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Cours familier de Littérature - Volume 17

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The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 17

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Title: Cours familier de Littérature - Volume 17

Author: Alphonse de Lamartine

Release date: October 5, 2011 [eBook #37617]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE - VOLUME 17 ***

Notes au lecteur de ce fichier digital:

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. A. DE LAMARTINE

TOME DIX-SEPTIÈME

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.

1864

L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE.

XVII

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.

XCVIIe ENTRETIEN.

ALFIERI.
SA VIE ET SES ŒUVRES.

(DEUXIÈME PARTIE.)

I.

Alfieri va passer à Naples le temps de son exil volontaire; il y écrit journellement à la comtesse; il y use le temps à cheval dans les beaux sites des environs. Pendant ce temps, il ne trouve point mauvais que la comtesse, privée de la fortune de son mari et peu riche de la sienne, sollicite une pension de la reine de France, Marie-Antoinette, et l'obtienne par l'intervention de Léopold de Toscane, frère de cette princesse. Voilà donc ce féroce ennemi des rois, vivant de leurs débris et de leurs secours: un roi de France lui donne la vie, un roi d'Angleterre lui laisse ravir sa femme; quelle logique!—Ainsi la comtesse ne dépendra plus ni du pape, ni du cardinal d'York, frère de son mari. Le lendemain du jour où elle est émancipée de ses besoins et de sa reconnaissance, elle quitte le couvent des Ursulines de Rome, et rentre dans le palais de la Chancellerie, bâti par Bramante. Alfieri obtient facilement l'autorisation de revenir auprès d'elle à Rome. Il s'y installe, grâce, dit-il, à ses obséquiosités un peu serviles auprès des cardinaux et des prêtres.

«Le 12 mai suivant, Alfieri était auprès d'elle, et à force de sollicitations, de servilités, de petites ruses courtisanesques (c'est lui-même qui parle ainsi), à force de saluer les Éminences jusqu'à terre, comme un candidat qui veut se pousser dans la prélature, à force de flatter et de se plier à tout, lui qui jusque-là n'avait jamais su baisser la tête, toléré enfin par les cardinaux, soutenu même par ces prestolets qui se mêlaient à tort et à travers des affaires de la comtesse, il finit par obtenir la grâce d'habiter la même ville que la gentilissima signora, celle qu'il appelle sans cesse la donna mia, l'amata donna

Cependant, bien que l'amant vécût toute la matinée très-retiré dans le palais Strozzi, auprès des Thermes de Dioclétien, faubourg isolé de Rome, il passait toutes ses soirées au palais de la Cancellaria, chez son amie. Ce bonheur insolent excita l'envie du clergé romain et les murmures du comte d'Albany auprès du cardinal, son frère.

«Il ne dissimulait pas ses plaintes, en effet, le vieillard abandonné. Dans les intervalles lucides que lui laissait sa misérable passion, aggravée de jour en jour, il tournait ses yeux vers Rome, et, apprenant les longues visites d'Alfieri au palais du cardinal, il sentait sur son visage dégradé la rougeur de la honte. Il suppliait son frère de faire cesser un tel scandale, et bien des voix à Rome se mêlaient à la sienne. Alfieri, au milieu de ses récriminations irritées, est bien obligé de reconnaître que ces plaintes étaient justes. J'avouerai, dit-il, pour l'amour de la justice, que le mari, le beau-frère et tous les prêtres de leur parti avaient bien les meilleures raisons pour ne pas approuver mes trop fréquentes visites dans cette maison, quoiqu'elles ne sortissent pas des bornes de l'honnêteté.» Le soulèvement de l'opinion devint si vif, les hostilités du cardinal furent si menaçantes, que l'amant de la comtesse d'Albany fut obligé de quitter Rome. A-t-il pris spontanément ce parti, comme il l'affirme, pour prévenir la sentence pontificale? A-t-il été chassé par un ordre exprès de Pie VI, de ce même pape à qui il avait offert (si lâchement, dit-il) le premier recueil de ses tragédies, et qui l'avait accueilli avec tant de bonté? Il y a des doutes sur ce point; ce qui est certain, c'est que, le 4 mai 1783, Alfieri fut obligé de dire un long adieu à celle qui était plus que la moitié de lui-même. «Des quatre ou cinq séparations qui me furent ainsi imposées, ajoute-t-il, celle-ci fut pour moi la plus terrible, car toute espérance de revoir mon amie était désormais incertaine et éloignée.»

II.

«Alfieri, chassé de Rome, recommence sa vie errante. Il va d'abord à Sienne chez son fidèle ami Francesco Gori Gandinelli. Les grands souvenirs de la poésie nationale l'attirent ensuite vers les lieux consacrés: il cherche l'âme de Dante à Ravenne, il visite à Arqua le tombeau de Pétrarque et celui d'Arioste à Ferrare. Pendant ces pèlerinages, la poétique fureur qui le possède va s'exaltant de plus en plus; ivre d'admiration pour les quatre grands maîtres italiens et impatient de se placer auprès d'eux, s'il rencontre sur sa route un journal dans lequel ses premières tragédies sont librement appréciées, il traite la presse littéraire avec une violence où l'on sent à la fois l'orgueil du patricien et l'irritabilité d'une âme en peine. Enfin, allant de ville en ville, «toujours pleurant, rimant toujours,» il voit à Masino son cher ami de Lisbonne, l'excellent abbé de Caluso; il voit aussi les deux maîtres de ce style facile et souple qu'il s'efforçait d'atteindre, Parini à Milan et Cesarotti à Padoue; il revient ensuite en Toscane, il y fait imprimer un nouveau choix de ses tragédies; puis, incapable de supporter sa douleur, il veut se distraire en changeant de place et part soudain pour l'Angleterre. Son amour pour la comtesse d'Albany et sa passion pour les vers s'étaient développés ensemble; séparé de son amie, il sentait sa troisième passion, celle des chevaux, reprendre invinciblement le dessus et triompher de la poésie. Passion effrontée! dit-il gaiement. Que de fois les beaux coursiers, dans la tristesse et l'abattement de mon cœur, ont osé combattre, ont osé vaincre les livres et les vers! De poëte je redevenais palefrenier...» Il était poëte encore lorsque, débarqué à Antibes, il allait mêler ses larmes brûlantes aux flots de la Sorgue, en face du sombre rocher de Vaucluse, délicieuse solitude, dit-il, car il n'y a vu que l'ombre du souverain maître d'amour, et le souvenir de Laure de Noves lui a rappelé Louise d'Albany. C'est bien le poëte aussi, le poëte toscan irrité, le petit-fils de Dante et l'héritier de ses colères, qui maudit en passant l'immense cloaque parisien, et les écrivains ignorants qui de toute la littérature italienne comprennent tout au plus Métastase, et le jargon nasal de ce pays, ce qu'il y a de moins toscan au monde. Fou d'enthousiasme ou de fureur, nous reconnaissons l'auteur d'Antigone et de Virginie; mais bientôt, quand il arrive à Londres, il ne songe plus qu'aux belles têtes de chevaux, aux fières encolures, aux larges croupes, et son grand souci est de faire traverser le détroit à ces quinze nobles bêtes dont il va enrichir ses écuries.

«Pendant qu'il court le monde, la comtesse d'Albany passe l'été et l'automne à Genzano, dans une retraite enchantée d'où elle aperçoit devant elle les sommets du mont Albano et à ses pieds le lac de Némi,

Le beau lac de Némi qu'aucun souffle ne ride.

«C'est là qu'elle recevait les lettres d'Alfieri, c'est de là qu'elle envoyait ses consolations à cette âme impétueuse. Si nous ne possédons pas cette correspondance où tant de choses sans doute nous seraient révélées, on montre du moins à Florence un document assez bizarre qui appartient précisément à cette date, et n'a pas besoin de commentaire. C'est un cahier renfermant une série de sonnets adressés pour la plupart à la comtesse, avec ce titre étrange: Sonetti di Psipsio copiati da Psipsia in Genzano, il di 17 ottobre 1783, anno disgraziato per tutti due. Psipsio, Psipsia, pourquoi ces noms? Il y a là une énigme que personne encore n'a devinée, mais ce détail offre peu d'intérêt; la seule chose à signaler ici, c'est le témoignage de leurs sentiments mutuels pendant ces années de séparation et d'exil.

«Au commencement de l'hiver, la comtesse d'Albany revint à Rome, où de graves événements l'attendaient. Le roi de Suède, Gustave III, visitait alors l'Italie, et, bien qu'il voyageât sous le nom du comte de Haga, c'est-à-dire incognito, sans pompe, sans bruit, occupé seulement d'étudier les monuments et les musées, il se mêla cependant, comme tout le monde, des affaires de la comtesse d'Albany. Il avait eu une entrevue le 1er décembre à Pise avec Charles-Édouard; il avait reçu ses confidences, il n'avait pu retenir ses larmes en voyant à quelle misérable situation était réduit l'héritier de tant de rois. Après l'avoir décidé à renoncer pour toujours à son rôle de prétendant, il s'était fait un devoir d'assurer le repos de ses derniers jours, il avait écrit à Louis XVI pour le prier d'améliorer la position pécuniaire du malheureux prince, et cette lettre, remise au roi de France par l'ambassadeur suédois, M. le baron de Staël-Holstein, avait déjà obtenu un résultat favorable. Il lui restait encore à régler les rapports de Charles-Édouard avec sa femme, à mettre fin, d'une manière ou d'une autre, à une situation qui était le scandale de l'Italie et de l'Europe. Gustave III, dès son arrivée à Rome, au commencement de l'année 1784, eut des conférences, à ce sujet, avec la comtesse d'Albany et le cardinal d'York. Que se passa-t-il dans ces conférences? Quel fut le rôle du cardinal? quelle fut l'attitude de la comtesse? On ne sait, mais il est clair que ni l'un ni l'autre ne pouvaient entretenir le roi de Suède dans les illusions qu'il s'était faites. Gustave apprit là bien des choses dont il ne se doutait point, et, voyant qu'il fallait renoncer à l'espoir de ramener la comtesse, il conçut aussitôt le projet de faire prononcer la séparation légale des deux époux. Le 24 mars 1784, il annonçait à Charles-Édouard le résultat de ses démarches; on devine aisément, d'après la réponse du prince, les révélations et les conseils que renfermait cette lettre. Voici ce que l'héritier des Stuarts s'empressait d'écrire, trois jours après, à son ami le roi de Suède, ou plutôt le comte de Haga. De tels documents veulent être cités avec une fidélité scrupuleuse; ce ne sont pas des modèles de style ou de correction qu'on y cherche.

«Monsieur le Comte, j'ai été on ne peut plus sensible à la vôtre obligeante de Rome, du 24 mars. Je me mets entièrement dans les bras d'un si digne ami que vous êtes, Monsieur, car je ne connais personne à qui je puisse confier mieux et mon honneur et mes intérêts. Tâchez de terminer cette affaire le plus tôt possible. Je consens pleinement à une séparation totale avec ma femme, et qu'elle ne porte plus mon nom. En vous renouvelant les plus sincères sentiments de reconnaissance et d'amitié, je suis votre bon ami,

«C. d'Albanie[1]

«Les conditions de la séparation furent réglées par le roi de Suède et le cardinal d'York. La comtesse abandonna la plus grande partie de son douaire, et la cour de France, pour faciliter cet arrangement, lui assura une rente annuelle de soixante mille livres. Ces conventions une fois arrêtées, et le pape ayant autorisé la séparation a mensa et toro, Charles-Édouard signa la déclaration que voici:

«Nous, Charles, roi légitime de la Grande-Bretagne, sur les représentations qui nous ont été faites par Louise-Caroline-Maximilienne-Emmanuel, princesse de Stolberg, que pour bien des raisons elle souhaitait demeurer dans un éloignement et séparation de notre personne, que les circonstances et nos malheurs communs rendaient nécessaires et utiles pour nous deux, et considérant toutes les raisons qu'elle nous a exposées, nous déclarons par la présente que nous donnons notre consentement libre et volontaire à cette séparation, et que nous lui permettons dores en avant de vivre à Rome, ou en telle autre ville qu'elle jugera le plus convenable, tel étant notre bon plaisir.

«Fait et scellé du sceau de nos armes, en notre palais, à Florence, le 3 avril 1784.

«Approuvons l'écriture et le contenu ci-dessus.

«Charles R.»

«La comtesse d'Albany (car elle continua de porter ce nom) profita bientôt de sa liberté pour quitter Rome; mais, n'osant pas encore braver l'opinion publique au point de se retrouver avec Alfieri dans quelque ville d'Italie, elle lui donna rendez-vous en Alsace. Elle était allée passer la chaude saison au pied des Vosges; ce fut là, dans une jolie maison de campagne non loin de Colmar, que les deux amants se retrouvèrent. Le poëte y demeure deux mois, et aussitôt voilà les tragédies qui reprennent l'avantage sur les coursiers aux fières encolures. L'inspiration et même, pour parler plus simplement, le désir de se mettre à l'œuvre, le désir de prendre la plume et de tenter quelque chose, étaient intimement attachés pour Alfieri à la présence de la comtesse. Encore palefrenier la veille, il redevient poëte tout à coup dans sa villa de Colmar. C'est là qu'il compose Agis, Sophonisbe, Myrrha; c'est là qu'il écrira ses deux Brutus et la première de ses Satires. L'année suivante, en effet, aux premiers beaux jours de l'été, le poëte et son amie, volontairement séparés pendant l'hiver, accourront de nouveau l'un vers l'autre au fond de cette complaisante Alsace qui les cache si bien à tous les yeux. On sait avec quelle ivresse Alfieri parle de cette période dans l'histoire de sa vie; on se rappelle sa douleur quand la comtesse, encore soigneuse de sa renommée, revient passer l'hiver dans les États du pape, s'établit à Bologne, et oblige son compagnon à choisir une autre résidence; on se rappelle aussi ses transports au moment où le mois d'août, trois ans de suite, le ramène à Colmar; on se rappelle ces explosions d'enthousiasme, ce réveil d'activité poétique, cette soif de gloire qui le tourmente, sa joie de faire imprimer ses œuvres à Kehl dans l'admirable imprimerie de Beaumarchais; puis ses deux voyages à Paris, son installation avec la comtesse dans une maison solitaire, tout près de la campagne, à l'extrémité de la rue du Montparnasse, et tous les soucis que lui donne la publication de ses œuvres complètes chez Didot l'aîné, «artiste passionné pour son art.» Tous ces détails sont racontés dans l'autobiographie du poëte, nous n'avons pas à y revenir ici; mais ce qu'Alfieri ne pouvait pas dire, et ce qui est pourtant un épisode essentiel de cette histoire, ce sont les dernières années de Charles-Édouard, ces années d'abandon et de malheur pendant lesquelles le triste vieillard, si longtemps dégradé, se relève enfin, et retrouve à sa dernière heure une certaine dignité vraiment noble et touchante.»

III.

L'infortuné Charles-Édouard éprouva avant de mourir une consolation inattendue. La fille qu'il avait eue dans sa jeunesse, à Liége, de son premier amour, miss Clémentine, et qui vivait retirée à Meaux, dans l'abbaye de Notre-Dame, lui revint en mémoire, et peut-être en remords. Il la rappela près de lui pour tenir sa maison et consoler ses dernières heures. Il la reconnut, la légitima, et lui rendit le nom, désormais libre, de duchesse d'Albany. Elle fit rentrer avec elle la dignité, l'élégance, la société féminine dans le palais de son père à Florence. Elle réconcilia le roi et le cardinal d'York, brouillés pour des intérêts mal entendus d'argent. La reine de Naples l'accueillit à Pise, où elle passait l'hiver avec le prince vieilli, mais heureux et honoré du moins dans sa vieillesse. Revenu à Rome, dans le palais de son enfance, il y mourut en 1788, et fut enseveli à Frascati, dans la cathédrale du cardinal d'York, son frère. Sa fille chérie, qui ne vivait que pour lui, ne lui survécut pas longtemps. Le cardinal d'York hérita authentiquement des titres de prétendant à la couronne des Stuarts.

IV.

Pendant ces années d'agitation stérile pour un trône imaginaire, la comtesse d'Albany, qui n'avait plus de titre légal même à son nom, avait quitté Rome pour Bologne, afin de conserver toujours son asile dans les États du pape. Insensiblement l'amour qu'elle conservait pour Alfieri la rapprochait de son ami, toujours errant sur ses traces.

«Alfieri l'indique, mais en termes trop vagues: «Au mois de février 1788, mon amie reçut la nouvelle de la mort de son mari, arrivée à Rome, où il s'était retiré depuis plus de deux ans qu'il avait quitté Florence. Quoique cette mort n'eût rien d'imprévu à cause des accidents qui pendant les derniers mois l'avaient frappé à plusieurs reprises, et bien que la veuve, désormais libre de sa personne, fût très-loin d'avoir perdu un ami, je vis, à ma grande surprise, qu'elle n'en fut pas médiocrement touchée, non poco compunta.» Ces paroles sont une faible traduction de la vérité, bien qu'elles nous permettent de l'entrevoir; la comtesse d'Albany, en nous ouvrant son cœur, nous y eût montré certainement autre chose. Il y avait dans les destinées si différentes de la duchesse Charlotte et de la comtesse Louise un contraste éloquent, une leçon douloureuse et amère qu'un poëte, un moraliste, un peintre des passions humaines aurait dû mieux comprendre, et qu'il eût comprise sans nul doute, s'il n'avait pas été si directement intéressé dans cette aventure. La punition de l'orgueilleux Alfieri, nous le verrons, fut d'avoir un successeur qui ne le valait point; la punition de la comtesse fut de sentir, au plus profond de son âme, l'humiliante leçon que lui infligeaient les dernières années de Charles-Édouard.»

V.

Alfieri continuait, en attendant la gloire, à préluder avec elle par des éditions consécutives de ses tragédies, surveillées tantôt à Sienne par son ami Gori, tantôt par lui-même. Peu de temps avant son renvoi de Rome, il demanda lâchement au pape Pie VI, l'infortuné et tolérant Braschi, de les lui présenter lui-même. Copions ici le jugement du poëte de Brutus sur cette démarche.

«Pendant les deux mois au moins que dura l'impression de ces quatre tragédies, j'étais à Rome sur les charbons ardents, en proie à de continuelles palpitations, et à une fièvre d'esprit que rien ne pouvait calmer. Plus d'une fois, mais la honte me retint, je fus tenté de me dédire et de reprendre mon manuscrit. Enfin elles m'arrivèrent successivement à Rome toutes les quatre, imprimées très-correctement, grâce à mon ami; mais, chacun a pu le voir, très-salement imprimées, grâce au typographe, et versifiées d'une manière barbare, comme je l'ai vu depuis, grâce à l'auteur. L'enfantillage de m'en aller de porte en porte déposer des exemplaires bien reliés de mes premiers travaux pour me concilier des suffrages m'occupa plusieurs jours, et me rendit passablement ridicule à mes propres yeux comme à ceux des autres. J'allai entre autres présenter mon ouvrage au pape qui régnait alors, Pie VI, à qui déjà je m'étais fait présenter il y avait un an, lorsque j'étais venu me fixer à Rome. Et ici je confesserai, à ma grande confusion, de quelle tache je me souillai moi-même dans cette audience bienheureuse. Je n'avais pas une très-grande estime pour le pape comme pape; je n'en avais aucune pour Braschi comme savant ou ayant bien mérité des lettres, qui en effet ne lui devaient rien. Et cependant, moi, ce superbe Alfieri, me faisant précéder de l'offre de mon beau volume, que le Saint-Père reçut avec bienveillance, ouvrit et reposa sur sa petite table, avec beaucoup d'éloges et sans vouloir me laisser lui baiser le pied, mais me relevant au contraire lui-même, car j'étais à genoux; dans cette humble posture il me caressait la joue avec une complaisance toute paternelle; moi donc, ce même Alfieri, l'auteur de ce fier sonnet sur Rome, répliquant alors avec la grâce doucereuse d'un courtisan aux louanges que le pontife me donnait sur la composition et la représentation de l'Antigone, dont il avait, m'assurait-il, ouï dire merveille, et saisissant le moment où il me demandait si je ferais encore des tragédies, louant fort du reste un art si ingénieux et si noble, je lui répondis que j'en avais achevé beaucoup d'autres, et dans le nombre un Saül, dont le sujet, tiré de l'Écriture, m'enhardissait à en offrir la dédicace à Sa Sainteté, si elle daignait me le permettre. Le pape s'en excusa, en me disant qu'il ne pouvait accepter la dédicace d'aucune œuvre dramatique de quelque genre qu'elle fût, et je n'ajoutai pas un mot sur ce sujet. J'avouerai ici que j'éprouvai alors deux mortifications bien distinctes, mais également méritées: l'une, de ce refus que j'étais allé chercher volontairement; l'autre, de me voir forcé à m'estimer moi-même beaucoup moins que le pape, car j'avais eu la lâcheté, ou la faiblesse, ou la duplicité (ce fut, certes, dans cette occasion, une de ces trois choses qui me fît agir, si ce n'est même toutes trois) d'offrir une de mes œuvres, comme une marque de mon estime, à un homme que je regardais comme fort inférieur à moi, en fait de vrai mérite; mais je dois également, sinon pour me justifier, au moins pour éclaircir simplement cette contradiction apparente ou réelle entre ma conduite et ma manière de penser et de sentir, je dois exposer avec candeur la seule et véritable raison qui me fit prostituer ainsi le cothurne à la tiare. Cette raison, la voici. Les prêtres propageaient depuis quelque temps certains propos sortis de la maison du beau-frère de mon amie, par où je savais que lui et toute sa cour se récriaient fort sur mes trop fréquentes visites à sa belle-sœur; et comme leur mauvaise humeur allait toujours croissant, je cherchais, en flattant le souverain de Rome, à m'en faire plus tard un appui contre les persécutions dont j'avais déjà le pressentiment dans mon cœur, et qui, en effet, attendirent à peine un mois pour se déchaîner. Je crois aussi que cette représentation d'Antigone avait trop fait parler de moi pour ne pas augmenter le nombre de mes ennemis et m'en susciter de nouveaux. Si je me montrai alors bas et dissimulé, ce fut donc par excès d'amour, et il faudra bien que celui qui rira de moi reconnaisse en moi son image. Je pouvais laisser cette circonstance dans les ténèbres où elle était ensevelie. J'ai voulu, en la révélant, qu'elle fût une leçon pour tous et pour moi. J'avais trop à en rougir pour l'avoir jamais racontée à personne; je la dis seulement à mon amie quelque temps après. Si je l'ai rapportée, c'est aussi pour consoler tous les auteurs présents ou futurs que des circonstances malheureuses forcent tous les jours honteusement et de plus en plus forceront à se déshonorer, eux et leurs œuvres, par de menteuses dédicaces.»

VI.

Les deux dernières années de cette séparation furent adoucies subrepticement par deux voyages en France, pendant lesquels Mme d'Albany, pour sauver les apparences, loua une maison de campagne isolée, en Alsace, non loin de Colmar, et où Alfieri vint la rejoindre.

«Peu de jours après, écrit-il, arrivèrent à Sienne mes quatorze chevaux anglais; j'y avais laissé le quinzième, sous la garde de mon ami Gori: c'était mon beau cheval bai, mon Fido[2], le même qui dans Rome avait plusieurs fois reçu le doux fardeau de ma bien-aimée, et c'était assez pour me le rendre plus cher à lui seul que toute ma nouvelle troupe. Toutes ces bêtes me retenaient en même temps dans la distraction et l'oisiveté. Les peines de cœur venant à s'y joindre, j'essayai vainement de reprendre mes occupations littéraires. Je laissai passer une bonne partie de juin et tout le mois de juillet où je ne bougeai pas de Sienne, sans faire autre chose que quelques vers. J'achevai cependant plusieurs stances qui manquaient encore au troisième chant de mon petit poëme, et je commençai même le quatrième et dernier. L'idée de cet ouvrage, quoique souvent interrompu, repris à de longs intervalles et toujours par fragments, et sans que j'eusse aucun plan écrit, était néanmoins restée très-fortement empreinte dans mon cerveau. Ce à quoi je voulais surtout prendre garde, c'était à ne le pas faire trop long, ce qui m'eût été bien facile, si je me fusse laissé entraîner aux épisodes et aux ornements. Mais, pour en faire une œuvre originale et assaisonnée d'une agréable teneur, la première condition, c'était d'être court. Voilà pourquoi dans ma pensée il ne devait d'abord avoir que trois chants; mais la Revue des conseillers m'en déroba presque tout un, et il fallut en faire quatre. Je ne suis pas trop sûr cependant, dans mon âme et conscience, que toutes ces interruptions n'aient bien eu leur influence sur l'ensemble du poëme et qu'il n'ait l'air un peu décousu.

«Pendant que j'essayais de poursuivre ce quatrième chant, je ne cessais de recevoir et d'écrire de longues lettres; ces lettres peu à peu me remplirent d'espérance, et m'enflammèrent de plus en plus du désir de revoir bientôt mon amie. Cette possibilité devint si vraisemblable, qu'un beau jour, ne pouvant plus y tenir, je ne confiai qu'à mon ami où je voulais me rendre, et, feignant une excursion à Venise, je me dirigeai du côté de l'Allemagne. C'était le 4 août, un jour, hélas! dont le souvenir me sera toujours amer; car tandis que, content et ivre de joie, j'allai chercher la moitié de moi-même, je ne savais pas qu'en embrassant ce rare et cher ami, quand je croyais ne me séparer de lui que pour six semaines, je le quittais pour l'éternité. Je ne puis en parler, je ne puis y songer sans fondre en larmes, aujourd'hui encore après tant d'années. Mais je ne reviendrai pas sur ces larmes; aussi bien je me suis efforcé ailleurs de leur donner un libre cours.

