Cours familier de Littérature - Volume 16
Le duc de Mantoue pourvut à tout, et lui envoya cent ducats pour son voyage, s'il se décidait à revenir à Mantoue. Mais ces cent ducats lui furent retenus par l'agent du duc de Mantoue à Rome, de peur qu'il n'en fît sans doute un autre usage. Sa détresse continua d'être déplorable; une fièvre lente le consumait. «Probablement,» écrit-il au mois d'octobre 1589, «j'irai bientôt épuiser ailleurs ma mauvaise fortune, quand je serai devenu aussi importun à ces bons religieux de Santa Maria Nuova que je le suis devenu à ces cardinaux couverts de pourpre, de qui je ne puis même obtenir une audience.»
Il sortit en effet au mois de novembre de son asile, volontairement ou forcément, pour aller mendier un lit de malade dans l'hôpital des Bergamasques, ses compatriotes à Rome. Cet hôpital avait été fondé par ses ancêtres. La Providence lui donnait le lit que la charité de sa famille avait préparé pour d'autres malheureux; le cardinal Gonzague, de retour à Rome, le retira dans son palais. «Mais cette hospitalité,» écrit le Tasse, «bien loin d'être un soulagement, n'est qu'une aggravation pour moi, car le cardinal, cette fois, et sa maison, témoignent si peu de considération pour ma personne, et un tel mépris de ma mauvaise fortune obstinée, qu'il ne m'admet point à sa table, qu'il ne me fournit ni un lit, ni une chambre, ni un service décent à mon mérite et à ses anciennes grâces pour moi!»
Il passa l'hiver de 1589 à 1590 dans cet isolement et dans cet abandon. Au printemps de 1590, le grand-duc de Toscane l'invita à venir honorer sa cour et Florence de sa présence. Le Tasse partit avec un envoyé des Médicis chargé de pourvoir aux nécessités et à la dignité de son voyage. Arrivé au mois d'avril à Florence, il alla, par souvenir des religieux de Monte Oliveto à Naples, loger aux portes de la ville, dans un monastère d'Olivetani, situé, comme celui de Naples, sur un monticule boisé de cyprès qui domine, du sein de l'ombre et du silence, les murs de la ville, et le cours pittoresque et opulent de l'Arno.
Le grand-duc et les gentilshommes de sa cour comblèrent le poëte d'accueil, d'honneurs et de libéralités. La Toscane entière, jalouse de Ferrare, de Naples et de Rome, sembla s'étudier à faire oublier au Tasse les envieux dénigrements de l'Académie de la Crusca. On ne sait par quel revirement de fortune ou d'humeur on le retrouve deux mois après, dans ses lettres, fatigué de Florence, et demandant à son ami Constantin un asile dans le palais de Santa Trinità à Rome, pour y finir ses jours. «En vérité,» dit-il, «la vie est un triste pèlerinage, et je suis maintenant au terme du mien! Il faut peu de chose à ma vie. À peine pendant tout le cours de cet été ai-je acheté quatre melons pour ma nourriture; une soupe de laitue et quelques courges me suffisent; mais j'avoue que je me ruine en médicaments.» Le marquis de Villa, son ami de Naples, lui envoya quelques ducats pour renouveler ses habits et pour rentrer décemment à Rome.
Le Tasse y arriva pendant le conclave qui nomma Grégoire XIV pape. Ce pape, dont il espérait plus que de Sixte-Quint, trompa encore ses espérances; il fut logé pauvrement mais amicalement chez son fidèle Constantin, qui était de retour à Rome; il craignait même d'importuner cet ami.
«Maintenant,» lui écrit-il, «me voilà décidément précipité du faîte de mes vaines illusions; je suis décidé à fuir de ce monde, à m'enfuir de la foule dans la solitude, de l'agitation dans le repos. Envoyez-moi mes hardes à Maria del Popolo, monastère enfoui dans les arbres hors des murs de Rome. Dans mon opinion, je ne puis trouver un site plus solitaire et moins exposé aux outrages odieux! (De votre chambre, pendant votre absence, le 7 février 1591.)»
Constantin, en rentrant, courut chercher le Tasse à Santa Maria del Popolo, lui fit honte de ses défiances, le ramena au logis, et quelques jours après l'accompagna lui-même à Mantoue.
XVI.
Le duc et la jeune duchesse Léonora de Médicis, sa femme, le comblèrent de consolations, de paix et d'honneurs. Il fit sous leurs auspices une édition de ses poésies lyriques en trois volumes. Mais bientôt, malgré les efforts presque filials de sa protectrice pour le retenir à Mantoue, il repartit pour Rome; il ne fit que traverser cette ville; il se rendit à Naples pour y suivre son éternel procès. Le pape Aldobrandini, qui, sous le nom de Clément VIII, régnait en ce moment à Rome, lui était plus propice que ses prédécesseurs. Le cardinal Cinthio, neveu d'Aldobrandini, avait la passion des lettres et le culte du Tasse; il honora le grand poëte, non-seulement pour illustrer le règne de son oncle, mais pour satisfaire son propre cœur, ému jusqu'à la tendresse de pitié pour le génie malheureux. Le cardinal Cinthio voulait à lui seul venger l'injustice du siècle et l'injustice de la nature envers le Tasse.
XVII.
Le poëte profita de ces favorables dispositions du neveu du pape pour faire recommander sa cause à Naples, au gouvernement et aux légistes. Il alla lui-même à Naples assister aux plaidoiries; ses avocats réclamaient pour lui, des princes d'Avellino, la moitié du palais Gambacorti, qui avait appartenu à sa mère Porcia, et qu'il avait habité lui-même pendant son enfance. Les avocats de la maison d'Avellino osèrent lui opposer sa démence, qui le rendait, disaient-ils, incapable d'intenter légalement un procès. On répondit pour lui ce que Sophocle, accusé par son fils de faiblesse d'esprit à quatre-vingts ans, avait répondu pour lui-même, «Or l'homme capable d'avoir produit les chefs-d'œuvre de génie de son siècle prouvait assez par ses vers l'intégrité de son intelligence.»
Toutefois le procès, embarrassé en formalités, subissait d'interminables délais. Le Tasse, lassé, s'achemina une dernière fois vers Rome; la noblesse napolitaine lui fit cortége jusqu'à Capoue; son passage dans cette ville lettrée parut aux habitants de Capoue un événement assez important pour être consigné comme un honneur dans les archives de la ville. Ses amis de Naples prirent congé de lui aux portes de Capoue.
Arrivé à Mola di Gaëta, délicieux promontoire où les ruines de la villa de Cicéron, recouvertes de bois d'orangers et de pampres, laissent voir les grottes et les bains de marbre du grand orateur, lavés éternellement par les vagues transparentes de la mer de Tyrrhène, le Tasse et les voyageurs réunis en caravane, qui se rendaient avec lui à Rome, n'osèrent avancer plus loin; un chef de bandits nommé Marco Sciarra, descendu des Abruzzes, interceptait le passage.
«Hier,» écrivit le Tasse à son ami Constantin, «le chef de brigands Sciarra a pillé et tué sur la route plusieurs voyageurs; toute la contrée retentit des cris de terreur et des gémissements des femmes; j'ai voulu seul aujourd'hui marcher en avant, et essayer de teindre de sang l'épée que vous m'avez donnée.» Il sortit en effet à la tête de quelques braves chevaliers de Mola di Gaëta, pour éclairer intrépidement la route; son caractère héroïque et chevaleresque abordait avec audace les plus grands périls. Mais ici son courage lui fut inutile, son nom avait suffi: le brigand Sciarra, qui chantait déjà, dans ses rochers, les stances épiques de la Jérusalem, ainsi que les gondoliers de Venise les chantent encore sur les lagunes, ayant appris que le Tasse était au nombre des voyageurs arrêtés par la peur de sa bande à Mola di Gaëta, lui envoya un sauf-conduit avec les expressions du respect et de l'enthousiasme. Le Tasse refusant d'en profiter et de séparer son sort de celui de ses compagnons de route, Sciarra étendit dans un second message sa protection sur tous ceux qui seraient de la suite du poëte; il lui rendit, à son apparition sur la route entre Itri et Fondi, tous les honneurs qu'il refusait aux rois, donnant ainsi aux rois eux-mêmes l'exemple du culte pour le génie. Déjà une exception semblable avait été faite par les brigands de l'Apennin, entre Bologne et Florence, en faveur de l'Arioste; peuple étrange, où les brigands mêmes ne sont pas étrangers au prestige des lettres, et où le crime lui-même se désarme devant les élus de la gloire comme devant les élus de Dieu.
XVIII.
Le cardinal Cinthio accueillit le Tasse avec les mêmes honneurs qui l'avaient accueilli partout sur sa route. Le poëte reconnaissant résolut de dédier à ce jeune homme la Jérusalem conquise, poëme épique sur le même sujet que la Jérusalem délivrée, que le Tasse avait composé par piété, pendant son séjour au monastère de Monte Oliveto à Naples. La Jérusalem conquise, épurée des épisodes trop profanes, mais aussi des grâces de la Jérusalem délivrée, était destinée, selon lui, à effacer ce premier poëme de la mémoire des hommes, et à immortaliser son nom sur la terre en assurant son salut dans le ciel. Le Tasse se trompait; on ne sent dans la Jérusalem conquise ni moins de force ni moins de style que dans la Jérusalem délivrée, mais on y sent moins de charme; la fleur du génie est flétrie, le parfum s'est envolé avec elle; c'est le parfum qui avait enivré le siècle, c'est encore le parfum que la postérité a voulu respirer. Malheur aux poëtes qui refont leurs œuvres: la poésie est de premier mouvement, ce n'est pas le travail et la réflexion qui la donnent, c'est l'inspiration; on ne respire pas à midi le souffle matinal de l'aurore; la jeunesse dans le poëte fait partie du charme; le génie est comme la beauté, il a son instant.
XIX.
Le jeune cardinal, fier de cet hommage, appela de Venise à Rome ce même éditeur Ingegneri, qui avait copié en six jours la Jérusalem délivrée, dans le cachot du Tasse et sous ses yeux, pour copier, corriger et éditer la Jérusalem conquise. Elle parut en 1593, le jour où Cinthio fut promu à la pourpre par son oncle Clément VIII. Le Tasse ébaucha en 1594 un autre poëme de la Création, en vers libres et non rimés. Les premiers chants seuls existent; le charme musical des stances rimées y manque, et la sévérité métaphysique du sujet y contraste péniblement avec l'amoureuse imagination du poëte.
Pendant qu'il écrivait ce poëme, les nécessités de son procès et les instances de ses amis le rappelèrent encore à Naples. Il quitta, non sans regrets cette fois, ses appartements dans le Vatican, la table des cardinaux dont il était le convive, et surtout la tendre familiarité du neveu du pape. Il descendit à Naples au monastère de San Severino, où le marquis Manso et tous les seigneurs lettrés de Naples lui firent une cour assidue d'amis; néanmoins son instinct voyageur lui fit tourner bientôt ses regards vers Ferrare. Il écrivit à Alphonse d'Este pour se réconcilier avec lui; mais Alphonse, justement offensé de ce que le poëte avait effacé dans sa Jérusalem nouvelle la stance dédicatoire: «O magnanimo Alphonso!» par laquelle il lui avait dédié la première Jérusalem, ne daigna pas répondre à ses lettres; Le Tasse insista en vain, en jurant à Alphonse qu'il ne se consolait pas de l'avoir offensé, et qu'il n'avait d'autre désir que de consacrer le reste de ses jours à son service. Le silence répondit seul à cette mobilité de sentiment.
Mais, pendant que le Tasse négociait ainsi en vain son raccommodement avec la maison d'Este, son ami le jeune cardinal Cinthio négociait pour lui auprès du pape son oncle le couronnement poétique au Capitole, la royauté du génie consacrée par la religion, par le sénat et par le peuple.
Le Tasse, si nous en croyons les lettres du marquis Manso de Villa, son confident à Naples, reçut avec plus de répugnance que d'ivresse l'annonce de son couronnement. Son âme, dit Manso, de plus en plus détachée du monde, et absorbée dans les pensées éternelles, voyait trop le néant de toutes choses pour croire à l'éternité d'une couronne de laurier, bien que ce laurier eût été consacré sur le front de Pétrarque. Il ne consentit à cette solennité que parce qu'il n'osa pas contrister Cinthio et le pape en la refusant; mais il retarda sous de vains prétextes son retour à Rome. «J'irai, dit-il enfin au marquis Manso, qui lui reprochait son hésitation, j'irai, mais ce sera pour mourir, et non pour me parer de la couronne.»
XX.
Il partit enfin à la fin d'octobre; il visita en chemin le monastère du mont Cassin, et s'y arrêta quelques jours pour méditer sur le tombeau de saint Benoît, un des patrons qu'il s'était choisis dans le ciel.
Son ami le cardinal Cinthio, les membres de la famille du pape, les prélats de la cour des deux neveux, et la foule de leurs courtisans s'étaient rendus à sa rencontre hors des portes de Rome. C'était le 10 novembre 1594. Le lendemain il fut conduit par le même cortége à l'audience du pape.
«La couronne que je vous destine, lui dit le pontife, recevra de vous autant de lustre qu'elle en confère aux autres poëtes.» La mauvaise saison fit remettre le couronnement au printemps. Le poëte passa l'hiver à se préparer à la mort plus qu'à ce vain triomphe; on lit avec attendrissement une lettre de lui à Ingegneri, son éditeur de Venise, dans laquelle il lui recommande d'imprimer toutes ses œuvres, avec ou sans profit pécuniaire pour l'auteur. «S'il en résulte quelque argent, dit-il en finissant, il sera consacré à ma sépulture.»
XXI.
Une lettre du prélat Nores, qui était alors à la cour du pape Clément VIII, lettre datée du 15 mars 1595 et adressée à Vincenzo Pinelli, donne sur le Tasse, à cette époque de sa vie, d'intéressants et pittoresques détails:
«J'envoie à Votre Seigneurie deux sonnets du Tasse: dans l'un il célèbre l'anniversaire du couronnement du pape; dans l'autre il loue et il sollicite, selon son habitude, son auguste bienveillance. Sa Sainteté les a gracieusement reçus et a libéralement récompensé leur auteur en lui accordant deux cents écus de pension en Italie; c'est plus que ce que la Jérusalem délivrée lui a jamais produit. La joie du poëte peut à peine se dépeindre; le brevet de cette pension lui a été apporté par monsignor Paolini. Ce dernier étant resté à dîner avec le cardinal, le Tasse voulut absolument leur présenter la serviette, lorsqu'ils se lavèrent les mains, malgré notre insistance pour la lui ôter. Monseigneur dit alors avec juste raison, je crois, qu'il ne désirait pas d'autre distinction après sa mort que l'honneur qu'il avait reçu ce jour-là du Tasse. Cette marque de déférence est d'autant plus remarquable de la part de notre poëte qu'il est de sa nature assez fier, peu propre aux obséquiosités du courtisan et à toute espèce d'adulation.
«Sa manière d'être me rappelle souvent un mot de signor Ansaldo Cebà, qui pouvait, disait-il, deviner le caractère et les penchants secrets de quelqu'un par la simple lecture de ses vers. Vous connaissez la gravité et la tenue du Tasse, combien il est digne dans sa parole, sa tournure, son maintien, dans chacun de ses gestes. Il a la conscience de ce qu'il vaut, et dans toute sa conduite il montre ce légitime orgueil qui est inséparable du génie. Dernièrement je lui demandai avec candeur quel était celui de nos poëtes qui, selon lui, méritait la première place. À mon avis, répondit-il, la seconde est due à l'Arioste. Et la première? repris-je.... Il sourit et détourna la tête pour me donner à entendre, je crois, que la première lui appartenait. Dans sa seconde Jérusalem ou Jérusalem reconquise, comme il la nomme, il fait allusion à lui-même, et, quoique avec modestie, il se compare néanmoins et se préfère à l'Arioste. Il s'exprime ainsi:
«E' d'angelico suon canora tromba
Faccia quella tacer, ch'oggi rimbomba.
«Un jour que le père Biondo, célèbre prédicateur, confesseur du cardinal, était avec nous dans l'antichambre, en attendant son tour d'être reçu, et que nous parlions du Dante, il le blâma d'avoir parlé de lui-même en termes trop présomptueux. Il ajouta qu'il avait vu un Dante avec des annotations par Muretus, et qu'à propos de ce vers:
«Sì ch'io fui sesto tra cotanto senno,
«Et je fus la sixième de ces grandes intelligences,
«Muretus avait écrit en marge: «Diable! vraiment? Là-dessus le Tasse se mit en colère, et s'écria que Muretus était un pédant, qu'il admirait l'audace d'un si mince compagnon. Il ajouta que le poëte a quelque chose de divin; que les Grecs le nommaient d'après un attribut de la divinité, voulant dire par là que rien dans l'univers ne mérite le nom de créateur, si ce n'est Dieu et le poëte. Il est juste alors, continua-t-il, qu'il connaisse sa propre valeur, qu'il ne se ravale pas lui-même. Il cita un passage du Lysias de Platon, d'où, il résulte que ce philosophe, loin de blâmer un poëte qui se loue lui-même, l'exhorte au contraire à ne pas s'estimer moins qu'il ne vaut. Je cherchai ensuite ce passage et le trouvai presqu'au commencement du dialogue. À la marge se trouvait cette note de la main de mon père: Alors Lodovico Ariosto doit être considéré comme un mauvais poëte, car il dit au commencement:
«Celle dont l'amour m'a rendu presque insensé!
«Quelques jours après, le Tasse m'ayant fait le plaisir de me venir voir, comme cela lui arrive souvent, je lui montrai cette note dont il fut ravi, et ayant pris la plume il écrivit dessous: Divin! Je tiens à aussi grand honneur d'avoir ce mot sur mon livre que monsignor Paolini peut le faire de s'être essuyé les mains avec une serviette présentée par le Tasse. J'ai réuni tous ces fragments parce que je me suis souvenu de la satisfaction que vous a causée une lettre que je vous ai écrite l'année dernière au sujet de ce grand poëte. Rome, le 15 mars 1595.»
XXII.
Peu de jours avant celui qui était fixé pour son triomphe poétique, le Tasse reçut du pape une pension viagère de deux cents écus romains, et le duc d'Avellino, contre qui il plaidait à Naples, lui fit offrir, outre deux mille ducats de rente, une somme considérable en argent comptant, pour le désintéresser dans le procès. Mais, comme si la fortune n'avait voulu lui sourire, comme la gloire, que d'un sourire de dérision, quand il ne pourrait plus jouir ni de ses biens ni de sa renommée, le printemps, ces ides de mars des hommes d'imagination, redoubla ses langueurs de corps et ses agitations d'esprit.
Il supplia le cardinal Cinthio de lui permettre de quitter ses appartements trop bruyants et trop pompeux du Vatican, pour aller habiter l'humble monastère de Saint-Onufrio, sorte d'ermitage au sommet d'une colline élevée et silencieuse à Rome (le mont Janicule). Le cardinal lui prêta sa voiture, deux domestiques de sa maison pour le conduire dans cette retraite, et envoya un de ses gentilshommes annoncer au prieur du couvent et à ses religieux l'hôte illustre qu'ils allaient recevoir.
Au moment où la voiture du cardinal montait la rampe rapide de Saint-Onufrio, un orage de foudre, de grêle et de pluie éclatait sur la ville et fit craindre aux religieux que les mules épouvantées ne précipitassent la voiture sur la pente escarpée de la colline. Le prieur et les frères, debout sur le seuil, reçurent le poëte, et pressentirent à sa maigreur, à sa faiblesse et à sa pâleur, qu'il ne sortirait de leur hospitalité que pour l'hospitalité du sépulcre. Ils l'accueillirent en homme dont la vie ou la mort devait également porter un éternel honneur à leur maison. Ils le logèrent dans une cellule d'où le regard s'étendait sur le solennel et poétique horizon de Rome; ils lui prodiguèrent les respects, les pitiés, les soins qu'on doit à un hôte presque divin, qui emprunte votre toit pour retourner au ciel d'où il est descendu.
Le Tasse ne se fit aucune illusion sur son état; il écrivit, le lendemain de son installation à Saint-Onufrio, une touchante lettre à son ami Constantin. Nous la traduisons comme la dernière parole échappée de son cœur.
«Que dira mon pauvre ami Antonio quand il apprendra la mort de son Tasse? Et dans mon opinion la chose ne tardera pas! Le terme de ma vie approche d'heure en heure; aucun médicament ne calme le mal qui s'est joint à tous mes autres maux, en sorte que, comme un rapide torrent, je me sens entraîné sans pouvoir opposer ni résistance ni obstacle à son cours. Il ne me convient plus, dans un tel état, de parler de ma mauvaise fortune obstinée, ou de me plaindre de l'ingratitude du monde qui a remporté sa victoire en me conduisant indigent à ma tombe, tandis que j'avais toujours espéré que cette gloire (quelque chose que soit la gloire) que mon siècle va tirer de mes écrits ne m'aurait pas laissé mourir sans récompense.
«J'ai demandé à être transporté au monastère de Saint-Onufrio, non pas seulement parce que l'air, au jugement des médecins, y est le plus pur de Rome, mais aussi et surtout afin de pouvoir de ce lieu élevé, et grâce aux dévots religieux de ce couvent, y commencer de plus près mon entretien avec le ciel.
«Priez Dieu pour moi, et soyez assuré que, de même que je vous ai toujours chéri et honoré dans le présent, maintenant, dans cette vie plus réelle que je vais commencer, je ferai pour vous tout ce qui me sera inspiré par la plus tendre et la plus parfaite charité du cœur; et dans ces sentiments je recommande vous et moi à la divine miséricorde.
«De Rome, au couvent de Saint-Onufrio.»
XXIII.
Le Tasse languit encore quelques jours, affaibli lentement par la fièvre qui le consumait; les soins les plus affectueux entourèrent ses derniers moments. Les médecins du cardinal Cinthio et ceux du pape, qui le visitaient, lui annoncèrent enfin que leur art était sans ressource contre son mal, et qu'il fallait se préparer aux derniers adieux. Il reçut cet arrêt comme une délivrance, éleva les mains au ciel pour remercier Dieu, et ne s'entretint plus que des choses éternelles. La foi était si jeune et si vive en ce siècle à Rome, qu'aucun doute n'en altérait la sécurité, et qu'on passait de cette vie à l'autre, comme si du sein des ténèbres mortelles on eût vu luire les splendeurs visibles du ciel chrétien. Le Tasse se confessa avec larmes, et fut descendu sur les bras des frères de Saint-Onufrio dans la chapelle, pour y recevoir, sur les lèvres, le corps transfiguré de ce Christ dont il avait été le poëte. On le rapporta anéanti de faiblesse et d'extase dans sa cellule; son ami, le cardinal Cinthio, apprenant qu'il touchait aux derniers moments, sollicita de son oncle le pape la bénédiction et l'indulgence plénière qui remet tous les péchés aux mourants par la main du vicaire du Christ. «Le pape,» dit un témoin oculaire, «soupira et plaignit amèrement la destinée d'un si grand homme, enlevé avant le temps à l'Italie et à sa gloire; il accorda à son neveu tout ce qui lui était demandé pour sa consolation.»
