Cours familier de Littérature - Volume 21
The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 21
Title: Cours familier de Littérature - Volume 21
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: October 16, 2012 [eBook #41079]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
UN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINE
TOME VINGT ET UNIÈME
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43.
1866
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
REVUE MENSUELLE.
XXI
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.
CXXIe ENTRETIEN.
CONVERSATIONS DE GŒTHE,
PAR ECKERMANN.
(TROISIÈME PARTIE.)
I
Ne nous étonnons pas de cette admiration minutieuse qu'un grand esprit comme Gœthe inspire à ceux qui sont capables et dignes de l'entendre dans le repos de sa vieillesse à la fin de ses jours. C'est la loi du sort; et cette loi compensatrice est consolante à étudier. Les grands hommes ont deux sortes de dénigrements systématiques à combattre à la fin de leur carrière: premièrement, les ennemis de la vérité qu'ils portent en eux et qui, en les tuant par la raillerie, espèrent tuer la vérité elle-même; secondement, la jalousie et l'envie de leurs rivaux, supérieurs ou médiocres, qui, en les ravalant, espèrent les rabaisser ou les subordonner à leur orgueil. De là pour les vraies supériorités humaines, poétiques, philosophiques, politiques et religieuses, cet acharnement de leurs ennemis qui ne pardonnent qu'à la mort.
Il faut donc, sous peine de forcer ces grandes natures à se réfugier dans le tombeau avant l'heure marquée par le destin et à chercher la paix dans le suicide, il faut que la Providence, dans sa bonté infinie pour tous les êtres, donne à cet homme d'élite la goutte d'eau de l'éponge qu'on laisse tomber sur les lèvres pâles du Nazaréen dans son agonie sur la croix; cette goutte d'eau, c'est le culte fidèle de quelques rares et tendres admirateurs au-dessus du monde par leur intelligence et leur dévouement, qui s'attachent aux pas, aux malheurs même des hommes supérieurs et persécutés, et qui les suivent de station en station jusqu'à leur supplice ou à leur mort. Eckermann était pour Gœthe un de ces disciples. Pendant dix ans il ne quitta plus le maître qu'il était venu chercher de Berlin à Weimar; et, s'il y avait quelque exagération dans son apostolat, le motif en était sublime.
II
Mais il n'y avait point exagération, et il ne pouvait pas y en avoir. Gœthe, qui ne vieillissait que d'années, avait écrit dans sa vie assez de pages d'immortalité. Il était, avons-nous dit, le Voltaire de l'Allemagne. Comme Voltaire, il n'avait point de vieillesse, c'est-à-dire de lassitude. Son âme aurait usé des milliers de corps. S'il me faut dire toute ma pensée, Gœthe pour les grands repos de la pensée était très-supérieur à Voltaire, si on excepte les parties purement critiques de l'esprit humain, la clarté, la gaieté, la facétie, l'épigramme, les contes amusants et la correspondance familière. Son histoire que je viens de relire a déjà fini son temps. Son Siècle de Louis XIV est léger, sans gravité, sans unité, adulateur; ce sont des pages, ce n'est pas un livre. On y sent constamment l'insuffisance de l'esprit même le plus étendu et le plus clair à se mesurer avec les grandes âmes fécondes et créatrices. La Henriade n'est qu'une chronique en bons vers que j'ai vue en soixante ans seulement grandir et déchoir sans gloire et sans mémoire; Candide et ses autres romans sont des facéties à peine philosophiques; Jeanne d'Arc, qu'on ne lit plus, est une mauvaise plaisanterie que son cynisme n'empêche pas d'être fade; ses Annales de l'Empire et ses Mœurs des nations sont des ouvrages d'érudition laborieuse et de spirituelle critique, les commentaires de l'esprit humain écrit par un ennemi des moines et du moyen âge. Ses tragédies sont de belles déclamations en vers très-imparfaits, dont la scène française n'a gardé que le nom. Il n'y a donc de véritablement immortel et d'incomparable dans Voltaire que ses lettres et ses poésies légères; là, il est grand, parce qu'il est naturel, et que l'artiste disparaît devant l'homme.