«Me voici donc de nouveau sur les grands chemins. Je reprends ma charmante et poétique route de Pistoja à Modène, je passe comme un éclair à Mantoue, à Trente, à Inspruck, et de là par la Souabe, j'arrive à Colmar, ville de la haute Alsace, sur la rive gauche du Rhin. Près de cette ville, je retrouvai enfin celle que je demandais à tous les échos, que je cherchais partout, et dont la douce présence me manquait depuis plus de seize mois. Je fis tout ce trajet en douze jours, et j'avais beau courir, je croyais à peine changer de place. Pendant ce voyage, la veine poétique se rouvrit en moi, plus abondante que jamais, et il n'y avait guère de jour où celle qui avait sur moi plus d'empire que moi-même ne me fit composer jusqu'à trois sonnets et plus encore. J'étais tout hors de moi à la pensée que sur toute cette route chacun de mes pas rencontrait une de ses traces. J'interrogeais tout le monde, et partout j'apprenais qu'elle y était passée environ deux mois auparavant. Souvent mon cœur tournait à la joie, et alors j'essayais aussi de la poésie badine. J'écrivis, chemin faisant, un chapitre à Gori, où je lui donnais les instructions nécessaires pour la garde de mes chevaux bien-aimés; cette passion n'était chez moi que la troisième, je rougirais trop de dire la seconde, les muses, comme de raison, devant avoir le pas sur Pégase.

«Ce chapitre un peu long, que j'ai placé dans la suite parmi mes poésies, est le premier et à peu près l'unique essai que j'aie tenté dans le genre de Berni, dont je crois sentir toutes les grâces et la délicatesse, quoique la nature ne me porte pas de préférence vers ce genre. Mais il ne suffit pas toujours d'en sentir les finesses pour les rendre; j'ai fait de mon mieux. J'arrivai le 16 août chez mon amie, près de qui deux mois passèrent comme un éclair. Alors me retrouvant de nouveau tout entier de cœur, d'esprit et d'âme, il ne s'était pas encore écoulé quinze jours depuis que sa présence m'avait rendu à la vie, que moi, ce même Alfieri, qui depuis deux ans n'avais pas même eu l'idée d'écrire d'autres tragédies, qui au contraire, ayant déposé le cothurne aux pieds de Saül, avais fermement résolu de ne jamais le reprendre, je me trouvai alors, presque sans m'en douter, avoir conçu ensemble et par force trois tragédies nouvelles: Agis, Sophonisbe et Myrrha. Les deux premières m'étaient d'autres fois venues à la pensée, et je les avais toujours écartées; mais cette fois elles s'étaient si profondément fixées dans mon imagination, qu'il fallut bien en jeter l'esquisse sur le papier, avec la conviction et l'espoir que j'en resterais là. Pour ce qui est de Myrrha, je n'y avais jamais pensé. Ce sujet m'avait paru tout aussi peu que la Bible ou tout autre fondé sur un amour incestueux de nature à être traduit sur la scène; mais tombant par hasard, comme je lisais les Métamorphoses d'Ovide, sur ce discours éloquent et vraiment divin que Myrrha adresse à sa nourrice, je fondis en larmes, et aussitôt l'idée d'en faire une tragédie passa devant mes yeux comme un éclair. Il me sembla qu'il pouvait en résulter une tragédie très-touchante et très-originale, pour peu que l'auteur eût l'art d'arranger sa fable de manière à laisser le spectateur découvrir lui-même par degré les horribles tempêtes qui s'élèvent dans le cœur embrasé et tout ensemble innocent de la pauvre Myrrha, bien plus infortunée que coupable, sans qu'elle en dît la moitié, n'osant s'avouer à elle-même, loin de la confier à personne, une passion si criminelle. En un mot, dans ma tragédie, telle que je la conçus tout d'abord, Myrrha ferait les mêmes choses qu'elle décrit dans Ovide; mais elle les ferait sans les dire. Je sentis dès le début quelle immense difficulté j'éprouverais à prolonger pendant cinq actes, sans le secours d'aucun épisode, ces fluctuations de l'âme de Myrrha, si délicates à rendre. Cette difficulté, qui ne fit alors que m'enflammer de plus en plus, et qui, lorsque ensuite je voulus développer, versifier et imprimer ma tragédie, a toujours été l'aiguillon qui m'excitait à vaincre l'obstacle, l'œuvre achevée, je la crains, cette difficulté, et la reconnais dans toute son étendue, laissant aux autres à juger si j'ai su la surmonter complétement ou en partie, ou si elle demeure tout entière.

«Ces trois nouvelles productions tragiques allumèrent dans mon cœur l'amour de la gloire que je ne désirais plus désormais que pour la partager avec celle qui m'était plus chère que la gloire. Il y avait donc un mois environ que mes jours s'écoulaient heureux et pleins, sans qu'il s'y mêlât d'autre pensée amère que celle-ci, déjà si horrible: Un mois encore, un mois au plus, et il faudra nous séparer de nouveau. Mais, comme si la crainte de ce coup inévitable n'eût pas suffi à elle seule pour répandre une affreuse amertume sur les fugitives douceurs qu'il me restait à savourer, la fortune ennemie voulut y joindre sa dose cruelle pour me rendre plus chère encore cette éphémère consolation. Des lettres de Sienne m'annoncèrent, dans l'espace de huit jours, et la mort du jeune frère de Gori, et une maladie grave de Gori lui-même. Celles qui suivirent m'apportèrent la nouvelle de sa mort, après une maladie qui n'avait duré que huit jours. Si je ne me fusse pas trouvé auprès de mon amie en recevant ce coup si rapide et si inattendu, les effets de ma juste douleur auraient été bien plus terribles; mais, quand on a quelqu'un pour pleurer avec soi, les pleurs sont moins amers. Mon amie connaissait aussi et elle aimait tendrement ce cher François Gori. L'année d'avant, après m'avoir, comme je l'ai dit, accompagné jusqu'à Gênes, de retour de Toscane, il s'était rendu à Rome presque uniquement pour faire connaissance avec elle, et pendant son séjour, qui dura plusieurs mois, il l'avait vue constamment, et l'avait accompagnée dans ses visites de chaque jour à tous les monuments des beaux-arts, qu'il aimait lui-même passionnément, et qu'il jugeait en appréciateur éclairé. Aussi, en le pleurant avec moi, ne le pleurait-elle pas seulement pour moi, mais encore pour elle-même, sachant bien ce qu'il valait par l'expérience qu'elle venait d'en faire. Ce malheur troubla plus que je ne saurais le dire le reste du temps déjà si court que nous passâmes ensemble; et, à mesure que le terme approchait, cette nouvelle séparation me paraissait bien plus amère et plus horrible. Quand fut venu ce jour redouté, il fallut obéir au sort, et je rentrai dans de tout autres ténèbres, séparé de ma bien-aimée, sans savoir, cette fois, pour combien de temps, et privé de mon ami avec la certitude cruelle que c'était pour toujours. À chaque pas de cette même route où s'étaient dissipées en venant ma douleur et mes noires pensées, je les retrouvai au retour plus poignantes. Vaincu par la douleur, je composai peu de vers et ne fis que pleurer jusqu'à Sienne, où j'arrivai dans les premiers jours de novembre. Quelques amis de mon ami, et qui m'aimaient à cause de lui, comme moi-même je les aimais, accrurent démesurément mon désespoir, pendant ces premiers jours, en ne me servant que trop bien dans mon désir de savoir jusqu'aux moindres particularités de ce funeste accident. Tremblant, j'évitais de les entendre, et je ne cessais de les demander. Je n'allai plus demeurer, comme on peut bien le croire, dans cette maison de deuil que je n'ai plus jamais revue. À mon retour de Milan, l'année précédente, j'avais de grand cœur accepté de mon ami, et dans sa maison, un petit appartement solitaire et fort gai, et nous vivions comme deux frères.

«Cependant, sans Gori, le séjour de Sienne me devint tout d'abord insupportable; j'espérai qu'en changeant de lieux et d'objet j'allais affaiblir ma douleur sans rien perdre de sa mémoire. Dans le courant de novembre, je me transportai à Pise, décidé à y passer l'hiver, en attendant qu'un destin meilleur vînt me rendre à moi-même; car, privé de tout ce qui nourrit le cœur, je ne pouvais, en vérité, me regarder comme vivant.

«Je restai à Pise jusqu'à la fin d'août 1785, mais sans y rien écrire depuis ces notes; je me bornai seulement à faire recopier les dix tragédies imprimées et à mettre à la marge beaucoup de changements qui alors me parurent suffire. Mais quand plus tard je m'occupai de ma réimpression de Paris, je les trouvai plus qu'insuffisants, et il fallut alors en ajouter quatre fois autant pour le moins. Au mois de mai de cette même année, je me donnai à Pise le divertissement du jeu du pont[3], spectacle admirable, où l'antique se mêle à je ne sais quoi d'héroïque. Il s'y joignit encore une autre fête fort belle aussi dans son genre, l'illumination de la ville entière, comme elle a lieu, tous les deux ans, pour la fête de saint Ranieri; ces deux fêtes furent alors célébrées ensemble, à l'occasion du voyage que le roi et la reine de Naples firent en Toscane pour y visiter le grand-duc Léopold, beau-frère de ce roi. Ma petite vanité eut alors de quoi se trouver satisfaite, car on distingua surtout mes beaux chevaux anglais qui l'emportaient en force, en beauté, sur tous ceux qu'on avait pu voir en pareille rencontre; mais, au milieu d'une jouissance si puérile et si trompeuse, je vis, à mon grand désespoir, que dans cette Italie morte et corrompue il était plus facile de se faire remarquer par des chevaux que par des tragédies.

«Sur ces entrefaites, mon amie était partie de Bologne et avait pris, au mois d'avril, la route de Paris. Décidée à ne plus retourner à Rome, elle ne pouvait se retirer nulle part plus convenablement qu'en France, où elle avait des parents, des relations, des intérêts. Après être restée à Paris jusque vers la fin du mois d'août, elle revint en Alsace, dans la même villa où nous nous étions réunis, l'année précédente. Je laisse à juger avec quelle joie, quel empressement, dès les premiers jours de septembre, je pris, pour me rendre en Alsace, la route ordinaire des Alpes Tyroliennes. Mon ami que j'avais perdu à Sienne, ma bien-aimée qui désormais allait vivre hors de l'Italie, me déterminèrent aussi à ne pas y demeurer plus longtemps. Je ne voulais pas alors, et les convenances ne le permettaient pas, m'établir à demeure aux lieux qu'elle habitait, mais je cherchai à m'en tenir éloigné le moins possible, et à n'avoir plus du moins les Alpes entre nous. Je mis donc en mouvement toute ma cavalerie qui, un mois après moi, arriva saine et sauve en Alsace, où j'avais alors rassemblé tout ce que je possédais, excepté mes livres, dont j'avais laissé à Rome la majeure partie. Mais le bonheur de cette seconde réunion ne dura et ne pouvait guère durer que deux mois, mon amie devant passer l'hiver à Paris. Au mois de décembre, je l'accompagnai jusqu'à Strasbourg, où il m'en coûta cruellement de me séparer d'elle et de la quitter une troisième fois. Elle continua sa route vers Paris, et je retournai à notre maison de campagne; j'avais le cœur bien gros, mais mon affliction cette fois n'avait plus autant d'amertume, nous étions plus près l'un de l'autre; je pouvais, sans obstacle et sans crainte de lui faire tort, tenter une excursion de son côté. L'été enfin ne devait-il pas nous réunir? Toutes ces espérances me mirent un tel baume dans le sang, et me rafraîchirent si bien l'esprit, que je me rejetai tout entier entre les bras des Muses. Pendant ce seul hiver, dans le repos et la liberté des champs, je fis plus de besogne qu'il me fût jamais arrivé d'en faire en un aussi court espace de temps. Ne penser qu'à une seule et même chose, et n'avoir à se défendre ni des distractions du plaisir, ni de celles de la douleur, rien n'abrége autant les heures et ne les multiplie davantage. À peine rentré dans ma solitude, je finis d'abord de développer l'Agis. Je l'avais commencé à Pise, dès le mois de décembre de l'autre année, puis, las et dégoûté de ce travail (ce qui jamais ne m'arrivait dans la composition), il ne m'avait plus été possible de continuer. Mais alors l'ayant heureusement mené à terme, je ne respirai pas que je n'eusse également développé, pendant ce même mois de décembre, la Sophonisbe et la Myrrha. Le mois suivant, en janvier 1786, j'achevai de jeter sur le papier le second et le troisième livre du Prince des Lettres; je conçus et j'écrivis le dialogue de la Vertu méconnue. C'était un tribut que depuis longtemps je me reprochais de n'avoir point payé à la mémoire adorée de mon vénérable ami, François Gori. J'imaginai, en outre, et je développai entièrement la mélo-tragédie d'Abel, dont je mis en vers la partie lyrique: c'était un genre nouveau, sur lequel j'aurai plus tard l'occasion de revenir, si Dieu me prête vie et me donne avec la force d'esprit nécessaire les moyens d'accomplir tout ce que je me propose d'entreprendre. Une fois revenu à la poésie, je ne quittai plus mon petit poëme que je ne l'eusse complétement terminé, y compris le quatrième chant. Je dictai ensuite, je recorrigeai, je rassemblai les trois autres qui, composés par fragments, dans l'espace de dix années, avaient, ce qu'ils ont peut-être encore, je ne sais quoi de décousu. Si grand que soit le nombre de mes défauts, ce n'est pas là celui qu'on rencontre habituellement dans mes autres compositions. J'avais à peine terminé ce poëme, que dans une de ses lettres toujours si fréquentes et si chères, mon amie, comme par hasard, me raconta qu'elle venait d'assister au théâtre à une représentation du Brutus de Voltaire, et que cette tragédie lui avait plu souverainement. Moi qui avais vu représenter cette même pièce dix ans peut-être auparavant, et qui depuis l'avais complétement oubliée, je sentis aussitôt mon cœur et mon esprit se remplir d'une émulation où il entrait à la fois de la colère et du dédain, et je me dis: «Et quels Brutus! des Brutus d'un Voltaire? J'en ferai, moi, des Brutus... Je les traiterai l'un et l'autre. Le temps fera voir à qui de nous il appartenait de revendiquer un tel sujet de tragédie, ou de moi, ou d'un Français, qui, né du peuple, a pendant plus de soixante et dix ans signé: Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi.» Je n'en dis pas davantage, je n'en touchai même pas un mot dans ma réponse à mon amie, mais, sur-le-champ et avec la rapidité de l'éclair, je conçus à la fois les deux Brutus, tels que depuis je les ai exécutés. C'est ainsi que, pour la troisième fois, je manquai à ma résolution de ne plus faire des tragédies, et que de douze qu'elles devaient être, elles sont arrivées au nombre de dix-neuf. Je renouvelai sur le dernier Brutus, mais avec plus de solennité que jamais, mon serment à Apollon, et cette fois je suis à peu près sûr de ne plus le violer. J'en ai pour garants les années qui vont s'amassant sur ma tête, et tout ce qui me reste encore à faire dans un autre genre, si toutefois j'en trouve la force et le moyen.

«Je passai plus de cinq mois à cette maison de campagne, dans une continuelle effervescence d'esprit. Le matin, à peine éveillé, j'écrivais aussitôt cinq ou six pages à mon amie; je travaillais ensuite jusqu'à deux ou trois heures de l'après-midi; je montais alors à cheval ou en voiture pendant une couple d'heures; mais, au lieu de me distraire et de me reposer, ne cessant de penser soit à tels vers, soit à tel personnage, soit à telle autre chose, je fatiguais ma tête loin de la soulager. Je fis si bien que j'y gagnai au mois d'avril, un violent accès de goutte qui pour la première fois me cloua dans mon lit, où pendant quinze jours au moins il me retint immobile et souffrant, ce qui vint mettre une interruption cruelle à mes études si chaudement reprises. C'était aussi trop entreprendre que de vouloir vivre solitaire tout à la fois et occupé; je n'aurais pu y résister sans mes chevaux qui me forçaient à prendre le grand air et à faire de l'exercice. Mais, même avec mes chevaux, je ne pus supporter cette perpétuelle et incessante tension des fibres du cerveau, et si la goutte, plus sage que moi, ne fût venue y faire trêve, j'aurais fini par devenir fou ou par défaillir de faiblesse, car je dormais fort peu et ne mangeais presque plus. Toutefois, au mois de mai, grâce au repos et à une diète sévère, les forces m'étaient revenues. Mais des circonstances qui lui étaient personnelles ayant alors empêché mon amie de me rejoindre à notre maison de campagne, et me voyant condamné à soupirer encore après son retour, seule consolation que j'eusse au monde, je tombai dans un trouble d'esprit, qui pendant plus de trois mois obscurcit mon entendement. Je travaillai peu et mal jusqu'à la fin du mois d'août, où la présence tant désirée de mon amie fit évanouir tous ces maux d'une imagination mécontente et enflammée. À peine redevenu sain de corps et d'esprit, j'oubliai les douleurs de cette longue absence qui, heureusement pour moi, fut la dernière, et je me remis au travail avec passion et fureur. Vers le milieu de décembre, époque à laquelle nous partîmes ensemble pour Paris, je me trouvai avoir versifié l'Agis, la Sophonisbe et la Myrrha, développé les deux Brutus et composé la première de mes Satires. Déjà, neuf ans auparavant, j'avais à Florence tenté ce nouveau genre, j'en avais distribué les sujets, et j'avais même alors essayé d'en exécuter quelque chose. Mais, n'étant point encore assez maître de la langue et de la rime, je m'y étais rompu les cornes; et, craignant de ne pouvoir jamais y réussir, du moins pour le style et la versification, j'en avais à peu près abandonné l'idée. Mais le rayon vivifiant des yeux de mon amie me rendit alors ce qu'il fallait pour cela de courage et de hardiesse, et, m'étant de nouveau mis à l'œuvre, je crus qu'il pourrait m'être donné d'entrer dans la carrière, sinon de la parcourir. Je fis aussi, avant de partir pour Paris, une revue générale de mes poésies, dictées et achevées en grande partie, et je m'en trouvai un bon nombre, trop peut-être.»

VII.

On voit poindre, dans ce mot sur le Brutus de Voltaire, la première jalousie d'Alfieri contre la littérature des Français; on la retrouve dans la suite de ce chapitre.

«Avec tout cela, écrit-il, inébranlable dans ma conviction du beau et du vrai, j'aime mieux (et je saisis toutes les occasions de renouveler à cet égard ma profession de foi), j'aime beaucoup mieux encore écrire dans une langue presque morte et pour un peuple mort, et me voir enseveli moi-même de mon vivant, que d'écrire dans ces langues sourdes et muettes, le français ou l'anglais, quoique leurs armées et leurs canons les mettent à la mode; plutôt mille fois des vers italiens, pour peu qu'ils soient bien tournés, même à la condition de les voir pour un temps ignorés, méprisés, non compris, que des vers français ou anglais, ou dans tout autre jargon en crédit, lors même que, lus aussitôt par tout le monde, ils pourraient m'attirer les applaudissements et l'admiration de tous. Est-ce donc la même chose de faire résonner pour ses propres oreilles les nobles et mélodieuses cordes de la harpe, encore que personne ne vous écoute, ou de souffler dans une vile cornemuse, quand toute une multitude d'auditeurs aux longues oreilles devrait vous étourdir de ses acclamations solennelles?»

Son méprisable recueil d'épigrammes grossières et d'invectives de collége, intitulé Misogallo (haine aux Français), va confirmer bientôt ces impressions antinationales.

Après ces seize mois de bonheur caché, libres de leur séjour et de leur vie, les deux amants partirent enfin pour Paris.

«Dès que nous fûmes à Paris, où l'engagement pris de mon édition commencée me faisait une nécessité de me fixer à demeure, je cherchai une maison, et j'eus le bonheur d'en trouver une très-tranquille et très-gaie, isolément située sur le boulevard neuf du faubourg Saint-Germain, au bout de la rue du Mont-Parnasse. J'y avais une fort belle vue, un air excellent et la solitude des champs.»

Il s'y occupa trois ans de l'impression de toutes ses tragédies chez Didot, le prince des typographes français, et chez Beaumarchais, à Kehl, de l'impression de tous ses sonnets très-peu dignes de Pétrarque, et d'une multitude de caprices d'auteur sans mérite et de traductions qu'il recueillait comme des reliques de lui-même à léguer in extenso à la très-indifférente postérité. Cela marchait du même pas sourd sans que le temps lui-même, qui s'occupait de bien autre chose, en sût rien. On était en 1789. La Bastille était prise par la révolution, les états généraux tonnaient à Versailles par la voix séculaire de Mirabeau, et il n'en parle pas. Seulement, ami de quelques philosophes de seconde ligne, il écrit, pour complaire à l'époque, une ode sur la prise de la Bastille. Ainsi l'ennemi des rois et des reines qui pensionnaient son amie, Alfieri, flagornait à Paris le peuple qui devait bientôt les traîner à l'échafaud. On trouve peu d'exemples de telles inconséquences d'esprit et de cœur dans les lettrés de ce temps-là. Que pouvait-il se répondre à lui-même, et que pouvait-il répondre à la comtesse d'Albany, quand elle lui disait: «Je suis reine, et vous exécrez les rois! je suis proscrite de mon trône, et vous invectivez le roi et la reine qui nous prêtent asile! je suis dénuée de tout, et vous poussez au dépouillement de ce roi et de cette reine qui nous subventionnent largement pour vivre! Si la reconnaissance ne vous dit rien, que vous conseille notre intérêt légitime? Sont-ce les vainqueurs de la Bastille qui nous pensionneront, et nous honoreront en sœur et en frère du trône? Vous parlez de la tyrannie? Mais ce peuple a-t-il consulté d'autre loi que sa colère, quand il a attaqué ce vieux donjon sans défenseurs et ce vieux cachot sans prisonniers, et massacré en allant triompher à l'Hôtel-de-Ville le gouverneur et les victimes très-étrangères à ces événements? Ne vous mêlez donc pas des triomphes de ce peuple et de la ruine de nos bienfaiteurs. Je suis reine; respectez en moi la royauté! Mon mari était roi; respectez en lui son titre, et en moi son nom! Un autre roi nous solde; respectez en lui ses bienfaits! il nous protége; respectez en lui l'asile qu'il nous assure!

«—Mais j'ai fait quatorze ou quinze tragédies contre les rois de l'antiquité, j'ai fait Brutus! La liberté est classique.—C'est vrai, mais n'en parlez pas: personne, excepté votre imprimeur, n'en parle; imprimez, si vous voulez, pour les lecteurs à venir, et taisez-vous sur les ingratitudes du présent!»

Alfieri n'en poursuivait pas moins ses diatribes et ses amours, et se mettait en règle avec l'avenir par ses tragédies mort-nées, en règle avec les rois en leur enlevant plus que leur trône, leur famille! en règle avec l'opinion en applaudissant lyriquement aux premiers égarements de la révolution;

En règle avec le vieux classique, en accumulant tragédies sur tragédies;

En règle avec l'avenir, comptant sur la gloire et sur l'immortalité anonyme qu'il se préparait en silence au bout de la rue;

En règle avec la fortune, puisqu'il avait encore quatre chevaux de selle, ayant vendu tous les autres à son ami pour monter sa maison à Paris;

En règle enfin avec le bonheur, puisqu'il allait à leur maison de campagne, en Alsace, passer les mois inoccupés de l'année dans l'intimité d'une union paisible.

«Une seule inquiétude le poignait, dit-il; c'étaient des transes d'esprit de tout genre que la révolution qu'il chantait ne vînt, de jour en jour, par ses mouvements insurrectionnels qui éclataient dans Paris depuis la convocation des états généraux et la prise de la Bastille, l'empêcher de terminer ses éditions qui touchaient à leur fin, soit à Paris chez Didot, soit à Kehl chez Beaumarchais, et qu'après tant de peines et de lourdes dépenses, il ne fallût échouer au port. Je me hâtais autant que je pouvais, mais ainsi ne faisaient pas les ouvriers de l'imprimerie de Didot, qui, nouvellement travestis en politiques et en hommes libres, passaient les journées entières à lire les journaux et à faire des lois, au lieu de composer, de corriger, de tirer les épreuves que j'attendais. Je crus que j'en deviendrais fou par contre-coup. J'éprouvai donc une immense satisfaction, quand vint le jour où ces tragédies, qui m'avaient coûté tant de sueurs, terminées et emballées, s'en allèrent en Italie et ailleurs. Mais ma joie ne fut pas de longue durée; les choses allant de mal en pis, et chaque jour, dans cette Babylone, ôtant quelque chose au repos et à la sécurité de la veille, pour augmenter le doute et les sinistres présages qui menaçaient l'avenir, tous ceux qui ont affaire avec ces espèces de singes, et nous sommes malheureusement dans ce cas, mon amie et moi, doivent passer leur vie à craindre un dénouement qui ne peut tourner à bien.

«Voilà donc plus d'une année que je regarde en silence et que j'observe le progrès des lamentables effets de la docte ignorance de ce peuple, qui a le don de savoir babiller sur toutes choses, mais qui ne peut en mener aucune à bonne fin, parce qu'il n'entend rien à la pratique des affaires et au maniement des hommes, ainsi que déjà l'avait finement remarqué et dit notre prophète politique, Machiavel.»

