éternelle de la séve qui produisit jadis tant de gloire et en qui germe toujours la beauté.

V.

À l'extrémité de cette rue immonde, une rampe rapide, gravissant le flanc d'une des sept collines, montait vers un petit monastère inconnu, qui s'élevait dans une lueur du soleil au-dessus de la fumée et du brouillard du faubourg, comme un promontoire éclairé des rayons du jour qui s'éteint, pendant que la mer à ses pieds est déjà dans l'ombre de la brume. On apercevait au-dessus du mur d'enceinte de ce couvent les cimes vertes de quelques orangers qui contrastaient avec la teinte sale et grisâtre des pierres, et qui faisaient imaginer entre les murs du cloître un petit pan de terre végétale, une oasis de prière, une ombre, une fraîcheur, peut-être une fontaine, peut-être un jardin, peut-être le cimetière du couvent. La petite cloche du campanile, comme une voix timide qui craignait d'éveiller l'étranger maître à Rome, tintait l'Angelus du soir aux solitaires et aux pauvres femmes du quartier: cette cloche avait dans son timbre argentin quelque chose du gazouillement de l'alouette qui s'élève d'un champ moissonné devant les pas du glaneur. La joie et la tristesse se fondaient dans son accent; le site élevé, la touffe de verdure, le son de la clochette, la lueur sereine du soleil sur ce groupe de murailles, attirèrent machinalement mes pas vers le couvent. Je gravis lentement la rampe pavée de cailloux luisants du Tibre, entre lesquels la mousse et les herbes parasites poussaient sans être foulées. À droite, de hautes murailles grises, percées de meurtrières, dominaient la rampe; à gauche, un parapet en pierre soutenait le chemin et laissait voir par-dessus ses dalles l'océan immobile et brumeux des rues, des débris, des clochers, des ruines de Rome, qui s'étendait sans bornes sous le regard et qui se confondait avec l'horizon des montagnes de la Sabine.

VI.

Au sommet de la rampe, une petite place pavée s'ouvrait à droite comme une cour extérieure et banale du petit édifice; quelques bancs de pierre polie, adossés aux murs du couvent, semblaient posés là par l'architecte pour laisser respirer les pieux solitaires sur le seuil, avant de sonner à la porte, ou pour laisser contempler à loisir aux visiteurs le magnifique horizon du cours du Tibre, du tombeau colossal d'Adrien, du Colisée, des aqueducs et des pins noirâtres du monte Pincio, qui se disputaient de là le regard.

Cette petite place ou plutôt cette cour était enceinte d'un côté par le portail modeste, mais cependant architectural, de la chapelle des moines; de l'autre, par la porte basse et sans décoration du couvent; à côté de cette porte pendait une chaînette de fer pour sonner le portier; en face de la rampe et entre les deux portes de l'église et du monastère, un petit portique ouvert, élevé d'une ou deux marches, et dont les arceaux étaient divisés par des colonnettes de pierre noire, offrait son ombre aux pèlerins; quelques médaillons de marbre incrustés dans le mur et quelques fresques délavées par les pluies d'hiver étaient le seul ornement de ce portique; un vieil oranger au tronc noir, ridé, tortu comme celui des chênes verts qui croissent aux rafales d'un cap penché sur la mer, élançait son lourd feuillage au-dessus du mur du parapet et semblait regarder éternellement les côtes de la mer de Naples, sa patrie. Je m'assis un moment sur le banc de pierre à son ombre. J'ignorais tout de ce site jusqu'au nom, mais il semblait m'attacher à ce banc comme si l'âme du site, genius loci, avait parlé à voix basse à mon âme. Je me disais qu'il faisait bon là, comme l'apôtre; j'aimais cette avenue de solitude et de misère par laquelle j'y étais monté, cet escarpement qui le séparait de la foule, cet horizon qui portait la pensée au-delà des siècles, ce silence, ces portes fermées, ce mystère, cet arbre isolé, ce seuil d'église, ce monastère vide, ces dalles polies sous le portique par les pas, par les genoux et peut-être par les larmes des voyageurs tels que moi, cherchant sur les hauts lieux l'entretien avec leurs pensées et les inspirations de la solitude. Je me disais qu'après une vie agitée et peut-être avant les orages et les mécomptes de cette vie, il serait doux d'avoir son tombeau sous ces orangers, d'y dormir ou d'y rêver, car l'homme est si essentiellement un être pensant qu'il ne peut croire au sommeil sans rêve, même de la tombe; j'y écoutais mourir le sourd murmure de la grande ville qui s'assoupissait à mes pieds, semblable au bruit d'une mer qui diminue à mesure qu'on s'élève sur le promontoire; j'y regardais les derniers rayons du soleil, dorant comme des phares les pans de murailles jaunies du Colisée. Cependant je ne sais quelle curiosité amoureuse du site et de sa paix me poussait à connaître aussi les cloîtres intérieurs et le jardin que ces murs dérobaient à mes regards; je m'y figurais des mystères de recueillement et de charmes secrets.

Sans savoir si l'édifice était vide ou encore habité par quelques vieillards laissés par charité dans la maison pour y sonner, par souvenir, l'heure des anciens offices, je tirai moi-même, timidement, la petite chaînette de fer qui pendait contre le mur de la porte: la cloche intérieure tinta avec mille échos dans les corridors. Il se passa un long intervalle de temps entre le tintement de la sonnette et la moindre rumeur dans le couvent: j'allais me retirer croyant n'avoir éveillé que ses échos, quand le bruit lointain d'un pas de vieillard, lent et alourdi par des sandales à semelles de bois, retentit du fond du monastère. Un frère, vêtu de bure brune, une corde pour ceinture, un capuchon de laine relevé sur le visage, quelques rares cheveux blancs ramenés en couronne sur ses tempes, ouvrit la porte et me demanda en italien si je désirais visiter le tombeau du Tasse. «Le tombeau du Tasse?» m'écriai-je: «est-ce que je serais ici à Saint-Onufrio?» car j'avais lu les belles pages de Chateaubriand sur le couvent et l'oranger de Saint-Onufrio. «Oui,» me dit négligemment le frère, et il m'ouvrit sans autre entretien la porte extérieure de la chapelle, et, me montrant du geste une tablette de marbre incrustée dans le pavé de l'église, j'y tombai à genoux, et j'y lus l'inscription célèbre par sa simplicité, que le marquis Manso, l'ami du poëte, obtint la permission de faire graver sur la pierre nue qui couvrait le cercueil de son ami.

D. O. M.
TORQUATI TASSI
OSSA
HIC JACENT.
HOC NE NESCIUS
ESSES HOSPES,
FRATRES HUJUS ECCLESIÆ POSUERUNT.

C'est-à-dire:

Ici gisent
les os
de Torquato Tasso.
Visiteur,
les frères de ce couvent ont posé cette pierre pour que
tu saches qui tu foules!

Cette humble pierre sur une si glorieuse mémoire me parut l'achèvement de la destinée poétique de ce grand homme. Je ne regrettais pas pour lui un plus somptueux monument: en fait de tombe, la plus ignorée est la plus désirable; les survivants chers savent la trouver, les indifférents la profanent, les ennemis l'outragent. Plus de bruit au moins autour de ce lit du dernier sommeil!

Je restai si longtemps agenouillé sur cette pierre et absorbé dans mon culte de jeune homme, pour le chantre de l'ingrate Léonora, que le frère fut contraint à me rappeler l'heure, et qu'au moment où je sortis de l'église pour cueillir une feuille de l'oranger de Saint-Onufrio, la dernière lueur du soleil s'était éteinte sur les cimes les plus élevées des monts de la Sabine; en rentrant lentement à mon logement par les rues ténébreuses de Rome, je songeai que le plus touchant poëme du Tasse serait le poëme de sa propre vie, s'il se rencontrait un poëte égal à lui pour l'écrire.

VII.

Un autre hasard de voyageur m'ayant arrêté un jour à Ferrare, j'allai visiter l'hôpital dans lequel le Tasse avait été enfermé. Son cachot, ou plutôt sa loge, est un petit réduit de quelques pieds carrés, dans lequel on descend une ou deux marches aujourd'hui, mais qui devait être alors de niveau avec la cour de l'hospice. Une fenêtre ouvre à côté de la porte sur la même cour d'hospice et éclaire la loge. Le lit du malade ou du prisonnier était au fond, en face de la porte. La muraille grattée par les visiteurs curieux de reliques avait perdu son ciment, et laissait voir les briques rouges de la muraille à laquelle était adossée la couche du poëte. Cette demeure, quoique mélancolique, n'avait rien de sinistre ou de lugubre. On conçoit que le pauvre captif, emprisonné soit pour cause d'indiscrétion dans ses amours, soit pour cause d'égarement momentané et partiel de sa raison, servi et soigné par les frères ou par les sœurs de cet hospice, pourvu de livres et de papier, attablé devant cette fenêtre où les rayons de soleil passent à travers les pampres entrelacés aux barreaux et visité par sa belle imagination dans ses heures de calme, ait trouvé quelque consolation dans ce séjour où ses amis et même les étrangers venaient s'entretenir librement avec lui.

Quoiqu'il en soit, je détachai pieusement avec mon couteau quelques fragments de la brique la plus rapprochée du chevet du lit du Tasse, et qui devait avoir entendu de plus près les soupirs et les gémissements du prisonnier; je les emportai comme un morceau de la croix de ce calvaire poétique, et je les fis enchâsser depuis dans un anneau d'or que je porte toujours à mon doigt. À quelques pas de là, je visitai aussi la petite maisonnette carrée et le petit jardin de chartreux de l'Arioste, l'Homère du badinage, l'Horace et le Voltaire de l'Italie, mais plus ailé qu'Horace et plus gracieux que Voltaire. Celui-là n'avait porté son imagination que dans ses poëmes; sa vie avait eu la médiocrité et la régularité du bon sens. Sous le poëte on sentait le philosophe à caractère sobre; l'Arioste se retrouvait dans sa maison.

Parva sed apta mihi, etc.

Rentré le soir à l'hôtellerie, à Ferrare, et encore tout ému de mes impressions dans le cachot du Tasse, j'écrivis les strophes suivantes qui n'ont jamais, je crois, été imprimées.

LE CACHOT DU TASSE.

Homme ou Dieu, tout génie est promis au martyre:
Du supplice plus tard on baise l'instrument;
L'homme adore la croix où sa victime expire
Et du cachot du Tasse enchâsse le ciment.

Prison du Tasse ici, de Galilée à Rome,
Échafaud de Sidney, bûchers, croix ou tombeaux,
Ah! vous donnez le droit de bien mépriser l'homme
Qui veut que Dieu l'éclaire et qui hait ses flambeaux!

Grand parmi les petits, libre chez les serviles,
Si le génie expire, il l'a bien mérité;
Il voit dresser partout aux portes de nos villes
Ces gibets de la gloire et de la vérité.

Loin de nous amollir, que ce sort nous retrempe!
Sachons le prix du don, mais ouvrons notre main.
Nos pleurs et notre sang sont l'huile de la lampe
Que Dieu nous fait porter devant le genre humain!

Quelques années avant, admis par l'obligeante familiarité du grand-duc de Toscane dans la bibliothèque réservée du palais Pitti à Florence, j'avais souvent feuilleté à loisir avec ce prince lettré les manuscrits inédits de la main du Tasse conservés dans ce trésor des lettres. Beaucoup de pages de ces poésies intimes expliquent les mystères de son âme et de sa vie.

Toutes ces circonstances accidentelles, jointes au culte que j'avais conçu dès mon enfance pour le poëte de la Jérusalem, me portèrent à étudier pas à pas les traces de sa vie; ces dispositions furent fortifiées à Naples dans l'hiver de 1821 par la lecture accidentelle aussi du volume in-quarto de Black, ce commentateur infatigable de mon poëte. Elles furent confirmées enfin en 1844 par de fréquents pèlerinages à Sorrente, délicieuse patrie, non du poëte seulement, mais de la poésie. C'est ainsi que je fus amené à raconter la vie du Tasse: on voit que nul n'y était mieux préparé, sinon par l'érudition, au moins par l'enthousiasme et par l'adoration de son modèle: mais commençons.

VIII.

Il est rare (nous l'avons déjà remarqué ailleurs) qu'un grand homme, surtout dans les lettres, où la fortune n'est pour rien dans la gloire, il est rare qu'un grand homme sorte tout à coup de lui-même comme un hasard sans précédent et sans préparation d'une famille illettrée. Le génie semble s'accumuler et s'amonceler lentement, successivement et presque héréditairement pendant plusieurs générations dans une même race par des prédispositions et des manifestations de talents plus ou moins parfaits, jusqu'au degré où il éclôt enfin dans sa perfection dans un dernier enfant de cette génération prédestinée au génie; en sorte qu'un homme illustre n'est en réalité qu'une famille accumulée et résumée en lui, le dernier fruit de cette séve qui a coulé de loin dans ses veines. Ce phénomène du génie hérité, accumulé, croissant et enfin fructifiant dans un grand homme frappe l'esprit en étudiant, dans l'histoire ou dans la biographie, les origines morales des hommes supérieurs. Une famille n'arrive pas à la gloire du premier coup; il y a croissance dans la famille comme dans l'individu; la nature procède par développement successif et non par explosions soudaines; un génie qui se croit né de lui-même est né du temps; ce phénomène se remarque également dans le Tasse.

IX.

La famille dei Tassi, qui devait produire un jour le plus grand poëte épique, héroïque et chevaleresque de l'Italie, était originaire du pays qui enfanta aussi Virgile. Les Tassi, race noble et militaire, déjà connus au douzième siècle, avaient leur château dans les environs de Bergame, non loin de Mantoue, terre féconde, qui ne paraît pas, au premier aspect, favorable à l'imagination, mais qui voit d'en bas les Alpes d'un côté, les Apennins de l'autre, et à qui ces deux hauts horizons noyés dans un ciel limpide inspirent on ne sait quelle grandeur et quelle élévation sereines, qu'on retrouve dans Virgile, dans le Tasse, dans Pétrarque, tous poëtes de la basse Italie.

Les ancêtres du poëte étaient seigneurs de Cornello, château fort situé sur une montagne du versant des Alpes non loin de Bergame. Après la fin des guerres civiles ils étaient descendus à Bergame, où leur famille subsiste encore aujourd'hui. Le père du poëte s'appelait Bernardo Tasso, il était né en 1493; orphelin de bonne heure, et sans fortune, il fut élevé par un de ses oncles, évêque de Ricannoti. Ses progrès dans les lettres et surtout dans la poésie furent rapides; les vers écrits par lui avant l'âge de dix-huit ans peuvent rivaliser avec ceux de son fils. L'évêque de Ricannoti, ayant péri par la main d'un assassin en 1520, laissa Bernardo sans appui; il entra comme tous les gentilshommes sans autre fortune que son talent et son épée au service de Guido Rangoni, général des armées du pape. Il fut envoyé par Rangoni et par le Pontife à Paris pour solliciter du roi François Ier l'envoi d'une armée en Italie au secours du pape emprisonné par les Impériaux. Il réussit dans son ambassade. Après la malheureuse expédition de François Ier, Bernardo entra au service de la duchesse de Ferrare; il était épris alors d'une beauté célèbre dans ces cours, Ginevra Malatesta, célébrée aussi par l'Arioste et par tous les poëtes du temps comme l'Hélène sans tache de l'Italie. Bernardo osait aspirer à la main de Ginevra. Le choix qu'elle fit d'un autre époux l'attrista sans décourager son admiration pour elle; il lui demande dans ses odes désintéressées de lui permettre seulement de l'adorer de loin jusqu'à la mort et de lui promettre dans une autre vie le retour platonique de la passion qu'il lui a vouée sur la terre. Ces poésies sont un cadre digne du nom et de la merveilleuse beauté de Ginevra; on voit que les amours malheureux pour les princesses étaient un exemple de père en fils dans la maison des Tassi.

X.

Attristé de l'ingratitude de Ginevra, Bernardo Tasso quitta la cour de Ferrare; il alla à Venise imprimer les vers qu'il avait composés sur ses amours, en les dédiant à celle qui les avait inspirés.

Le bruit que firent ces poésies en Italie parvint jusqu'à Ferrante Sanseverino, prince de Salerne; ce prince lettré appela Bernardo à sa cour. Le poëte redevenu guerrier accompagna le prince de Salerne dans ses expéditions militaires en Italie et en Afrique. Au retour d'une ambassade en Espagne il épousa à Naples Porcia de Rossi, jeune héritière d'une illustre maison de Pistoia en Toscane, mais dont la famille habitait alors Naples. Ce mariage fit la félicité de Bernardo Tasso. Les charmes, l'amour et les vertus de Porcia lui firent oublier Ginevra; cette félicité fut à peine altérée par le refroidissement du prince de Salerne qui le congédia de son service et l'exila de sa cour avec une pension de deux cents ducats, on ne sait pour quel motif. Bernardo Tasso se retira à Sorrente dans une délicieuse retraite, entre Salerne et Naples, sur le promontoire avancé dont les deux golfes de Salerne et de Naples, en se creusant sur ses flancs, font la terrasse fleurie de deux mers.

XI.

Dans ce jardin de délices, sous le ciel le plus tiède de l'univers, au sein du loisir et de l'amour, à l'âge où le cœur s'apaise et où l'esprit se possède, époux d'une des femmes les plus belles et les plus lettrées de l'Italie, écrivant, pour le plaisir plus que pour la gloire, le poëme chevaleresque d'Amadis, déjà père d'une fille au berceau, dont les traits rappelaient la beauté de sa mère, possesseur d'une fortune plus que suffisante à ce séjour champêtre, Bernardo jouissait de tout ce qui fait le rêve des hommes modérés dans leurs désirs. Une haie de lauriers, un bois d'orangers, enserraient, du côté des montagnes de Castellamare, sa maison ouverte au soleil du midi et à la brise embaumée des golfes. Nous avons nous-même respiré souvent ces brises au pied de ces mêmes lauriers noueux, dont les feuilles tombèrent sur le berceau du Tasse.

C'est là que naquit, en effet, Torquato Tasso; peut-on s'étonner qu'un enfant d'un tel père et d'une telle mère, né et élevé dans un tel séjour, au sein d'une telle félicité et d'une telle poésie, soit devenu le poëte le plus tendre et le plus mélodieux de son siècle? Et in Arcadia ego! Y eut-il jamais une plus poétique Arcadie? Quelques semaines avant la naissance de cet enfant ardemment désiré par sa mère, Bernardo Tasso écrivait de Sorrente à sa sœur Afra, religieuse cloîtrée dans un couvent à Bergame:

«Ma petite fille est très-belle et me donne l'espérance qu'elle aura une vie aussi heureuse et aussi honorable que nous pouvons le désirer; mon premier fils nous a été enlevé par la mort, il est maintenant devant Dieu notre Créateur, où il prie pour notre salut. Ma Porcia est enceinte de sept mois; que ce soit d'une fille ou d'un fils, l'enfant me sera également et souverainement cher; puisse seulement Dieu, qui me le donne, le faire naître avec la crainte du Seigneur! Priez avec vos saintes sœurs les nonnes, pour que le ciel me conserve la mère, qui est ici-bas mes seules délices.»

Les prières du père, de la mère et de la tante furent exaucées; l'enfant, qui fut Torquato Tasso, naquit à Sorrente, le 12 mars 1544. Son enfance, comme celle des hommes prodigieux, fut, dans la tradition des paysans et des matelots de Sorrente, pleine de prodiges. Nous ne les rapporterons pas; c'est l'atmosphère fabuleuse des grands hommes, l'imagination frappée voit plus beau que nature ce que la nature ordinaire ne peut expliquer. Le premier jour de la naissance de Torquato fut le dernier jour de la félicité de son père. Il apportait avec lui le malheur avec la gloire en naissant, triste et commune compensation des vœux satisfaits.

Bernardo fut contraint de quitter sa femme à peine accouchée, pour suivre le prince de Salerne à la guerre en Piémont et en Espagne. Le vice-roi de Naples fut parrain de l'enfant; à son retour de l'armée, le père emmena sa femme et ses enfants à Salerne où il acheva le poëme d'Amadis. Conduit de là en Allemagne par le prince de Salerne, qui allait négocier avec l'empereur, il fut condamné comme rebelle au roi d'Espagne, par le vice-roi de Naples, et dépouillé, par confiscation, de sa maison à Salerne et de tous les trésors qu'elle contenait; sa femme Porcia, réfugiée à Naples, dans une situation presque indigente, y continua l'éducation de ses enfants. Logée dans une petite maison peu éloignée du collége des jésuites, elle conduisait elle-même, avant le lever du jour, le jeune Torquato, âgé de treize ans, une lanterne à la main, à la porte du collége; les progrès de l'enfant répondaient à la tendre sollicitude de la mère. Pendant ces années d'exil, le père, envoyé à Paris par le prince de Salerne, pour solliciter une seconde expédition française contre Naples, vivait retiré à Saint-Germain, retouchant son poëme d'Amadis et adressant des vers italiens à Marguerite de Valois. Désespérant de l'expédition française contre Naples, il se réfugia à Rome, où il reçut l'hospitalité dans le palais du cardinal Hippolyte d'Este. Il y avait donné rendez-vous à sa femme Porcia et à ses enfants; mais Porcia, persécutée à cause de son mari par le vice-roi de Naples, et par ses propres frères qui refusaient de lui payer sa dot, fut contrainte d'entrer dans un monastère et de prendre le voile au couvent de San-Festo.

Son fils, arraché de ses bras, obtint seul l'autorisation d'aller rejoindre son père à Rome; il raconte lui-même, dans la strophe suivante, le déchirement de deux cœurs que la fortune séparait pour toujours:

«La cruelle fortune m'arracha, presque encore enfant, du sein de ma mère; ah! je me souviendrai toujours, en soupirant, de quels baisers humides de ses larmes, et de quelles ardentes prières emportées, hélas! par les vents, elle attendrit nos adieux! Je ne devais plus jamais me revoir visage à visage avec celle qui me pressait dans ses bras, avec des nœuds si étroitement serrés et si inextricables. Ah! malheureux, je suivis comme Ascagne ou Camille, d'un pas chancelant, mon père errant sur la terre.»

L'infortuné père, en recevant son fils Torquato à Rome et en achevant son éducation, ne put jamais obtenir que les portes du couvent s'ouvrissent, à Naples, pour sa chère Porcia; elle mourut soudainement à Naples, soit de ses angoisses, soit du poison préparé par ses proches, qui craignaient qu'elle ne revendiquât un jour ses biens retenus par eux.

Nous possédons une lettre de Bernardo Tasso qui semble confirmer ces soupçons.

«La fortune,» dit-il dans cette lettre, «non contente de toutes mes adversités passées, vient, pour me rendre complétement malheureux, de m'enlever cette jeune et charmante femme, mon épouse, et de détruire par cette mort toute espérance de félicité pour moi, le seul soutien de mes pauvres enfants et la seule perspective de consolation qui me restât pour mes vieux jours; je la pleure nuit et jour et je m'accuse de sa mort, parce que je n'aurais jamais dû, par une vaine ambition de grandeur, ou par un attachement trop grand à mon prince, l'avoir abandonnée ainsi que mes petits enfants et le gouvernement domestique de ma maison, entre les mains non de ses frères, mais plutôt de ses plus cruels ennemis!... Mais Dieu l'a permis ainsi pour punir en elle mes propres iniquités, et pour empoisonner par sa mort le reste des jours, peut-être, hélas! trop longs, qui me restent à vivre!... Je déplore par-dessus tout la promptitude de cette mort, qui n'a été précédée que d'une maladie de trente-six heures, suite, comme je le conjecture, ou du poison ou d'un brisement de cœur. Je gémis sur le sort de ma fille, qui malheureusement pour elle reste vivante, jeune, sans direction, entre les mains de ses ennemis, sans autre ami que son misérable père, pauvre, âgé, loin d'elle et disgracié de la fortune. Je prie Dieu de m'accorder la patience, car, si mon désespoir et mes malheurs ne trouvent pas bientôt quelque remède, je ne sais ce qui adviendra de moi.

«Je fais les derniers efforts, ajoute-t-il, pour arracher ma pauvre fille des mains de ses ennemis, pour qu'il ne lui arrive pas ce qui est arrivé à sa malheureuse mère, laquelle (je le tiens pour avéré) a été empoisonnée par ses frères pour se libérer de sa dot.»

«Je sais,» dit-il dans une lettre à sa sœur Afra, la nonne de Bergame, «que plus j'adorai cette jeune femme, moins je devrais m'affliger de sa perte, puisque la mort est la fin de toutes les adversités dans l'océan desquelles elle était incessamment plongée à cause de moi. Quelle perspective humaine nous restait-il à lui offrir pour nous faire désirer la continuation de sa vie? Hélas! aucune... Avec une haute intelligence, avec autant de prudence que de vertus et de charmes, elle était restée par suite de mon bannissement dans une sorte de veuvage sans parents ou avec des parents pires que des étrangers; sans amis pour l'aider de leurs conseils dans l'adversité, en sorte qu'elle vivait dans un continuel état de crainte ou d'anxiété; elle était jeune, elle était belle; elle était si jalouse de son honneur que depuis mon exil elle avait souvent désiré d'être vieille et disgraciée de figure! Elle aimait tant notre fils Torquato et moi que, forcée de vivre loin de nous, sans espoir d'être jamais tranquille et heureux ensemble, son cœur était torturé de mille angoisses comme celui de Tityus, dévoré par les vautours; elle désirait vivre avec moi, fût-ce même en enfer,» ajoute-t-il. «Résignons-nous donc à ce qui finit ses peines!»

