Cours familier de Littérature - Volume 17
À M. A..... DE L..... (LAMARTINE.)
Le jour que je vous vis pour la troisième fois,
C'était en juin dernier, voici bientôt deux mois;
Vous en souviendrez-vous? j'ose à peine le croire,
Mais ce jour à jamais emplira ma mémoire.
Après nous être un peu promenés seul à seul,
Au pied d'un marronnier ou sous quelque tilleul
Nous vînmes nous asseoir, et longtemps nous causâmes
De nous, des maux humains, des besoins de nos âmes;
Moi surtout, moi plus jeune, inconnu, curieux,
J'aspirais vos regards, je lisais dans vos yeux,
Comme aux yeux d'un ami qui vient d'un long voyage;
Je rapportais au cœur chaque éclair du visage;
Et dans vos souvenirs ceux que je choisissais,
C'était votre jeunesse, et vos premiers accès
D'abords flottants, obscurs, d'ardente poésie,
Et les égarements de votre fantaisie,
Vos mouvements sans but, vos courses en tout lieu,
Avant qu'en votre cœur le démon fût un Dieu.
Sur la terre jeté, manquant de lyre encore,
Errant, que faisiez-vous de ce don qui dévore?
Où vos pleurs allaient-ils? par où montaient vos chants?
Sous quels antres profonds, par quels brusques penchants
S'abîmait loin des yeux le fleuve? Quels orages
Ce soleil chauffait-il derrière les nuages?
Ignoré de vous-même et de tous, vous alliez...
Où? dites? parlez-moi de ces temps oubliés.
Enfant, Dieu vous nourrit de sa sainte parole:
Mais bientôt le laissant pour un monde frivole,
Et cherchant la sagesse et la paix hors de lui,
Vous avez poursuivi les plaisirs par ennui;
Vous avez, loin de vous, couru mille chimères,
Goûté les douces eaux et les sources amères,
Et sous des cieux brillants, sur des lacs embaumés,
Demandé le bonheur à des objets aimés.
Bonheur vain! fol espoir! délire d'une fièvre!
Coupe qu'on croyait fraîche et qui brûle la lèvre!
Flocon léger d'écume, atome éblouissant
Que l'esquif fait jaillir de la vague en glissant!
Filet d'eau du désert que boit le sable aride!
Phosphore des marais, dont la fuite rapide
Découvre plus à nu l'épaisse obscurité
De l'abîme sans fond où dort l'éternité!
Oh! quand je vous ai dit à mon tour ma tristesse,
Et qu'aussi j'ai parlé des jours pleins de vitesse,
Ou de ces jours si lents qu'on ne peut épuiser,
Goutte à goutte tombant sur le cœur sans l'user;
Que je n'avais au monde aucun but à poursuivre;
Que je recommençais chaque matin à vivre;
Oh! qu'alors sagement et d'un ton fraternel
Vous m'avez par la main ramené jusqu'au Ciel!
«Tel je fus, disiez-vous; cette humeur inquiète,
Ce trouble dévorant au cœur de tout poëte,
Et dont souvent s'égare une jeunesse en feu,
N'a de remède ici que le retour à Dieu:
Seul il donne la paix, dès qu'on rentre en la voie;
Au mal inévitable il mêle un peu de joie,
Nous montre en haut l'espoir de ce qu'on a rêvé,
Et sinon le bonheur, le calme est retrouvé.»
Et souvent depuis lors, en mon âme moins folle,
J'ai mûrement pesé cette simple parole;
Je la porte avec moi, je la couve en mon sein,
Pour en faire germer quelque pieux dessein.
Mais quand j'en ai longtemps échauffé ma pensée,
Que la Prière en pleurs, à pas lents avancée,
M'a baisé sur le front comme un fils, m'enlevant
Dans ses bras loin du monde, en un rêve fervent,
Et que j'entends déjà dans la sphère bénie
Des harpes et des voix la douceur infinie,
Voilà que de mon âme, à l'entour, au dedans,
Quelques funestes cris, quelques désirs grondants
Éclatent tout à coup, et d'en haut je retombe
Plus bas dans le péché, plus avant dans la tombe!
—Et pourtant aujourd'hui qu'un radieux soleil
Vient d'ouvrir le matin à l'Orient vermeil;
Quand tout est calme encor, que le bruit de la ville
S'éveille à peine autour de mon paisible asile;
À l'instant où le cœur aime à se souvenir,
Où l'on pense aux absents, aux morts, à l'avenir,
Votre parole, ami, me revient et j'y pense;
Et consacrant pour moi le beau jour qui commence,
Je vous renvoie à vous ce mot que je vous dois,
À vous, sous votre vigne, au milieu des grands bois.
Là désormais, sans trouble, au port après l'orage,
Rafraîchissant vos jours aux fraîcheurs de l'ombrage,
Vous vous plaisez aux lieux d'où vous étiez sorti.
Que verriez-vous de plus? vous avez tout senti.
Les heures qu'on maudit et celles qu'on caresse
Vous ont assez comblé d'amertume ou d'ivresse.
Des passions en vous les rumeurs ont cessé;
De vos afflictions le lac est amassé;
Il ne bouillonne plus; il dort, il dort dans l'ombre,
Au fond de vous, muet, inépuisable et sombre;
À l'entour un esprit flotte, et de ce côté
Les lieux sont revêtus d'une triste beauté.
Mais ailleurs, mais partout, que la lumière est pure!
Quel dôme vaste et bleu couronne la verdure;
Et combien cette voix pleure amoureusement!
Vous chantez, vous priez, comme Abel, en aimant;
Votre cœur tout entier est un autel qui fume,
Vous y mettez l'encens et l'éclair le consume;
Chaque ange est votre frère, et, quand vient l'un d'entre eux,
En vous il se repose,—ô grand homme, homme heureux!
Juillet 1829.
XI.
Et cette Consolation à deux amis qu'il avait quittés pour quelques jours, et dont l'absence le poignait déjà. Qui n'y reconnaîtra le génie et la beauté de la première Consolation?
Lisez:
À DEUX ABSENTS.
Vois ce que tu es dans cette maison! tout pour toi. Tes amis te considèrent: tu fais souvent leur joie, et il semble à ton cœur qu'il ne pourrait exister sans eux. Cependant, si tu partais, si tu t'éloignais de ce cercle, sentiraient-ils le vide que ta perte causerait dans leur destinée? et combien de temps?
Werther.
Couple heureux et brillant, vous qui m'avez admis
Dès longtemps comme un hôte à vos foyers amis,
Qui m'avez laissé voir en votre destinée
Triomphante, et d'éclat partout environnée,
Le cours intérieur de vos félicités,
Voici deux jours bientôt que je vous ai quittés;
Deux jours, que seul, et l'âme en caprices ravie,
Loin de vous dans les bois j'essaye un peu la vie;
Et déjà sous ces bois et dans mon vert sentier
J'ai senti que mon cœur n'était pas tout entier;
J'ai senti que vers vous il revenait fidèle,
Comme au pignon chéri revient une hirondelle,
Comme un esquif au bord qu'il a longtemps gardé;
Et, timide, en secret, je me suis demandé
Si, durant ces deux jours, tandis qu'à vous je pense,
Vous auriez seulement remarqué mon absence.
Car sans parler du flot qui gronde à tout moment,
Et de votre destin qu'assiége incessamment
La Gloire aux mille voix, comme une mer montante,
Et des concerts tombant de la nue éclatante
Où déjà par le front vous plongez à demi;
Doux bruits, moins doux pourtant que la voix d'un ami:
Vous, noble époux; vous, femme, à la main votre aiguille,
À vos pieds vos enfants; chaque soir, en famille,
Vous livrez aux doux riens vos deux cœurs reposés,
Vous vivez l'un dans l'autre et vous vous suffisez.
Et si quelqu'un survient dans votre causerie,
Qui sache la comprendre et dont l'œil vous sourie,
Il écoute, il s'assied, il devise avec vous,
Et les enfants joyeux vont entre ses genoux;
Et s'il sort, s'il en vient un autre, puis un autre
(Car chacun se fait gloire et bonheur d'être vôtre),
Comme des voyageurs sous l'antique palmier,
Ils sont les bienvenus ainsi que le premier.
Ils passent; mais sans eux votre existence est pleine.
Et l'ami le plus cher, absent, vous manque à peine.
Le monde n'est pour vous, radieux et vermeil,
Qu'un atome de plus dans votre beau soleil,
Et l'Océan immense aux vagues apaisées
Qu'une goutte de plus dans vos fraîches rosées;
Et bien que le cœur sûr d'un ami vaille mieux
Que l'Océan, le monde et les astres des cieux,
Ce cœur d'ami n'est rien devant la plainte amère
D'un nouveau-né souffrant; et pour vous, père et mère,
Une larme, une toux, le front un peu pâli
D'un enfant adoré, met le reste en oubli.