—Les intérêts de mon amie, ajoute-t-il, me retiennent seuls à Paris.—Quels pouvaient être ces intérêts, si ce n'est de faire ratifier par M. Necker et par l'Assemblée française les pensions que le roi et la reine avaient généreusement accordées à la comtesse?

VIII.

Mais il y en avait encore un autre que M. de Reumont, traduit par M. Saint-René-Taillandier, interprète tout autrement, c'était la pension à solliciter de l'Angleterre pour la veuve de son roi détrôné. On ne peut expliquer autrement la visite inconvenante qu'Alfieri et la comtesse allèrent rendre, avec éclat, à la cour de Londres en 1791.

«Sans cela, ajoute le commentateur de la vie d'Alfieri, on ne comprendrait pas certain épisode de ce voyage à Londres, dont Alfieri ne parle pas dans ses mémoires (pour éviter sans doute des explications très-étranges). Le 29 mai 1791, la comtesse d'Albany consentit, si elle ne le sollicita pas, à être présentée au roi George III et à la reine Caroline d'Angleterre! La veuve de Charles-Édouard, offrant publiquement ses hommages au représentant couronné de cette maison de Hanovre qui avait été, en 1746, si impitoyable pour les amis du prétendant, c'est là un contraste qui devait exciter un immense étonnement.»

Deux sœurs, dont l'une fut aimée par Horace Walpole, mesdemoiselles Berry, avec lesquelles je passais mes soirées à Rome en 1820, avaient reçu de leur correspondant Walpole un document qu'elles ne craignaient pas de communiquer dans leur intimité.—«La comtesse d'Albany, écrivait Horace Walpole à mademoiselle Berry, non-seulement est à Londres, mais il est probable qu'en ce moment même elle est au palais de Saint-James (résidence de la cour à Londres). Ce n'est pas une révolution à la manière française qui l'a restaurée, c'est le sens dessus dessous si caractéristique de notre époque. On a vu dans ces deux derniers mois le pape brûlé en effigie à Paris, madame du Barry invitée à dîner chez le lord-maire de Londres, et la veuve du prétendant présentée à la reine de la Grande-Bretagne.» Il ajoute quelques jours après: «J'ai eu par un témoin oculaire des détails très-précis sur l'entrevue des deux reines. La reine-veuve a été annoncée sous le titre de princesse de Stolberg. Elle était vêtue fort élégamment, et ne parut pas embarrassée le moins du monde. Le roi parla beaucoup avec elle, mais seulement de son voyage, de la traversée, et d'autres choses générales. La reine lui parla aussi, mais moins longtemps. Elle se trouva placée ensuite entre deux des frères du roi, le duc de Glocester et le duc de Clarence, et eut avec eux une longue conversation. Il paraît qu'elle avait connu le premier en Italie. Elle n'a point parlé avec les princesses. Je n'ai rien su du prince de Galles, mais il était présent, et probablement il ne s'est pas entretenu avec elle. La reine la regardait avec la plus sérieuse attention. Ce qui rend l'événement plus étrange, c'est qu'il y a fête aujourd'hui pour l'anniversaire de la naissance de la reine. Madame d'Albany a été conduite à l'Opéra dans la loge royale...» Trois semaines après cette présentation, le 10 juin, la comtesse assista à la séance de clôture du parlement.

IX.

M. Saint-René-Taillandier, très-embarrassé évidemment de justifier cette présence inconvenante de Mme d'Albany à la cour des ennemis acharnés de son mari, laisse croire que la comtesse ne faisait ces concessions à la cour de Saint-James que pour populariser en Angleterre la gloire d'Alfieri. Il n'a pas réfléchi que son intérêt réel était au contraire de faire disparaître cet adorateur postiche de l'attention d'une cour sévère et puritaine, justement offensée d'une cohabitation si expressive; et quand on sait, du reste, que la comtesse rapporta de Londres la pension considérable que lui fit cette cour, on ne peut raisonnablement douter que cette pension, si offensante pour la mémoire de son premier mari, le Prétendant, n'ait été l'objet et le prix du voyage. Elle en a joui jusqu'à sa mort. Alfieri ne parut pas et disparut avec elle peu de temps après. Voilà la vérité; la France menaçait, il fallait pourvoir par l'Angleterre à la cessation de ces secours. Ils les obtinrent. L'honneur délicat de la comtesse y resta, mais la vie des deux amants fut assurée. Voilà le stoïcisme d'Alfieri! Excepté la prétention de l'orgueil dans cet homme, tout était faux.

X.

Rentrés en France, ils reprirent dans leur maison du Mont-Parnasse la vie équivoque, moitié majestueuse, moitié retirée, qu'ils menaient avant ce voyage inexplicable autrement. Les éléments très-mêlés de la société qui se réunissait chez eux étaient à demi révolutionnaires, à demi royalistes, en mesure ainsi avec les deux partis qui luttaient dans la nation. C'étaient le peintre David, bientôt après régicide; Beaumarchais, tenant d'une main à la cour, de l'autre au peuple insurgé; les deux frères Chénier, l'un, André, prédestiné au prochain échafaud pour son courageux royalisme, l'autre, Marie-Joseph, très-injustement accusé d'avoir immolé son frère; la future impératrice des Français, Joséphine de Beauharnais, femme aimable d'un des futurs martyrs de l'Assemblée constituante.

J'y ajoute, moi, la comtesse de Virieu, femme du comte de Virieu, membre alors constitutionnel de l'Assemblée, et tué depuis au siége de Lyon où il commandait la cavalerie royaliste. La comtesse, femme d'une vertu rigide et d'une piété mystique, représentait dans cette société le respect pour cette légitimité des reines qu'elle ne permettait pas même au soupçon d'effleurer. C'est à elle que j'ai dû mes rapports avec la comtesse d'Albany, qu'elle prévint par une lettre à mon passage à Florence, quand je la vis pour la première fois.

XI.

Le 10 août, qui détrône et emprisonne l'infortuné Louis XVI, force Alfieri à fuir inopinément cette scène de carnage. Le 18 août il part avec la comtesse, sans avoir eu le temps de pourvoir à tout ce qu'il laisse à Paris.

«Après avoir employé ou perdu environ deux mois, dit-il, à chercher et à meubler une nouvelle maison, nous y entrâmes au commencement de 1792. Elle était très-belle et fort commode. Chaque jour on attendait celui qui verrait s'établir enfin un ordre de choses tolérable; mais le plus souvent on désespérait que jamais ce jour dût venir. Dans cette position incertaine, mon amie et moi, comme aussi tous ceux qui alors étaient à Paris et en France, et que leurs intérêts y retenaient, nous ne faisions que traîner le temps. Déjà, depuis plus de deux ans, j'avais fait venir de Rome tous les livres que j'y avais laissés en 1783, et le nombre s'en était fort augmenté, tant à Paris que dans ce dernier voyage en Angleterre et en Hollande. Ainsi, de ce côté, il s'en fallait peu que je n'eusse à ma disposition tous les livres qui pouvaient m'être nécessaires ou utiles dans l'étroite sphère de mes études. Entre mes livres et ma chère compagne, il ne me manquait donc aucune consolation domestique; mais ce qui nous manquait à tous les deux, c'était l'espoir, c'était la vraisemblance que cela pût durer. Cette pensée me détournait de toute occupation, et, ne pouvant songer à autre chose, je continuai à me faire le traducteur de Virgile et de Térence. Pendant ce dernier séjour à Paris, non plus que dans le précédent, je ne voulus jamais fréquenter ni connaître, même de vue, un seul de ces innombrables faiseurs de prétendue liberté, pour qui je me sentais la répugnance la plus invincible, pour qui j'avais le plus profond mépris. Aujourd'hui même où j'écris, depuis plus de quatorze ans que dure cette farce tragique, je puis me vanter que je suis encore, à cet égard, vierge de langue, d'oreilles, et même d'yeux, n'ayant jamais vu, ou entendu, ou entretenu aucun de ces Français esclaves qui font la loi, ni aucun de ces esclaves qui la reçoivent.

«Au mois de mars de cette année, je reçus des lettres de ma mère, et ce furent les dernières. Elle m'y exprimait, avec une vive et chrétienne affection, sa grande inquiétude de me voir, disait-elle, «dans un pays où il y avait tant de troubles, où l'exercice de la religion catholique n'était plus libre, où chacun ne cesse de trembler dans l'attente de nouveaux désordres et de calamités nouvelles.» Elle ne disait, hélas! que trop vrai, et l'avenir le prouva bientôt. Mais lorsque je me remis en route pour l'Italie, la digne et vénérable dame n'existait déjà plus. Elle quitta ce monde le 23 avril 1792, à l'âge de soixante-dix ans accomplis.

«Cependant s'était allumée entre la France et l'empereur cette guerre funeste, qui finit par devenir générale. Au mois de juin on essaya de détruire entièrement le nom de roi; c'était tout ce qui restait de la royauté. La conspiration du 20 juin ayant avorté, les choses traînèrent encore de mal en pis, jusqu'au fameux 10 août, où tout éclata, comme chacun sait. Il ne sera pas hors de propos de rapporter ici le détail que j'en écrivais à l'abbé de Caluso, le 14 août 1792.....

«L'événement accompli, je ne voulus pas perdre un seul jour, et ma première, mon unique pensée étant de soustraire mon amie à tous les dangers qui pouvaient la menacer, je me hâtai, dès le 18, de faire tous les préparatifs de notre départ. Restait la plus grande difficulté; il nous fallait des passe-ports pour sortir de Paris et du royaume; nous fîmes si bien pendant ces deux ou trois jours, que le 15 ou le 16 nous en avions déjà obtenu, en qualité d'étrangers, moi de l'envoyé de Venise, mon amie de celui de Danemark, qui, seuls à peu près de tous les ministres, étaient restés auprès de ce simulacre de roi. Nous eûmes beaucoup plus de peine à obtenir de notre section (c'était celle du Mont-Blanc) les autres passe-ports qui nous étaient nécessaires, un par personne, tant les maîtres que les valets et les femmes de chambre, avec le signalement de chacun, la taille, les cheveux, l'âge, le sexe, que sais-je, moi? Ainsi munis de toutes ces patentes d'esclaves, nous avions fixé notre départ au lundi 20 août; mais, tout étant prêt, un juste pressentiment nous en fit devancer le jour, et nous partîmes le 18, qui était un samedi, dans l'après-dînée. Arrivés à la barrière Blanche, qui était la plus rapprochée de nous, pour gagner Saint-Denis et la route de Calais où nous nous dirigions pour sortir au plus vite de ce malheureux pays, nous n'y trouvâmes qu'un poste de trois ou quatre gardes nationaux avec un officier, qui, ayant visité nos passe-ports, se disposait à nous ouvrir la grille de cette immense prison, et à nous laisser passer en nous souhaitant bon voyage. Mais il y avait auprès de la barrière un méchant cabaret d'où s'élancèrent à la fois une trentaine environ de misérables vauriens déguenillés, ivres, furieux. Ces gens ayant vu nos voitures, nous en avions deux, et nos impériales chargées de malles, avec une suite de deux femmes et deux ou trois hommes pour nous servir, s'écrièrent que tous les riches voulaient s'échapper de Paris avec toutes leurs richesses, et les laisser, eux, dans la misère et l'abandon. Alors commença une lutte entre ce petit nombre de pauvres gardes nationaux et ce ramas ignoble de coquins, les uns voulant nous aider à sortir, les autres nous retenir. Je me jetai hors de la voiture, et, tombant au milieu du tumulte, muni de nos sept passe-ports, je me mis à disputer, à crier, à tempêter plus fort qu'eux tous; c'est là le vrai moyen de venir à bout des Français. Ils lisaient l'un après l'autre, ou se faisaient lire par ceux d'entre eux qui savaient lire, la description des figures de chacun de nous. Mais, plein de colère et d'emportement, et méconnaissant alors le danger, ou, si l'on veut, assez dominé par la passion pour m'exposer à la grandeur du péril qui menaçait nos têtes, je parvins jusqu'à trois fois à reprendre mon passe-port, m'écriant à haute voix: «Voyez et écoutez-moi: Je me nomme Alfieri; je ne suis pas Français, je suis Italien; grand, maigre, pâle, les cheveux roux; c'est bien moi, regardez plutôt. J'ai mon passe-port. Je l'ai obtenu, dans les formes, de ceux qui avaient autorité pour me le délivrer. Nous voulons passer, et par le ciel nous passerons.» L'échauffourée dura plus d'une demi-heure; je fis bonne contenance, et ce fut ce qui nous sauva. Sur ces entrefaites, beaucoup de gens s'étaient amassés autour de nos deux voitures; les uns criaient: Mettons le feu aux voitures! D'autres: Brisons-les à coups de pierres! D'autres encore: Ce sont des nobles et des riches qui se sauvent, ramenons-les à l'hôtel de ville, et qu'on en fasse justice! Mais peu à peu le faible secours de nos quatre gardes nationaux, qui de loin en loin ouvraient la bouche en notre faveur, la violence de mes cris, ces passe-ports que je leur montrai, et que je leur déclamai avec une voix de crieur public, plus que tout le reste enfin, la grande demi-heure pendant laquelle ces singes-tigres eurent tout le temps de se fatiguer à la lutte, tout cela finit par ralentir leur résistance, et les gardes m'ayant fait signe de remonter dans ma voiture où j'avais laissé mon amie (en quel état! on peut l'imaginer), je m'y jetai; les postillons se remirent en selle, la grille s'ouvrit, et nous sortîmes au galop, accompagnés par les sifflets, les insultes et les malédictions de cette canaille. Il fut heureux pour nous que l'avis de ceux qui voulaient nous reconduire à l'hôtel de ville ne prévalût pas; si on nous voyait arriver ainsi avec deux voitures surchargées, et ramenés en pompe avec ce renom de fugitifs, il y avait beaucoup à craindre pour nous au milieu de cette populace. Une fois devant les brigands de la municipalité, nous étions bien sûrs de ne plus partir; tout au contraire, on nous envoyait en prison; et si le hasard voulait que nous y fussions encore le 2 septembre, c'est-à-dire quinze jours après, nous étions de la fête, et nous partagions le sort de tant d'autres braves gens qui s'y virent cruellement égorgés. Échappés de cet enfer, nous arrivâmes à Calais en deux jours et demi, pendant lesquels nous montrâmes nos passe-ports plus de quarante fois. Nous sûmes depuis que nous étions les premiers étrangers qui eussent quitté Paris et le royaume, depuis la catastrophe du 10 août. À chaque municipalité, sur la route, où il nous fallait aller présenter nos passe-ports, ceux qui les lisaient demeuraient frappés d'étonnement et de stupeur au premier coup d'œil qu'ils y jetaient. Ils étaient imprimés, mais on y avait effacé le nom du roi. On était peu ou mal informé des événements de Paris, et on tremblait. Voilà sous quels auspices je sortis enfin de France, avec l'espoir et la résolution de ne jamais plus y rentrer. À Calais, on nous laissa entièrement libres de continuer jusqu'à la frontière de Flandre par Gravelines, et, au lieu de nous embarquer, nous préférâmes aller sur-le-champ à Bruxelles. Nous avions pris la route de Calais, parce que la guerre n'ayant point encore éclaté entre la France et les Anglais, nous pensâmes qu'il serait plus facile de passer en Angleterre qu'en Flandre, où la guerre se poussait vivement. En arrivant à Bruxelles, mon amie voulut se remettre un peu de la peur qu'elle avait eue, et passer un mois à la campagne, avec sa sœur et son digne beau-frère. Là nous apprîmes, par ceux de nos gens que nous avions laissés à Paris, que, ce même lundi 20 août fixé d'abord pour notre départ, que j'avais par bonheur avancé de deux jours, cette même section qui nous avait délivré nos passe-ports s'était présentée en corps (voyez un peu la démence et la stupidité de ces gens-là!) pour arrêter mon amie et la conduire en prison. Pourquoi? cela va sans dire, elle était noble, riche, irréprochable. Pour moi, qui ai toujours valu moins qu'elle, ils ne me faisaient pas encore cet honneur. Ne nous trouvant pas, ils avaient confisqué nos chevaux, nos livres et le reste, mis le séquestre sur nos revenus, et ajouté nos noms à la liste des émigrés. Nous sûmes depuis, de la même manière, la catastrophe et les horreurs qui ensanglantèrent Paris le 2 septembre, et nous remerciâmes, nous bénîmes la Providence, qui nous avait permis d'y échapper.

«Voyant s'obscurcir de plus en plus l'horizon de ce malheureux pays, et s'établir dans le sang et par la terreur la soi-disant république, nous tînmes sagement pour gagné tout ce qui pouvait nous rester ailleurs, et nous partîmes pour l'Italie, le premier jour d'octobre. Nous passâmes par Aix-la-Chapelle, Francfort, Augsbourg et Inspruck, et nous arrivâmes au pied des Alpes. Nous les franchîmes gaiement, et nous crûmes renaître, le jour où nous retrouvâmes notre beau et harmonieux pays. Le plaisir de me sentir libre et de fouler avec mon amie ces mêmes chemins que plusieurs fois j'avais parcourus pour aller la voir; la satisfaction de pouvoir, à mon gré, jouir de sa sainte présence, et de reprendre sous son ombre mes études chéries, tout ce bonheur me remit tant de calme et de sérénité dans l'âme, que, d'Augsbourg à Florence, la source poétique s'ouvrit de nouveau, et les vers jaillirent en foule. Enfin, le 3 novembre, nous arrivâmes à Florence, que nous n'avons plus quittée, et où je retrouvai le trésor vivant de ma belle langue, ce qui me dédommagea amplement de tant de pertes en tout genre, qu'il m'avait fallu supporter en France.»

XII.

Qu'on se figure l'accès de rage d'Alfieri, homme si personnel et si mobile au gré de ses passions, après une telle aventure de la révolution, qu'il avait célébrée en républicain classique, et qui s'était retournée pour lui disputer sa tête au moment où il se sauvait devant elle! Tout fut bouleversé dans sa vie et dans sa tête. Il lui paya en invectives ce qu'il lui avait avancé en lâches adulations. Il faut, pour s'en faire une idée, lire ce sordide recueil d'invectives rimées dans lequel il épanche de sang-froid ses déboires. Nous y reviendrons.

XIII.

Après s'être reposé quelques semaines en Belgique, chez la sœur de Mme d'Albany, il n'osa pas reparaître sur le territoire français, et revint vite à Florence chercher un abri encore intact. À peine arrivé, il écrit, protégé par les Alpes et les Apennins, une lettre au président de la populace française pour revendiquer ses meubles et ses livres. On ne daigne pas lui répondre. Il loue enfin, à vie, une charmante maison, en plein soleil, sur le quai de l'Arno, près du pont de la Trinité, et il fait disposer cet asile pour la comtesse et pour lui. M. de Reumont parle ici de quelques légèretés amoureuses qu'Alfieri se permet à Florence, et dont il se vante dans des sonnets licencieux en contravention avec son amour déclamatoire pour la veuve du roi d'Angleterre. Ces licences classiques détruiraient, si elles étaient vraies, le dernier charme qui reste à sa vie, le charme de la fidélité reconnaissante à cet amour. Je n'en ai jamais entendu parler ailleurs; mais, si c'était fondé, cela justifierait la veuve royale de sa liaison avec Fabre, le jeune peintre français, ami et commensal du poëte. Il y a des âmes où les plus grandes passions finissent comme les plus vulgaires amours! Nous vous dirons bientôt ce que c'était que Fabre, que nous avons beaucoup connu après la mort d'Alfieri, mais de qui nous n'avons jamais reçu aucune confidence irrespectueuse pour ses deux amis.

XIV.

Au sein de ce repos, Alfieri, devenu plus royaliste que républicain, depuis le triomphe de ses opinions républicaines en France, s'occupait à élever, à l'exemple de Voltaire, un théâtre dans sa maison pour y jouer ses tragédies. Il y mettait le sérieux que sa vie avait perdu depuis tant de variations éclatantes à Paris et à Londres. Le Piémont, conquis par la République, renvoya le roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel IV. Le poëte, réconcilié avec les rois par leur infortune, fit demander une audience à son ancien maître fugitif. Le roi lui ouvrit ses bras en lui disant avec une ironie triste: Ecco il tyranno! Voilà le tyran! allusion et reproche attendrissants au préjugé antiroyaliste et antipaternel de son ancien ennemi!

XV.

Pendant qu'on s'égorgeait à Paris et que le monde avait les yeux sur ces catastrophes de rois et de peuples, Alfieri, dans sa nouvelle maison du quai de l'Arno, faisait... quoi? Il jouait Brutus devant un auditoire de complaisants grands seigneurs. Il faut lui rendre justice cependant. Au moment du procès de Louis XVI, et touché de loin par sa mort, il avait écrit, dans son cabinet, une défense de ce roi. S'il n'y avait pas là courage, il y avait au moins justice. En 1796, il lui vint en idée d'apprendre le grec par des procédés solitaires que le dernier des hellénistes lui aurait épargnés; mais il aurait été obligé d'avouer à quelqu'un son ignorance. Il y parvint tant bien que mal.

L'arrivée de l'armée française en Toscane redoubla sa haine; il allait être dérangé dans son pédantisme. Il se crut suffisamment vengé en sauvant son Misogallo, et en confiant à la postérité sa vengeance. Écoutons-le:

«En 1798, chaque jour, le danger devenait,» dit-il, «plus sérieux pour la Toscane, grâce à la loyale amitié que les Français professaient pour elle! Déjà, au mois de décembre 1798, ils avaient achevé la magnifique conquête de Lucques, d'où ils ne cessaient de menacer Florence, et, au commencement de 1799, l'occupation de cette ville semblait inévitable. Je voulus donc mettre ordre à mes affaires et me tenir prêt à tous événements. Déjà, l'année précédente, j'avais, dans un accès d'ennui, abandonné le Misogallo, et m'étais arrêté à l'occupation de Rome, que je regardais comme le plus brillant épisode de cette épopée servile. Pour sauver cet ouvrage qui m'était cher et auquel je tenais beaucoup, j'en fis faire jusqu'à dix copies, et je veillai à ce que, déposées en différents lieux, elles ne pussent ni s'anéantir ni se perdre, mais reparaître, quand le moment serait venu. N'ayant jamais dissimulé ma haine et mon mépris pour ces esclaves mal nés, je résolus d'être prêt pour toutes leurs violences et toutes leurs insolences, c'est-à-dire de m'y préparer de manière à ne point les subir. Je n'y savais qu'un moyen: si on ne me provoquait pas, je ferais le mort; si l'on me touchait le moins du monde, je saurais donner signe de vie et me montrer en homme libre.

«Je pris donc toutes mes mesures pour vivre sans tache, libre et respecté, ou, s'il le fallait, pour mourir, mais en me vengeant. J'ai écrit ma vie pour empêcher qu'un autre ne s'en acquittât plus mal que moi; le même motif me fit alors aussi composer l'épitaphe de mon amie et la mienne, et je les donnerai ici en note, parce que ce sont celles que je veux et non pas d'autres, et qu'elles ne disent de mon amie et de moi que la vérité pure, dégagée de toute fastueuse amplification.

«Ayant ainsi avisé à ma renommée, ou du moins au moyen de la sauver de l'infamie, je voulus aussi pourvoir à mes études, et corriger, copier, séparer ce qui était achevé de ce qui ne l'était pas, abandonner enfin ce qui ne convenait plus à mon âge ni à mes desseins. J'entrais dans ma cinquantième année; c'était le moment de mettre un dernier frein au débordement de mes poésies. J'en arrangeai donc un nouveau recueil en un petit volume qui contenait soixante et dix sonnets, un chapitre et trente neuf épigrammes que l'on pouvait joindre à ce qui déjà en avait été imprimé à Kehl. Cela fait, je mis le sceau sur ma lyre pour la rendre à qui de droit, avec une ode à la manière de Pindare que, pour me donner l'air un peu grec, j'intitulai: Teleutodia. Après quoi, je pliai bagage pour toujours; et si depuis j'ai composé quelque pauvre petit sonnet, quelque chétive épigramme, ç'a été sans l'écrire; ou si je les ai écrits, je ne les ai point gardés, je ne saurais où les retrouver, et ne les reconnais plus pour être de moi. Il fallait finir une fois, finir de mon propre mouvement et sans y être forcé. Mes dix lustres sonnés et l'invasion menaçante de ces barbares antilyriques m'en offraient une occasion naturelle et opportune, s'il en fut. Je la saisis, et je n'y pensai plus.

«Quant à mes traductions, j'avais, les deux années précédentes, recopié et corrigé le Virgile tout entier; je le laissai vivre sans toutefois le regarder comme chose terminée. Le Salluste me sembla de nature à pouvoir passer, et je le laissai aussi; mais non pas le Térence, lequel, n'ayant été fait qu'une seule fois, n'avait été ni revu ni corrigé, était tel, en un mot, qu'il est encore aujourd'hui. Je ne pouvais me décider à jeter au feu mes quatre traductions du grec; je ne pouvais non plus les regarder comme achevées, elles ne l'étaient pas. Je résolus, à tout hasard, et sans me demander si j'aurais ou non le temps d'y revenir, de les recopier avec l'original, en commençant par l'Alceste, que je voulais sérieusement retraduire sur le grec, sans quoi elle eût eu l'air d'être traduite d'une traduction. Les trois autres, bien ou mal venues, avaient été du moins traduites sur le texte, et il devait m'en coûter pour les revoir beaucoup moins de temps et de peine. L'Abel, désormais condamné à rester, je ne dirai pas une œuvre unique, mais isolée, et privé des compagnes que je m'étais promis de lui donner, avait été mis au net, corrigé, et me semblait pouvoir passer. J'avais ajouté à ces ouvrages de ma façon une toute petite brochure politique, écrite quelques années auparavant sous le titre de: Avis aux puissances italiennes. J'avais aussi corrigé ce morceau; il était recopié, et je lui fis grâce. Non que j'eusse le sot orgueil de vouloir trancher de l'homme d'État; ce n'est pas là mon métier. Cet écrit était né de l'indignation légitime qu'avait excitée en moi une politique assurément plus sotte que la mienne, celle qui, depuis deux ans, était mise en œuvre par l'impuissance de l'empereur, combinée avec les impuissances italiennes. Enfin les satires que j'avais composées, morceau par morceau, et à plusieurs reprises corrigées et limées, je les laissai achevées et recopiées au nombre de dix-sept, qu'elles n'ont point dépassé, et que je me suis bien promis de ne plus franchir.