On voit par ces lettres que la mère du Tasse était une de ces femmes rares qui forment de leur sang les hommes supérieurs, poëtes, philosophes, héros. Les grandes mères font les grands fils: il n'y a presque pas d'exception à cette vérité dans l'histoire.

XII.

C'est dans cette tristesse de cœur et dans cette gêne de son père à Rome que Torquato, séparé de sa mère par la mort, et de sa sœur Cornélia par l'absence, contracta cette mélancolie, charme de ses vers, malheur de son existence. Ceux dont l'enfance fut triste ne renaissent jamais complétement à la joie, dit Sénèque, dans des vers qui semblent d'hier:

Pectora longis habitata malis
Non sollicitas ponunt curas;
Proprium hoc miseros sequitur vitium,
Nunquam rebus credere lætis,
Redeat felix fortuna licet.

«Les cœurs comprimés par de longues et précoces infortunes ne déposent jamais complétement les soucis qui ont pesé sur leur jeunesse; c'est le propre des malheureux de ne jamais croire aux choses heureuses, même quand la fortune souriante revient à eux.»

On voit dans une lettre du jeune Torquato écrite de Rome, à cette époque, à la belle et puissante protectrice de tous les génies et de toutes les adversités, la célèbre Vittoria Colonna, combien ce jeune homme sentait prématurément les malheurs de son père et de sa sœur. C'est pour cette sœur demeurée en captivité à Naples que Torquato implorait Vittoria Colonna.

«Assister un pauvre gentilhomme qui, sans aucun tort de sa part et pour demeurer, au contraire, fidèle à l'honneur, est tombé dans le malheur et dans l'indigence, est le privilége d'un esprit noble et magnanime tel que le vôtre; et sans cette assistance, Madame, mon pauvre vieux père mourra bientôt de désespoir, et vous perdrez en lui un de vos admirateurs les plus affectionnés et les plus dévoués. Le porteur de cette lettre vous dira que Scipion Rossi, mon oncle, veut marier ma sœur avec un pauvre gentilhomme qui ne lui promet qu'une vie misérable. C'est une grande infortune, Madame, de perdre ses richesses, mais la pire est de se dégrader du rang où la nature nous fit naître. Mon pauvre vieux père n'a plus que nous deux, et, depuis que le sort lui a enlevé sa fortune et une femme qu'il aimait plus que son âme, il ne peut penser sans désespoir à être privé par la cupidité de ses oncles d'une fille chérie, dans le sein de laquelle il espérait reposer le peu de jours qui lui restent à vivre. Nous n'avons plus d'amis à Naples, nos parents y sont nos ennemis; et, à cause de ces circonstances, chacun craint de nous tendre la main.... Mon angoisse est telle, excellente dame, que le désordre de mon esprit se communique à mes paroles; c'est à Votre Excellence à se représenter l'excès des peines qu'il m'est impossible d'exprimer!»

Pendant ces touchantes et vaines démarches de son fils pour délivrer sa sœur de la tyrannie de ses oncles et pour soulager son père, ce pauvre père exhalait sa douleur de la perte de Porcia dans une ode égale aux plus amoureuses complaintes de Pétrarque. La poésie, l'indigence, la mort, les larmes, la religion, l'adolescence, la vieillesse, également dépourvues de secours dans le grenier d'un cardinal à Rome, étaient le père et la mère, comme dit Job, du poëte futur de l'Italie.

L'approche de l'armée des Impériaux qui venaient assiéger Rome, et la crainte de tomber dans les mains des Espagnols, ses ennemis, chassèrent Bernardo de ce dernier asile; il envoya son fils à Bergame aux soins d'un prêtre de ses parents, pour achever son éducation. Quant à lui, seul, à pied, ne portant pour tout bagage que deux chemises et son poëme manuscrit d'Amadis, il se mit en route pour Ravenne et pour Venise, où il espérait faire imprimer son poëme. Heureusement pour lui, le duc d'Urbin, qui estimait son caractère et son talent, apprit par hasard son passage à travers ses États; il l'arrêta à Pesaro et lui donna l'hospitalité dans une maison de campagne située sur les collines qui entourent la ville, où les prairies, les bois, les eaux et la vue de la mer Adriatique, formaient un horizon inspirateur pour le poëte fatigué des vicissitudes du sort. Il s'y livra en paix, et dans la société lettrée de la cour du duc d'Urbin, à la révision de son poëme.

Pendant ce doux loisir du père, le jeune Torquato continuait ses études à Bergame, dans la maison d'une grande dame de la famille des Tassi, qui traitait l'enfant comme son fils. Elle se refusait par tendresse à le rendre à son père, qui l'appelait près de lui à Pesaro. Plus tard, Torquato y rejoignit son père. Le duc d'Urbin, charmé de la figure, du caractère et du talent précoce de Torquato, en fit le compagnon d'étude et l'ami de son propre fils Francisco. Un maître illustre, Corrado, présidait à l'éducation du prince et du gentilhomme. Une amitié qui survécut au malheur et à la mort du Tasse, et dont on trouve des traces touchantes dans les lettres du duc d'Urbin, ne tarda pas à éclore entre les deux adolescents. Le départ de Bernardo Tasso pour Venise, où il rappela bientôt son fils auprès de lui, interrompit malheureusement, après deux ans de repos, cette douce intimité. Il employait son fils à copier, à corriger et même quelquefois à achever son poëme. Cette occupation et la société des poëtes de Venise décidèrent de plus en plus la vocation du jeune Torquato vers la poésie. Il apprit avec horreur, à cette époque, que sa sœur Cornélia, mariée à un jeune gentilhomme de Sorrente nommé Sersale, avait été enlevée par les Turcs dans une des fréquentes descentes qu'ils faisaient sur les côtes d'Italie. Les angoisses du père et du fils se calmèrent bientôt en apprenant que les Turcs avaient respecté la rare beauté de Cornélia, et l'avaient rendue à son mari pour une modique rançon.

XIII.

La publication du poëme d'Amadis n'améliora pas le sort des deux proscrits. À l'exception du duc d'Urbin, qui continua à combler l'auteur de sa faveur et de ses bienfaits, Bernardo Tasso ne reçut des autres princes de France et d'Italie, auxquels il adressa son œuvre, que des louanges et des remercîments. Il se retira à Mantoue, et envoya Torquato étudier la jurisprudence à Padoue. Cette étude, si aride et si opposée aux études poétiques dont il avait pris l'habitude et l'exemple chez son père, rebuta le jeune homme. Il conçut, à Padoue, la première idée d'un poëme chevaleresque qui pût rivaliser avec l'Amadis de son père, et il écrivit en quelques mois le poëme du paladin Rinaldo. Il le dédia, à la fin du douzième chant, au cardinal Louis d'Este, son protecteur à Rome, et à son père Bernardo Tasso, dans des strophes attendries par la piété filiale.

«Mais, avant de paraître devant celui pour lequel tu n'es qu'un indigne hommage,» dit-il à son poëme, «présente-toi d'abord à celui qui fut choisi par le ciel pour me donner, de son propre sang, la vie; c'est par lui que je chante, que je respire, que j'existe, et, s'il y a quelque chose de bon en moi, c'est de lui seul que j'ai tout reçu!»

Le père s'affligea d'abord, puis s'enorgueillit bientôt après de cette œuvre imparfaite et prématurée, mais merveilleuse, dit-il, dans ses lettres, d'un enfant de dix-sept ans! Il consentit à l'impression du poëme, et autorisa son fils à renoncer à l'étude de la jurisprudence, pour se livrer tout entier à l'étude des lettres et à la philosophie. La renommée naissante dont la publication du poëme de Rinaldo entoura le nom de Torquato le fit convier par l'université de Bologne à venir honorer ses leçons de sa présence. C'est à Bologne qu'il chercha, avec l'instinct du génie, le sujet d'une épopée moderne égale aux grandes épopées nationales d'Homère et de Virgile, et qu'il trouva ce sujet dans les croisades. Cette épopée avait sur l'Iliade et l'Énéide l'avantage d'être universelle dans le monde alors chrétien. La religion commune est une patrie commune; il y eut dans le choix du sujet autant de génie que dans le poëme lui-même; les croisades, qui avaient été l'héroïque folie des siècles précédents, étaient restées la tradition héroïque des peuples chrétiens. Celui qui ferait de ces traditions une épopée chrétienne serait assisté dans son œuvre, non-seulement par l'imagination, mais par la foi des hommes; il serait l'Homère d'un culte vivant au lieu d'être l'Homère de fables mortes.

Torquato, de plus, était sincèrement et tendrement religieux; il se sentait poussé vers son poëme non-seulement par la poésie, mais par la piété; c'était le croisé du génie poétique, aspirant à égaler, par la gloire et par la sainteté de ses chants, les croisés de la lance qu'il allait célébrer. Les noms de toutes les familles nobles ou souveraines de l'Occident devraient revivre dans ce catalogue épique de leurs exploits, et attirer sur le poëte la reconnaissance et la faveur des châteaux et des cours. Les croisades étaient le nobiliaire de l'Europe, le poëte serait l'arbitre et le distributeur de l'immortalité parmi les descendants de ces familles; enfin le poëte n'était pas seulement poëte dans Torquato, il était chevalier. Un sang héroïque coulait dans ses veines, il rougissait de polir des vers au lieu de tenir l'épée de ses pères; célébrer des exploits guerriers lui semblait associer son nom aux héros qui les avaient accomplis sur les champs de bataille; la religion, la chevalerie et la poésie, la gloire du ciel, celle de la terre, celle de la postérité, se réunissaient pour lui conseiller cette œuvre. Les poëtes, en ce temps, étaient les héros de l'esprit au niveau des héros de l'épée; le chevalier ne dérogeait pas en célébrant dans ces chants les hauts faits dont il avait la source dans son sang, l'idéal dans son âme. Tels furent les instincts qui portèrent le Tasse à choisir pour gloire l'épopée, et pour sujet les croisades.

La première esquisse de ce poëme, et quelques centaines de vers des premiers chants conservés à Rome dans la bibliothèque du Vatican, donnent la date précise de la pensée du Tasse en 1564. De Bologne, il se rendit à Mantoue pour rejoindre son père; mais, quand il arriva à la cour de Mantoue, son père en était déjà reparti pour retourner à Rome. Torquato, présenté à la cour de Ferrare par une de ses protectrices, Claudia Rangoni, fut enfin admis à titre de chevalier et de courtisan officiel parmi les familiers du cardinal d'Este, frère du prince régnant à Ferrare.

XIV.

Les princes de la maison souveraine d'Este, une des plus puissantes d'Italie, étaient les seconds Médicis de l'Italie en deçà des Apennins; les armes, les lettres, les arts, les grandes charges à la cour des papes, les cardinalats, les papautés même, fréquents dans leur maison, leurs richesses enfin, faisaient de la cour de ces princes, à Ferrare, une autre Rome, une autre Florence. La cour de Léon X lui-même n'a pas été illustrée, parmi les siècles, par deux noms plus immortels que les noms de l'Arioste et du Tasse, ces deux clients de ces grands Mécènes du seizième siècle à Ferrare.

Le prince régnant à Ferrare, au moment où le Tasse entrait au service du cardinal d'Este son frère, était Alphonse II, fils et successeur d'Hercule II. Alphonse était, selon l'historien le mieux informé, Muratori, brave, juste, magnifique, religieux, passionné pour la gloire des lettres et des arts; ces qualités, dit-il, étaient obscurcies dans ce noble caractère par un mélange d'orgueil, de caprice, de susceptibilité, de ressentiment implacable contre ceux dont il croyait avoir reçu quelques offenses. Le luxe de sa cour éclipsait même celui des Médicis; l'écrivain français Montaigne, à l'occasion de sa visite à Ferrare, s'extasie, dans ses notes de voyages, sur la prodigieuse splendeur de cette cour, sur le nombre des courtisans, et sur la magnificence des fêtes et des costumes. La cour du cardinal Louis d'Este, le plus jeune des frères d'Alphonse II, se composait de plus de cinq cents chevaliers, courtisans, officiers ou serviteurs.

Ce jeune prince, que Torquato Tasso avait connu dans son adolescence à Rome, avait toutes les qualités de son frère, mais il y joignait de plus la constance dans ses amitiés, la modestie, la solidité et la grâce du caractère qui le faisaient adorer; il reçut Torquato en ami plutôt qu'en maître, ne lui demandant pour tout service que d'illustrer sa cour et sa famille par l'éclat de renommée littéraire qui commençait à rayonner de son nom. Le Tasse admis, dès le premier jour, dans la familiarité intime du cardinal, fut témoin, peu de temps après son arrivée à Ferrare, de l'entrée solennelle de Barbara, fille de l'empereur d'Allemagne Ferdinand Ier, et sœur de l'empereur Maximilien II, qui venait épouser le duc de Ferrare, Alphonse II. Pendant les fêtes, tournois et spectacles donnés à l'occasion de ce mariage, et qui durèrent six jours et six nuits, le Tasse fut présenté à Lucrézia et à Léonora, les deux charmantes sœurs du duc et du cardinal. Ces princesses accueillirent le jeune favori de leur frère, dont elles connaissaient déjà les vers par le Rinaldo, comme un homme qui mériterait bientôt la faveur du monde, et qui promettait un rayon de plus à la gloire de leur maison. L'extrême jeunesse et la beauté pensive de Torquato ajoutèrent l'attrait et la tendresse à cet accueil. La nature, en effet, semblait s'être complu à personnifier la poésie dans le poëte; son portrait par le marquis Manso, son ami, qui l'avait décrit dans son adolescence, à Sorrente et à Rome, rappelle le gracieux portrait de Raphaël d'Urbin, le génie enfant, avec un trait de plus dans le regard, la fierté martiale du chevalier qui sent l'héroïsme dans son sang.

«Torquato,» dit le marquis Manso, qui l'avait revu après ses malheurs et à un autre âge, «était un homme si accompli de forme, de stature et de visage, que, parmi les hommes de la plus haute taille, il pouvait être admiré comme un des plus imposants et des plus merveilleusement proportionnés; son teint était frais, coloré, bien que dès sa jeunesse les études, les veilles, et plus tard les revers et les souffrances, eussent donné un peu de pâleur et de langueur à ses traits. La couleur de ses cheveux et de sa barbe tenait le milieu entre le noir et le blond, dans une telle proportion cependant, que le sombre l'emportait sur le clair, mais que ce mélange indécis des deux teintes donnait à sa chevelure quelque chose de doux, de chatoyant et de fin; son front était élevé et proéminent, si ce n'est vers les tempes, où il paraissait déprimé par la réflexion; la ligne de ce front, d'abord perpendiculaire au-dessus des yeux, déclinait ensuite vers la naissance de ses cheveux qui ne tardèrent pas à se reculer eux-mêmes vers le haut de la tête, et à le laisser de bonne heure presque chauve; les orbites de l'œil étaient bien arqués, ombreux, profonds et séparés par un long intervalle l'un de l'autre; ses yeux eux-mêmes étaient grands, bien ouverts, mais allongés et rétrécis dans les coins; leur couleur était de ce bleu limpide qu'Homère attribue aux yeux de la déesse de la sagesse et des combats, Pallas; leur regard était en général grave et fier, mais ils semblaient par moments retournés en dedans, comme pour y suivre les contemplations intérieures de son esprit souvent attaché aux choses célestes; ses oreilles, bien articulées, étaient petites; ses joues plus ovales qu'arrondies, maigres par nature et décolorées alors par la souffrance; son nez était large et un peu incliné sur la bouche; sa bouche large aussi et léonine; ses lèvres étaient minces et pâles; ses dents grandes, régulièrement enchâssées et éclatantes de blancheur; sa voix claire et sonore tombait à la fin des phrases avec un accent plus grave encore et plus pénétrant; bien que sa langue fût légère et souple, sa parole était plutôt lente que précipitée, et il avait l'habitude de répéter souvent les derniers mots; il souriait rarement, et, quand il souriait par hasard, c'était d'un sourire gracieux, aimable, sans aucune malice et quelquefois avec une triste langueur; sa barbe était clair-semée et, comme je l'ai déjà dépeinte, d'une couleur de châtaigne; il portait noblement sa tête sur un cou flexible, élevé et bien conformé; sa poitrine et ses épaules étaient larges, ses bras longs, libres dans leurs mouvements; ses mains très-allongées mais délicates et blanches, ses doigts souples, ses jambes et ses pieds allongés aussi, mais bien sculptés, avec plus de muscles toutefois que de chair; en résumé, tout son corps admirablement adapté à sa figure; tous ses membres étaient si adroits et si lestes que, dans les exercices de chevalerie, tels que la lance, l'épée, la joute, le maniement du cheval, personne ne le surpassait. Cependant, ajoute Manso, il ne parlait pas en public, devant les princes ou devant les académies avec autant de force, d'assurance et de grâce dans l'accent, qu'il y avait de perfection dans le style et dans les pensées, peut-être parce que son esprit, trop recueilli dans ses pensées, portait toutes ses forces au cerveau, et n'en laissait pas assez pour animer le reste de son corps; néanmoins, dans toutes ses actions, quelque chose qu'il eût à dire ou à faire, il découvrait à l'observateur le moins attentif une grâce virile et une mâle beauté, principalement dans sa contenance, qui resplendissait d'une si naturelle majesté qu'elle imposait, même à ceux qui ne savaient pas son nom et son génie, l'admiration, l'étonnement et le respect.»

Manso dit que Torquato avait la vue courte et faible par la continuelle lecture à laquelle il se livrait sans repos, et même par celle de sa propre écriture prodigieusement fine et souvent illisible.

Le costume habituel du Tasse était, ajoute Manso, conforme à la gravité et à la simplicité de goût d'un homme qui se respecte lui-même jusque dans ses vêtements. Son vêtement ordinaire, dès sa jeunesse, était toujours noir, sans aucun des ornements et des broderies en usage de son temps; il n'était, en général, suivi que d'un seul page; mais, quoique sobre, son costume était éloigné de la négligence. Il aimait le linge blanc et fin, et il en faisait faire d'amples provisions; mais il le portait sans lacet et sans broderie. Pour ses aliments, il n'aimait que les choses légères, douces, sucrées; il avait une invincible répugnance à tout ce qui était fort ou amer; il ne buvait que de l'eau légèrement coupée des vins liquoreux de Grèce et de Chypre; tout était tempéré dans ses goûts comme dans son âme. Sa conversation, sans vivacité et sans saillies, coulait de ses lèvres avec naturel, lenteur et mélancolie; il ne causait point pour éblouir, mais pour se répandre dans le sein de l'amitié, soit par retour de sa pensée sur les adversités de son berceau, soit par pressentiment de ses malheurs futurs. L'ombre de la mélancolie, planant sur ses traits, mêlait un intérêt tendre et une pitié vague à l'admiration que son nom et sa personne inspiraient partout où il paraissait.

Tel est le portrait minutieux qu'un contemporain et un ami trace du Tasse; ce portrait est parfaitement conforme à celui que nous possédons nous-même, copié sur le portrait original, peint sur le Tasse vivant à Florence, et qui nous a été prêté par notre illustre ami, le marquis Gino Caponi, homme digne de vivre dans sa galerie en société avec ces grands hommes de sa patrie.

XV.

La mort du pape interrompit brusquement ces fêtes à Ferrare. Le cardinal Louis d'Este partit pour Rome afin d'assister au conclave; Torquato resta à Ferrare. Pendant l'absence de son protecteur les deux princesses ses sœurs, Lucrézia et Léonora d'Este, filles de Renée de France, admirent le jeune poëte dans leur familiarité. Lucrézia, l'aînée, avait trente et un ans; la seconde, trente. Toutes deux d'une beauté célèbre, quoique différente, et d'un esprit cultivé, elles rassemblaient dans leur personne la grâce de la France et la passion de l'Italie. L'une et l'autre avaient reçu dans le palais lettré de Ferrare l'éducation presque virile des maîtres, des philosophes et des poëtes les plus éminents de ce siècle. Léonora, à ces études sévères, avait joint l'étude de la poésie et excellait elle-même dans la langue des vers. D'une beauté plus idéale et plus délicate que sa sœur, elle évitait souvent, sous prétexte d'une santé plus frêle, les cérémonies et les fêtes de la cour. Renfermée et recueillie dans ses appartements et dans ses jardins hors de la ville, elle n'apparaissait qu'entourée du mystère de sa vertu et de son génie. Ses charmes, plus voilés, n'en avaient que plus de prestige: elle était la divinité cachée de tous les courtisans, de tous les princes, de tous les poëtes de Ferrare ou de l'Italie. Son entretien avait la grâce, le demi-jour et la douce intimité de sa vie; cette tristesse attendrissait les cœurs, mais la piété de son âme, toute consacrée aux pensées divines, décourageait l'amour. On n'osait aimer une beauté transfigurée en angélique apparition, au milieu d'une cour galante et souvent licencieuse d'Italie. L'impression que Léonora fit sur le Tasse, la première fois qu'il la vit dans une des dernières fêtes du mariage d'Alphonse et de Barbara, se devine plus qu'elle ne s'exprime dans quelques vers de sa pastorale de l'Aminta, qu'il écrivait pendant l'absence du cardinal d'Este.

«Ah! que vis-je alors! s'écrie le poëte, déjà touché à son insu, qu'entendis-je!... Je vis des divinités célestes et charmantes, et, parmi ces nymphes et ces sirènes... je restai frappé de stupeur, et je me sentis tout à coup grandir moi-même à la hauteur de ce que j'admirais... Rempli d'une vie inconnue, inondé d'une divinité intérieure toute nouvelle... je chantais les exploits et les héros, dédaignant désormais les humbles idylles...»

XVI.

Cependant, soit que la distance et le respect eussent intimidé l'aveu de ces sentiments pour Léonora d'Este, soit qu'il eût voulu dérober sous un autre nom les hommages poétiques secrets qu'il adressait dans son cœur à Léonora, le Tasse affecta de célébrer quelque temps dans ses vers une autre beauté de la cour de Ferrare. C'était Lucrézia Bendidio, jeune fille d'illustre naissance, à laquelle presque tous les poëtes du temps adressaient leurs soupirs et leurs sonnets. Mais Lucrézia favorisait les vœux d'un autre courtisan, poëte aussi, nommé Pigna, et qui était secrétaire et favori du duc régnant, Alphonse II. Léonora elle-même prévint le Tasse du danger de cette rivalité poétique avec un homme si puissant sur l'esprit de son frère. Le poëte se tut et chanta sous des noms de nymphe ou de bergère le seul et véritable objet de sa passion.

La nouvelle de la dernière maladie de son père l'arracha pour quelque temps aux séductions et aux dangers de la cour de Ferrare. Le duc de Mantoue avait pris soin de la vieillesse de Bernardo Tasso, il l'avait nommé gouverneur de la petite forteresse d'Ostie sur le Pô. C'est là que le père du Tasse expira après une courte maladie, à l'âge de soixante-seize ans, le 4 septembre 1569. Torquato était arrivé à temps à Ostie pour recevoir les adieux et les bénédictions de ce tendre père. Son héritage, dilapidé d'avance par des serviteurs avides et infidèles, ne suffit ni aux frais de sa maladie ni à ceux de ses funérailles. Torquato consacra à ces pieux devoirs quelques ducats empruntés sur gage aux juifs usuriers de Ferrare. L'infortuné Bernardo, consolé au moins par la présence de son fils, n'avait témoigné à sa dernière heure que la joie d'aller rejoindre, dans le sein de Dieu, cette Porcia qu'il avait tant aimée, et de laisser sur la terre, pour perpétuer son nom, un fils dont la tendresse et la gloire naissante le récompensaient de ses longues adversités.

XVII.

Après avoir remercié le duc de Mantoue de la protection qu'il avait donnée à son père, le Tasse se hâta de retourner à Ferrare pour assister au mariage de la sœur de Léonora, Lucrézia d'Este, avec le prince d'Urbin, Marie de la Rovère. L'isolement dans lequel le mariage de sa sœur laissa Léonora à la cour de Ferrare parut redoubler encore l'inclination qui la portait vers le Tasse. Cette faveur de la princesse pour le poëte était trop pure pour qu'elle cherchât à la dérober aux regards des courtisans. Léonora, idole du peuple de Ferrare par sa beauté et par ses talents poétiques, avait en même temps une si juste réputation de vertu et de piété qu'on la regardait dans tout le duché comme l'intermédiaire visible de la Providence, et qu'on attribuait à ses prières la vertu surnaturelle de fléchir le ciel et d'écarter les fléaux. On trouve une trace de cette croyance populaire dans les vers d'un poëte du temps, Philippe Binaschi:

«Quand les ondes soulevées du Pô firent trembler leurs rives et menacèrent d'engloutir Ferrare et ses campagnes, une seule prière de toi, chaste Léonora, détourna de ton peuple les justes et terribles colères du ciel!»