C'est la loi, c'est le vœu de la sainte Nature;
En nous donnant le jour: «Va, pauvre créature,
Va, dit-elle, et prends garde, au sortir de mes mains,
De trébucher d'abord dans les sentiers humains.
Suis ton père et ta mère, attentif et docile;
Ils te feront longtemps une route facile:
Enfant, tant qu'ils vivront, tu ne manqueras pas,
Et leur ardent amour veillera sur tes pas.
Puis, quand ces nœuds du sang relâchés avec l'âge
T'auront laissé, jeune homme, au tiers de ton voyage,
Avant qu'ils soient rompus et qu'en ton cœur fermé
S'ensevelisse, un jour, le bonheur d'être aimé,
Hâte-toi de nourrir quelque pure tendresse,
Qui, plus jeune que toi, t'enlace et te caresse;
À tes nœuds presque usés joins d'autres nœuds plus forts;
Car que faire ici-bas, quand les parents sont morts,
«Que faire de son âme orpheline et voilée,
À moins de la sentir d'autre part consolée,
D'être père, et d'avoir des enfants à son tour,
Que d'un amour jaloux on couve nuit et jour?»
Ainsi veut la Nature, et je l'ai méconnue;
Et quand la main du Temps sur ma tête est venue,
Je me suis trouvé seul et j'ai beaucoup gémi,
Et je me suis assis sous l'arbre d'un ami.
Ô vous dont le platane a tant de frais ombrage,
Dont la vigne en festons est l'honneur du rivage,
Vous dont j'embrasse en pleurs et le seuil et l'autel,
Êtres chers, objets purs de mon culte immortel;
Oh! dussiez vous de loin, si mon destin m'entraîne,
M'oublier, ou de près m'apercevoir à peine,
Ailleurs, ici, toujours, vous serez tout pour moi:
—Couple heureux et brillant, je ne vis plus qu'en toi.
Saint-Maur, août 1829.
Puis-je lire sans reconnaissance cette dernière Consolation, qui me fut adressée après sept années d'absence, et qui me rappelait un mot de nos conversations ambulantes prononcé avant mon départ?
Non; nous étions alors en froid; mais on voit que l'instinct de l'amitié nous attirait alors l'un vers l'autre comme il m'y ramène aujourd'hui.
Dans un article inséré à la Revue des Deux-Mondes, sur M. de Lamartine, pendant son voyage en Orient (juin 1832), on lisait: «L'absence habituelle où M. de Lamartine vécut loin de Paris et souvent hors de France, durant les dernières années de la Restauration, le silence prolongé qu'il garda après la publication de son Chant d'Harold, firent tomber les clameurs des critiques, qui se rejetèrent sur d'autres poëtes plus présents: sa renommée acheva rapidement de mûrir. Lorsqu'il revint au commencement de 1830 pour sa réception à l'Académie française et pour la publication de ses Harmonies, il fut agréablement étonné de voir le public gagné à son nom et familiarisé avec son œuvre. C'est à un souvenir de ce moment que se rapporte la pièce de vers suivante, dans laquelle on a tâché de rassembler quelques impressions déjà anciennes, et de reproduire, quoique bien faiblement, quelques mots échappés au poëte, en les entourant de traits qui peuvent le peindre.—À lui, au sein des mers brillantes où ils ne lui parviendront pas, nous les lui envoyons, ces vers, comme un vœu d'ami dans le voyage.»
Un jour, c'était au temps des oisives années,
Aux dernières saisons, de poésie ornées
Et d'art, avant l'orage où tout s'est dispersé,
Et dont le vaste flot, quoique rapetissé,
Avec les rois déchus, les trônes à la nage.
........
........
De retour à Paris après sept ans, je crois,
De soleils de Toscane ou d'ombre sous tes bois.
Comptant trop sur l'oubli, comme durant l'absence,
Tu retrouvais la gloire avec reconnaissance.
Ton merveilleux laurier sur chacun de tes pas
Étendait un rameau que tu n'espérais pas;
L'écho te renvoyait tes paroles aimées;
Les moindres des chansons anciennement semées
Sur ta route en festons pendaient comme au hasard;
Les oiseaux par milliers, nés depuis ton départ,
Chantaient ton nom, un nom de tendresse et de flamme,
Et la vierge, en passant, le chantait dans son âme.
Non, jamais toit chéri, jaloux de te revoir,
Jamais antique bois où tu reviens t'asseoir,
Milly, ses sept tilleuls; Saint-Point, ses deux collines,
N'ont envahi ton cœur de tant d'odeurs divines,
Amassé pour ton front plus d'ombrage, et paré
De plus de nids joyeux ton sentier préféré!
Et dans ton sein coulait cette harmonie humaine,
Sans laisser d'autre ivresse à ta lèvre sereine
Qu'un sourire suave, à peine s'imprimant;
Ton œil étincelait sans éblouissement,
Et ta voix mâle, sobre et jamais débordée,
Dans sa vibration marquait mieux chaque idée!
Puis, comme l'homme aussi se trouve au fond de tout,
Tu ressentais parfois plénitude et dégoût.
—Un jour donc, un matin, plus las que de coutume,
De tes félicités repoussant l'amertume,
Un geste vers le seuil qu'ensemble nous passions:
«Hélas! t'écriais-tu, ces admirations,
Ces tributs accablants qu'on décerne au génie,
Ces fleurs qu'on fait pleuvoir quand la lutte est finie,
Tous ces yeux rayonnants éclos d'un seul regard,
Ces échos de sa voix, tout cela vient trop tard!
Le dieu qu'on inaugure en pompe au Capitole,
Du dieu jeune et vainqueur n'est souvent qu'une idole!
L'âge que vont combler ces honneurs superflus,
S'en repaît,—les sent mal,—ne les mérite plus!
Oh! qu'un peu de ces chants, un peu de ces couronnes,
Avant les pâles jours, avant les lents automnes,
M'eût été dû plutôt à l'âge efflorescent
Où, jeune, inconnu, seul avec mon vœu puissant,
Dans ce même Paris cherchant en vain ma place,
Je n'y trouvais qu'écueils, fronts légers ou de glace,
Et qu'en diversion à mes vastes désirs,
Empruntant du hasard l'or qu'on jette aux plaisirs,
Je m'agitais au port, navigateur sans monde,
Mais aimant, espérant, âme ouverte et féconde!
Oh! que ces dons tardifs où se heurtent mes yeux
Devaient m'échoir alors, et que je valais mieux!»
Et le discours bientôt sur quelque autre pensée
Échappa, comme une onde au caprice laissée;
Mais ce qu'ainsi la bouche aux vents avait jeté,
Mon souvenir profond l'a depuis médité.
Il a raison, pensais-je, il dit vrai, le poëte!
La jeunesse emportée et d'humeur indiscrète
Est la meilleure encor; sous son souffle jaloux
Elle aime à rassembler tout ce qui flotte en nous
De vif et d'immortel; dans l'ombre ou la tempête
Elle attise en marchant son brasier sur sa tête:
L'encens monte et jaillit! Elle a foi dans son vœu;
Elle ose la première à l'avenir en feu,
Quand chassant le vieux Siècle un nouveau s'initie,
Lire ce que l'éclair lance de prophétie.
Oui, la jeunesse est bonne; elle est seule à sentir
Ce qui, passé trente ans, meurt ou ne peut sortir,
Et devient comme une âme en prison dans la nôtre;
La moitié de la vie est le tombeau de l'autre;
Souvent tombeau blanchi, sépulcre décoré,
Qui reçoit le banquet pour l'hôte préparé.
C'est notre sort à tous; tu l'as dit, ô grand homme!
Eh! n'étais-tu pas mieux celui que chacun nomme,
Celui que nous cherchons, et qui remplis nos cœurs,
Quand par delà les monts d'où fondent les vainqueurs,
Dès les jours de Wagram, tu courais l'Italie,
De Pise à Nisita promenant ta folie,
Essayant la lumière et l'onde dans ta voix,
Et chantant l'oranger pour la première fois?
Oui, même avant la corde ajoutée à ta lyre,
Avant le Crucifix, le Lac, avant Elvire,
Lorsqu'à regret rompant tes voyages chéris,
Retombé de Pæstum aux étés de Paris,
Passant avec Jussieu[24] tout un jour à Vincennes
À tailler en sifflets l'aubier des jeunes chênes;
De Talma, les matins, pour Saül, accueilli;
Puis retournant cacher tes hivers à Milly,
Tu condamnais le sort,—oui, dans ce temps-là même
(Si tu ne l'avais dit, ce serait un blasphème),
Dans ce temps, plus d'amour enflait ce noble sein,
Plus de pleurs grossissaient la source sans bassin,
Plus de germes errants pleuvaient de ta colline,
Et tu ressemblais mieux à notre Lamartine!
C'est la loi: tout poëte à la gloire arrivé,
À mesure qu'au jour son astre s'est levé,
A pâli dans son cœur. Infirmes que nous sommes!