«Après avoir ainsi disposé et mis en ordre mon second patrimoine poétique, je cuirassai mon cœur, et j'attendis les événements.....

«Après avoir ainsi réglé ma manière de vivre, j'encaissai tous mes livres, excepté ceux dont j'avais besoin, et je les envoyai dans une villa, hors de Florence, pour voir si je pourrais éviter de les perdre une seconde fois. Cette invasion très-bien prévue et si fort détestée, l'invasion des Français à Florence, eut lieu le 25 mai 1799, avec toutes les circonstances que chacun sait ou ne sait pas, et qui ne méritent pas d'être sues, la conduite de ces esclaves partout la même n'a en toute occasion qu'une couleur. Ce même jour, peu d'heures avant l'arrivée des Français, mon amie et moi, nous nous retirâmes dans une villa du côté de la porte San-Gallo, près de Montughi; ce ne fut pas cependant sans enlever tout ce qui nous appartenait de la maison que nous habitions à Florence, avant de l'abandonner à l'oppression peu scrupuleuse des logements militaires.

«Ainsi courbé sous le poids de l'oppression commune, sans néanmoins me confesser vaincu, je restai dans cette villa avec un petit nombre de domestiques, et la douce moitié de moi-même, infatigablement occupés l'un et l'autre de l'étude des lettres; car, assez forte sur l'allemand et sur l'anglais, également bien instruite dans l'italien et le français, elle connaît à merveille la littérature de ces quatre nations, et, de l'ancienne, les traductions qui en ont été faites dans ces quatre langues lui en ont appris tout ce qu'il faut savoir. Je pouvais donc m'entretenir de tout avec elle, et, le cœur et l'esprit également satisfaits, jamais je ne me sentais plus heureux que quand il nous fallait vivre tête-à-tête, loin de tous les soucis de l'humanité. Ainsi vivions-nous dans cette villa, où nous ne recevions qu'un très-petit nombre de nos amis de Florence, et rarement encore, de peur d'éveiller les soupçons de cette tyrannie militaire et avocatesque, qui, de tous les mélanges politiques, est le plus monstrueux, le plus ridicule, le plus déplorable, le plus intolérable, et qui ne s'offre à moi que sous l'image d'un tigre guidé par un lapin.

«Chaque jour, ou plutôt chaque nuit, c'étaient des arrestations arbitraires, selon l'usage de ce gouvernement qui n'en était pas un. Ainsi avaient été arrêtés sous le titre d'otages une foule de jeunes gens des plus nobles familles. On venait les prendre de nuit, dans leur lit, à côté de leurs femmes, puis on les expédiait pour Livourne, où on les embarquait brutalement pour les îles Sainte-Marguerite. Bien qu'étranger, je devais craindre un traitement pareil ou plus cruel encore, car il était naturel que l'on m'eût signalé aux Français comme un contempteur et un ennemi de leur autorité. Chaque nuit on pouvait venir me chercher; mais j'avais pris toutes mes mesures pour ne me laisser ni surprendre ni maltraiter. Cependant on proclamait dans Florence cette même liberté qui régnait en France, et les plus lâches coquins triomphaient. Pour moi, je faisais des vers, je faisais du grec, et je rassurais mon amie. Cette situation déplorable dura depuis le 25 mai, que les Français entrèrent, jusqu'au 5 de juillet, où, battus et perdant la Lombardie entière, ils s'échappèrent, pour ainsi dire, de Florence, un matin, à la pointe du jour, après avoir pris, cela va sans dire, tout ce qu'ils pouvaient emporter. Mon amie et moi, nous n'avions pas mis le pied à Florence tant que l'invasion avait duré, ni souillé nos regards de la vue d'un seul Français. Mais les mots ne sauraient peindre la joie de Florence, le matin où les Français la quittèrent, et les jours suivants où l'on ouvrit ses portes à deux cents hussards autrichiens.....

«Uniquement occupé du soin d'assembler et de revoir mes quatre traductions du grec, je traînais le temps, sans autre souci que de poursuivre avec ardeur des études commencées trop tard. Le mois d'octobre arriva, et le 15, voici qu'au moment où on s'y attendait le moins, pendant la trêve conclue avec l'empereur, les Français se jettent de nouveau sur la Toscane qu'ils savaient occupée au nom du grand-duc, avec lequel ils n'étaient point en guerre. Je n'eus pas le temps, comme la première fois, de me retirer à la campagne, et il me fallut les voir et les entendre, jamais ailleurs toutefois que dans la rue, voilà qui va sans dire. Du reste, le plus grand ennui et le plus oppressif, la corvée de loger le soldat, la commune de Florence eut l'heureuse idée de m'en exempter en qualité d'étranger, et comme ayant une maison étroite et trop petite. Délivré de cette crainte, pour moi la plus cruelle et celle qui me donnait le plus de souci, je me résignai pour le surplus à ce qui pouvait arriver. Je m'enfermai, pour ainsi dire, dans ma maison, et à l'exception de deux heures de promenade, que je faisais chaque matin pour ma santé, et dans les lieux les plus écartés, je ne me laissais voir à personne, et m'absorbais dans le travail le plus obstiné.

«Mais si je fuyais les Français, les Français ne voulaient pas me fuir, et, pour mon malheur, celui de leurs généraux qui commandait à Florence, tranchant du littérateur, voulut faire connaissance avec moi, et très-honnêtement il se présenta deux fois à ma porte, toujours sans me trouver, car je m'étais arrangé de manière que jamais on ne me trouvât. Je ne voulus pas même lui rendre politesse pour politesse, et lui renvoyer ma carte. Quelques jours après il me fit demander de vive voix, par un message, à quelle heure je pouvais être chez moi. Quand je vis qu'il s'obstinait, ne voulant pas confier à un domestique de place une réponse verbale qui aurait pu être changée ou altérée, j'écrivis sur une petite feuille de papier: «Victor Alfieri, pour éviter tout malentendu dans la réponse qu'il fait rendre à M. le général, la remet par écrit à son domestique. Si M. le général, en sa qualité de commandant de Florence, lui fait signifier l'ordre de l'attendre chez lui, Alfieri, qui ne résiste pas à la force qui commande, quelle qu'elle soit, se constituera immédiatement en tel état que de raison; mais si M. le général ne veut que satisfaire une curiosité personnelle, Victor Alfieri, naturellement très-sauvage, ne désire plus faire connaissance avec personne, et le prie, en conséquence, de l'en dispenser.» Le général me répondit directement deux mots pour me dire que mes ouvrages lui avaient inspiré le désir de me connaître; mais que désormais, averti de mon humeur sauvage, il ne me chercherait plus. Il tint parole; et voilà comment j'échappai à un ennui pour moi plus pénible et plus triste que tout autre supplice que l'on eût voulu me faire subir.

«Cependant le Piémont, autrefois ma patrie, déjà francisé à sa manière et voulant singer ses maîtres en tout, changea son académie des sciences, ci-devant royale, en un institut national, sur le modèle de celui de Paris, où se trouvaient réunis les belles-lettres et les beaux-arts. Il plut à ces messieurs (je ne saurais les nommer, car mon ami Caluso s'était démis de sa place de secrétaire de l'académie), il leur plut, dis-je, de m'élire membre de cet institut et de me l'apprendre directement par une lettre. Prévenu d'avance par l'abbé, je leur renvoyai la lettre sans l'ouvrir, et je chargeai mon ami de leur dire, de vive voix, que je n'acceptais point ce titre d'associé, que je ne voulais être d'aucune association, et, moins que de toute autre, d'une académie qui récemment avait exclu avec tant d'insolence et d'acharnement trois personnages aussi respectables que le cardinal Gerdil, le comte Balbo, le chevalier Morozzo (comme on peut le voir dans les lettres que je cite en note), sans en apporter un autre motif, sinon qu'ils étaient trop royalistes.

«Je n'ai jamais été, je ne suis pas royaliste; mais ce n'est pas une raison pour que j'aille me mêler à cette clique. Ma république n'est pas la leur; je fais et ferai toujours profession d'être en tout ce qu'ils ne sont pas. Furieux de l'affront que je recevais, je manquai à ma parole pour rimer quatorze vers sur ce sujet, et je les envoyai à mon ami; mais je n'en gardai point copie, et ni ceux-ci, ni d'autres que l'indignation ou toute autre passion arracha de ma plume, ne figureront plus désormais parmi mes poésies déjà trop nombreuses.

«Je n'avais pas eu la même force, au mois de septembre de l'année précédente, pour résister à une nouvelle impulsion, ou, pour mieux dire, à une impulsion renouvelée de ma nature, impulsion toute-puissante cette fois, qui m'agita pendant plusieurs jours, et à laquelle il fallut bien me rendre, ne pouvant la surmonter. Je conçus et jetai sur le papier le plan de six comédies à la fois.»

XVI.

À quarante-neuf ans il semble revenir à une seconde enfance, se sentant vieilli à l'époque où les hommes d'action se sentent jeunes. Il s'amuse à créer pour lui-même un ordre de chevalerie littéraire: «J'inventai un collier où seraient gravés les noms de vingt poëtes et auquel serait suspendu un camée avec le portrait d'Homère. Je me parerai moi-même de ce nouvel ordre.»

Ses mémoires sont surtout intéressants par la sincérité de sa vanité ridicule et aussi par la passion moitié sincère moitié ostentative qu'il affecta de prouver toute sa vie à la comtesse d'Albany. L'abbé de Caluso, son ami de Turin, qu'il avait engagé à venir le voir à Florence en 1803, rend compte ainsi de sa mort:

«Il expira le 3 octobre de cette année. Ce jour-là, s'étant levé en apparence mieux portant et plus gai qu'il n'avait coutume depuis longtemps, il sortit, après son étude habituelle du matin, pour se promener en phaéton. Mais il avait à peine fait quelques pas qu'il se sentit pris d'un froid extrême, et voulant, pour le chasser, se réchauffer, descendre et marcher un peu, il en fut empêché par des douleurs d'entrailles. Il rentra avec un accès de fièvre qui dura quelques heures et baissa sur le soir. Quoiqu'il fût d'abord tourmenté d'une envie de vomir, il passa la nuit sans trop grandes douleurs, et le lendemain, non-seulement il s'habilla, mais il sortit de son appartement, et descendit à la salle à manger pour dîner; cependant il ne put manger ce jour-là, et il en passa une grande partie à dormir. Il eut ensuite une nuit agitée. Le 5 au matin, après s'être rasé, il voulait sortir pour prendre l'air; mais la pluie ne le permit pas. Le soir, selon sa coutume, il but son chocolat, et le trouva bon. Mais, dans la nuit du 5 au 6, il fut repris de très-vives douleurs d'entrailles. Le docteur ordonna des sinapismes aux pieds; mais, au moment où ils commençaient à opérer, le malade s'en débarrassa, dans la crainte que, la plaie venant à se former, il ne fût pendant plusieurs jours empêché de marcher. Le soir, il paraissait mieux, et ne voulut pas se mettre au lit, ne croyant pas pouvoir le supporter. Dans la matinée du 7, son médecin ordinaire fit appeler un de ses confrères en consultation, et ce dernier ordonna des bains et des vésicatoires aux jambes. Mais le malade n'en voulut pas non plus, toujours dans la crainte de ne pouvoir marcher. On lui fit prendre de l'opium, qui calma les douleurs et lui fit passer une nuit assez tranquille. Toutefois il ne se mit pas encore au lit; ce repos que lui donnait l'opium n'était pas sans quelque mélange d'hallucinations importunes; il avait la tête pesante, et, quoique éveillé, il retrouvait comme en songe le souvenir des choses passées le plus vivement empreintes dans son esprit. Il se rappelait alors ses études et ses travaux de trente années, et, ce qui l'étonnait davantage, un bon nombre de vers grecs du commencement d'Hésiode, qu'il n'avait lus qu'une fois, lui revenaient à la mémoire... Vous étiez assise près de lui, madame la comtesse, et c'est à vous qu'il le disait. Toutefois il ne semblait pas croire que la mort, avec laquelle il s'était depuis longtemps familiarisé, le menaçât alors de si près. Du moins, madame, il ne vous en témoigna rien, quoique vous ne l'ayez quitté que le matin, à six heures, lorsqu'il s'obstina, contre l'avis des médecins, à prendre de l'huile et de la magnésie. Ce remède ne pouvait que lui nuire et lui embarrasser les intestins. En effet, sur les huit heures, on s'aperçut qu'il était en danger, et quand on vous rappela près de lui, madame, vous le trouvâtes qui respirait à peine et à demi suffoqué. Néanmoins, s'étant levé de sa chaise, il eut encore la force de s'approcher du lit et de s'y appuyer; un moment après sa vue s'obscurcit, ses yeux se fermèrent, et il expira. On n'avait négligé ni les devoirs ni les consolations de la religion; mais on ne croyait pas que le mal fît des progrès si rapides, ni qu'il fût nécessaire de se hâter, et le confesseur qu'on avait mandé n'arriva pas à temps. Toutefois nous ne pouvons douter que le comte ne fût prêt pour ce terrible passage, dont la pensée lui était si présente que très-souvent il y revenait dans ses discours. C'est ainsi que, le samedi 8 octobre 1803, au matin, ce grand homme nous fut enlevé, ayant à peine dépassé la moitié de la cinquante-cinquième année de son âge.

«Il a été enseveli où le furent avant lui tant de personnes célèbres, à Sainte-Croix, près de l'autel du Saint-Esprit, sous une simple pierre, en attendant le mausolée digne de tous deux que lui fait élever Mme la comtesse d'Albany, non loin de Michel-Ange. Déjà Canova y a mis la main, et l'œuvre d'un si grand sculpteur ne peut être qu'une œuvre grande. J'ai essayé d'exprimer dans les sonnets qu'on va lire les sentiments que j'ai apportés sur la tombe de notre ami.»

Et comme en Italie tout commence et tout finit par des sonnets, l'abbé de Caluso, oncle de la comtesse Mazin, femme très-distinguée du Piémont, avec laquelle j'ai eu des rapports aimables, dédie, en finissant, trois sonnets infiniment médiocres à la comtesse d'Albany. Nous ne les citerons pas par respect pour les sonnets de Pétrarque, pour l'Italie, et pour la veuve de Charles-Édouard. Mais Alfieri ne méritait guère mieux.

De la gloire, il n'eut que la passion;

Du civisme, il n'eut que l'affectation;

Du génie, il n'eut que la prétention;

De l'amour, il n'eut que l'ostentation;

Ostentation peut-être sincère, mais suspecte au moins, comme nous allons le montrer dans la suite de ce commentaire. Toutefois laissons-lui cet honneur contesté, car c'est par lui qu'il est encore quelque chose.

Nous allons examiner en détail ses œuvres, et prouver qu'il n'eut d'un grand poëte que la manie et non le génie, que l'Italie s'est trompée en le prenant pour un grand homme, et qu'il ne fut en réalité qu'un pédant magnifique. Parcourons ses titres.

Lamartine.

(La suite au prochain Entretien.)

XCVIIIe ENTRETIEN.

ALFIERI.
SA VIE ET SES ŒUVRES.

(TROISIÈME PARTIE.)

I.

Suivons maintenant la comtesse d'Albany:

Le lendemain de la mort d'Alfieri, rien ne change dans la demeure du poëte. Alfieri va habiter la demeure classique commandée à Canova par celle qu'on pouvait appeler sa veuve, mais qui en réalité ne l'était pas. Les lettres du poëte et de la comtesse, emportées à Montpellier par Fabre après la mort des deux amis, lettres brûlées par la main sévère d'un troisième ami, puritain de décence, le prouvent. Si le mariage supposé avait eu lieu, il aurait été attesté par cette correspondance, et les amis zélés pour la mémoire religieuse de la comtesse ne les auraient pas anéanties. C'est évident: on n'anéantit pas ce qui justifie!

Donc aucun lien, ni religieux ni légal, ne resserrait l'union entre la comtesse d'Albany et son chevalier servant; ils étaient libres, excepté des liens que l'habitude et les mœurs de l'Italie consacrent. On a vu qu'Alfieri ne les respectait pas complétement pendant leur cohabitation à Florence, à leur retour de Paris et de Londres en 1793. Son sonnet licencieux sur un amour immoral, avoué en ce temps-là dans une mauvaise société de Florence, sonnet commémoratif de cette pitoyable aventure, en est la preuve en ce qui le concerne. Mais si on réfléchit que ce sonnet prouvant l'infidélité scandaleuse de l'amant a été introduit dans l'édition de ses soixante-dix sonnets par la comtesse d'Albany elle-même, éditant et révisant ses œuvres, il est difficile de douter de l'intention des deux amants, le poëte et l'éditeur. Le poëte s'adorait trop lui-même pour brûler un méchant sonnet si peu respectueux pour la comtesse, et la comtesse, de son côté, libre de publier ou d'anéantir ce sonnet, preuve de la légèreté d'Alfieri envers elle, ne le laissait évidemment imprimer que pour en faire usage à son tour, en donnant au public la preuve qu'Alfieri lui laissait désormais la liberté de son cœur en se vantant de la licence du sien. Il est difficile de se refuser à cette conclusion. Quel est l'amant qui imprimerait sous l'œil de son amie un sonnet où il attesterait lui-même sa propre infidélité cynique? quelle est l'amante qui, libre d'anéantir la preuve d'une pareille offense, la laisserait subsister si elle n'avait elle-même l'intention de se déclarer libre par la plume de son premier adorateur? Il est donc à croire que les liens étaient rompus à cette époque, et que la comtesse n'était pas fâchée qu'on le sût, afin de se justifier elle-même d'un changement dont on lui avait donné l'exemple. Je n'ai pas pu tirer de l'impression posthume de ce sonnet une autre conjecture.

II.

Quoi qu'il en soit, il y avait alors dans la maison et dans l'intimité d'Alfieri un jeune Français sur lequel les regards et les suspicions du public commençaient à se tourner. Ce jeune homme était M. Fabre.

«La mort d'Alfieri ouvre une période nouvelle dans la vie de Mme d'Albany. Si douloureuse que fût l'heure de la séparation, cette mort, il faut bien le dire, était un affranchissement pour la comtesse. Il paraît certain qu'elle avait aimé Fabre avant qu'Alfieri fût descendu au tombeau; il est certain aussi que la misanthropie toujours croissante du poëte l'avait condamnée pendant ces derniers temps à une solitude bien contraire à ses goûts. Elle se résignait sans doute, car elle était débonnaire et soumise; elle demandait à l'étude des consolations, elle passait des journées entières plongée dans ses lectures. Qui oserait dire pourtant que sa résignation fût complète? qui oserait affirmer qu'à la mort de son amant, au milieu de sa douleur et de ses larmes, elle ne se sentit pas, sans se l'avouer à elle-même, plus légère, plus à l'aise, et comme débarrassée d'une chaîne pesante? Toutes ces Maintenons, occupées à distraire des rois malheureux et irrités, finissent toujours par laisser éclater leur ennui. Mme d'Albany, une fois séparée de son poëte, ne prononce pas un mot, n'écrit pas une ligne qui puisse nous faire soupçonner le fond de son âme; mais sa conduite nous révèle la vérité tout entière beaucoup plus clairement qu'on ne le voudrait. Quelques mois à peine sont écoulés, et déjà le peintre a pris la place du poëte dans l'hôtel du Lung' Arno; la casa di Vittorio Alfieri est aussi désormais la maison de François-Xavier Fabre. Quant à ces salons où la royale comtesse était si impatiente d'avoir sa cour et que la sauvagerie d'Alfieri tenait si obstinément fermés, ils vont enfin s'ouvrir: grands seigneurs et grandes dames, hommes de guerre et hommes d'État, écrivains et artistes, y affluent bientôt de toutes parts; c'est le foyer littéraire de l'Italie du nord, c'est un des rendez-vous de la haute société européenne. Voilà comment furent célébrées les funérailles d'Alfieri!

«Nous voudrions qu'il nous fût possible de voiler ce triste épisode. À Dieu ne plaise qu'on nous accuse d'avoir cédé ici à l'indiscrète curiosité de notre temps! Les commérages de l'histoire intime ne sont pas de notre goût; nous ne cherchons pas le scandale, nous ne scrutons pas les mystères de la vie privée. Ce sont là, par malheur, des choses devenues publiques. Et qui donc est coupable de cette publicité? Mme d'Albany a étalé elle-même une partie de ses fautes dans cette Vita d'Alfieri qu'elle a imprimée librement après la mort du poëte, et, pour ce qui concerne ses relations avec Fabre, elle n'y a pas, dans son insouciance, apporté plus de réserve. D'ailleurs on a tant parlé de ces singuliers incidents, on a tant discuté le pour et le contre, que notre silence sur un point si délicat serait plus grave encore qu'une condamnation expresse. Comment supprimer tout à fait un épisode qui renferme la conclusion du drame? Des romanciers se sont plu à mettre en scène la femme de quarante ans, et ils ont eu beau se montrer sympathiques pour des souffrances qui ne dépendent pas du nombre des années, on voit percer une secrète ironie dans leurs peintures. De quel ton les plus complaisants pourraient-ils raconter ces dernières aventures de la comtesse? Mme d'Albany avait cinquante et un ans lorsque Alfieri mourut, Fabre n'en avait que trente-sept; la jeunesse de Fabre, jointe à un mérite qu'on ne peut nier, fut peut-être ce qui captiva le plus l'amante si longtemps soumise du misanthrope Alfieri. N'oublions pas cependant que sur un point si délicat des opinions bien diverses se sont produites, et peut-être suffira-t-il de mettre ces opinions en présence pour concilier les devoirs de l'historien avec les justes égards dus à une femme célèbre, dont les dernières années ont laissé un souvenir honorable.

«Il n'est pas du tout prouvé, disent les défenseurs de la comtesse, que personne ait remplacé Alfieri dans son cœur. Qu'était-ce que Fabre, en effet, pour lui inspirer une passion si vive et si impatiente? Le peintre de Montpellier, si estimable à tant d'égards, n'avait d'ailleurs aucune des qualités qui peuvent séduire un cœur enthousiaste. Je ne parle pas seulement de l'impression qu'il a laissée à ceux qui l'ont connu dans les dernières années de sa vie: la goutte le tourmentait alors depuis longtemps, et son caractère, assez peu aimable déjà, était devenu singulièrement âpre. Sans avoir en 1803 cette humeur chagrine et bourrue, Fabre, esprit sérieux, intelligent, causeur instruit et plein de ressources, connaisseur du premier ordre en matière d'art, ne brillait ni par le charme ni par l'élévation du talent. Aucune flamme chez lui, pas la moindre étincelle de ce génie qui faisait pardonner à l'auteur de Marie Stuart ses brusqueries farouches. Une âme honnête et droite pouvait animer les traits vulgaires de son visage; il n'y fallait chercher aucune grâce, aucune finesse, nulle expression délicate et poétique. Les personnes qui ont vu à Montpellier le portrait de Fabre tel qu'il l'a peint lui-même se demandent comment la veuve de Charles-Édouard, l'adorata donna d'Alfieri, aurait pu effacer comme à plaisir, par cet inexplicable attachement, la poétique auréole qui entourait son nom.

—Prenez garde! a-t-on répondu. Il faudrait, pour être tout à fait juste envers Fabre, se demander si la comtesse elle-même, en 1803, n'était pas un peu atteinte de cette vulgarité qu'on reproche au successeur d'Alfieri. Elle avait eu et gardé longtemps un merveilleux éclat de jeunesse, un teint éblouissant, quelque chose de ces fraîches carnations de Rubens, son compatriote et son peintre favori. À cinquante et un ans, sa beauté n'existait plus, et si les adorateurs de la comtesse, ceux qui ne la connaissent que par les Mémoires d'Alfieri, s'étonnent qu'elle ait pu aimer après lui le moins poétique des hommes, les amis de Fabre peuvent s'étonner à leur tour qu'il ait pu aimer, jeune encore, la vieille comtesse alourdie par l'âge. «J'ai connu Mme d'Albany à Florence, écrit M. de Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe; l'âge avait apparemment produit chez elle un effet opposé à celui qu'il produit ordinairement: le temps ennoblit le visage, et, quand il est de race antique, il imprime quelque chose de sa race sur le front qu'il a marqué. La comtesse d'Albany, d'une taille épaisse, d'un visage sans expression, avait l'air commun. Si les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles ressembleraient à Mme d'Albany à l'âge où je l'ai rencontrée. Je suis fâché que ce cœur, fortifié et soutenu par Alfieri, ait eu besoin d'un autre appui.» Les souvenirs que consigne ici le célèbre écrivain se rapportent à l'année 1812; il est probable cependant que dès l'année 1803 la veuve du dernier Stuart, la vieille amie de l'ardent poëte piémontais, avait déjà cette physionomie sans jeunesse, ces allures sans légèreté, que Chateaubriand nous signale. Qu'il y ait dans ces lignes un sentiment de fatuité mondaine, que l'auteur soit heureux d'opposer secrètement à la Béatrice un peu déformée d'Alfieri la Béatrice toute gracieuse et tout idéale de l'Abbaye-aux-Bois, nous n'essayerons pas de le nier; ce n'est pas une raison pour récuser un témoignage confirmé par des juges plus bienveillants. M. de Lamartine, qui vit la comtesse d'Albany en 1810, c'est-à-dire à une époque très-rapprochée de la date qui nous occupe, la représente à peu près dans les mêmes termes. «Rien, dit-il, ne rappelait en elle, à cette époque déjà un peu avancée de sa vie, ni la reine d'un empire, ni la reine d'un cœur. C'était une petite femme dont la taille, un peu affaissée sous son poids, avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucunes lignes pures de beauté idéale.» Il est vrai qu'il ajoute ce correctif précieux, oublié ou dédaigné par Chateaubriand: «Mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d'expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui l'approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre, ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel dans sa personne.»