XVIII.

Le Tasse s'encouragea de plus en plus à son poëme par la faveur que lui témoignait la princesse. La gloire n'était plus seulement pour lui dans une vaine et froide renommée, mais dans l'applaudissement d'une femme adorée qui donnait un cœur à cette gloire. Il en écrivit six chants en quelques mois, avec la double inspiration de la poésie et de l'amour. Il s'était décidé enfin à l'écrire dans le rhythme chantant de l'Arioste, son prédécesseur et son modèle, c'est-à-dire en stances régulières de dix vers, sorte de récitatif admirablement approprié au récit, assez musical pour soutenir l'haleine, pas assez pour fatiguer l'oreille.

L'Arioste avait assoupli ce mètre à la poésie légère, le Tasse allait l'élever à la poésie héroïque. C'était une grande audace au Tasse d'affronter de si près dans Ferrare la comparaison avec l'Homère du badinage italien. Nous trouvons dans une lettre de Voltaire à Chamfort du 16 novembre 1774, une appréciation admirablement juste de cet Arioste que le Tasse allait surpasser dans le sujet, en l'imitant dans la forme. Nous sommes heureux de rencontrer dans l'esprit si juste et si infaillible de Voltaire notre propre opinion de l'immense supériorité de l'Arioste sur son copiste naïf mais négligé, la Fontaine.

«À propos, Monsieur,» dit Voltaire, «vous me reprochez, mais avec votre politesse et vos grâces ordinaires, d'avoir dit que la Fontaine n'était pas assez peintre. Il me souvient en effet d'avoir dit autrefois qu'il n'était pas un peintre aussi fécond, aussi varié, aussi animé que l'Arioste, et c'était à propos de Joconde; j'avoue mon hérésie au plus aimable prêtre de notre Église.

«Vous me faites sentir plus que jamais combien la Fontaine est charmant dans ses bonnes fables; je dis dans les bonnes, car les mauvaises sont bien mauvaises; mais que l'Arioste est supérieur à lui et à tout ce qui m'a jamais charmé, par la fécondité de son génie inventif, par la profusion de ses images, par la profonde connaissance du cœur humain, sans faire jamais le docteur; par ces railleries si naturelles dont il assaisonne les choses les plus terribles! J'y trouve toute la grande poésie d'Homère avec plus de variété, toute l'imagination des Mille et une Nuits, la sensibilité de Tibulle, les plaisanteries de Plaute, toujours le merveilleux et le simple. Les exordes de tous ses chants sont d'une morale si vraie et si enjouée! N'êtes-vous pas étonné qu'il ait pu faire un poëme de plus de quarante mille vers, dans lequel il n'y a pas un morceau ennuyeux, pas une ligne qui pèche contre la langue, pas un tour forcé, pas un mot impropre? Et encore ce poëme est tout en stances!

«Je vous avoue que cet Arioste est mon homme ou plutôt un dieu, comme disent messieurs de Florence, il divin' Ariosto. Pardonnez-moi ma folie. La Fontaine est un charmant enfant, que j'aime de tout mon cœur; mais laissez-moi en extase devant messer Ludovico, qui d'ailleurs a fait des épîtres comparables à celles d'Horace. Multæ sunt mansiones in domo patris mei, il y a plusieurs places dans la maison de mon père; vous occupez une de ces places. Continuez, Monsieur, réhabilitez notre siècle; je le quitte sans regret. Ayez surtout grand soin de votre santé. Je sais ce que c'est que d'avoir été quatre-vingt-un ans malade.

«Je suis toujours très-fâché de mourir sans vous avoir vu.»

XIX.

Ce jugement du meilleur juge en imagination et en légèreté de main dans les rhythmes atteste assez la prodigieuse difficulté que le Tasse abordait en s'exposant lui-même à la comparaison avec l'Arioste, son maître. Mais la jeunesse, l'amour et la passion de la gloire pour mériter l'amour, osent tout et triomphent de tout. Les six premiers chants de la Jérusalem délivrée ne furent qu'une aspiration mélodieuse et continue du cœur du poëte au cœur et à l'enthousiasme de Léonora. Ces huit mois furent certainement l'extase la plus prolongée et la plus féconde qui ait jamais transporté l'imagination du poëte et de l'amant au-dessus des tristes réalités de la vie.

Un second départ du cardinal d'Este pour la France, où il possédait d'immenses terres de l'Église appelées bénéfices, interrompit encore cette félicité. Le Tasse suivit son prince à la cour de Charles IX, il s'y lia d'une amitié littéraire avec le poëte français Ronsard. Ronsard était une sorte de Pétrarque français, qui tentait de donner à la poésie naissante de son pays les ailes de l'imagination italienne et la sphère élevée du platonisme attique; mais le génie gaulois, prosaïque et trivial, rabaissa bientôt cette poésie au niveau de terre. Un esprit sagace mais commun, Boileau, ravala Ronsard et méprisa le Tasse. La médiocrité sage, personnifiée dans Boileau, triompha comme toujours en France des nobles témérités du génie. Sur la foi d'un vers de Boileau, le seul poëme épique moderne digne de ce nom passa pendant deux siècles, en France, pour une fausse dorure sur un vil métal. L'impuissance d'admirer qui vient de l'impuissance de comprendre a une puissance de dénigrement dont Ronsard et le Tasse ont été longtemps les victimes parmi nous.

Le Tasse continuait lentement son poëme pendant le voyage du cardinal d'Este en France; il en écrivit plusieurs chants dans l'abbaye de Châlis, qui appartenait au cardinal. Il se délassait de ce travail en écrivant aussi quelques notes sur la nature du pays et sur le caractère des habitants; il compare, avec assez de justesse pour un étranger, la France à l'Italie; il attribue, comme Montesquieu, la mobilité du génie français à l'inconstante variété du climat. Ce fut là qu'il encourut, on ne sait pas précisément pourquoi, la disgrâce du cardinal son maître. C'était l'année où se tramait le massacre de la Saint-Barthélemy; tout était trouble, lutte et dissimulation, en France, entre les catholiques et les protestants. Le cardinal d'Este, par des raisons de famille, penchait vers la modération et la conciliation des partis dans le royaume. La princesse Marguerite, sœur de Charles IX, était la maîtresse du duc de Guise et elle espérait l'épouser un jour; on la donna malgré elle à Henri IV, roi de Navarre, qu'elle n'aimait pas. Le ressentiment de cette princesse s'en accrut contre le parti protestant, qui était celui de son mari; elle paraît avoir communiqué au Tasse sa colère contre ce parti. Le Tasse était également dévoué au duc de Guise, chef militaire et politique du parti catholique. Ces deux liaisons du Tasse avec Marguerite et le duc de Guise lui faisaient blâmer trop haut la longanimité du cardinal d'Este envers les hérétiques. Une lettre inédite du poëte semble indiquer clairement que ce fut le motif de sa disgrâce: «Peut-être, dit-il dans cette lettre, ai-je dû le refroidissement du cardinal au trop grand zèle que j'ai montré pour le parti catholique en France, ou par ressentiment de ce que je manifestais pour la religion plus de sollicitude que cela ne convenait à la politique de certains ministres de la cour de Ferrare.» L'écrivain français Balzac assure que la négligence du cardinal envers son poëte fut poussée jusqu'à lui retirer son traitement et à lui refuser tout moyen de renouveler ses vêtements, usés par un an de séjour en France. «Il partit de Paris,» dit Balzac, «avec le même habit qu'il portait en y arrivant.»

C'était aux approches de la Saint-Barthélemy; il se rendit à Rome avec son ami Manzuoli, un des secrétaires du cardinal, et fut accueilli par le pape Pie V, auquel il adressa une ode latine qui lui mérita sa faveur.

Lamartine

(La suite au prochain entretien.)

XCIIe ENTRETIEN

VIE DU TASSE.

(DEUXIÈME PARTIE.)

I.

Mais une autre faveur plus tendre et plus durable que celle des rois, des papes et des cardinaux, veillait de loin sur lui malgré sa disgrâce; c'était celle des deux charmantes princesses de Ferrare, Lucrézia, duchesse d'Urbin, et Léonora, toujours restée à la cour de son frère. Elles se concertèrent pour obtenir d'Alphonse II, leur frère, qu'il attachât à sa personne le jeune Torquato, gloire future de leur maison, et déjà souci secret de leur cœur. Alphonse céda à leurs sollicitations; il prit Torquato à son service personnel, il lui accorda une pension de seize couronnes d'or par mois, et il le dispensa de toute fonction et de toute assiduité pour le laisser tout entier à la poésie, seul service digne de son génie.

Comblé de ces faveurs dont il devinait la source, ce qui les lui rendait plus chères, il accourut à Ferrare au mois de mai 1572. Alphonse et ses sœurs le reçurent en favori de la famille. On lui permit d'aller faire un court séjour à Rome pour consulter les érudits, les théologiens et les critiques du temps, sur les chants déjà achevés de son poëme. Auguste ne traita pas Virgile avec plus de libéralité quand ce poëte voulut aller en Grèce et en Troade pour polir ses œuvres. Le Tasse s'exprime ainsi lui-même dans sa correspondance sur Alphonse:

«Ce prince me releva avec la main de mon obscure fortune, au grand jour, et à l'estime de sa cour; il me fit passer de l'indigence à la richesse, il donna lui-même une considération et un prix de plus à mes productions poétiques, en assistant fréquemment et attentivement à la lecture de mes vers, et en traitant leur auteur avec toutes sortes d'égards et de marques d'admiration; il m'admit honorablement et familièrement à sa table et à ses entretiens; il ne me refusa aucune des faveurs que je lui demandai.»

La félicité du Tasse à Ferrare, à cette époque, était de nature à inspirer l'envie. Jeune, beau, illustre déjà par les promesses de son génie, honoré de la faveur intime de son prince, admiré de cette sœur d'Alphonse que toute l'Italie regardait comme supérieure à la Béatrix de Dante, à la Laure de Pétrarque, cher même comme un ami à cette autre sœur Lucrézia, maintenant duchesse d'Urbin, qui partageait pour lui le penchant de Léonora, enivré des plus légitimes perspectives de gloire poétique et peut-être des plus douces illusions de grandeur par l'amour mystérieux de Léonora, achevant lentement dans le loisir des délicieux jardins de Bello Sguardo, ce Versailles des ducs de Ferrare, le poëme qui devait élever son nom au-dessus du nom de ses protecteurs, rien ne manquait à sa félicité que ce qui manque à toutes les choses humaines: la durée.

La mort de la jeune duchesse de Ferrare, Barbara d'Autriche, et celle du cardinal Hippolyte d'Este, oncle d'Alphonse, répandirent le deuil sur cette cour. Le Tasse écrivit à Alphonse des consolations où la tendresse s'unit au respect; le poëte perdait lui-même, dans le cardinal Hippolyte d'Este, un de ses protecteurs les plus déclarés et les plus puissants à Rome. C'est ce cardinal qui venait de construire à Tivoli, non loin des cascades et des ruines de la villa de Mécène, ce merveilleux palais d'Este et ces jardins, type de ceux d'Armide, où les édifices, les terrasses, les grottes, les arbres, les fleurs et l'eau jaillissant ou courant dans des canaux harmonieux, remplissaient l'oreille de mélodies éternelles semblables aux concerts des harpes éoliennes. C'est là qu'il convoquait tous les poëtes et tous les artistes de l'Italie à jouir des magnificences et à concourir à la gloire de la maison d'Este. Le Tasse, recommandé à son oncle par Léonora, avait déjà joui une fois de l'accueil de ce cardinal, dans son premier voyage à Rome.

II.

Alphonse se rendit à Rome pour recueillir l'héritage de son oncle; il y passa l'hiver de 1572 à 1573. L'absence de ce prince laissa le Tasse à Ferrare dans une familiarité plus recueillie avec sa sœur Léonora. C'est sous l'empire des plus tendres rêveries de son âge qu'il interrompit alors ses chants épiques, et qu'il écrivit sa délicieuse pastorale de l'Aminta, drame amoureux et tragique dont l'amour est le sujet, dont des bergers et des bergères sont les personnages, et dont les vallées, les montagnes, les forêts, sont la scène. L'Aminta est à la Jérusalem délivrée ce que les Églogues de Virgile sont à l'Énéide: une diversion légère et gracieuse d'un poëte souverain, qui change d'instrument sans changer de souffle, qui dépose un moment la trompette épique pour le chalumeau des bergers. Dans l'Aminta du Tasse, comme dans les Églogues de Virgile, le poëte paraît d'autant plus parfait qu'il est moins tendu; il semble se complaire à racheter la simplicité du sujet par l'inimitable perfection des images, des sons et des vers. Il se surpassa lui-même en jouant avec son génie; on sent en lisant l'Aminta que tous ces vers inondés de lumière, de sérénité et de passion, furent écrits pour l'oreille, pour le cœur, et sous les regards d'intelligence d'une amante chaste, muette, mais adorée. Les larmes mêmes y sont douces, l'amour y rend tout mélodieux jusqu'aux sanglots. Un tel poëte faisait respirer de tels parfums pour enivrer Léonora en s'enivrant lui-même, sous le nuage qui dérobait leur intelligence à tous les yeux.

III.

Alphonse, à son retour de Rome, fit représenter l'Aminta au printemps de 1573 dans ses jardins de Bello Sguardo; le succès de cette tragédie pastorale fut immense et universel. L'Italie retentit du nom de l'auteur, son succès créa un genre de composition littéraire dans l'Europe lettrée. Le Pastor fido, de Guarini, fut peu de temps après la plus heureuse imitation de l'Aminta du Tasse; mais le Tasse lui-même ne parut pas attacher à cette œuvre de sa jeunesse l'importance qui s'y attacha dans le goût du temps; il aspirait avant tout à la gloire épique, ce sommet de l'art selon son siècle; il ne voulut pas donner la mesure de son génie dans un monument inférieur à l'épopée. Il refusa de laisser imprimer l'Aminta: sa seule édition était dans la mémoire de Léonora, pour qui il avait écrit ce drame de naïf amour. Ce ne fut que pendant sa captivité dans l'hospice de Sainte-Anne qu'une copie de l'Aminta, dérobée par un des spectateurs de cette pastorale, tomba entre les mains des Aldes, célèbres imprimeurs de Venise, qui la répandirent par leurs presses dans toute l'Europe. Ce ne fut qu'alors aussi qu'on remarqua dans quelques vers de l'Aminta une sorte de pressentiment secret et prophétique de l'état mental du poëte, qui semblait décrire les premiers symptômes de sa mélancolie.

«Ah! tu ne sais pas ce que Tircis m'écrivait, quand, dans le délire de sa passion pour moi, il errait en forcené à travers les forêts, et qu'il excitait tout à la fois la dérision et la pitié des pasteurs et des nymphes! Non pas que ce qu'il écrivait portât les signes de la démence, bien que ses actes fussent déjà souvent d'un insensé!...»

IV.

Le succès prodigieux de l'Aminta en Italie, la faveur du duc régnant, la bienveillance voilée, mais persévérante, de Léonora, éveillèrent la jalousie des poëtes, des courtisans, et même des ministres à la cour de Ferrare, contre un jeune étranger que la naissance, la beauté, le génie, l'amour peut-être, pouvaient élever au-dessus de tous ses rivaux. Une ligue muette se forma de toutes ces vanités et de toutes ces ambitions contre lui. En voyant cette ombre de la haine et de l'envie sur ses pas, il devint ombrageux lui-même; son imagination lui fit soupçonner l'inimitié dans tous les cœurs, une embûche à tous ses pas. C'est le premier symptôme de cette mélancolie qui n'est pas, qui ne fut jamais en lui la démence, mais qui n'est plus la raison.

On accuse la fortune d'être hostile aux grands génies littéraires, poétiques, artistiques: nous n'admettons pas qu'un grand don de l'esprit soit une hostilité ou une malédiction de la fortune; nous conviendrons plutôt que les grandes imaginations, quand elles ne sont pas en équilibre parfait avec les autres facultés du bon sens et du raisonnement, portent leur malheur en elles-mêmes. Tout ce qui est excessif est défaut; tout ce qui n'est pas harmonie est désordre dans notre organisation. Cette sensibilité exquise, qui est la première condition de toute supériorité dans les beaux-arts, est aussi le tourment de ceux qui la possèdent. Un philosophe anglais a remarqué avec une admirable justesse que «si la nature douait un être d'une faculté de sentir et de penser trop supérieure à la faculté de sentir et de penser du commun des hommes, cet être en apparence privilégié ne pourrait pas vivre dans le milieu humain, ou vivrait le plus infortuné de tous les êtres. Avec des sens plus délicats, plus impressionnables, plus raffinés; avec des sensations plus vives et plus pénétrantes; avec un goût plus délicat, que tous les objets dont il est entouré blesseraient ou ne pourraient satisfaire; obligé de vivre toujours dans une sphère qui répugnerait à la perfection de ses organes, il vivrait de souffrance, ou périrait de désir.»

Or, si cette impossibilité de vivre est absolue pour un être qui serait complétement supérieur à la généralité des hommes, cette difficulté de vivre heureux est relative dans les êtres doués seulement d'une sensibilité supérieure de quelques degrés à celle de leurs semblables. Les hommes à puissante imagination, tels que le Tasse, sont au nombre de ces victimes de leur propre supériorité. Beaucoup imaginer, c'est beaucoup prétendre; beaucoup penser, c'est beaucoup souffrir; être grand, c'est être disproportionné dans un monde de médiocrités ou de petitesses; être disproportionné, c'est être déplacé; être déplacé, c'est créer autour de soi des inimitiés, c'est éprouver soi-même une inimitié involontaire et générale contre tous ceux qui ne vous cèdent pas la place aussi vaste que la demandent vos facultés supérieures. Telle est la loi des êtres qui sont jetés dans le monde avec une prodigalité de nature trop disproportionnée au moule humain; ils sont malheureux, mais sont-ils malheureux parce qu'ils sont trop complets? non, ils sont malheureux parce qu'ils ne le sont pas assez; ils sont à plaindre, parce qu'une seule de leurs facultés est excessive, et que les autres facultés correspondantes sont inférieures. S'il y avait égalité, équilibre, harmonie entre toutes leurs facultés; si la sensibilité était contre-balancée par la raison, l'imagination par la justesse, l'enthousiasme par le bon sens, la passion par le devoir, la douleur par la force, ces hommes puissants dans une seule aptitude deviendraient puissants dans toutes, et leur supériorité spéciale, qui fait leur malheur, se changerait en une supériorité universelle qui ferait la gloire de l'humanité.

Tels furent les véritables grands hommes dans l'antiquité et dans tous les temps, les Homère, les Aristote, les Socrate, les Cicéron, les Solon, les Virgile, les Raphaël, les Michel-Ange, les Shakespeare, les Racine, les Fénelon, les poëtes, philosophes, législateurs, hommes d'État, orateurs, artistes, chez lesquels une imagination grandiose était en rapport exact avec une infaillible raison. Ces hommes subirent sans doute les vicissitudes ordinaires de la vie de leurs semblables: mais la fortune ne parut pas s'acharner sur eux de préférence aux autres hommes; ils n'accusèrent point le sort d'une partialité exceptionnelle; ils furent plus grands sans être plus misérables; pourquoi? parce qu'ils furent plus complets, parce que cette même supériorité pondérée d'intelligence, qui leur servit à créer leurs œuvres, leur servit aussi à affronter, à supporter ou à vaincre les difficultés de la vie. Ils furent carrés égaux sur leurs quatre faces, offrant la même étendue d'imagination, de raison, de force et de résistance à la vie. S'ils n'eussent été grands que d'un seul côté, ils auraient faibli comme le Tasse ou comme J.-J. Rousseau; et le monde inintelligent aurait accusé leur mauvaise fortune: c'est leur imparfaite nature qu'il fallait accuser. Un préjugé puéril met les poëtes en suspicion de démence; ce préjugé est né assez naturellement, dans le monde, de l'opinion que l'imagination prédomine exclusivement dans les poëtes, et que cette prédominance de l'imagination seule les prédispose à l'égarement d'esprit. Cela est vrai des mauvais poëtes, qui n'ont pas cultivé leur raison à l'égal de leur imagination; cela est souverainement faux des bons poëtes, qui sont la raison transcendante et créatrice, vivifiée et colorée par l'imagination, l'harmonie suprême de l'intelligence, et qui sont par cela même les plus raisonnables des hommes.

Dans le Tasse, la sensibilité et l'imagination seules étaient supérieures; la raison, qui ne manquait pas à sa poésie, manquait à sa vie; l'intelligence était saine, le caractère était égaré; sa mélancolie, faiblesse de sa trame, comme dans Rousseau, obscurcissait sa raison.

Ce fut le malheur de son organisation qui amena celui de sa destinée.

V.

La duchesse d'Urbin, sœur compatissante de Léonora, informée par elle des tristesses et des langueurs du Tasse, l'invita à venir passer quelques mois de l'été auprès d'elle, dans son palais de délices de Castel Durante, près de Pezaro. Ce site avait été, dès son enfance, propice au Tasse; il y vit représenter l'Aminta avec les mêmes applaudissements qu'à Ferrare; il y composa en l'honneur de Lucrézia, toujours belle dans sa maturité, ce fameux sonnet de la rose, devenu depuis le proverbe poétique et consolateur des beautés dont la fleur survit à leur printemps:

«Dans l'âpre primeur de tes années, dit le poëte à Lucrézia, tu ressemblais à la rose purpurine qui n'ouvre encore son sein ni aux tièdes rayons ni à la fraîche aurore, mais qui, pudique et virginale, s'enveloppe de son vert feuillage; ou plutôt (car une chose mortelle ne peut souffrir la comparaison avec toi) tu étais pareille à l'aube céleste qui, brillante et humide dans un ciel serein, emperle de ses pleurs les campagnes et embaume les collines de ses senteurs; et maintenant les années moins vertes de ta vie ne t'ont rien enlevé de tes charmes; et bien qu'indifférente et négligée dans ta parure, aucune beauté puissante, parée de ses plus riches atours, ne peut s'égaler à toi: ainsi plus resplendissante est la fleur à l'heure où elle déplie ses feuilles odorantes; ainsi le soleil, à la moitié de son cours, étincelle de plus d'éclat et brûle de plus de flamme qu'à son premier matin.»

Le duc et la duchesse d'Urbin, sachant que les grâces faites au Tasse étaient les plus douces flatteries au cœur de Léonora, lui firent présent d'un anneau orné d'un magnifique rubis, qu'il vendit plus tard à Mantoue comme sa dernière ressource contre la faim, pendant ses misères. Le Tasse revint à Ferrare avec le prince et la princesse, pour assister au second départ du cardinal Louis d'Este pour la France. Le départ de ce frère chéri coûta des larmes à Léonora; le Tasse s'efforça de la consoler dans ses vers, qui respirent une respectueuse compassion à ses peines.

VI.

Son poëme enfin terminé, en 1575, le poëte résolut, avant de le livrer à l'impression, d'aller encore une fois le soumettre à Rome à la révision et à la critique des premiers littérateurs de l'Italie. Soit mécontentement fondé du sort subalterne dans lequel Alphonse le laissait languir à la cour; soit inquiétude d'esprit, suite de sa mélancolie croissante; soit ingratitude envers Léonora dont l'amitié ne pouvait plus suffire à son orgueil, on voit, dans les lettres du Tasse de cette date, un dessein arrêté de quitter Ferrare après avoir payé sa dette à Alphonse en lui dédiant son épopée: «J'irai vivre à Rome, écrit-il, fût-ce dans l'indigence.» Il paraît, par sa correspondance inédite de cette date, que ce dessein d'abandonner la cour de Ferrare, dessein connu d'Alphonse par des lettres tombées dans ses mains, fit redouter à ce prince que le Tasse n'eût l'intention de passer au service des Médicis et de déshériter ainsi sa maison de la gloire d'avoir protégé les deux grands poëtes épiques de l'Italie: l'Arioste et l'auteur de la Jérusalem délivrée. Du jour où Alphonse soupçonna cette défection de son poëte favori, la conduite de ce prince envers le Tasse changea; la défiance et la froideur succédèrent à la familiarité. La maison d'Este et la maison de Médicis, bien que liées par des mariages et des traités, se disputaient entre elles non pas tant le sol que les hommes illustres de l'Italie. La gloire d'avoir donné un nouveau Virgile à l'Ausonie intéressait plus l'orgueil et la passion d'immortalité d'Alphonse, que la possession d'une province de plus annexée à ses États. L'ambition de ce siècle était littéraire, philosophique, artistique; la renaissance des lettres avait ennobli le cœur des princes et des peuples. Un peintre, un architecte, un sculpteur, un poëte faisait pencher la balance entre Rome, Florence, Ferrare, Naples, Milan; c'était le génie qui donnait la supériorité et la gloire. Le spiritualisme avait triomphé des armes; les grands hommes de lettres effaçaient les héros. La crainte de perdre le Tasse, et avec le Tasse l'honneur d'avoir produit le plus accompli des poëmes, était devenue une passion jalouse dans le cœur du duc de Ferrare.