Mais Cicéron était un autre artiste dans sa tribune et dans ses œuvres philosophiques, et sa haute nature avait la gravité de son sujet dans ses admirables correspondances. Voltaire n'a donc été remarquable que dans le léger, et le léger n'est jamais que de second ordre. Il a plus écrit, mais il ne s'est jamais élevé dans de grandes œuvres à la hauteur de Gœthe, et surtout il n'a jamais creusé à la même profondeur mystérieuse de sens. Comparez en fait de sentiment Candide et Werther, et prononcez! Sans doute vous trouverez dans Werther quelques sujets de raillerie malicieuse qui prêtent à rire à la spirituelle malignité d'un esprit français, mais l'âme ne rit pas quand elle est touchée; or Werther est un cri de la torture de l'âme. Je me souviens de l'avoir lu et relu dans ma première jeunesse pendant l'hiver, dans les âpres montagnes de mon pays, et les impressions que ces lectures ont faites sur moi ne se sont jamais ni effacées ni refroidies. La mélancolie des grandes passions s'est inoculée en moi par ce livre. J'ai touché avec lui au fond de l'abîme humain. Voyez ce que j'ai dit trente ans après dans le poëme de Jocelyn. Il faut avoir dix âmes pour s'emparer ainsi de celle de tout un siècle. J'aimerais mieux avoir écrit le seul Werther, malgré l'inconvenance et le ridicule de quelques détails, que vingt volumes des œuvres de Voltaire; car l'esprit n'est que le serviteur du génie, qui marche derrière lui et qui se moque de son maître. Est-ce qu'une pensée ne survit pas à des milliers d'épigrammes?
III
Mais Werther, cette convulsion de l'âme humaine, n'est pas la seule preuve de supériorité que Gœthe ait donnée au monde. Il a écrit Faust, et il l'a écrit toute sa vie. Faust, c'est le poëme vital de Gœthe, c'est la peinture de trois mondes à la fois dont se compose la vie humaine: le bien et le beau dans Marguerite, le mal dans Méphistophélès, la lutte du bien et du mal dans le drame tout entier. Sans doute un sujet si immense, si complet, si universel et si individuel à la fois, n'a pas été inventé tout ensemble par Gœthe. Comme toutes les grandes créations artistiques, c'est une œuvre traditionnelle, continue et successive, sortie précédemment des flancs de la vieille muse allemande et venant peut-être de l'Inde dont l'Allemagne est la fille. Toutes les antiques nations ont apporté de leur migration un Juif errant quelconque, poésie à la fois populaire et religieuse dont les premiers débris connus sont grossiers et vulgaires, et dont le dernier venu, qui les perfectionne, fait le chef-d'œuvre d'un peuple. Voyez Homère! voyez Virgile! voyez Dante! on sent qu'ils puisent l'eau primitive du rocher. Il en est ainsi du Faust de Gœthe. Faust existait avant lui, mais à l'état d'embryon que le génie moderne n'avait pas encore regardé. Aussitôt que Gœthe le regarde et le féconde de ce regard, l'embryon devient géant, et l'amour, la philosophie, la poésie, réunis en un seul faisceau, illuminent, enchantent, déifient le monde. L'épopée s'anime et devient le drame le plus miraculeux, le plus naturel et le plus surnaturel de tous les drames conçus par le génie religieux de l'humanité. Faust, le véritable Satan des cours, s'empare de celui de Marguerite; Marguerite, brillante et pure comme l'étoile du matin, l'aime avec passion. D'abord candide et immaculée, puis abandonnée par lui, elle roule d'abîme en abîme jusqu'à l'infanticide et monte à l'échafaud sans le maudire. Méphistophélès, le flatteur de Faust, fait naître les occasions, les tentations du mal, avec cette indifférence du boucher qui enchaîne l'agneau et qui l'égorge en paix pour l'offrir à son maître. Toutes les séductions de la vertu, tous les délices de la vertu et du vice, tous les charmes de la nuit et du jour, puis toutes les pudeurs de la femme, toutes les hontes de la séduction consommée, et menée pas à pas de la félicité pure à la corruption inévitable, au crime, au supplice, au repentir, à la peine, aux chastes joies de l'expiation, sont les acteurs de ce lamentable drame. Méphistophélès triomphe comme un homme qui n'a d'autre loi que la satisfaction des désirs de son patron; Faust disparaît et arrive trop tard pour secourir celle qu'il a perdue. Des chants infernaux et des cantiques célestes invoquent tour à tour toute la puissance de la nature, puis Marguerite expire, et le pire des maux, le doute satanique, comme une dérision de l'homme, couvre tout. Le vertige possède tout le monde, et la toile se baisse sur cet horrible dénoûment. Puis elle se relève dans un autre âge, et le drame devenu métaphysique et religieux se reprend avec Faust, Marguerite, Méphistophélès et d'autres personnages, et la providence justifie tout et pardonne à tous, même à Satan!