Cinthio accourut à Saint-Onufrio apporter lui-même à son ami cette suprême faveur de son oncle. Le Tasse la reçut comme il aurait reçu de son Créateur lui-même son assurance de béatitude éternelle. «Voilà,» s'écria-t-il en joignant les mains, «voilà le char triomphal sur lequel je désire être couronné, non pas du laurier du poëte, mais de la gloire des saints dans le ciel!»
À l'exemple de Virgile, mais dans un autre sentiment, il demanda au cardinal Cinthio de réunir, autant que cela lui serait possible, tous ses écrits et de les livrer aux flammes; craignant, disait-il, que les ornements profanes et les voluptueux épisodes dont il avait embelli ses poëmes ne fussent indignes des célestes vérités qu'il avait voulu chanter. Cinthio leurra ses pieux scrupules d'une exécution impossible, puisque vingt éditions et des traductions sans nombre avaient déjà répandu ses chants dans la mémoire des hommes. Mais le Tasse, après ce sacrifice qu'il crut consommé, s'endormit avec confiance au murmure des psaumes du poëte couronné que le cardinal son ami, le prieur et deux frères du couvent, récitaient à haute voix auprès de son lit. Son dernier soupir se confondit ainsi avec le murmure d'un hymne du poëte: In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum, balbutia-t-il en rouvrant les yeux à l'aurore du vingt-sixième jour d'avril; et il expira.
Le cardinal Cinthio lui ferma les yeux de ses propres mains; il ne voulut pas que ce grand homme quittât la terre autrement que dans le triomphe qui lui était dû; il posa lui-même la couronne de laurier sur le front du mort, il revêtit le cadavre de la magnifique toge romaine qui lui était destinée, et il fit accomplir le couronnement posthume au Capitole, avec tout l'appareil préparé, depuis si longtemps, pour cette cérémonie. L'amitié de Cinthio fit ainsi pour le Tasse ce que l'amour avait fait pour Inès. La ville entière assista à ce triomphe de la poésie devenu ainsi le triomphe de la mort. Jamais le sort, en effet, n'avait préparé aux poëtes futurs une plus saisissante et plus éternelle image de la déception des pensées humaines, que dans ce triomphe où le triomphateur n'assistait que mort à sa victoire, et où la fortune, qui avait tenu si longtemps la couronne suspendue sur le front d'un grand homme, ne livrait cette couronne qu'à un tombeau!
Les peintres et les statuaires qui suivaient le char funéraire dessinèrent et sculptèrent à l'envi ce visage maigre, pâle, osseux, creusé par le doigt de la mort aux tempes, les yeux éteints sous les lourdes paupières, les lèvres scellées par l'éternel silence, et le front chauve couronné d'un funèbre laurier. C'est le portrait le plus répandu du Tasse dans tous les musées d'Italie. On y retrouve, hélas! jusque dans le calme de la mort, on ne sait quelle obliquité des traits du visage, qui rappelle la démence luttant avec le génie.
XXIV.
On rapporta, avec les mêmes honneurs, le cadavre du Capitole au monastère de Saint-Onufrio, où il fut enseveli aux flambeaux, sous une dalle de la chapelle, comme il l'avait demandé.
Le cardinal Cinthio, aussi fidèle à sa mémoire qu'à sa vie, lui fit préparer un sépulcre monumental. Son autre ami, le marquis Manso, de Naples, accouru à Rome pour pleurer sur le cercueil de son ami, revendiqua le droit de revêtir aussi sa cendre d'une pierre et d'une épitaphe. Cinthio ne voulut céder à personne l'honneur et la consolation de construire le sépulcre du Tasse. L'un et l'autre méritaient également cette préférence: ils avaient devancé leur siècle dans la tendresse pour un malheureux et dans le culte pour un grand homme. La postérité les associe à son tour dans son estime et dans sa reconnaissance.
XXV.
Ainsi vécut, ainsi mourut, ainsi triompha le Tasse, mais après sa mort. Cependant, quelle que soit la pitié que ses malheurs inspirent aux cœurs généreux, cette pitié ne doit pas se tourner en colère et en accusations injustes contre l'ingratitude de l'humanité envers les génies qui l'honorent. L'histoire ne déclame pas comme la rhétorique, elle raconte; les malheurs du Tasse furent le tort de la nature, bien plus que le tort de la société.
Né d'une race à la fois chevaleresque et poétique, élevé par une mère d'élite et par un père déjà glorieux, recueilli dans la fleur de son adolescence par un prince qui lui ouvrit pour ainsi dire sa propre famille, protégé, aimé peut-être par la sœur charmante de ce prince, qui fut pour lui, sinon une amante, du moins une autre sœur, et qui lui pardonna tout, même ses négligences et ses distractions de sentiment que tant d'autres femmes ne pardonnent jamais, illustre avant l'âge de la gloire par des poëmes que la religion et la nation popularisaient à mesure qu'ils tombaient de sa plume; disputé comme un joyau de gloire entre la maison d'Este, la maison de Médicis, la maison de Gonzague, la maison de la Rovère, ces grands patrons des lettres en Italie; misérable et errant par sa propre insanité, mais non par la persécution de ses ennemis; comblé d'enthousiasme et de soins par la jeune princesse Léonora de Médicis; chéri à Turin, désiré à Florence, appelé à Rome; retrouvant à Naples, toutes les fois qu'il voulait s'y réfugier, la patrie, l'amitié, la paix d'esprit, l'admiration d'une foule de disciples fiers d'être ses compatriotes; enfin rappelé pour le triomphe à Rome par un neveu du souverain de la chrétienté, fanatique de son génie et providence de sa fortune; mourant dans ses bras avec la couronne du poëte en perspective et le triomphe pour tombeau: on ne voit rien dans une telle vie qui soit de nature à accuser l'ingratitude humaine, excepté quelques années de cruelle séquestration dans un hospice de fous, qui n'accusent pas, mais qui dégradent un peu son protecteur devenu son geôlier; mais cette infortune n'est-elle pas souvent, dans l'économie d'une grande destinée, l'ombre qui fait mieux ressortir la note pathétique, qui attendrit le cœur de la postérité, et qui donne à la gloire quelque chose d'une compassion enthousiaste du monde? Bonheur amer, mais bonheur de plus dans la mémoire des grands hommes persécutés ou méconnus!
Tel fut le Tasse, malheureux par lui-même plus que par les autres; mais son infortune est pour beaucoup dans l'adoration que son nom inspira aux jeunes gens et aux femmes, qui aiment à trouver dans la vie de leur poëte autant de poésie que dans ses vers!
Selon nous, s'il n'est pas le chantre le plus épique de la religion du Christ, il est au moins le plus mélodieux narrateur en vers parmi tous les chantres modernes de l'Occident.
Ce n'est pas le poëte, c'est le conteur divin.
Lamartine.
XCIVe ENTRETIEN.
ALFRED DE VIGNY.
(PREMIÈRE PARTIE.)
I.
J'ai toujours été l'ami et l'admirateur de cet homme de bien et de talent que la France vient de perdre, et, quand la maladie est venue lentement l'atteindre, je me suis toujours promis, si j'avais le malheur de lui survivre, de payer mon faible hommage à son modeste génie, à son caractère, à ses vertus. Fussé-je mort avant lui, comme c'était mon droit, à coup sûr il aurait fait de même envers ma mémoire; il aurait taillé sa pierre et l'aurait incrustée dans un monument d'amitié pour me faire honorer et excuser par la postérité. Je dirai mieux, il l'aurait cimentée d'une de ses larmes, car il avait trop de grandeur pour être envieux, trop de justice pour être exigeant, trop de tendresse pour garder rancune, même à ce qu'il considérait comme une faiblesse humaine.
Cet homme était M. de Vigny.
II.
Il était, comme moi, de race militaire; son père, gentilhomme comme le mien, habitait dans la Touraine, jardin de la France, un petit fief pastoral et agricole, où il s'était retiré après avoir été persécuté en 1792 et 1793, et forcé de briser son épée de capitaine d'infanterie pour ne pas fausser son serment de fidélité au roi martyrisé par le peuple.
Alfred de Vigny y naquit neuf ans après cette date: c'était le moment où la nature, décimée par la révolution, se vengeait des meurtres et des proscriptions qu'on lui avait fait subir, en produisant de doubles moissons d'épis. Une foule d'hommes éminents dans les lettres naissaient pour combler les vides que Roucher et André Chénier avaient faits en livrant leurs têtes à l'échafaud. C'est ainsi qu'après Marius, Sylla, Antoine et les proscriptions sanguinaires des triumvirs dans l'île du Reno, auprès de Modène, Rome livra jusqu'à Cicéron au poignard des délateurs, et qu'Horace, Virgile, Ovide, Tibulle et une foule d'autres hommes de génie se hâtèrent autour du trône d'Auguste, pour qu'il n'y eût point de vide dans la gloire romaine, point d'interrègne dans la famille de Romulus.
III.
Commençons par son portrait à vingt-cinq ans, car peu de ses contemporains l'ont connu, tant c'était un solitaire de la foule; il passait seul dans les rues, sur les promenades, le long de nos quais; on le remarquait à l'élégance de son costume, à la noblesse sans affectation de son attitude, à la sérénité de son beau visage, à la douceur affable de son regard; on se disait: «C'est quelqu'un au-dessus du vulgaire, c'est un diplomate étranger, c'est un jeune homme sur le front duquel la Providence a écrit une grandeur future.» On s'arrêtait, mais on ne savait pas son nom.
IV.
Je vais vous faire son portrait exact, la moyenne de son apparence, tel qu'il était dans son brillant uniforme de mousquetaire en 1822, tel qu'il était en 1825, enfin tel qu'il était en 1863, quelques mois avant sa mort; toujours jeune et agréable d'esprit, sans que le temps eût presque rien changé à sa taille et à son visage, excepté quelques légères nuances imperceptibles de transition, entre les cheveux qui menaçaient de blanchir et les ondes molles et blondes de sa chevelure qu'il laissait flotter sur le collet de son habit. Cheveux de sa mère sans doute, qu'il soignait en souvenir d'elle, ne voulant rien livrer aux ciseaux, de ce qui lui rappelait une image adorée de femme et de mère! Cette coquetterie de costume, qu'on aurait pu prendre pour une affectation, n'était qu'un pieux sentiment filial, une relique vivante qui se renouvelait sur sa tête, et qui donnait à sa physionomie pensive et souriante quelque chose de la pudeur, de la grâce et de l'abandon de la femme. Cela lui donnait aussi un peu de la douce majesté de Platon ou de la candide et éternelle enfance de Bernardin de Saint-Pierre; cheveux fins, luisants, ruisselants d'inspiration, autour desquels avaient flotté sous les bananiers les immortelles images de Paul et Virginie.
V.
Le front d'Alfred de Vigny, dégagé de ses cheveux rejetés en arrière, était moulé comme celui d'un philosophe essénien de la Judée pour une pensée sensible mais toujours sereine. Poli et légèrement teinté de blanc et de carmin, il était modelé pour réfléchir au dehors la pensée qui luisait au dedans; une gracieuse dépression des tempes l'infléchissait en se rapprochant des yeux. On voyait qu'il y avait, non pas effort, mais attention continue dans les nerfs et dans les muscles qui formaient l'encadrement des regards; bien que cette attention intérieure et tournée en dedans produisît involontairement une certaine tension des paupières qui rétrécissait le globe de l'œil, la couleur bleu de mer, de ce liquide qu'aucune ombre ne tachait, et la franchise amicale de son coup d'œil qui ne cherchait jamais à pénétrer dans le regard d'autrui, mais qui s'étalait jusqu'au fond de l'âme chez lui, inspirait à l'instant confiance absolue dans cet homme. C'était limpide comme un firmament. Qu'aurait-il eu à cacher? Il n'avait jamais conçu la pensée de tromper personne; feindre lui aurait paru une demi-duplicité. Il n'y avait, grâce à ce regard en complète sécurité, ni matin, ni soir, ni nuit, sur cette physionomie; tout y était plein soleil de l'âme. Il laissait regarder et il regardait lui-même sans épier quoi que ce fût dans le regard de son interlocuteur; ce qu'il n'éprouvait pas, il ne le soupçonnait pas. La lumière éblouit d'elle-même, on ne voit pas l'ombre.
VI.
Son nez fin et mince cependant descendait en ligne droite sur sa bouche; ses lèvres, rarement fermées, avaient le pli habituel d'un sourire en songe; son menton solide était carrément dessiné; il portait bien l'ovale, ni trop fermé, ni trop ouvert, de sa figure. Son teint avait conservé jusque sous l'impression de sa maladie, douce quoique mortelle, la fraîcheur et la blancheur rose de celui d'une vierge. Il y avait plus en lui d'un immortel que d'un malade. Sa voix avait le timbre grave et égal d'un esprit qui parle de haut aux hommes; je n'ai jamais entendu la plus légère altération dans cette voix: il eût été l'orateur d'un autre monde, parlant à celui-ci. Sa main était très-belle; ses dix doigts, réunis et collés ensemble, s'étendaient avec un mouvement régulier et calme vers son interlocuteur, comme dans la démonstration la plus pacifique: ce geste de vieillard portait la conviction, jamais la colère, dans l'âme de ceux qui l'écoutaient; c'était le geste de la conviction. Il écoutait peu la réponse; s'il n'avait pas convaincu, il se retirait modestement du groupe et il se taisait. Sa taille n'était ni petite ni haute, mais admirablement proportionnée; telle à vingt ans, telle à cinquante: le temps n'y touchait pas; ni gras, ni maigre, la matière n'avait rien à faire avec cette nature éthérée et immuable; tempérament du bonheur inaltérable aux passions: il en avait cependant, mais il les contenait par le sang-froid de son caractère; elles n'étaient pour lui que les tentations de la vie éprouvées en silence, parce qu'elles ne demandaient rien à la vanité, mais qu'elles étaient toutes discrètes comme l'amitié, mystérieuses comme l'amour.
Tel était l'homme presque parfait avec lequel j'ai eu le bonheur d'être lié, depuis le jour où il répandit son nom dans le monde, jusqu'à aujourd'hui où je le pleure; notre liaison n'a jamais eu ni une ivresse ni une déception, même aux jours les plus orageux de mon existence, parce qu'il a compris mes faiblesses comme j'ai compris sa raison. Mes passions m'ont toujours laissé la justice, et à lui son indulgence. Entre cette raison d'un côté et cette indulgence de l'autre, quelle place pouvait-il y avoir que pour l'estime réciproque et la mutuelle amitié?
VII.
Le père d'Alfred de Vigny avait émigré. Il ne rentra en France avec les Bourbons qu'en 1814; il était, comme son fils unique le fut plus tard, officier d'infanterie et chevalier de Saint-Louis. Il se logea à Paris, dans une modeste maison, rue du Faubourg-Saint-Honoré, en face du palais actuel de l'Élysée, où j'ai eu moi-même mon appartement en 1848. Homme d'un esprit littéraire, il s'y lia avec Émile Deschamps et avec son frère, également lettrés, qui logeaient dans le voisinage. Il mourut en 1821, dans ce même appartement qui avait servi d'asile à son retour des pays étrangers. Les rudes fatigues et la guerre de l'émigration, qui lui avaient infligé leurs traces et qui l'avaient courbé en deux avant l'âge, n'enlevaient rien, non plus que la modicité de ses ressources, à la bonté, à l'enjouement, à la grâce de son humeur. Il avait épousé, vers la fin de la révolution, une jeune personne d'une haute distinction, fille de l'amiral marquis de Baraudin, cousin de l'illustre Bougainville.
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Cette mère, aussi ferme d'esprit que tendre de cœur, se dévoua tout entière à son fils unique, après la mort de son mari. Ce n'était pas seulement son enfant, c'était son image. M. de Vigny ne la quitta jamais. C'est d'elle qu'il prit, avec ses beaux cheveux blonds, cette angélique douceur, cette fierté chevaleresque et ce dégoût du cynisme démocratique qui faisait de lui un aristocrate. «Nous avons élevé cet enfant pour le roi,» écrivait madame la comtesse de Vigny, en 1814, au ministre de la guerre, en lui demandant la faveur d'admettre son fils dans les gendarmes de la Maison-Rouge, corps de noblesse qui, avec les gardes du corps et les mousquetaires, donnait le rang d'officier aux fils de l'aristocratie déshéritée et un appointement de sous-lieutenant dans l'armée. Ce fut la même année et le même mois où j'entrai, aux mêmes conditions et au même titre, dans les gardes du corps. Fils de la guerre et de la fidélité, Vigny aimait d'origine l'une et l'autre. Il se conduisit, le 20 mars 1815, comme aurait fait son père. Il accompagna, à cheval, le roi et les princes jusqu'à Béthune; fut licencié avec nous, le 31 décembre de la même année, après le retour du roi, qui fit le sacrifice de ces corps privilégiés à sa réconciliation avec l'armée de Bonaparte; il entra, comme sous-lieutenant d'abord, dans la légion de Seine-et-Oise, et un an après avec le même grade dans la garde royale, au 5e régiment d'infanterie: devenu capitaine après treize ans de service, sa faible constitution le fit mettre au traitement de réforme. Ses camarades et le ministre de la guerre le regrettèrent comme un officier de grande espérance, qui serait parvenu, avec le temps et la guerre, aux premiers emplois de l'armée.
VIII.
L'amour filial qu'il portait à sa mère, les premiers vers qu'il avait composés dans ses loisirs militaires et qui lui faisaient justement espérer une autre grandeur, le consolèrent de cette interruption de sa carrière naturelle. Les Turcs ont une expression historique par laquelle ils définissent vaguement, mais heureusement, certaines natures et certains hommes qui ne trouvent pas leur définition juste dans les catégories de la vie sociale, et qui donnent cependant une dénomination très-honorable et très-distincte aux individualités éminentes de leur civilisation. Cette dénomination est celle de tchilibi. J'ai souvent demandé aux Orientaux le sens vrai de ce mot: «Tchilibi, me répondaient-ils, ne signifie officiellement aucune dignité positive, aucun emploi précis dans l'empire; mais il signifie plus: cette expression représente une dignité intellectuelle et morale, une distinction qui n'est point accordée par le sultan, mais par le concours libre, spontané, incontestable et inaliénable de l'opinion publique. On est tchilibi comme on est chez vous un honnête homme par excellence: un homme distingué, éminent, un homme à part. C'est la charge de ceux qui n'en ont pas d'autres que leur propre respectabilité, respectabilité célèbre, qui, lorsqu'elle se multiplie de père en fils dans une famille, finit par former un surnom de la race.»
Or c'était précisément, comme celui de gentilhomme par excellence, le seul titre ambitionné par M. de Vigny, le type de sa vie, le signe distinctif de son caractère, l'aristocratie de sa nature, le rôle innomé de sa vie. Il ne voulait rien que ce qu'il portait en lui-même: le PARFAIT GENTILHOMME. C'était un rôle difficile à une époque où la noblesse inverse était odieuse, et où la démocratie mal comprise haïssait le gentilhomme et se vengeait de ses prétentions par une chanson de Béranger. Mais cela ne le troublait pas; il avait en lui du sang d'émigré et le dédain inné pour les faveurs plébéiennes souvent aussi mal acquises que les faveurs de cour. Ce rôle s'associait très-bien avec une certaine célébrité littéraire, modeste et à demi-jour, qui ne demandait rien à personne, mais qui se créait elle-même, et qui savait attendre sa sanction de la postérité.
M. de Vigny se fit donc tchilibi français, se renferma en lui-même avec sa mère et quelques amis, et laissa, de temps en temps, s'échapper quelques vers qui ne ressemblaient à rien de ce qui avait paru jusque-là. Il était particulièrement sensible à ce mérite. Il convenait que l'originalité de cette poésie fut en rapport avec l'originalité de l'écrivain.
Ce fut l'époque où je le connus. Le connaître et l'aimer, c'était une même chose. Je l'ai aimé jusqu'à son dernier jour.
IX.
Les premiers vers qu'il laissa transpirer furent, selon moi, les plus parfaits de ses vers. Les voici: que le lecteur les juge!
MOÏSE.
(POÈME.)
«Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les airs,
Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l'or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'œil.
Il voit d'abord Phasga, que des figuiers entourent;
Puis, au-delà des monts que ses regards parcourent,
S'étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé,
Dont le pays fertile à sa droite est placé;
Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables où s'endort la mer occidentale;
Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli,
Couronné d'oliviers, se montre Nephtali;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes
Jéricho s'aperçoit, c'est la ville des palmes;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phégor
Le lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor.
Il voit tout Canaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit, sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.
Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d'Israël s'agitaient au vallon
Comme les blés épais qu'agite l'aquilon.
Dès l'heure où la rosée humecte l'or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables,
Prophète centenaire, environné d'honneur,
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête.
Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d'éclairs la cime du haut lieu,
L'encens brûla partout sur les autels de pierre,
Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,
À l'ombre du parfum par le soleil doré,
Chantèrent d'une voix le cantique sacré;
Et les fils de Lévi, s'élevant sur la foule,
Tels qu'un bois de cyprès sur le sable qui roule,
Du peuple avec la harpe accompagnant les voix,
Dirigeaient vers le ciel l'hymne du Roi des Rois.
Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.
«Il disait au Seigneur: «Ne finirai-je pas?
Où voulez-vous encor que je porte mes pas?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire?
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu?
J'ai conduit votre peuple où vous avez voulu.
Voilà que son pied touche à la terre promise.
De vous à lui qu'un autre accepte l'entremise,
Au coursier d'Israël qu'il attache le frein;
Je lui lègue mon livre et la verge d'airain.
«Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,
Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo
Je n'ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau?
Hélas! vous m'avez fait sage parmi les sages!
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages;
J'ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois;
L'avenir à genoux adorera mes lois;
Des tombes des humains j'ouvre la plus antique,
La mort trouve à ma voix une voix prophétique,
Je suis très-grand, mes pieds sont sur les nations,
Ma main fait et défait les générations.—
Hélas! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre!
«Hélas! je sais aussi tous les secrets des cieux,
Et vous m'avez prêté la force de vos yeux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles;
Ma bouche par leur nom a compté les étoiles,
Et, dès qu'au firmament mon geste l'appela,
Chacune s'est hâtée en disant: Me voilà.