Avant que rien de nous parvienne aux autres hommes,
Avant que ces passants, ces voisins, nos entours,
Aient eu le temps d'aimer nos chants et nos amours,
Nous-mêmes déclinons! comme au fond de l'espace
Tel soleil voyageur qui scintille et qui passe,
Quand son premier rayon a jusqu'à nous percé,
Et qu'on dit: Le voilà, s'est peut-être éclipsé!
Ainsi d'abord pensais-je; armé de ton oracle,
Ainsi je rabaissais le grand homme en spectacle;
Je niais son midi manifeste, éclatant,
Redemandant l'obscur, l'insaisissable instant.
Mais en y songeant mieux, revoyant sans fumée,
D'une vue au matin plus fraîche et ranimée,
Ce tableau d'un poëte harmonieux, assis
Au sommet de ses ans, sous des cieux éclaircis,
Calme, abondant toujours, le cœur plein, sans orage,
Chantant Dieu, l'univers, les tristesses du sage,
L'humanité lancée aux océans nouveaux...
—Alors je me suis dit: Non, ton oracle est faux,
Non, tu n'as rien perdu; non, jamais la louange,
Un grand nom,—l'avenir qui s'entr'ouvre et se range,
Les générations qui murmurent: C'est lui!
Ne furent mieux de toi mérités qu'aujourd'hui;
Dans sa source et son jet, c'est le même génie;
Mais de toutes les eaux la marche réunie,
D'un flot illimité qui noierait les déserts,
Égale, en s'y perdant, la majesté des mers.
Tes feux intérieurs sont calmés, tu reposes;
Mais ton cœur reste ouvert au vif esprit des choses.
L'or et ses dons pesants, la Gloire qui fait roi,
T'ont laissé bon, sensible, et loin autour de toi
Répandant la douceur, l'aumône et l'indulgence.
Ton noble accueil enchante, orné de négligence.
Tu sais l'âge où tu vis et ses futurs accords;
Ton œil plane; ta voile, errant de bords en bords,
Glisse au cap de Circé, luit aux mers d'Artémise;
Puis l'Orient t'appelle, et sa terre promise,
Et le Mont trois fois saint des divines rançons!
Et de là nous viendront tes dernières moissons,
Peinture, hymne, lumière immensément versée,
Comme un soleil couchant ou comme une Odyssée!
Oh! non, tout n'était pas dans l'éclat des cheveux,
Dans la grâce et l'essor d'un âge plus nerveux,
Dans la chaleur du sang qui s'enivre ou s'irrite!
Le Poëte y survit, si l'Âme le mérite;
Le Génie au sommet n'entre pas au tombeau,
Et son soleil qui penche est encor le plus beau!
XII.
Ce fut vers ce temps que vous parûtes sérieusement abandonner ce métier immortel mais ingrat des vers, et que vous composâtes un livre mixte que je ne goûtai pas, malgré les beautés dont il était plein: Volupté.
Ce livre ne me plut pas, malgré les belles pages dont il est rempli. C'était, selon moi, un livre à deux fins. J'ai été homme de cheval, je n'ai jamais aimé ce qu'on appelle un cheval à deux fins. Volupté était pour moi un cheval à deux fins: amour sensuel et dévotion mystique. Lequel des deux? C'était trop d'un. Il y avait le même talent, l'immense talent, mais un talent faisait tort à l'autre, excepté quelques pages divines, telles que celles-ci: la mort de Théram:
«Vers le matin pourtant, les autres personnes étant absentes toujours, et même la domestique depuis quelques instants sortie, tandis que je lisais avec feu et que les plus courts versets du rituel se multipliaient sous ma lèvre en mille exhortations gémissantes, tout d'un coup les cierges pâlirent, les lettres se dérobèrent à mes yeux, la lueur du matin entra, un son lointain de cloche se fit entendre, et le chant d'un oiseau, dont le bec frappa la vitre, s'élança comme par un signal familier. Je me levai et regardai vers elle avec transe. Toute son attitude était immobile, son pouls sans battement. J'approchai de sa lèvre, comme miroir, l'ébène brillante d'un petit crucifix que je porte d'ordinaire au cou, don testamentaire de madame de Cursy; il ne s'y montra aucune haleine. J'abaissai avec le doigt sa paupière à demi fermée; la paupière obéit et ne se releva pas, semblable aux choses qui ne vivent plus. Avec le premier frisson du matin, dans le premier éclair de l'aube blanchissante, au premier ébranlement de la cloche, au premier gazouillement de l'oiseau, cette âme vigilante venait de passer!»
J'ai été coupable de la même faute, mon cher ami, dans Raphaël; j'ai voulu allier dans le même livre l'amour frénétique et la piété. Je n'ai pas été assez franc; j'en ai été puni par l'insuccès du livre qui n'était qu'à moitié vrai; j'étais alors bien plus amoureux que pieux. J'aurais dû le dire; ce morceau de mes Confidences manque aussi de sincérité. La nature, qu'on ne trompe pas, le découvre, et la main rejette le livre qui veut tromper le lecteur!
Cette faute de mon Raphaël fut la faute de votre Volupté: l'homme est double, mais ce n'est pas dans le même moment; la passion n'est vraie qu'à la condition d'être simple.
XIII.
Nous nous perdîmes de vue pendant près de quinze ans après la publication de Volupté. Après 1848, votre vie changea de lit; la mienne aussi. Vous publiâtes vos Pensées d'Août, vos fleurs mûres; votre poëme de Monsieur Jean, maître d'École. Une de vos notes rappelle, avec l'amitié des premiers jours, mon nom à votre pensée. Maître Jean était un Jocelyn civil. Il n'y avait ni assez d'amour, ni assez de religion, ni assez de sacrifice en lui pour prendre l'âme tout entière. Cela sentait l'École normale plus que le sanctuaire dans les hautes montagnes des Alpes. Le cadre était trop petit et trop profane pour le tableau.
«Ce petit poëme est assez compliqué, et, dans la première publication que j'en ai faite au Magasin pittoresque, il a été peu compris. Il me semble pourtant que j'y ai réalisé peut-être ce que j'ai voulu. Or, voici en partie ce que j'ai voulu. Dans son admirable et charmant Jocelyn, M. de Lamartine, avec sa sublimité facile, a d'un pas envahi tout ce petit domaine de poésie dite intime, privée, domestique, familière, où nous avions essayé d'apporter quelque originalité et quelque nouveauté. Il a fait comme un possesseur puissant qui, apercevant hors du parc quelques petites chaumières, quelques cottages qu'il avait jusque-là négligés, étend la main et transporte l'enceinte du parc au delà, enserrant du coup tous ces petits coins curieux, qui à l'instant s'agrandissent et se fécondent par lui. Or il m'a semblé qu'il était bon peut-être de replacer la poésie domestique, et familière, et réelle, sur son terrain nu, de la transporter plus loin, plus haut, même sur les collines pierreuses, et hors d'atteinte de tous les magnifiques ombrages. Monsieur Jean n'est que cela. Magister et non prêtre, janséniste et non catholique d'une interprétation nouvelle, puisse-t-il, dans sa maigreur un peu ascétique, ne pas paraître trop indigne de venir bien respectueusement à la suite du célèbre vicaire de notre cher et divin poëte!»
Quand l'amitié revient ainsi à un cœur qui n'a jamais cessé d'aimer, il y a un festin de l'enfant prodigue dans l'esprit d'un homme d'Israël. Ce n'est pas l'amour-propre qui se réjouit, c'est l'ami qui se retrouve!
XIV.
Ce furent vos dernières publications poétiques. Les temps n'étaient plus aux vers. Vous changeâtes de nature et d'existence comme nous avions fait tous, et vous devîntes ce que vous êtes resté depuis, un prosateur toujours grandissant, le premier des critiques. Vous ne l'êtes pas devenu du premier coup. Un poëte véritable est trop vaste d'imagination pour se défaire de ses images, de son harmonie, et se résumer dans la prose. Il lui reste longtemps des besoins d'expression plus parfaite qu'il cherche involontairement à jeter dans sa nouvelle forme. Il lui repousse de nouvelles plumes, comme à un oiseau dont on a coupé les ailes. Il ne vole plus pour voler simplement et pour arriver au but, mais pour mirer encore ses ailes étendues dans le lac et pour écouter en volant l'harmonie de ses périodes. Je fus quelque temps ainsi, moi aussi, quand, après avoir brisé la plume de Jocelyn, je pris avec un certain effort la plume des Girondins, puis la parole des orateurs. Je crus que je me ravalais; mais non, je faisais comme vous, je grandissais selon ma mesure, car j'appropriais mon expérience à l'usage plus utile que j'en voulais faire. J'étais pièce d'or et je me changeais en monnaie. Je souffrais dans mon amour-propre, mais je conquérais, comme vous aussi, cent mille lecteurs et un million d'auditeurs, au lieu de quelques centaines d'admirateurs. Vos études sur les sectaires de Pascal, sur cette petite église de Port-Royal, sur Virgile, sur ces bijoux de la foi et de l'histoire, n'étaient que des études et vous préparaient à ce que vous faites aujourd'hui. Vous descendiez patiemment l'escalier de la haute littérature pour arriver au terrain plane et libre que vous parcourez en maître maintenant.