Sublime idée, détails plus touchants et plus sublimes encore: Marguerite dépasse en tendresse, en innocence, en joie, en larmes, tout ce que la poésie de tous les âges a jamais conçu. L'homme ne va pas plus loin. Au delà il faut écrire comme sur les cartes des passions: Terres inconnues. Qu'est-ce que Zaïre, Didon, Hélène auprès de Marguerite? Qu'est-ce qu'un drame composé d'un événement purement humain, auprès du drame ineffable de Faust, de Méphistophélès, de Marguerite? Le drame du fini à côté du drame de l'infini, voilà Gœthe. Qu'est-ce que Voltaire en comparaison? un homme d'esprit railleur devant un génie inventeur, haut et profond comme la nature. L'homme qui s'est appelé Gœthe dans Faust et dans Werther a joué du cœur humain comme d'un instrument sacré devant l'autel de Dieu; Voltaire n'a joué que de l'esprit humain pour amuser les hommes de bon sens. Quelle différence!
On conçoit que les hommes de son temps se soient inclinés devant Gœthe et consacrés à l'écouter dans le désert de sa vieillesse, et que, plus ils étaient grands et forts eux-mêmes, plus ils se sont volontairement abaissés devant lui. Il y a une obséquiosité mâle qui n'est pas de la bassesse, mais de la religion. Ainsi était saint Jean devant le Christ.—Telle était celle d'Eckermann, disciple de Gœthe. Ne nous scandalisons pas, édifions-nous! S'il existait sur terre un homme capable d'écrire Faust, et qui eût besoin d'un écho, je me ferais muraille pour répercuter cette voix d'en haut!
IV
Revenons à Eckermann.
«Gœthe, en parlant, marchait à travers la chambre. Je m'étais assis à la table qui déjà était desservie, mais sur laquelle se trouvait un reste de vin avec quelques biscuits et des fruits.—Gœthe me versa à boire, et me força à prendre du biscuit et des fruits.
«Vous avez, il est vrai, me dit-il, dédaigné d'être à midi notre hôte; mais un verre de ce vin, présent d'amis aimés, vous fera du bien.»
«Je cédai à ses offres; Gœthe continua à parcourir la pièce en se parlant à lui-même; il avait l'esprit excité, et j'entendais de temps en temps ses lèvres jeter des mots inintelligibles.—Je cherchai à ramener la conversation sur Napoléon, en disant:
«Je crois cependant que c'est surtout quand Napoléon était jeune, et tant que sa force croissait, qu'il a joui de cette perpétuelle illumination intérieure: alors une protection divine semblait veiller sur lui, à son côté restait fidèlement la fortune; mais plus tard, cette illumination intérieure, son bonheur, son étoile, tout paraît l'avoir délaissé.
«—Que voulez-vous! répliqua Gœthe. Je n'ai pas non plus fait deux fois mes chansons d'amour et mon Werther. Cette illumination divine, cause des œuvres extraordinaires, est toujours liée au temps de la jeunesse et de la fécondité. Napoléon, en effet, a été un des hommes les plus féconds qui aient jamais vécu. Oui, oui, mon ami, ce n'est pas seulement en faisant des poésies et des pièces de théâtre que l'on est fécond; il y a aussi une fécondité d'actions qui en maintes circonstances est la première de toutes. Le médecin lui-même, s'il veut donner au malade une guérison vraie, cherche à être fécond à sa manière, sinon ses guérisons ne sont que des accidents heureux, et, dans leur ensemble, ses traitements ne valent rien.