«Ici les défenseurs de la comtesse d'Albany, qui ne peuvent nier son attachement pour le jeune artiste de Montpellier, essayent de soutenir qu'ils étaient secrètement mariés. Non, répliquent leurs adversaires. Mme d'Albany installa Fabre auprès d'elle, elle en fit le compagnon de sa vie, elle le fit accepter par le monde de l'Empire et de la Restauration; elle le présenta familièrement à l'aristocratie européenne; elle l'emmena dans tous ses voyages, à Paris en 1810, à Naples en 1812; elle vécut enfin sans scrupule et sans embarras comme la femme du peintre, mais elle ne songea pas un seul jour à l'épouser. Nous avons sur ce point un renseignement assez curieux. Le premier volume du Supplément de la Biographie universelle, publié en 1834, contient un article sur la comtesse d'Albany, article signé du nom de Meldola, et dans lequel on lit ces paroles: «Quelques biographes ont prétendu que Mme d'Albany s'était unie par un mariage secret à Alfieri, et qu'après la mort de ce poëte elle avait épousé M. Fabre. Ce dernier fait est démenti par M. Fabre lui-même, qui regarde le premier comme également controuvé.» Or, comme si cette dénégation imprimée ne suffisait pas au successeur d'Alfieri, il l'inscrivit de sa main sur l'exemplaire qui lui appartenait. Ces mots, elle avait épousé M. Fabre, sont soulignés par lui au crayon, et d'une main brusque il a écrit à la marge: «C'est faux.» Ce volume ainsi annoté a été donné par Fabre à la bibliothèque de Montpellier, et chacun peut y lire cette singulière protestation. Pourquoi donc une telle insistance? Au nom de quel sentiment a-t-il protesté de la sorte? Que craignait-il en laissant s'accréditer le bruit d'un mariage secret entre la comtesse et lui? Il ne craignait rien et ne se souciait de rien; toutes ces délicatesses lui étaient complétement inconnues. Véridique autant que bourru, il avait son franc-parler sur toutes les choses, et il n'a songé en cette circonstance qu'à dire la vérité, brutalement ou non, peu importe.»

III.

Fabre fils, d'une famille obscure de Montpellier, élève de David, homme de bon sens et de cœur droit, était allé à Rome étudier l'art dans lequel il devint érudit de premier ordre, sans sortir tout à fait d'une élégante et savante médiocrité dans l'exécution. Tout ce que la science peut donner, il l'avait; le génie lui était à peu près refusé. Son extérieur un peu vulgaire n'avait rien qui motivât la passion, que la jeunesse. Ses yeux étaient beaux et limpides, mais ses traits n'avaient aucune noblesse et aucune distinction naturelle de ces visages desquels la race ou le génie écrit d'avance l'origine. C'était un visage flamand, ayant assez d'analogie avec les traits arrondis et allemands de la comtesse d'Albany elle-même. Bien accueilli à Florence par les deux amants, il fit par reconnaissance un très-beau portrait d'Alfieri et finit par cohabiter assidûment chez eux, bien qu'alors il n'y eût pas son logement. Il logeait alors dans la même rue que moi à Florence, et il remplissait son logement des chefs-d'œuvre de l'art qu'on se procurait assez économiquement alors en Italie. Son musée était un reliquaire de la peinture, où un magnifique Raphaël présumé recevait son culte et celui des amateurs. Je l'ai souvent visité et admiré sur parole. Fabre avait beaucoup d'esprit et surtout de bon sens. Sa conversation nourrie, sans prétention, devait avoir dans l'intimité beaucoup de charme. Il n'était ni jaloux ni intrigant, propre à se laisser aimer plus qu'à séduire, sûr comme l'amitié, fidèle et discret comme elle. Alfieri avait cinquante ans, Fabre trente-six, la comtesse d'Albany approchait de quarante-six ans; c'était là tout le charme.

On n'a aucun détail sur la manière dont cette liaison fut contractée jusqu'après la mort du poëte. Mais le duo parut devenir un trio, jusqu'à ce qu'il redevînt un duo par l'absence éternelle d'un des acteurs. Peu de temps avant la mort d'Alfieri, Fabre vint habiter comme maître de maison le palais de la comtesse. Le monde italien, accoutumé à ces habitudes, ne le trouva pas mal séant; il fallait un homme, au gouvernail de cette demeure, soit un peintre, ami ou amant, peu importait aux mœurs du pays et du temps? La comtesse, l'abbé de Caluso, Fabre, recueillirent en une seule édition les œuvres d'Alfieri et livrèrent tout ce fatras à l'œil du public avec un soin religieux.

C'est ici le moment pour nous de jeter un coup d'œil impartial sur cette œuvre. Les sonnets sont vides d'amour, le lyrisme ou l'inspiration manquent totalement à cet homme, on n'en retiendra pas un vers; c'est du pédantisme glacé, l'éternel hiver du cœur dont l'imagination de l'Italie ne fond pas même les neiges. Pétrarque n'eût pas daigné en lire un seul; jamais cela ne chante; les satires, fade imitation de Juvénal, sont de l'antique réchauffé à froid par une méchanceté classique.

Le Misogallo est un recueil de toutes les injures à la France, qui n'a pas même daigné s'en apercevoir; caprice de haine et d'envie aussi faux que son amour! Les traductions sont des traductions pénibles, sans originalité, sans grâce et sans sel; exercices de collége qu'on brûle après les avoir écrits, quand on n'a pas l'adoration de sa plume et quand on ne fait pas de la collection de ses lignes l'ex-voto de sa misérable vanité.

Quant à ses tragédies, c'est un peu moins médiocre, mais toujours médiocre. L'ennui en est la séve: on sent qu'il s'est prodigieusement ennuyé à les écrire, et quand on les a lues on sent qu'on s'est prodigieusement ennuyé à les lire. C'est le monde de l'ennui dont on sort soulagé, avec la ferme résolution de n'y jamais rentrer!—Il n'y a qu'un seul mérite, mais mérite tout local et que les Italiens seuls peuvent apprécier: c'est la langue toscane, ou plutôt l'effort de l'auteur pour traduire avec peine et succès son piémontais en étrusque. Mais, comme dit Chateaubriand, «le feuillage n'a de grâce que sur l'arbre qui le porte.» On éprouve en essayant à les lire toute la peine qu'Alfieri a éprouvée en les écrivant.

Le style en est classiquement beau et fort, mais d'une beauté morte et d'une force enragée qui ne se détend jamais. Les vers blancs sans rime dans lesquels il écrit ses tragédies sont une prose cadencée, qui ne donne pas même à l'oreille le plaisir de la difficulté vaincue et de la complète harmonie des mots. C'est une prose concassée en fragments égaux, âpres, durs, secs, dont la brièveté, fruit de la réflexion, est le seul caractère, et qui exclut presque tout développement des sentiments et du drame; sorte d'algèbre en vers blancs, qu'un géomètre littéraire écrirait, non pour faire sentir, mais pour faire comprendre en peu de signes sa pensée; le contraire de l'éloquence, qui ne vous entraîne qu'en s'épanchant, et du drame, qui ne vous saisit, comme la nature, que par ses développements. Aussi ses tragédies ne méritent-elles pas ce nom; ce sont des dialogues des morts, où trois ou quatre acteurs causent ensemble avec une passion furieuse, et finissent au cinquième acte par s'entre-tuer: voilà les tragédies de ce grand homme de volonté, quelquefois éloquent par tirades, mais toujours fastidieux par sécheresse. Une admirable actrice italienne, rivale plus débordante de feu que Mlle Rachel, Mme Ristori, est venue à Paris et à Londres représenter devant le pays de Racine et de Shakespeare quelques scènes de ces tragédies toscanes d'Alfieri.

Comme on déclame en pays étranger, devant un peuple curieux, les balbutiements d'un écolier de rhétorique, on a applaudi la magique beauté, le geste neuf et pathétique, la sublime diction de la tragédienne; mais la tragédie? Non; personne n'a été tenté de traduire pour nous ces drames avortés, excepté M. Legouvé, par complaisance de talent, pour que l'actrice universelle eût le plaisir d'émouvoir en français les Français. Myrra a fait pleurer sur son amour néfaste, mais Myrra tout entière n'était qu'une scène, un dialogue entre la passion et l'impossible dont le coup de poignard est le seul dénoûment, une métaphysique en conversation, une frénésie en vers blancs.

IV.

Octavie, Timoléon, Mérope, Philippe II, Polynice, Antigone, Brutus I et Brutus II, Sophonisbe, Rosmonde, Oreste, Agamemnon, Virginie, Marie Stuart, la Conjuration des Pazzi, Don Garcia, Agis, etc., etc.; Saül, tragédie biblique que j'ai imitée ou traduite en vers dans ma jeunesse, et qui a quelque originalité parce qu'elle a plus de poésie réelle, ne sont pas sans talent, mais sont presque sans génie; ces plagiats plus ou moins éloquents de langue étrangère, si l'on n'est pas soi-même un maniaque de langues, ne laissent rien dans l'esprit de celui qui les parcourt, que la froide satisfaction de se dire: J'ai lu une banale déclamation dans un dialecte bien imité. Mais ce n'est pas ainsi que Shakespeare, Corneille, Racine, Voltaire, Gœthe, Schiller lui-même,—ont introduit ou renouvelé l'art théâtral dans leur pays.—Un pensum dialogué en vers toscans, voilà le vrai nom que l'Italie laissera à son prétentieux poëte dramatique, jusqu'à ce qu'on n'en parle plus, quand l'Italie aura son théâtre sérieux, après la fédération nationale des Italiens modernes?

Voilà l'homme! N'en parlons plus.

V.

Je reviens à la comtesse d'Albany. Le respect humain la rendit en apparence fidèle au culte de la gloire de ce grand homme convenu, qu'elle avait aimé jeune sous le nom d'Alfieri. Bien qu'elle en fût dès longtemps saturée sans le montrer et sans le dire, et qu'il y eût, dit-on, plus de domination que d'attrait dans l'espèce de subjugation qu'Alfieri exerçait sur elle, elle ne voulut pas l'avouer; elle eût retranché quelque chose à son excuse, en retranchant un atome à la grandeur factice de son héros. Elle consacra tout ce qui venait de lui à l'édition de ses pauvres œuvres et à la dépense de son monument en marbre par Canova. Quand ces devoirs furent accomplis, elle reprit dans la société de Fabre la vie élégante et princière qu'elle avait commencée à Paris avant la révolution. Elle recevait des amis assidus, dont j'ai particulièrement connu le plus grand nombre, cité par M. de Reumont et par M. Saint-René Taillandier dans son intéressante biographie des deux amis.

Le premier cité est le comte Baldelli, époux d'une charmante jeune femme et père d'une plus charmante fille. Le comte Baldelli vivait à Florence, et sa société savante plaisait à Mme d'Albany; je le voyais souvent moi-même de 1820 à 1826. Ses opinions, modifiées par la lecture du comte de Maistre, le séparèrent plus tard des amis florentins de la comtesse d'Albany. C'était un homme jeune encore, ardent, religieux, d'abord favorable à la révolution française, puis devenu plus acerbe contre elle, par esprit de piété et de propagande.

Voici la lettre qu'elle lui écrivit peu de jours après la mort d'Alfieri:

«Florence, 24 novembre 1803.

«Vous pouvez juger, mon cher Baldelli, de ma douleur par la manière dont je vivais avec l'incomparable ami que j'ai perdu. Il y aura samedi sept semaines, et c'est comme si ce malheur m'était arrivé hier. Vous qui avez perdu une femme adorée, vous pouvez concevoir ce que je sens. J'ai tout perdu, consolation, soutien, société, tout, tout. Je suis seule dans ce monde, qui est devenu un désert pour moi. Je déteste la vie, qui m'est odieuse, et je serais trop heureuse de finir une carrière dont je suis déjà fatiguée depuis dix ans par les circonstances terribles dont nous avons été témoins: mais je la supportais, ayant avec moi un être sublime qui me donnait du courage. Je ne sais que devenir; toutes les occupations me sont odieuses. J'aimais tant la lecture! Il ne m'est plus possible que de lire les ouvrages de notre ami, qui a laissé beaucoup de manuscrits pour l'impression. Il s'est tué à force de travailler, et sa dernière entreprise de six comédies était au-dessus de ses forces... Il a succombé en six jours sans savoir qu'il finissait, et a expiré sans agonie, comme un oiseau, ou comme une lampe à qui l'huile manque. Je suis restée avec lui jusqu'au dernier moment. Vous jugerez comme cette cruelle vue me persécute; je suis malheureuse à l'excès. Il n'y a plus de bonheur pour moi dans ce monde, après avoir perdu à mon âge un ami comme lui, qui, pendant vingt-six ans, ne m'a pas donné un moment de chagrin que celui que les circonstances nous ont procuré à l'un et à l'autre. Il est certain qu'il y a peu de femmes qui puissent se vanter d'avoir eu un ami tel que lui; mais aussi je le paye bien cher dans ce moment, car je sens cruellement sa perte. Je regrette bien votre absence; votre âme sensible et en même temps forte aurait relevé la mienne, qui est anéantie. J'ai trouvé du courage dans toutes les circonstances de ma vie: pour celle-ci, je n'en trouve pas du tout; je suis tous les jours plus accablée, et je ne sais pas comment je ferai pour continuer à vivre aussi malheureuse.»

Pour que rien ne manquât à l'exactitude et aussi à la moralité de cette histoire, il fallait entendre les cris de douleur que pousse la comtesse d'Albany. Écoutez encore ses gémissements et ses sanglots dans cette lettre à M. d'Ansse de Villoison. Je le répète, au moment où elle trace cette page, elle est sincère. On ne joue pas de cette façon avec la douleur et les larmes; on n'imite pas ainsi le désespoir. Oui, elle est sincère encore, à cette date, quand elle se voit seule dans un désert, quand elle parle de son impuissance de vivre. Le grand helléniste qui savait apprécier Alfieri a écrit à la comtesse ses compliments de condoléance.

Voici ce qu'elle lui répond:

«Florence, le 9 novembre 1803.

«J'étais bien sûre, mon cher monsieur, que vous prendriez un grand intérêt à la perte horrible que j'ai faite. Vous savez par expérience quel malheur affreux c'est de perdre une personne avec qui on a vécu pendant vingt-six ans, et qui ne m'a jamais donné un moment de déplaisir, que j'ai toujours adorée, respectée et vénérée. Je suis la plus malheureuse créature qui existe... Le plus grand bonheur, et le seul qui puisse m'arriver, ce serait d'aller rejoindre cet ami incomparable. Il s'est tué à force d'étudier et de travailler. Depuis dix ans qu'il était à Florence, il avait appris le grec tout seul. Il a traduit en vers une tragédie de chaque auteur grec, les Perses d'Eschyle, Philoctète de Sophocle, Alceste d'Euripide, et il a fait une Alceste à son imitation, ainsi qu'une tragi-mélodie d'Abel, qui est moitié tragédie et moitié pour chanter, afin de donner aux Italiens le goût de la tragédie: ce seront les premières choses que je ferai imprimer pour finir son théâtre. Il a traduit les Grenouilles d'Aristophane, tout Térence, tout Virgile en vers, c'est-à-dire l'Énéide,—la Conjuration de Catilina. Il a fait dix-sept satires, un tome de poésies lyriques. Il a écrit toute sa vie jusqu'au 14 mars de cette année, et puis il a fait depuis deux ans six comédies qui ont été la cause de sa mort, y travaillant trop pour les finir plus vite, et malgré cela il n'a pu en corriger que quatre et demie; il est tombé malade à la moitié du troisième acte de la cinquième. Il se portait très-bien le 3 octobre au matin, et il travailla à son ordinaire; je rentrai à quatre heures pour dîner, et je le trouvai avec la fièvre: la goutte s'était fourrée dans les entrailles, qu'il avait très-affaiblies depuis quelque temps, ne pouvant quasi plus manger... Enfin le samedi 8, après avoir passé une nuit moins mauvaise que les précédentes, il s'affaiblit, il perdit la vue, et mourut sans fièvre, comme un oiseau, sans agonie, sans le savoir. Ah! monsieur, quelle douleur! J'ai tout perdu: c'est comme si on m'avait arraché le cœur! Je ne puis pas encore me persuader que je ne le reverrai plus. Imaginez-vous que depuis dix ans je ne l'avais plus quitté, que nous passions nos journées ensemble; j'étais à côté de lui quand il travaillait, je l'exhortais à ne pas tant se fatiguer, mais c'était en vain: son ardeur pour l'étude et le travail augmentait tous les jours, et il cherchait à oublier les circonstances des temps en s'occupant continuellement. Sa tête était toujours tendue à des objets sérieux, et ce pays ne fournit aucune distraction. Je me reproche toujours de ne l'avoir pas forcé à faire un voyage: il se serait distrait par force. Son âme ardente ne pouvait pas exister davantage dans un corps qu'elle minait continuellement. Il est heureux, il a fini de voir tant de malheurs; sa gloire va augmenter: moi seule, je l'ai perdu, il faisait le bonheur de ma vie. Je ne puis plus m'occuper de rien. Mes journées étaient toujours trop courtes, je lisais au moins sept ou huit heures, à présent je ne puis plus ouvrir un livre. Pardonnez-moi de vous entretenir de mon chagrin. Je sais que vous avez de l'amitié pour moi et que vous aimiez cet ami incomparable: c'est ce qui fait que je me livre avec vous à ma douleur.

«....Vous me feriez grand plaisir de me donner de vos nouvelles, de vous et de vos occupations littéraires. Je sais que vous enseignez le grec moderne à l'Institut. On me dit qu'on imprime l'Énéide de M. Delille; je serais charmée de la lire, si ma tête peut un jour se calmer. Je n'ai aucun projet de déplacement; je vis au jour la journée, heureuse quand j'en ai fini une, et au désespoir d'en recommencer une autre. La mort serait pour moi un véritable bonheur; je déteste la vie, le monde, et tout ce qui s'y fait et s'y voit. Je ne vivais que pour un seul objet, et je l'ai perdu. Adieu, mon cher monsieur; plaignez-moi, car je suis bien malheureuse. Je ne puis m'arracher de ces lieux où j'ai vécu avec lui, et où il reste encore.»

Quoi de plus touchant? Chateaubriand, attaché alors à l'ambassade de Rome, venait d'arriver à Florence au moment où Alfieri rendait le dernier soupir; il le vit coucher au cercueil, il lut les deux inscriptions funéraires, il fut touché de cet immense amour, de ce dernier rendez-vous donné au sein de la mort; ces images devaient frapper l'auteur du Génie du Christianisme, et ce qu'elles avaient d'un peu théâtral n'était pas pour lui déplaire. Il s'apprêtait donc à en parler en poëte, comme il l'a fait trois mois après, sous l'impression toute récente de ce douloureux épisode, quand se produisit un incident assez singulier, un incident qui aurait pu le mettre en défiance, s'il y eût arrêté sa pensée. François-Xavier Fabre, le jeune peintre de Montpellier, qui était déjà pour Mme d'Albany un confident intime, écrivit de la part de la comtesse à M. de Chateaubriand pour le prier de ne rien publier qui pût être défavorable à la mémoire d'Alfieri. Qu'est-ce à dire? D'où viennent ces alarmes? Pourquoi ces précautions? Le sens de cette démarche, qui dut paraître si extraordinaire alors, n'est plus un secret pour nous aujourd'hui: on craignait que Chateaubriand, ayant visité Florence, n'eût appris bien des choses qui pouvaient nuire un peu à l'idéale peinture des amours d'Alfieri et de la comtesse. On craignait que cette consécration poétique, cette transfiguration merveilleuse de la réalité ne souffrît quelque atteinte dans l'esprit du brillant écrivain, s'il prêtait l'oreille à des confidences indiscrètes. On le suppliait enfin, avec la diplomatie du cœur, de ne pas altérer la légende; on lui fournissait même des notes pour entretenir son enthousiasme. La Vita di Vittorio Alfieri, scritta da esso, n'avait pas encore été publiée; il importait que Chateaubriand connût au moins les pages enflammées où le Dante piémontais glorifie sa royale Béatrice. C'est à cette demande, à ces préoccupations, à ces inquiétudes inattendues, que répondait Chateaubriand, quand il adressait à Fabre la lettre que voici:

Monsieur,

J'ai reçu votre obligeante lettre, ainsi que le paquet que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer par Son Éminence monseigneur le cardinal de Consalvi. Je vous prie seulement de m'adresser directement à l'avenir ce que vous pourriez avoir à me faire passer. Les moyens les plus simples sont toujours les plus prompts et les plus sûrs.

J'ignore encore le moment, monsieur, où je pourrai faire usage de votre excellente notice. Ma tête est tellement bouleversée par des chagrins de toute espèce, que je ne puis rassembler deux idées[4]. J'espère que mon ami sera arrivé sans accident à Venise. L'air de Florence et surtout celui de Rome lui étaient tout à fait contraires. Les marais de Venise ne sont pas sans inconvénients, mais il faut bien prendre son parti. En général, toutes les personnes qui ont la poitrine délicate se plaignent beaucoup de ce pays, et c'est ce qui me forcera moi-même à l'abandonner.

Au reste, monsieur, soyez sûr que je ne publierai rien sur le comte Alfieri qui puisse vous être désagréable, et surtout à son admirable amie, aux pieds de laquelle je vous prie de mettre mes respects. Si les circonstances me le permettent, je vous soumettrai mon travail avant de l'envoyer à l'imprimerie.

J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Chateaubriand.

«P. S. Je reçois l'arrêté de ma promotion à une autre légation. Je pars pour Naples, et j'espère être à Florence du 15 au 20 janvier. J'aurai sûrement l'honneur de vous y saluer.

«Je prends la liberté de vous adresser cette lettre chez Mme la comtesse d'Albany, faute d'avoir votre adresse directe: j'espère qu'elle voudra bien me le pardonner.

«Rome, mercredi 28 décembre 1803.»

Ce scrupule d'inquiétude de Mme d'Albany prouve qu'elle redoutait quelques vérités pénibles racontées dans le public européen par un mot indiscret de Chateaubriand, dont elle sollicitait le silence.

Le silence fut accordé, et rien ne troubla les obsèques du grand homme ni la paix de son amie.

VI.

Dans le même temps elle se ressouvint de l'ancienne amitié qu'elle avait conçue, en 1792, pour la femme du premier consul, qui fut plus tard l'impératrice Joséphine Beauharnais. Joséphine lui répondit:

Paris, 1801.

Combien je vous remercie, ma chère amie, de l'intérêt touchant que vous nous accordez, à Bonaparte et à moi! Une amitié distinguée comme la vôtre offre des consolations au milieu des idées affligeantes qui naissent des dangers continuels auxquels on est exposé, et l'on regrette moins de les avoir courus quand ils excitent les témoignages d'une estime aussi pure que celle que vous nous laissez voir.

Joséphine Bonaparte, née La Pagerie.

P. S. Je vois souvent ici M. de Lucchesini, dont j'estime beaucoup l'esprit et le caractère. Nous parlons de vous fréquemment, et je l'aime à cause de l'attachement qu'il vous porte.—Dites, je vous prie, de ma part, à Mme de Bernardini tout ce que vous pouvez imaginer d'aimable. Adieu, chère princesse.

Mme de Staël, qui l'avait beaucoup connue et cultivée à Paris, de 1789 à 1793, lui écrivit un billet de condoléance. Elle l'appelait sa chère souveraine, et ce nom, où la familiarité s'unissait au respect, flattait les deux femmes:

Bologne, 22 mars 1805.

Je ne sais, madame, si j'ai su vous exprimer comme je le sentais mon respect pour vous et pour votre malheur. Je ne suis jamais entrée sans émotion dans votre maison; je ne vous ai jamais vue sans l'intérêt le plus tendre; je me persuade que nos amis sont réunis, et je vous demande de penser quelquefois au mien, qui a partagé un grand nombre des opinions de celui qui vous fut si cher. Oh! je ne puis croire qu'un jour nous ne nous retrouverons pas tous. L'affection serait sans cela le plus trompeur des sentiments naturels... Mes compliments à vos dames, et pour vous, madame, le plus tendre et le plus respectueux attachement.

Necker de Staël-Holstein.

VII.

Cependant, le 4 septembre 1810, époque précise où j'arrivai en Toscane, le monument funèbre de Canova fut inauguré dans l'église de Santa-Croce, malgré la véhémente réclamation du clergé. Mme d'Albany était à Paris et conversait avec Bonaparte, auprès de qui elle avait alors la nécessité de conserver une attitude de bienveillance utile à ses intérêts et qui ne répugnait point à ses opinions. Ses liaisons avec Mme de Staël et sa société lui rendaient, sous l'Empire, son rôle très-complexe et très-délicat. Elle ne désirait point rompre avec les connaissances de Mme de Staël à Coppet et à Paris, et elle voulait moins encore se déclarer en hostilité avec l'homme dont sa tranquillité et son bien-être dépendaient; toute sa fortune en France et en Angleterre était dans ces ménagements.