Vous aviez un défaut, il y a quelques années, dans vos premiers volumes de vos conversations du Lundi: vous étiez trop riche, trop abondant, trop nuancé, trop fin. Cela nuisait à la clarté et à l'intelligence.
L'écheveau si touffu de vos pensées était trop emmêlé pour le vulgaire. Les nuances prévalaient sur les couleurs. Tout cela s'est dévidé et classifié peu à peu. Votre style, sans rien perdre de sa fertilité prodigieuse, est devenu presque évangélique. Les enfants ont pu vous comprendre, et les sages ont eu la certitude d'être compris par leur commentateur. En un mot, le prosateur a égalé le poëte. Votre critique ne s'est plus bornée au mot, comme celle de La Harpe, ce pédant estimable de la jeunesse; la pédagogie n'est pas votre fait; vous allez aux choses; vous êtes moraliste plus que critique dans vos considérations, vous êtes le Quintilien des idées; votre littérature est une histoire de l'esprit humain dans ces derniers temps; votre Cours est le cours du siècle, et les anecdotes personnelles dont vous l'enrichissez le rendent aussi intéressant pour l'esprit qu'instructif. Vous expliquez l'homme par son temps. Comme le naturaliste consommé, vous voyez le fruit dans la racine, vous suivez la séve dans ses nœuds, vous en montrez les déviations par les accidents de sa vie. On comprend l'homme par sa vie avant de le comprendre par ses œuvres. Autrefois vous étiez un peu amer dans vos jugements, vous ne l'êtes plus. Le temps fait pour vous ce qu'il fait pour les plantes, l'automne les adoucit en les mûrissant. Vous avez fini par comprendre qu'avec un être aussi faible et aussi mobile que l'homme, la bienveillance faisait partie de la justice, et qu'il fallait donner aux autres cette indulgence dont nous avions besoin pour nous-même; ainsi vous êtes devenu bon en devenant juste. Continuez à écrire, nous ne cesserons pas de vous lire!
XV.
Votre belle inspiration sur Virgile, au Collége de France, signala votre retour dans votre patrie. Elle eut un succès mérité et universel.
«Deux grands poëtes dominent le monde: Homère en Grèce, l'auteur de la Bible grecque, le Moïse de l'Hellénie, la vaste et incomparable source de toute poésie. Un mystère plane sur le temps et sur l'homme. C'est la source du Nil que les voyageurs anciens et modernes n'ont pu découvrir, et qui semble découler directement du ciel à travers les nuées de l'Abyssinie. C'est le poëte de la fable.
«L'autre, né en Italie, à une époque relativement récente, Virgile, est le poëte de l'histoire. Né à Mantoue, n'ayant eu d'autre maître de poésie que la nature agreste de la Lombardie, il commence tout jeune ses Églogues, qui sont aussi ses chefs-d'œuvre. Il n'aurait écrit que cela qu'on l'adorerait pour la simplicité des sujets, pour la perfection des vers, pour l'ineffable mélancolie des sentiments.
«Ce sont les Églogues qui marquent véritablement son début. De bonne heure il conçut l'idée de naturaliser dans la littérature et la poésie romaine certaines grâces et beautés de la poésie grecque, qui n'avaient pas encore reçu en latin tout leur agrément et tout leur poli, même après Catulle et après Lucrèce. C'est par Théocrite, en ami des champs, qu'il commença. De retour dans le domaine paternel, il en célébra les douceurs et le charme en transportant dans ses tableaux le plus d'imitations qu'il y put faire entrer du poëte de Sicile. C'était l'époque du meurtre de César, et bientôt du triumvirat terrible de Lépide, d'Antoine et d'Octave: Mantoue, avec son territoire, entra dans la part d'empire faite à Antoine, et Asinius Pollion fut chargé pendant trois ans du gouvernement de la Gaule cisalpine, qui comprenait cette cité. Il connut Virgile, il l'apprécia et le protégea; la reconnaissance du poëte a chanté, et le nom de Pollion est devenu immortel et l'un des beaux noms harmonieux qu'on est accoutumé à prononcer comme inséparables du plus poli des siècles littéraires.
«Pollion! Gallus! saluons avec Virgile ces noms plus poétiques pour nous que politiques, et ne recherchons pas de trop près quels étaient les hommes mêmes. Nourris et corrompus dans les guerres civiles, ambitieux, exacteurs, intéressés, sans scrupules, n'ayant en vue qu'eux-mêmes, ils avaient bien des vices. Pollion fit preuve jusqu'au bout d'habileté et d'un grand sens, et il sut vieillir d'un air d'indépendance sous Auguste, avec dignité et dans une considération extrême. Gallus, qui eut part avec lui dans la protection du jeune Virgile, finit de bonne heure par une catastrophe et par le suicide; lui aussi il semble, comme Fouquet au début de Louis XIV, n'avoir pu tenir contre les attraits enchanteurs de la prospérité. Il semble avoir pris pour devise: Quo non ascendam? La tête lui tourna, et il fut précipité. Mais ces hommes aimaient l'esprit, aimaient le talent, ils en avaient peut-être eux-mêmes, quoiqu'il soit plus sûr encore pour leur gloire, j'imagine, de ne nous être connus comme auteurs, Pollion, de tragédies, Gallus, d'élégies, que par les louanges et les vers de Virgile. Les noms de ces premiers patrons, et aussi celui de Varus, décorent les essais bucoliques du poëte, leur impriment un caractère romain, avertissent de temps en temps qu'il convient que les forêts soient dignes d'un consul, et nous apprennent enfin à quelles épreuves pénibles fut soumise la jeunesse de celui qui eut tant de fois besoin d'être protégé.
«Au retour de la victoire de Philippes remportée sur Brutus et Cassius, Octave, rentré à Rome, livra, pour ainsi dire, l'Italie entière en partage et en proie à ses vétérans. Dans cette dépossession soudaine et violente, et qui atteignit aussi les poëtes Tibulle et Properce dans leur patrimoine, Virgile perdit le champ paternel. La première églogue, qui n'est guère que la troisième dans l'ordre chronologique, nous a dit dès l'enfance comment Tityre, qui n'est ici que Virgile lui même, dut aller dans la grande ville, à Rome; comment, présenté, par l'intervention de Mécène probablement, au maître déjà suprême, à celui qu'il appelle un Dieu, à Auguste, il fut remis en possession de son héritage, et put célébrer avec reconnaissance son bonheur, rendu plus sensible par la calamité universelle. Mais ce bonheur ne fut pas sans quelque obstacle ou quelque trouble nouveau. L'églogue neuvième, qui paraît avoir été composée peu après la précédente, nous l'atteste: Virgile s'y est désigné lui-même sous le nom de Ménalque: «Hé quoi! n'avais-je pas ouï dire (c'est l'un des bergers qui parle) que depuis l'endroit où les collines commencent à s'incliner en douce pente, jusqu'au bord de la rivière et jusqu'à ces vieux hêtres dont le faîte est rompu, votre Ménalque, grâce à la beauté de ses chansons, avait su conserver tout ce domaine?» Et l'autre berger reprend: «Oui, vous l'avez entendu dire, et ç'a été en effet un bruit fort répandu; mais nos vers et nos chansons, au milieu des traits de Mars, ne comptent pas plus, ô Lycidas! que les colombes de Dodone quand l'aigle fond du haut des airs.» Puis il donne à entendre qu'il s'en est fallu de peu que Ménalque, cet aimable chantre de la contrée, n'eût perdu la vie: «Et qui donc alors eût chanté les Nymphes? s'écrie Lycidas; qui eût répandu les fleurs dont la prairie est semée, et montré l'ombre verte sous laquelle murmurent les fontaines?»
«C'est à ce danger de Ménalque que se rapporte probablement l'anecdote du centurion ravisseur qui ne voulait point rendre à Virgile le champ usurpé, et qui, mettant l'épée à la main, força le poëte, pour se dérober à sa poursuite, de passer le Mincio à la nage. Il fallut quelque protection nouvelle et présente, telle que celle de Varus (on l'entrevoit), pour mettre le poëte à l'abri de la vengeance, et pour tenir la main à ce que le bienfait d'Octave eût son exécution; à moins qu'on n'admette que ce ne fut que l'année suivante, et après la guerre de Pérouse, Octave devenant de plus en plus maître, que Virgile reconquit décidément sa chère maison et son héritage.