Cependant la douce intervention de Léonora et de sa sœur Lucrézia paraît avoir suspendu ou tempéré l'effet du mécontentement de leur frère. Le Tasse obtint l'autorisation de se rendre à Rome, à Padoue, à Venise, pour épurer son poëme de tout ce qui pouvait blesser les plus légers scrupules de la théologie, de la philosophie, de la langue ou du goût. Il partit et revint à Ferrare sans avoir réussi à faire imprimer son poëme à Venise, parce qu'on n'y accordait pas de privilége de propriété aux auteurs.

Il y trouva le duc Alphonse de plus en plus refroidi envers lui par de nouvelles découvertes des négociations poursuivies secrètement par le Tasse avec les Médicis. La duchesse d'Urbin s'efforça de réconcilier le prince et le poëte; Léonora, plus tendre et plus active encore dans son intérêt, conjura le Tasse d'accepter d'elle-même les avantages que son frère s'obstinait à lui faire attendre.

«Hier,» dit le Tasse, dans une lettre confidentielle à son ami Scalabrino, «Madame Léonore m'a dit dans la conversation, sans que rien eût amené un pareil sujet, que jusqu'alors ses revenus avaient été extrêmement bornés; mais qu'à présent que sa fortune s'était améliorée par l'héritage de sa mère, elle serait heureuse d'ajouter à mon traitement, de son trésor, tout ce qui pourrait m'assister; ceci, je ne l'ai pas recherché ni ne le rechercherai jamais, et je n'aurai jamais recours ni au duc ni à ses sœurs; mais, s'ils m'accordent d'eux-mêmes une faveur, quelque petite soit-elle, bien loin de la refuser, je la recevrai avec reconnaissance.»

Les biographes et les commentateurs les plus versés dans les mystères de la cour de Ferrare en ce moment, ont cru que la froideur avec laquelle le Tasse accueillit la gracieuse prévenance de son amie Léonora tenait à une passion passagère qu'il affichait pour une autre Léonora qui éclipsait toutes les beautés de son temps. C'était Léonora, comtesse de Scandiano, alors en visite à la cour d'Alphonse. Le sonnet du Tasse adressé à la comtesse de Scandiano semble, par l'amoureuse recherche de ses images, justifier ce commérage de palais, recueilli par la postérité, qui recueille tout des grands hommes. La comtesse de Scandiano était célèbre surtout par la beauté de ses lèvres autrichiennes; cette circonstance est nécessaire à l'intelligence de ces vers:

«Cette lèvre, colorée par les roses, s'avance légèrement humide et enflée comme par un artifice de l'amour lui-même, pour faire une insidieuse tentation au baiser.

«Amants, qu'aucun de vous ne soit assez hardi pour céder au désir, et pour s'approcher de plus en plus de ce serpent qui s'y cache pour blesser le cœur.

«Moi qui fus jadis rompu à ces amoureuses embûches, je les découvre et je vous les dénonce, ô jeunes amants!

«Ces roses de ces lèvres, comme les pommes de Tantale, s'avancent et se retirent; l'Amour seul y reste avec son dard et ses torches pour vous blesser et vous consumer!»

De tels vers, adressés à la plus jeune et à la plus enivrante des beautés de la cour d'Alphonse, devaient être amers à Léonora, si les sentiments de Léonora dépassèrent jamais l'enthousiasme et l'amitié d'une femme vertueuse pour un respectueux adorateur.

C'est quelques jours après avoir adressé ces vers à la comtesse de Scandiano, qu'il consentit, sur quelques scrupules des critiques romains qui examinaient son poëme, à supprimer le bel épisode d'Olinde et de Sophronie, une des grâces les plus déplacées, mais les plus séduisantes, de son récit. L'opinion générale du temps est que le Tasse avait célébré la beauté et l'amour de Léonora d'Este sous les traits et sous le nom de Sophronie. Effacer ce portrait pour quelques mécontentements de courtisan, pour une inconstance de cœur ou pour un scrupule de critique, n'était pas seulement une offense au poëme, c'était une offense gratuite au cœur de Léonora, innocente des sévérités de son frère.

L'indulgente Léonora, pardonnant à la fois à l'amant et au poëte, supplia le Tasse de venir passer une partie de l'été, seul avec elle, dans une délicieuse villa au bord du Pô, nommée Casandoli. L'ingrat Torquato suivit la princesse à Casandoli, séjour de paix et d'intimité; mais il s'en échappait souvent pour revenir à Ferrare adorer et célébrer, dans des vers passionnés, la comtesse de Scandiano. La faveur dont il paraissait jouir auprès de la comtesse, et celle que lui continuait, malgré son inconstance apparente, la douce Léonora, redoublèrent contre lui la jalousie et la haine de ses ennemis, surtout du célèbre poëte Guarini, son rival en poésie pastorale, auteur du Pastor Fido, œuvre égale à l'Aminta du Tasse.

L'amitié même se changea en trahison et en piége contre lui. Ayant acquis la certitude qu'un de ses amis les plus intimes avait abusé de sa familiarité, dans sa maison, pour ouvrir avec de fausses clefs ses cassettes, et pour épier ses secrets d'amour et ses vers, il lui fit des reproches publics de sa félonie, en plein jour, sur la grande place du palais. Le traître donna un démenti et un soufflet au Tasse; le poëte provoqua l'insulteur à un duel loyal selon les usages de la chevalerie du temps; mais, au lieu du combat, le lâche recourut à l'assassinat; il fondit inopinément avec quelques estafiers sur le Tasse, qui se promenait en plein midi dans la ville. Le poëte, atteint de quelques légères blessures, tira sa dague, para les coups, fondit à son tour sur ses assassins, en blessa quelques-uns et contraignit les autres à la fuite.

Le récit des circonstances de cet assassinat, qu'on trouve dans les lettres de la main du Tasse lui-même conservées à la bibliothèque Pitti, et que j'y ai lues, dément les circonstances romanesques ajoutées par ses premiers biographes à cette aventure. Ces lettres démentent surtout les prétendues persécutions et la fausse complicité de la cour de Ferrare dans ce crime.

«Après ce combat,» dit-il, «je me suis renfermé deux jours dans ma chambre, d'où je ne suis sorti que pour faire deux visites, l'une à la duchesse d'Urbin, l'autre à Madame Léonora; et comme on ne parlait plus de cette rencontre, j'imaginai qu'elle était complétement assoupie. Hier, cependant, je fus invité de la part de Son Altesse à l'accompagner à sa campagne, où Elle se rendait avec quelques familiers. Ce matin même, Crispo, conseiller intime et suprême du duc dans toutes les matières qui concernent la justice, me fit appeler et me répéta quelques bonnes et aimables paroles du duc, prononcées en public, la veille, et témoignant de toute son estime et de toute son affection pour moi; paroles qui ont été confirmées par beaucoup d'autres. Il ajouta que je ne devais pas m'étonner si mon affaire avait marché lentement, attendu que ces lenteurs avaient été calculées pour s'emparer plus sûrement des coupables; mais qu'à présent que le duc était informé qu'ils s'étaient enfuis hors de ses États, on allait procéder contre eux avec la dernière rigueur. J'ai la certitude que le duc a donné ses ordres en conséquence.»

VII.

Soit par la félonie de ses amis devenus ses assassins, soit par sa propre indiscrétion à lire ou à réciter ses vers en public, le Tasse apprit, peu de temps après, qu'on imprimait, à son insu, la Jérusalem délivrée dans plusieurs villes d'Italie à la fois. Ce coup parut abattre son courage; il s'adressa au duc de Ferrare pour prévenir ce larcin de sa gloire et de sa fortune. La lettre qu'Alphonse écrivit en faveur du Tasse aux souverains d'Italie atteste un zèle aussi ardent que son amitié pour le poëte. L'original de cette dépêche est sous nos yeux: Alphonse y proteste aussi énergiquement contre cette infidélité qu'il aurait pu le faire contre l'envahissement d'une de ses provinces; on voit aussi par une lettre du cardinal de San Sisto, ministre du pape Grégoire XIII, au gouverneur de Pérouse, que les intentions d'Alphonse furent accomplies, et qu'on interdit sévèrement partout les éditions subreptices de la Jérusalem.

Le Tasse néanmoins, consterné d'une publicité qui lui dérobait les bénéfices de son œuvre, et qui la faisait circuler avant la dernière perfection qu'il y apportait encore, parut accuser injustement la cour de Ferrare de connivence ou d'indifférence dans cette affaire. Invité aux fêtes de Modène, au mois de janvier 1577, par la comtesse Tarquinia Molza, égale en beauté et en génie poétique à Vittoria Colonna, il se plaint, du sein des délices, de son malheur, et semble en accuser déjà ses bienfaiteurs. «J'espérais trouver la tranquillité d'esprit ici,» écrit-il, «et j'y éprouve autant de misère qu'à Ferrare; mais je suis résolu à prendre toute chose en patience et à sourire à l'adversité. Cependant je suis de plus en plus décidé à ne pas quitter le service du duc, car, outre que mes obligations envers lui sont telles que, quand je lui sacrifierais ma vie, ce ne serait pas encore assez pour payer ma dette, je crains bien de ne pas trouver à une autre cour plus de repos que dans ses États; les maux que je subis sont de telle nature qu'ils m'atteindront partout ailleurs autant qu'à Ferrare.»

Ces lettres sont d'autant moins suspectes d'adulation pour le duc de Ferrare, qu'elles sont écrites hors des États de ce prince, et adressées à un de ses ennemis, Scipion Gonzague, parent et ami des Médicis. Quelques expressions attestent déjà, dans ces lettres, que le Tasse portait son mal en lui-même, et ne l'attribuait pas encore à la famille d'Este, qui le comblait d'égards, d'amitié, et peut-être d'amour.

VIII.

Cette résolution même, manifestée par le poëte, de ne jamais abandonner la cour de Ferrare pour celle des Médicis, offensa et refroidit Scipion Gonzague, son ami.

«Je vois que vous êtes offensé,» lui écrit le Tasse quelques jours après, sans doute en réponse à des reproches: «pardonnez-moi; je ne sais quoi trouble mon esprit!» Sa mélancolie, comme celle de Rousseau, se caractérisait de plus en plus par la mobilité de ses résolutions, et par les soupçons les plus injurieux contre ses meilleurs amis. La gloire de son nom, accrue par la cupidité des éditeurs de la Jérusalem, était cependant déjà tellement sans rivale dans toute l'Italie, qu'un propre neveu du grand Arioste lui écrivait à Modène pour lui décerner la couronne et la suprématie sur son oncle même.

Le Tasse, dans sa réponse pleine de sens, de modestie et d'admiration pour l'Arioste, son modèle et son maître, décline cette gloire. «Cette couronne, dit-il, elle est avec justice sur le front homérique de votre oncle, et il serait plus difficile de l'en arracher que d'arracher à Hercule sa massue!»

Pendant l'hiver suivant, 1578, qu'il passa à Ferrare, toujours absorbé dans la correction de son poëme, on voit se développer son humeur ombrageuse dans ses lettres à ses amis. Ainsi, dans plusieurs lettres au marquis de Monti, dans le duché d'Urbin, il se plaint de ne pouvoir garder un serviteur sûr autour de lui, et il conjure le marquis de Monti de lui envoyer un de ses vassaux pour domestique; il ajoute que, pour prévenir toute pensée de trahison dans ce serviteur étranger, il fallait préalablement l'avertir, au nom du duc d'Urbin son souverain, qu'il serait puni de mort s'il trahit jamais le poëte à qui on l'adresse. Ne sont-ce pas là toutes les ombres qui flottèrent plus tard sur l'imagination malade de J.-J. Rousseau, et qui lui firent jeter quatre de ses enfants à l'hospice des enfants abandonnés sans marque de reconnaissance, de peur que ses fils, sollicités au parricide par ses ennemis, ne devinssent un jour les assassins de leur père? La même démence produit les mêmes symptômes dans ces grands hommes. Ils sont plus dénaturés dans Rousseau, ils sont aussi bizarres dans le Tasse.

Ces symptômes s'accrurent dans l'été suivant jusqu'au délire: il imagina que ses persécuteurs invisibles l'avaient dénoncé à l'inquisition pour quelques irrégularités poétiques de foi, ou pour quelques allusions aux fables mythologiques semées, à son insu, dans ses vers. Le duc de Ferrare et les princesses ses sœurs poussèrent la condescendance à ses craintes imaginaires jusqu'à lui faire écrire, par les inquisiteurs, qu'ils avaient fait examiner attentivement son poëme par les théologiens, et qu'on l'absolvait à jamais de toute faute et de toute peine encourue devant l'Église.

Cette assurance ne le calma que pour un jour; ses anxiétés persistèrent et troublèrent jusqu'à la fureur sa raison. Un soir, dans l'appartement de la duchesse d'Urbin, au palais, il tira son poignard du fourreau et le lança contre un des serviteurs de la duchesse, dans lequel il crut reconnaître un traître ou un ennemi. On s'empara de lui et on l'enferma dans un appartement de la cour du palais, non comme un coupable, mais comme un malade. On trouve la preuve de cet acte d'insanité dans la correspondance de Maffio Veniero, Vénitien résidant alors à Ferrare, et qui était chargé d'écrire à la cour des Médicis les nouvelles de la cour d'Este. Certes, si l'emprisonnement du Tasse eût été gratuit de la part d'Alphonse, le correspondant des Médicis n'aurait pas disculpé le duc de Ferrare de cette impiété envers le génie.

«Le Tasse a été renfermé hier, écrit Veniero, pour avoir, dans la chambre de la duchesse d'Urbin, lancé un poignard à un des serviteurs de la princesse; mais il a été enfermé plutôt à cause de sa maladie, et dans l'intérêt de sa guérison, que pour le punir. Le poëte persévère à se croire criminel du crime d'hérésie et à s'imaginer qu'on veut l'empoisonner. Je pense que ces désordres de son esprit viennent de quelques humeurs mélancoliques qui pèsent sur le cœur et sur le cerveau. L'événement d'ailleurs est bien déplorable, soit que l'on considère son génie ou sa bonté.»

Que peuvent répondre les accusateurs gratuits de la maison d'Este, dans cette circonstance, à une preuve aussi authentique de leur innocence, écrite sur place aux ennemis de cette maison par l'ambassadeur de ces ennemis?

IX.

Le Tasse, revenu à son bon sens, écrivit à Alphonse pour le prier de lui rendre la liberté. L'écuyer d'Alphonse, Coccapani, ami et admirateur du poëte, remit lui-même la supplique et la réponse. Alphonse chargea l'écuyer de tranquilliser le Tasse et de l'assurer que sa détention n'était que temporaire et curative. Peu de jours après, Alphonse vint en effet ouvrir lui-même la porte au poëte, et, pour hâter sa convalescence, il l'envoya, libre et suivi d'amis et de médecins, dans son délicieux palais d'été de Bello Sguardo. Le Tasse reconnaît lui-même plus tard, dans deux passages de ses œuvres, écrits hors des États de Ferrare (huitième et dixième volume de ses lettres), que le duc de Ferrare, dans cette circonstance, lui montra l'affection «non d'un maître, mais d'un frère et d'un père.»

La paix, la solitude, l'amitié, ne suffirent pas à apaiser son imagination inquiète à Bello Sguardo. Il voulut, comme s'il se fût craint lui-même, s'enfermer pour le reste de sa vie dans le monastère des Franciscains de Ferrare. Le duc répondit à la supplique que le Tasse lui adressa de Bello Sguardo pour obtenir son congé et son agrément, qu'il ne s'opposait nullement à ce que le malade fût remis aux pères franciscains, si ces religieux consentaient à le recevoir et à répondre de sa santé par leurs soins; il ajoute que, dans le cas contraire, le Tasse pouvait revenir habiter, libre, son appartement au palais de Ferrare, où il serait servi et soigné comme auparavant par deux serviteurs de la cour. Mais les lettres de l'écuyer, ami du Tasse, au grand-duc, à cette époque, disent que l'état de l'esprit du poëte était plus affligeant que jamais, et qu'il «fatiguait ses confesseurs par des montagnes de folies, débitées comme des accusations contre lui-même.»

X.

Les religieux franciscains de Ferrare consentirent charitablement à recevoir le malade. Il passa quelques jours dans le couvent avec cette paix qui semble, au premier moment, tomber sur l'âme, des cloîtres. «Je suis tellement satisfait des pères, écrit-il lui-même au duc Alphonse, qu'aussitôt que ma santé sera rétablie, je suis invariablement décidé à demander à Votre Altesse la permission de me faire frate franciscain.»

Ce charme dura peu; à peine enfermé dans le couvent, il se persuada que l'absolution qu'il avait reçue de ses hérésies imaginaires par l'inquisition, n'était pas valable; et il adressa une supplique aux cardinaux et au pape, à Rome, pour obtenir d'eux la ratification de sa sécurité. Cette supplique attesterait seule sa démence; elle est aux archives de Modène.

«Votre Seigneurie,» dit-il en s'adressant à Scipion Gonzague, son intercesseur à Rome, «comprendra la situation dans laquelle je me trouve..... Suis-je tout à fait fou ou seulement malade d'esprit?..... Je suis trop cruellement tourmenté..... Je ne vois qu'une manière de me rendre la paix de l'âme et de tranquilliser mes pensées..... Et je conjure Votre Seigneurie, par l'ancienne amitié qui exista entre nous, par la grande affection qu'elle me porte et par sa charité chrétienne, d'agir envers moi, dans cette affaire, avec la même franchise qu'Elle m'a toujours montrée; présentez ma supplique au cardinal de Pise ou à tout autre cardinal attaché à l'inquisition, et ne vous laissez dissuader par personne de présenter ma supplique, sous prétexte que je ne suis pas en parfaite santé d'esprit..... Mais présentez ma supplique au cardinal de Pise..... Employez toute votre influence, toute votre autorité à Rome!..... Travaillez de tous vos efforts à ce que Monseigneur le duc découvre la vérité, puisque, depuis le commencement de cette affaire, je puis lui révéler bien des choses et reconnaître mes fautes et me soumettre au traitement des médecins!..... Telle est ma détresse, que je n'ai que vous au monde à qui je puisse me fier, et, si vous m'assurez que ma supplique aux cardinaux sera présentée, je vivrai enfin en paix!» Le reste de la lettre est un désordre si inextricable de mots et de pensées, qu'elle devient complétement inintelligible; elle se termine par une invocation à Scipion de veiller à la sûreté du Tasse, et de faire intervenir le cardinal de Médicis pour obtenir qu'on lui rende la liberté.

On reconnaît avec douleur, dans cette incohérence d'idées absurdes et d'expressions tronquées, tous les symptômes d'un égarement d'esprit trop réel.

«Je confesse mes fautes, écrit-il à la même date au duc de Ferrare, j'avoue que je suis atteint de mélancolie; mais Votre Altesse est trompée, Elle croit qu'Elle m'a fait absoudre par l'inquisition, et il n'en est rien. Je suis poursuivi plus que jamais par elle; ô grand prince! obtenez-moi cette absolution, et je me soumettrai sans résistance à tous les remèdes! Car je suis fou, mais pas cependant si fou qu'on le pense.»

Les chaleurs de l'été de 1577 accrurent tellement ses dispositions maladives, qu'il tomba dans cette terreur stupéfiante dont J.-J. Rousseau fut saisi dans l'asile que l'amitié de Hume lui avait procuré en Angleterre, quand il se sauva en France, comme s'il eût été poursuivi par ses assassins. Le Tasse, comme on l'a vu, n'avait d'autre prison à cette époque que ses propres appartements dans le palais de Ferrare, ou dans la villa de Bello Sguardo, sous la surveillance de deux serviteurs de la cour. La fuite était facile. Tout porte à croire qu'elle fut favorisée par la tendre pitié de Léonora et de sa sœur, la bonne duchesse d'Urbin, qui n'eurent qu'à faire fermer les yeux aux deux domestiques du palais. On peut supposer aussi qu'Alphonse lui-même ne s'opposa pas sérieusement à une évasion qui le délivrait de l'apparence, toujours odieuse, d'être le geôlier du génie. L'indifférence que ce prince montra bientôt après à l'éloignement ou au retour du poëte confirme cette supposition; rien jusqu'à cette époque ne révéla que de l'affection et de la pitié dans le cœur d'Alphonse pour le Tasse. Ce ne fut que plus tard que la sollicitude changea de caractère, et qu'une aigreur cruelle parut succéder dans ce prince à la pitié.

XI.

Quoi qu'il en soit de cette tolérance ou de cette connivence probable de la cour de Ferrare à la fuite du malade, le Tasse, sous l'empire des terreurs du fer, du poison, de la damnation, qui obsédaient son imagination, s'évada de ses appartements dans la nuit du 30 juillet 1579, et seul, à pied, sans argent, fuyant les chemins fréquentés, s'enfonça dans les gorges des Apennins. Tout porte à croire aussi qu'il ne fut point poursuivi dans sa fuite, car la beauté de ses traits, l'égarement de sa physionomie, l'élégance de son costume, ne pouvaient manquer de signaler son passage et de révéler ses traces aux poursuites du duc de Ferrare. Toute la prudence du poëte se borna à éviter les grandes villes, telles que Bologne, Florence, Rome, qui se trouvaient sur sa route, à suivre les chemins les moins frayés et à ne demander l'hospitalité que dans les hameaux ou dans les chaumières. Cette fuite du Tasse, de cette cour qui avait élevé sa fortune jusqu'à l'amour d'une princesse, vers ce village de Sorrente, où il espérait retrouver l'obscurité et la paix de son berceau, égale en poésie et en pathétique les plus touchantes imaginations de son poëme.

Il y a au fond du cœur des hommes nés sensibles une passion ou une maladie de plus que dans les autres hommes: c'est la passion ou la maladie des lieux qui les ont vus naître et dont le nom, le site, le ciel, les montagnes, les mers, les arbres, les images, évoqués tout à coup par un puissant souvenir, se lèvent devant leur imagination avec une telle réalité et une telle attraction du cœur, qu'il faut mourir ou les revoir. C'est une sorte de mirage moral qui suscite des horizons de verdure, de fontaines et de lacs de l'aridité du désert; c'est le coup qui frappe au cœur le soldat du Tyrol ou de l'Helvétie, quand il entend, à mille lieues de son pays, une note du chant du pasteur des Alpes rassemblant ses troupeaux, et qui le fait languir et se consumer de désir, jusqu'à ce qu'il ait respiré de nouveau une haleine de sa première patrie; c'est cette nostalgie, véritable démence du souvenir, surajoutée à une autre démence, qui dirigeait instinctivement et comme à son insu le Tasse vers le royaume de Naples. Comme tous les malheureux et comme tous les malades, il espérait changer de fortune et de santé en changeant de lieux; il ne pouvait croire qu'il ne retrouverait pas le bonheur de ses premières années et le repos de cœur et d'esprit dans le site où il les avait laissés en quittant Sorrente; il y revoyait son père, sa mère, sa sœur; il savait que ce père, exilé par ses ennemis, reposait, dans une tombe d'emprunt, sur la rive fangeuse du Pô; il savait que Porcia, sa mère, ensevelie dans ses larmes, dormait sous les froides dalles du couvent de San-Sisto; mais il lui restait une sœur chérie, mariée à un pauvre gentilhomme de Sorrente, et qui habitait avec ses enfants la maison et le jardin où il avait lui-même reçu le jour. C'est vers Sorrente qu'il s'avançait comme à tâtons dans sa lente marche; c'est là qu'il retrouvait d'avance, en imagination, sa liberté, sa raison, sa santé, ses tendresses de famille. Son imagination ne le trompait pas dans ce doux rêve; il y aurait retrouvé tout cela s'il avait pu se retrouver lui-même.

Voilà ce que j'ai éprouvé moi-même quand j'ai été obligé de vendre la maison de mon père, à Milly, pour payer mes créanciers.

XII.

Cette sœur du Tasse, Cornélia, objet, comme on l'a vu, de tant de sollicitude de son père et de son frère, avait été mariée malgré eux, par ses oncles avides, à un gentilhomme de Sorrente, nommé Mazio Sersale, qui l'aimait, à condition qu'il ne réclamerait jamais la fortune de sa femme dans la dot de leur sœur Porcia, femme de Bernardo Tasso. Dix-huit années s'étaient écoulées depuis ce mariage; la jeune et belle Cornélia était devenue une grave et tendre mère de famille; elle avait perdu son mari; elle continuait à vivre seule et dans une médiocrité presque indigente dans sa maison à Sorrente, sans autre fortune que les orangers et les figuiers du petit domaine de ses pères. Elle ne savait presque rien de son père et de son frère, si ce n'est que l'un était mort, et que l'autre était devenu un chevalier et un poëte de renom à la cour de la maison d'Este, à Ferrare. Elle espérait que ce frère, si chéri d'elle dans son enfance, protégerait un jour de sa fortune et de son crédit ses petits enfants. Un bruit vague de disgrâce et de revers était cependant venu jusqu'à elle, par les Franciscains du couvent de Salerne et de Sorrente, qui correspondaient avec leurs frères de Ferrare; et ces revers, loin d'attiédir ses tendresses pour ce frère absent, n'avaient fait qu'y ajouter la sollicitude et la pitié.