J'impose mes deux mains sur le front des nuages
Pour tarir dans leurs flancs la source des orages;
J'engloutis les cités sous les sables mouvants;
Je renverse les monts sous les ailes des vents;
Mon pied infatigable est plus fort que l'espace;
Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,
Et la voix de la mer se tait devant ma voix.
Lorsque mon peuple souffre, ou qu'il lui faut des lois,
J'élève mes regards, votre esprit me visite;
La terre alors chancelle et le soleil hésite,
Vos anges sont jaloux et m'admirent entre eux,
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux;
Vous m'avez fait vieillir puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
«Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit: Il nous est étranger;
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas! d'y voir plus que mon âme.
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir,
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M'enveloppant alors de la colonne noire,
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon cœur: Que vouloir à présent?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche,
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche;
Aussi, loin de m'aimer, voilà qu'ils tremblent tous,
Et, quand j'ouvre les bras, on tombe à mes genoux.
Ô Seigneur! j'ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.»
«Or le peuple attendait, et, craignant son courroux,
Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux;
Car, s'il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
Roulaient et redoublaient les foudres de l'orage,
Et le feu des éclairs, aveuglant les regards,
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.
Bientôt le haut des monts reparut sans Moïse.—
Il fut pleuré.—Marchant vers la terre promise,
Josué s'avançait pensif et pâlissant,
Car il était déjà l'élu du Tout-Puissant.»
Écrit en 1822.
Que dire après un pareil début?
Qu'un grand poëte vient de naître;
Que ce poëte ne ressemble à personne;
Que les sentiments exprimés dans son poëme sont aussi neufs que grandioses;
Que la mélancolie du génie qui fait subir sa solitude à un grand homme n'a jamais trouvé ni un pareil type ni une expression si neuve et si excentrique;
Que les vers sont dignes du stérile Nébo, et que l'éternel Jéhova les a inspirés comme il les a entendus retentir dans les échos sonores du désert.
Toutes les oreilles capables de les supporter en restèrent retentissantes. Quant à moi, je ne pus jamais les oublier. Byron n'avait rien de plus désespéré; Hugo, rien de plus stoïque; Moïse semblait avoir ressuscité pour se plaindre de sa grandeur. Vigny laissa se prolonger pendant toute sa vie ce retentissement de sa grande âme. Sa mère se réjouit d'avoir porté, dans l'exil de Babylone, l'enfant qui réveillait sa patrie par des accents si sacrés.
X.
Elle vivait alors une partie considérable de l'année dans son petit château du manoir-Giraud, du pays d'Anjou. Elle y avait élevé son fils; il lui était cher et sacré comme son berceau. C'était une maison à tourelles gothiques, encadrée dans de beaux ombrages; il la dessinait souvent avec goût et talent. Il aimait à montrer ses dessins domestiques à ses amis. Il composait ses dessins avec cette poésie du cœur, et de la main qui attachait un souvenir à chaque fenêtre et une intention à chaque branchage. C'est ainsi que de Maistre, l'auteur du Voyage autour de ma chambre, relégué et marié en Russie, peignait son petit manoir de Bissy dans la belle vallée de Chambéry, qu'il m'apportait à Paris en 1842, et qui décore aujourd'hui seul ma chambre. La petite terre de M. de Vigny consistait surtout en vignoble comme celle d'Horace dans la pittoresque Sabine; il transformait son vin en eau-de-vie pour en augmenter un peu le produit. Ces soins domestiques lui laissaient le loisir non-seulement de méditer et de polir ses vers, mais encore de se livrer comme Frédéric II à son goût pour la musique, et en particulier pour la flûte, le plus doux et le plus pastoral des instruments, celui qui s'allie le mieux avec la solitude et la campagne; il y retrouvait l'âme de Théocrite de Sicile, et il excellait dans cet instrument. C'était le seul bruit qu'on entendît sortir de sa demeure à travers les silencieux ombrages de l'Anjou. L'amour de l'étude, les tendres soins qu'il rendait à sa mère, qui était en même temps son univers, des promenades dans la campagne, des lectures, les semences et les récoltes de ses champs, remplissaient le reste; de grandes espérances de célébrité littéraire occupaient ses rêves. Il se sentait trop de talent pour envier personne. Il se croyait une destinée à lui seul, qui lui donnait la sécurité de son avenir sans empiéter sur aucun de ses contemporains. Pour devenir grand il n'avait besoin de rapetisser personne. Il aimait tous ses rivaux; l'éther, selon lui, était assez vaste pour contenir, sans les froisser, toutes les étoiles. Comme il n'y avait aucun orgueil offensif dans ce pressentiment de lui-même, il n'y avait aussi aucun dédain; toute la littérature en France lui rendait en amitié son indulgence.
La poésie était son premier goût.
En ce temps-là il en écrivait beaucoup, mais lentement, comme on doit écrire pour la postérité. Le temps présent lui importait peu; il visait longtemps et très-haut.
Indépendamment de quelques poëmes très-courts, mais très-parfaits d'exécution, tels que le Cor, où l'on retrouve l'instinct musical de son âme, et qu'il écrivit pendant un voyage dans les Pyrénées avec sa mère, et que voici:
(POÈME.)
I.
J'aime le son du cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
Que de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré!
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des paladins antiques.
Ô montagnes d'azur! ô pays adoré!
Rocs de la Frazona, cirque de Marboré,
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées;
Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied de gazons!
C'est là qu'il faut s'asseoir, c'est là qu'il faut entendre
Les airs lointains d'un cor mélancolique et tendre.
Souvent un voyageur, lorsque l'air est sans bruit,
De cette voix d'airain fait retentir la nuit;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
L'harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
Une biche attentive, au lieu de se cacher,
Se suspend immobile au sommet du rocher,
Et la cascade unit, dans une chute immense,
Son éternelle plainte aux chants de la romance.
Âmes des chevaliers, revenez-vous encor?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor?
Roncevaux! Roncevaux! dans ta sombre vallée
L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée?
II.
«Tous les preux étaient morts, mais aucun n'avait fui.
Il reste seul debout, Olivier près de lui,
L'Afrique sur les monts l'entoure et tremble encore.
Roland, tu vas mourir, rends-toi! criait le More;
«Tous tes Pairs sont couchés dans les eaux des torrents.—
Il rugit comme un tigre, et dit: «Si je me rends,
Africain, ce sera lorsque les Pyrénées
Sur l'onde avec leurs corps rouleront entraînées.»
«—Rends-toi donc! répond-il, ou meurs, car les voilà.
Et du plus haut des monts un grand rocher roula.
Il bondit, il roula jusqu'au fond de l'abîme,
Et de ses pins, dans l'onde, il vint briser la cime.
«—Merci, cria Roland; tu m'as fait un chemin.»
Et jusqu'au pied des monts le roulant d'une main,
Sur le roc affermi comme un géant s'élance,
Et, prête à fuir, l'armée à ce seul pas balance.
III.
«Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
À l'horizon déjà, par leurs eaux signalées,
De Luz et d'Argelès se montraient les vallées.
«L'armée applaudissait. Le luth du troubadour
S'accordait pour chanter les saules de l'Adour;
Le vin français coulait dans la coupe étrangère;
Le soldat, en riant, parlait à la bergère.
«Roland gardait les monts; tous passaient sans effroi.
Assis nonchalamment sur un noir palefroi
Qui marchait revêtu de housses violettes,
Turpin disait, tenant les saintes amulettes:
«Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu;
Suspendez votre marche; il ne faut tenter Dieu.
Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes
Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.
«Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor.»
Ici l'on entendit le son lointain du cor.
L'empereur étonné, se jetant en arrière,
Suspend du destrier la marche aventurière.
«Entendez-vous? dit-il.—Oui, ce sont des pasteurs
Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
Répondit l'archevêque, ou la voix étouffée
Du nain vert Obéron qui parle avec sa fée.»
«Et l'empereur poursuit; mais son front soucieux
Est plus sombre et plus noir que l'orage des cieux.
Il craint la trahison, et tandis qu'il y songe
Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.
«Malheur! c'est mon neveu! malheur! car si Roland
Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
Arrière, chevaliers, repassons la montagne!
Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l'Espagne!
«Sur le plus haut des monts s'arrêtent les chevaux;
L'écume les blanchit; sous leurs pieds, Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore.
À l'horizon lointain fuit l'étendard du More.
«—Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent?
—J'y vois deux chevaliers: l'un mort, l'autre expirant.
Tous deux sont écrasés par une roche noire;
Le plus fort, dans sa main, élève un cor d'ivoire,
Son âme en s'exhalant nous appela deux fois.»
«Dieu! que le son du cor est triste au fond des bois!»
Écrit à Pau, en 1825.
Il méditait un poëme plus étendu sur le mode amer et mystérieux de lord Byron: Dolorida. C'est une beauté trahie qui empoisonne par jalousie son amant, qui jouit de ses tortures dont il ignore la cause, et qui au moment de son dernier soupir lui révèle son crime, par un vers qui éclate comme la lueur d'un poignard tiré du fourreau:
Le reste du poison qu'hier je t'ai versé!
Cette imitation eut un grand succès. Elle en aurait moins aujourd'hui. L'imagination française était alors byronienne. Un mystère d'honneur paraissait nécessaire à l'effet de toute œuvre poétique.
Mais une autre imitation plus étudiée tentait déjà l'âme douce et tendre de Vigny.
Thomas Moore, Irlandais d'un grand talent aussi, venait de publier les Amours des anges et Lalla Rookh, poëmes indiens. Il était alors à Paris, jouissant dans un applaudissement universel de la fleur et de la primeur de son talent. Je le voyais souvent chez Mme la duchesse de Broglie, fille de Mme de Staël, et femme dont la beauté, la vertu, l'enivrement mystique et la piété céleste, devaient ravir le poëte irlandais et faire croire à la sœur des anges que Vigny voulait créer pour type idéal des amours sacrés. Cela répondait au temps où la piété de Chateaubriand et d'autres poëtes confondait le ciel et la terre dans les mêmes adorations. Moi aussi, je rêvais alors un grand poëme ébauché seulement depuis, la Chute d'un ange, qui devait former un épisode d'une œuvre en vingt-quatre chants, pendant que Vigny, moins ambitieux, mais plus heureux, donnait au public son Éloa sous le titre de mystère.
XI.
Éloa, dans le mystère de M. de Vigny, est née d'une larme de Jésus-Christ qu'il pleura du premier mouvement sur Lazare en apprenant sa mort et en venant le ressusciter pour ses sœurs. Cela ne ressemble guère à M. Renan, mais l'imagination sera toujours du côté du cœur. Cette origine d'Éloa, quoique un peu précieuse et affectée, était poétique et religieuse à la fois. Tout le monde, las de douter, s'efforçait de croire. Donner pour base à un beau poëme la première larme de compassion divine versée par un ami divin sur la mort d'un ami humain, larme si douce au Dieu des mondes qu'il la recueille, la divinise et l'anime en la faisant la première sœur des anges, c'était être dans le cœur du nouveau siècle.
Éloa, accueillie dans la famille angélique par l'entremise des esprits supérieurs, apprend d'eux que les anges tombent et que Lucifer, le plus beau d'entre eux, habite loin d'eux l'enfer. La Pitié dont elle est née la trouble et l'envahit; elle ne peut être heureuse si un être et le plus beau des êtres souffre; elle s'agite, s'enfuit du firmament et pénètre dans les bas lieux où languit Lucifer, son invisible souci.
.........
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«Souvent parmi les monts qui dominent la terre
S'ouvre un puits naturel, profond et solitaire;
L'eau qui tombe du ciel s'y garde, obscur miroir
Où, dans le jour, on voit les étoiles du soir.
Là, quand la villageoise a, sous la corde agile,
De l'urne, au fond des eaux, plongé la frêle argile,
Elle y demeure oisive, et contemple longtemps
Ce magique tableau des astres éclatants,
Qui semble orner son front, dans l'onde souterraine,
D'un bandeau qu'envieraient les cheveux d'une reine.
Telle, au fond du Chaos qu'observaient ses beaux yeux,
La Vierge, en se penchant, croyait voir d'autres Cieux.
Ses regards, éblouis par des Soleils sans nombre,
N'apercevaient d'abord qu'un abîme et que l'ombre,
Mais elle y vit bientôt des feux errants et bleus
Tels que des froids marais les éclairs onduleux;
Ils fuyaient, revenaient, puis s'échappaient encore;
Chaque étoile semblait poursuivre un météore;
Et l'Ange, en souriant au spectacle étranger,
Suivait des yeux leur vol circulaire et léger.
Bientôt il lui sembla qu'une pure harmonie
Sortait de chaque flamme à l'autre flamme unie:
Tel est le choc plaintif et le son vague et clair
Des cristaux suspendus au passage de l'air,
Pour que, dans son palais, la jeune Italienne
S'endorme en écoutant la harpe éolienne.
Ce bruit lointain devint un chant surnaturel,
Qui parut s'approcher de la fille du Ciel;
Et ces feux réunis furent comme l'aurore
D'un jour inespéré qui semblait près d'éclore.
À sa lueur de rose un nuage embaumé
Montait en longs détours dans un air enflammé,
Puis lentement forma sa couche d'ambroisie,
Pareille à ces divans où dort la molle Asie.
Là, comme un Ange assis, jeune, triste et charmant,
Une forme céleste apparut vaguement.
«Quelquefois un enfant de la Clyde écumeuse,
En bondissant parcourt sa montagne brumeuse,
Et chasse un daim léger que son cor étonna,
Des glaciers de l'Arven aux brouillards du Crona,
Franchit les rocs mousseux, dans les gouffres s'élance,
Pour passer le torrent aux arbres se balance,
Tombe avec un pied sûr, et s'ouvre des chemins
Jusqu'à la neige encor vierge des pas humains.
Mais bientôt, s'égarant au milieu des nuages,
Il cherche les sentiers voilés par les orages;
Là, sous un arc-en-ciel qui couronne les eaux,
S'il a vu, dans la nue et ses vagues réseaux,
Passer le plaid léger d'une Écossaise errante,
Et s'il entend sa voix dans les échos mourante,
Il s'arrête enchanté, car il croit que ses yeux
Viennent d'apercevoir la sœur de ses aïeux,
Qui va faire frémir, ombre encore amoureuse,
Sous ses doigts transparents la harpe vaporeuse;
Il cherche alors comment Ossian la nomma,
Et, debout sur sa roche, appelle Évir-Coma.
«Non moins belle apparut, mais non moins incertaine,
De l'Ange ténébreux la forme encor lointaine,
Et des enchantements non moins délicieux
De la Vierge céleste occupèrent les yeux.
Comme un cygne endormi qui seul, loin de la rive,
Livre son aile blanche à l'onde fugitive,
Le jeune homme inconnu mollement s'appuyait
Sur ce lit de vapeurs qui sous ses bras fuyait.
Sa robe était de pourpre, et, flamboyante ou pâle,
Enchantait les regards des teintes de l'opale.
Ses cheveux étaient noirs, mais pressés d'un bandeau;
C'était une couronne ou peut-être un fardeau:
L'or en était vivant comme ces feux mystiques
Qui, tournoyants, brûlaient sur les trépieds antiques.
Son aile était ployée, et sa faible couleur
De la brume des soirs imitait la pâleur.
Des diamants nombreux rayonnent avec grâce
Sur ses pieds délicats qu'un cercle d'or embrasse;
Mollement entourés d'anneaux mystérieux,
Ses bras et tous ses doigts éblouissent les yeux.
Il agite sa main d'un sceptre d'or armée,
Comme un roi qui d'un mont voit passer son armée,
Et, craignant que ses vœux ne s'accomplissent pas,
D'un geste impatient accuse tous ses pas.
Son front est inquiet; mais son regard s'abaisse,
Soit que, sachant des yeux la force enchanteresse,
Il veuille ne montrer d'abord que par degrés
Leurs rayons caressants encor mal assurés,
Soit qu'il redoute aussi l'involontaire flamme
Qui dans un seul regard révèle l'âme à l'âme.
Tel que dans la forêt le doux vent du matin
Commence ses soupirs par un bruit incertain
Qui réveille la terre et fait palpiter l'onde;
Élevant lentement sa voix douce et profonde,
Et prenant un accent triste comme un adieu,
Voici les mots qu'il dit à la fille de Dieu.»
Lucifer fait à Éloa la séduisante confidence de son prétendu crime et de sa disgrâce. Je suis l'amour, dit-il, le complément des êtres; il décrit merveilleusement les délices qu'il leur donne. Éloa est attendrie et charmée. Elle passe au parti de l'ange de l'amour, son amant. Elle l'aime.
«Éloa sans parler disait: Je suis à toi!
Et l'ange de la nuit dit tout bas: Sois à moi!»
Ils s'aiment, elle tombe dans son sein; il lui révèle alors d'un mot cruel qu'il est Satan, et qu'il triomphe de l'avoir perdue!
XII.
Éloa confirma sa renommée de grand poëte parmi la jeunesse de Paris. La conception, malgré son défaut d'afféterie et de mignardise, la méritait en effet; mais c'était une conception, cela sortait de l'esprit, cela n'était pas une explosion du cœur. On ne fait pas la poésie, on la trouve dans son cœur. Le temps de ces poëmes ou de ces opuscules épiques était passé.
Le reste du volume, à Moïse près, parut empreint des mêmes qualités et des mêmes défauts. Vigny se fit un nom, mais ce nom, concentré dans quelques salons, ne fut pas suffisamment populaire. Cette célébrité sourde et à demi-voix ne répondait pas assez à ses désirs de gloire.
Mais en 1827 Walter Scott, l'Arioste sérieux, mais l'Arioste en prose, de l'Écosse, remplissait l'Europe entière de ses romans historiques. M. de Vigny les lisait comme nous; la nature un peu féminine de son talent le portait naturellement à l'imitation. Il chercha un sujet dans l'histoire de sa province; il le trouva dans le fils charmant, ingrat et tragique du maréchal d'Effiat, ce Cinq-Mars tour à tour favori de Louis XIII, rival à la fois et jouet du cardinal de Richelieu;—son jouet et bientôt sa victime.—Le sujet était très riche, la politique s'y mêlait à l'amour. M. de Vigny le traita en grand maître de l'art. Treize éditions en peu d'années lui révélèrent son immense succès. Si l'on veut en connaître tout l'intérêt, il faut le lire en entier; si l'on veut en déguster le style, lisez seulement les parties purement descriptives de ce bel ouvrage. Le drame, qu'on a accusé de ne pas se rapprocher assez de l'exactitude de l'histoire dans les scènes secondaires, n'a qu'un défaut: c'est celui du genre, c'est celui de Walter Scott lui-même. C'est un roman; du moment où vous quittez le terrain solide et précis de l'histoire, il ne faut pas prétendre à y rentrer. Le roman historique est un mensonge, et le plus dangereux de tous, puisque l'histoire ici ne sert que de faux témoin à l'invention; c'est mentir avec vraisemblance, c'est tromper avec autorité. Ce m'a toujours paru l'extrême danger de ce genre de composition littéraire, inventé par Mme de Genlis, idéalisé par Walter Scott, popularisé en France par M. de Vigny. En bonne police littéraire, ce devrait être interdit: Dieu et les hommes n'ont pas livré la vérité historique, héritage du genre humain, au caprice adultère de l'imagination des hommes. C'est un texte, il est par cela même sacré! L'excellent esprit de M. de Vigny était de sa nature propre à comprendre cette vérité. Mais le talent a ses licences, il les justifie en les couvrant de fleurs. Les chefs-d'œuvre portent avec eux leur pardon. Cinq-Mars est un chef-d'œuvre.
Lisez le début seulement du livre, cette splendide description de la Touraine, pays paternel de l'auteur:
«Connaissez-vous cette contrée que l'on a surnommée le jardin de la France, ce pays où l'on respire un air si pur dans les plaines verdoyantes arrosées par un grand fleuve? Si vous avez traversé, dans les mois d'été, la belle Touraine, vous aurez longtemps suivi la Loire paisible avec enchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir déterminer, entre les deux rives, celle où vous choisiriez votre demeure, pour y oublier les hommes auprès d'un être aimé. Lorsque l'on accompagne le flot jaune et lent du beau fleuve, on ne cesse de perdre ses regards dans les riants détails de la rive droite. Des vallons peuplés de jolies maisons blanches qu'entourent des bosquets, des coteaux jaunis par les vignes, ou blanchis par les fleurs du cerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles naissants, des jardins de roses d'où sort tout à coup une tour élancée, tout rappelle la fécondité de la terre ou l'ancienneté de ses monuments, et tout intéresse dans les œuvres de ses habitants industrieux. Rien ne leur a été inutile: il semble que, dans leur amour d'une aussi belle patrie, seule province de France que n'occupa jamais l'étranger, ils n'aient pas voulu perdre le moindre espace de son terrain, le plus léger grain de son sable. Vous croyez que cette vieille tour démolie n'est habitée que par les oiseaux hideux de la nuit? Non. Au bruit de vos chevaux, la tête riante d'une jeune fille sort du lierre poudreux, blanchi sous la poussière de la grande route; si vous gravissez un coteau hérissé de raisins, une petite fumée vous avertit tout à coup qu'une cheminée est à vos pieds; c'est que le rocher même est habité, et que des familles de vignerons respirent dans ses profonds souterrains, abritées dans la nuit par la terre nourricière qu'elles cultivent laborieusement pendant le jour. Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie, doux comme l'air qu'ils respirent, et forts comme le sol puissant qu'ils fertilisent. On ne voit sur leurs traits bruns ni la froide immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière du Midi; leur visage a, comme leur caractère, quelque chose de la candeur du vrai peuple de saint Louis; leurs cheveux châtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles comme les statues de pierre de nos vieux rois; leur langage est le plus pur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent; le berceau de la langue est là, près du berceau de la monarchie.
«Mais la rive gauche de la Loire se montre plus sérieuse dans ses aspects: ici c'est Chambord que l'on aperçoit de loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses petites coupoles, ressemble à une grande ville de l'Orient; là c'est Chanteloup, suspendant au milieu de l'air son élégante pagode. Non loin de ces palais un bâtiment plus simple attire les yeux des voyageurs par sa position magnifique et sa masse imposante; c'est le château de Chaumont. Construit sur la colline la plus élevée du rivage de la Loire, il encadre ce large sommet avec ses hautes murailles et ses énormes tours; de longs clochers d'ardoises les élèvent aux yeux, et donnent à l'édifice cet air de couvent, cette forme religieuse de tous nos vieux châteaux, qui imprime un caractère plus grave aux paysages de la plupart de nos provinces. Des arbres noirs et touffus entourent de tous côtés cet ancien manoir, et de loin ressemblent à ces plumes qui environnaient le chapeau du roi Henri; un joli village s'étend au pied du mont, sur le bord de la rivière, et l'on dirait que ses maisons blanches sortent du sable doré; il est lié au château, qui le protége par un étroit sentier qui circule dans le rocher; une chapelle est au milieu de la colline; les seigneurs descendaient et les villageois montaient à son autel: terrain d'égalité, placé comme une ville neutre entre la misère et la grandeur, qui se sont trop souvent fait la guerre.