«Ce n'est qu'en lisant de près les Églogues qu'on peut suivre et deviner les vicissitudes de sa vie, et plus certainement les sentiments de son âme en ces années: même sans entrer dans la discussion du détail, on se les représente aisément. Une âme tendre, amante de l'étude, d'un doux et calme paysage, éprise de la campagne et de la muse pastorale de Sicile; une âme modeste et modérée, née et nourrie dans cette médiocrité domestique qui rend toutes choses plus senties et plus chères;—se voir arracher tout cela, toute cette possession et cette paix, en un jour, par la brutalité de soldats vainqueurs! ne se dérober à l'épée nue du centurion qu'en fuyant! quel fruit des guerres civiles! Virgile en garda l'impression durable et profonde. On peut dire que sa politique, sa morale publique et sociale datèrent de là. Il en garda une mélancolie, non pas vague, mais naturelle et positive; il ne l'oublia jamais. Le cri de tendre douleur qui lui échappa alors, il l'a mis dans la bouche de son berger Mélibée, et ce cri retentit encore dans nos cœurs après des siècles:
«Est-ce que jamais plus il ne me sera donné, après un long temps, revoyant ma terre paternelle et le toit couvert de chaume de ma pauvre maison, après quelques étés, de me dire en les contemplant: «C'était pourtant là mon domaine et mon royaume!» Quoi! un soldat sans pitié possédera ces cultures si soignées où j'ai mis mes peines! un barbare aura ces moissons! Voilà où la discorde a conduit nos malheureux concitoyens! voilà pour qui nous avons ensemencé nos champs[25]!»
«Toute la biographie intime et morale de Virgile est dans ces paroles et dans ce sentiment.
«Plus qu'aucun poëte, Virgile est rempli du dégoût et du malheur des guerres civiles, et, en général, des guerres, des dissensions et des luttes violentes. Que ce soit Mélibée ou Énée qui parle, le même accent se retrouve, la même note douloureuse: «Vous m'ordonnez donc, ô reine! de renouveler une douleur qu'il faudrait taire..., de repasser sur toutes les misères que j'ai vues, et dont je suis moi-même une part vivante!» Ainsi dira Énée à Didon après sept années d'épreuves, et dans un sentiment aussi vif et aussi saignant que le premier jour. Voilà Virgile et l'une des sources principales de son émotion.
«Je crois être dans le vrai en insistant sur cette médiocrité de fortune et de condition rurale dans laquelle était né Virgile, médiocrité, ai-je dit, qui rend tout mieux senti et plus cher, parce qu'on y touche à chaque instant la limite, parce qu'on y a toujours présent le moment où l'on a acquis et celui où l'on peut tout perdre: non que je veuille prétendre que les grands et les riches ne tiennent pas également à leurs vastes propriétés, à leurs forêts, leurs chasses, leurs parcs et châteaux; mais ils y tiennent moins tendrement, en quelque sorte, que le pauvre ou le modeste possesseur d'un enclos où il a mis de ses sueurs, et qui y a compté les ceps et les pommiers; qui a presque compté à l'avance, à chaque récolte, ses pommes, ses grappes de raisin bientôt mûres, et qui sait le nombre de ses essaims. Que sera-ce donc si ce possesseur et ce fils de la maison est, à la fois, un rêveur, un poëte, un amant; s'il a mis de son âme et de sa pensée, et de ses plus précoces souvenirs, sous chacun de ces hêtres et jusque dans le murmure de chaque ombrage? Ce petit domaine de Virgile (et pas si petit peut-être), qui s'étendait entre les collines et les marécages, avec ses fraîcheurs et ses sources, ses étangs et ses cygnes, ses abeilles dans la haie de saules, nous le voyons d'ici, nous l'aimons comme lui; nous nous écrions avec lui, dans un même déchirement, quand il s'est vu en danger de le perdre: Barbarus has segetes!...
«Il ne serait pas impossible, je le crois, dans un pèlerinage aux bords du Mincio, de deviner à très-peu près (comme on vient de le faire pour la villa d'Horace) et de déterminer approximativement l'endroit où habitait Virgile. En partant de ce lieu pour aller à Mantoue, lorsqu'on arrivait à l'endroit où le Mincio s'étend en un lac uni, on était à mi-chemin; c'est ce que nous apprend le Lycidas de la neuvième églogue, en s'adressant au vieux Mœris, qu'il invite à chanter: «Vois, le lac est là immobile, qui te fait silence; tous les murmures des vents sont tombés; d'ici, nous sommes déjà à moitié du chemin, car on commence à apercevoir le tombeau de Bianor.» Il ne manque, pour avoir la mesure précise, que de savoir où pouvait être ce tombeau de Bianor. Je trouve dans l'ouvrage d'un exact et ingénieux auteur anglais une description du domaine de Virgile, que je prends plaisir à traduire, parce qu'elle me paraît composée avec beaucoup de soin et de vérité:
«La ferme, le domaine de Virgile, nous dit Dunlop (Histoire de la littérature romaine), était sur les bords du Mincio. Cette rivière, qui, par la couleur de ses eaux, est d'un vert de mer profond, a sa source dans la Bénaque ou lac de Garda. Elle en sort et coule au pied de petites collines irrégulières qui sont couvertes de vignes; puis, passé le château romantique qui porte aujourd'hui le nom de Valleggio, situé sur une éminence, elle descend à travers une longue vallée, et alors elle se répand dans la plaine en deux petits lacs, l'un au-dessus et l'autre juste au-dessous de la ville de Mantoue. De là, le Mincio poursuit son cours, dans l'espace d'environ deux milles, à travers un pays plat mais fertile, jusqu'à ce qu'il se jette dans le Pô (à Governolo). Le domaine du poëte était situé sur la rive droite du Mincio, du côté de l'ouest, à trois milles environ au-dessous de Mantoue et proche le village d'Andès ou Pietola. Ce domaine s'étendait sur un terrain plat, entre quelques hauteurs au sud-ouest et le bord uni de la rivière, comprenant dans ses limites un vignoble, un verger, un rucher et d'excellentes terres de pâturages qui permettaient au propriétaire de porter ses fromages à Mantoue, et de nourrir des victimes pour les autels des dieux. Le courant même, à l'endroit où il bordait le domaine de Virgile, est large, lent et sinueux. Ses bords marécageux sont couverts de roseaux, et des cygnes en grand nombre voguent sur ses ondes ou paissent l'herbe sur sa marge humide et gazonnée.
«En tout, le paysage du domaine de Virgile était doux, d'une douceur un peu pâle et stagnante, de peu de caractère, peu propre à exciter de sublimes émotions ou à suggérer de vives images; mais le poëte avait vécu de bonne heure au milieu des grandes scènes du Vésuve; et, même alors, s'il étendait ses courses un peu au-delà des limites de son domaine, il pouvait visiter, d'un côté, le cours grandiose du rapide et majestueux Éridan, ce roi des fleuves, et, de l'autre côté, la Bénaque, qui présente par moments l'image de l'Océan agité.
«Le lieu de la résidence de Virgile est bas et humide, et le climat en est froid à certaines saisons de l'année. Sa constitution délicate et les maux de poitrine dont il était affecté le déterminèrent, vers l'année 714 ou 715, vers l'âge de trente ans, à chercher un ciel plus chaud...»
«Mais ceci tombe dans la conjecture.—Le plus voyageur des critiques, M. Ampère, a touché, comme il sait faire, le ton juste de ce même paysage et de la teinte morale qu'on se plaît à y répandre, dans un chapitre de son Voyage Dantesque:
«Tout est virgilien à Mantoue, dit-il; on y trouve la topographie virgilienne et la place virgilienne; aimable lieu qui fut dédié au poëte de la cour d'Auguste par un décret de Napoléon.
«Dante a caractérisé le Mincio par une expression exacte et énergique, selon son habitude: «(Il ne court pas longtemps sans trouver une plaine basse dans laquelle il s'étend et qu'il emmarécage).
Non molto ha corso che trova una lama
Nella qual si distende e la impaluda.»
«Ce qui n'a pas la grâce de Virgile: «(... là où le large Mincio s'égare en de lents détours sinueux et voile ses rives d'une molle ceinture de roseaux.)
.....Tardis ingens ubi flexibus errat
Mincius, et tenera prætexit arundine ripas.»
«La brièveté expressive et un peu sèche du poëte florentin, comparée à l'abondance élégante de Virgile, montre bien la différence du style de ces deux grands artistes peignant le même objet.
«Du reste, le mot impaluda rend parfaitement l'aspect des environs de Mantoue. En approchant de cette ville, il semble véritablement qu'on entre dans un autre climat; des prairies marécageuses s'élève presque constamment une brume souvent fort épaisse. Par moments on pourrait se croire en Hollande.
«Tout l'aspect de la nature change: au lieu des vignes, on ne voit que des prés, des prés virgiliens, herbosa prata. On conçoit mieux ici la mélancolie de Virgile dans cette atmosphère brumeuse et douce, dans cette campagne monotone, sous ce soleil fréquemment voilé.»
«Notons la nuance, mais n'y insistons pas trop et n'exagérons rien; n'y mettons pas trop de cette vapeur que Virgile a négligé de nous décrire; car il n'est que Virgile pour être son propre paysagiste et son peintre, et, dans la première des descriptions précédentes (je parle de celle de l'auteur anglais), on a pu le reconnaître, ce n'est, après tout, que la prose du paysage décrit par Virgile lui-même en ces vers harmonieux de la première églogue:
Fortunate senex, hic inter flumina nota...