«—Vous paraissez, dis-je, nommer fécondité ce que l'on nomme ordinairement génie.
«—Génie et fécondité sont deux choses très-voisines en effet: car qu'est-ce que le génie, sinon une puissance de fécondité, grâce à laquelle naissent les œuvres qui peuvent se montrer avec honneur devant Dieu et devant la nature, et qui, à cause de cela même, produisent des résultats et ont de la durée?»
«Il se fit un silence, pendant lequel Gœthe continuait à marcher dans la chambre. J'étais désireux de l'entendre encore parler sur ce sujet important, je cherchais à ranimer sa parole, et je dis:
«—Cette fécondité du génie est-elle tout entière dans l'esprit d'un grand homme ou bien dans son corps?
«—Le corps a du moins la plus grande influence, dit Gœthe. Il y a eu, il est vrai, un temps en Allemagne où l'on se représentait un génie comme petit, faible, voire même bossu; pour moi, j'aime un génie bien constitué aussi de corps.»
«Gœthe, pendant cette soirée, me plaisait plus que jamais.—Tout ce qu'il y avait de plus noble dans sa nature paraissait en mouvement; les flammes les plus pures de la jeunesse semblaient s'être ranimées toutes brillantes en lui, tant il y avait d'énergie dans l'accent de sa voix, dans le feu de ses yeux. Il me semblait singulier que lui, qui dans un âge si avancé occupait encore un poste important, plaidât avec tant de force la cause de la jeunesse et voulût que les premières places de l'État fussent données, sinon à des adolescents, du moins à des hommes encore jeunes. Je ne pus m'empêcher de lui rappeler quelques Allemands haut placés auxquels, dans un âge avancé, n'avaient paru en aucune façon manquer ni l'énergie ni la dextérité que la jeunesse possède, qualités qui leur étaient nécessaires pour diriger des affaires de toute sorte très-importantes.
«Ces hommes, et ceux qui leur ressemblent, dit Gœthe, sont des natures de génie, pour lesquelles tout est différent; ils ont dans leur vie une seconde puberté, mais les autres hommes ne sont jeunes qu'une fois.—Chaque âme est un fragment de l'éternité, et les quelques années qu'elle passe unie avec le corps terrestre ne la vieillissent pas.—Si cette âme est d'une nature inférieure, elle sera peu souveraine pendant son obscurcissement corporel, et même le corps la dominera; elle ne saura pas, quand il vieillira, le maintenir et l'arrêter.—Mais si, au contraire, elle est d'une nature puissante, comme c'est le cas chez tous les êtres de génie, non-seulement, en se mêlant intimement au corps qu'elle anime, elle fortifiera et ennoblira son organisme, mais encore, usant de la prééminence qu'elle a comme esprit, elle cherchera à faire valoir toujours son privilége d'éternelle jeunesse. De là vient que, chez les hommes doués supérieurement, on voit, même pendant leur vieillesse, des périodes nouvelles de grande fécondité; il semble toujours qu'il y a eu en eux un rajeunissement momentané, et c'est là ce que j'appellerais la seconde puberté.»
«Gœthe poussa un soupir, et se tut.
«Je pensais à la jeunesse de Gœthe, qui appartient à une époque si heureuse du siècle précédent; je sentis passer sur mon âme le souffle d'été de Sesenheim, et dans ma mémoire revinrent les vers:
«L'après-midi toute la bande de la jeunesse
«Allait s'asseoir sous les frais ombrages...
«Hélas! dit Gœthe en soupirant, oui, c'était là un beau temps! Mais chassons-le de notre esprit pour que les jours brumeux et ternes du temps présent ne nous deviennent pas tout à fait insupportables.
«—Il serait bon, dis-je, qu'un second Sauveur vînt nous délivrer de l'austérité pesante qui écrase notre état social actuel.