Cependant le Tasse, ayant laissé Rome et la mer sur sa droite, s'était enfoncé dans les vallées des Abruzzes. C'est une chaîne abrupte et boisée de montagnes habitées par des pasteurs; elles s'avancent comme un long cap entre le golfe de Gaëte, le golfe de Naples et le golfe de Salerne, à peine séparé de Sorrente par un haut promontoire, en approchant de San-Germano, d'Itri, de Fondi, de Gaëte et de Naples. Le Tasse, soit qu'il craignît d'être reconnu par des émissaires du duc de Ferrare lancés à sa poursuite, soit plutôt que, par suite de sa maladie mentale, il voulût éprouver sa sœur elle-même avant de se découvrir à elle, changea ses habits de gentilhomme, usés et déchirés par la longue route, contre les habits d'un berger des Abruzzes. C'est dans ce costume, que sa barbe négligée et son teint hâlé par le soleil rendaient plus complet et plus vraisemblable, qu'il arriva enfin quelques jours après à la porte de sa sœur.

Ici, nous le laisserons, pour ainsi dire, parler lui-même par la bouche de son ami, le marquis Manso, à qui il raconta depuis la scène véritablement homérique ou biblique de sa reconnaissance par sa sœur.

«Étant entré dans le village et dans la maison de sa sœur, il la trouva seule, dit-il, avec ses servantes, car elle était maintenant veuve, et ses deux fils en bas âge n'étaient pas en ce moment à la maison. Ayant été introduit auprès d'elle, il s'annonça comme un messager chargé de lui apporter des lettres et des nouvelles de son frère. Ces lettres, que la sœur ouvrit avec empressement, disaient que Torquato courait des dangers extrêmes pour sa vie, à moins qu'il ne fût sauvé par l'assistance de sa sœur, à laquelle il demandait quelques lettres de recommandation dont il avait le plus pressant besoin. Il s'en référait pour les détails aux explications que le messager donnerait de vive voix à Cornélia.

«Consternée et terrifiée par cette lecture, Cornélia, après avoir fait rafraîchir le faux berger, couvert de sueur et de poussière, se hâta de lui demander les explications annoncées par la lettre de son frère. Le Tasse, exagérant dans ce récit les périls imaginaires auxquels il se croyait exposé, raconta une histoire si vraisemblable, en termes si pathétiques, que sa sœur s'évanouit de terreur et de tendresse en l'écoutant. Convaincu alors de l'amour de sa sœur pour lui, et se reprochant à lui-même une feinte qui avait causé tant d'angoisses à Cornélia, il commença à la rassurer avec de meilleures paroles, et il finit par se découvrir à elle pour ce qu'il était, mais peu à peu, néanmoins, et par degrés, de peur que la surprise et la joie, succédant sans préparation à tant de douleur, ne lui causassent un autre évanouissement qui, cette fois, pourrait être mortel.

«Lorsque la tendre Cornélia fut instruite et tranquillisée, et qu'elle eut pleinement entendu de la bouche de son frère les causes de sa fuite et de son déguisement, elle résolut de le retenir secrètement dans sa maison, sans révéler le mystère qu'à ses deux enfants et à ses plus discrets familiers. On convint de dire aux autres que l'étranger était un cousin venu de Bergame à Naples pour quelques affaires, et qui avait voulu profiter du voisinage pour visiter pendant quelques semaines ses parents de Sorrente.»

L'aspect des lieux où il avait respiré la première fleur de la vie, la tendresse de cette sœur dont le cœur concentrait pour lui toute la famille éteinte ou dispersée, celle de ses deux neveux à qui la mère avait inculqué l'affection et l'enthousiasme pour cet oncle si grand et si malheureux; cette hospitalité si sûre et si chaude, reçue dans ces beaux lieux et pour ainsi dire dans l'âme même de cette sœur, avaient produit, comme par enchantement, sur le Tasse tout l'effet qu'il avait rêvé. Il avait dépouillé le vieil homme à chacun de ses pas sur la route des Abruzzes. Il retrouvait en lui l'homme de ses fraîches années. Le lieu, les montagnes, le climat, l'horizon, la mer, achevaient le prodige; l'imagination se guérissait par les belles et douces images de ce délicieux séjour.

«Le Tasse étant maintenant rendu à une complète sécurité,» dit son confident le plus intime de cette période de sa vie, le marquis Manso, «passa le reste de l'été dans la maison de sa sœur. On peut se figurer son bonheur en se retrouvant ainsi sous le toit paternel, et jouissant d'un bien-être qu'il n'avait jamais goûté que dans ses souvenirs et à une époque où son jeune âge l'empêchait de l'apprécier comme aujourd'hui. La beauté et la variété de ce site enchanté complétaient sa joie. La contrée était délicieuse en toutes saisons et favorable aux méditations de l'esprit, mais particulièrement riche en fraîcheur et en douceur d'atmosphère, pendant ces étés où des chaleurs excessives rendent les autres sites inhabitables. Ce bien-être à Sorrente pendant les chaleurs vient du mouvement des vagues qui lèchent les falaises, de l'ombre des arbres, de l'haleine continuelle des brises du large, de la fraîcheur et de la limpidité des ruisseaux qui tombent des montagnes de Salerne, qui murmurent entre les collines et qui serpentent dans les vallées. Ajoutez-y la fertilité de ce vaste plateau, la sérénité de l'air, le calme habituel des flots endormis dans la baie, les oiseaux, les poissons, les fruits exquis qui semblent rivaliser de saveur, d'abondance et de variété pour la table de l'homme; et, certainement, quand on considère la réunion de tant de beautés et de tant d'avantages dans un tel site, l'œil et l'esprit sont forcés de convenir que Sorrente est un vaste et miraculeux jardin, tracé par la nature avec une admirable prodigalité de soins, et perfectionné par l'art avec une diligente assiduité de travail. Dans les promenades incessantes du Tasse, parmi les enchantements de ce séjour natal, Antonio et Alessandro Sersale, ses deux neveux, étaient ses compagnons et ses guides. Ces deux adolescents donnaient, depuis leur enfance, les signes de cette bonté de caractère et de cette grâce de manières qui les ont rendus depuis chers à tous les proches et à tous leurs compatriotes.»

XIII.

«Cornélia, sa sœur, non contente d'entourer de ses soins et de sa tendresse le frère qui lui était rendu, voulut affermir encore sa convalescence par les soins des plus habiles médecins de Salerne et de Naples. Le Tasse suivit sous ses yeux le traitement que ces hommes de l'art appliquaient au soulagement de la mélancolie, traitement conforme à celui qu'il avait suivi à Ferrare, mais secondé ici par l'air natal, la sécurité, la sollicitude d'une sœur.»

La force revint avec la santé; mais l'inquiétude d'esprit revint avec la force. À peine le Tasse fut-il rentré dans la pleine possession de son intelligence, qu'il commença à se fatiguer de ce repos, cherché si loin et à travers tant d'aventures. La privation de ses livres, laissés à Ferrare, de ses manuscrits, du bruit de sa renommée qui s'amortissait dans la solitude à Sorrente; la monotonie de la maison rustique de sa sœur; la société douce, mais stérile, de ses deux neveux, dont l'enfance ne s'élevait pas assez haut pour lui dans la sphère de la poésie et de la philosophie qu'il habitait à la cour de Ferrare; peut-être même l'absence de ces agitations de l'esprit qui fatiguent la vie, mais qui l'occupent, ne tardèrent pas à lui faire désirer un autre séjour. Il est juste d'ajouter à cette inconstance du poëte le sentiment délicat de la gêne que sa présence imposait à une sœur dont l'indigence suffisait à peine à la nourriture de ses deux fils et de ses deux filles. Ce sentiment perce dans une lettre du Tasse à un de ses amis:

«Tu verras de plus, dit-il, dans une lettre écrite par ma sœur, son extrême pauvreté, et la nécessité où je suis de venir à son aide, et comment, dans un si excessif dénûment, moi-même j'ai été obligé cependant de lui donner quelque assistance.»

Tous ces motifs, et peut-être aussi le remords d'avoir attristé le cœur de sa constante protectrice Léonora, dont la tendresse survivait à ses propres inconstances, retournèrent ses pensées vers Ferrare. Il écrivit, à l'insu de sa sœur, des lettres de repentir au duc, à la duchesse d'Urbin, à Léonora. Léonora seule lui répondit, avec l'accent découragé d'une tendresse qui n'espère plus de retour, mais qui n'abandonne pas même celui dont elle désespère.

Ce silence du duc de Ferrare et de la duchesse d'Urbin inquiéta de nouveau le Tasse sur la réception qui l'attendait à cette cour. Il voulut se prémunir contre le ressentiment d'Alphonse en intéressant à sa cause les deux ambassadeurs de ce prince résidant à Rome. Ces ambassadeurs, ainsi que le cardinal Albano, intercédèrent pour lui auprès du duc de Ferrare; ils obtinrent, non sans peine, pour leur protégé l'autorisation de retourner à cette même cour d'où il s'était évadé si peu de mois auparavant. Ils assurèrent que, bien que sa guérison ne fût pas complète, on pouvait espérer que son repentir et sa raison le rendraient digne de recouvrer la faveur de ses protecteurs.

Alphonse répondit de sa propre main au cardinal Albano une lettre que nous possédons, et qui prouve assez que le séquestre mis sur les papiers et sur les poésies du Tasse à Ferrare, n'avait d'autre objet que d'en prévenir la destruction par les mains d'un insensé, dans un de ses accès de mélancolie.

«J'ai tardé à répondre, dit Alphonse au cardinal Albano, à la lettre que vous m'avez écrite concernant Torquato, parce que je désirais vous envoyer ses manuscrits en même temps que ma réponse. Une très-grave indisposition de ma sœur, la duchesse d'Urbin, m'a empêché jusqu'ici de les recueillir tous, car un certain nombre de ces écrits sont entre les mains de la duchesse. Nous nous occupons maintenant de les rassembler, et ils seront bientôt en ordre; je vous le fais savoir, et je désire que vous le fassiez savoir à la sœur du Tasse, parce que cette dame a écrit, à moi et à ma sœur, sur cet objet; ils seront remis aussitôt que possible entre vos mains, ou aux mains du Tasse lui-même; et, de plus, on aura pour lui les plus grands égards et les plus grandes sollicitudes, non-seulement en paroles, mais en faits...»

Le Tasse, malgré les conseils du cardinal Albano, qui s'efforçait de le retenir à Rome, était impatient de retourner à Ferrare; le duc finit par y consentir.

«En ce qui touche Torquato,» écrivit le duc, le 22 mai 1578, à son ambassadeur à Rome, «mon intention est que vous lui disiez qu'il est libre de faire ce qui lui conviendra, et que s'il veut revenir vers nous, nous serons nous-mêmes satisfaits de le recevoir. Il sera préalablement nécessaire cependant de constater qu'il a été réellement affligé de mélancolie, et que ces soupçons de malice et de prétendues persécutions qu'il a semés contre nous en Italie, n'ont pas d'autre origine que cette humeur mélancolique; en preuve de ceci est cette accusation absurde qu'il nous a imputée d'avoir eu l'intention de le mettre à mort, quoique nous l'ayons toujours caressé et traité avec la plus extrême faveur; il m'eût été bien facile d'exécuter ce sinistre projet, si j'avais eu jamais la démence de le concevoir.

«Pour ces motifs, s'il désire revenir, il faut qu'il prenne d'abord la résolution bien arrêtée de se tenir en repos, et de se laisser traiter de sa maladie par les médecins. Quant à ce qui regarde ses soupçons et les expressions dont il s'est servi par le passé, je ne l'en accuse pas; seulement, une fois qu'il sera ici, s'il ne consent pas à se laisser traiter et soigner, nous donnerons des ordres pour qu'il soit expulsé définitivement de nos États, avec défense d'y jamais rentrer. Ce que je viens de dire suffit s'il se détermine à revenir; s'il préfère rester à Rome ou ailleurs, nous donnerons ordre pour que les choses qui lui appartiennent et qui sont entre les mains de Coccapani (ami du Tasse, écuyer du prince) lui soient adressées, et il peut écrire sur cela à Coccapani.»

Y a-t-il une meilleure preuve qu'une telle lettre, que le duc Alphonse ne tendait point de piége au Tasse pour l'attirer dans ses États, et pour l'y plonger dans les cachots? Y a-t-il une preuve plus évidente qu'Alphonse ne punissait pas dans le Tasse l'audace d'aimer sa sœur Léonora? Comment ce prince, s'il avait eu l'arrière-pensée de torturer le Tasse dans ses cachots, aurait-il employé ses ambassadeurs à le détourner de revenir dans ses États? Comment aurait-il mis des conditions si sensées et si bien stipulées d'avance à ce retour? Comment enfin, si la présence du Tasse à sa cour et son amour pour sa sœur avaient été le scandale et l'offense du Tasse envers lui, aurait-il permis au poëte de revenir auprès de cette même sœur, et de renouveler publiquement l'offense dont il avait à se plaindre? Il faudrait supposer Alphonse plus insensé que sa victime! Ces suppositions n'ont aucune base réellement historique. La vérité est moins poétique et plus nette; mais elle est la vérité; il faut la dire, dût-elle renverser les hypothèses entièrement chimériques bâties par les romanciers sur le scandale de la passion de Torquato pour Léonora. C'est peu connaître l'Italie et les mœurs de ses cours voluptueuses, que de supposer qu'un amour chevaleresque entre un gentilhomme de haute naissance, devenu le plus grand homme d'Italie, et une princesse libre de sa main et de son cœur, chérie de son frère, honorée de toute la cour, eût été un crime si monstrueux et si irrémissible aux yeux d'Alphonse. Si ce prince avait eu sur les sentiments de sa sœur une si inquiète susceptibilité, comment aurait-il rapproché depuis tant d'années le Tasse de Léonora? Comment aurait-il encouragé la familiarité littéraire et domestique entre ses deux sœurs et le poëte courtisan, ornement de sa cour? Comment, au commencement de la mélancolie du Tasse, aurait-il remis lui-même le malade aux soins de Léonora, son amie, dans la solitude de la maison de plaisance qu'elle habitait pendant l'été? Comment la douce et tendre Léonora, devenue riche par l'héritage de sa mère, et confidente nécessaire de la fuite du Tasse, aurait-elle laissé son amant s'évader, sans habits et sans argent, de Bello Sguardo? Comment, enfin, instruite comme elle devait l'être des ressentiments de son frère, n'aurait-elle pas déconseillé à cet amant de revenir se livrer à la vengeance d'Alphonse?

Nous verrons, dans la suite du récit, que cette supposition, incompatible avec le caractère, la vertu, la situation de Léonora, n'a pas plus de réalité dans le caractère et dans la conduite du Tasse lui-même. D'un côté, une tendre admiration mêlée de pitié pour le génie d'un grand poëte, qui était en même temps le plus beau et le plus héroïque des jeunes courtisans de la maison d'Este; une reconnaissance chevaleresque et poétique de l'autre côté pour une femme accomplie, que son rang et sa piété élevaient au-dessus des soupçons: voilà les seuls rapports que l'histoire sérieuse puisse constater entre Léonora et le Tasse. Nous sommes obligé d'ajouter que, si le Tasse eut des torts à se reprocher dans le cours de ses relations avec la belle et tendre Léonora, ce ne furent pas des torts de passion, mais des torts d'inconstance, et peut-être d'ingratitude. Mais on ne peut accuser de rien un infortuné comme le Tasse et comme J.-J. Rousseau, dont l'imagination égare le cœur. Plût à Dieu que le crime du Tasse eût été l'excès d'amour pour Léonora! L'origine de cette démence en honorerait au moins les conséquences, et, au lieu de plaindre un malade dans un hospice, on adorerait en lui une victime dans son cachot!

XIV.

Le Tasse partit de Rome à cheval avec l'ambassadeur d'Alphonse, Gualengo, et fut accueilli à Ferrare comme un convalescent revenu à la santé, et non comme un coupable rentré en grâce. On ne lui parla même pas de sa fuite; il redevint l'ornement et l'orgueil de cette cour lettrée. On voit néanmoins dans ses lettres que cette faveur purement littéraire dont il jouissait à la cour commençait à offenser son ambition, et qu'il aspirait à des honneurs plus conformes à sa naissance et à son goût pour les armes et pour les affaires.

«Alphonse, écrit-il, semble vouloir me condamner à une existence oisive et efféminée; il me traite en fugitif du Parnasse, relégué dans les jardins d'Épicure.» Il confesse, un peu plus loin, qu'au lieu de suivre les conseils des médecins qu'on lui impose, il se livre à quelques excès de table et de vin. «Sans égard, dit-il, pour ma santé et pour ma vie, j'ai volontairement aggravé mon mal par les excès d'une intempérance sans borne, de telle façon que ma mort pourrait en être la conséquence (8e volume des Lettres). Je l'ai fait, ajoute-t-il, d'abord pour complaire au duc et gagner sa faveur; ensuite pour dompter mon corps, et par conformité à ce que j'ai lu dans certains philosophes grecs, que l'ivresse était quelquefois salutaire. J'ai pensé enfin qu'il serait bon de montrer ainsi au duc que, si j'avais péché autrefois par trop d'ombrages et de défiance, je me livrais maintenant à lui avec un abandon sans réserve.»

Comment concilier cet aveu avec les aspirations éthérées et désintéressées d'une passion aussi exclusive et aussi immatérielle qu'un noble amour?

XV.

Cette ambition trompée du Tasse ne tarda pas à donner à ses paroles, d'abord respectueuses, le ton du reproche, et bientôt de l'invective contre la cour d'Alphonse. Ses amis lui conseillèrent de s'éloigner pour éviter le juste ressentiment du prince. Il fit un voyage à Mantoue, où il avait des parents et des amis de son père. Le jeune fils du duc de Mantoue le combla d'enthousiasme et de déférence; mais ce prince, encore enfant, ne pouvait puiser dans le trésor de son père. Le Tasse, dépourvu de ressources, fut obligé de vendre à des juifs de Mantoue le magnifique rubis qu'il avait reçu autrefois de la duchesse d'Urbin, sœur de Léonora. Cet argent lui servit à se rendre à Venise. L'égarement de sa raison y frappa tellement les indifférents, que l'ambassadeur de François de Médicis à Venise écrit, le 12 juillet 1578, à sa cour:

«Le Tasse est ici, agité d'esprit; et, bien qu'on ne puisse pas dire que son esprit soit complétement sain, cependant les symptômes qu'il manifeste sont plutôt ceux de la mélancolie que de la démence. Il demande à entrer, et même avec un modique traitement, à votre service; ses facultés poétiques ne sont nullement affectées; il compose une ode admirable pour Votre Altesse. Je vous supplie de m'écrire un mot de consolation que je puisse montrer à cet infortuné génie. Peut-être qu'un peu d'argent apaiserait cette guerre de pensées diverses qui troublent sa tête.»

Le Tasse n'attendit pas la réponse, et partit pour les États du duc d'Urbin, mari de Lucrézia d'Este. Le jeune duc d'Urbin avait indignement congédié sa femme Lucrézia, qu'il trouvait trop âgée pour lui, malgré ses talents et ses charmes. Il était malséant au Tasse, favori de Lucrézia, d'aller implorer la protection du mari qui la répudiait si cruellement. Il s'oublia néanmoins jusqu'à supplier ce prince d'être son asile et son port, comme il l'avait dit du duc de Ferrare.

«Je suis, lui dit-il, votre créature! J'en ferai profession le reste de ma vie, et je vous prie de me traiter comme tel; je vous donne tout droit et toute souveraineté sans réserve sur ma liberté; je baise votre main, et je vous jure que chacune des paroles que je viens d'écrire de ma main étaient auparavant écrites dans mon cœur!»

XVI.

Bientôt, aussi mécontent de son nouveau protecteur que du duc de Ferrare, il partit à pied de la cour du duc d'Urbin pour se rendre à la cour de Turin, où son poëme avait popularisé son nom.

Le récit qu'il fait de son voyage à travers le Piémont est digne de l'auteur de la pastorale héroïque de l'Aminta, et rappelle les voyages pédestres de J.-J. Rousseau à travers le Chablais, retracés avec tant de charme dans les Confessions.

«C'était la saison, dit le Tasse, où le vigneron est occupé à presser les grappes pour en faire ruisseler le vin, et où les arbres (enlacés de pampres dans ces plaines) sont déjà à moitié dépouillés de leurs fruits. Dans le costume d'un simple voyageur, je chevauchais entre Novare et Verceil, commençant à m'apercevoir que le jour baissait, et que des nuages chargés de pluie s'abattaient des montagnes sur la plaine. Je pressai de l'éperon mon cheval, quand, ô surprise! j'entendis une meute de chiens qui se ruait avec de grands cris de mon côté. Je me retournai et je vis un bouquetin des Alpes poursuivi par deux lévriers pleins d'ardeur; comme il était fatigué, ils l'atteignirent bientôt, il expira presque à mes pieds. Au même instant vint un jeune homme d'une vingtaine d'années, grand, beau, élégant, mince et musculeux, qui, grondant et frappant les chiens, leur arracha l'animal qu'ils avaient tué. Il le donna à un paysan qui le chargea sur son épaule et qui, sur un signe du jeune homme, s'éloigna d'un pas rapide. Alors celui-ci, se tournant vers moi, me dit: Noble étranger, où allez-vous, je vous prie? Je vais à Verceil, lui répondis-je, mais je voudrais n'y pas arriver trop tard. Cela se pourrait peut-être, reprit-il, mais la rivière qui coule devant la ville et qui sépare les frontières du Piémont de celles de Milan, a tellement grossi qu'il serait dangereux de la passer. Je vous engage donc à accepter l'hospitalité pour cette nuit dans une petite maison que j'ai de ce côté-ci de la rivière; vous y serez mieux que dans aucun autre voisinage. Tandis qu'il me parlait ainsi, je le regardais avec attention, et je crus découvrir en lui quelque chose d'extrêmement noble et gracieux; je vis bien, quoiqu'il fût à pied, que j'avais affaire à une personne au-dessus du vulgaire. Donnant alors mon cheval à celui qui me l'avait loué et qui m'accompagnait, je dis au jeune homme que j'acceptais son offre, lors même que je pourrais continuer ma route. En conséquence je me plaçai derrière lui. J'irai devant, dit-il, non pas que je me croie supérieur à vous, mais c'est pour vous conduire. Plût à Dieu, repris-je, que la fortune, qui m'envoie aujourd'hui un si noble guide, me fût aussi favorable dans toutes les autres circonstances! Je me tus et je suivis en silence; il se retournait fréquemment et m'examinait de la tête aux pieds, comme pour deviner qui j'étais; sentant qu'il était convenable de satisfaire jusqu'à un certain point sa curiosité, je lui dis: C'est la première fois que je vois ce pays, car quoique, dans un voyage en France, j'aie traversé autrefois le Piémont, c'était par une autre route; mais je ne saurais regretter d'avoir pris celle-ci, car le pays est très-beau et il est habité par des gens d'une parfaite courtoisie. Lui ayant ainsi fourni l'occasion de causer, il sembla ne pouvoir cacher plus longtemps son désir de savoir qui j'étais: Dites-moi, je vous prie, reprit-il, qui vous êtes, quelle est votre patrie, et quel est le hasard qui vous amène dans ces contrées. Je suis né, répliquai-je, d'une mère napolitaine, et à Naples, ville célèbre d'Italie; mon père était de Bergame, en Lombardie; je cache mon nom, et telle est son obscurité que, si je me nommais, cela ne vous apprendrait rien; je fuis la persécution d'un prince et de la fortune, et je vais chercher un refuge en Savoie. Vous vous retirez, dit-il, dans les États d'un prince juste, magnanime et affable. Après avoir parlé ainsi, il n'insista pas davantage sur ce sujet: il voyait que je ne voulais pas me faire connaître. Après avoir marché environ cinq cents pas, nous arrivâmes au bord de la rivière la Sezia; elle s'élançait avec la rapidité d'une flèche décochée par un Parthe; elle avait tellement grossi qu'elle submergeait ses bords. Là, j'appris de quelques paysans que le batelier ne voulait pas quitter la rive opposée et qu'il avait refusé de passer des cavaliers français, bien qu'ils lui eussent offert une belle récompense. La nécessité, dis-je alors en me tournant du côté du jeune homme qui m'avait servi de guide, me contraint de ne pas refuser votre invitation; je dois dire que je l'aurais également acceptée si j'avais eu à choisir. J'aurais mieux aimé, reprit-il, devoir cette faveur à votre volonté qu'à la fortune; mais enfin, quoiqu'il en soit, j'aurai le plaisir de vous donner l'hospitalité. Telle était la courtoisie de ses paroles, que je devins de plus en plus convaincu qu'il était d'une noble extraction, et que son esprit était à la hauteur de sa naissance. Heureux d'avoir rencontré un pareil hôte, je lui dis que je serais charmé de profiter de son offre le plus tôt possible; à ces mots, il me montra sa maison. Elle était peu éloignée du bord de la rivière: c'était un bâtiment neuf, à plusieurs étages; sur le devant s'étendait une pelouse plantée d'arbres; de chaque côté de la porte il y avait un escalier de vingt-cinq belles marches. À l'entrée était un salon assez grand et presque carré; deux portes à droite et deux portes à gauche conduisaient à différents appartements; la même disposition était répétée dans les autres étages. Vis-à-vis de la porte par laquelle nous étions entrés, il se trouvait une autre porte qui donnait sur un escalier par lequel on descendait dans une cour autour de laquelle régnaient les offices et les chambres des domestiques. On voyait au delà un grand jardin planté d'arbres à fruits; il était admirablement dessiné et entretenu avec beaucoup de soin. Les murs du salon étaient tapissés en cuir doré; le reste de l'ameublement annonçait une grande recherche; au milieu était une table couverte de vases de porcelaine blancs comme la neige, pleins des fruits les plus variés et les plus beaux. Cette habitation, dis-je, est extrêmement commode et élégante, et doit certainement être occupée par un grand seigneur qui n'a laissé rien à désirer dans cette retraite champêtre; on y trouvait, au centre des bois, tous les raffinements du luxe des villes. Mais, ajoutai-je, vous en êtes peut-être le maître? Non, répondit-il, elle appartient à mon père; Dieu veuille lui accorder une longue vie! Quoiqu'il ait passé la plus grande partie de sa vie à la campagne, cependant il n'est pas tout à fait étranger aux habitudes du monde et des cours; il a un frère qui est depuis longtemps à la cour du pape; il est l'ami du cardinal Vercelli, dont le rare mérite est en grande estime dans ce pays.