«Ce fut là que, dans une matinée du mois de juin 1659, la cloche du château ayant sonné à midi, selon l'usage, le dîner de la famille qui l'habitait, il se passa dans cette antique demeure des choses qui n'étaient pas habituelles. Les nombreux domestiques remarquèrent qu'en disant la prière du matin à toute la maison assemblée, la maréchale d'Effiat avait parlé d'une voix moins assurée et les larmes dans les yeux, qu'elle avait paru vêtue d'un deuil plus austère que de coutume. Les gens de la maison et les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui s'était alors retirée momentanément à Chaumont, virent avec surprise des préparatifs se faire tout à coup. Le vieux domestique du maréchal d'Effiat, mort depuis six mois, avait repris ses bottes, qu'il avait juré précédemment d'abandonner pour toujours. Ce brave homme, nommé Granchamp, avait suivi partout le chef de la famille dans les guerres et dans ses travaux de finances; il avait été son écuyer dans les unes et son secrétaire dans les autres; il était revenu d'Allemagne depuis peu de temps, apprendre à la mère et aux enfants les détails de la mort du maréchal, dont il avait reçu les derniers soupirs à Luzzelstein; c'était un de ces fidèles serviteurs dont les modèles sont devenus trop rares en France, qui souffrent des malheurs de la famille et se réjouissent de ses joies, désirent qu'il se forme des mariages pour avoir à élever de jeunes maîtres, grondent les enfants et quelquefois les pères, s'exposent à la mort pour eux, les servent sans gages dans les révolutions, travaillent pour les nourrir, et, dans les temps prospères, les suivent et disent: «Voilà nos vignes,» en revenant au château. Il avait une figure sévère très-remarquable, un teint fort cuivré, des cheveux gris argentés, et dont quelques mèches, encore noires comme ses sourcils épais, lui donnaient un air dur au premier aspect; mais un regard pacifique adoucissait cette première impression. Cependant le son de sa voix était rude. Il s'occupait beaucoup ce jour-là de hâter le dîner, et commandait à tous les gens du château, vêtus de noir comme lui.
«—Allons, disait-il, dépêchez-vous de servir pendant que Germain, Louis et Étienne vont seller leurs chevaux; M. Henry et nous, il faut que nous soyons loin d'ici à huit heures du soir. Et vous, messieurs les Italiens, avez-vous servi votre jeune princesse? Je gage qu'elle est allée lire avec ses dames au bout du parc ou sur les bords de l'eau. Elle arrive toujours après le premier service, pour faire lever tout le monde de table.
«—Ah! mon cher Granchamp, dit à voix basse une jeune femme de chambre qui passait et s'arrêta, ne faites pas songer à la duchesse; elle est bien triste, et je crois qu'elle restera dans son appartement. Santa Maria! je vous plains de voyager aujourd'hui; partir un vendredi, le 13 du mois, et le jour de Saint-Gervais et de Saint-Protais, le jour des deux martyrs! J'ai dit mon chapelet toute la matinée pour M. de Cinq-Mars; mais en vérité je n'ai pu m'empêcher de songer à tout ce que je vous dis; ma maîtresse y pense aussi bien que moi, toute grande dame qu'elle est; ainsi n'ayez pas l'air d'en rire.
«En disant cela, la jeune Italienne se glissa comme un oiseau à travers la grande salle à manger, et disparut dans un corridor, effrayée de voir ouvrir les doubles battants des grandes portes du salon.»
Et la dernière page, qui est de l'histoire, écrite par un complice présent à l'exécution:
«.... C'est par l'une de ces imprévoyances qui empêchent l'accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n'avons pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nous eussions dû penser que, préparés à la mort par de longues méditations, ils refuseraient nos secours; mais cette idée ne vint à aucun de nous; dans la précipitation de nos mesures, nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer dans la foule, ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution subite. J'étais placé, pour mon malheur, près de l'échafaud, et je vis s'avancer jusqu'au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève, qu'il avait vu naître. Il sanglotait et n'avait que la force de baiser les mains des deux amis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardes au signal convenu; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter son chapeau loin de lui d'un air de dédain. On avait remarqué notre mouvement, et la garde catalane fut doublée autour de l'échafaud. Je ne pouvais plus voir; mais j'entendis pleurer. Après les trois coups de trompette ordinaires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval assez près de l'échafaud, lut l'arrêt de mort que ni l'un ni l'autre n'écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars:—Eh bien! cher ami, qui mourra le premier? Vous souvient-il de saint Gervais et de saint Protais?
«—Ce sera celui que vous jugerez à propos, répondit Cinq-Mars.
«Le second confesseur, prenant la parole, dit à M. de Thou:—Vous êtes le plus âgé.
«—Il est vrai, dit M. de Thou, qui, s'adressant à M. le Grand, lui dit:—Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien me montrer le chemin de la gloire du ciel?
«—Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du précipice; mais précipitons-nous dans la mort généreusement, et nous surgirons dans la gloire et le bonheur du ciel.
«Après quoi il l'embrassa et monta l'échafaud avec une adresse et une légèreté merveilleuses. Il fit un tour sur l'échafaud, et considéra haut et bas toute cette grande assemblée, d'un visage assuré et qui ne témoignait aucune peur, et d'un maintien grave et gracieux; puis il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés, sans paraître reconnaître aucun de nous, mais avec une face majestueuse et charmante; puis il se mit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et lui recommandant sa fin: comme il baisait le crucifix, le Père cria au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant les bras, joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit la même demande au peuple. Puis il s'alla jeter de bonne grâce à genoux devant le bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et demanda au confesseur:—Mon Père, serai-je bien ainsi? Puis, tandis que l'on coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en soupirant:—Mon Dieu, qu'est-ce que ce monde? mon Dieu, je vous offre mon supplice en satisfaction de mes péchés!
«—Qu'attends-tu? que fais-tu là? dit-il ensuite à l'exécuteur qui était là, et n'avait pas encore tiré son couperet d'un méchant sac qu'il avait apporté. Son confesseur, s'étant approché, lui donna une médaille; et lui, d'une tranquillité d'esprit incroyable, pria le Père de tenir le crucifix devant ses yeux, qu'il ne voulut point avoir bandés. J'aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et pure comme celle d'un ange entonna l'Ave maris stella. Dans le silence universel, je reconnus la voix de M. de Thou, qui attendait au pied de l'échafaud; le peuple répéta le chant sacré. M. de Cinq-Mars embrassa plus étroitement le poteau, et je vis s'élever une hache faite à la façon des haches d'Angleterre. Un cri effroyable du peuple, jeté de la place, des fenêtres et des tours, m'avertit qu'elle était retombée et que la tête avait roulé jusqu'à terre; j'eus encore la force, heureusement, de penser à mon âme et de commencer une prière pour lui; je la mêlai avec celle que j'entendais prononcer à haute voix par notre malheureux et pieux ami de Thou. Je me relevai, et le vis s'élancer sur l'échafaud avec tant de promptitude, qu'on eût dit qu'il volait. Le Père et lui récitèrent les psaumes; il les disait avec une ardeur de séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers le ciel; puis, s'agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme celui d'un martyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu voulut lui accorder cette grâce; mais je vis avec horreur le bourreau, effrayé sans doute du premier coup qu'il avait porté, le frapper sur le haut de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main; le peuple poussa un long gémissement, et s'avança contre le bourreau: ce misérable, tout troublé, lui porta un second coup, qui ne fit encore que l'écorcher et l'abattre sur le théâtre, où l'exécuteur se roula sur lui pour l'achever. Un événement étrange effrayait le peuple autant que l'horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars, tenant son cheval comme à un convoi funèbre, s'était arrêté au pied de l'échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maître jusqu'à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache, tomba mort sous le coup qui avait fait tomber la tête.
«Je vous écris ces tristes détails à bord d'une galère de Gênes, où Fontrailles, Gondi, d'Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et tous les conjurés, sommes retirés. Nous allons en Angleterre attendre que le temps ait délivré la France du tyran que nous n'avons pu détruire. J'abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous a trahis.»
XIII.
Stello avait paru; quelque chose qui rappelait Sterne, inconséquent, décousu, fragmentaire, doux, fort, sensible, ému et plaisant tour à tour; livre multicolore où perçait la philosophie stoïque à travers la raillerie gauloise. Le succès en fut remarquable et dure encore parmi les sectaires de ce bon cœur et de ce beau génie. Mais cela n'atteignait pas la foule, c'était encore un volume d'élite: il fallait à M. de Vigny descendre à cette foule pour remonter. Il songea au théâtre.
Il y songeait. Mais la révolution de 1830, qu'il vit avec déplaisir et qui lui enlevait le roi de sa jeunesse et les salons de sa gloire naissante, le confirma dans l'idée d'écrire pour ce public anonyme qui ne donne pas la gloire, mais l'engouement. Il écrivit le drame révolutionnaire ou plutôt socialiste de Chatterton. Voici comment, dans le secret de son amour-propre, il le jugea lui-même le jour où il déposa la plume encore humide et chaude qui venait de l'écrire.
DERNIÈRE NUIT DE TRAVAIL
DU 29 AU 30 JUIN 1834.
Ceci est la question.
«Je viens d'achever cet ouvrage austère dans le silence d'un travail de dix-sept nuits. Les bruits de chaque jour l'interrompaient à peine, et, sans s'arrêter, les paroles ont coulé dans le moule qu'avait creusé ma pensée.
«À présent que l'ouvrage est accompli, frémissant encore des souffrances qu'il m'a causées, et dans un recueillement aussi saint que la prière, je le considère avec tristesse, et je me demande s'il sera inutile, ou s'il sera écouté des hommes.—Mon âme s'effraye pour eux en considérant combien il faut de temps à la plus simple idée d'un seul pour pénétrer dans le cœur de tous.
«Déjà, depuis deux années, j'ai dit par la bouche de Stello ce que je vais répéter bientôt par celle de Chatterton, et quel bien ai-je fait? Beaucoup ont lu ce livre et l'ont aimé comme livre, mais peu de cœurs, hélas! en ont été changés.
«Les étrangers ont bien voulu en traduire les mots par les mots de leur langue, et leurs pays m'ont ainsi prêté l'oreille. Parmi les hommes qui m'ont écouté, les uns ont applaudi la composition des trois drames suspendus à un même principe, comme trois tableaux à un même support; les autres ont approuvé la manière dont se nouent les arguments aux preuves, les règles aux exemples, les corollaires aux propositions; quelques-uns se sont attachés particulièrement à considérer les pages où se pressent les idées laconiques, serrées comme les combattants d'une épaisse phalange; d'autres ont souri à la vue des couleurs chatoyantes ou sombres du style; mais les cœurs ont-ils été attendris?—Rien ne me le prouve. L'endurcissement ne s'amollit point tout à coup par un livre. Il fallait Dieu lui-même pour ce prodige. Le plus grand nombre a dit en jetant ce livre: Cette idée pouvait en effet se défendre. Voilà qui est un assez bon plaidoyer!—Mais la cause, ô grand Dieu! la cause pendante à votre tribunal, ils n'y ont plus pensé!
«La cause? c'est le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation du Poëte.—La cause? c'est le droit qu'il aurait de vivre.—La cause? c'est le pain qu'on ne lui donne pas.—La cause? c'est la mort qu'il est forcé de se donner.
«D'où vient ce qui se passe? Vous ne cessez de vanter l'intelligence, et vous tuez les plus intelligents. Vous les tuez, en leur refusant le pouvoir de vivre selon les conditions de leur nature.—On croirait, à vous voir en faire si bon marché, que c'est une chose commune qu'un Poëte.—Songez donc que lorsqu'une nation en a deux en dix siècles, elle se trouve heureuse et s'enorgueillit. Il y a tel peuple qui n'en a pas un, et n'en aura jamais. D'où vient donc ce qui se passe? Pourquoi tant d'astres éteints dès qu'ils commençaient à poindre? C'est que vous ne savez pas ce que c'est qu'un Poëte, et vous n'y pensez pas.
Auras-tu donc toujours des yeux pour ne pas voir,
Jérusalem!
«Trois sortes d'hommes, qu'il ne faut pas confondre, agissent sur les sociétés par les travaux de la pensée, mais se remuent dans des régions qui me semblent éternellement séparées.
«L'homme habile aux choses de la vie, et toujours apprécié, se voit, parmi nous, à chaque pas. Il est convenable à tout et convenable en tout. Il a une souplesse et une facilité qui tiennent du prodige. Il fait justement ce qu'il a résolu de faire, et dit proprement et nettement ce qu'il veut dire. Rien n'empêche que sa vie soit prudente et compassée comme ses travaux. Il a l'esprit libre, frais et dispos, toujours présent et prêt à la riposte. Dépourvu d'émotions réelles, il renvoie promptement la balle élastique des bons mots. Il écrit les affaires comme la littérature, et rédige la littérature comme les affaires. Il peut s'exercer indifféremment à l'œuvre d'art et à la critique, prenant dans l'une la forme à la mode, dans l'autre la dissertation sentencieuse. Il sait le nombre de paroles que l'on peut réunir pour faire les apparences de la passion, de la mélancolie, de la gravité, de l'érudition et de l'enthousiasme. Mais il n'a que de froides velléités de ces choses, et les devine plus qu'il ne les sent; il les respire de loin comme de vagues odeurs de fleurs inconnues. Il sait la place du mot et du sentiment, et les chiffrerait au besoin. Il se fait le langage des genres, comme on se fait le masque des visages. Il peut écrire la comédie et l'oraison funèbre, le roman et l'histoire, l'épître et la tragédie, le couplet et le discours politique. Il monte de la grammaire à l'œuvre, au lieu de descendre de l'inspiration au style; il sait façonner tout dans un goût vulgaire et joli, et peut tout ciseler avec agrément, jusqu'à l'éloquence de la passion.—C'est l'HOMME DE LETTRES.
«Cet homme est toujours aimé, toujours compris, toujours en vue; comme il est léger et ne pèse à personne, il est porté dans tous les bras où il veut aller; c'est l'aimable roi du moment, tel que le dix-huitième siècle en a tant couronnés.—Cet homme n'a nul besoin de pitié.
«Au-dessus de lui est un homme d'une nature plus forte et meilleure. Une conviction profonde et grave est la source où il puise ses œuvres et les répand à larges flots sur un sol dur et souvent ingrat. Il a médité dans la retraite sa philosophie entière; il la voit toute d'un coup d'œil: il la tient dans sa main comme une chaîne, et peut dire à quelle pensée il va suspendre son premier anneau, à laquelle aboutira le dernier, et quelles œuvres pourront s'attacher à tous les autres dans l'avenir. Sa mémoire est riche, exacte et presque infaillible; son jugement est sain, exempt de troubles autres que ceux qu'il cherche, de passions autres que ses colères contenues; il est studieux et calme. Son génie, c'est l'attention portée au degré le plus élevé, c'est le bon sens à sa plus magnifique expression. Son langage est juste, net, franc, grand dans son allure et vigoureux dans ses coups. Il a surtout besoin d'ordre et de clarté, ayant toujours en vue le peuple auquel il parle, et la voie où il conduit ceux qui croient en lui. L'ardeur d'un combat perpétuel enflamme sa vie et ses écrits. Son cœur a de grandes révoltes et des haines larges et sublimes qui le rongent en secret, mais que domine et dissimule son exacte raison. Après tout, il marche le pas qu'il veut, sait jeter des semences à une grande profondeur, et attendre qu'elles aient germé, dans une immobilité effrayante. Il est maître de lui et de beaucoup d'âmes qu'il entraîne du nord au sud, selon son bon vouloir; il tient un peuple dans sa main, et l'opinion qu'on a de lui le tient dans le respect de lui-même, et l'oblige à surveiller sa vie.—C'est le véritable, LE GRAND ÉCRIVAIN.
«Celui-là n'est pas malheureux; il a ce qu'il a voulu avoir; il sera toujours combattu, mais avec des armes courtoises; et quand il donnera des armistices à ses ennemis, il recevra les hommages des deux camps. Vainqueur ou vaincu, son front est couronné.—Il n'a nul besoin de votre pitié.
«Mais il est une autre sorte de nature, nature plus passionnée, plus pure et plus rare. Celui qui vient d'elle est inhabile à tout ce qui n'est pas l'œuvre divine, et vient au monde à de rares intervalles, heureusement pour lui, malheureusement pour l'espèce humaine. Il y vient pour être à charge aux autres, quand il appartient complétement à cette race exquise et puissante qui fut celle des grands hommes inspirés.—L'émotion est née avec lui si profonde et si intime, qu'elle l'a plongé, dès l'enfance, dans des extases involontaires, dans des rêveries interminables, dans des inventions infinies. L'imagination le possède par-dessus tout. Puissamment construite, son âme retient et juge toute chose avec une large mémoire et un sens droit et pénétrant; mais l'imagination emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistiblement que le ballon enlève la nacelle. Au moindre choc elle part, au plus petit souffle elle vole et ne cesse d'errer dans l'espace qui n'a pas de routes humaines. Fuite sublime vers des mondes inconnus, vous devenez l'habitude invincible de son âme! Dès lors, plus de rapports avec les hommes qui ne soient altérés et rompus sur quelques points. Sa sensibilité est devenue trop vive; ce qui ne fait qu'effleurer les autres le blesse jusqu'au sang; les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes et disproportionnées; ses enthousiasmes excessifs l'égarent; ses sympathies sont trop vraies; ceux qu'il plaint souffrent moins que lui, et il se meurt des peines des autres. Les dégoûts, les froissements et les résistances de la société humaine le jettent dans des abattements profonds, dans de noires indignations, dans des désolations insurmontables, parce qu'il comprend tout trop complétement et trop profondément, et parce que son œil va droit aux causes qu'il déplore ou dédaigne, quand d'autres yeux s'arrêtent à l'effet qu'ils combattent. De la sorte, il se tait, s'éloigne, se retourne sur lui-même et s'y enferme comme dans un cachot. Là, dans l'intérieur de sa tête brûlée, se forme et s'accroît quelque chose de pareil à un volcan. Le feu couve sourdement et lentement dans ce cratère, et laisse échapper ses laves harmonieuses, qui d'elles-mêmes sont jetées dans la divine forme des vers. Mais le jour de l'éruption, le sait-il? On dirait qu'il assiste en étranger à ce qui se passe en lui-même, tant cela est imprévu et céleste! Il marche consumé par des ardeurs secrètes et des langueurs inexplicables. Il va comme un malade et ne sait où il va; il s'égare trois jours, sans savoir où il s'est traîné, comme fit jadis celui qu'aime le mieux la France; il a besoin de ne rien faire, pour faire quelque chose en son art. Il faut qu'il ne fasse rien d'utile et de journalier pour avoir le temps d'écouter les accords qui se forment lentement dans son âme, et que le bruit grossier d'un travail positif et régulier interrompt et fait infailliblement évanouir.—C'est LE POËTE.—Celui-là est retranché dès qu'il se montre: toutes vos larmes, toute votre pitié pour lui!
«Pardonnez-lui et sauvez-le. Cherchez et trouvez pour lui une vie assurée, car à lui seul il ne saura trouver que la mort!—C'est dans la première jeunesse qu'il sent sa force naître, qu'il pressent l'avenir de son génie, qu'il étreint d'un amour immense l'humanité et la nature, et c'est alors qu'on se défie de lui et qu'on le repousse.
«Il crie à la multitude: C'est à vous que je parle, faites que je vive! Et la multitude ne l'entend pas; elle répond: Je ne te comprends point! Et elle a raison.
«Car son langage choisi n'est compris que d'un très-petit nombre d'hommes choisi lui-même. Il leur crie: Écoutez-moi, et faites que je vive! Mais les uns sont enivrés de leurs propres œuvres, les autres sont dédaigneux et veulent dans l'enfant la perfection de l'homme, la plupart sont distraits et indifférents, tous sont impuissants à faire le bien. Ils répondent: Nous ne pouvons rien! Et ils ont raison.
«—Il crie au pouvoir: Écoutez-moi, et faites que je ne meure pas. Mais le pouvoir déclare qu'il ne protége que les intérêts positifs, et qu'il est étranger à l'intelligence, dont il a ombrage; et cela hautement déclaré et imprimé, il répond: Que ferais-je de vous? Et il a raison. Tout le monde a raison contre lui. Et lui, a-t-il tort?—Que faut-il qu'il fasse? Je ne sais; mais voici ce qu'il peut faire.
«Il peut, s'il a de la force, se faire soldat, et passer sa vie sous les armes; une vie agitée, grossière, où l'activité physique tuera l'activité morale. Il peut, s'il en a la patience, se condamner aux travaux du chiffre, où le calcul tuera l'illusion. Il peut encore, si son cœur ne se soulève pas trop violemment, courber et amoindrir sa pensée, et cesser de chanter pour écrire. Il peut être Homme de lettres, ou mieux encore; si la philosophie vient à son aide, et s'il peut se dompter, il deviendra utile et grand écrivain; mais à la longue, le jugement aura tué l'imagination, et avec elle, hélas! le vrai Poëme qu'elle portait dans son sein.
«Dans tous les cas il tuera une partie de lui-même; mais, pour ces demi-suicides, pour ces immenses résignations, il faut encore une force rare. Si elle ne lui a pas été donnée, cette force, ou si les occasions de l'employer ne se trouvent pas sur sa route, et lui manquent, même pour s'immoler; si, plongé dans cette lente destruction de lui-même, il ne s'y peut tenir, quel parti prendre?
«Celui que prit Chatterton: se tuer tout entier; il reste peu à faire.
«Le voilà donc criminel! criminel devant Dieu et les hommes. Car LE SUICIDE EST UN CRIME RELIGIEUX ET SOCIAL. Qui veut le nier? qui pense à dire autre chose?—C'est ma conviction, comme c'est, je crois, celle de tout le monde. Voilà qui est bien entendu.—Le devoir et la raison le disent. Il ne s'agit que de savoir si le désespoir n'est pas quelque chose d'un peu plus fort que la raison et le devoir.
«Certes, on trouverait des choses bien sages à dire à Roméo sur la tombe de Juliette, mais le malheur est que personne n'oserait ouvrir la bouche pour les prononcer devant une telle douleur. Songez à ceci! la Raison est une puissance froide et lente qui nous lie peu à peu par les idées qu'elle apporte l'une après l'autre, comme les liens subtils, déliés et innombrables de Gulliver; elle persuade, elle impose quand le cours ordinaire des jours n'est que peu troublé; mais le Désespoir véritable est une puissance dévorante, irrésistible, hors des raisonnements, et qui commence par tuer la pensée d'un seul coup. Le Désespoir n'est pas une idée; c'est une chose, une chose qui torture, qui serre et qui broie le cœur d'un homme comme une tenaille, jusqu'à ce qu'il soit fou et se jette dans la mort comme dans les bras d'une mère.