Que tous ceux, et ils sont encore nombreux, qui savent par cœur ces vers ravissants, se les redisent.
«Ainsi Virgile est surtout sensible à la fraîcheur profonde d'un doux paysage verdoyant et dormant; au murmure des abeilles dans la haie; au chant, mais un peu lointain, de l'émondeur là-bas, sur le coteau; au roucoulement plus voisin du ramier ou de la tourterelle; il aime cette habitude silencieuse et tranquille, cette monotonie qui prête à une demi-tristesse et au rêve.
«Même lorsqu'il arrivera, plus tard, à toute la grandeur de sa manière, il excellera surtout à peindre de grands paysages reposés.
«Peu après qu'il eut quitté tout à fait son pays natal, nous trouvons Virgile de retour du voyage de Brindes, raconté par Horace, que ce voyage soit de l'année 715 ou 717. Il rejoint en chemin Mécène et Horace; il a pour compagnons Plotius et Varius, et l'agréable narrateur les qualifie tous trois (mais nous aimons surtout à rapporter l'éloge à Virgile) les âmes les plus belles et les plus sincères que la terre ait portées, celles auxquelles il est attaché avec le plus de tendresse.
Si Pollion, comme on le croit, avait conseillé à Virgile d'écrire les poésies bucoliques, qu'il mit trois ans à composer et à corriger, ce fut Mécène qui lui proposa le sujet si romain, si patriotique et tout pacifique des Géorgiques, auquel il consacra sept années. Sur ce conseil ou cet ordre amical donné par Mécène à Virgile, et dont lui seul pouvait dignement embrasser et conduire le difficile labeur, l'un des hommes qui savaient le mieux la chose romaine, Gibbon, a eu une vue très-ingénieuse, une vue élevée: selon lui, Mécène aurait eu l'idée, par ce grand poëme rural, tout à fait dans le goût des Romains, de donner aux vétérans, mis en possession des terres (ce qui était une habitude depuis Sylla), le goût de leur nouvelle condition et de l'agriculture. La plupart des vétérans en effet, mis d'abord en possession des terres, ne les avaient pas cultivées, mais en avaient dissipé le prix dans la débauche. Il s'agissait de les réconcilier avec le travail des champs, si cher aux aïeux, et de leur en présenter des images engageantes: «Quel vétéran, s'écrie Gibbon, ne se reconnaissait dans le vieillard des bords du Galèse? Comme eux, accoutumé aux armes dès sa jeunesse, il trouvait enfin le bonheur dans une retraite sauvage, que ses travaux avaient transformée en un lieu de délices.»
Je ne sais trop si Gibbon ne met pas ici un peu du sien, si les vétérans lisaient l'épisode du vieillard de Tarente. Les fils de ces vétérans, du moins, purent le lire.
«Ayant renoncé, non pas de cœur, à son pays de Mantoue, Virgile, comblé des faveurs d'Auguste, passa les années suivantes et le reste de sa vie, tantôt à Rome, plus souvent à Naples et dans la Campanie Heureuse, occupé à la composition des Géorgiques, et, plus tard, de l'Énéide; délicat de santé, ayant besoin de recueillement pour ses longs travaux; peu homme du monde, mais homme de solitude, d'intimité, d'amitié, de tendresse; cultivant le loisir obscur et enchanté, au sein duquel il se consumait sans cesse à perfectionner et à accomplir ses œuvres de gloire, à édifier son temple de marbre, comme il l'a dit allégoriquement. Félicité rare! destinée, certes, la plus favorisée entre toutes celles des poëtes épiques, si souvent errants, proscrits, exilés! Mais il savait, et il s'en souvenait sans cesse, combien l'infortune pour l'homme est voisine du bonheur, et que c'est entre les calamités d'hier et celles de demain que s'achètent les intervalles de repos du monde. Après les déchirements de la spoliation et de l'exil, ayant reconquis, et si pleinement, toutes les jouissances de la nature et du foyer, il n'oublia jamais qu'il n'avait tenu à rien qu'il ne les perdît: un voile légèrement transparent en demeura sur son âme pieuse et tendre.
«Je ne conçois pas, à cette distance où nous sommes, d'autre biographie de Virgile qu'une biographie idéale, si je puis dire. Les anciens grammairiens, chez qui on serait tenté de chercher une biographie positive du poëte, y ont mêlé trop d'inepties et de fables; mais, de quelques traits pourtant qu'ils nous ont transmis et qui s'accordent bien avec le ton de l'âme et la couleur du talent, résulte assez naturellement pour nous un Virgile timide, modeste, rougissant, comparé à une vierge, parce qu'il se troublait aisément, s'embarrassait tout d'abord, et ne se développait qu'avec lenteur; charmant et du plus doux commerce quand il s'était rassuré; lecteur exquis (comme Racine), surtout pour les vers, avec des insinuations et des nuances dans la voix; un vrai dupeur d'oreilles quand il récitait d'autres vers que les siens. Dans un chapitre du Génie du Christianisme, où il compare Virgile et Racine, M. de Chateaubriand a trop bien parlé de l'un et de l'autre, et avec trop de goût, pour que je n'y relève pourtant pas un passage hasardé qui n'irait à rien moins qu'à fausser, selon moi, l'idée qu'on peut se faire de la personne de Virgile:
«Nous avons déjà remarqué, dit M. de Chateaubriand, qu'une des premières causes de la mélancolie de Virgile fut sans doute le sentiment des malheurs qu'il éprouva dans sa jeunesse. Chassé du toit paternel, il garda toujours le souvenir de sa Mantoue; mais ce n'était plus le Romain de la république, aimant son pays à la manière dure et âpre des Brutus, c'était le Romain de la monarchie d'Auguste, le rival d'Homère et le nourrisson des Muses.
«Virgile cultiva ce germe de tristesse en vivant seul au milieu des bois. Peut-être faut-il encore ajouter à cela des accidents particuliers. Nos défauts moraux ou physiques influent beaucoup sur notre humeur, et sont souvent la cause du tour particulier que prend notre caractère. Virgile avait une difficulté de prononciation; il était faible de corps[26], rustique d'apparence. Il semble avoir eu dans sa jeunesse des passions vives auxquelles ces imperfections naturelles purent mettre des obstacles. Ainsi des chagrins de famille, le goût des champs, un amour-propre en souffrance et des passions non satisfaites s'unirent pour lui donner cette rêverie qui nous charme dans ses écrits.»
«Tout cela est deviné à ravir et de poëte à poëte: mais l'amour-propre en souffrance et les passions non satisfaites me semblent des conjectures très-hasardées: parlons seulement de l'âme délicate et sensible de Virgile et de ses malheurs de jeunesse. D'ailleurs il avait précisément le contraire de la difficulté de prononciation; il avait un merveilleux enchantement de prononciation. Ce qui a trompé l'illustre auteur, qui, à tous autres égards, a parlé si excellemment de Virgile, c'est qu'il est dit en un endroit de la Vie du poëte par Donat, qu'il était sermone tardissimus; mais cela signifie seulement qu'il n'improvisait pas, qu'il n'avait pas, comme on dit, la parole en main. Il ne lui arriva de plaider qu'une seule fois en sa vie, et sans faire la réplique. En un mot, et c'est ce qui n'étonnera personne, Virgile était aussi peu que possible un avocat. Son portrait par Donat, qui a servi de point de départ à celui qu'on vient de lire par M. de Chateaubriand, peut se traduire plus légèrement peut-être, et s'expliquer comme il suit, en évitant tout ce qui pourrait charger: Virgile était grand de corps, de stature (je me le figure cependant un peu mince, un peu frêle, à cause de son estomac et de sa poitrine, quoiqu'on ne le dise pas); il avait gardé de sa première vie et de sa longue habitude aux champs le teint brun, hâlé, un certain air de village, un premier air de gaucherie; enfin, il y avait dans sa personne quelque chose qui rappelait l'homme qui avait été élevé à la campagne. Il fallait quelque temps pour que cette urbanité qui était au fond de sa nature se dégageât.
«Les portraits de lui qui nous le représentent les cheveux longs, l'air jeune, le profil pur, en regard de la majestueuse figure de vieillard d'Homère, n'ont rien d'authentique et seraient aussi bien des portraits d'Auguste ou d'Apollon.