«Dans quelle partie de l'Italie ou de l'Europe, répondis-je, où ce bon cardinal est connu, n'est-il pas estimé? Tandis que nous étions ainsi à converser vint un jeune homme, moins âgé que l'autre, mais non moins beau, qui nous dit que son père était rentré, et, en effet, il arriva aussitôt suivi d'un valet à pied et d'un autre à cheval. C'était un homme d'un âge très-mûr, plus près de soixante ans que de cinquante; il avait l'air tout à la fois bienveillant et vénérable; la blancheur de ses cheveux et de sa barbe, qui semblait ajouter à son âge, augmentait la dignité de sa personne. M'avançant alors vers ce bon père de famille, je le saluai avec le respect dû à ses années et à son extérieur. Il se tourna du côté de son fils aîné et lui dit d'un air gracieux: D'où nous vient cet hôte? je ne me rappelle pas de l'avoir vu, soit ici, soit ailleurs... Il vient de Novare, répondit le jeune homme, et il va à Turin. Au même instant, s'approchant de son père, il lui parla à voix basse. Celui-ci cessa aussitôt ses questions, et dit: Quel qu'il soit, il est le bienvenu dans une maison où l'on aime à honorer et à secourir les étrangers. Je le remerciai de sa courtoisie. Plaise à Dieu, ajoutai-je, que je puisse un jour reconnaître cette généreuse hospitalité! Pendant ce temps un domestique ayant apporté de l'eau, nous nous lavâmes les mains, et nous nous mîmes à table. En ma qualité d'étranger on m'avait réservé la place d'honneur. À la fin du souper on servit des melons et d'autres fruits en abondance.»

Lamartine.

(La suite au prochain entretien.)

XCIIIe ENTRETIEN.

VIE DU TASSE.

(TROISIÈME PARTIE.)

I.

Le Tasse, après avoir énuméré les plats, raconte comment son hôte vénérable vint à parler de ces fruits et des autres mets, produits de sa basse-cour. Passant d'un sujet à un autre, il s'étendit sur l'économie domestique et particulièrement sur l'agriculture. Notre poëte traita lui-même ces divers sujets avec une grande supériorité; mais, lorsqu'il eut parlé en termes sublimes et un peu mystérieux de la création du monde et des mouvements du soleil, il nous raconte que son hôte se mit à l'examiner avec une plus grande attention, et dit, après un moment de silence, qu'il voyait bien qu'il avait donné l'hospitalité à un personnage plus illustre qu'il ne l'avait d'abord supposé, et que peut-être c'était celui dont on s'entretenait vaguement dans le pays, qui, étant tombé dans l'infortune par suite de quelque faiblesse, était aussi digne, par la nature de sa faute, du pardon des hommes, qu'il était digne de leur admiration par son génie.

II.

Cette aventure fit, malgré sa simplicité, une vive et douce impression sur le Tasse. Le moindre poids soulevé du cœur oppressé lui rend l'élasticité et la vie; le Tasse se complut à célébrer depuis cette hospitalité du gentilhomme de Novare, dans son charmant dialogue du Père de famille. On ne peut guère douter que l'épisode d'Herminie chez le jardinier, dans la Jérusalem, ne soit une réminiscence de cette soirée chez l'hôte champêtre. On sent que le poëte retouchait sans cesse son ouvrage, pour y ajouter de nouvelles descriptions ou de nouveaux détails.

Il arriva le surlendemain aux portes de Turin; son costume flétri par la route, son dénûment d'argent et de lettres pour le gouverneur, lui firent refuser l'entrée par les gardes; il fut contraint à traverser de nouveau le Pô et à aller, suivant son habitude, demander un asile pour la nuit au couvent des Capucins. Ce couvent, situé au sommet d'une des collines escarpées qui bordent le fleuve et dominent de très-haut la ville, est un des sites les plus pittoresques qu'un poëte pût imaginer pour son repos. Il rappelle les deux monastères de Monte-Oliveto à Naples et de Saint-Onufrio à Rome, qui donnèrent plus tard au poëte, l'un l'asile de ses derniers beaux jours, l'autre l'éternel asile de son tombeau.

Le Tasse, à son réveil, alla entendre la messe dans la chapelle des capucins. Par une de ces providences qui manquent rarement aux hommes en apparence abandonnés du sort, et qui ressemblent à un sourire dans les larmes, un homme de lettres, Ingegneri, qui habitait pendant la belle saison la colline de Turin, entra dans la chapelle au bruit de la clochette qui appelait les paysans à la messe. Il reconnut le Tasse, qu'il avait vu et cultivé à Ferrare, dans l'étranger agenouillé au pied d'une colonne. Il l'attendit à la porte de l'église, l'accueillit comme la gloire errante et méconnue de l'Italie, répondit de lui aux gardiens de la ville et le conduisit chez le marquis Philippe d'Este.

Le marquis d'Este, oncle de Léonora, avait épousé une princesse de la maison de Savoie; il s'était établi à Turin, où il commandait la cavalerie de l'armée. Il reçut chez lui le Tasse comme un serviteur de la maison d'Este. Le duc de Savoie, Charles-Emmanuel, honora le poëte qui portait avec lui l'illustration et l'immortalité; il le conjura de s'attacher à lui et lui offrit un traitement et des distinctions analogues à la situation qu'il occupait à la cour d'Alphonse.

«Sachez, illustrissime seigneur, écrit le Tasse au cardinal Albano, à Rome, que je suis à Turin, à la cour du marquis d'Este, auquel j'ai un désir infini de m'attacher à cause de ma dépendance de son illustre famille et de mon affection pour son beau-frère; il désire aussi me prendre à son service; mais telle est l'instabilité de mon caractère et de ma fortune, que rien, dans ces engagements, ne peut paraître stable, à moins qu'une autre main ne stipule pour moi plus que je ne peux garantir moi-même. Or il n'y a que Votre Seigneurie qui, par le poids de son autorité sur moi, puisse fixer les irrésolutions de mon esprit, dans le cas où il chancellerait par inconstance ou par folie.

«Par les os de mon père, qui vous servit avec tant de fidélité, établissez-moi invariablement ici; moi, je vous promets, de mon côté, que, bien que mon infirmité puisse me rendre coupable de quelque mobilité de résolution, cependant, ni pour aucune fantaisie d'imagination, ni pour la mort même, je ne me laisserai entraîner à une action qui ne serait pas bonne et honorable! Et soyez certain que je serai désormais aussi plein de reconnaissance que je me suis montré jusqu'ici plein d'ombrages et de soupçons!»

Quand on considère que ces aveux de sa propre inconstance, de sa propre folie et de sa propre injustice, sont écrits par le Tasse à son protecteur le plus intime et le plus bienveillant à Rome; qu'ils sont écrits de Turin, où le Tasse était à l'abri de toute influence et de toute crainte du duc de Ferrare; qu'il y demande avec une telle passion la faveur de s'éloigner à jamais du séjour de ce prince, peut-on considérer sa démence comme une calomnie d'Alphonse, et sa passion persévérante pour Léonora comme le mobile et la cause de ses infortunes?

III.

La réponse véritablement paternelle du cardinal Albano à cette lettre est un modèle de charité samaritaine; elle ne confirme que trop les accusations que le Tasse portait contre lui-même; la voici. Si la première mouille les yeux de pitié, la seconde les mouille d'admiration; il est impossible de n'être pas aussi convaincu qu'attendri en lisant ces touchantes paroles:

«Illustre seigneur!

«Vous ne pourriez avoir trouvé une meilleure méthode pour obtenir votre pardon, recouvrer votre honneur, et pour me consoler moi et vos amis, que de confesser vos torts et de détruire vous-même, dans tous les esprits, une opinion aussi ridicule qu'odieuse (ses prétendues persécutions). Dieu fasse que vous reconnaissiez pleinement votre erreur, et que cela vous soit une leçon pour l'avenir! Et cela sera ainsi, je l'espère, car je vous jure, sur mon honneur, qu'il n'y a personne au monde qui vous persécute ou qui songe seulement à vous nuire ou à vous menacer; mais, au contraire, chacun vous aime et désire ardemment que vous viviez....

«Vos craintes, vos suspicions, sont, je vous assure, complétement imaginaires; chassez-les donc, je vous en conjure, de votre esprit! Si vous le faites, nous vous chérirons et nous vous honorerons tous; si vous ne le faites pas, vous perdrez à la fois votre santé et votre honneur; et, malgré votre sollicitude à fuir la mort, dont vous vous croyez poursuivi, en errant comme vous faites, tantôt ici, tantôt là, il n'est pas douteux que cette vie vagabonde ne soit précisément pour vous votre perte; croyez-en quelqu'un qui vous aime avec tant de tendresse que moi. Tranquillisez-vous, et livrez-vous à vos travaux littéraires; jouissez d'être auprès du marquis d'Este, qui est un si noble et si vertueux protecteur; en outre, comme il faut enfin laisser sur les chemins cette humeur maladive qui vous travaille, et que cela ne peut avoir lieu sans quelques remèdes de médecins, résignez-vous à vous laisser gouverner pour votre santé par les médecins et à obéir aux conseils de vos protecteurs et de vos amis, au nombre desquels sachez bien que je suis et que je serai toujours celui qui vous chérira et qui vous soignera avec le plus de tendresse!

«Que Dieu vous ait sous sa sainte protection!... Rome, le 29 novembre 1578.»

Qu'opposer à des témoignages pareils, quand on considère que le cardinal Albano était un ami des Médicis peu favorable à la maison d'Este? Qu'opposer aussi à cette protection empressée du marquis Philippe d'Este, prodiguée à un poëte qui aurait été poursuivi par la haine de son neveu Alphonse, pour cause du déshonneur de Léonora, sa nièce? Tout proteste, dans les faits et dans les paroles, contre toute persécution du Tasse à cette époque.

IV.

La maladie du Tasse avait des accès et des intermittences qui laissaient au malade l'exercice de son génie. Les conseils du cardinal Albano, les bontés du marquis d'Este, les admirations de la princesse Marie de Savoie et des dames de la cour pour le poëte qui avait élevé dans son poëme les femmes jusqu'à l'héroïsme, rassurèrent l'imagination du Tasse. Quelques-uns des vers écrits par lui à cette époque, pour une des cinq dames qui suivaient la princesse de Savoie, attestent que l'image de Léonora avait fait place à une autre image, qui n'éclairait pas seulement, mais qui consumait son cœur.

«Je loue les autres et je les admire,» dit-il dans ces vers à la belle inconnue; «mais toi, je te célèbre et je t'adore! Je marche à ta seule clarté; ta pensée féconde mon génie; ta présence tempère et rafraîchit seule les brûlures de mon cœur; toutes les fleurs et tous les fruits que j'ai pu cueillir dans les saisons de mon printemps et de mon été, ne sont que les parures destinées à orner ton autel dans les jours de fête qui me restent!»

De tels amours retentissant dans de tels vers à Turin, à Ferrare, chantés dans le palais même de l'oncle de Léonora, n'auront-ils pas été le plus douloureux dédain ou le plus cruel outrage à cette infortunée princesse, si Léonora a été pour le Tasse plus qu'une bienfaitrice et une amie? Mais cet amour même et l'enthousiasme de la cour, à Turin, ne purent prévaloir sur l'inconstance du poëte. Il écrivit, au printemps de 1579, à son protecteur le cardinal Albano, pour lui retirer les paroles données et pour réclamer son intervention auprès du duc de Ferrare. Après cette seconde évasion, il réclamait l'autorisation d'un second retour; le duc Alphonse accorda tout au cardinal, retour, traitement, somme d'argent pour le voyage, amnistie, faveur.

Le marquis d'Este s'efforça en vain de modérer cette impatience de quitter Turin; il engagea amicalement le poëte à attendre quelques semaines, après lesquelles il le conduirait lui-même à Ferrare et le réconcilierait avec son neveu Alphonse. Le Tasse n'écouta rien; il arriva inopinément et inopportunément à Florence, la veille du jour où Alphonse allait épouser, en troisièmes noces, Marguerite de Gonzague, fille du duc de Mantoue. Dans la préoccupation de cette noce et de ces fêtes, au milieu du concours de princes et de princesses accourus de toute l'Italie pour y assister, le retour du Tasse fut inaperçu, le bruit de sa démence éloignait de lui les indifférents; la duchesse d'Urbin, Léonora elle-même, affligées des outrages que les évasions et les accusations du Tasse avaient faites à la réputation de leur frère et à la gloire de leur maison, étaient refroidies, au moins en apparence, pour le poëte. Le Tasse oublia qu'il avait à se faire pardonner des torts plus qu'à exiger des faveurs. Sa colère, contre l'oubli dans lequel on le laissait, s'emporta publiquement jusqu'aux plus violentes invectives contre la maison d'Este.

Alphonse, à qui ces outrages furent rapportés, fit emprisonner le Tasse, soit comme malade, soit comme criminel d'État, dans l'hôpital Sainte-Anne de Ferrare, maison qui servait à la fois d'hospice aux infirmes, de prison aux coupables, de refuge aux insensés. C'est de ce jour que le prince, jusque-là indulgent et même généreux, mérita et assuma sur son nom les malédictions de la postérité. Le Tasse était trop sacré pour être traité en fou, il était trop fou pour être traité en criminel, il était trop malheureux pour être jeté sans pitié à ces gémonies des vivants, parmi les balayures du monde. Un accès de délire, dont la nature seule était coupable, n'était pas un crime; Alphonse, en le punissant comme d'un crime, devint plus criminel que sa victime.

Tous les écrivains du temps se sont efforcés de découvrir les motifs d'une cruauté si contraire aux sentiments qu'Alphonse avait manifestés jusque-là pour le Tasse: les uns ont aggravé cette cruauté en prétendant que la démence du Tasse était une calomnie et un prétexte; les autres l'ont attribuée à la découverte des amours du Tasse et de Léonora; le plus grand nombre, à la crainte que le Tasse libre n'allât porter à quelque autre cour d'Italie la gloire de son génie et la dédicace de son poëme. Aucun de ces motifs n'explique la dure captivité du poëte; nous avons trop de preuves de la réalité de sa démence, nous avons trop d'indices de l'innocence de Léonora; les deux évasions du Tasse des États de Ferrare, avant cette captivité, sont le démenti, de fait, le plus formel à ces suppositions.

Quelle gloire pouvait retirer la maison d'Este d'une dédicace d'un poëme qui lui était déjà dédié, arrachée par sept ans de captivité aux yeux de l'Italie entière? Cette gloire, arrachée par la torture, n'aurait-elle pas été au contraire la flétrissure éternelle d'Alphonse, devenu le bourreau de son poëte? Les papes, les cardinaux à Rome, les Médicis à Florence, les Gonzague à Mantoue, les Sforza à Milan, la maison de Savoie à Turin, la république de Venise, où le Tasse comptait déjà tant d'admirateurs et tant d'amis, n'allaient-ils pas protester unanimement contre l'ignominie de la maison d'Este? Cette supposition impliquerait d'ailleurs le mystère le plus profond répandu par Alphonse sur l'état d'esprit et sur le supplice de sa victime. Or le Tasse avait promené partout sa démence ou sa mélancolie; il avait été incarcéré en pleine publicité, au milieu des fêtes d'un mariage, en présence de tous les princes et de tous les ministres d'Italie rassemblés à Ferrare pour ces fêtes.

Les seuls motifs plausibles auxquels on puisse raisonnablement attribuer la cruauté et la brutalité de l'emprisonnement du Tasse sont donc une démence réitérée et presque incurable, et l'odieuse impatience que les nouveaux accès de cette démence avaient suscitée contre le Tasse dans l'esprit du duc de Ferrare. Le crime de ce prince fut de vouloir, ou punir un insensé qui n'avait pas conscience de son délire, ou guérir par la sévérité et par la violence un délire sacré qui ne pouvait être guéri que par la douceur, la compassion et la charité. Le prince, en agissant ainsi, fut plus insensé que le poëte, et plus féroce que la nature: l'amitié se lassa en lui, et l'ami se changea en persécuteur. C'est par là qu'il encourut les justes malédictions de la postérité. Les grands hommes sont sacrés par la nature et par la Providence. Dieu, qui a donné le génie en garde aux princes ou aux nations, ne le donna pas comme un jouet que ces princes ou ces nations peuvent rejeter ou briser selon leur caprice, mais comme un dépôt dont ils doivent compte à la postérité. Malheur aux princes ou aux républiques qui méconnaissent, qui persécutent ou qui négligent ces élus de l'avenir: les infortunes des grands hommes sont l'éternelle accusation des nations ou des souverains.

V.

La réclusion du Tasse dans une chambre basse d'un hospice de fous, la solitude, la honte, l'abjection, l'appareil de la force, le tête-à-tête avec ses pensées quelquefois lucides, souvent égarées, le désespoir enfin, déchirant ses mains contre des murailles sourdes et insensibles, aggravèrent péniblement l'état mental du prisonnier, et l'irritèrent jusqu'à la frénésie. Une tradition unanime de Ferrare accuse le prieur de l'hôpital Sainte-Anne, nommé Mosti, d'avoir aggravé par sa dureté et par son mépris la triste situation du malade. Ce Mosti était un de ces vils envieux de la gloire vivante, qui ne pardonnent pas à un de leurs contemporains de rivaliser avec les grands hommes ensevelis et consacrés dans leur gloire acquise. Il était fanatique de l'Homère de Ferrare, le divin Arioste; et le crime du Tasse, à ses yeux, était d'oser entrer en parallèle avec cette mémoire. Il jouissait d'humilier les partisans du Tasse en leur montrant leur idole dégradée et privée de sens dans une loge de fous. C'est à ce prieur de Sainte-Anne qu'on attribue généralement les indignes traitements qui déshonorèrent la cour de Ferrare. Mais ce prieur avait auprès de lui un neveu d'un âge tendre, nommé Julio Mosti, qui compensait autant qu'il était en lui par ses assiduités, ses entretiens, ses tendresses, la dureté de son oncle. Les jeunes gens et les femmes, ces deux charités visibles des malheureux, sont partout la Providence des persécutés: on trouve toujours un disciple ou une femme au pied de l'instrument du supplice, au seuil du cachot ou sur la pierre des sépulcres.

Le Tasse dut ses premières consolations à ce jeune homme, qui fit sans doute rougir son oncle de son inhumanité. Il reprit assez de calme pour écrire à Scipion Gonzague une élégie de sa propre misère.

«Hélas! malheureux que je suis, dit-il dans cette lettre à Scipion Gonzague; moi qui ai été assez prédestiné pour écrire, outre deux poëmes épiques du ton le plus héroïque, quatre tragédies, et tant d'ouvrages en prose pour le charme ou pour l'utilité du genre humain; moi qui me flattais de terminer ma vie dans une nuée de gloire, j'ai perdu toute perspective d'honneur et de renommée! Je me regarderais maintenant comme trop heureux si je pouvais seulement, sans crainte du poison, étancher à satiété la soif qui me consume, et, comme l'homme de la condition la plus vulgaire, passer mes jours en paix, mais libre, dans quelque pauvre chaumière de paysan! Ce serait assez pour moi de n'y être pas avili, et, si je ne pouvais pas y vivre à la manière des hommes, de pouvoir du moins y boire à ma soif comme les brutes qui se désaltèrent aux ruisseaux et aux fontaines!... La crainte surtout d'une prison perpétuelle accroît ma mélancolie! Les indignités que je subis l'augmentent encore; la squalidité de ma barbe, mes cheveux hérissés, mon costume délabré, la saleté de mon linge, les immondices de mon cachot, me pénètrent de répugnance; mais, par-dessus tout, je suis obsédé par la solitude, qui fut toujours ma plus cruelle ennemie, tellement qu'à l'époque où j'étais le mieux portant, après quelques heures de solitude, j'étais obligé de sortir pour aller chercher la compagnie des hommes. Je suis sûr que si un seul de ceux qui ont nourri pour moi le plus léger attachement me voyait dans cet état, il ne pourrait s'empêcher de fondre en larmes de compassion.»

Jules Mosti se cachait de son oncle pour transmettre ces lettres du Tasse et lui rapporter les réponses. Le Tasse s'était vivement attaché à ce jeune homme; il lui communiquait les vers qu'il composait encore dans sa prison, et lui permettait d'en prendre des copies sous ses yeux. Une de ces poésies les plus pathétiques est l'ode qu'il adressa à Lucrézia et à Léonora, les deux sœurs de son persécuteur, les deux amies de ses belles années.

«À vous deux, disent ces vers, nées dans le même sein, nourries toutes petites ensemble du même lait!... À vous, les deux sœurs du grand et invincible Alphonse! C'est à vous que je m'adresse! À vous, en qui brillent dans une si parfaite harmonie l'honnêteté, le génie, l'honneur, la beauté, la gloire!... C'est à vous que je veux raconter ma disgrâce, et retracer, hélas! à moitié, à travers mes sanglots, l'histoire de mes malheurs! C'est en vous que je veux raviver quelque mémoire de moi et quelque mémoire de vous-mêmes!... votre accueil si gracieux, mes belles années écoulées près de vous, ce que je suis, ce que je fus, ce que j'implore, le lieu où je languis, ce qui m'y conduisit, ce qui m'y renferma, hélas! ce qui m'inspira confiance et ce qui me perdit!

«Tout cela, je vous le rappelle en pleurant, ô vous! deux illustres descendantes des rois et des héros! Et si les paroles manquent à mon angoisse, les larmes abondent à défaut des vers; je pleure malheureux et je repleure les lyres, les trompettes, les couronnes de laurier, les études, les plaisirs, les affaires, les banquets, les loges, les palais où je fus avec vous, tantôt noble serviteur, tantôt compagnon familier de vos fêtes!... Je pleure ma liberté, ma santé, hélas! et les lois de l'humanité violées en moi!...

«Quoi donc me sépare aujourd'hui des autres fils d'Adam? Et quelle Circé m'a relégué parmi les brutes?... hélas! dans un état pire encore!... Car, ou dans le tronc, ou dans le rameau, l'oiseau vient s'abriter et construire son nid, et la bête féroce choisit sa tanière; la nature les guide et leur offre les eaux pures, douces, rafraîchissantes, le pré, la colline, la montagne; respirant l'air salubre et vital, le ciel libre et la lumière qui les enveloppe, les réchauffe, les ravive...

«Ah! j'ai mérité mes peines! J'ai été coupable, je le confesse! Mais coupable de la langue, non du cœur! Et maintenant, je demande pitié! Et si vous, vous ne compatissez pas, qui compatira? qui implorera pour moi dans mes détresses, si vous, vous n'implorez pas?

«Va donc où je t'adresse, ô ma plainte! Le bonheur n'est pas avec moi; et, là où tu vas, si tu ne vas pas avec confiance, il n'y a plus de confiance à avoir ici-bas.»

VI.