«Est-ce lui qui est coupable, dites-le-moi? ou bien est-ce la société, qui le traque ainsi jusqu'au bout?
«Examinons ceci; on peut trouver que c'en est la peine.
«Il y a un jeu atroce, commun aux enfants du Midi; tout le monde le sait. On forme un cercle de charbons ardents; on saisit un scorpion avec des pinces et on le pose au centre. Il demeure d'abord immobile jusqu'à ce que la chaleur le brûle; alors il s'effraye et s'agite. On rit. Il se décide vite, marche droit à la flamme, et tente courageusement de se frayer une route à travers les charbons; mais la douleur est excessive, il se retire. On rit. Il fait lentement le tour du cercle et cherche partout un passage impossible. Alors il revient au centre et rentre dans sa première mais plus sombre immobilité. Enfin, il prend son parti, retourne contre lui-même son dard empoisonné, et tombe mort sur-le-champ. On rit plus fort que jamais.
«C'est lui sans doute qui est cruel et coupable, et ces enfants sont bons et innocents!
«Quand un homme meurt de cette manière, est-il donc suicide? C'est la société qui le jette dans le brasier.
«Je le répète, la religion et la raison, idées sublimes, sont des idées cependant, et il y a telle cause de désespoir extrême qui tue les idées d'abord et l'homme ensuite: la faim, par exemple.—J'espère être assez positif. Ceci n'est pas de l'idéologie.
«Il me sera donc permis peut-être de dire timidement qu'il serait bon de ne pas laisser un homme arriver jusqu'à ce degré de désespoir.
«Je ne demande à la société que ce qu'elle peut faire. Je ne la prierai point d'empêcher les peines de cœur et les infortunes idéales, de faire que Werther et Saint-Preux n'aiment ni Charlotte ni Julie d'Étanges; je ne la prierai pas d'empêcher qu'un riche désœuvré, roué et blasé, ne quitte la vie par dégoût de lui-même et des autres. Il y a, je le sais, mille idées de désolation auxquelles on ne peut rien.—Raison de plus, ce me semble, pour penser à celles auxquelles on peut quelque chose.
«L'infirmité de l'inspiration est peut-être ridicule et malséante; je le veux. Mais on pourrait ne pas laisser mourir cette sorte de malades. Ils sont toujours peu nombreux, et je ne puis me refuser à croire qu'ils ont quelque valeur, puisque l'humanité est unanime sur leur grandeur, et les déclare immortels sur quelques vers: quand ils sont morts, il est vrai.
«Je sais bien que la rareté même de ces hommes inspirés et malheureux semblera prouver contre ce que j'ai écrit.—Sans doute, l'ébauche imparfaite que j'ai tentée de ces natures divines ne peut retracer que quelques traits des grandes figures du passé. On dira que les symptômes du génie se montrent sans enfantement ou ne produisent que des œuvres avortées; que tout homme jeune et rêveur n'est pas poëte pour cela; que des essais ne sont pas des preuves; que quelques vers ne donnent pas des droits.—Et qu'en savons-nous? Qui donc nous donne à nous-mêmes le droit d'étouffer le gland en disant qu'il ne sera pas chêne?
«Je dis, moi, que quelques vers suffiraient à les faire reconnaître de leur vivant, si l'on savait y regarder. Qui ne dit à présent qu'il eût donné tout au moins une pension alimentaire à André Chénier sur l'ode de la Jeune Captive seulement, et l'eût déclaré poëte sur les trente vers de Myrto? Mais je suis assuré que, durant sa vie (et il n'y a pas longtemps de cela), on ne pensait pas ainsi; car il disait:
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité.
«Jean La Fontaine a gravé pour vous d'avance sur sa pierre avec son insouciance désespérée:
Jean s'en alla comme il était venu,
Mangeant son fonds avec son revenu.
«Mais, sans ce fonds, qu'eût-il fait? à quoi, s'il vous plaît, était-il bon? Il vous le dit: à dormir et ne rien faire. Il fût infailliblement mort de faim.
«Les beaux vers, il faut dire le mot, sont une marchandise qui ne plaît pas au commun des hommes. Or la multitude seule multiplie le salaire; et, dans les plus belles des nations, la multitude ne cesse qu'à la longue d'être commune dans ses goûts et d'aimer ce qui est commun. Elle ne peut arriver qu'après une lente instruction donnée par les esprits d'élite; et, en attendant, elle écrase sous tous ses pieds les talents naissants, dont elle n'entend même pas les cris de détresse.
«Eh! n'entendez-vous pas le bruit des pistolets solitaires? Leur explosion est bien plus éloquente que ma faible voix. N'entendez-vous pas ces jeunes désespérés qui demandent le pain quotidien, et dont personne ne paye le travail? Eh quoi! les nations manquent-elles à ce point de superflu? Ne prendrons-nous pas, sur les palais et les milliards que nous donnons, une mansarde et un pain pour ceux qui tentent sans cesse d'idéaliser leur nation malgré elle? Cesserons-nous de leur dire: Désespère et meurs; despair and die?—C'est au législateur à guérir cette plaie, l'une des plus vives et des plus profondes de notre corps social; c'est à lui qu'il appartient de réaliser dans le présent une partie des jugements meilleurs de l'avenir, en assurant quelques années d'existence seulement à tout homme qui aurait donné un seul gage du talent divin. Il ne lui faut que deux choses: la vie et la rêverie; le PAIN et le TEMPS.
«Voilà le sentiment et le vœu qui m'a fait écrire ce drame; je ne descendrai pas de cette question à celle de la forme d'art que j'ai créée. La vanité la plus vaine est peut-être celle des théâtres littéraires. Je ne cesse de m'étonner qu'il y ait eu des hommes qui aient pu croire de bonne foi, durant un jour entier, à la durée des règles qu'ils écrivaient. Une idée vient au monde tout armée, comme Minerve; elle revêt en naissant la seule armure qui lui convienne et qui doive dans l'avenir être sa forme durable: l'une, aujourd'hui, aura un vêtement composé de mille pièces; l'autre, demain, un vêtement simple. Si elle paraît belle à tous, on se hâte de calquer sa forme et de prendre sa mesure; les rhéteurs notent ses dimensions pour qu'à l'avenir on en taille de semblables. Soin puéril!—Il n'y a ni maître ni école en poésie; le seul maître, c'est celui qui daigne faire descendre dans l'homme l'émotion féconde, et faire sortir les idées de nos fronts, qui en sont brisés quelquefois.
«Puisse cette forme ne pas être renversée par l'assemblée qui la jugera dans six mois! avec elle périrait un plaidoyer en faveur de quelques infortunés inconnus; mais je crois trop pour craindre beaucoup.—Je crois surtout à l'avenir et au besoin universel de choses sérieuses; maintenant que l'amusement des yeux par des surprises enfantines fait sourire tout le monde au milieu même de ses grandes aventures, c'est, ce me semble, le temps du DRAME DE LA PENSÉE.
«Une idée qui est l'examen de l'âme devait avoir dans sa forme l'unité la plus complète, la simplicité la plus sévère. S'il existait une intrigue moins compliquée que celle-ci, je la choisirais. L'action matérielle est assez peu de chose pourtant. Je ne crois pas que personne la réduise à une plus simple expression que moi-même je ne vais le faire:—C'est l'histoire d'un homme qui a écrit une lettre le matin, et qui attend la réponse jusqu'au soir; elle arrive, et le tue.—Mais ici l'action morale est tout. L'action est dans cette âme livrée à de noires tempêtes; elle est dans les cœurs de cette jeune femme et de ce vieillard qui assistent à la tourmente, cherchant en vain à retarder le naufrage, et luttent contre un ciel et une mer si terribles que le bien est impuissant, et entraîné lui-même dans le désastre inévitable.
«J'ai voulu montrer l'homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié l'intelligence et le travail. Je n'ai point prétendu justifier les actes désespérés des malheureux, mais protester contre l'indifférence qui les y contraint. Peut-on frapper trop fort sur l'indifférence si difficile à éveiller, sur la distraction si difficile à fixer? Y a-t-il un autre moyen de toucher la société que de lui montrer la torture de ses victimes?
«Le Poëte était tout pour moi; Chatterton n'était qu'un nom d'homme, et je viens d'écarter à dessein des faits exacts de sa vie pour ne prendre de sa destinée que ce qui la rend un exemple à jamais déplorable d'une noble misère.
«Toi que tes compatriotes appellent aujourd'hui merveilleux enfant! que tu aies été juste ou non, tu as été malheureux; j'en suis certain, et cela me suffit.—Âme désolée, pauvre âme de dix-huit ans! pardonne-moi de prendre pour symbole le nom que tu portais sur la terre, et de tenter le bien en ton nom.»
Écrit du 20 au 30 juin 1834.
XIV.
Or nous, à notre tour, examinons la pensée de l'œuvre et l'idée elle-même.
Il y avait à Londres, peu d'années avant la révolution, un jeune homme d'une méchante nature, d'une profonde immoralité, et d'une immoralité naturelle qui s'appelle ingratitude; il annonçait de plus un certain talent d'écrivain et de poëte. Il s'appelait Chatterton. Lisez les mémoires du temps, vous verrez sa conduite. Nous n'avons heureusement pas en France de nature aussi perverse (le crime en dehors), mais il y a des cas où le vice vaut le crime. Il cherche des bienfaiteurs, il en trouve et il écrit contre eux. Enfin, discrédité par son odieux renversement de cœur et d'esprit, il finit par s'adresser à un riche bourgeois de la Cité, qui lui offre une place de valet de chambre dans sa maison avec de bons appointements. L'offre était sincère, Chatterton s'indigne; son orgueil se révolte contre la servilité apparente d'un emploi qui exige fidélité, attachement et vertu. Il prend cette offre pour une insulte; il rentre humilié chez lui, et se brûle la cervelle d'un coup de pistolet pour se punir de ses fautes et pour se venger par le suicide d'une société qui ne veut pas le privilégier sur ses semblables, et qui exige non-seulement des services, mais de l'honneur dans tous ceux qu'elle fait vivre. Ce coup de pistolet retentit comme une accusation contre le monde. On remonte à la cause, on trouve au fond l'orgueil d'un grand homme dans l'âme d'un misérable. Le rideau tombé, les actes se dévoilent, ils font horreur aux bons sentiments; mais comme l'Angleterre, pays de la liberté individuelle et audacieuse, est en même temps le pays du paradoxe, une partie de l'opinion des jeunes gens et des femmes se laisse prendre à l'amorce du coup de pistolet et fait de Chatterton un martyr de génie et de vertu. Martyr de génie! il n'y a qu'à lire ses vers. Martyr de vertu! il n'y a qu'à lire sa vie.
C'est l'anathème de la prétention.
XV.
M. de Vigny, cependant, ébranlé par les secousses de la révolution qui vient d'éclater, à son insu possédé par la haine féodale contre ceux qui viennent d'expulser son roi et dont il est heureux de se venger, prend en main la cause de ce coupable et malheureux Chatterton, le compose comme la cause d'un poëte et d'un homme incompris, et en fait un dangereux chef-d'œuvre, un manifeste socialiste touchant, contre le sens commun et contre la société de droit et de devoir commun aussi. Mais il le compose avec génie. Voyons ce génie, et, tout en blâmant l'auteur, étudions l'ouvrage; et, si nous ne connaissions pas Chatterton, voyons si nous n'aurions pas pleuré!
CHATTERTON.
ACTE PREMIER.
La scène représente un vaste appartement; arrière-boutique opulente et confortable de la maison de John Bell. À gauche du spectateur, une cheminée pleine de charbon de terre allumé. À droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond, une grande porte vitrée: à travers les petits carreaux on aperçoit une riche boutique; un grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et sombres, parmi lesquelles se trouve la porte de la petite chambre de Chatterton.
Le Quaker lit dans un coin de la chambre, à gauche du spectateur. À droite est assise Kitty Bell; à ses pieds un enfant assis sur un tabouret; une jeune fille debout à côté d'elle.
SCÈNE PREMIÈRE.
LE QUAKER, KITTY BELL, RACHEL.
KITTY BELL, à sa fille, qui montre un livre à son frère.
Il me semble que j'entends parler monsieur; ne faites pas de bruit, enfants.
Au Quaker.
Ne pensez-vous pas qu'il arrive quelque chose?
Le Quaker hausse les épaules.
Mon Dieu! votre père est en colère! certainement, il est fort en colère; je l'entends bien au son de sa voix.—Ne jouez pas, je vous en prie, Rachel.
Elle laisse tomber son ouvrage et écoute.
Il me semble qu'il s'apaise, n'est-ce pas, monsieur?
Le Quaker fait signe que oui, et continue sa lecture.
N'essayez pas ce petit collier, Rachel; ce sont des vanités du monde que nous ne devons pas même toucher.—Mais qui donc vous a donné ce livre-là? C'est une Bible; qui vous l'a donnée, s'il vous plaît? Je suis sûre que c'est le jeune monsieur qui demeure ici depuis trois mois.
RACHEL.
Oui, maman.
KITTY BELL.
Oh! mon Dieu! qu'a-t-elle fait là!—Je vous ai défendu de rien accepter, ma fille, et rien surtout de ce pauvre jeune homme.—Quand donc l'avez-vous vu, mon enfant? Je sais que vous êtes allée ce matin, avec votre frère, l'embrasser dans sa chambre. Pourquoi êtes-vous entrés chez lui, mes enfants? C'est bien mal!
Elle les embrasse.
Je suis certaine qu'il écrivait encore, car depuis hier au soir sa lampe brûlait toujours.
RACHEL.
Oui, et il pleurait.
KITTY BELL.
Il pleurait! Allons, taisez-vous! ne parlez de cela à personne; vous irez rendre ce livre à M. Tom quand il vous appellera; mais ne le dérangez jamais, et ne recevez de lui aucun présent. Vous voyez que, depuis trois mois qu'il loge ici, je ne lui ai même pas parlé une fois, et vous avez accepté quelque chose, un livre. Ce n'est pas bien.—Allez... allez embrasser le bon quaker.—Allez, c'est bien le meilleur ami que Dieu nous ait donné.
Les enfants courent s'asseoir sur les genoux du Quaker.
LE QUAKER.
Venez sur mes genoux tous deux, et écoutez-moi bien.—Vous allez dire à votre bonne petite mère que son cœur est simple, pur et véritablement chrétien; mais qu'elle est plus enfant que vous dans sa conduite, qu'elle n'a pas assez réfléchi à ce qu'elle vient de vous ordonner, et que je la prie de considérer que rendre à un malheureux le cadeau qu'il a fait, c'est l'humilier et lui faire mesurer toute sa misère.
KITTY BELL s'élance de sa place.
Oh! il a raison! il a mille fois raison!—Donnez, donnez-moi ce livre, Rachel.—Il faut le garder, ma fille! le garder toute la vie.—Ta mère s'est trompée.—Notre ami a toujours raison.
LE QUAKER, ému et lui baisant la main.
Ah! Kitty Bell! Kitty Bell! âme simple et tourmentée!—Ne dis point cela de moi.—Il n'y a pas de sagesse humaine.—Tu le vois bien, si j'avais raison au fond, j'ai eu tort dans la forme.—Devais-je avertir les enfants de l'erreur légère de leur mère?—Il n'y a pas, ô Kitty Bell, il n'y a pas si belle pensée à laquelle ne soit supérieur un des élans de ton cœur chaleureux, un des soupirs de ton âme tendre et modeste.
On entend une voix tonnante.
KITTY BELL, effrayée.
Oh! mon Dieu! encore en colère.—La voix de leur père me répond là!
Elle porte la main à son cœur.
Je ne puis plus respirer.—Cette voix me brise le cœur.—Que lui a-t-on fait? encore une colère comme hier au soir.
Elle tombe sur un fauteuil.
J'ai besoin d'être assise.—N'est-ce pas comme un orage qui vient? et tous les orages tombent sur mon pauvre cœur.
LE QUAKER.
Ah! je sais ce qui monte à la tête de votre seigneur et maître: c'est une querelle avec les ouvriers de sa fabrique.—Ils viennent de lui envoyer, de Norton à Londres, une députation pour demander la grâce d'un de leurs compagnons. Les pauvres gens ont fait bien vainement une lieue à pied!—Retirez-vous tous les trois... vous êtes inutiles ici.—Cet homme-là vous tuera... c'est une espèce de vautour qui écrase sa couvée.
Kitty Bell sort, la main sur son cœur, en s'appuyant sur la tête de son fils, qu'elle emmène avec Rachel.
SCÈNE II.
LE QUAKER, JOHN BELL, UN GROUPE D'OUVRIERS.
LE QUAKER, seul, regardant arriver John Bell.
Le voilà en fureur... Voilà l'homme riche, le spéculateur heureux; voilà l'égoïste par excellence, le juste selon la loi.
JOHN BELL, vingt ouvriers le suivent en silence et s'arrêtent contre la porte.
Aux ouvriers, avec colère.
Non, non, non, non!—Vous travaillerez davantage, voilà tout.
UN OUVRIER, à ses camarades.
Et vous gagnerez moins, voilà tout.
JOHN BELL.
Si je savais qui a répondu cela, je le chasserais sur-le-champ comme l'autre.
Bien dit, John Bell! tu es beau précisément comme un monarque au milieu de ses sujets.
JOHN BELL.
Comme vous êtes quaker, je ne vous écoute pas, vous; mais si je savais lequel de ceux-là vient de parler! Ah!... l'homme sans foi que celui qui a dit cette parole! Ne m'avez-vous pas tous vu compagnon parmi vous? Comment suis-je arrivé au bien-être que l'on me voit? Ai-je acheté tout d'un coup toutes les maisons de Norton avec sa fabrique? Si j'en suis le seul maître à présent, n'ai-je pas donné l'exemple du travail et de l'économie? N'est-ce pas en plaçant les produits de ma journée que j'ai nourri mon année? Me suis-je montré paresseux ou prodigue dans ma conduite?—Que chacun agisse ainsi, et il deviendra aussi riche que moi. Les machines diminuent votre salaire, mais elles augmentent le mien; j'en suis très-fâché pour vous, mais très-content pour moi. Si les machines vous appartenaient, je trouverais très-bon que leur production vous appartînt; mais j'ai acheté les mécaniques avec l'argent que mes bras ont gagné: faites de même, soyez laborieux, et surtout économes.—Rappelez-vous bien ce sage proverbe de nos pères: Gardons bien les sous, les schellings se gardent eux-mêmes. Et à présent, qu'on ne me parle plus de Tobie; il est chassé pour toujours. Retirez-vous sans rien dire, parce que le premier qui parlera sera chassé, comme lui, de la fabrique, et n'aura ni pain, ni logement, ni travail dans le village.
Ils sortent.
Courage, ami! je n'ai jamais entendu au parlement un raisonnement plus sain que le tien.
JOHN BELL revient encore irrité et s'essuyant le visage.
Et vous, ne profitez pas de ce que vous êtes quaker pour troubler tout, partout où vous êtes.—Vous parlez rarement, mais vous devriez ne parler jamais.—Vous jetez au milieu des actions des paroles qui sont comme des coups de couteau.
LE QUAKER.
Ce n'est que du bon sens, maître John; et quand les hommes sont fous, cela leur fait mal à la tête. Mais je n'en ai pas de remords; l'impression d'un mot vrai ne dure pas plus que le temps de le dire; c'est l'affaire d'un moment.
JOHN BELL.
Ce n'est pas là mon idée: vous savez que j'aime assez à raisonner avec vous sur la politique; mais vous mesurez tout à votre toise, et vous avez tort. La secte de vos quakers est déjà une exception dans la chrétienté, et vous êtes vous-même une exception parmi les quakers.—Vous avez partagé tous vos biens entre vos neveux; vous ne possédez plus rien qu'une chétive subsistance, et vous achevez votre vie dans l'immobilité et la méditation.—Cela vous convient, je le veux; mais ce que je ne veux pas, c'est que, dans ma maison, vous veniez, en public, autoriser mes inférieurs à l'insolence.
LE QUAKER.
Eh! que te fait, je te prie, leur insolence? Le bêlement de tes moutons t'a-t-il jamais empêché de les tondre et de les manger?—Y a-t-il un seul de ces hommes dont tu ne puisses vendre le lit? Y a-t-il dans le bourg de Norton une seule famille qui n'envoie ses petits garçons et ses filles tousser et pâlir en travaillant tes laines? Quelle maison ne t'appartient pas et n'est chèrement louée par toi? Quelle minute de leur existence ne t'est pas donnée? Quelle goutte de sueur ne te rapporte un schelling? La terre de Norton, avec les maisons et les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la main de Charlemagne.—Tu es le baron absolu de ta fabrique féodale.
JOHN BELL.
C'est vrai, mais c'est juste.—La terre est à moi, parce que je l'ai achetée; les maisons, parce que je les ai bâties; les habitants, parce que je les loge; et leur travail, parce que je les paye. Je suis juste selon la loi.
LE QUAKER.
Et la loi est-elle juste selon Dieu?
JOHN BELL.
Si vous n'étiez quaker, vous seriez pendu pour parler ainsi.
LE QUAKER.
Je me pendrais moi-même plutôt que de parler autrement, car j'ai pour toi une amitié véritable.
JOHN BELL.
S'il n'était vrai, docteur, que vous êtes mon ami depuis vingt ans, et que vous avez sauvé un de mes enfants, je ne vous reverrais jamais.
LE QUAKER.
Tant pis, car je ne te sauverais plus toi-même, quand tu es plus aveuglé par la folie jalouse des spéculateurs que les enfants par la faiblesse de leur âge.—Je désire que tu ne chasses pas ce malheureux ouvrier.—Je ne te le demande pas, parce que je n'ai jamais rien demandé à personne, mais je te le conseille.
JOHN BELL.
Ce qui est fait est fait.—Que n'agissent-ils tous comme moi!—Que tout travaille et serve dans leur famille.—Ne fais-je pas travailler ma femme, moi?—Jamais on ne la voit, mais elle est ici tout le jour; et, tout en baissant les yeux, elle s'en sert pour travailler beaucoup.—Malgré mes ateliers et mes fabriques aux environs de Londres, je veux qu'elle continue à diriger du fond de ses appartements cette maison de plaisance, où viennent les lords, au retour du parlement, de la chasse ou de Hyde-Park. Cela me fait de bonnes relations que j'utilise plus tard.—Tobie était un ouvrier habile, mais sans prévoyance.—Un calculateur véritable ne laisse rien subsister d'inutile autour de lui.—Tout doit rapporter, les choses animées et inanimées.—La terre est féconde, l'argent est aussi fertile, et le temps rapporte l'argent.—Or les femmes ont des années comme nous, donc c'est perdre un bon revenu que de laisser passer ce temps sans emploi.—Tobie a laissé sa femme et ses filles dans la paresse; c'est un malheur très-grand pour lui, mais je n'en suis pas responsable.