Un ami de Mme de Staël, M. de Sismondi, Toscan d'origine, Genevois de séjour, Français de goût, l'embarrassait beaucoup par ses correspondances très-indiscrètes; il ne cessait de la provoquer, avec un défaut de tact qui touchait par la candeur à une ingénuité presque niaise, à se prononcer contre l'Empire. On voit clairement combien cette importunité lui était à charge. Sismondi, retiré pendant quelques mois à Pescia, sa patrie, en Toscane, ne s'en apercevait pas; il continuait l'obsession de sa correspondance compromettante.

Voici une de ses lettres, du 7 juin 1807, de Pescia:

Madame,

Permettez-moi de me rappeler à votre souvenir en vous envoyant les deux premiers volumes de mon histoire. Si votre noble ami avait vécu, c'est à lui que j'aurais voulu les présenter, c'est son suffrage que j'aurais ambitionné d'obtenir par dessus tous les autres. Son âme généreuse et fière appartenait à ces siècles de grandeur et de gloire que j'ai cherché à faire connaître. Né comme par miracle hors de son siècle, il appartenait tout entier à des temps qui ne sont plus, et il avait été donné à l'Italie comme un monument de ce qu'avaient été ses enfants, comme un gage de ce qu'ils pouvaient être encore. Il me semble que l'amie d'Alfieri, celle qui consacre désormais sa vie à rendre un culte à la mémoire de ce grand homme, sera prévenue en faveur d'un ouvrage d'un de ses plus zélés admirateurs, d'un ouvrage où elle retrouvera plusieurs des pensées et des sentiments qu'Alfieri a développés avec tant d'âme et d'éloquence. Avant la fin de l'été, je compte aller à Florence vous rendre mes devoirs et entendre de votre bouche, madame, votre jugement sur mes Républiques.

Il y a quinze jours que j'ai quitté Mme de Staël à Coppet; elle avait chargé son libraire de vous faire parvenir sa Corinne, et elle se flattait que vous l'aviez reçue. Si cependant elle ne vous est pas parvenue encore, je pourrai vous en envoyer un exemplaire; je serai sûr, en le faisant, de l'obliger, car elle désirait sur toute chose que cet ouvrage fût de bonne heure entre vos mains, et qu'il obtînt votre approbation. Je me flatte qu'elle sera entière, et que, si la France a été juste pour elle, l'Italie sera reconnaissante.—Vous aurez su, madame, que notre amie a éprouvé de nouveaux désagréments. Vous en aurez su même davantage, car la malignité publique s'est plu à en exagérer les rapports. On lui avait laissé acheter une campagne dans la vallée de Montmorency, en lui donnant des espérances trompeuses, et, au lieu de lui permettre ensuite de l'habiter, on avait confirmé l'exil à trente lieues; c'est alors qu'elle est revenue à Coppet où j'ai passé un mois auprès d'elle. Aujourd'hui je m'éloigne d'elle de nouveau, et pour une année entière; mais j'espère voir bientôt ici un autre de nos amis communs, M. de Bonstetten, qui doit avoir eu, il y a peu de mois, l'avantage de vous voir, et qui m'annonce par sa dernière lettre son retour prochain de Rome. Peut-être vous l'arrêterez quelque temps à Florence, et nous nous le disputerons...

J.-Ch.-Léon Simonde Sismondi.

Pescia, 18 juin 1807.

Nous voici, dès cette première lettre, introduits dans le monde de Mme de Staël. Entre le château de Coppet et le palais du Lung' Arno, Sismondi sera désormais un intermédiaire actif et dévoué. Plus d'un curieux détail, ignoré des biographes les mieux informés, des historiens littéraires les plus pénétrants, va nous être révélé dans ses messages. Pourquoi n'avons-nous pas les lettres de Mme d'Albany? Le tableau serait bien autrement complet; profitons du moins des pages qui nous restent. Mme d'Albany a dû répondre immédiatement à la lettre que nous venons de citer, et sans doute elle regrettait de ne pas avoir encore reçu la Corinne de Mme de Staël, dont la publication toute récente avait causé une émotion si vive. «S'il faut en croire une anecdote, dit M. Villemain, le dominateur de la France fut tellement blessé du bruit que faisait ce roman, qu'il en composa lui-même une critique insérée au Moniteur.» Cette critique amère et spirituelle, au jugement de M. Villemain, mais surtout si fort inattendue, n'aurait-elle pas été provoquée par le refus qu'opposa Mme de Staël à certaines insinuations du maître? La lettre suivante, datée du 25 juin, peut jeter quelque jour sur ce singulier incident:

«Je me hâte de vous envoyer Corinne, c'était à vous que l'auteur voulait que son livre parvînt avant tout autre en Italie. Mme de Staël n'avait point attendu le voyage long et incertain de M. de Sabran, elle avait donné ordre à son libraire de vous expédier cet ouvrage au moment où il paraîtrait. Si cet exemplaire, qui vous était destiné, vous parvient enfin, je prendrai la liberté de vous le demander pour le faire passer à Naples à la place de celui-ci. Sans doute, madame, moi aussi j'aurais ardemment désiré que Mme de Staël eût assez de fermeté dans le caractère pour renoncer complétement à Paris et ne faire plus aucune démarche pour s'en approcher; mais elle était attirée vers cette ville, qui est sa patrie, par des liens bien plus forts que ceux de la société; ses amis, quelques personnes chères à son cœur, et qui seules peuvent l'entendre tout entier, y sont irrévocablement fixées. Il ne lui reste que peu d'attachements intimes sur la terre, et hors de Paris elle se trouve exilée de ce qui remplace pour elle sa famille aussi bien que de son pays. C'est beaucoup, sensible comme elle est, passionnée pour ce qui lui est refusé, faible et craintive comme elle s'est montrée souvent, que d'avoir conservé un courage négatif qui ne s'est jamais démenti. Elle a consenti à se taire, à attendre, à souffrir pour retourner au milieu de tout ce qui lui est cher; mais elle a refusé toute action, toute parole qui fût un hommage à la puissance. Encore à présent, comme on la renvoyait loin de la terre qu'elle avait achetée, le ministre de la police lui fit dire que, si elle voulait insérer dans Corinne un éloge, une flatterie, tous les obstacles seraient aplanis et tous ses désirs seraient satisfaits. Elle répondit qu'elle était prête à ôter tout ce qui pouvait donner offense, mais qu'elle n'ajouterait rien à son livre pour faire sa cour. Vous le verrez, madame, il est pur de flatterie, et, dans un temps de honte et de bassesse, c'est un mérite bien rare.—Nous allons donc bientôt voir ceux où l'âme antique de votre ami s'exprime avec toute sa fierté, toute son énergie. Je n'en doute pas, madame, vous réussirez à obtenir une libre publication, puisque vous avez déjà été si avant. Ce succès ne pouvait être obtenu que par vous seule au monde; il fallait les efforts, le courage, la persévérance d'une affection que la mort a rendue plus sacrée et qu'elle a presque transformée en culte. Parmi ces hommes qui comprennent si mal les hautes pensées et les sentiments généreux, il reste cependant encore une secrète admiration pour des vertus et un dévouement dont ils sont incapables. Vous les avez dominés, vous les dominerez encore par cette profonde vérité de votre caractère et de vos affections. Ils céderont, ils obéiront au grand nom d'Alfieri, parce que vous, en sentant toute la hauteur de son génie, toute la noblesse de son caractère, vous les forcez à le reconnaître.

«J.-Ch.-L. Simonde Sismondi.

«Pescia, 25 juin 1807.»

VIII.

Pendant que Mme de Staël réunissait à Coppet l'élite de ces esprits dépaysés, ennemis momentanés de l'empire, Mme d'Albany, attentive à ne pas mécontenter l'empereur, proscrivait la politique de son salon, et y recevait les proconsuls français avec empressement. La grande-duchesse Élisa Bonaparte régnait à Florence; Mme d'Albany se gardait de rompre avec sa cour. M. de Sismondi lui écrivait avec ironie sur ces relations. C'était le moment où Mme de Staël, entre Schlegel et Benjamin Constant, écrivait le plus réellement beau de ses ouvrages, l'Allemagne.

«Vous avez lu sans doute les Martyrs de Chateaubriand; c'est la chute la plus brillante dont nous ayons été témoins, mais elle est complète: les amis mêmes n'osent pas le dissimuler, et, quoiqu'on sache que le gouvernement voit avec plaisir ce déchaînement, la défaveur du maître n'a rien diminué de celle du public. La situation de Chateaubriand est extrêmement douloureuse; il voit qu'il a survécu à sa réputation, il est accablé comme amour-propre, il l'est aussi comme fortune, car il n'a rien. Il ne tient aucun compte de l'argent, et il a dépensé sans mesure ce qu'il comptait gagner par cet ouvrage, qui, au contraire, achève de le ruiner. J'en ai une pitié profonde; c'est un si beau talent mal employé! C'est même un beau caractère, qui, à quelques égards, s'est démenti. Comme il n'est rien qu'avec effort, comme il veut toujours paraître au lieu d'être lui-même, ses défauts sont tachés comme ses qualités, et une vérité profonde, une vérité sur laquelle on se repose avec assurance, n'anime pas tous ses écrits. Ainsi on assure qu'il est très-indépendant de caractère, qu'il parle avec une grande liberté et un grand courage; cependant il y a dans les Martyrs des passages indignes de ces principes, il y en a où il semble avoir cherché des allusions pour flatter. Il a pris la servilité pour le caractère de la religion, parce qu'il a appris cette religion au lieu de la sentir.

«Nous sommes à présent réunis à Coppet. Mme de Staël a auprès d'elle tous ses enfants, mais l'aîné est sur le point de partir pour l'Amérique; il va reconnaître les terres qu'ils y possèdent et prendre des arrangements pour le voyage de sa mère elle-même, car celle-ci veut dans une année chercher la paix et la liberté au-delà de l'Atlantique. Il m'est impossible de dire tout ce que je souffre de cette perspective et combien je suis abîmé de douleur en pensant à la solitude où je me trouverai. Depuis huit ou neuf ans que je la connais, vivant presque toujours auprès d'elle, m'attachant à elle chaque jour davantage, je me suis fait de cette société une partie nécessaire de mon existence: l'ennui, la tristesse, le découragement m'accablent dès que je suis loin d'elle. Une amitié si vive est bien au-dessus de l'amour, car il m'est arrivé plus d'une fois d'en ressentir pour d'autres femmes..., sans que les deux sentiments méritassent seulement d'être comparés l'un à l'autre. Nous avons ici Benjamin, M. de Sabran et M. Schlegel; M. de Bonstetten y reviendra bientôt aussi; il est à présent à Berne, où il n'avait, je crois, pas fait de voyage depuis la Révolution. On nous annonce pour l'été la plus brillante compagnie de Paris: à la bonne heure, je ne suis curieux de rien, et je ne voudrais pas ajouter au cercle que nous avons déjà. Je porte envie à votre calme, je porte envie à votre retraite dans les livres et la pensée, mais vous aussi avez connu les orages du cœur, et vous ne voudriez pas n'avoir pas eu cette intuition complète de la vie.»

IX.

En 1810, l'empereur sachant l'arrivée de Mme d'Albany à Paris, la reçut bien, et lui parla en souverain qui veut être compris par une femme, jadis souveraine. Fabre l'accompagnait. En personne prudente, elle n'eut garde de se montrer à Genève, où ses amis de Coppet espéraient bien l'arrêter au passage. «Je ne sais quelle route vous avez prise pour ne pas y arriver,» lui écrivait Bonstetten. Ce n'était point le cas, pensait-elle, de faire une halte à Coppet au moment de subir un interrogatoire de l'empereur. On s'aperçoit de plus en plus qu'il n'y a rien d'héroïque chez la reine d'Angleterre. Elle arriva donc avec Fabre dans ce Paris qu'elle avait quitté dix-sept années auparavant, soutenue par Alfieri au milieu des vociférations de la populace. Que de changements dans sa destinée! Que de différences aussi entre le Paris du 10 août et le Paris de 1809! Une seule ressemblance rapprochait les deux époques: la liberté individuelle n'avait pas encore de garanties. L'empereur, nous le savons par les lettres de Fabre, reçut la comtesse avec courtoisie, mais avec une courtoisie un peu ironique dans la forme, et au fond singulièrement impérieuse: «Je sais,» lui dit-il, «quelle est votre influence sur la société florentine; je sais aussi que vous vous en servez dans un sens opposé à ma politique; vous êtes un obstacle à mes projets de fusion entre les Toscans et les Français. C'est pour cela que je vous ai appelée à Paris, où vous pourrez tout à loisir satisfaire votre goût pour les beaux-arts.»

Elle n'y séjourna que quelques mois. L'empereur ne tarda pas à être convaincu de sa parfaite innocuité en Toscane, et l'y laissa retourner, vieillir et mourir!

X.

Mme de Staël voyait, pendant ce temps, son bel ouvrage sur l'Allemagne saisi et mis au pilon par la police. Sismondi se désolait et écrivait bêtement à Mme d'Albany qu'il espérait qu'elle passerait à Coppet et qu'elle s'y arrêterait pour consoler son hôtesse. Elle s'en garda bien, rentra à Florence, et de là à Naples. Un pamphlétaire français d'un grand esprit, mais d'un caractère versatile comme militaire, Paul-Louis Courier, la cultiva.

L'esprit de parti a voulu en faire un héros d'un seul bloc; voici ce que je tiens moi-même du plus honnête des hommes, le général de l'artillerie française à Wagram, Pernetty: «Je l'avais placé sur le bord du Danube, la nuit qui précéda la bataille de Wagram. Je ne le retrouvai plus à son poste le lendemain, et j'appris qu'il était parti pour l'Italie, sans congé et sans avis! C'était la deuxième ou troisième fois qu'il manquait ainsi par caprice et par indiscipline à ma confiance.—Je le remplaçai le matin de la bataille, et je ne pensai plus à un tel homme.»

Paul-Louis Courier note dans ses œuvres une conversation très-brillante qu'il soutint contre la comtesse d'Albany et Fabre dans cette occasion.

XI.

1813 sonnait la chute de l'empire et la décomposition momentanée de l'œuvre politique. Mme d'Albany regardait, comme elle le dit, de sa fenêtre, passer le flux et le reflux des événements. Elle était un peu trop compromise avec le nouveau pouvoir pour se réjouir secrètement de sa disparition. Elle se tut; mais 1815 éclata, comme le coup de foudre d'un orage qu'on avait cru épuisé d'électricité et qui allait recommencer sur le monde.

Quel ne fut pas son étonnement quand ce même Sismondi, si implacable quelques mois auparavant contre le tyran du monde, semblable à Benjamin Constant, son compatriote et son modèle, passa soudainement aux pieds de l'exilé vaincu de l'île d'Elbe, se fit nommer au conseil d'État pour que son ami Benjamin Constant ne fût pas seul dans l'apostasie de sa haine, et écrivit à la comtesse des lettres embarrassées et inexplicables pour expliquer cette politique sans convenance et sans transition!

Sismondi écrit:

«Voilà donc, madame, le dernier acte de cette terrible tragédie commencé! Selon toute apparence, nous marchons rapidement au dénoûment. Le sénat assemblé à Paris sous les yeux des armées étrangères déposera l'empereur, il proclamera le roi, avec ou sans conditions, il acceptera au nom de la France la paix qu'on voudra bien lui donner, il attendra de la générosité des puissances coalisées qu'elles retirent leurs armées, ce qui pourrait bien n'être pas si prompt; mais en attendant il sera obéi par les armées françaises et par toute la France. Ce météore flamboyant a éclaté. Le magicien a prononcé les paroles sacramentelles qui détruisent l'enchantement. Tout est fini. Il ne s'agit plus que de savoir comment Bonaparte mourra: il ne peut plus vivre. Dieu sait ce qui viendra ensuite, si ce sera le partage de la France, ou la guerre civile, ou le despotisme, ou l'anarchie, ou enfin la paix et la liberté, que les proclamations du jour feraient espérer. Il n'y a qu'une bonne chance contre un millier de mauvaises. C'était une grande raison à tous ceux qui aiment la France pour ne pas vouloir que ce terrible dé fût jeté; il est en l'air, il ne reste plus à présent qu'à faire des vœux pour qu'il tombe bien. Sans doute l'intérêt bien entendu des coalisés serait encore aujourd'hui même d'accord avec celui de la France et de l'humanité; mais est-ce une raison pour oser se flatter qu'il sera écouté? Quidquid delirant reges... et pourquoi finiraient-ils de délirer?... Quant à l'homme qui tombe aujourd'hui, j'ai publié quatorze volumes sous son règne, presque tous avec le but de combattre son système et sa politique, et sans avoir à me reprocher ni une flatterie, ni même un mot de louange, bien que conforme à la vérité; mais au moment d'une chute si effrayante, d'un malheur sans exemple dans l'univers, je ne puis plus être frappé que de ses grandes qualités. Sa folie était de celles que la nôtre n'a que trop longtemps qualifiées du nom de grandeur d'âme. Les ressorts par lesquels il maintenait un pouvoir si démesuré, quelque violents qu'ils nous parussent, étaient modérés, si on les compare à l'effort dont il avait besoin et à la résistance qu'il éprouvait. Prodigue du sang des guerriers, il a été avare de supplices, plus non pas seulement qu'aucun usurpateur, mais même qu'aucun des rois les plus célèbres...»

Il paraît que cette horreur de Sismondi pour la contre-révolution, et surtout cette impartialité d'historien, cet hommage au glorieux vaincu de la campagne de France, scandalisèrent profondément la comtesse. À la vivacité des répliques de Sismondi, on voit que la discussion avait pris un caractère passionné. Mme d'Albany ne pouvait comprendre qu'un ami de Mme de Staël pardonnât si facilement; elle ne pouvait comprendre qu'on se préoccupât encore des idées de 89 après tant de si horribles malheurs, après des déceptions si cruelles, et, quand elle reprochait au grave historien son irréflexion, sa témérité juvénile, peu s'en fallait, en vérité, qu'elle ne l'accusât de passions révolutionnaires.

«Notre dissentiment, répliquait Sismondi, avec son énergique bon sens, tient à ce que vous vous attachez aux personnes, tandis que je m'attache aux principes. Nous sommes fidèles chacun à l'objet primitif de notre attachement ou de notre haine, moi aux choses, vous aux gens. Moi, je continue à professer le même culte pour les idées libérales, la même horreur pour les idées serviles, le même amour pour la liberté civile et religieuse, le même mépris et la même haine pour l'intolérance et la doctrine de l'obéissance passive. Vous, madame, vous conservez les mêmes sentiments pour les hommes, dans quelque situation qu'ils soient. Ceux que vous avez plaints et révérés dans le malheur, vous les aimez aussi dans la prospérité; ceux que vous avez exécrés quand ils exerçaient la tyrannie, vous les exécrez encore quand ils sont tombés... En comparant ces deux manières de fidélité, l'une aux principes, l'autre aux personnes, je remarquerai, quoi que vous en puissiez dire, que la vôtre est beaucoup plus passionnée, beaucoup plus jeune que la mienne...»

XII.

Mme de Staël, qui était allée à Pise marier sa fille avec M. le duc de Broglie, écrivait à la comtesse des lettres empreintes du même embarras que Sismondi:

«Pise, 20 décembre 1815.

«Combien je vous remercie, madame, de votre inépuisable bonté!... J'espère que le duc de Broglie pourra être ici le 1er de février; alors nous irons tous à vos pieds, et je sortirai de mon exil de Pise. La princesse Rospigliosi, qui vous connaît et qui vous admire, est en femmes la seule avec qui j'aime à causer. Il y a deux ou trois hommes d'esprit et de sens: du reste, c'est une ignorance dans les nobles dont je ne me faisais pas l'idée. Vous dites avec raison qu'on est aussi libre ici que dans une république. Certainement, si la liberté est une chose négative, il ne s'y fait aucun mal quelconque; mais où est l'émulation, où est le mobile de la distinction dans les hommes? Je croirais avec vous que c'est un grand bonheur pour le monde que l'affranchissement de Bonaparte, et qu'un peu de bêtise dont on est assez généralement menacé vaut mieux que la tyrannie; mais la France, la France, dans quel état elle est! Et quelle bizarre idée de lui donner un gouvernement qui a de bien nombreux ennemis, en ôtant à ce pauvre bon roi qu'on lui fait prendre tous les moyens de se faire aimer, car les contributions et les troupes étrangères se confondent avec les Bourbons, quoiqu'ils en soient à beaucoup d'égards très-affligés! J'ai dit, quand à Paris la nouvelle de cet affreux débarquement de Bonaparte m'est arrivée: «S'il triomphe, c'en est fait de toute liberté en France; s'il est battu, c'en est fait de toute indépendance,» N'avais-je pas raison? Et ce débarquement, à qui s'en prendre? Se pouvait-il que l'armée tirât sur un général qui l'avait menée vingt années à la victoire? Pourquoi l'exposer à cette situation? Et pourquoi punir si sévèrement la France des fautes qu'on lui a fait commettre? J'aurais plutôt conçu le ressentiment en 1814 qu'en 1815; mais alors on craignait encore le colosse abattu, et après Waterloo c'en était fait. Voilà ma pensée tout entière... Ai-je raison? C'est à votre noble impartialité que j'en appelle. J'aurai beaucoup de plaisir à revoir M. et Mme de Luchesini, mais rien n'égalera celui que je sentirai près de vous. Mille respects.

«N. de Staël.»

Mme d'Albany, toujours sensée et modérée dans son hostilité, ne comprenait plus rien à ces inconséquences. Son salon, rouvert avec la paix, accueillait tous les voyageurs intéressants qui briguaient l'honneur de la voir. Ce fut alors qu'en 1820 j'y fus moi-même introduit par le comte Gino Capponi, qui vit encore; c'était l'homme de l'Italie sagement libérale.

M. de Reumont me cite dans la liste de ces adorateurs du génie, de la gloire, de la renommée. «C'est la duchesse de Devonshire, la plus belle et la plus riche des Anglaises, avec laquelle j'étais lié, et qui me mentionne dans son testament d'amitié peu d'années après; l'excellent cardinal Consalvi, ministre du cœur de Pie VII; lord Byron; Hoblouse, son ami; Thomas Moore, le poëte de l'Inde; lord Russell, qui gouverne encore aujourd'hui l'Angleterre; Lamartine, ajoute l'historien, non plus timide et tremblant, comme en 1811, mais levant déjà son front inspiré, et lisant à ce noble auditoire les strophes mélodieuses qui allaient renouveler la poésie en France.»

Ce salon était un sommet serein de la pensée qui réapparaissait au-dessus des flots. On se sentait illustré en y posant le pied. La renommée est un prestige. On croyait y participer en adorant de près et familièrement la place où, en s'éteignant, elle avait laissé la plus belle et la plus chère moitié d'elle même. On croyait sérieusement alors qu'Alfieri était mort grand homme. En se faisant illusion à soi-même, il l'avait fait aux autres. Tels étaient les sentiments dont j'étais animé à son égard et à l'égard de Mme d'Albany. J'étais encore à l'âge des belles illusions. Je serais entré à Ferney, que je n'aurais pas cherché avec plus de respect les traces encore chaudes du génie très-réel de Voltaire. J'éteignais le bruit de mes pas sur chaque marche de l'escalier pour ne pas éveiller l'ombre de ce soi-disant poëte.

Mme d'Albany recevait avec grâce et bonté ces hommages qui la relevaient à ses propres yeux.

Le 24 janvier 1824, elle s'éteignit aux premiers rayons de l'aurore. Elle n'avait point paru gravement malade. Elle mourut tout entière. Elle avait reçu avec décence les secours spirituels de la religion; son testament était en faveur de Fabre. Ses legs, soigneusement spécifiés, étaient le registre de ses amitiés. Sa mère, qui vivait encore, la duchesse de Berwik, sa sœur aînée, y eurent les principales parts. Fabre, après avoir accompli tout ce qu'il devait à son amie et à la ville de Florence, obtint du prince l'autorisation de se retirer, avec tous ses trésors d'art et de littérature, dans la patrie de son enfance; il vint mourir à Montpellier, se faisant de sa ville natale une famille, et léguant son nom au musée qu'il y forma, en sanctifiant ainsi sa bonne fortune. Ainsi la mort seule dénoua ce drame et congédia les trois acteurs. Alfieri ne laissa pas une œuvre mais un nom; Mme d'Albany alla dormir à l'ombre de ce nom dans le mausolée de son amant. Fabre, comme un personnage épisodique, disparut humblement dans l'obscurité de sa ville des Gaules, et tout fut dit.

XIII.

La comtesse d'Albany, à l'âge où je la connus, devait naturellement appeler la curiosité sur sa physionomie, et faire demander si elle avait été belle. J'avais plus qu'un autre cette curiosité; vous devez l'avoir: voici son portrait à cinquante-cinq ans:

Était-elle encore belle de cette beauté que les Laure de Pétrarque, les Léonora du Tasse, les Vittoria-Colonna de Michel-Ange, les Béatrice de Dante, les Fornarina de Raphaël, les Récamier de Chateaubriand, ont laissée dans l'éternel souvenir de la postérité? Non.