«Sénèque, dans une lettre à Lucilius, parle d'un ami de ce dernier, d'un jeune homme de bon et ingénu naturel, qui, dans le premier entretien, donna une haute idée de son âme, de son esprit, mais toutefois une idée seulement; car il était pris à l'improviste et il avait à vaincre sa timidité: «et même, en se recueillant, il pouvait à peine triompher de cette pudeur, excellent signe dans un jeune homme; tant la rougeur, dit Sénèque, lui sortait du fond de l'âme (adeo illi ex alto suffusus est rubor); et je crois même que, lorsqu'il sera le plus aguerri, il lui en restera toujours.» Virgile me semble de cette famille, il avait la rougeur prompte et la tendresse du front (frontis mollities); c'était une de ces rougeurs intimes qui viennent d'un fonds durable de pudeur naturelle. Il était de ceux encore dont Pope, l'un des plus beaux esprits et des plus sensibles, disait: «Pour moi, j'appartiens à cette classe dont Sénèque a dit: «Ils sont si amis de l'ombre, qu'ils considèrent comme étant dans le tourbillon tout ce qui est dans la lumière.»
«Virgile aimait trop la gloire pour ne pas aimer la louange, mais il l'aimait de loin et non en face; il la fuyait au théâtre ou dans les rues de Rome; il n'aimait pas être montré au doigt et à ce qu'on dît: C'est lui! Il aimait à faire à loisir de belles choses qui rempliraient l'univers et qui rassembleraient dans une même admiration tout un peuple de nobles esprits; mais ses délices, à lui, étaient de les faire en silence et dans l'ombre, et sans cesser de vivre avec les nymphes des bois et des fontaines, avec les dieux cachés.
«Et, dans tout ceci, je n'imagine rien; je ne fais qu'user et profiter de traits qui nous ont été transmis, mais en les interprétant comme je crois qu'il convient le mieux. Avec Virgile, on court peu de risque de se tromper, en inclinant le plus possible du côté de ses qualités intérieures.
«À ce que je viens de dire que Virgile était décoré de pudeur, il ne serait pas juste d'opposer comme une contradiction ce qu'on raconte d'ailleurs de certaines de ses fragilités: «Il fut recommandable dans tout l'ensemble de sa vie, a dit Servius; il n'avait qu'un mal secret et une faiblesse, il ne savait pas résister aux tendres désirs.» On pourrait le conclure de ses seuls vers. Mais, dans son estimable Vie d'Horace, M. Walckenaer me semble avoir touché avec trop peu de ménagement cette partie de la vie et des mœurs de Virgile. Combattant sans beaucoup de difficulté l'opinion exagérée qu'on pourrait se faire de la chasteté de Virgile, il ajoute: «Plus délicat de tempérament qu'Horace, Virgile s'abandonna avec moins d'emportement que son ami, mais avec aussi peu de scrupule, aux plaisirs de Vénus. Il fut plus sobre et plus retenu sur les jouissances de la table et dans les libations faites à Bacchus. Chez les modernes, il eût passé pour un homme bon, sensible, mais voluptueux et adonné à des goûts dépravés: à la cour d'Auguste, c'était un sage assez réglé dans sa conduite, car il n'était ni prodigue ni dissipateur, et il ne cherchait à séduire ni les vierges libres ni les femmes mariées.» Tout ce croquis est bien heurté, bien brusque, et manque de nuances, et, par conséquent, de ressemblance et de vérité. Je ne suis pas embarrassé pour Virgile de ce qu'il eût passé pour être s'il eût vécu chez les modernes; je crois qu'il eût passé pour un peu mieux que cela, et que la vraie morale eût eu à se louer plus qu'à se plaindre de lui, aussi bien que la parfaite convenance. Et en acceptant même sur son compte les quelques anecdotes assez suspectes que les anciens biographes ou grammairiens nous ont transmises, et qui intéressent ses mœurs, on y trouverait encore ce qui répond bien à l'idée qu'on a de lui et ce qui le distingue à cet égard de son ami Horace, de la retenue jusque dans la vivacité du désir, quelque chose de sérieux, de profond et de discret dans la tendresse.
«C'est ce sérieux, ce tour de réflexion noble et tendre, ce principe d'élévation dans la douceur et jusque dans les faiblesses, qui est le fond de la nature de Virgile, et qu'on ne doit jamais perdre de vue à son sujet.
XVI.
«La reconnaissance pour Auguste, à qui il doit la restitution de son petit bien aux bords du Mincio, s'exprime bientôt après en vers magnifiques dans le commencement du livre III de son second ouvrage, les Géorgiques.
«Il bâtira, dit-il, un temple de marbre au sein d'une vaste prairie verdoyante, sur les rives du Mincio. Il y placera César (c'est-à-dire Auguste) comme le dieu du temple, et il instituera, il célébrera des courses et des jeux tout à l'entour, des jeux qui feront déserter à la Grèce ceux d'Olympie. Lui le fondateur, le front ceint d'une couronne d'olivier et dans tout l'éclat de la pourpre, il décernera les prix et les dons. Sur les dehors du temple se verront gravés dans l'or et dans l'ivoire les combats et les trophées de celui en qui se personnifie le nom romain. On y verra aussi debout, en marbre de Paros, des statues où la vie respire, toute la descendance d'Assaracus, cette suite de héros venus de Jupiter, Tros le grand ancêtre, et Apollon fondateur de Troie. L'Envie enchaînée et domptée par la crainte des peines vengeresses achèvera la glorieuse peinture. Les vers sont admirables et des plus polis, des plus éblouissants qui soient sortis de dessous le ciseau de Virgile. Cette pure et sévère splendeur des marbres au sein de la verdure tranquille du paysage nous offre un parfait emblème de l'art virgilien. Le poëme didactique ici est dépassé dans son cadre: c'est grand, c'est triomphal, c'est épique déjà. Ce temple de marbre, peuplé de héros troyens, que se promettait d'édifier Virgile et qui est tout allégorique, il l'a réalisé d'une autre manière et qu'il ne prévoyait point alors, et il l'a exécuté dans l'Énéide: il n'avait fait que présager et célébrer à l'avance son Exegi monumentum! En mourant, il doutait qu'il l'eût accompli: c'est à nous de rendre aux choses et à l'œuvre tout leur sens, d'y voir toute l'harmonieuse ordonnance, et de dire que Virgile mourant, au lieu de se décourager et de défaillir, aurait pu se faire relire son hymne glorieux du troisième chant des Géorgiques, et, satisfait de son vœu rempli, rendre le dernier souffle dans une ivresse sacrée[27].
«Les Géorgiques sont, dans leur genre, le plus parfait modèle de poésie didactique qui ait enchanté les agriculteurs de tous les âges, la limite précise où la nature et la poésie se rencontrent pour s'embrasser. Nous n'avons rien, dans les œuvres modernes, qui réunisse ce mérite savant et ce mérite naturel. Delille s'est immortalisé en les traduisant; Thompson et Saint-Lambert ont succombé dans l'imitation. Cela n'a qu'un défaut: l'homme y manque; l'homme est le plus grand sujet d'intérêt de toute langue. Les Géorgiques ont des choses, mais ce n'est pas encore l'humanité.
«Virgile le sentait, et il y pensait déjà; le triomphe d'Auguste pendant son retour de Brindes à Rome, la vingtième année avant la naissance du Christ, paraît lui avoir donné l'idée première de l'Énéide, poëme légendaire de Rome.
«Auguste, dites-vous, était devenu, de proscripteur, le refuge des proscrits. Il était empereur, sans en prendre le nom; il voulait consacrer sa famille à l'empire, et l'empire à sa famille. Il pria Horace, ami de Virgile et de Mécène, de consentir à lui servir de secrétaire. Horace s'excusa sur sa faible santé. Auguste ne lui en voulut pas, et continua de souper familièrement avec lui et avec Mécène.» Les deux amis introduisirent Virgile dans cette intimité. C'est là que fut conçu le plan de l'Énéide.
«Properce, dans une de ses élégies, célèbre d'avance le triomphe de Virgile.
«C'est à Virgile qu'il appartient de chanter les rivages d'Actium chers au soleil, et les flottes victorieuses de César; il va naître quelque chose de plus grand que l'Iliade.»
«Properce se trompait; une légende nationale en très-beaux vers ne pouvait jamais égaler ni l'Iliade ni l'Odyssée, nées d'elles-mêmes dans l'âge de foi et par l'organe du dieu des poëtes.—L'Énéide était l'ouvrage de l'art,—Homère était la nature.»
XVII.
Ici, mon cher Sainte-Beuve, vous nous racontez la mort prématurée de Virgile, qui succombe à cinquante-deux ans à Brindes, en revenant de Grèce, où il était allé perfectionner l'Énéide, et sa tombe à Naples, au pied du Pausilippe, et en face du plus beau et du plus doux paysage de la Campanie.
Puis vous passez à la discussion sur le mérite de son poëme.
Ici nous différons, mais non dans tout.
Votre admirable distinction entre le chantre antique, l'histoire vivante et poétisée, telle qu'Homère, qu'on écoute au bord de la mer ou sur le seuil de sa demeure, et le poëte épique, qui écrit son œuvre à loisir et qu'on lit par amusement ou par une froide admiration dans les académies ou dans son cabinet, suffirait pour nous réconcilier. Vous résumez toutes ses qualités de style dans sa perfection. Oui, mais pour que cette perfection soit parfaite, il faut qu'elle soit originale. Or, dans l'Énéide, Virgile n'est pas Virgile, il n'est que le plus parfait des imitateurs. Vous en convenez avec moi.