Cette ode, une des plus admirables que le Tasse ait jamais écrite, aussi touchante et plus poétique que l'ode écrite par Gilbert, insensé aussi dans l'hôpital de Paris, prouve que le poëte conservait tout son génie en pleurant la perte de sa raison. C'est que le génie n'est que la vibration d'une des cordes de l'organisation intellectuelle de l'homme, et que la raison est l'harmonie de toutes ces cordes ensemble. Une des cordes de l'instrument peut être saine, intacte, sonore, et l'harmonie générale être détruite par la tension excessive ou par la rupture d'une des fibres. L'intelligence immatérielle, ou ce qu'on nomme l'âme, a été assujettie, par une loi incompréhensible de son Créateur, à ne voir juste au dehors d'elle-même et en elle-même que par le miroir des sens. Altérez ou brisez une partie de ce miroir, l'intelligence verra juste dans la partie invulnérée du miroir; elle verra faux ou elle ne verra rien que ténèbres dans la partie lésée de la glace. C'est ce qui explique ces folies partielles où l'homme est génie d'un côté, démence de l'autre. Le Tasse, Gilbert, Rousseau, n'étaient que des fractions de génie. La nature n'avait brisé en eux qu'un coin du miroir qui leur réfléchissait l'univers: plaignons l'homme, et demandons à Dieu moins d'éclat et moins de ténèbres.

VII.

Une lettre pleine de l'éloquence du désespoir, adressée au même moment par le Tasse au cardinal Albert d'Autriche, frère de l'empereur Rodolphe, pour solliciter l'intervention de l'empereur auprès d'Alphonse, témoigne de la même vigueur d'esprit au milieu de la même infirmité de raison.

«Je suis ce Torquato Tasso, dit-il dans cette lettre, qui écrivis il y a peu de jours à l'empereur, votre frère. Si vous ne m'assistez pas, mon nom pourrait bien ne pas parvenir à la postérité! Quoi! faudrait-il que l'insensé qui, par une frénésie de gloire, brûla le temple d'Éphèse, soit parvenu à la postérité, malgré la convention que les Grecs avaient faite de ne jamais prononcer son nom, et que mon nom, à moi, tombe dans l'oubli?»

Mais, pendant cette dure captivité, la protectrice du Tasse, Léonora, mourut de langueur dans le palais de Ferrare. Soit que cette mort lui ait été cachée jusqu'à sa sortie de prison; soit qu'il ait craint, en exprimant sa douleur, d'irriter davantage le duc de Ferrare; soit encore que le neveu du geôlier, son jeune confident, pressentant quelque danger à laisser ébruiter les expressions du désespoir de Torquato, en ait anéanti le témoignage, rien n'indique, dans les lettres ou dans les poésies du Tasse à cette époque, un contre-coup de cette mort sur son cœur. On n'a pas retrouvé au milieu de ce déluge de vers qui coulent de sa prison avec ses larmes et ses plaintes un seul qui ait été adressé à cette mémoire ou à ce tombeau. La belle et pieuse Léonora avait été au moins sa Providence à la cour de son frère pendant les plus brillantes années de sa jeunesse. Trompée peut-être par l'inconstance de son poëte, elle avait tourné toutes ses pensées vers le ciel, sans cesser d'excuser et de protéger celui dont elle avait aimé au moins l'imagination et la gloire: la reconnaissance seule aurait exigé davantage.

Elle mourut en réputation de sainteté parmi le peuple de Ferrare; les médailles que nous avons sous les yeux, et ses portraits, la représentent comme le profil de la mélancolie et de la douceur; des yeux bleus, une chevelure noire, un front sans nuage, une bouche où l'intelligence fine donne de l'agrément à un sourire naturellement rêveur, un ovale arrondi des joues, un port de tête un peu incliné en avant, comme celui d'une figure qui écoute, ou comme le buste d'une princesse qui se penche pour accueillir avec pitié les malheureux, enfin la grâce française de sa mère mêlée à la gravité pensive d'une Italienne, font aimer cette femme, que son tendre intérêt pour le Tasse associe à jamais à son immortalité. Aimée, servie ou négligée par l'infortuné poëte dont elle avait protégé les premiers chants, Léonora d'Este mérita du moins de rester, avec Laure et Béatrice, une de ces figures qui deviennent les saintes femmes du ciel ou du Calvaire de la poésie.

«Elle désirait vivement la mort, écrit son frère le cardinal d'Este au cardinal Albano. Vous pouvez être sûr de son éternelle félicité dans le séjour de la bonté et de la piété.» Elle n'avait que quarante-deux ans quand elle mourut.

VIII.

Cependant, soit par la connivence secrète du duc Alphonse, pressé de constater et de revendiquer pour son nom la gloire du patronage sur la Jérusalem délivrée, soit par l'avidité des libraires de Venise, de Vicence, de Lyon, les éditions subreptices et inexactes de ce poëme paraissaient en foule à la ruine et au désespoir du prisonnier. Il se résolut enfin à en faire donner, sous ses propres yeux, une édition avouée et correcte. Son ami Ingegneri, qui se fit renfermer avec lui pour ce dessein, copia en six jours le poëme tout entier. La publication du poëme, stérile pour la fortune du poëte, fut au moins propice à l'adoucissement de sa captivité.

L'enthousiasme pour son nom devint si passionné et si unanime, qu'Alphonse n'osa retenir plus longtemps dans une loge de fou celui que l'Italie et la France proclamaient à l'envi le Virgile de son siècle. Un appartement salubre et décent fut affecté, dans l'intérieur de l'hôpital Sainte-Anne, à la réclusion du poëte. Il put y recevoir de rares visiteurs; le voyageur français Montaigne, en contemplant cette triste ruine, s'apitoya sur la dégradation du génie.

La princesse de Mantoue et Scipion de Gonzague son ami vinrent le visiter dans sa prison; la princesse Marphise d'Este, cousine d'Alphonse, et le prince de Guastallo lui apportèrent des hommages et des présents; le cardinal Albano, son protecteur à Rome, lui écrivit pour lui conseiller de mériter sa délivrance complète en parlant du duc de Ferrare en termes plus respectueux qu'il n'avait fait jusque-là.

Mais les accès de sa mélancolie, seule véritable cause de sa réclusion prolongée, succédaient fréquemment à des améliorations momentanées de son état. Il en donne lui-même de tristes témoignages dans le récit des apparitions qui troublent ou consolent sa solitude, et dans ses prétendus entretiens avec un esprit céleste dont il est visité. Il écrit à ses médecins qu'il se croit ensorcelé; il confère avec des capucins de sa maladie. On doit reconnaître que le duc de Ferrare, à cette époque, cherchait sincèrement à le guérir de ses imaginations, derniers assauts de son mal, en lui procurant les distractions propres à évaporer ses songes. On le menait visiter les églises et les monastères; on le conduisait même par l'ordre du duc aux mascarades du carnaval; on le laissait passer des jours et des semaines dans les maisons de ses amis. Il raconte lui-même les fêtes de Ferrare auxquelles il avait assisté dans la maison de Gianlucco, un de ses admirateurs; ce dialogue, écrit dans sa prison, est intitulé les Mascarades.

Une crise décisive et favorable, attribuée par lui à un miracle de la Vierge, se produisit dans son état au printemps de 1586. Il rentra dans la plénitude, sinon de ses forces, au moins de son intelligence. Le duc de Mantoue, de la maison de Gonzague, qui n'avait pas cessé de s'intéresser à lui depuis le voyage qu'il avait fait autrefois à Mantoue avec son père, vint à Ferrare, et passa chaque jour plusieurs heures dans sa prison. Ce prince, charmé du rétablissement du poëte, demanda le Tasse au duc de Ferrare. Le duc de Ferrare n'hésita pas à consentir à la liberté et au départ du poëte pour la cour de Mantoue. Cette condescendance empressée d'Alphonse aux désirs du duc de Mantoue dément assez l'odieuse pensée qu'on attribue au duc de Ferrare, d'avoir voulu faire mourir le Tasse dans une éternelle captivité, de peur que ce grand homme ne portât son génie et sa gloire à une autre cour. Les Gonzagues, alliés aux Médicis, étaient précisément les princes dont il aurait eu le plus à redouter le patronage pour le Tasse. Le tort d'Alphonse était d'avoir traité pendant sept ans un délire de génie comme un crime vulgaire.

Le Tasse, après avoir résidé quelques semaines libre à Ferrare, dans la maison de l'ambassadeur des Médicis Serassi, pour s'occuper de recueillir sa fortune et ses manuscrits, partit le 15 juillet 1586 de Ferrare, sans avoir vu une dernière fois Alphonse. Le duc devait répugner à contempler sa victime, le poëte à remercier son geôlier. Le duc de Mantoue emmena lui-même le Tasse avec lui; il fut reçu à la cour de Mantoue comme une conquête que la maison de Gonzague faisait sur celle d'Este. La jeune princesse Léonora de Médicis le combla d'un enthousiasme qui ressemblait à un culte; ses malheurs semblaient relever son génie. Le vieux duc de Mantoue, père du libérateur du Tasse, charmé de voir son fils lié d'affection avec le premier des poëtes d'Italie, lui fit préparer des appartements somptueux dans son propre palais, le vêtit du costume et des armes d'un chevalier, et ordonna qu'il fût traité par ses serviteurs comme le plus illustre des hôtes.

Le Tasse s'enivra de cette liberté, de ce respect et de ce bien-être si différents des chaînes, des hontes, des peines d'esprit et de corps qu'il venait de supporter pendant six ans de captivité.

«Je suis à Mantoue, écrit-il à son ami Licinio, logé auprès de l'illustrissime prince, servi par ses domestiques de tout ce que je puis désirer, fêté par Leurs Altesses sous tous les rapports; ici je jouis d'une bonne table, d'excellents fruits, d'un pain savoureux, d'un vin doux et sucré, tel que mon père l'aimait tant, d'admirable poisson, d'abondant gibier et surtout d'un air pur; peut-être cependant, ajoute-t-il, que l'air de Bergame, ma patrie, est encore plus sain... Je veux rester à Mantoue, parce que mon appartement y est magnifique, et que le prince m'y comble de courtoisie; j'y veux jouir d'abord de tout l'été et même de l'hiver prochain. Cependant,» poursuit-il, «je suis encore poursuivi et obsédé, malgré les soins des médecins, par mes imaginations et mes fantômes.»

Il y acheva, à la requête de la princesse Léonora de Médicis, sa tragédie commencée, de Torrismond; il y repolit les derniers chants de la Jérusalem.

Mais, après quelques mois de séjour dans cet Éden de poésie, il commença, selon son usage, à se lasser du repos, à soupçonner qu'il n'était pas libre, à quitter Mantoue, à se plaindre de ce que les égards dont on l'avait environné à son arrivée n'avaient plus le même caractère de vivacité et de chaleur, et à parler d'aller à Loretto pour y implorer un nouveau prodige de la Vierge. «Le sérénissime prince, dit-il, me laisse bien circuler dans toute la ville de Mantoue, suivi par un seul page; mais je ne me sens pas sûr d'être libre; d'ailleurs je suis aussi mélancolique ici qu'à Ferrare, j'ai besoin d'être guéri ailleurs.» Plus loin: «Je ne puis continuer, écrit-il, à vivre dans une ville où toute la noblesse ne me cède pas le premier rang; c'est là mon humeur et mon principe!» Cependant le souvenir de la perte de Léonora d'Este occupait si peu son cœur que, pendant le carnaval de 1587, à Mantoue, la beauté d'une des jeunes femmes de cette cour parut faire une impression puissante sur son esprit. «Peut-être vous en dis-je trop dans une lettre, écrit-il à Mori, un de ses confidents; mais jamais je n'ai été plus humilié de n'être plus un heureux poëte qu'en ce moment; je passe un délicieux carnaval au milieu d'un cercle nombreux de belles et gracieuses femmes. En vérité, si ce n'était la crainte de paraître trop impressionnable ou trop inconstant en faisant un nouveau choix, j'aurais réfléchi sur laquelle de ces beautés je devais porter mes pensées.»

La grande-duchesse de Toscane, sans doute à l'instigation de la jeune princesse de Mantoue sa fille, envoya au poëte un riche présent en argent, pour payer le voyage qu'il se proposait de faire à Florence. Mais, au lieu de partir pour Florence, il partit pour Bergame où le souvenir de ses aïeux l'attirait. Il ne tarda pas à se lasser de l'accueil que lui fit sa famille et sa ville natale. «Je ne jouis, écrit-il au cardinal Albano, que d'une ombre de liberté; je n'aurai de repos qu'à Rome.» La mort du vieux duc de Mantoue et l'élévation au trône du jeune prince de Mantoue, son ami, le rappelèrent encore dans cette ville. Ce prince s'efforça, même par des refus d'argent, de le détourner de son voyage de Rome. Rien ne put le retenir: il s'achemina au mois d'octobre 1587 vers Rome, sans autre bagage qu'un porte-manteau contenant son linge, et une malle pleine de ses livres et de ses manuscrits. «J'irai en pèlerin, en marchant, à cheval, à pied, par mer ou par terre, mais j'irai, écrit-il à Alario; je suis si malade que je passe pour fou aux yeux des autres et à mes propres yeux.»

Son voyage néanmoins fut un triomphe, partout où il se fit reconnaître à ses amis et à ses admirateurs. Il s'arrêta d'abord à Bologne, chez son ami Constantin; la ville savante se pressa tout entière à la porte de son hôte; de là il alla à Loretto; arrivé sans argent à la porte de la ville, il écrivit à don Ferrante Gonzagua, qui se trouvait par dévotion à Loretto, de lui prêter dix écus pour continuer son voyage. Le gouverneur de Loretto, informé par don Ferrante de la présence du Tasse, sortit en grand cortége pour complimenter le poëte et pour lui offrir tout ce qui pourrait faciliter et honorer sa visite au sanctuaire. Le Tasse accomplit pieusement le pèlerinage, et composa une ode à la Vierge, pleine d'invocation et de repentir. Soulagé par le vœu qu'il avait fait à son autel de ne plus consacrer ses chants qu'aux choses immortelles, il reprit à cheval la route de Rome, y arriva le 4 novembre, et descendit chez Scipion Gonzague, qui le reçut en père.

Ses lettres du commencement de novembre débordent de joie et de félicitations qu'il s'adresse à lui-même, pour avoir accompli son projet de venir chercher la santé, le repos, la gloire à Rome. Ses lettres, à la fin du même mois, portent déjà l'accent du désillusionnement et de la plainte. «Je suis à Rome, écrit-il, et, à mon inconcevable peine, j'y vois déjà le renversement de toutes mes espérances; je suis au désespoir, surtout par la nécessité où je me vois de devenir encore un courtisan, métier dont j'abhorre le nom, sans parler de la chose; mais, plutôt que de le recommencer, je m'enfuirai dans un désert, tant je suis las des cours et du monde!»

IX.

Sixte-Quint régnait alors; pape en tout l'opposé de Léon X, ce Périclès de la Rome moderne, Sixte-Quint dédaigna même d'accorder une audience au poëte. Le Tasse se persuada que ce refus humiliant venait des intrigues secrètes du duc de Ferrare, et même du duc de Mantoue auprès du Pontife. «Ils ont résolu de me tuer ou de me pousser au suicide,» écrit-il ce jour-là à Licinio. Son inconstance et ses plaintes incessantes avaient aliéné ou refroidi tous ses anciens protecteurs à Rome, même le cardinal Albano. Il écrivit à sa sœur une lettre que nous possédons aussi, du 14 novembre 1587, pour sonder le dernier cœur qui lui restait ouvert dans le monde, et pour lui annoncer son prochain départ pour Sorrente. Sa sœur lui devait de la reconnaissance, car il avait placé ses deux fils, ses neveux, l'un au service du duc de Mantoue, l'autre à la cour du duc de Parme. Dans cette lettre pathétique il fait à la pauvre Cornélia le tableau le plus désolant de sa situation.

«Malade de corps, égaré d'esprit, le cœur oppressé, la mémoire perdue, les amis devenus indifférents, la fortune obstinément adverse, au milieu de tant de causes de désespoir j'espère au moins que vous vivez encore pour me recevoir une seconde fois en habit de mendiant, car je ne puis me présenter dans aucun autre!

«Je vous conjure d'avoir plus d'égard à mon génie qu'à ma misère, car, si je le voulais bien, je pourrais facilement trouver cinq cents écus de traitement et même plus; mais, malade comme je le suis, que puis-je envisager, si ce n'est de mourir dans un hôpital? Ô madame ma chère sœur, mon état est incurable; je vous supplie, par la mémoire et l'âme de notre père et de notre mère qui nous ont nourris, de permettre que je vienne auprès de vous, je ne dis pas pour goûter, mais au moins pour respirer cet air des lieux où je suis né! pour me consoler moi-même, par la vue de notre mer et de nos jardins, pour m'envelopper de votre tendresse, pour boire de ce vin et de cette eau qui soulagèrent autrefois mes infirmités! Dites-moi aussi s'il y a quelque espoir de recouvrer une partie de cet héritage de notre mère, au sujet duquel vous m'avez écrit; car autrement je ne vois pas comment vivre, et avec cela tout mal sera supportable et léger, et je remercierai Dieu de sa miséricorde, s'il permet au moins que j'expire dans vos bras, au lieu d'expirer dans les bras indifférents des domestiques d'un hôpital d'incurables!»

Hélas! cette sœur, son unique refuge sur la terre, était destinée à mourir avant lui de ses propres peines. Une lettre d'un capucin du couvent de Sorrente, qui mentionne cette mort en passant, laisse croire que le Tasse ne revit jamais sa sœur.

X.

Il partit de Rome à la fin de mars 1588; l'accueil qu'il reçut dans sa patrie fut le premier et le dernier sourire de sa fortune. Naples, alors à demi espagnole, contrée de poésie, de chevalerie et d'amour, avait retrouvé tout son génie national dans son poëte. Elle l'accueillit comme sa propre gloire et voulut le venger des critiques jalouses des Toscans et des Romains, exprimés avec mépris dans un jugement de l'Académie florentine de la Crusca, contre la Jérusalem. Les lettres y étaient cultivées avec passion par la jeune noblesse d'Espagne, de Sicile et de Naples, qui voyait dans le Tasse un autre Virgile et un autre Sannazar. Le comte de Paleno, fils du grand amiral du royaume, alla à sa rencontre, à cheval, avec un cortége d'honneur et voulut loger le poëte dans le palais de son père. Le Tasse, ennuyé, comme on l'a vu, du métier de courtisan, préféra recevoir l'hospitalité tranquille des moines du couvent de Monte Oliveto.

Le couvent de Monte Oliveto, sorte d'Escurial de Naples, mais Escurial délicieux au lieu de l'Escurial funèbre de Madrid, rivalisait de site et d'horizon avec le monastère napolitain de San Martino, le plus poétique ermitage de l'univers. Quoique enfermé dans l'enceinte de la ville si peuplée et si bruyante de Naples, le couvent de Monte Oliveto, couronnant de ses cloîtres une colline d'où le regard plane par-dessus les toits et les quais sur la vaste mer, renfermait dans son enceinte, inaccessible aux rumeurs de la grande ville, des bois de lauriers, des jardins d'orangers, des fontaines aux murmures calmants et rafraîchissants. On n'y entendait que les chants sourds des religieux dans leur église, leurs pas sur les dalles des longs cloîtres, et le retentissement régulier des vagues du golfe sur la plage sonnante de la Maddalena, selon l'expression d'Alfieri. Le Tasse y apercevait de sa fenêtre, au soleil levant, la pointe du cap avancé de Sorrente, les sombres verdures et les murs blanchissants de la chère patrie de son enfance. L'air natal, l'évaporation de ses chimères à la lumière splendide de ce ciel, le sentiment de la sécurité dans ce port de sa vie, l'admiration de la jeunesse chevaleresque de Naples, les soins attentifs des religieux, fiers d'un hôte si illustre, dissipèrent en peu de jours, comme à son premier voyage, la mélancolie du poëte. Il se lia d'une amitié, d'abord poétique, puis intime, avec le marquis Manso de Villa, jeune seigneur qui méritait le rôle de Mécène du seizième siècle, et qui, après avoir été l'ami du Tasse, devint plus tard l'ami de Milton, attachant ainsi, par la plus rare des fortunes, son souvenir par des liens de cœur aux deux plus immortelles épopées du monde chrétien.

«Je ne trouverai jamais d'éloquence, lui dit le Tasse dans ses billets, qui arrive à égaler votre tendre courtoisie pour moi, ni d'images qui puissent peindre votre modestie.»

Le Tasse, protégé par tant de hautes influences à Naples, intenta un procès pour réclamer la dot considérable de sa mère, retenue par les oncles de Porcia, et cinq mille écus des propriétés confisquées de son père Bernardo Tasso. Il espérait au moins obtenir du roi d'Espagne une indemnité égale à dix années de revenu de ces biens; les légistes napolitains lui promettaient le gain de ces deux procès. Son grand nom sollicitait pour lui, il l'agrandissait encore par des vers et des chants nouveaux ajoutés à loisir à son poëme; il composait, à la requête des religieux de Monte Oliveto, un poëme pieux sur l'origine de leur ordre, pour leur exprimer sa reconnaissance de leur magnifique et tendre hospitalité. Il quittait quelquefois ses appartements dans le couvent, soit pour aller s'attendrir, pleurer et chanter sur le seuil de la maison de sa sœur à Sorrente, soit pour aller habiter la maison de campagne du marquis de Villa, à Bizaccio.

Les lettres du marquis de Villa y décrivent familièrement la vie du Tasse à la campagne:

«Le seigneur Tasso, dit son hôte, est devenu un grand chasseur; il brave toutes les intempéries de la saison et des lieux. Quand le temps est contraire, nous passons les journées et les longues heures du soir à écouter de la musique et des canzones; car un de ses plus vifs plaisirs est d'entendre nos improvisateurs rustiques, dont il envie la facilité à versifier, la nature, à ce qu'il prétend, ayant été moins prodigue envers lui à cet égard. Quelquefois aussi nous dansons avec les jeunes filles de Bizaccio, un des divertissements qui lui fait le plus de plaisir; mais plus souvent nous restons assis au coin du feu, et nous y revenons souvent sur l'esprit qu'il prétend lui être apparu à Ferrare; et véritablement il m'en parle de telle sorte que je ne sais trop qu'en dire et qu'en penser.»

Pendant cette douce détente de l'âme et de l'adversité du poëte, son poëme, revu et perfectionné, se multipliait en Italie et en France avec la rapidité surnaturelle d'une œuvre qui correspondait précisément au siècle, aux mœurs, à la religion, aux contrées de l'Europe, dans lesquelles il devenait, en naissant, national. C'est ici le moment de juger l'œuvre pendant le repos et le glorieux salaire de l'ouvrier.

XI.

La Jérusalem délivrée est l'épopée de la chevalerie. Arioste et ses prédécesseurs en avaient fait l'épopée légère et badine; le Tasse en faisait l'épopée héroïque.

La chevalerie était née en Europe du contact de la barbarie du Nord avec le christianisme du Midi. La férocité septentrionale et le christianisme oriental avaient produit, par leur union, cette fleur étrange de civilisation destinée à une brillante et courte floraison en Occident. Les exploits réels ou fabuleux des compagnons de Charlemagne, convertis par des ermites à une religion de douceur et d'ascétisme, avaient laissé dans les imaginations populaires des traditions tout à la fois héroïques et saintes, où la lance et la croix s'entrelaçaient dans un contre-sens pittoresque. L'invasion des Sarrasins en Espagne, en Calabre, en France, avait exercé la chevalerie à des guerres entre les musulmans et les chrétiens, champions de deux cultes opposés, qui avaient créé une espèce d'Olympe chrétien aussi peuplé de fables et de prodiges populaires que l'Olympe d'Homère. Les croisades, dernier grand choc religieux entre l'Occident et l'Orient, avaient rempli l'imagination des peuples de combats, de miracles, de héros, auxquels la distance ajoutait encore son prestige. Dans ces guerres intentées pour la cause de Dieu, tout paraissait grandiose, surhumain, surnaturel. La crédulité était prête à tout croire, la poésie n'avait qu'à paraître; c'était évidemment le temps d'un poëme épique, et ce poëme épique ne pouvait pas avoir d'autre scène que l'Orient, d'autre sujet que les croisades. Un tel poëme n'est pas l'œuvre d'un homme, il est l'œuvre d'un temps. Voltaire a dit: «Les Français n'ont pas la tête épique.» Il nous semble plus juste de dire: Les âges où nous vivons ne sont pas épiques. Quand la crédulité manque, le prophète ne prophétise plus; or le poëte est le prophète de l'imagination des hommes.

XII.

Mais le poëme de la Jérusalem délivrée est-il bien un poëme épique dans la sévère acception du mot? et le Tasse, quelque poétique qu'il soit, peut-il être placé par la dernière postérité au rang d'Homère, de Virgile, des grands épiques de l'Inde ou de la Perse? Nous ne le pensons pas.