«—J'ai eu dans ma jeunesse un temps où je pouvais exiger de moi chaque jour la valeur d'une feuille d'impression, continua-t-il, et j'y parvenais sans difficulté. J'ai écrit le Frère et la Sœur en trois jours; Clavijo, comme vous le savez, en huit. Maintenant je n'essaye pas de ces choses-là, et cependant, même dans ma vieillesse la plus avancée, je n'ai pas du tout à me plaindre de stérilité; mais ce qui, dans mes jeunes années, me réussissait tous les jours et au milieu de n'importe quelles circonstances, ne me réussit plus maintenant que par moments et demande des conditions favorables. Il y a dix ou douze ans, dans ce temps heureux qui a suivi la guerre de la Délivrance, lorsque les poésies du Divan me tenaient sous leur puissance, j'étais assez fécond pour écrire souvent deux ou trois pièces en un jour, et cela, dans les champs, ou en voiture, ou à l'hôtel; cela m'était indifférent.—Mais maintenant, pour faire la seconde partie de mon Faust, je ne peux plus travailler qu'aux premières heures du jour, lorsque je me sens rafraîchi et fortifié par le sommeil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne m'ont pas encore dérouté. Et cependant, qu'est-ce que je parviens à faire? Tout au plus une page de manuscrit, dans le jour le plus favorisé; mais ordinairement ce que j'écris pourrait s'écrire dans la paume de la main, et bien souvent, quand je suis dans une veine de stérilité, j'en écris encore moins! Tout cela doit être considéré comme des dons de Dieu.»
V
Ce fut le moment où sa vie fut coupée par la nouvelle de la mort de l'ami de sa jeunesse, le grand-duc de Weimar. Voici comment Eckermann raconte sa disparition:
«Dimanche, 15 juin 1828.
«Nous venions de nous mettre à table quand M. Seidel[1] entra avec des chanteurs tyroliens. Ils furent installés dans le pavillon du jardin; on pouvait les apercevoir par les portes ouvertes, et leur chant à cette distance faisait bon effet. M. Seidel se mit avec nous à table. Les chants et les cris joyeux des Tyroliens nous plurent, à nous autres jeunes gens; Mlle Ulrike et moi, nous fûmes surtout contents du «Bouquet» et de: «Et toi, tu reposes sur mon cœur,» et nous en demandâmes les paroles, Gœthe ne paraissait pas aussi enthousiasmé que nous.
«Il faut demander aux oiseaux et aux enfants si les cerises sont bonne[2],» dit-il.
«Entre les chants, les Tyroliens jouèrent différentes danses nationales, sur une espèce de cithare couchée, avec un accompagnement de flûte traversière d'un son clair.
«On appelle le jeune Gœthe; il sort, revient presque aussitôt, et congédie les Tyroliens, s'assied de nouveau à table avec nous. Nous parlons d'Obéron, et de la foule qui est arrivée à Weimar de tous côtés pour assister à la représentation; déjà à midi il n'y avait plus de billets. Le jeune Gœthe alors met fin au dîner en disant à son père:
«Cher père, si nous nous levions? Ces dames et ces messieurs désirent peut-être aller au théâtre de meilleure heure.»
«Cette hâte paraît singulière à Gœthe, puisqu'il était à peine quatre heures; cependant il consent et se lève; nous nous dispersons dans les différentes pièces de la maison. M. Seidel s'approche de moi et de quelques autres personnes, et me dit tout bas, le visage troublé:
«Votre joie à propos du théâtre est vaine; il n'y aura pas de représentation; le grand-duc est mort!... il a succombé hier en revenant de Berlin à Weimar.»
«Nous restons tous consternés.—Gœthe entre, nous faisons tous comme si rien ne s'était passé et nous parlons de choses indifférentes.—Gœthe s'avance près de la fenêtre avec moi et me parle des Tyroliens et du théâtre.
«Vous allez aujourd'hui dans ma loge, me dit-il, vous avez donc le temps jusqu'à six heures; laissons les autres et restez avec moi, nous bavarderons encore un peu.»
«Le jeune Gœthe cherchait à renvoyer la compagnie pour préparer son père à la nouvelle avant le retour du chancelier qui la lui avait donnée le premier. Gœthe ne comprenait pas l'air pressé de son fils et paraissait fâché.
«Ne prendrez-vous pas votre café? dit-il, il est à peine quatre heures!»
«Cependant on s'en allait, et moi aussi je pris mon chapeau.
«—Eh bien! vous voulez vous en aller? me dit-il en me regardant tout étonné.