Vous examinez ensuite quelles sont les conditions du poëme épique. Je les réduis à une seule principale. Le poëme épique ne peut et ne doit naître qu'à une époque du monde où il peut être cru. C'est pourquoi nous ne pouvons en avoir et nous n'en aurons pas jusqu'à ce qu'une nouvelle foi populaire s'élève dans le monde et prédispose les poëtes à de nouveaux enthousiasmes et les nations à de nouvelles croyances. Ce sont, en effet, les peuples qui font les poëmes épiques, ce ne sont pas les poëtes.
Mais, depuis ce beau travail sur l'Énéide, où je regrette que vous n'ayez pas assez développé cette pensée vraie, vous vous êtes lancé à pleine haleine dans la haute critique presque biographique, purement personnelle et littéraire. Le temps où nous vivons n'est bon qu'à penser. Pensons donc l'un et l'autre, puisque les événements différemment envisagés par nous, et puisque l'âge qui m'atteint, et qui vous suit, ne nous laissent pas d'autre usage à faire de nos facultés, pensons donc avec l'impartialité de l'âge et avec la patience du temps. Et bien que je ne me repente nullement des services énergiques que les événements m'ont entraîné à rendre à mon pays en 1848, et que je ne rougisse pas de la part de vigueur et de prudence que j'ai pu apporter alors, avec d'autres, à ces événements historiques, retirons-nous, pendant le peu d'années que les circonstances politiques nous laissent avant notre mort, dans le domaine des lettres où vous brillez et où je m'éteins. Le temps ne nous regarde plus. Laissons-le faire et conseillons-lui toujours la modération et la sagesse. Nous ne serions plus propres à l'animer ou à le contenir, comme à d'autres époques de notre vie. Nous l'avons aidé, nous l'avons servi, nous l'avons contenu, nous l'avons combattu, nous l'avons vaincu; il nous a laissés sur son rivage quand il a jugé qu'il pouvait se passer de nous, et qu'il a été demander son salut ou sa perte à d'autres institutions et à d'autres hommes! Ce n'est point à nous de protester contre les égarements monarchiques, comme nous avons résisté aux égarements funestes de la république de mauvaise odeur et d'odieuses doctrines de 1793. Restons ce que nous sommes, et ne trempons pas plus qu'en 1847 dans ces coalitions de vengeance et de colère incapables de rien réparer, car elles n'apportent à l'opinion que des passions contraires, unies par le besoin commun de détruire, et dont l'union inconsidérée ne présente à l'analyse que la ligue inopportune et inconséquente des républicains et des royalistes combattant ensemble un jour avec le radicalisme socialiste pour conquérir le champ de bataille où ils s'entre-détruiront le lendemain de la victoire. Ce n'est pas là de la politique, c'est du désespoir. Contentons-nous de préserver notre honneur en vivant séparés de ces partis, et en regardant ce qui se passe en dehors de nous avec les leçons de l'expérience et les vœux pour notre pays. Voilà maintenant notre rôle, étrangers au pouvoir, étrangers aux factions, seuls avec notre passé, que l'histoire jugera avec d'autant plus d'indulgence que nous aurons moins pressé son jugement!
Vous avez, plus heureux que moi, refusé de mêler les eaux pures de votre talent avec les eaux troubles et tumultueuses de votre temps; et plût à Dieu que j'en eusse fait autant à l'âge de ma séve politique! Je n'aurais pas vu de grandes et belles journées, il est vrai, passer comme l'éclair sur mon nom, pour le signaler à l'amour immérité des uns, à la haine plus imméritée des autres; je ne serais pas forcé de me dépouiller pièce à pièce de mes biens les plus chers, sans savoir encore s'il me restera une pierre pour recouvrir bientôt ma poussière, et écrire comme un rapsode de la France des lignes vénales pour gagner péniblement le pain de mes créanciers avec les subsides de mes amis!
Lamartine.
Notes
1: Charles-Édouard signait comte d'Albanie, et sa femme comtesse d'Albany. Le prince francisait son nom, à peu près comme l'Arioste, dans maintes strophes de l'Orlando furioso, en avait fait un nom italien, il duca d'Albania. La princesse était restée fidèle à l'orthographe anglaise.
2: Ici, dans une note, l'aimable traducteur de M. de Reumont, M. Saint-René-Taillandier, fait allusion au même nom, donné jadis par moi, dans Jocelyn, au plus aimé de mes chiens célèbres.
3: «C'est une espèce de tournoi qui se célèbre encore de nos jours.» (Note du traducteur.)
4: «Il s'agit ici de la mort, toute récente à cette date, de la fille de M. de Montmorin, Mme de Beaumont. On sait que cette noble personne, dont l'influence fut si vive et si douce dans le monde des Joubert, des Ballanche, des Chateaubriand, se sentant frappée d'un mal sans remède, était allée demander au ciel de l'Italie l'apaisement de ses souffrances. Elle partit en 1803, aux premiers jours de l'automne. Chateaubriand, secrétaire de légation auprès de la cour pontificale, attendait son amie à Florence; il la conduisit à Rome et ne la quitta plus. Le vendredi 4 novembre, elle s'éteignit dans ses bras. On peut lire, au tome IV des Mémoires d'outre-tombe (1re édition, 1849), les touchants détails de cette mort et le récit des funérailles que Chateaubriand fit à Mme de Beaumont dans l'église Saint-Louis des Français. «Je t'aimerai toujours, s'écrie l'ardent poëte, s'appropriant les vers de l'Anthologie grecque,—je t'aimerai toujours; mais toi, chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, à cette coupe qui te ferait oublier tes anciens amis.»
5: On y voit beaucoup de monuments de marbre, et de peintures de Cimabue et du Giotto. Le cimetière y est plein de terre apportée de Jérusalem.
6: Ayant fait en Espagne une Vierge qu'on voulut mal lui payer, il la brisa à coups de marteau; ce qui le fit mettre dans les prisons de l'Inquisition, où il se laissa mourir de faim pour n'être pas brûlé.
7: Cet artiste fut un des fondateurs de l'École italienne dans le onzième siècle.
8: Michel-Ange avait en effet le nez de côté. Voyez sa Vie.
9: C'est-à-dire sa maîtresse.
10: C'est l'usage en Italie de faire des sonnets pour toutes les fêtes et tous les événements un peu marquants.
11: Jérôme Schio, de Vérone, confesseur du pape, et bon négociateur.
12: Ce Français Nero, qui accusait Benvenuto, était un homme d'une médiocre probité, selon L'archi.
13: C'était un fameux prédicateur, partisan des ennemis des Médicis. On l'enferma dans le château Saint-Ange, où il mourut de la mort la plus cruelle.
14: C'est qu'il avait envie de le tuer, comme il fit en effet.
15: Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy, secrétaire des finances.
16: Les Grands-Augustins, où se trouve à présent le marché de la Volaille. Cellini devait nécessairement y passer pour se rendre du pont au Change au Petit-Nesle.
17: Il y a plusieurs exemples de ces guérisons subites, causées par la joie ou une passion forte. Le consul Fulvius, dit Pline l'ancien, fut guéri de même, par la victoire qu'il remporta sur les Celtes.
18: Cette servante, appelée Piera, devint sa femme, et il en eut plusieurs enfants.
19: C'est l'usage en Italie de faire des sonnets pour tous les événements et les choses extraordinaires.
20: Espèce de monnaie, comme nos centimes.
21: S. Aug., Conf., liv. IV, ch. 8.
22: M. Victor Cousin.
23: «On trouvera peut-être que M. de Lamartine se méprenait ici dans ses présages trop sombres. Mais le poëte voit de loin; et en 1830, si M. de Lamartine s'est trompé dans ses prévisions immédiates, ce n'était qu'affaire de temps et de distance; il anticipait 1848 et 1851; il voyait deux ou trois horizons à la fois. Ce qu'il ne prévoyait pas, c'est qu'il serait l'Orphée qui plus tard dirigerait et réglerait par moments de son archet d'or cette invasion de barbares.
«Sainte-Beuve.»
24: M. Laurent de Jussieu, l'un des plus anciens amis de Lamartine.
25: «Dans ces traductions, je me suis occupé à mettre en saillie le sentiment principal, sauf à introduire dans le texte une légère explication. Si l'on traduisait avec suite tout un ouvrage, on devrait s'y prendre différemment; mais, pour de simples passages cités, je crois qu'il est permis et qu'il est bon de faire ainsi.»
26: Dans la première édition l'auteur avait ajouté «laid de visage.»
27: On a supposé que ce morceau du IIIe livre des Géorgiques y avait été inséré après coup par le poëte, et lorsque déjà il s'occupait de l'Énéide; il y a des détails qui semblent en effet avoir été ajoutés un peu plus tard; mais le cadre premier existait, je le crois, et le sens général, selon l'opinion de Heyne, est plutôt prophétique qu'historique.