LE QUAKER.
Il s'est rompu le bras dans une de tes machines.
JOHN BELL.
Oui, et même il a rompu la machine.
Et je suis sûr que dans ton cœur tu regrettes plus le ressort de fer que le ressort de chair et de sang: va, ton cœur est d'acier comme tes mécaniques.—La Société deviendra comme ton cœur, elle aura pour Dieu un lingot d'or et pour Souverain-Pontife un usurier.—Mais ce n'est pas ta faute, tu agis fort bien selon ce que tu as trouvé autour de toi en venant sur la terre; je ne t'en veux pas du tout, tu as été conséquent, c'est une qualité rare.—Seulement, si tu ne veux pas me laisser parler, laisse-moi lire.
Il reprend son livre et se retourne dans son fauteuil.
JOHN BELL ouvre la porte de sa femme avec force.
Mistress Bell! venez ici.
Ce sophisme chattertonien admis, quelle admirable et naturelle exposition en action de la pièce et des caractères! comme le malheur du jeune homme, comme la gracieuse pitié des enfants, comme l'oppression des ouvriers, comme l'orgueil satisfait et en règle du bourgeois riche de son travail, font pressentir ce qui va se passer en mettant le cœur du spectateur en complicité avec l'auteur! Il n'y a pas un plus habile début de drame dans Molière lui-même. On voit que M. de Vigny a aiguisé sa lame à loisir et que le coup portera.
Chatterton, pâli par les études d'une longue nuit d'insomnie, paraît. Le deuxième acte est simple et naïf, d'un effet immense et cependant sans événement. Il y a dans la maison un vieux médecin quaker, ami de Chatterton, protecteur de Mme Kitty Bell, femme du bourgeois. Chatterton, en se promenant avec son ami le quaker, rencontre quelques jeunes lords; revoyant lord Talbot, un de ses camarades de collége, il craint d'en être reconnu et manifeste au quaker ses sinistres pressentiments. En effet lord Talbot et ses amis entrent quelques moments après chez M. et Mme Bell, ils ont à demi-voix un entretien railleur avec Chatterton; s'étonnant de le trouver logé si pauvrement, ils devinent qu'il aime la femme innocente du bourgeois. Le bourgeois ne s'alarme pas trop de ces insinuations. Il espère que l'amitié de Chatterton lui vaudra la faveur de cette riche et puissante cohue de grands seigneurs. Il les invite à souper. Kitty Bell parle pour la première fois à son hôte, qu'elle croit riche aussi maintenant, et le prie de prendre un appartement plus convenable à sa fortune. Je suis ouvrier en livres: cet atelier me suffit, répond-il. Elle se retire; Chatterton délibère avec le quaker à la manière de Werther avec Charlotte. Le suicide transpire dans tous ses mots. Le quaker, après sa demi-confidence, jette des soupçons dans l'âme pure de Kitty Bell.
L'acte IIIe n'est au commencement qu'un long et sublime monologue de Chatterton s'efforçant à travailler dans sa chambre froide. Nous le donnons ici tout entier comme un chef-d'œuvre de la douleur, le voici:
ACTE TROISIÈME.
La chambre de Chatterton, sombre, petite, pauvre, sans feu; un lit misérable et en désordre.
SCÈNE PREMIÈRE.
CHATTERTON.
Il est assis sur le pied de son lit et écrit sur ses genoux.
Il est certain qu'elle ne m'aime pas.—Et moi, je n'y veux plus penser.—Mes mains sont glacées, ma tête est brûlante.—Me voilà seul en face de mon travail.—Il ne s'agit plus de sourire et d'être bon! de saluer et de serrer la main! toute cette comédie est jouée: j'en commence une autre avec moi-même.—Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez forte pour saisir mon âme, et l'emporter tour à tour dans le cadavre ressuscité des personnages que j'évoque, et dans le fantôme de ceux que j'invente! Ou bien il faut que, devant Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser avec prétention un autre Chatterton, gracieusement paré pour l'amusement du public, et que celui-là soit décrit par l'autre; le troubadour par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela! Les divertir ou leur faire pitié; faire jouer de misérables poupées, ou l'être soi-même et faire trafic de cette singerie! Ouvrir son cœur pour le mettre en étalage sur un comptoir! S'il a des blessures, tant mieux! il a plus de prix: tant soit peu mutilé, on l'achète plus cher!
Il se lève.
Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette condition!
Il rit et se rassied.
Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups.
—Non, non!
L'heure t'avertit; assieds-toi, et travaille, malheureux! Tu perds ton temps en réfléchissant; tu n'as qu'une réflexion à faire, c'est que tu es pauvre.—Entends-tu bien? un pauvre!
Chaque minute de recueillement est un vol que tu fais; c'est une minute stérile.—Il s'agit bien de l'idée, grand Dieu! ce qui rapporte, c'est le mot. Il y a tel mot qui peut aller jusqu'à un schelling; la pensée n'a pas cours sur la place.
Oh! loin de moi,—loin de moi, je t'en supplie, découragement glacé! mépris de moi-même, ne viens pas achever de me perdre! Détourne-toi! détourne-toi! car, à présent, mon nom et ma demeure, tout est connu; et si demain ce livre n'est pas achevé, je suis perdu! oui, perdu! sans espoir!—Arrêté, jugé, condamné! jeté en prison!
Oh! dégradation! oh! honteux travail!
Il écrit.
Il est certain que cette jeune femme ne m'aimera jamais.—Eh bien! ne puis-je cesser d'avoir cette idée?
Long silence.
J'ai bien peu d'orgueil d'y penser encore.—Mais qu'on me dise donc pourquoi j'aurais de l'orgueil. De l'orgueil de quoi? je ne tiens aucune place dans aucun rang. Et il est certain que ce qui me soutient, c'est cette fierté naturelle. Elle me crie toujours à l'oreille de ne pas ployer et de ne pas avoir l'air malheureux.—Et pour qui donc fait-on l'heureux quand on ne l'est pas? Je crois que c'est pour les femmes. Nous posons tous devant elles.—Les pauvres créatures, elles te prennent pour un trône, ô Publicité! vile Publicité! toi qui n'es qu'un pilori où le profane passant peut nous souffleter. En général, les femmes aiment celui qui ne s'abaisse devant personne. Eh bien! par le Ciel, elles ont raison.—Du moins, celle-ci qui a les yeux sur moi ne me verra pas baisser la tête.—Oh! si elle m'eût aimé!
Il s'abandonne à une longue rêverie dont il sort violemment.
Écris donc, malheureux, évoque donc ta volonté!—Pourquoi est-elle si faible? N'avoir pu encore lancer en avant cet esprit rebelle qu'elle excite et qui s'arrête!—Voilà une humiliation toute nouvelle pour moi!—Jusqu'ici je l'avais toujours vue partir avant son maître; il lui fallait un frein, et cette nuit c'est l'éperon qu'il lui faut.—Ah! ah! l'immortel! Ah! ah! le rude maître du corps! Esprit superbe, seriez-vous paralysé par ce misérable brouillard qui pénètre dans ma chambre délabrée? suffit-il, orgueilleux, d'un peu de vapeur froide pour vous vaincre?
Il jette sur ses épaules la couverture de son lit.
L'épais brouillard! il est tendu au dehors de ma fenêtre comme un rideau blanc, ou comme un linceul.—Il était pendu ainsi à la fenêtre de mon père la nuit de sa mort.
L'horloge sonne trois quarts.
Encore! le temps me presse: et rien n'est écrit!
Il lit.
Harold! Harold!... ô Christ! Harold... le duc Guillaume...
Eh! que me fait cet Harold, je vous prie?—Je ne puis comprendre comment j'ai écrit cela.—
Il déchire le manuscrit en parlant.—Un peu de délire le prend.
J'ai fait le catholique; j'ai menti. Si j'étais catholique, je me ferais moine et trappiste. Un trappiste n'a pour lit qu'un cercueil, mais au moins il y dort.—Tous les hommes ont un lit où ils dorment; moi, j'en ai un où je travaille pour de l'argent.
Il porte la main à sa tête.
Où vais-je? où vais-je? Le mot entraîne l'idée malgré elle... Ô Ciel! la folie ne marche-t-elle pas ainsi? Voilà qui peut épouvanter le plus brave... Allons! calme-toi.—Je relisais ceci... Oui!... Ce poëme-là n'est pas assez beau!... Écrit trop vite!—Écrit pour vivre!—Ô supplice! La bataille d'Hastings!... Les vieux Saxons!... Les jeunes Normands!... Me suis-je intéressé à cela? non. Et pourquoi donc en as-tu parlé?—Quand j'avais tant à dire sur ce que je vois.
Il se lève et marche à grands pas.
—Réveiller de froides cendres, quand tout frémit et souffre autour de moi; quand la Vertu appelle à son secours et se meurt à force de pleurer; quand le pâle Travail est dédaigné; quand l'Espérance a perdu son ancre; la Foi, son calice; la Charité, ses pauvres enfants; lorsque la Terre crie et demande justice au Poëte de ceux qui la fouillent sans cesse pour avoir son or, et lui disent qu'elle peut se passer du Ciel.
Et moi! qui sens cela, je ne lui répondrais pas! Si! par le Ciel! je lui répondrai. Je frapperai du fouet les méchants et les hypocrites. Je dévoilerai Jérémiah-Miles et Warton.
Ah! misérable! Mais... c'est la Satire! tu deviens méchant.
Il pleure longtemps avec désolation.
Écris plutôt sur ce brouillard qui s'est logé à la fenêtre comme à celle de ton père.
Il s'arrête.
Il prend une tabatière sur sa table.
Le voilà, mon père!—Vous voilà! Bon vieux marin! franc capitaine de haut bord, vous dormiez la nuit, vous, et le jour vous vous battiez! Vous n'étiez pas un Paria intelligent comme l'est devenu votre pauvre enfant. Voyez-vous, voyez-vous ce papier blanc? s'il n'est pas rempli demain, j'irai en prison, mon père, et je n'ai pas dans la tête un mot pour noircir ce papier, parce que j'ai faim.—J'ai vendu, pour manger, le diamant qui était là, sur cette boîte, comme une étoile sur votre beau front. Et à présent je ne l'ai plus et j'ai toujours la faim. Et j'ai aussi votre orgueil, mon père, qui fait que je ne le dis pas.—Mais vous qui étiez vieux et qui saviez qu'il faut de l'argent pour vivre, et que vous n'en aviez pas à me donner, pourquoi m'avez-vous créé?
Il jette la boîte.—Il court après, se met à genoux et pleure.
Ah! pardon, pardon, mon père! mon vieux père en cheveux blancs!—Vous m'avez tant embrassé sur vos genoux!—C'est ma faute! j'ai cru être poëte! C'est ma faute; mais je vous assure que votre nom n'ira pas en prison! Je vous le jure, mon vieux père. Tenez, tenez, voilà de l'opium! si j'ai par trop faim... je ne mangerai pas, je boirai.
Il fond en larmes sur la tabatière où est le portrait.
Quelqu'un monte lourdement mon escalier de bois.—Cachons ce trésor.
Cachant l'opium.
Et pourquoi? ne suis-je donc pas libre? plus libre que jamais?—Caton n'a pas caché son épée. Reste comme tu es, Romain, et regarde en face.
Il pose l'opium au milieu de sa table.
Le quaker survient, il voit l'opium, il devine que c'est l'instrument de la mort; il avoue, pour sauver le poëte, que Kitty Bell l'adore, et que s'il se tue il en tuera deux!—Eh bien, je vivrai! s'écrie Chatterton, et il écrit à M. Bekford, le lord-maire de Londres, pour en obtenir audience et protection.
M. Bekford, averti par lord Talbot, arrive lui-même, et propose à Chatterton un emploi de cent livres pour commencer. Il ne dit pas lequel. Chatterton croit que c'est un emploi de commis. Il accepte. Le quaker triomphe de sa courageuse résignation. Chatterton rentre dans sa chambre; il voit que c'est un emploi servile. Il prend la résolution de mourir. Il jette au feu tous ses papiers.
—Skirner sera payé! dit-il.—Libre de tous! égal à tous, à présent!—Salut, première heure de repos que j'aie goûtée!—Dernière heure de ma vie, aurore du jour éternel, salut!—Adieu, humiliation, haines, sarcasmes, travaux dégradants, incertitudes, angoisses, misères, tortures du cœur, adieu! Ô quel bonheur! je vous dis adieu!—Si l'on savait! si l'on savait ce bonheur que j'ai..., on n'hésiterait pas si longtemps!
Ici, après un instant de recueillement durant lequel son visage prend une expression de béatitude, il joint les mains et poursuit:
Ô Mort, Ange de délivrance, que ta paix est douce! j'avais bien raison de t'adorer, mais je n'avais pas la force de te conquérir.—Je sais que tes pas seront lents et sûrs. Regarde-moi, Ange sévère, leur ôter à tous la trace de mes pas sur la terre.
Il jette au feu tous ses papiers.
Allez, nobles pensées écrites pour tous ces ingrats dédaigneux, purifiez-vous dans la flamme et remontez au ciel avec moi!
Il lève les yeux au ciel et déchire lentement ses poëmes, dans l'attitude grave et exaltée d'un homme qui fait un sacrifice solennel.
SCÈNE VIII.
CHATTERTON, KITTY BELL.
Kitty Bell sort lentement de sa chambre, s'arrête, observe Chatterton, et va se placer entre la cheminée et lui.—Il cesse tout à coup de déchirer ses papiers.
KITTY BELL, à part.
Que fait-il donc? je n'oserai jamais lui parler! Que brûle-t-il? cette flamme me fait peur, et son visage éclairé par elle est lugubre.
À Chatterton.
N'allez-vous pas rejoindre mylord?
CHATTERTON laisse tomber ses papiers; tout son corps frémit.
Déjà!—Ah! c'est vous!—Ah! madame! à genoux! par pitié! oubliez-moi.
KITTY BELL.
Eh! mon Dieu! pourquoi cela? qu'avez-vous fait?
CHATTERTON.
Je vais partir.—Adieu!—Tenez, madame, il ne faut pas que les femmes soient dupes de nous plus longtemps. Les passions des poëtes n'existent qu'à peine. On ne doit pas aimer ces gens-là; franchement ils n'aiment rien; ce sont des égoïstes. Le cerveau se nourrit aux dépens du cœur. Ne les lisez jamais et ne les voyez pas; moi, j'ai été plus mauvais qu'eux tous.
KITTY BELL.
Mon Dieu! pourquoi dites-vous: J'ai été?
CHATTERTON.
Parce que je ne veux plus être poëte; vous le voyez, j'ai déchiré tout.—Ce que je serai ne vaudra guère mieux, mais nous verrons. Adieu!—Écoutez-moi!... Vous avez une famille charmante; aimez-vous vos enfants?
KITTY BELL.
Plus que ma vie, assurément.
CHATTERTON.
Aimez donc votre vie pour ceux à qui vous l'avez donnée.
KITTY BELL.
Hélas! ce n'est que pour eux que je l'aime.
CHATTERTON.
Eh! quoi de plus beau dans le monde, ô Kitty Bell! avec ces anges sur vos genoux, vous ressemblez à la divine Charité.
KITTY BELL.
Ils me quitteront un jour.
CHATTERTON.
Rien ne vaut cela pour vous!—C'est là le vrai dans la vie! Voilà un amour sans trouble et sans peur. En eux est le sang de votre sang, l'âme de votre âme: aimez-les, madame, uniquement et par-dessus tout. Promettez-le-moi!
Mon Dieu! vos yeux sont pleins de larmes, et vous souriez.
CHATTERTON.
Puissent vos beaux yeux ne jamais pleurer et vos lèvres sourire sans cesse! Ô Kitty! ne laissez entrer en vous aucun chagrin étranger à votre paisible famille.
KITTY BELL.
Hélas! cela dépend-il de nous?
CHATTERTON.
Oui! oui!... Il y a des idées avec lesquelles on peut fermer son cœur.—Demandez-en au Quaker, il vous en donnera.—Je n'ai pas le temps, moi; laissez-moi sortir.
Il marche vers sa chambre.
KITTY BELL.
Mon Dieu! comme vous souffrez!
CHATTERTON.
Au contraire.—Je suis guéri.—Seulement j'ai la tête brûlante. Ah! bonté! bonté! tu me fais plus de mal que leurs noirceurs.
KITTY BELL.
De quelle bonté parlez-vous? Est-ce de la vôtre?
CHATTERTON.
Les femmes sont dupes de leur bonté. C'est par bonté que vous êtes venue. On vous attend là-haut! J'en suis certain. Que faites-vous ici?
KITTY BELL, émue profondément et l'air hagard.
À présent, quand toute la terre m'attendrait, j'y resterais.
CHATTERTON.
Tout à l'heure je vous suivrai.—Adieu! adieu!
KITTY BELL, l'arrêtant.
Vous ne viendrez pas?
CHATTERTON.
J'irai.—J'irai.
KITTY BELL.
Oh! vous ne voulez pas venir.
CHATTERTON.
Madame! cette maison est à vous, mais cette heure m'appartient.
KITTY BELL.
Qu'en voulez-vous faire?
CHATTERTON.
Laissez-moi, Kitty. Les hommes ont des moments où ils ne peuvent plus se courber à votre taille et s'adoucir la voix pour vous. Kitty Bell, laissez-moi.
KITTY BELL.
Jamais je ne serai heureuse si je vous laisse ainsi, monsieur.
CHATTERTON.
Venez-vous pour ma punition? Quel mauvais génie vous envoie?
KITTY BELL.
Une épouvante inexplicable.
Vous serez plus épouvantée si vous restez.
KITTY BELL.
Avez-vous de mauvais desseins, grand Dieu?
CHATTERTON.
Ne vous en ai-je pas dit assez? Comment êtes-vous là?
KITTY BELL.
Eh! comment n'y serais-je plus?
CHATTERTON.
Parce que je vous aime, Kitty.
KITTY BELL.
Ah! monsieur, si vous me le dites, c'est que vous voulez mourir.
CHATTERTON.
J'en ai le droit, de mourir.—Je le jure devant vous, et je le soutiendrai devant Dieu!
KITTY BELL.
Et moi, je jure que c'est un crime; ne le commettez pas.
CHATTERTON.
Il le faut, Kitty, je suis condamné.
KITTY BELL.
Attendez seulement un jour pour penser à votre âme.
CHATTERTON.
Il n'y a rien que je n'aie pensé, Kitty.
Une heure seulement pour prier.
CHATTERTON.
Je ne peux plus prier.
KITTY BELL.
Et moi! je vous prie pour moi-même. Cela me tuera.
CHATTERTON.
Je vous ai avertie! il n'est plus temps.
KITTY BELL.
Et si je vous aime, moi!
CHATTERTON.
Je l'ai vu, et c'est pour cela que j'ai bien fait de mourir; c'est pour cela que Dieu peut me pardonner.
KITTY BELL.
Qu'avez-vous donc fait?
CHATTERTON.
Il n'est plus temps, Kitty; c'est un mort qui vous parle.
KITTY BELL, à genoux, les mains au ciel.
Puissances du ciel! grâce pour lui.
CHATTERTON.
Allez-vous-en... Adieu!
KITTY BELL, tombant.
Je ne le puis plus...
Eh bien donc! prie pour moi sur la terre et dans le ciel.
Il la baise au front et remonte l'escalier en chancelant; il ouvre sa porte et tombe dans sa chambre.
KITTY BELL.
Ah!—Grand Dieu!
Elle ouvre la fiole.
Qu'est-ce que cela?—Mon Dieu! pardonnez-lui.
SCÈNE IX.
KITTY BELL, LE QUAKER.
LE QUAKER, accourant.
Vous êtes perdue... Que faites-vous ici?
KITTY BELL, renversée sur les marches de l'escalier.
Montez vite! montez, monsieur, il va mourir; sauvez-le... s'il est temps.
Tandis que le Quaker s'achemine vers l'escalier, Kitty Bell cherche à voir, à travers les portes vitrées, s'il n'y a personne qui puisse donner du secours; puis, ne voyant rien, elle suit le Quaker avec terreur, en écoutant le bruit de la chambre de Chatterton.
LE QUAKER, en montant à grands pas, à Kitty Bell.
Reste, reste, mon enfant, ne me suis pas.
Il entre chez Chatterton et s'enferme avec lui. On devine des soupirs de Chatterton et des paroles d'encouragement du Quaker. Kitty Bell monte à demi évanouie en s'accrochant à la rampe de chaque marche; elle fait effort pour tirer à elle la porte, qui résiste et s'ouvre enfin. On voit Chatterton mourant et tombé sur le bras du Quaker. Elle crie, glisse à demi morte sur la rampe de l'escalier, et tombe sur la dernière marche.
On entend John Bell appeler de la salle voisine.
Mistress Bell!
Kitty se lève tout à coup comme par ressort.
JOHN BELL, une seconde fois.
Mistress Bell!
Elle se met en marche et vient s'asseoir lisant sa Bible et balbutiant tout bas des paroles qu'on n'entend pas. Ses enfants accourent et s'attachent à sa robe.
LE QUAKER, du haut de l'escalier.
L'a-t-elle vu mourir? l'a-t-elle vu?
Il va près d'elle.
Ma fille! ma fille!
JOHN BELL, entrant violemment et montant deux marches de l'escalier.
Que fait-elle ici? Où est ce jeune homme? Ma volonté est qu'on l'emmène!
LE QUAKER.
Dites qu'on l'emporte, il est mort.
JOHN BELL.
Mort!
LE QUAKER.
Oui, mort à dix-huit ans! Vous l'avez tous si bien reçu, étonnez-vous qu'il soit parti!
JOHN BELL.
Mais...
LE QUAKER.
Arrêtez, monsieur, c'est assez d'effroi pour une femme.
Il la regarde et la voit mourante.
Monsieur, emmenez ses enfants! Vite, qu'ils ne la voient pas.
Il arrache les enfants des pieds de Kitty, les passe à John Bell, et prend leur mère dans ses bras. John Bell les prend à part et reste stupéfait. Kitty Bell meurt dans les bras du Quaker.
Eh bien! eh bien! Kitty! Kitty! qu'avez-vous?
Il s'arrête en voyant le Quaker s'agenouiller.
LE QUAKER, à genoux.
Oh! dans ton sein! dans ton sein, Seigneur, reçois ces deux martyrs!
Le Quaker reste à genoux, les yeux tournés vers le ciel jusqu'à ce que le rideau soit baissé.