Mais avait-elle dû, dans sa première jeunesse, être assez belle pour allumer dans l'âme d'un Piémontais, résolu à être un grand homme, une de ces passions classiques qui complètent le grandiose d'un poëte en Italie? Oui.

D'abord la comtesse d'Albany avait dû être très-séduisante à seize ans, puisque la cour de France, et le conseil des amis du prétendant, qui voulaient perpétuer la race des Stuarts et arracher Charles-Édouard à ses mauvaises habitudes de vie, en avaient fait choix, pour cette séduction, parmi toutes les belles héritières d'Angleterre, d'Écosse, de Belgique et d'Allemagne; et tout indique qu'elle l'était alors.

Quand je la vis, elle était un peu alourdie de taille, mais nullement flétrie de visage. La légèreté qui avait quitté son corps n'avait point quitté sa physionomie. On sentait en la décomposant qu'elle avait du être remarquablement agréable dans ses belles années. Sa taille moyenne n'était ni grande ni petite: la taille qui exclut la majesté, mais qui permet l'agrément; ses cheveux étaient blonds, son front poli et divisé au milieu en deux zones légèrement arrondies, qui indiquent la facilité de l'intelligence; ses joues d'un contour élastique, son nez un peu grossi et retroussé qu'on ne voit jamais en Italie, mais qui dans la jeunesse donne à la figure un mordant et un éveillé très-propre à mordre et à éveiller le regard, sa bouche entr'ouverte et souriante, douce, fine, pleine de réticence sans malignité; le plus beau de ses traits, c'étaient ses yeux, d'un bleu noir, larges, confiants, obéissants à sa pensée; elle leur commandait. Son regard était toujours approprié à la personne qu'elle regardait, comme s'il y avait eu un secret entre elle et son interlocuteur. Un voile naturel quoique invisible semblait répandu sur cet ensemble. Le cou était un peu gros, et les contours de sa stature annonçaient une femme qui eût été mère si la politique n'avait pas faussé sa riche nature. En contemplant Fabre, dont les traits spirituels, quoique vulgaires, rappelaient si fidèlement ceux de son amie, je me suis demandé souvent si la maternité n'était pas involontairement le vrai mot de ce mystère. Telle qu'elle était, et en enlevant par la pensée trente ans de vie agitée à cette personne, on ne pouvait s'empêcher de lui restituer une vivacité sereine et une grâce agile, en contraste avec la majesté de son rang et avec les malheurs de son union, très-propres à inspirer un immense amour. En un mot, Mme d'Albany par son extérieur attristait, mais n'étonnait pas. Sa conversation, sans aucune prétention, attachait et intéressait ses habitués; on désirait la voir par curiosité, et, une fois vue, on désirait la revoir par amitié. Le caractère dominant de sa personne et de son esprit était la bonté, la sérénité, et une certaine dignité rêveuse qui rappelait sa vie sans en parler jamais. Sa destinée parlait assez pour elle.

Telles sont les impressions exactes que j'en ai reçues et conservées: une femme du nord de l'Allemagne dépaysée par le sort dans une cour proscrite, et naturalisée par l'habitude dans le midi de l'Italie. On ne pouvait s'empêcher de compatir à ses revers, d'excuser ses fautes, de respecter ses adversités. On comprenait même les faiblesses qu'elle avait eues en 1792 envers la cour d'Angleterre. Née à Stolberg, dans une famille privée, prise par ambition dans son couvent de chanoinesses pour régénérer une famille royale, maltraitée par le prétendant son mari, obligée de s'en séparer pour éviter les derniers outrages, séduite par l'amour d'un homme qu'elle croyait grand; pendant cette séparation, le prétendant mort, et ne devant plus rien à son nom, elle accepta une pension modique de la France et une de l'Angleterre pour soutenir son rang de princesse et l'honneur de son trône évanoui!—Elle ne devait plus rien à personne qu'à elle-même; elle ne sacrifiait rien de ses droits anéantis; la misère royale d'une femme qui avait porté la triple couronne d'Angleterre ne déshonorerait maintenant que l'Angleterre elle-même. La comtesse d'Albany eut tort d'abaisser l'ombre des Stuarts devant la maison d'Hanovre; mais la maison d'Hanovre eut plus tort cent fois d'exiger cet abaissement peut-être juste. Voilà mon jugement: le vrai coupable de cette inconvenance fut le républicain Alfieri, conseiller et compagnon de cette reine, et vivant de l'inconvenance commise sous ses auspices par la royauté.

XIV.

Quant à Alfieri lui-même, nous avons son portrait par Fabre, au milieu de ses années. Sa taille était gigantesque comme sa prétention; il avait plus de six pieds. Ses traits correspondant à cette majesté du corps, un front haut et droit, un œil vaste, encaissé profondément dans une arcade creuse et sévère; un nez droit bien dessiné, surmontant une bouche dédaigneuse; un tour de visage maigre et dur; des cheveux touffus et longs, couleur de feu, comme ceux d'un Apollon des Alpes, qu'il rejetait en arrière, tantôt enfermés dans un ruban, tantôt flottant et épars sur le collet de son habit: cheveux rouges qu'on ne rencontre jamais en Italie, mais qui sont le signe des races étrangères et la marque naturelle de l'homme du Nord, l'Anglais, l'Allobroge, le Piémontais teint de Savoyard. Sa physionomie, frappant au premier aspect, avait quelque chose de sauvage, qui étonnait mais n'attirait pas. Mais, en totalité, il pouvait avoir paru beau dans sa jeunesse à une femme transplantée en Italie, qui cherchait la forme de la force dans un protecteur de sa faiblesse. C'est par là qu'il avoit dû plaire à cette jeune et vive Allemande rencontrée au bord de l'Arno et intimidée par un vieux mari. Les disgrâces et les événements avaient fait le reste. L'amour d'un géant est l'attrait de la faiblesse. Mais Alfieri n'avait ni charme, ni grâce, ni douceur: on l'aimait par surprise, on continuait de l'aimer par crainte; on se figurait que la force de ses traits était une marque de la force de son génie, et que ce génie était démesuré comme son corps... Ce génie n'était qu'imaginaire; on n'osait pas en douter tout haut, on se résignait tout bas à son erreur. Tel fut évidemment le secret de son ascendant sur la comtesse d'Albany tant qu'il vécut, et de l'espèce de culte ostensible qu'elle lui rendit jusqu'après sa mort, en voulant lui bâtir un monument à deux. Mais longtemps avant sa mort il était remplacé dans le cœur de Mme d'Albany. Tout cet attachement poétique n'était que respect pour soi-même et convenance envers le monde.

Cet homme vivait solitaire entre ses livres, sa plume et ses chevaux, signe de noblesse. Ce pédantisme équestre l'isolait du monde. Il n'avait de séve que dans ses prétentions tout à fait fausses pour sa robe de citoyen romain et de tragique italien moderne. À quarante ans il se sentait vieux et usé, comme s'il eût assez de ce petit nombre d'années pour dévider l'existence infinie d'un Sophocle, d'un Racine ou d'un Voltaire. Il était né vieux; toute sa vie est d'un vieillard. Il ne lui reste à quarante-deux ans que des mots dans la tête; il se met à traduire, ne pouvant plus rien composer.

XV.

Quant à son rôle de patriote et de citoyen, le voici: il aime si peu sa patrie et l'humanité qu'il l'abandonne dès qu'il est sorti de l'enfance.

Il va voyager, c'est-à-dire courir à travers le monde, sans but et sans fruit.

À son retour, il rêve une gloire poétique, mais il ne se trouve dans l'esprit ni poésie ni langue; il se décide à suppléer à la poésie, qui lui manque totalement, par cette espèce de jargon pédestre qu'on fait passer pour du génie devant les parterres; il va chercher une langue presque morte en Étrurie.

Là il trouve une Laure à adorer dans une femme couronnée qui flatte sa vanité et ses sens. Ennemi des rois, il n'hésite pas à se faire courtisan de son royal époux.

Il l'enlève à son mari et fuit avec elle à Rome.

Ennemi des tyrans, il se fixe auprès d'elle sous l'empire de la double tyrannie des rois et des pontifes.

Pour capter le pape, il sollicite de lui une audience obséquieuse et lui présente l'édition de ses œuvres.

Le cardinal d'York et les prêtres de sa cour sont humblement servis et adulés par lui.

Il est forcé enfin de sortir de Rome pour éviter le scandale de cette inconvenante fréquentation du palais de son ami.

Il s'éloigne et va à Naples.

Pendant cette absence, son amie sollicite et obtient du roi et de la reine de France une subvention qui assure son existence.

Elle va le rejoindre trois ans de suite dans une solitude opulente de l'Alsace.

Son mari meurt.

Ils vont à Paris pour soigner leurs intérêts royaux auprès du gouvernement populaire qui va administrer à leur place.

Il se lie avec tous les ennemis de ce roi et de cette reine leurs bienfaiteurs.

Il célèbre dans ses vers adulateurs la première journée de leur déchéance dans la prise de la Bastille, au 14 juillet.

La monarchie française continue à s'écrouler et menace leur fortune et leur vie.

Il entraîne en Angleterre son amie, qu'il consent à voir humilier publiquement devant la maison d'Hanovre pour en obtenir une pension pour la veuve des Stuarts.

Il réussit et revient à Paris.

Le peuple révolutionné triomphe au 10 août.

Il se sauve devant la victoire du peuple.

L'ennemi des rois qui a chanté le 14 juillet invective le 10 août!

Menacé à sa sortie de Paris par la populace, il devient sans pudeur l'ennemi le plus acharné, non de la populace, mais de la nation française. Sa politique n'est que de l'humeur et de la peur. Il se réfugie chez les princes autrichiens qu'il a insultés.

Il écrit le Misogallo, le plus odieux et le plus plat pamphlet en mauvais vers qu'on ait jamais rimé contre la France révolutionnaire. Il en fait faire dix copies qu'il confie à ses amis, pour que l'injure ne risque pas de mourir avec lui.

Et pendant que le sang coule à Paris, il joue à Florence ses rôles de tragédie.

Excepté ses palefreniers et ses quatorze chevaux anglais, son seul souci sur la terre, il ne fait de bien à personne, et il meurt en rimaillant des épigrammes contre le genre humain.

Voilà le civisme, le patriotisme, le puritanisme de ce modèle des citoyens!

Son amie lui survit et prend un autre serviteur.

Elle meurt cependant et se fait ensevelir dans le même tombeau.

Voilà le grand poëte tragique des Piémontais! le grand citoyen, le grand homme! le Démosthène de l'Italie! Comparez les faits et les prétentions!

Ce tombeau ne garde à la postérité que deux ombres: l'ombre d'une femme faible et charmante, à laquelle on pardonne pour ses malheurs et pour son sexe;

Et l'ombre d'un mauvais poëte tragique, enflé d'orgueil et vide de vraie grandeur d'âme comme de vrai talent, et qui n'eut du génie tragique que la manie,

Et du poëte que la déclamation!

Rien n'empêche aujourd'hui l'Italie, qui a Dante, Arioste, le Tasse et Pétrarque pour ses poëtes immortels, d'élever à sa gloire nationale un théâtre qu'elle n'a jamais eu!

La place d'Alfieri est vacante; les hommes de talent y surabondent, et les Ristori ne lui manquent pas!

Mais il lui faut pour cela autre chose qu'un plagiaire de l'antique, et qu'un magnifique pédant.

Lamartine.

FIN.

XCIXe ENTRETIEN.

BENVENUTO CELLINI.

(PREMIÈRE PARTIE.)

I.

Êtes-vous curieux de vivre quelques heures d'une vie intime et confidentielle avec les Raphaël et les Michel-Ange, qui nous paraissent aujourd'hui des hommes de la Fable? avec les Léonard de Vinci, les Bandinello, les peintres, les sculpteurs, les hommes de lettres, les poëtes, les cardinaux, les Médicis, les papes mémorables de l'Italie, et les François Ier au quinzième siècle? Prenez ce télescope qui rapproche les âges et qui vous introduit dans les mœurs de ce temps, comme le télescope d'Herschel vous introduit dans le monde supérieur des astres et des nébuleuses du septième ciel! Ce télescope unique, c'est-à-dire original, bizarre, passionné, vaniteux, que je vais analyser, ce sont les Mémoires de Benvenuto Cellini.

II.

Benvenuto Cellini, d'une famille bourgeoise et artiste de la Toscane, naquit en 1500. Mon père, dit-il, prit le même état d'architecte que le sien; et comme, selon Vitruve, un bon architecte doit savoir bien dessiner, et un peu de musique, mon père apprit l'un et l'autre, et surtout à jouer de la flûte et de la viole. Il s'y appliqua d'autant plus qu'il ne sortait jamais de son logis. Il avait pour très-proche voisin un certain Étienne Granaci, qui avait plusieurs filles fort belles. Il plut à Dieu de le rendre amoureux d'Élisabeth, l'une d'elles, qui lui fut accordée, à cause de l'amitié qui régnait entre les deux familles. Les deux vieux pères parlèrent d'abord du mariage, ensuite de la dot. Il y eut cependant quelques petites difficultés à vaincre. André disait à Étienne: Jean mon fils est le plus brave jeune homme qui soit à Florence et en Italie, et je pourrais lui donner un des plus riches partis de Florence dans notre état. Étienne lui répondait: Vous avez raison; mais j'ai cinq filles et cinq garçons, et, mon compte fait, je lui donne pour dot tout ce que je puis lui donner. Mon père Jean, qui était caché près de là, et qui les écoutait, arriva à l'improviste, et s'écria: Ah! mon cher père, c'est Élisabeth que j'aime, et non sa dot! Malheur à ceux qui ne se marient que pour l'argent! Puisque vous vantez mes petits talents, croyez-vous qu'ils ne suffisent pas à l'entretien de ma femme? Je ne veux que votre consentement; donnez-moi Élisabeth, et gardez sa dot. À ce discours, André Cellini se mit en colère, car il était un peu vif; mais, fort peu de jours après, il consentit au mariage. Mon père et ma mère s'aimèrent du plus saint amour pendant dix-huit ans, avec le plus grand désir d'avoir des enfants. Cependant, après ce long terme, ma mère fit une fausse couche de deux jumeaux, causée par l'ignorance des médecins. Depuis, elle devint grosse d'une fille, à laquelle la mère de mon père donna son nom de Rose. Deux ans après, ma mère devint encore grosse; et comme les femmes dans cet état sont sujettes à certaines envies, qui furent les mêmes que dans sa dernière grossesse, on crut qu'elle mettrait encore au monde une fille à laquelle on donnait d'avance le nom de Reparata, en l'honneur de la mère de ma mère. Celle-ci accoucha pendant la nuit de la Toussaint de l'année 1500. La sage-femme, qui savait que mes parents attendaient une fille, après avoir nettoyé l'enfant, et l'avoir enveloppé dans du beau linge bien blanc, alla tout doucement trouver mon père, et lui dit: Je vous apporte un présent que vous n'attendez pas. Mon père, qui était philosophe, lui répondit: Je prends avec plaisir ce que le ciel m'envoie; et, ayant soulevé le linge, il vit un fils qu'il n'attendait pas en effet. Ayant ensuite joint ses deux vieilles mains, et levant les yeux vers le ciel: Seigneur, dit-il, je te rends grâces de tout mon cœur; j'accepte avec joie le présent que tu me fais; qu'il soit le bienvenu! Toutes les personnes qui étaient présentes lui demandèrent, en le félicitant, quel nom il voulait donner à cet enfant? Qu'il soit Bienvenu, ce fut son prénom.

III.

Son père, qui, indépendant de son état d'architecte, était sculpteur en ivoire, et très-habile musicien sur la flûte, entra dans la compagnie des musiciens de la ville et fut aimé des premiers Médicis, ces citoyens élevés par les richesses à la tyrannie volontaire de leur patrie.

Quelque temps après, il rentra dans la confrérie des flûteurs de la Seigneurie. À cette époque, qui précédait celle de ma naissance, ces flûteurs étaient d'honorables artisans qui travaillaient en laine ou en soie; ce qui fut cause que mon père ne dédaigna point d'être leur confrère. Son plus grand désir était que je pusse devenir un jour un excellent joueur de flûte; et mon plus grand chagrin était de lui entendre dire que, si je le voulais, je serais dans cet art le premier homme du monde. Mon père, comme je l'ai déjà dit, était un grand serviteur et un zélé partisan de la maison Médicis. Lorsque Pierre fut banni de Florence, il lui confia des choses de la plus haute importance. Depuis, le magnifique Pierre Soderini étant mis à la tête du gouvernement, et mon père étant à son service en qualité de flûteur, il employa ses talents à des ouvrages plus relevés. J'étais bien jeune encore, et cependant on me faisait faire la basse dans le concert de la Seigneurie. J'y jouais de la flûte, porté par un domestique, afin que je pusse lire plus facilement la musique. Le gonfalonier Soderini se plaisait souvent à me faire babiller, me donnait des bonbons, et disait à mon père: Maître Jean, ne négligez pas de lui donner vos autres talents. Je veux, lui répondait-il, qu'il ne fasse autre chose que composer et jouer de la flûte, parce que, si Dieu lui prête vie, il sera le premier homme du monde dans cette profession; mais un des vieux sénateurs lui dit: Maître Jean, faites ce que vous dit le gonfalonier, parce que cet enfant sera quelque chose de plus qu'un joueur de flûte. Quelque temps après, les Médicis furent rappelés à Florence. Le cardinal, qui fut depuis Léon X, fit mille caresses à mon père. Quelques jours après, arriva la nouvelle de la mort du pape Jules II, et ce cardinal, étant allé à Rome, fut élu pape, contre l'attente de tout le monde. Mon père fut appelé auprès de lui, mais il refusa de s'y rendre; et, pour l'en punir, le gonfalonier Salviati lui ôta sa place de flûteur au palais.

IV.

Le père de Benvenuto, le destinant au métier d'orfévre, qui tenait à l'art de la sculpture par la ciselure, le plaça bientôt après chez un charbonnier, père du fameux statuaire Bandinello. Mécontent de cet hôte avare et commun, il l'en retire presque aussitôt, et le garde chez lui jusqu'à quinze ans, sans lui enseigner autre chose que la flûte.

Il entre alors chez un fameux orfévre du nom de Marioni, comme ouvrier sans gages. Son génie naturel ayant trouvé là sa vraie voie, il déborda spontanément de facilité, de grâce et de force. «Cependant, dit-il, je ne manquai pas de me rendre agréable à mon père, en jouant pour lui tantôt de la flûte, tantôt du cor, ce qui lui arrachait des soupirs et des larmes.»

Banni de Florence par un arrêt du conseil des Huit, pour six mois, pour avoir porté secours à un de ses frères qui servait dans l'armée, il alla chercher fortune à Sienne chez un ancien ami de son père, M. Custeri; le cardinal de Médicis, depuis Clément VII, le voit, le reconnaît et l'envoie à Bologne pour étudier la grande orfévrerie artistique chez l'un, la flûte chez un autre. Il y gagna quelque argent et apprit à dessiner chez le fameux peintre Scipion Cavaletti. Son bannissement expiré, il revint à Florence et chez son père, désolé de son abandon de la flûte. Il finit cependant par le fléchir, et put obtenir de son père qu'on le laisserait aller dessiner chez un fameux bijoutier Henri Pierino.—Et moi aussi, lui dit son vieux père en le conduisant chez Pierino;

«Moi aussi, me répondit mon père, j'ai été un bon dessinateur; mais pour l'amour de moi, qui suis ton père, qui t'ai mis au monde, qui t'ai nourri, élevé dans les arts et dans tous les principes de la vertu, ne voudras-tu pas, mon cher fils, prendre quelquefois ton cor et ta flûte, pour me récompenser de toutes mes peines, et charmer les derniers instants de ma vie? Très-volontiers, lui dis-je. Hé bien, voilà, reprit-il, mon cher fils, comme je veux que tu me venges de tous mes ennemis!»

V.

Son frère lui ayant dérobé ses habits pendant qu'il était absent, il s'indigna et partit sans dessein pour Pise. Il y arriva sans argent, mais déjà riche par le progrès qu'il avait fait à Florence dans l'orfévrerie et dans les lettres; il ne doutait de rien; la Providence servit le hasard.

«Je m'arrêtai, dit-il, près du pont du Milieu, vis-à-vis la boutique d'un orfévre, pour contempler son travail. Bientôt il me demanda qui j'étais, et quelle était ma profession. Je lui dis que j'étais garçon orfévre. Hé bien, me répondit-il, entrez dans ma boutique et travaillez avec moi; je vois à votre mine que vous êtes un honnête garçon. Il me mit aussitôt de l'or et de l'argent entre les mains, et, quand la journée fut finie, il me conduisit à sa maison, où il vivait honnêtement avec une femme fort belle et ses enfants. Songeant au chagrin que ma fuite pourrait causer à mon père, je lui écrivis que j'étais placé chez un homme de bien, qui s'appelait maître Olivier della Chiostra; que nous faisions de fort belles pièces d'orfévrerie; qu'il fût bien tranquille, parce que mes progrès dans mon état lui seraient un jour honorables et utiles. J'eus bientôt sa réponse: «Mon cher fils, me disait-il, l'amour que je te porte est si grand qu'il me semble avoir perdu la lumière depuis que je ne te vois plus, et que je ne puis te donner mes instructions ordinaires; mais mon honneur, qui est ce que j'ai de plus cher au monde, m'empêche de me rendre auprès de toi.» Sa lettre tomba entre les mains de mon maître, qui la lut secrètement, et qui me l'avoua ensuite, en me disant: «Mon cher Benvenuto, votre air ne m'a pas trompé, et j'en suis convaincu par la lettre de votre père, qui me paraît un bien honnête homme. Ainsi regardez-vous dans ma maison comme dans la sienne.»

Étant à Pise, j'allai visiter le Campo Santo[5]. J'y trouvai, ainsi qu'en d'autres endroits de la ville, des antiques que j'allais copier dans mes heures de loisir; et mon maître, qui venait souvent me visiter dans ma chambre, prenait tant de plaisir à voir que mon temps était bien employé, qu'il me regardait comme son propre fils.

Pendant l'année que je restai avec lui, mes progrès furent si rapides, et je fis de si beaux ouvrages, que je voulus me mettre en état d'en faire encore de plus beaux. Cependant mon père m'écrivait des lettres à me fendre le cœur; il me priait de retourner auprès de lui, et me recommandait surtout de ne pas négliger de jouer de la flûte, talent qu'il m'avait donné avec tant de peine. C'est là ce qui me faisait perdre l'envie de contenter ses désirs, tant j'avais en horreur ce maudit flûter. Je crus être en paradis cette année entière que je passai à Pise, où il ne me vint jamais en fantaisie d'en jouer une seule fois. À la fin de l'an, mon maître eut besoin d'aller à Florence, pour y vendre des balayures d'or et d'argent qu'il avait amassées; et, comme le mauvais air de Pise m'avait donné la fièvre, je l'y accompagnai. Mon père ne cessait de le prier de ne point me ramener à Pise. Je restai auprès de lui environ deux mois, malade, obligé de garder le lit. Il me prodigua de si tendres soins que je guéris enfin. Il me répétait sans cesse, en me tâtant le pouls, car il s'entendait un peu en médecine, qu'il lui semblait que je ne serais jamais en assez bonne santé pour m'entendre jouer de la flûte; et, quand mon pouls ne répondait pas à ses désirs, il me quittait en versant des larmes; si bien qu'un jour, désespéré de son chagrin, je priai une de mes sœurs de m'apporter ma flûte, persuadé que, le jeu de cet instrument étant peu fatigant, je n'en serais pas plus malade. J'en jouai si parfaitement que mon père, arrivant à l'improviste, me bénit mille fois, m'assurant que j'avais fait de grands progrès pendant mon absence, et me conjurant de continuer, de ne pas négliger un si beau talent. Quand je fus guéri, j'allai travailler chez mon ancien maître, l'orfévre Marcone; il me donnait assez à gagner, et j'aidais toute ma famille.

Dans ce temps-là arriva à Florence un sculpteur appelé Pierre Torrigiani[6], venant d'Angleterre, où il était resté plusieurs années. Il était fort lié avec mon maître, et le visitait tous les jours. Lorsqu'il vit mes dessins et mes ouvrages: Étant venu à Florence, me dit-il, pour engager de jeunes artistes, et votre manière de travailler étant plus d'un sculpteur que d'un orfévre, venez m'aider à faire de grands ouvrages de bronze, que le roi d'Angleterre m'a commandés, et votre fortune sera bientôt faite. Cet homme était de belle taille, fort avantageux; il avoit plus l'air d'un guerrier que d'un artiste. Sa voix était éclatante, ses gestes hardis; il fronçait les sourcils à faire peur, et il nous parlait tous les jours des manières libres avec lesquelles il traitait ces ignorants d'Anglais.

À ce propos, on vint à parler de Michel-Ange Buonaroti; et ce qui en fut le motif, ce fut un dessin que j'avais fait sur un carton de cet homme divin.

Ce carton fut le premier ouvrage où il fit voir son admirable talent. Le grand Léonard de Vinci en faisait un autre de son côté, et les deux compositions devaient orner le palais de la Seigneurie. Elles représentaient la ville de Pise assiégée par les Florentins: celui de Léonard offrait un combat de cavalerie, divinement travaillé, et celui de Michel-Ange un grand nombre de fantassins qui se baignaient dans l'Arno, et qui, au cri d'alerte, couraient aux armes, à demi nus, avec de si beaux gestes et de si belles postures, que ni les anciens, ni les modernes n'avaient jusque-là rien imaginé qui pût l'égaler. Ces deux cartons restèrent, l'un dans le palais Médicis, et l'autre dans la galerie du Pape. Tant qu'ils furent exposés, ils furent l'école de tous les artistes du monde. Cet ouvrage fut cause que le divin Michel-Ange fut chargé de faire la grande chapelle du pape Jules, dont il n'acheva que la moitié, son talent, depuis, ne pouvant répondre à celui de ses premières études.