«—Oui, dit le jeune Gœthe; Eckermann a aussi quelque chose à faire avant la représentation.
«—Oui, dis-je, j'ai quelque chose à faire avant la représentation.
«—Partez donc, dit Gœthe en secouant la tête d'un air sérieux, mais je ne vous comprends pas.»
«Nous montâmes dans les chambres du haut avec Mlle Ulrike; le jeune Gœthe resta en bas pour préparer son père à la triste nouvelle.
«Je vis ensuite Gœthe le soir. Avant d'entrer dans la chambre, je l'entendis soupirer et parler tout haut. Il paraissait sentir qu'un vide irréparable s'était creusé dans son existence. Il éloigna toutes les consolations et n'en voulut entendre d'aucune sorte.
«J'avais pensé, disait-il, que je partirais avant lui; mais Dieu dispose tout comme il le trouve bien, et à nous autres pauvres mortels il ne reste rien qu'à tout supporter, et à rester debout comme il le veut et tant qu'il le veut.»
«La nouvelle funèbre trouva la grande-duchesse mère à son château d'été de Wilhelmsthal; les jeunes princes étaient en Russie.—Gœthe partit bientôt pour Dornbourg, afin de se soustraire aux impressions troublantes qui l'auraient entouré chaque jour à Weimar, et de se créer un genre d'activité nouveau et un entourage différent.—Il lui était venu de France des nouvelles qui le touchaient de près et qui avaient réveillé son attention; elles l'avaient ramené une fois encore vers la théorie du développement des plantes.—Dans son séjour champêtre il se trouvait très-bien placé pour ces études, puisqu'à chaque pas qu'il faisait dehors il rencontrait la végétation la plus luxuriante de vignes grimpantes et de plantes sarmenteuses.
Je lui fis là quelques visites, accompagné de sa belle-fille et de son petit-fils.—Il paraissait très-heureux; il disait qu'il était très-bien portant, et ne pouvait se lasser de vanter le site ravissant du château et des jardins. Et, en effet, à cette hauteur, on a des fenêtres le délicieux coup d'œil de la vallée, animée de tableaux variés; la Saale serpente à travers les prairies; en face, du côté de l'est, s'élèvent des collines boisées; le regard se perd au delà dans un vague lointain; il est évident que de cette position on peut très-facilement observer, pendant le jour, les nuages chargés de pluie qui passent et vont se perdre à l'horizon, et, pendant la nuit, l'armée des étoiles et le lever du soleil.
«Ici, disait Gœthe, nuit et jour j'ai du plaisir. Souvent, avant l'apparition de la lumière, je suis éveillé, j'ouvre ma fenêtre; je rassasie mes yeux de la splendeur des trois planètes qui sont dans ce moment au-dessus de l'horizon; je me rafraîchis en voyant l'éclat grandissant de l'aurore.—Presque toute la journée je reste en plein air, j'ai des conversations muettes avec les pampres et les vignes; elles me donnent de bonnes idées, et je pourrais vous en raconter des choses étranges. Je fais aussi des poésies, et qui ne sont pas mauvaises[3]. Je voudrais continuer partout la vie que je mène ici.»
«Jeudi, le 11 septembre 1828.
«Aujourd'hui à deux heures, par le plus beau temps, Gœthe est revenu de Dornbourg. Il était très-bien portant et tout bruni par le soleil. Nous nous mîmes bientôt à table dans la pièce qui donne sur le jardin, et nous laissâmes les portes ouvertes. Il nous a parlé de diverses visites qu'il a reçues, de présents qu'on lui a envoyés, et il accueillait avec plaisir les plaisanteries légères qui se présentaient de temps en temps dans la conversation. Mais, en regardant d'un œil attentif, il était impossible de ne pas apercevoir en lui une gêne semblable à celle d'une personne revenant dans une situation qui, par un concours de diverses circonstances, se trouve changée. Nous ne faisions que commencer, lorsqu'on vint de la part de la grande-duchesse mère féliciter Gœthe de son retour et lui annoncer que la grande-duchesse aurait le plaisir de lui faire sa visite le mardi suivant.