Voilà la pièce!—Qu'on juge de l'effet.—Le sentiment avait noyé le sophisme; il n'y a pas de critique devant une larme. Chatterton avait fait pleurer. L'ivresse d'une admiration méritée succéda à l'émotion de la scène, et la France compta un grand dramatiste de plus.
Lamartine.
(La suite au prochain entretien.)
XCVe ENTRETIEN.
ALFRED DE VIGNY.
(DEUXIÈME PARTIE.)
I.
Vigny fut exalté. Voici comment il parle lui-même de cette soirée. Nous la voyons se renouveler encore aujourd'hui.
LES REPRÉSENTATIONS DU DRAME
JOUÉ LE 12 FÉVRIER 1835 À LA COMÉDIE-FRANÇAISE.
«Ce n'est pas à moi qu'il appartient de parler du succès de ce drame; il a été au-delà des espérances les plus exagérées de ceux qui voulaient bien le souhaiter. Malgré la conscience qu'on ne peut s'empêcher d'avoir de ce qu'il y a de passager dans l'éclat du théâtre, il y a aussi quelque chose de grand, de grave et presque religieux dans cette alliance contractée avec l'assemblée dont on est entendu, et c'est une solennelle récompense des fatigues de l'esprit.—Aussi serait-il injuste de ne pas nommer les interprètes à qui l'on a confié ses idées dans un livre qui sera plus durable que les représentations du drame qu'il renferme. Pour moi, j'ai toujours pensé que l'on ne saurait rendre trop hautement justice aux acteurs, eux dont l'art difficile s'unit à celui du poëte dramatique, et complète son œuvre.—Ils parlent, ils combattent pour lui, et offrent leur poitrine aux coups qu'il va recevoir, peut-être; ils vont à la conquête de la gloire solide qu'il conserve, et n'ont pour eux que celle d'un moment. Séparés du monde qui leur est bien sévère, leurs travaux sont perpétuels, et leur triomphe va peu au-delà de leur existence. Comment ne pas constater le souvenir des efforts qu'ils font tous, et ne pas écrire ce que signerait chacun de ces spectateurs qui les applaudissent avec ivresse?
«Jamais aucune pièce de théâtre ne fut mieux jouée, je crois, que ne l'a été celle-ci, et le mérite en est grand; car, derrière le drame écrit, il y a comme un second drame que l'écriture n'atteint pas, et que n'expriment pas les paroles. Ce drame repose dans le mystérieux amour de Chatterton et de Kitty Bell; cet amour qui se devine toujours et ne se dit jamais; cet amour de deux êtres si purs qu'ils n'oseront jamais se parler, ni rester seuls qu'au moment de la mort, amour qui n'a pour expression que de timides regards, pour message qu'une Bible, pour messagers que deux enfants, pour caresses que la trace des lèvres et des larmes que ces fronts innocents portent de la jeune mère au jeune poëte; amour que le quaker repousse toujours d'une main tremblante et gronde d'une voix attendrie. Ces rigueurs paternelles, ces tendresses voilées, ont été exprimées et nuancées avec une perfection rare et un goût exquis. Assez d'autres se chargeront de juger et de critiquer les acteurs; moi je me plais à dire ce qu'ils avaient à vaincre, et en quoi ils ont réussi.
«L'onction et la sérénité d'une vie sainte et courageuse, la douce gravité du quaker, la profondeur de sa prudence, la chaleur passionnée de ses sympathies et de ses prières, tout ce qu'il y a de sacré et de puissant dans son intervention paternelle, a été parfaitement exprimé par le talent savant et expérimenté de M. Joanny. Ses cheveux blancs, son aspect vénérable et bon, ajoutaient à son habileté consommée la naïveté d'une réalisation complète.
«Un homme très-jeune encore, M. Geffroy, a accepté et hardiment abordé les difficultés sans nombre d'un rôle qui, à lui seul, est la pièce entière. Il a dignement porté ce fardeau, regardé comme pesant par les plus savants acteurs. Avec une haute intelligence il a fait comprendre la fierté de Chatterton dans sa lutte perpétuelle, opposée à la candeur juvénile de son caractère; la profondeur de ses douleurs et de ses travaux, en contraste avec la douceur paisible de ses penchants; son accablement, chaque fois que le rocher qu'il roule retombe sur lui pour l'écraser; sa dernière indignation et sa résolution subite de mourir, et par-dessus tous ces traits, exprimés avec un talent souple, fort et plein d'avenir, l'élévation de sa joie lorsque enfin il a délivré son âme et la sent libre de retourner dans sa véritable patrie.
«Entre ces deux personnages s'est montrée, dans toute la pureté idéale de sa forme, Kitty Bell, l'une des rêveries de Stello. On savait quelle tragédienne on allait revoir dans Mme Dorval; mais avait-on prévu cette grâce poétique avec laquelle elle a dessiné la femme nouvelle qu'elle a voulu devenir? Je ne le crois pas. Sans cesse elle fait naître le souvenir des Vierges maternelles de Raphaël et des plus beaux tableaux de la Charité;—sans efforts elle est posée comme elles; comme elles aussi, elle porte, elle emmène, elle assied ses enfants, qui ne semblent jamais pouvoir être séparés de leur gracieuse mère; offrant ainsi aux peintres des groupes dignes de leur étude, et qui ne semblent pas étudiés. Ici sa voix est tendre jusque dans la douleur et le désespoir; sa parole lente et mélancolique est celle de l'abandon et de la pitié; ses gestes, ceux de la dévotion bienfaisante; ses regards ne cessent de demander grâce au ciel pour l'infortune; ses mains sont toujours prêtes à se croiser pour la prière; on sent que les élans de son cœur, contenus par le devoir, lui vont être mortels aussitôt que l'amour et la terreur l'auront vaincue. Rien n'est innocent et doux comme ses ruses et ses coquetteries naïves pour obtenir que le quaker lui parle de Chatterton. Elle est bonne et modeste jusqu'à ce qu'elle soit surprenante d'énergie, de tragique grandeur et d'inspirations imprévues, quand l'effroi fait enfin sortir au dehors tout le cœur d'une femme et d'une amante. Elle est poétique dans tous les détails de ce rôle qu'elle caresse avec amour, et dans son ensemble qu'elle paraît avoir composé avec prédilection, montrant enfin sur la scène française le talent le plus accompli dont le théâtre se puisse enorgueillir.
«Ainsi ont été représentés les trois grands caractères sur lesquels repose le drame. Trois autres personnages, dont les premiers sont les victimes, ont été rendus avec une rare vérité. John Bell est bien l'égoïste, le calculateur bourru; bas avec les grands, insolent avec les petits. Le lord-maire est bien le protecteur empesé, sot, confiant en lui-même, et ces deux rôles sont largement joués. Lord Talbot, bruyant, insupportable et obligeant sans bonté, a été représenté avec élégance, ainsi que ses amis importuns.
«J'avais désiré et j'ai obtenu que cet ensemble offrît l'aspect sévère et simple d'un tableau flamand, et j'ai pu ainsi faire sortir quelques vérités morales du sein d'une famille grave et honnête; agiter une question sociale, et en faire découler les idées de ces lèvres qui doivent les trouver sans effort, les faisant naître du sentiment profond de leur position dans la vie.
«Cette porte est ouverte à présent, et le peuple le plus impatient a écouté les plus longs développements philosophiques et lyriques.
«Essayons à l'avenir de tirer la scène du dédain où sa futilité l'ensevelirait infailliblement en peu de temps. Les hommes sérieux et les familles honorables qui s'en éloignent pourront revenir à cette tribune et à cette chaire, si l'on y trouve des pensées et des sentiments dignes de graves réflexions.»
II.
Un autre amour était caché sous cet amour de Chatterton pour Kitty Bell... Mme Dorval était l'idéal de M. de Vigny et du public. Cet amour avait vraisemblablement ajouté son pathétique au pathétique de la situation. Tout fut complet, excepté la morale, dans cette œuvre. On aurait en vain parlé raison à ce public, on aurait en vain représenté à cet enthousiasme socialiste que la société ne doit à personne, et surtout à un enfant de dix-huit ans comme Chatterton, que le prix réel de ses services, et non le prix auquel il évalue ses rêves; qu'il n'y a rien d'humiliant dans un emploi servile bien rétribué, quand cet emploi, qui est celui des dix-neuf vingtièmes de la population, est honorable; que le cri de haine contre la société étayée ainsi est le cri d'un fou qui veut avoir raison contre la nature des choses, et que le suicide à dix-huit ans par impatience est l'acte d'un frénétique. Tout cela fût tombé à froid devant la chaleureuse émotion de M. de Vigny. Ah! combien depuis ne s'est-il pas accusé d'avoir plaidé cette cause absurde contre laquelle il s'est armé avec moi et les bons esprits en 1848! Il avait senti, il n'avait pas pensé. La pensée et le sentiment ne se mirent d'accord en lui qu'à l'épreuve; et il ne se pardonna cette glorieuse faute qu'après l'avoir courageusement expiée. Les grands poëtes doivent surveiller leur sujet. Werther avait fait des suicides de fantaisie, Chatterton fit des suicides de scepticisme.
III.
Ainsi, poëte lyrique de premier ordre dans Moïse, poëte dramatique de première sensibilité dans Chatterton, romancier de première conception dans Cinq-Mars, il ne manquait à M. de Vigny qu'un sujet fécond pour être philosophe de première vérité. Il le chercha, et il le trouva dans notre civilisation française de la dernière année de nos révolutions. Le sujet était neuf et prodigieusement difficile. Le titre seul l'exprimait, mais l'exprimait mal: Servitude et Grandeur militaires. C'était le sujet de l'armée. Servitude? il n'y en a point dans le dévouement nécessaire à son pays ou à son roi. Grandeur? il n'y en a point dans l'obéissance volontaire aux crimes d'un peuple ou d'un homme. Discipline et Honneur: c'était le véritable titre. M. de Vigny le sentit à la fin de son livre, mais c'était trop précis et trop étroit pour le grandiose de sa conception. Il s'arrêta au premier.
IV.
L'armée française est un mystère pour un pays qui doit être fort et qui veut être libre. Fort? c'est être un. Libre? c'est être délibérant: entre ces deux mots qui expriment la France, il y a opposition organique. On ne peut être à la fois discipliné comme un couvent et libre comme un sénat. Il faut un terme qui concilie ces deux nécessités de notre territoire et de notre caractère. Nécessité d'être fort, prêt à tout, dans une nation méditerranéenne, circonscrite par trois millions de soldats ou de matelots, aux ordres absolus des huit puissances militaires qui nous menacent en Europe, à toute heure: qui peut nier cette évidence? C'est un fait; nous n'y pouvons rien; Dieu et la force des choses nous ont donné la France ainsi constituée. Toutes les constitutions, toutes les déclamations, n'y changent rien; nous changerons cent fois de gouvernement, nous ne changerons point de nature. Les pays les plus libres subiront toujours la dictature de leur situation géographique; de là, la nécessité d'être un, pour prendre les armes à propos et vite, et pour agir et réagir, soit pour la guerre offensive, soit pour la guerre défensive, avec l'ensemble et la vigueur d'un seul homme. La loi exceptionnelle à toutes les lois, la loi militaire ou la discipline, est donc la loi, la loi la plus sacrée parce qu'elle est la loi vitale de la France. Or, c'est la loi qui fait la servitude volontaire, selon l'expression de M. de Vigny. Ce n'est pas la loi qui fait les hommes délibérants et libres. Cette loi du caractère français ne vient qu'après, si elle peut venir. Le secret de nos oscillations perpétuelles entre la servitude nécessaire et la liberté impossible n'est que dans cette balance incessante entre la discipline de l'armée et l'âme révolutionnaire de la nation.
Je pourrais ajouter ici ce qui a échappé à M. de Vigny, c'est que l'armée forte et dictatoriale de la France lui est aussi énergiquement commandée, depuis quelques années, pour les garanties intérieures de la société industrielle au dedans, que par ses ennemis au dehors. Une nation qui compte dans sa population active sept millions d'ouvriers, trois cent mille seulement dans sa capitale; une nation où deux ou trois millions de ces ouvriers, jeunes, vigoureux, impressionnables, facilement émus, ou séditieux, peuvent être tous les jours, par l'industrie nouvelle des chemins de fer, transportés en masse désordonnée dans cette capitale ou sur un point quelconque du territoire, pour y imposer leur volonté indisciplinée, souveraine, irresponsable, a besoin, sous peine de mort, d'une armée nombreuse, puissante, obéissante, pour contre-balancer cette foule du mont Aventin. Autrement, la servitude militaire serait bien promptement déplacée, et, pour n'avoir pas voulu de l'esclavage momentané et discipliné de l'armée, nous aurions à perpétuité l'esclavage cent fois pire du prolétaire, l'armée des factions, des passions, des insurrections, le mal sans remède, la fin turbulente des sociétés, le désordre à domicile.
C'est ce que le bon sens français a merveilleusement compris en 1793, en 1830, en 1848 surtout.
Aussi remarquez avec quel ensemble et quelle promptitude l'armée et ses généraux se sont ralliés comme un seul homme à la république qui leur répugnait, et aux hommes de ce gouvernement qu'ils ne connaissaient pas, même de nom. L'armée d'Alger, de quatre-vingt mille hommes, sous les ordres directs des princes de la maison d'Orléans, n'a pas même eu une hésitation d'une heure. Elle a remis son épée au premier commissaire nommé par nous, et a laissé partir avec regret, mais avec dignité, ses princes. Elle avait cependant beau jeu pour leur rester fidèle; réunie en masses, debout sur un sol séparé de nous par la mer, elle n'avait qu'à se grouper sous son drapeau et défier, l'arme à la main, nos envoyés et nos escadres; c'était la longue impunité de la sédition militaire!
En France, avant que la fumée du coup de feu du matin entre l'armée du roi et les combattants du peuple fût dissipée, le général Bugeaud, déjà soumis par la discipline et le patriotisme à la cause qu'il combattait quelques heures plus tôt, m'écrivait pour me dire qu'il se retirait dans ses foyers, mais que, le jour où l'on aurait besoin de lui pour la patrie, il était à la république. Je lui répondais que je comptais sur lui pour commander l'armée du Rhin. Le général Cavaignac, influencé par une lettre de sa mère, inspirée par moi, qui l'avait sollicité au nom du pays, partait trois mois après d'Alger, et venait accepter de nos mains le commandement de l'armée que nous avions un moment écartée de Paris pour éviter la corruption ou les rixes, mais que nous faisions rentrer bataillon par bataillon pour défendre la société menacée. Le général Subervie, brave soldat et brave citoyen mal récompensé et calomnié par des ambitions obscures, prenait le ministère de la guerre; La Moricière, le bras en écharpe d'une balle du peuple, venait à l'Hôtel-de-Ville quatre heures après le combat et prenait le commandement de Paris; le général Pélissier, le commandement des vingt mille hommes de gardes mobiles, évoqués dans la nuit par moi-même pour opposer en eux à la force désordonnée de la révolution la force infaillible de la discipline; Bedeau, de même. Vous n'auriez pas trouvé dans l'état-major de la république, armée ou flotte, un nom qui ne fût pas la veille dans l'état-major de la royauté; pas un chef, pas un régiment, ne firent défaut à la patrie. Le gouvernement n'eut qu'un souci, leur assigner les postes les plus périlleux; ils étaient la France. Notre désir était la paix d'abord pour ne pas donner deux accès de fièvre à l'Europe à la fois. Mais, grâce à l'armée, reportée par nous à cinq cent mille hommes, nous étions prêts à la guerre comme à la paix. L'honneur en revient à M. Garnier-Pagès et à M. Duclerc, ces deux économes de la patrie, ces Colbert et ces Louvois de la république, qui surent réveiller courageusement le patriotisme de l'argent pour sauver l'argent lui-même en le forçant à acheter du fer.
En trois mois, l'armée, entraînée par la nation, couvrait la France à Paris et partout. Voilà l'instinct des peuples, voilà la loi des lois, l'unité de l'armée et sa discipline.
On me dira avec raison: «Mais cette loi, en sauvant le sol de l'étranger, compromit la liberté des citoyens à l'intérieur.» C'est vrai; je n'ai rien à répondre, de tristes événements confirmeraient l'objection. Un avantage est toujours balancé par un danger, ce danger est aussi évident que cet avantage; choisissons le moindre: vaut-il mieux que le sol soit perdu avec la grande race qu'il porte? Vaut-il mieux que cette race s'expose de temps en temps à perdre sa liberté par une dictature de son armée? En d'autres terme: vaut-il mieux vivre désarmés devant l'Europe ou désarmés devant soi-même? Que le patriotisme, la première vertu des nations, réponde.
D'ailleurs le joug de l'armée se brise et rend la liberté relative au peuple après une éclipse d'une certaine durée; rien n'est éternel, surtout en France. Le pays se retrouvera libre, grâce à l'armée. Il n'y a donc pas à hésiter entre les services et les dangers de l'armée en France. S'il faut que quelque chose soit exposé, il vaut indubitablement mieux que ce soit un mode de gouvernement de la France que la France elle-même.
V.
Pendant que je me suis trouvé, malgré moi, presque dictateur en France, et chargé de fonder de bonne foi le gouvernement républicain de mon pays, je me suis presque tous les jours posé cette redoutable question: «Faut-il dissoudre l'armée (ce qui nous était possible)? et, une fois dissoute, comment la recomposer pour qu'elle préserve à la fois le territoire et la liberté?»
Ma première pensée fut, non pas de la réduire, c'eût été trahir la patrie, mais de la faire plus départementale que nationale, c'est-à-dire de la diviser organiquement en quelques grands corps recrutés dans certaines zones départementales du pays, y résidant toujours sous l'influence de l'opinion locale et sous le commandement de généraux pris, autant que possible, dans les mêmes provinces, de peur que l'ascendant naturel d'un Auguste popularisé par le nom de César ne pût disposer de l'armée entière et rétablir l'empire, œuvre des soldats, au lieu de la république ou de la monarchie tempérée, œuvre des citoyens.—Les raisons que je me donnais à moi-même pour cette organisation de nos forces étaient puissantes. Une considération m'arrêta: je savais bien que le parti républicain extrême, tout-puissant alors, me seconderait, et que nous l'emporterions aisément dans les conseils. Mais que devenait l'unité de l'armée? Et sans l'unité que devenaient la force et la discipline?—J'y renonçai avec regret, et je préférai consciencieusement laisser courir à la France les hasards césariens, qui, de trois choses, en sauvaient deux, le sol et l'armée, et qui ne laissaient qu'une troisième chose en souffrance, la liberté intérieure. Ai-je bien ou mal raisonné? Le temps nous le dira.
VI.
C'est là la question que M. de Vigny, homme de lettres, résolut de traiter à fond par le sentiment dans son beau livre de Servitude et Grandeur militaires. Il ne se déguise rien de l'abaissement des caractères individuels de l'armée, d'un côté; de la beauté des dévouements, de l'autre. Mais, en homme d'État français, il finit par se prononcer comme moi pour le dévouement, c'est-à-dire pour l'armée. Il le fit épiquement, c'est-à-dire en récits successifs et dramatiques tels que ceux dont nous allons vous donner l'exemple dans les deux citations suivantes. Ne m'accusez pas de leur longueur. On n'abrége pas l'émotion, on n'analyse pas une larme.
VII.
Il allait seul à cheval de Paris à Lille.—Il pleuvait.
«En examinant avec attention cette raie jaune de la route, dit-il, j'y remarquai, à un quart d'heure environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir, c'était quelqu'un. Je n'en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu'il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s'allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître une sorte de petite voiture noire. J'avais faim, j'espérai que c'était la voiture d'une cantinière, et, considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette mer où il s'enfonçait jusqu'au ventre quelquefois.
«À une centaine de pas, je vins à distinguer clairement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d'une toile cirée noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s'embourbaient jusqu'à l'essieu; un petit mulet qui les tirait était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m'approchai de lui et le considérai attentivement.
«C'était un homme d'environ cinquante ans, à moustaches blanches, fort et grand, le dos voûté à la manière des vieux officiers d'infanterie qui ont porté le sac. Il en avait l'uniforme, et l'on entrevoyait une épaulette de chef de bataillon sous un petit manteau bleu court et usé. Il avait un visage endurci mais bon, comme à l'armée il y en a tant. Il me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa charrette un fusil qu'il arma, en passant de l'autre côté de son mulet, dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil dans la charrette, en disant:
«—Ah! c'est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous boire la goutte?
«—Volontiers, dis-je en m'approchant, il y a vingt-quatre heures que je n'ai bu.
«Il avait à son cou une noix de coco, très-bien sculptée, arrangée en flacon, avec un goulot d'argent, et dont il semblait tirer assez de vanité. Il me la passa, et j'y bus un peu de mauvais vin blanc avec beaucoup de plaisir; je lui rendis le coco.
«—À la santé du roi! dit-il en buvant; il m'a fait officier de la Légion d'honneur, il est juste que je le suive jusqu'à la frontière. Par exemple, comme je n'ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon bataillon après, c'est mon devoir.
«En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet, en disant que nous n'avions pas de temps à perdre; et comme j'étais de son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regardais toujours sans questionner, n'ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion assez fréquente parmi nous.
«Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s'arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet, qui me faisait peine à voir, je m'arrêtai aussi et je tâchai d'exprimer l'eau qui remplissait mes bottes à l'écuyère, comme deux réservoirs où j'aurais eu les jambes trempées.
«—Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds, dit-il.
«Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.
«—Bah! dans huit jours vous n'y penserez plus, reprit-il avec sa voix enrouée; c'est quelque chose que d'être seul, allez, dans des temps comme ceux où nous vivons. Savez-vous ce que j'ai là-dedans?
«—Non, lui dis-je.
«—C'est une femme.
«Je dis:—Ah!—sans trop d'étonnement, et je me remis en marche tranquillement, au pas. Il me suivit.
«—Cette mauvaise brouette-là ne m'a pas coûté bien cher, reprit-il, ni le mulet non plus; mais c'est tout ce qu'il me faut, quoique ce chemin-là soit un ruban de queue un peu long.
«Je lui offris de monter mon cheval quand il serait fatigué; et, comme je ne lui parlais que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup, et, s'approchant de mon étrier, me frappa sur le genou en me disant:
«—Eh bien! vous êtes un bon enfant, quoique dans les Rouges.
«Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre Compagnies-Rouges, combien de préventions haineuses avaient données à l'armée le luxe et les grades de ces corps d'officiers.
«—Cependant, ajouta-t-il, je n'accepterai pas votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval et que ce n'est pas mon affaire, à moi.
«—Mais, commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.
«—Bah! une fois par an, à l'inspection, et encore sur un cheval de louage. Moi, j'ai toujours été marin, et depuis fantassin; je ne connais pas l'équitation.
«Il fit vingt pas en me regardant de côté de temps à autre, comme s'attendant à une question; et, comme il ne venait pas un mot, il poursuivit:
«—Vous n'êtes pas curieux, par exemple! cela devrait vous étonner, ce que je dis là.