Mais retournons à Torrigiani, qui, mon dessin à la main, parla de la sorte: Nous allions, Michel-Ange et moi, dessiner, encore enfants l'un et l'autre, à l'église del Carmine dans la chapelle de Mazaccio[7]. Il se plaisait à se moquer de tous ceux qui travaillaient avec lui. Un jour mon tour étant venu d'être le sujet de ses plaisanteries, je me mis si fort en colère, et je lui donnai un coup de poing si serré sur la figure, que je sentis l'os et les tendons de son nez fléchir sous ma main, comme un cornet, et qu'il en restera marqué toute sa vie[8]. Ces paroles me donnèrent tant d'aversion pour ce Torrigiani, à cause de l'admiration que j'avais pour Michel-Ange, que, bien loin d'avoir le désir de le suivre en Angleterre, je ne pouvais souffrir de le voir.

Je ne cessai, à Florence, de m'appliquer à la manière de ce grand maître, et je ne m'en suis jamais écarté. J'étais alors lié de la plus étroite amitié avec un jeune homme de mon âge, qui était garçon orfévre, et s'appelait François, fils de Philippe, Fra Philippi, très-excellent peintre. Nous ne nous quittions jamais ni nuit ni jour. Sa maison était remplie de belles études faites par son père, et de plusieurs livres de dessins d'après l'antique, que nous y copiions. Cette occupation dura deux ans. Dans ce temps-là, j'achevai un ouvrage d'argent en bas-relief, grand comme la main d'un enfant. Il servait à fermer la ceinture d'un homme, selon l'usage d'alors. J'y avais gravé des feuillages faits à l'antique, avec de petits amours et d'autres ornements. Cet ouvrage, que je fabriquai dans l'atelier d'un certain François Salimberi, me donna une grande réputation; et comme la fureur qu'avait mon père de me faire jouer de la flûte m'avait mis en colère contre lui, je dis un jour à un jeune homme de mes amis, nommé Jean-Baptiste dit le Tasse, graveur en bois: Tu as plus de langue que de cœur. Oui, me dit-il, je suis également fort en courroux contre ma mère; et si j'avais de l'argent, j'irais à Rome, et j'abandonnerais ma boutique. À cela ne tienne, lui répondis-je; j'ai assez d'argent pour toi et pour moi. Pendant cet entretien, nous nous trouvâmes tous les deux à la porte Saint-Pierre, sans nous en être aperçus. Tiens, dis-je au Tasse, c'est Dieu qui nous a conduits à cette porte qui mène à Rome! Il me semble que j'ai déjà fait la moitié du chemin. D'accord sur ce point, nous nous disions en marchant: Que vont dire, ce soir, nos vieux parents? Nous nous jurâmes alors de ne plus parler d'eux que nous ne fussions à Rome; et attachant nos tabliers derrière le dos, nous arrivâmes à Sienne sans ouvrir la bouche. Quand nous y fûmes, mon compagnon de voyage me dit qu'il s'était fait mal au pied, et me pria de lui prêter un peu d'argent pour retourner à Florence: il ne m'en reste pas assez, lui dis-je, pour continuer ma route, et je t'engage à me suivre. Si tu as mal au pied, nous trouverons un cheval, et alors tu n'auras plus d'excuse pour retourner à Florence.

Ayant donc loué un cheval, je repris mon chemin vers Rome. Le Tasse, me voyant résolu, ne cessait de murmurer, et me suivait en boitant et à pas fort lents. Enfin, lorsque je fus sorti de Sienne, j'eus pitié de lui; je l'attendis et je le mis en croupe sur mon cheval, en lui disant: Nos amis se seraient trop moqués de nous si, partis pour Rome, nous n'avions pu aller au-delà de Sienne. Tu dis la vérité, me répondit-il; et comme il était fort gai, il se mit à rire et à chanter; et en riant et en chantant, nous arrivâmes à Rome.

J'avais alors dix-neuf ans commencés avec le siècle. Je me mis aussitôt en boutique, chez un maître dont le nom était le Firenzole de Lombardie, orfévre fort habile. Lui ayant montré quelques modèles que j'avais faits à Florence, chez Salimberi, mon travail lui fut agréable, et il dit à un garçon qu'il avait avec lui, comme moi Florentin, appelé Gianotto Gianotti: Il est de ces Florentins qui savent, et toi de ceux qui ne savent pas! Alors je reconnus Gianotto, et je voulus l'embrasser, parce que nous avions longtemps vécu et travaillé ensemble à Florence; mais il fut si piqué des paroles de son maître, qu'il dit qu'il ne me connaissait pas.

Gianotto, lui répondis-je, rempli d'indignation, peu m'importe que tu me reconnaisses ou non. J'espère que mon travail n'aura pas besoin de toi pour témoigner qui je suis. À ces paroles, le maître, qui était un homme franc et loyal, se tournant vers Gianotto: N'as-tu pas honte, lui dit-il, de renier ton camarade? Et me regardant ensuite: Entre dans ma boutique, ajouta-t-il, et fais-moi voir ce que tu dis être en état de faire; et en même temps il me chargea d'un bel ouvrage d'argent, commandé par un cardinal. C'était un petit coffre, d'après le dessin de celui de porphyre qui est devant la porte de la Rotonde: je l'enrichis de si belles figures que mon maître le vantait partout comme une pièce qui faisait beaucoup d'honneur à sa boutique. Il devait servir de socle à une salière pour la table du cardinal. Cet ouvrage fut le premier qui m'apporta quelque profit à Rome. Une partie de mon gain fut envoyée à mon père, et l'autre me servit à vivre libre, pour pouvoir dessiner des morceaux d'antiquité, jusqu'à ce que, ma bourse étant vide, je fus obligé de me remettre en boutique pour me procurer un nouveau gain.

Mon compagnon Baptiste retourna bientôt à Florence; et quand j'eus achevé des ouvrages qu'on m'avait donnés à faire, j'eus la fantaisie de changer de maître, et je m'engageai avec un certain Milanais appelé maître Pagalo Arsago. Firenzola eut à ce sujet une grande querelle avec lui, et lui tint, en ma présence, mille propos injurieux; mais je pris sa défense, en disant que j'étais né libre, que je voulais vivre de même, et travailler chez qui je voudrais, pourvu que je ne fisse tort à personne; que je m'étais d'ailleurs acquitté avec lui.

Arsago ajouta qu'il ne m'avait point appelé, et que je pouvais rester où il me plairait. Fort bien, dit Firenzola, je ne lui demande rien; mais que je ne le voie de ma vie. Alors je lui demandai de l'argent qu'il me devait: mais sa réponse fut de se moquer de moi. Hé bien, sachez, lui dis-je, que si j'ai su me servir de mes outils pour faire les ouvrages que vous m'avez commandés, je saurai me servir de mon épée pour me les faire payer. Ces paroles furent entendues par Antoine de Saint-Marin, le premier orfévre de Rome. Il écouta mes raisons, prit ma défense, et me fit payer. La querelle fut assez vive, car Firenzola était un ferrailleur; mais j'avais pour moi la justice, appuyée par mon courage. Nous fûmes amis depuis, et je fus parrain de l'un de ses enfants.

Je gagnai beaucoup d'argent avec Arsago, et j'en envoyais toujours une partie à mon père. Au bout de deux ans, je retournai à Florence à sa prière, et je me plaçai de nouveau chez Salimberi, auprès duquel je faisais bien mes affaires. Je repris mes liaisons avec François di Philippo; car ma maudite flûte me laissait toujours quelques moments de nuit et de jour pour dessiner. Je fis dans ce temps-là une boucle d'argent qui fermait une ceinture large de trois doigts, dont se paraient les nouvelles mariées. Elle était ornée de petites figures à demi-relief; et quoiqu'elle me fût mal payée, l'honneur que me fit cet ouvrage fut au-dessus du prix de sa façon.

VI.

Le dominicain Savonarola, ennemi des Médicis, et cherchant la faveur du peuple, le fit condamner et bannir de nouveau pour une rixe où il avait joué du poignard contre une bande de jeunes Florentins. Il partit pour Rome sans argent et sans recommandation, avec son courage, son talent déjà divin et sa verve d'artiste pour tout avenir. Arrivé à Rome au moment du conclave qui venait d'élever à la papauté Clément VII, il y entra comme apprenti dans la boutique du fameux orfévre nommé Santi. Santi venait de mourir, laissant son atelier à son fils; son premier ouvrier, nommé Lucagnolo, gouvernait la maison. Benvenuto commença par travailler pour un évêque espagnol, mais son ambition, qui grandissait avec son talent, continuait toujours au-delà de sa fortune. Il osa s'introduire dans la Farnisina, charmant palais de plaisance que les Chigi, fameux banquiers romains, faisaient construire et décorer par Raphaël.

J'y copiais, dit-il, pour me former la main et le goût, les chefs-d'œuvre de l'histoire de Galatée dont Raphaël embellissait les murailles. La femme de Sigismond Chigi, qui était fort belle et fort aimable, me voyant souvent dans sa maison, s'approcha un jour de moi, et, me regardant dessiner, me demanda si j'étais peintre ou sculpteur. Je suis orfévre, lui dis-je. Oh! c'est trop bien pour un orfévre, me répondit-elle; et, s'étant fait apporter par sa femme de chambre un lis composé de magnifiques diamants montés sur or, elle me le montra et voulut me le faire estimer. Je lui dis qu'il valait huit cents écus. Vous l'avez fort bien estimé, me dit-elle; auriez-vous le courage de me monter ces diamants d'une manière plus nouvelle? Volontiers, madame, lui répondis-je; et sur-le-champ je lui en fis un petit dessin, et je le fis d'autant mieux, que je prenais plaisir à m'entretenir avec une si belle et si aimable personne.

Comme je l'achevais, survint une belle Romaine, qui lui demanda ce qu'elle faisait. Je me plais, répondit Mme Chigi, à regarder dessiner ce jeune homme, qui est aussi bon qu'il est beau.

Ces paroles me firent un peu rougir, mais me donnèrent la hardiesse de dire que, quel que je fusse, je serais toujours prêt à la servir. Alors elle me donna son lis de diamants, avec deux écus d'or, en me recommandant de lui garder le vieux or sur lequel ils étaient montés. Si j'étais ce jeune homme, dit la dame romaine, je me sauverais avec ce trésor. Mais Mme Chigi lui répondit que rarement les vertus habitaient avec les vices, et que, si je faisais pareille chose, je démentirais le visage d'honnête homme que j'avais; ensuite, prenant sous le bras son amie: Adieu, me dit-elle avec un aimable sourire; adieu, Benvenuto!

Je restai encore quelques moments chez M. Chigi, pour terminer un dessin de la figure de Jupiter d'après Raphaël; ensuite je partis pour travailler à un petit modèle de cire, pour le lis de Mme Porcie, c'était son nom, que j'allai bientôt lui faire voir. La belle Romaine était avec elle; elles furent toutes deux parfaitement contentes de mon ouvrage, et je leur promis de faire encore mieux, tant leurs éloges flattèrent mon cœur; de sorte que le lis fut monté en douze jours, et, avec les ornements dont je l'entourai, les brillants parurent infiniment plus beaux.

Pendant que j'y travaillais, Lucagnolo, dont je viens de parler, se moquait de moi, et me disait que je gagnerais beaucoup plus à faire de beaux vases d'argent; je lui soutenais le contraire. Hé bien, tu verras, me dit-il: nous avons commencé en même temps; toi ton joyau, et moi mon vase d'argent; ils seront achevés à peu près au même moment, tu verras lequel nous donnera plus de profit. Je suis bien aise, lui dis-je, de faire cette épreuve avec un aussi habile homme que toi, et tu jugeras qui se trompe de nous deux. À ces mots nous nous mîmes au travail à l'envi l'un de l'autre.

Lucagnolo termina en même temps que moi son grand vase pour le pape, où il mettait, étant à table, le superflu de son assiette, meuble plus fait pour la magnificence que pour la nécessité. Le vase avait deux anses ornées de figures et de feuillages, parfaitement travaillés, et c'était le plus beau que j'eusse encore vu.

Hé bien, me dit alors Lucagnolo, conviens-tu que j'avais raison? Nous verrons bientôt qui aura le plus gagné; et il porta son vase au pape, qui lui fit payer le prix que méritent ces sortes d'ouvrages, dont Lucagnolo parut fort satisfait. Moi, je portai mon lis à l'aimable Chigi, qui en fut émerveillée, et me dit que j'avais surpassé tout ce que j'avais promis; en ajoutant que je pouvais demander tout ce que je voudrais; que, me donnât-elle un château, ce qui était au-dessus de son pouvoir, elle croirait ne pas assez payer mon travail. Tout ce que j'exige, lui répondis-je en riant, c'est que vous soyez contente de moi. Se tournant alors vers son amie: Vous voyez, dit-elle, que j'avais bien jugé ce jeune homme. Mon cher Benvenuto, ajouta-t-elle, avez-vous ouï dire que, lorsque le pauvre donne au riche, le diable rit? Hé bien, Madame, je veux voir comment il fait quand il rit. Non, non, dit-elle, je ne veux pas lui faire ce plaisir. Retourné à ma boutique, je vis Lucagnolo avec un gros sac d'argent que son vase avait produit: Nous verrons, me dit-il, en me le montrant, si ton joyau t'en produira autant.—Patience, lui répondis-je, donne-moi deux jours seulement.

Le lendemain, l'intendant de Mme Chigi m'apporta de sa part une bourse pleine d'or, en me disant, entre autres choses agréables, qu'elle ne voulait pas que le diable pût en rire; que ce qu'elle m'envoyait n'était pas l'entier payement de mon ouvrage. Lucagnolo, impatient de savoir ce que j'avais reçu, en présence de ses garçons et d'autres voisins qui étaient curieux de voir la fin de notre contestation, prit son sac avec un sourire moqueur, et le versant avec grand bruit sur l'atelier, nous fit voir vingt-cinq écus de monnaie: moi qui étais piqué des cris d'étonnement de la compagnie, et de ses mauvaises plaisanteries, j'entr'ouvris mon sac; et, voyant qu'il était rempli d'or, les yeux baissés, sans dire mot, je le soulevai en l'air avec deux mains; et le faisant bruire comme la trémie d'un moulin, j'en fis sortir en or la moitié plus d'argent que lui; de sorte que ceux qui d'avance se moquaient de moi se mirent à crier: Lucagnolo, la monnaie de Benvenuto est plus belle que la tienne! Je crus que celui-ci en mourrait de honte et de jalousie; et quoiqu'il lui revînt le tiers de cet argent, comme maître de la boutique, cette dernière passion fit plus d'effet sur lui que l'avarice. Hé bien, dit-il, puisque l'on gagne tant à faire de ces bêtises, je ne veux plus faire autre chose.—Il te sera plus difficile, lui répondis-je en colère, de faire de ces choses, qu'à moi des vases comme les tiens, et je te le ferai voir. Tous les témoins de cette scène lui donnèrent tort à haute voix, le regardant comme un grossier qu'il était, et faisant l'éloge de ma franchise.

VII.

Le lendemain, j'allai remercier Mme Chigi, et je lui dis que, loin de faire rire le diable, elle l'avait fait renier Dieu une seconde fois; ce qui fut entre nous un sujet de plaisanterie. Elle me donna ensuite d'autres ouvrages, et nous nous quittâmes fort contents l'un de l'autre.

Mécontent de Lucagnolo, il travailla chez un autre maître à son profit personnel. Son goût pour la flûte lui procura un apprenti et l'occasion d'un heureux mariage.

Quand j'étais occupé de mon vase, j'avais pris, malgré moi, un jeune apprenti pour faire plaisir à des amis. Il avait quatorze ans, et se nommait Paulin. Il était fils d'un Romain qui vivait de ses rentes. C'était le plus beau et le plus honnête enfant que l'on pût voir. Pour faire épanouir sa charmante figure un peu mélancolique, je jouais souvent de la flûte. Il y prenait tant de plaisir, et son visage alors s'embellissait de tant de charmes, qu'il surpassait tout ce que les Grecs racontent de leurs divinités. Il avait une sœur nommée Faustine, aussi belle que lui. Leur père, qui, je crois, aurait voulu me faire son gendre, me menait souvent avec eux à sa campagne, où, pour les amuser, je jouais de la flûte plus que je ne faisais auparavant.

Dans ce temps-là, un musicien de la chapelle du pape, Jean Jacomo de Césène, me fit prier par Laurent, trombone de Lucques, de vouloir l'aider à exécuter quelques morceaux choisis, le jour de la fête de Sa Sainteté. Quoique j'eusse le plus ardent désir de finir mon vase, je promis néanmoins de le contenter, tant pour mon propre plaisir que pour tenir parole à mon père. Nous nous y préparâmes huit jours à l'avance; et le 1er août, pendant que le pape dînait, nous exécutâmes ces morceaux de choix qui lui plurent tellement qu'il avoua n'avoir jamais entendu de si belle musique. Il demanda à J. Jacomo où il avait trouvé un si excellent joueur de flûte. Celui-ci lui dit mon nom: c'est donc le fils de maître Jean Cellini, répondit le pape? Et alors, sachant qui j'étais, il voulut m'avoir à son service. Je doute qu'il veuille y consentir, reprit J. Jacomo: il est orfévre, et il travaille admirablement dans son art; ce qui lui vaut mieux que d'être musicien. Je le veux encore davantage, dit le pape, puisqu'il a ce talent de plus. Je lui donnerai les mêmes gages qu'à vous, et je le ferai travailler pour moi de son autre métier. À ces mots, il tendit la main, et lui donna une bourse de cent écus d'or, en lui recommandant de m'en donner ma part.

Jacomo vint à nous, et nous répéta de point en point ce que le pape lui avait dit; ensuite il partagea, entre huit que nous étions, les cent écus d'or, en me disant qu'il allait m'inscrire dans leur compagnie. Laissez passer aujourd'hui, lui dis-je; demain vous aurez ma réponse.

Je réfléchissais sur cette proposition qui, étant acceptée, contrariait infiniment mon goût pour mon métier. La nuit suivante, mon père m'apparut en songe; il me disait avec des larmes pleines de tendresse: Au nom de Dieu, mon fils, entre dans la musique du pape! et il me semblait que je lui répondais: Mon cher père, cela m'est impossible. Alors il prit une figure terrible, en ajoutant: Choisis donc entre ma malédiction paternelle et ma bénédiction.

M'étant éveillé, je fus si effrayé que je courus me faire inscrire dans les musiciens de Sa Sainteté. Depuis, j'écrivis mon songe à mon père, qui faillit en mourir de joie, et qui, quelque temps après, me fit savoir qu'il avait fait un songe tout semblable. D'après cette satisfaction que je lui avais donnée, il me semblait que tout dût me réussir; et je m'occupai du vase que j'avais commencé pour l'évêque de Salamanque.

C'était un homme fort riche et fort magnifique, mais difficile à contenter. Il envoyait tous les jours savoir ce que je faisais; et lorsque celui qu'il envoyait ne me trouvait point à la maison, il venait lui-même fort en colère me menacer de m'ôter son vase et de le donner à un autre. C'était ma maudite flûte qui était la cause de ces retards; mais je travaillai nuit et jour, et je fus bientôt en état de le lui montrer; ce dont je me repentis ensuite, tant il avait la rage de le voir achevé. J'en vins à bout dans trois mois, et je l'ornai de figures et de feuillages si bien imités qu'il n'y avait qu'à admirer. Je l'envoyai à Lucagnolo pour le lui faire voir, par le jeune Paulin, qui lui dit avec beaucoup de grâce: M. Lucagnolo, Benvenuto vous envoie ce qu'il avait promis de faire, et il attend que vous lui montriez quelques-unes de ces bêtises que vous avez promis de faire de votre côté. Lucagnolo le prit par la main, le regarda beaucoup, et lui répondit: Mon bel enfant, dis à ton maître qu'il est un fort habile homme, et que je le prie de tout oublier, et de vouloir être mon ami!

Paulin s'acquitta parfaitement de son ambassade, et je fis porter le vase à l'évêque, qui voulut le faire estimer. Lucagnolo, qu'il consulta, surpassa les éloges que j'attendais de lui; et le prélat, en prenant le vase, dit à l'Espagnol: Je jure Dieu que je veux être autant de temps à le payer qu'il en a mis à le faire.

Je fus très-mécontent de ces paroles, et je maudis toute l'Espagne et tous ceux qui lui voulaient du bien. Parmi les ornements de ce vase, il y avait un couvercle subtilement travaillé, qui, par le moyen d'un ressort, se tenait debout sur son ouverture. Monseigneur le faisant voir un jour, par vanité, à ses Espagnols, l'un d'eux, en son absence, le mania si grossièrement qu'il cassa le ressort. Honteux de sa sottise, il pria le maître d'hôtel de me l'apporter pour le raccommoder sur-le-champ, de manière que l'évêque ne s'en aperçût pas; ce que je fis en quelques heures. Celui qui me l'avait apporté vint tout en sueur pour le reprendre, disant que son maître l'avait demandé pour le montrer à quelques personnes. Vite, vite, donnez-le-moi, me disait-il, en me laissant à peine le temps de parler. Moi qui voulais ne pas le rendre, je lui répondis que je n'étais point pressé. Ces mots le mirent tellement en fureur qu'il mit la main à son épée; je pris une arme de mon côté, en disant hardiment à cet homme que ce vase ne sortirait point de ma boutique qu'il ne fût payé, et qu'il allât le dire à son maître. Ne pouvant rien obtenir par la force, il eut recours aux supplications, en me certifiant qu'il m'en apporterait le prix le plus tôt possible; mais je fus inébranlable. À la fin, il me menaça de venir avec tant d'Espagnols qu'il aurait raison de moi, et me quitta en courant.

Moi qui craignais quelque mauvais coup de la part de ces gens-là, je résolus de me défendre, et je mis mon arquebuse en état; ils refusent, me disais-je, de me donner le prix de mon travail, et ils veulent encore ma vie!

Je vis bientôt venir plusieurs Espagnols avec cet homme à leur tête, fiers comme ils le sont tous, et qui leur criait d'entrer de force chez moi; mais je leur montrai la bouche de mon canon prêt à faire feu, en les traitant de voleurs et d'assassins, et en leur disant que le premier qui s'approcherait était mort: ce qui fit tellement peur à leur chef qu'il piqua de l'éperon un genêt d'Espagne sur lequel il était monté, et qu'il prit la fuite à toute bride.

Tous les voisins accoururent à ce tapage, et quelques gentilshommes romains qui passaient criaient: Tuez, tuez ces scélérats, et nous vous aiderons! Ces paroles effrayèrent tellement le reste de la troupe, qu'elle suivit l'exemple du majordome.

Ils racontèrent à Monseigneur tout ce qui s'était passé; et celui-ci leur répondit avec son arrogance ordinaire, qu'ils avaient mal fait de se porter à cet excès; mais que, puisqu'ils avaient commencé, ils auraient dû finir. Il me fit dire ensuite de lui porter son vase, et qu'il me le payerait bien, sinon qu'il me ferait donner sur les oreilles. Ses menaces ne m'épouvantèrent point, et ma réponse fut que j'allais en instruire le pape. Sa colère et mes craintes étant passées, je lui portai son vase, sur la parole de quelques gentilshommes, et avec la certitude qu'il me serait payé. Cependant je me munis d'un poignard et de ma cotte de mailles.

J'entrai chez Monseigneur, suivi du jeune Paulin qui portait le vase: il avait fait mettre tous ses gens en haie sur notre passage, et il nous fallut traverser cette espèce de zodiaque, où l'un représentait le Lion, l'autre le Scorpion, l'autre le Cancer, pour arriver jusqu'à lui. Comme Espagnol qu'il était, il me balbutia encore quelques paroles impertinentes; mais je le regardai en levant la tête, et sans lui répondre un mot, ce qui redoubla son courroux. Alors, m'ayant fait apporter du papier: Écrivez de votre main, me dit-il, que vous avez reçu le prix du vase, et que vous êtes content. Volontiers, lui répondis-je, quand je serai payé. À ces mots, sa fureur s'exhala encore en menaces, mais enfin il me satisfit; je lui donnai un billet signé de ma main, et je le quittai. Le pape Clément, qui avait vu mon vase, rit beaucoup de cette scène qui lui fut rapportée, et déclara hautement qu'il me voulait beaucoup de bien; ce qui rabattit beaucoup la fierté de mon Espagnol. Il voulut alors se réconcilier avec moi, en m'envoyant le peintre dont j'ai parlé, et me promettant d'autres ouvrages à lui faire; mais je lui dis que je travaillerais volontiers pour lui, à condition qu'il me payerait d'avance. Ces choses furent encore redites au pape, qui en étouffa de rire avec le cardinal Cibo, auquel il raconta notre querelle; et se tournant ensuite vers son ministre, il lui recommanda de me faire travailler pour le palais. Le cardinal voulut que je lui fisse un vase plus grand que celui de l'évêque. Les cardinaux Cornaro, Ridolfi, Salviati et plusieurs autres me donnèrent aussi leur pratique, et je gagnais tout ce que je voulais. Mme Chigi me conseilla dans ce temps-là d'avoir une boutique à moi seul. Cette aimable dame me faisait toujours faire quelque chose pour elle, et son amitié me donna quelque renom parmi le monde.

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