Qu'est-ce que l'épopée? C'est l'histoire imaginaire, l'histoire altérée par les fables, l'histoire encadrée dans la poésie, mais enfin l'histoire, c'est-à-dire le récit, conforme aux temps, aux mœurs, aux costumes, aux événements, d'une des grandes races qui ont apparu sur la scène du monde, ou d'un des grands faits qui ont imprimé leur trace profonde sur la terre. Le poëte qui chante un de ces récits doit donc le chanter avec les accents et les images que la riche imagination lui prête; mais il est tenu aussi à le chanter dans un mode sérieux, conforme à la réalité de la nature humaine à l'époque où il la met en scène, conforme surtout à la vérité des mœurs de ses héros; en un mot, le poëme épique, pour être national, humain, religieux, immortel, doit être vrai, au moins dans l'événement, dans la nation, dans le caractère et dans le costume de ses personnages. Sans cette vérité, le poëme n'est plus épique, il est romanesque; le poëte ne chante plus, il joue avec son imagination et avec celle de ses auditeurs; on l'admire encore, on ne le croit plus; il fait partie des fables, il ne fait plus corps avec les traditions sérieuses, historiques, nationales, religieuses du genre humain. Il a chanté des aventures, il n'a pas chanté l'épopée.

C'est cette différence fondamentale entre Homère et le Tasse qui nous semble juger les deux poëtes et les deux poëmes. Homère a fait le poëme épique, le Tasse a fait le poëme romanesque de son temps; l'un a chanté une épopée, l'autre a chanté des aventures. Homère a écrit un poëme épique, le Tasse a écrit un opéra en vingt chants: l'un est un poëte, l'autre est un trouvère, mais le plus accompli des trouvères, le trouvère immortel de la chevalerie, de la religion et de l'amour.

XIII.

Qu'est-ce que le récit, en effet, dans la Jérusalem délivrée? Un roman de paladin sur un ton plus sérieux, mais avec des inventions aussi capricieuses et aussi invraisemblables que celles de l'Arioste ou des contes arabes des Mille et une Nuits.

Qu'est-ce que les caractères? Un composé d'héroïsme, de fanatisme, de jactance chevaleresque parfaitement uniforme dans les héros chrétiens et dans les héros musulmans; une chevalerie banale et générale qui ne laisse différencier les personnages que par le costume, le casque ou le turban.

Qu'est-ce que les mœurs? Une véritable mascarade épique, où les guerriers des deux races et des deux cultes se confondent dans une galanterie commune, où les femmes elles-mêmes, les femmes cloîtrées et invisibles de l'Orient, Clorinde, Armide, Herminie, travesties tantôt en bergères de pastorales, tantôt en amazones de théâtres, tantôt en sorcières de sabbat, soupirent des amours de bergerie, livrent des combats d'Hercule, opèrent des enchantements et des sortiléges, transforment des héros en bêtes, en poissons, en monstres bizarres, sortent tout à coup de leur tente ou de leur armure de fer, vêtues en nymphes d'opéra ou en princesses de cour, pour parler le langage affecté et langoureux d'héroïnes de roman ou de muses d'académie. Aucune vraisemblance, aucune vérité, aucune conformité à la poésie, à la nature des lieux, des temps et des choses. C'est un drame entièrement imaginaire et fantastique, qui pourrait aussi bien se jouer entre des ombres dans la lune, qu'entre des chrétiens et des musulmans dans la Palestine; un rêve, en un mot, au lieu d'une réalité.

Mais un rêve chanté en vers immortels, mais un roman tissu et raconté avec une telle prodigalité d'imagination, de piété, d'héroïsme, de tendresse, que le lecteur, oubliant les temps, les lieux, les mœurs, en suit du cœur les touchantes aventures avec autant d'intérêt que si c'était une histoire; mais des scènes qui rachètent par le pathétique des situations et des sentiments l'inconséquence et l'étrangeté de la conception; mais un charme comparable à l'enchantement de son Armide, charme qui découle de chaque strophe, qui vous enivre de mélodie comme le pavot d'Orient de ses visions, et qui vous livre sans résistance aux ravissantes rêveries de cet opium poétique; mais un style surtout coloré de telles images, et chantant avec de telles harmonies, qu'on s'éblouit de sa splendeur, et qu'on se laisse volontairement bercer de sa musique, comme au roulis d'une gondole vénitienne pendant une nuit d'illumination à travers les façades de palais de la ville des merveilles. C'est ce style, c'est cette poésie, c'est ce vers jeune, étincelant, musical, trempé de soleil d'Orient, de sang héroïque, de larmes, de mélancolie, qui a fait vivre et qui fera vivre éternellement ce poëme.

Le Tasse, il est vrai, n'a donné la vie qu'à des fantômes, mais ces fantômes, qui n'ont point de corps, ont un cœur; voilà pourquoi ils ne mourront pas. La Jérusalem délivrée sera à jamais le poëme épique de la jeunesse, des femmes et de l'amour. Le Tasse restera à jamais aussi le poëte des beaux jours de la vie où l'imagination sourit à ses premiers songes. Il ne sera ni le poëte sévère de la raison, ni celui de la vérité, ni celui de la religion; mais il sera le poëte de l'enchantement. Conçu à dix-huit ans, terminé à vingt-cinq ans, ce poëme conservera le caractère de l'adolescence de son auteur: le vague, la fleur, l'étonnement, la puberté de l'âme.

XIV.

M. de Chateaubriand l'a jugé avec plus de sévérité que nous, parce qu'il était peut-être plus critique et moins poëte que le Tasse.

«Il n'y a, dit-il, dans les temps modernes que deux beaux sujets de poëme épique, les Croisades et la Découverte du nouveau monde. Malfilâtre se proposait de chanter la dernière; les Muses regrettent encore que ce jeune poëte ait été surpris par la mort avant d'avoir exécuté son dessein. Toutefois ce sujet a, pour un Français, le défaut d'être étranger. Or c'est un autre principe de toute vérité, qu'il faut travailler sur un fond antique, ou, si l'on choisit une histoire moderne, qu'il faut chanter sa nation.

«Les croisades rappellent la Jérusalem délivrée: ce poëme est un modèle parfait de composition. C'est là qu'on peut apprendre à mêler les sujets sans les confondre; l'art avec lequel le Tasse vous transporte d'une bataille à une scène d'amour, d'une scène d'amour à un conseil, d'une procession à un palais magique, d'un palais magique à un camp, d'un assaut à la grotte d'un solitaire, du tumulte d'une cité assiégée à la cabane d'un pasteur; cet art, disons-nous, est admirable. Le dessin des caractères n'est pas moins savant; la férocité d'Argant est opposée à la générosité de Tancrède, la grandeur de Soliman à l'éclat de Renaud, la sagesse de Godefroi à la ruse d'Aladin; il n'y a pas jusqu'à l'ermite Pierre, comme l'a remarqué Voltaire, qui ne fasse un beau contraste avec l'enchanteur Ismen. Quant aux femmes, la coquetterie est peinte dans Armide, la sensibilité dans Herminie, l'indifférence dans Clorinde. Le Tasse eût parcouru le cercle entier des caractères de femmes, s'il eût représenté la mère. Il faut peut-être chercher la raison de cette omission dans la nature de son talent, qui avait plus d'enchantement que de vérité, et plus d'éclat que de tendresse.

«Homère semble avoir été particulièrement doué de génie, Virgile de sentiment, le Tasse d'imagination. On ne balancerait pas sur la place que le poëte italien doit occuper, s'il faisait quelquefois rêver sa Muse, en imitant les soupirs du cygne de Mantoue. Mais le Tasse est presque toujours faux quand il fait parler le cœur; et, comme les traits de l'âme sont les véritables beautés, il demeure nécessairement au-dessous de Virgile.

«Au reste, si la Jérusalem a une fleur de poésie exquise, si l'on y respire l'âge tendre, l'amour et les déplaisirs du grand homme infortuné qui composa ce chef-d'œuvre dans sa jeunesse, on y sent aussi les défauts d'un âge qui n'était pas assez mûr pour la haute entreprise d'une épopée. L'octave du Tasse n'est presque jamais pleine; et son vers, trop vite fait, ne peut être comparé au vers de Virgile, cent fois retrempé au feu des Muses. Il faut encore remarquer que les idées du Tasse ne sont pas d'une aussi belle famille que celles du poëte latin. Les ouvrages des anciens se font reconnaître, nous dirons presque, à leur sang. C'est moins chez eux, ainsi que parmi nous, quelques pensées éclatantes, au milieu de beaucoup de choses communes, qu'une belle troupe de pensées qui se conviennent, et qui ont toutes comme un air de parenté: c'est le groupe des enfants de Niobé, nus, simples, pudiques, rougissants, se tenant par la main avec un doux sourire, et portant pour seul ornement dans leurs cheveux une couronne de fleurs.

«D'après la Jérusalem, on sera du moins obligé de convenir qu'on peut faire quelque chose d'excellent sur un sujet chrétien. Et que serait-ce donc, si le Tasse eût osé employer les grandes machines du christianisme? Mais on voit qu'il a manqué de hardiesse. Cette timidité l'a forcé d'user des petits ressorts de la magie, tandis qu'il pouvait tirer un parti immense du tombeau de Jésus-Christ qu'il nomme à peine, et d'une terre consacrée par tant de prodiges. La même timidité l'a fait échouer dans son ciel. Son enfer a plusieurs traits de mauvais goût. Ajoutons qu'il ne s'est pas assez servi du mahométisme, dont les rites sont d'autant plus curieux qu'ils sont peu connus. Enfin il aurait pu jeter un regard sur l'ancienne Asie, sur cette Égypte si fameuse, sur cette grande Babylone, sur cette superbe Tyr, sur les temps de Salomon et d'Isaïe. On s'étonne que sa muse ait oublié la harpe de David, en parcourant Israël. N'entend-on plus sur le sommet du Liban la voix des prophètes? Leurs ombres n'apparaissent-elles pas quelquefois sous les cèdres et parmi les pins? Les anges ne chantent-ils plus sur Golgotha, et le torrent de Cédron a-t-il cessé de gémir? On est fâché que le Tasse n'ait pas donné quelque souvenir aux patriarches: le berceau du monde, dans un petit coin de la Jérusalem, ferait un assez bel effet.»

Ce jugement est d'un chrétien plus que d'un poëte. Un poëte aurait oublié le sujet pour adorer les détails. Nous n'en citerons que deux, qui n'ont rien qui les dépasse en grâce et en mélancolie dans aucun poëme épique: la fuite d'Herminie du champ de bataille, au sixième chant, et la mort de Clorinde au douzième.

Nous emprunterons, pour ces citations, la seule traduction peut-être qui ait égalé jamais et quelquefois surpassé en goût le modèle; c'est celle du consul Lebrun, homme de lettres studieux et exquis, avant d'être homme d'État et collègue de Bonaparte à la première magistrature de la république.

«Cependant la belle Herminie est emportée par son cheval dans l'épaisseur d'une antique forêt: sans sentiment et presque sans vie, ses mains tremblantes laissent flotter ses guides: le coursier fuit et se précipite par mille sentiers, par mille détours; enfin les chrétiens la perdent de vue et leur poursuite est inutile.

«Pleins de colère, la honte sur le front, épuisés de lassitude, ils reviennent à leur poste: tels, après une chasse longue et pénible, des chiens qui ont perdu dans les bois la trace de la bête qu'ils poursuivaient, reviennent haletants, l'œil morne et la tête baissée: cependant la princesse fuit toujours; craintive, éperdue, elle n'ose regarder en arrière si on la suit encore.

«Elle fuit toute la nuit; tout le jour elle erre sans conseil et sans guide: elle ne voit que ses larmes, elle n'entend que ses cris: enfin, au moment où le soleil détèle ses coursiers et se plonge dans l'Océan, elle arrive sur les bords du Jourdain, met pied à terre et se couche sur le sable.

«Elle ne se repaît que de ses maux, elle ne s'abreuve que de ses larmes: mais le sommeil, ce doux consolateur des humains, qui leur apporte le repos et l'oubli de leurs peines, vient assoupir ses sens et ses douleurs et la couvre de ses ailes bienfaisantes. Cependant l'amour, sous mille formes différentes, trouble encore la paix de son cœur.

«Le gazouillement des oiseaux qui saluent l'aurore, le fleuve qui murmure, le zéphyr qui se joue avec les ondes et soupire à travers les feuillages, la réveillent aux premiers rayons du jour: elle ouvre des yeux languissants et promène ses regards sur les asiles solitaires des bergers; elle croit entendre une voix qui la rappelle à la douleur et aux larmes.

«Elle pleure; mais tout à coup ses gémissements sont interrompus par des chants qui se mêlent aux accords des musettes champêtres; elle se lève et se traîne à pas lents vers l'endroit d'où viennent ces sons; elle voit un vieillard assis à l'ombre et travaillant une corbeille d'osier; son troupeau paît auprès de lui, et son oreille est attentive aux chants de trois jeunes bergers qui l'entourent.

«À la vue soudaine d'armes inconnues, ils se troublent et s'effrayent; mais Herminie les salue, les rassure, découvre ses beaux yeux et sa blonde chevelure: Heureux bergers, leur dit-elle, continuez vos jeux et vos ouvrages; ces armes ne sont point destinées à troubler vos travaux ni vos chants.

«Ô vieillard, ajoute-t-elle, comment, au milieu du vaste incendie qui dévore ces contrées, êtes-vous en paix dans cet asile, sans craindre la guerre et ses fureurs? Il lui répond: Ô mon fils, ma famille et mes troupeaux ont toujours été à l'abri des injures et des outrages, et le bruit des combats n'a point encore troublé notre retraite.

«Peut-être le ciel propice veille sur l'humble innocence et la protége; peut-être que, semblable à la foudre qui épargne les vallons et ne frappe que la cime des montagnes, la fureur de ces étrangers n'écrase que la tête altière des rois. Notre pauvreté vile et méprisée ne tente point l'avidité du soldat.

«Pauvreté vile et méprisée, et cependant si chère à mon cœur! Je ne désire ni les sceptres ni les trésors; les soucis de l'ambition ou de l'avarice n'habitent point dans mon âme; une onde pure me désaltère, et je ne crains point qu'une main perfide y mêle des poisons; mes brebis, mon jardin, fournissent à ma table frugale des mets qui ne me coûtent que des soins.

«Comme nos besoins, nos désirs sont bornés; mes enfants gardent mon troupeau, et je ne dois rien à des mains mercenaires. Les chevreaux qui bondissent dans la plaine, les poissons qui se jouent dans les ondes, les oiseaux qui étalent au soleil leur superbe plumage, voilà mes spectacles et mes plaisirs.

«Il fut un temps où, séduit par les illusions de la jeunesse, je connus d'autres désirs; je dédaignai la houlette des bergers et je fuis loin des lieux qui m'avaient vu naître: je vécus à Memphis; je fus admis dans le palais des rois; quoique intendant des jardins, je vis, je connus la cour et ses injustices.

«Jouet longtemps d'une trompeuse espérance, je souffris les rebuts et les dégoûts; enfin mes beaux jours s'écoulèrent, et avec eux mon espoir et mon ambition. Je pleurai les loisirs de cette vie simple et paisible; je soupirai après le repos que j'avais perdu; je dis enfin: Adieu, grandeur! adieu, palais! et, rendu à nos bois, j'y retrouvai la paix et le bonheur.

«Pendant qu'il parle, Herminie attentive recueille un discours dont la douceur l'enchante; la sagesse du vieillard pénètre son cœur et calme l'orage de ses sens. Enfin, après de longues réflexions, elle se détermine à s'arrêter dans cette solitude, au moins jusqu'à ce que la fortune favorise son retour.

«Ô mortel trop heureux d'avoir connu la disgrâce, si le ciel ne t'envie point la douce destinée dont tu jouis, aie pitié de mes malheurs! Reçois-moi dans ce fortuné séjour; je veux y vivre avec toi; peut-être sous ces ombrages mon cœur se soulagera du poids mortel qui l'accable.

«Si, comme le stupide vulgaire, tu étais avide de cet or, de ces pierreries qu'il adore, tu pourrais avec moi satisfaire tes désirs. À ces mots des larmes s'échappent de ses yeux; elle raconte une partie de ses infortunes et le berger attendri mêle ses pleurs avec les siens.

«Ensuite il la console et l'accueille avec la tendresse d'un père; il la conduit sous sa chaumière auprès d'une vieille épouse à qui le ciel fit un cœur comme le sien; la fille des rois revêt de rustiques habits; un voile grossier couvre ses cheveux; mais son regard, son maintien, tout dit qu'elle n'est point une habitante des bois.

«Ces vils habits n'éclipsent point son éclat, sa fierté, sa noblesse; la majesté brille encore sur son front au milieu des plus humbles emplois; la houlette à la main, elle conduit les troupeaux et les ramène; sa main exprime le suc de leurs mamelles et presse le laitage.

«Souvent, pendant que ses brebis, couchées à l'ombre, évitent l'ardeur du soleil, elle grave des chiffres amoureux sur l'écorce des lauriers et des hêtres; elle y retrace l'histoire et les malheurs de sa flamme; en parcourant les traits que sa main a formés, un torrent de larmes inonde ses joues.

«Elle dit en pleurant: Arbres confidents de mes peines, conservez l'histoire de mes douleurs! Si jamais un fidèle amant vient reposer sous votre ombre, sa pitié s'éveillera à la vue de mes tristes aventures; il dira sans doute: Ah! l'amour et la fortune payèrent trop mal tant de constance et de fidélité!

«Peut-être, si le ciel daigne écouter les prières des mortels, peut-être l'insensible, un jour, viendra dans ces bois; il tournera ses regards sur la tombe qui renfermera ma froide et triste dépouille, et il donnera enfin à mes malheurs quelques soupirs et quelques larmes, hélas! trop tardives.

«Du moins, si je vécus infortunée, quelque félicité suivra mon ombre: mes cendres éteintes jouiront d'un bonheur que je n'ai pu goûter. Ainsi parlait cette amante égarée aux arbres insensibles et sourds. Deux ruisseaux de larmes coulaient de ses yeux. Cependant Tancrède, que le hasard conduit, va la chercher loin des lieux qui la cachent.

«Les traces qu'il a suivies ont dirigé sa course dans la forêt: mais des ombres épaisses y répandent l'horreur et les ténèbres: il ne peut plus reconnaître les vestiges; il s'abandonne à ses incertitudes; toujours son oreille attentive cherche à démêler, ou le bruit des armes, ou le bruit des chevaux.

«Si le vent murmure à travers les feuilles, si quelque oiseau, quelque bête sauvage agitent les rameaux, il croit entendre son amante: il la cherche, et soupire après l'avoir cherchée en vain. Il sort enfin de la forêt; un bruit sourd se fait entendre; la clarté de la lune le conduit par des routes inconnues vers les lieux d'où ces sons semblent partir.

«Il y arrive, et voit du sein d'un rocher jaillir une onde claire et limpide, qui se précipite et roule avec un doux murmure sur un lit bordé de gazon: en proie à sa douleur, il s'arrête, il jette un cri; l'écho seul y répond; enfin l'aurore se lève, etc., etc.»

Si l'on ajoute à cette situation et à ces images la mélodie évanouie des stances, trouvera-t-on dans Homère ou dans Virgile un plus délicieux contraste des champs de bataille et de la nature pastorale?

Le baptême et la mort de Clorinde, tuée dans un combat de nuit par la main de Tancrède qui l'adore, et de qui elle reçoit la mort au lieu de l'amour, ne le cède en pathétique à aucune scène des grandes épopées, et ici ce pathétique est chrétien par l'immortelle vie que l'amant meurtrier apporte à son amante avec l'eau du baptême dans son casque. Lisons encore:

«À l'instant la colère se rallume et le combat se ranime: quel combat! leurs forces sont éteintes, ils ne connaissent point l'adresse, il ne leur reste que la rage: ils se déchirent. Sanglants, couverts de blessures, ils ne tiennent plus à la vie que par leur fureur.

«Telle on voit la mer Égée, lorsque les vents qui soulevaient ses flots sont rentrés dans leurs grottes profondes: le calme ne règne point encore sur son sein, et ses ondes obéissent toujours au mouvement dont elles furent agitées. Tels les deux guerriers, quoique épuisés et sans vigueur, sentent encore l'impulsion de leur fureur première.

«Mais enfin l'heure fatale qui doit finir la vie de Clorinde est arrivée: Tancrède atteint son beau sein de la pointe de son épée. Le fer s'y enfonce et s'abreuve de son sang, l'habit qui couvre sa gorge délicate en est inondé: elle sent qu'elle va mourir; ses genoux fléchissent et se dérobent sous elle.

«Tancrède poursuit sa victoire; et, la menace à la bouche, il la pousse, il la presse; elle tombe: mais dans le moment un rayon céleste l'éclaire; la vérité descend dans son cœur, et d'une infidèle en fait une chrétienne. D'une voix mourante, elle prononce en tombant ces paroles dernières:

«Ami, tu as vaincu; je te pardonne: toi-même, pardonne à mon malheur. Je ne te demande point de grâce pour un corps qui bientôt n'a plus rien à craindre de tes coups; mais aie pitié de mon âme. Que tes prières, qu'une onde sacrée versée par tes mains, lui rendent le calme et l'innocence. Ces tristes et douloureux accents retentissent au cœur de Tancrède, le pénètrent, éteignent son courroux et de ses yeux arrachent des larmes involontaires.

«Non loin de là un ruisseau jaillit en murmurant du sein de la montagne: il y court, il y remplit son casque et revient tristement s'acquitter d'un saint et pieux ministère. Il sent trembler sa main, tandis qu'il détache le casque et qu'il découvre le visage du guerrier inconnu: il la voit, il la reconnaît; il reste sans voix et sans mouvement: ô fatale vue! funeste reconnaissance!

«Il allait mourir; mais soudain il rappelle toutes ses forces autour de son cœur: étouffant la douleur qui le presse, il se hâte de rendre à son amante une vie immortelle pour celle qu'il lui a ôtée. Au son des paroles sacrées qu'il prononce, Clorinde se ranime; elle sourit, une joie calme se peint sur son front et y éclaircit les ombres de la mort. Elle semblait dire: Le ciel s'ouvre et je m'en vais en paix.

«Sur ses joues la pâleur des violettes se mêle à la blancheur des lis: elle fixe ses yeux éteints vers le ciel, et, soulevant sa main froide et glacée, elle la présente comme un gage de paix à son amant. Dans cette attitude, elle expire et paraît s'endormir.

«À cet aspect, les forces que Tancrède avait recueillies le quittent et l'abandonnent: il se remet tout entier sous la main de la douleur qui serre son cœur et le glace. La mort est sur son front et dans tous ses sens. Immobile, sans couleur et sans voix, rien ne vit plus en lui que son désespoir.

«Les derniers liens qui arrêtaient son âme se brisaient l'un après l'autre: elle allait suivre l'âme de son amante, quand le hasard ou le besoin amena dans ces lieux une troupe de chrétiens.

«Le chef reconnaît le héros à ses armes: il accourt; il reconnaît aussi Clorinde, et son cœur est percé de douleur. Sans la croire chrétienne, il ne veut pas laisser ce beau corps à la fureur des bêtes farouches: il les fait porter l'un et l'autre sur les bras de ses soldats, et marche à la tente de Tancrède.

«Dans ce mouvement lent et tranquille, le guerrier ne reprend point encore l'usage de ses sens; mais de faibles soupirs prouvent qu'il conserve un reste de vie. Le corps de son amante, immobile et glacé, porte partout l'empreinte du trépas. Enfin on les dépose l'un et l'autre dans une tente séparée.»

De telles citations suffisent pour donner à ceux à qui la langue du Tasse est étrangère de quoi pressentir le génie de son poëme. On conçoit la popularité d'une pareille poésie dans un siècle où le fanatisme des croisades n'était pas encore éteint, où les traditions de la chevalerie subsistaient encore, et où la passion poétique de la renaissance italienne faisait des poëtes tels que Dante, Pétrarque, le Tasse, les véritables héros de l'esprit humain.

Le Tasse jouissait complétement de sa gloire; l'envie ne l'avait pas poursuivi jusque-là; sa mélancolie s'affaiblissait en lui avec l'âge et avec la vie. Il savourait au sein de l'amitié ces heures plus calmes du soir que la Providence semble réserver aux grands hommes malheureux comme une compensation de leurs traverses, et comme une aube de leur immortalité.

XV.

Son inquiétude cependant l'arracha encore une fois de ce doux loisir. Il dit adieu à ses hôtes du monastère de Monte Oliveto, où il avait passé des jours si heureux. Il partit pour Rome; il y fut déçu par la froideur de la réception de ses anciens protecteurs, jaloux peut-être de ce qu'il en avait trouvé de plus affectueux à Naples; il fut obligé de chercher un asile dans le couvent de Santa Maria Nuova. «J'ai retrouvé ici,» écrit-il, «toutes mes peines, mais non mes amis; je n'ai pas même de quoi acquitter les droits de douane pour mes livres et mes hardes; j'ai grand besoin de six écus, et je vous conjure de me les prêter. Je n'ai trouvé à me loger dans aucune hôtellerie ou dans aucun palais; mon neveu Antonio m'abandonne; il est impossible de vivre ici sans un cheval, et je n'ai ni cheval ni ami pour me conduire dans son carrosse, ni robe de chambre, ni pelisse, ni vêtements d'été, ni chemises, ni rien!.... Si le duc de Mantoue ne vient pas à mon secours, je vais mourir sur le grabat d'un hospice.»

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