«—Je m'étonne bien peu, dis-je.
«—Oh! cependant, si je vous contais comment j'ai quitté la mer, nous verrions.
«—Hé bien, repris-je, pourquoi n'essayez-vous pas? cela vous réchauffera, et cela me fera oublier que la pluie m'entre dans le dos et ne s'arrête qu'à mes talons.
«Le bon chef de bataillon s'apprêta solennellement à parler, avec un plaisir d'enfant. Il rajusta sur sa tête le schako couvert de toile cirée, et il donna ce coup d'épaule que personne ne peut se représenter s'il n'a servi dans l'infanterie, ce coup d'épaule que donne le fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment son poids; c'est une habitude du soldat qui, lorsqu'il devient officier, devient un tic. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son coco, donna un coup de pied d'encouragement dans le ventre du petit mulet, et commença.
VIII.
«—Vous saurez d'abord, mon enfant, que je suis né à Brest; j'ai commencé par être enfant de troupe, gagnant ma demi-ration et mon demi-prêt dès l'âge de neuf ans, mon père étant soldat aux gardes. Mais comme j'aimais la mer, une belle nuit, pendant que j'étais à Brest, je me cachai à fond de cale d'un bâtiment marchand qui partait pour les Indes; on ne m'aperçut qu'en pleine mer, et le capitaine aima mieux me faire mousse que de me jeter à l'eau. Quand vint la Révolution, j'avais fait du chemin, et j'étais à mon tour devenu capitaine d'un petit bâtiment marchand assez propre, ayant écumé la mer pendant quinze ans. Comme l'ex-marine royale, vieille bonne marine, ma foi! se trouva tout à coup dépeuplée d'officiers, on prit des capitaines dans la marine marchande. J'avais eu quelques affaires de flibustiers que je pourrai vous dire plus tard: on me donna le commandement d'un brick de guerre nommé le Marat.
«Le 28 fructidor 1797, je reçus ordre d'appareiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante soldats et un déporté qui restait des cent quatre-vingt-treize que la frégate la Décade avait pris à bord quelques jours auparavant. J'avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels il y en avait un démesuré. J'avais défense d'ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord, du vingt-sept au vingt-huitième de longitude, c'est-à-dire près de passer la ligne.
«Cette grande lettre avait une figure toute particulière. Elle était longue, et fermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers l'enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre, sous le verre d'une mauvaise petite pendule anglaise clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là était un vrai lit de marin comme vous savez qu'ils sont. Mais je ne sais, moi, ce que je dis: vous avez tout au plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça.
«La chambre d'une reine ne peut pas être aussi proprement rangée que celle d'un marin, soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa petite place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment peut rouler tant qu'il veut sans rien déranger. Les meubles sont faits selon la forme du vaisseau et de la petite chambre qu'on a. Mon lit était un coffre. Quand on l'ouvrait, j'y couchais; quand on le fermait, c'était mon sofa et j'y fumais ma pipe. Quelquefois c'était ma table, alors on s'asseyait sur deux petits tonneaux qui étaient dans la chambre. Mon parquet était ciré et frotté comme de l'acajou, et brillant comme un bijou: un vrai miroir! Oh! c'était une jolie petite chambre! Et mon brick avait bien son prix aussi. On s'y amusait souvent d'une fière façon, et le voyage commença cette fois assez agréablement, si ce n'était... Mais n'anticipons pas.
«Nous avions un joli vent nord-nord-ouest, et j'étais occupé à mettre cette lettre sous le verre de ma pendule, quand mon déporté entra dans ma chambre; il tenait par la main une belle petite de dix-sept ans environ. Lui me dit qu'il en avait dix-neuf; beau garçon, quoiqu'un peu pâle, et trop blanc pour un homme. C'était un homme cependant, et un homme qui se comporta dans l'occasion mieux que bien des anciens n'auraient fait: vous allez le voir. Il tenait sa petite femme sous le bras; elle était fraîche et gaie comme un enfant. Ils avaient l'air de deux tourtereaux. Ça me faisait plaisir à voir, moi. Je leur dis:
«—Eh bien, mes enfants! vous venez faire visite au vieux capitaine; c'est gentil à vous. Je vous emmène un peu loin; mais tant mieux, nous aurons le temps de nous connaître. Je suis fâché de recevoir madame sans mon habit; mais c'est que je cloue cette grande coquine de lettre. Si vous vouliez m'aider un peu?
«Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le petit mari prit le marteau, et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais; et elle me disait: À droite! à gauche! capitaine! tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter la pendule. Je l'entends encore d'ici avec sa petite voix: À gauche! à droite! capitaine! Elle se moquait de moi.—Ah! je dis, petite méchante! je vous ferai gronder par votre mari, allez.—Alors elle lui sauta au cou et l'embrassa. Ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis.
«Ce fut aussi une jolie traversée. J'eus toujours un temps fait exprès. Comme je n'avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m'égayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et le mari restaient à se regarder comme s'ils ne s'étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon cœur et me moquais d'eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbéciles, ne sachant ce que nous avions. C'est que c'était vraiment plaisant de les voir s'aimer comme ça! Ils se trouvaient bien partout; ils trouvaient bon tout ce qu'on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous; j'y ajoutais seulement un peu d'eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac, où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j'ai là dans mon mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas. Qu'avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d'eau? Je les portais de l'autre côté de la mer, comme j'aurais porté deux oiseaux de paradis.
«J'avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfants. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s'asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table, c'est-à-dire sur mon lit; et, quand je voulais, il m'aidait à faire mon point: il le sut bientôt faire aussi bien que moi; j'en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s'asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.
«Un jour qu'ils étaient posés comme cela, je leur dis:
«Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille comme nous voilà? Je ne veux pas vous interroger, mais probablement vous n'avez pas plus d'argent qu'il ne vous en faut, et vous êtes joliment délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C'est un vilain pays, de tout mon cœur, je vous le dis; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j'y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d'amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n'est plus qu'un sabot à présent, et je m'établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n'ai pas plus de famille qu'un chien, cela m'ennuie; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses; et j'ai amassé une bonne pacotille de contrebande assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque je viendrais à tourner l'œil, comme on dit poliment.
«Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l'air de croire que je ne disais pas vrai; et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l'autre, et s'asseoir sur ses genoux, toute rouge et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux; il me tendit la main et devint plus pâle qu'à l'ordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s'en allèrent sur son épaule; son chignon s'était défait comme un câble qui se déroule tout à coup, parce qu'elle était vive comme un poisson: ces cheveux-là, si vous les aviez vus! c'était comme de l'or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps, elle pleurant, cela m'impatienta.
«—Hé bien, ça vous va-t-il? leur dis-je à la fin.
«—Mais... mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari; mais c'est que... vous ne pouvez pas vivre avec des déportés, et... Il baissa les yeux.
«—Moi, dis-je, je ne sais pas ce que vous avez fait pour être déportés, mais vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m'avez pas l'air d'avoir la conscience bien lourde, et je suis bien sûr que j'en ai fait bien d'autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocents! Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre; je vous couperais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais, une fois l'épaulette de côté, je ne connais plus ni amiral ni rien du tout.
«—C'est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoique un peu poudrée, comme cela se faisait encore à l'époque, c'est que je crois qu'il serait dangereux pour vous, capitaine, d'avoir l'air de nous connaître. Nous rions parce que nous sommes jeunes; nous avons l'air heureux, parce que nous nous aimons; mais j'ai de vilains moments quand je pense à l'avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre Laure.
«Il serra de nouveau la tête de la jeune femme sur sa poitrine:
«—C'était bien là ce que je devais dire au capitaine; n'est-ce pas, mon enfant, que vous auriez dit la même chose?
«Je pris ma pipe et je me levai, parce que je commençais à me sentir les yeux un peu mouillés, et que ça ne me va pas, à moi.
«—Allons! allons! dis-je, ça s'éclaircira par la suite. Si le tabac incommode madame, son absence est nécessaire.
«Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide de larmes, comme un enfant qu'on a grondé.
«—D'ailleurs, me dit-elle en regardant ma pendule, vous n'y pensez pas, vous autres; et la lettre!
«Je sentis quelque chose qui me fit de l'effet. J'eus comme une douleur aux cheveux quand elle me dit cela.
«—Pardieu! je n'y pensais plus, moi, dis-je. Ah! par exemple, voilà une belle affaire! Si nous avions passé le premier degré de latitude nord, il ne me resterait plus qu'à me jeter à l'eau.—Faut-il que j'aie du bonheur, pour que cette enfant-là m'ait rappelé la grande coquine de lettre!
«Je regardai vite ma carte marine, et quand je vis que nous en avions encore pour une semaine au moins, j'eus la tête soulagée, mais pas le cœur, sans savoir pourquoi.
«—C'est que le Directoire ne badine pas pour l'article obéissance! dis-je. Allons, je suis au courant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite que j'avais tout à fait oublié cela.
«Eh bien, monsieur, nous restâmes tous trois le nez en l'air à regarder cette lettre, comme si elle allait nous parler. Ce qui me frappa beaucoup, c'est que le soleil, qui glissait par la claire-voie, éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le grand cachet rouge, et les autres petits, comme les traits d'un visage au milieu du feu.
«—Ne dirait-on pas que les yeux lui sortent de la tête? leur dis-je pour les amuser.
«—Oh! mon ami, dit la jeune femme, cela ressemble à des taches de sang.
«—Bah! bah! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez, Laure; cela ressemble au billet de faire part d'un mariage. Venez vous reposer, venez; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle?
«Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait suivis, et montèrent sur le pont. Je restai seul avec cette grande lettre, et je me souviens qu'en fumant ma pipe je la regardais toujours, comme si ses yeux rouges avaient attaché les miens, en les humant comme font les yeux de serpent. Sa grande figure pâle, son troisième cachet, plus grand que les yeux, tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup... cela me mit de mauvaise humeur; je pris mon habit et je l'accrochai à la pendule, pour ne plus voir ni l'heure ni la chienne de lettre.
«J'allai achever ma pipe sur le pont. J'y restai jusqu'à la nuit.
«Nous étions alors à la hauteur des îles du cap Vert. Le Marat filait, vent en poupe, ses dix nœuds sans se gêner. La nuit était la plus belle que j'aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l'horizon, large comme un soleil; la mer la coupait en deux, et devenait toute blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamants. Je regardais cela en fumant, assis sur mon banc. L'officier de quart et les matelots ne disaient rien et regardaient comme moi l'ombre du brick sur l'eau. J'étais content de ne rien entendre. J'aime le silence et l'ordre, moi. J'avais défendu tous les bruits et tous les feux. J'entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien mis en colère tout de suite; mais comme c'était chez mes petits déportés, je voulus m'assurer de ce qu'on faisait avant de me fâcher. Je n'eus que la peine de me baisser, je pus voir, par le grand panneau, dans la petite chambre, et je regardai.
«La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. Il y avait une petite lampe qui l'éclairait. Elle était en chemise; je voyais d'en haut ses épaules nues, ses petits pieds nus, et ses grands cheveux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis:—Bah! un vieux soldat, qu'est-ce que ça fait? Et je restai à voir.
«Son mari était assis sur une petite malle, la tête sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva la tête en haut comme au ciel, et je vis ses grands yeux bleus mouillés comme ceux d'une Madelaine. Pendant qu'elle priait, il prenait le bout de ses longs cheveux et les baisait sans faire de bruit. Quand elle eut fini, elle fit un signe de croix en souriant avec l'air d'aller au paradis. Je vis qu'il faisait comme elle un signe de croix, mais comme s'il en avait honte. Au fait, pour un homme, c'est singulier!
«Elle se leva debout, l'embrassa, et s'étendit la première dans son hamac, où il la jeta sans rien dire, comme on couche un enfant dans une balançoire. Il faisait une chaleur étouffante: elle se sentait bercée avec plaisir par le mouvement du navire et paraissait déjà commencer à s'endormir. Ses petits pieds blancs étaient croisés et élevés au niveau de sa tête, et tout son corps enveloppé de sa longue chemise blanche. C'était un amour, quoi!
«—Mon ami, dit-elle en dormant à moitié, n'avez-vous pas sommeil? il est bien tard, sais-tu?
«Il restait toujours le front sur ses mains sans répondre. Cela l'inquiéta un peu, la bonne petite, et elle passa sa jolie tête hors du hamac, comme un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche entr'ouverte, n'osant plus parler.
«Enfin il lui dit:
«—Eh, ma chère Laure! à mesure que nous avançons vers l'Amérique, je ne puis m'empêcher de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me paraît que le temps le plus heureux de notre vie aura été celui de la traversée.
«—Cela me semble aussi, dit-elle; je voudrais n'arriver jamais.
«Il la regarda en joignant les mains avec un transport que vous ne pouvez pas vous figurer.
«—Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il; cela m'afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.
«—Moi, du regret! dit-elle avec un air bien peiné; moi, du regret de t'avoir suivi, mon ami! Crois-tu que, pour t'avoir appartenu si peu, je t'aie moins aimé? N'est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs à dix-sept ans? Ma mère et mes sœurs n'ont-elles pas dit que c'était mon devoir de vous suivre à la Guyane? N'ont-elles pas dit que je ne faisais là rien de surprenant? Je m'étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir avec vous si vous mourez.
«Elle disait tout ça d'une voix si douce qu'on aurait cru que c'était une musique. J'en étais tout ému et je dis:
«—Bonne petite femme, va!
«Le jeune homme se mit à soupirer en frappant du pied et en baisant une jolie main et un bras nu qu'elle lui tendait.
«—Oh! Laurette! ma Laurette! disait-il, quand je pense que si nous avions retardé de quatre jours notre mariage, on m'arrêtait seul et je partais tout seul, je ne puis me pardonner.
«Alors la belle petite pencha hors du hamac ses deux beaux bras blancs, nus jusqu'aux épaules, et lui caressa le front, les cheveux et les yeux, en lui prenant la tête comme pour l'emporter et le cacher dans sa poitrine. Elle sourit comme un enfant, et lui dit une quantité de petites choses de femme, comme moi je n'avais jamais rien entendu de pareil. Elle lui fermait la bouche avec ses doigts pour parler toute seule. Elle disait, en jouant et en prenant ses longs cheveux comme un mouchoir pour lui essuyer les yeux:
«—Est-ce que ce n'est pas bien mieux d'avoir avec toi une femme qui t'aime, dis, mon ami? Je suis bien contente, moi, d'aller à Cayenne; je verrai des sauvages, des cocotiers comme ceux de Paul et Virginie, n'est-ce pas? Nous planterons chacun le nôtre. Nous verrons qui sera le meilleur jardinier. Nous nous ferons une petite case pour nous deux. Je travaillerai toute la journée et toute la nuit, si tu veux. Je suis forte; tiens, regarde mes bras;—tiens, je pourrais presque te soulever. Ne te moque pas de moi; je sais très-bien broder d'ailleurs; et n'y a-t-il pas une ville quelque part par là où il faille des brodeuses? Je donnerai des leçons de dessin et de musique si l'on veut aussi; et si l'on y sait lire, tu écriras, toi.
«Je me souviens que le pauvre garçon fut si désespéré qu'il jeta un grand cri lorsqu'elle dit cela.
«—Écrire!—criait-il,—écrire!
«Et il se prit la main droite avec la gauche en la serrant au poignet.
«—Ah! écrire! pourquoi ai-je jamais su écrire! Écrire! mais c'est le métier d'un fou!... J'ai cru à leur liberté de la presse!—Où avais-je l'esprit? Eh! pourquoi faire? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, jetées au feu par ceux qui les haïssent, ne servant rien qu'à nous faire persécuter! Moi, encore passe; mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours à peine! qu'avais-tu fait? Explique-moi, je te prie, comment je t'ai permis d'être bonne à ce point de me suivre ici? Sais-tu seulement où tu es, pauvre petite? Et où tu vas, le sais-tu? Bientôt, mon enfant, vous serez à seize cents lieues de votre mère et de vos sœurs... et pour moi! tout cela pour moi!
«Elle cacha sa tête un moment dans le hamac; et moi d'en haut je vis qu'elle pleurait; mais lui d'en bas ne voyait pas son visage; et quand elle le sortit de la toile, c'était en souriant pour lui donner de la gaieté.
«—Au fait, nous ne sommes pas riches à présent, dit-elle en riant aux éclats; tiens, regarde ma bourse, je n'ai plus qu'un louis tout seul. Et toi?
«Il se mit à rire aussi comme un enfant:
«—Ma foi, moi, j'avais encore un écu, mais je l'ai donné au petit garçon qui a porté ta malle.
«—Ah, bah! qu'est-ce que ça fait? dit-elle en faisant claquer ses petits doigts blancs comme des castagnettes; on n'est jamais plus gai que lorsqu'on n'a rien; et n'ai-je pas en réserve les deux bagues de diamants que ma mère m'a données? cela est bon partout et pour tout, n'est-ce pas? Quand tu le voudras nous les vendrons. D'ailleurs, je crois que le bonhomme de capitaine ne dit pas toutes ses bonnes intentions pour nous, et qu'il sait bien ce qu'il y a dans la lettre. C'est sûrement une recommandation pour nous au gouverneur de Cayenne.
«—Peut-être, dit-il; qui sait?
«—N'est-ce pas? reprit sa petite femme; tu es si bon que je suis sûre que le gouvernement t'a exilé pour un peu de temps, mais ne t'en veut pas.
«Elle avait dit cela si bien! m'appelant le bonhomme de capitaine, que j'en fus tout remué et tout attendri; et je me réjouis même, dans le cœur, de ce qu'elle avait peut-être deviné juste sur la lettre cachetée. Ils commençaient encore à s'embrasser; je frappai du pied vivement pour les faire finir.
«Je leur criai:
«—Eh! dites donc, mes petits amis! on a l'ordre d'éteindre tous les feux du bâtiment. Soufflez-moi votre lampe, s'il vous plaît.
«Ils soufflèrent la lampe, et je les entendis rire en jasant tout bas dans l'ombre comme des écoliers. Je me remis à me promener seul sur mon tillac en fumant ma pipe. Toutes les étoiles du tropique étaient à leur poste, larges comme de petites lunes. Je les regardai en respirant un air qui sentait frais et bon.
«Je me disais que certainement ces bons petits avaient deviné la vérité, et j'en étais tout ragaillardi. Il y avait bien à parier qu'un des cinq directeurs s'était ravisé et me les recommandait; je ne m'expliquais pas bien pourquoi, parce qu'il y a des affaires d'État que je n'ai jamais comprises, moi; mais enfin je croyais cela, et, sans savoir pourquoi, j'étais content.
«Je descendis dans ma chambre, et j'allai regarder la lettre sous mon vieil uniforme. Elle avait une autre figure; il me sembla qu'elle riait, et ses cachets paraissaient couleur de rose. Je ne doutai plus de sa bonté, et je lui fis un petit signe d'amitié.
«Malgré cela, je remis mon habit dessus; elle m'ennuyait.
«Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pendant quelques jours, et nous étions gais; mais, quand nous approchâmes du premier degré de latitude, nous commençâmes à ne plus parler.
«Un beau matin je m'éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. À vrai dire, je ne dors jamais que d'un œil, comme on dit, et, le roulis me manquant, j'ouvris les deux yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et c'était sous le 1° de latitude nord, au 27° de longitude. Je mis le nez sur le pont: la mer était lisse comme une jatte d'huile; toutes les voiles ouvertes tombaient collées aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite:—J'aurai le temps de te lire, va! en regardant de travers du côté de la lettre.—J'attendis jusqu'au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir là: j'ouvris la pendule, et j'en tirai vivement l'ordre cacheté.—Eh bien! mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d'heure que je ne pouvais pas encore lire. Enfin je me dis:—C'est par trop fort! et je brisai les trois cachets d'un coup de pouce; et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière.—Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m'être trompé.
«Je relus la lettre tout entière; je la relus encore; je recommençai en la prenant par la dernière ligne, et remontant à la première. Je n'y croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m'assis; j'avais un certain tremblement sur la peau du visage; je me frottai un peu les joues avec du rhum, je m'en mis dans le creux des mains, je me faisais pitié à moi-même d'être si bête que cela; mais ce fut l'affaire d'un moment; je montai prendre l'air.
«Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m'approcher d'elle: elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu'au col, et ses grands cheveux tombants comme elle les portait toujours. Elle s'amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d'une corde, et riait en cherchant à arrêter les goëmons, plantes marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux des Tropiques.
«—Viens donc voir les raisins! viens donc vite! criait-elle; et son ami s'appuyait sur elle, et se penchait, et ne regardait pas l'eau, parce qu'il la regardait d'un air tout attendri.
«Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard d'arrière. Elle se retourna. Je ne sais quelle figure j'avais, mais elle laissa tomber sa corde; elle le prit violemment par le bras, et lui dit:
«—Oh! n'y va pas, il est tout pâle.
«Cela se pouvait bien; il y avait de quoi pâlir. Il vint cependant près de moi sur le gaillard; elle nous regardait, appuyée contre le grand mât. Nous nous promenâmes longtemps de long en large sans rien dire. Je fumai un cigare que je trouvais amer, et je le crachai dans l'eau. Il me suivait de l'œil; je lui pris le bras; j'étouffais, ma foi! ma parole d'honneur! j'étouffais.
«—Ah çà! lui dis-je enfin, contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire. Que diable avez-vous donc fait à ces chiens d'avocats qui sont là comme cinq morceaux de roi? Il paraît qu'ils vous en veulent fièrement! C'est drôle!
«Il haussa les épaules en penchant la tête (avec un air si doux, le pauvre garçon!) et me dit:
«—Oh! mon Dieu! capitaine, pas grand'chose, allez: trois couplets de vaudeville sur le Directoire, voilà tout.
«—Pas possible! dis-je.
«—Oh! mon Dieu, si! Les couplets n'étaient même pas trop bons. J'ai été arrêté le 15 fructidor et conduit à la Force; jugé le 16, et condamné à mort d'abord, et puis à la déportation par bienveillance.
«—C'est drôle! dis-je. Les directeurs sont des camarades bien susceptibles; car cette lettre que vous savez me donne l'ordre de vous fusiller.
«Il ne répondit pas, et sourit en faisant une assez bonne contenance pour un jeune homme de dix-neuf ans. Il regarda seulement sa femme, et s'essuya le front, d'où tombaient des gouttes de sueur. J'en avais autant au moins sur la figure, moi, et d'autres gouttes aux yeux.
«Je repris:
«—Il paraît que ces citoyens-là n'ont pas voulu faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu'ici çà ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi c'est fort triste; car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas m'en dispenser; l'arrêt de mort est là en règle, et l'ordre d'exécution signé, parafé, scellé; il n'y manque rien.