«Si l'on réunit ensemble tous ces motifs, on me comprendra quand je dirai que, malgré l'enjouement de Gœthe à table, il y avait au fond de son âme une gêne visible.—Je donne tous ces détails parce qu'ils se rattachent à une parole de Gœthe qui me parut très-curieuse, et qui peint sa situation et sa nature dans son originalité caractéristique. Le professeur Abeken d'Osnabrück[4], quelques jours avant le 28 août, m'avait adressé avec une lettre un paquet qu'il me priait de donner à Gœthe à son anniversaire de naissance: c'était un souvenir qui se rapportait à Schiller, et qui certainement ferait plaisir.—Aujourd'hui, quand Gœthe, à table, nous parla des divers présents qui lui avaient été envoyés à Dornbourg pour son anniversaire, je lui demandai ce que renfermait le paquet d'Abeken.
«C'était un envoi curieux qui m'a fait grand plaisir, dit-il. Une aimable dame chez laquelle Schiller avait pris le thé a eu l'idée excellente d'écrire ce qu'il avait dit. Elle a tout vu et tout reproduit très-fidèlement; après un si long espace de temps, cela se lit encore très-bien, parce qu'on est replacé directement dans une situation qui a disparu, avec tant d'autres grandes choses, mais qui a été saisie avec toute sa vie et heureusement fixée à jamais dans ce récit.—Là, comme toujours, Schiller paraît en pleine possession de sa haute nature; il est aussi grand à la table à thé qu'il l'aurait été dans un conseil d'État. Rien ne le gêne, rien ne resserre ou n'abaisse le vol de sa pensée; les grandes vues qui vivent en lui s'échappent toujours sans restrictions, sans vaines considérations.—C'était là un vrai homme! et c'est ainsi que l'on devrait être! Mais nous autres, nous avons toujours quelque chose qui nous arrête; les personnes, les objets qui nous entourent, exercent sur nous leur influence; la cuiller à thé nous gêne, si elle est d'or, et que nous croyions la trouver d'argent, et c'est ainsi que, paralysés par mille considérations, nous n'arrivons pas à exprimer librement ce qu'il y a peut-être de grand en nous-même. Nous sommes les esclaves des choses extérieures, et nous paraissons grands ou petits, suivant qu'elles diminuent ou élargissent devant nous l'espace!»
«Gœthe se tut, la conversation changea, mais moi je gardai dans mon cœur ces paroles qui exprimaient mes convictions intimes.»
VI
«Mes ouvrages ne peuvent pas devenir populaires, dit-il un autre soir; celui qui pense le contraire et qui travaille à les rendre populaires est dans l'erreur. Ils ne sont pas écrits pour la masse, mais seulement pour ces hommes qui, voulant et cherchant ce que j'ai voulu et cherché, marchent dans les mêmes voies que moi...»
«Il voulait continuer; une jeune dame qui entra l'interrompit et se mit à causer avec lui. J'allai avec d'autres personnes, et bientôt après on se mit à table. Je ne saurais dire de quoi on causa, les paroles de Gœthe me restaient dans l'esprit et m'occupaient tout entier.—«C'est vrai, pensais-je, un écrivain comme lui, un esprit d'une pareille élévation, une nature d'une étendue aussi infinie, comment deviendraient-ils populaires?—Et, à bien regarder, est-ce qu'il n'en est pas ainsi de toutes les œuvres extraordinaires? Est-ce que Mozart est populaire? Et Raphaël, l'est-il? Les hommes ne s'approchent parfois de ces sources immenses et inépuisables de vie spirituelle que pour y venir saisir quelques gouttes précieuses qui leur suffisent pendant longtemps.—Oui, Gœthe a raison! Il est trop immense pour être populaire, et ses œuvres ne sont destinées qu'à quelques hommes occupés des mêmes recherches, et marchant dans les mêmes voies que lui. Elles sont pour les natures contemplatives, qui veulent sur ses traces pénétrer dans les profondeurs du monde et de l'humanité. Elles sont pour les êtres passionnés qui demandent aux poëtes de leur faire éprouver toutes les délices et toutes les souffrances du cœur. Elles sont pour les jeunes poëtes, désireux d'apprendre comment on se représente, comment on traite artistement un sujet. Elles sont pour les critiques, qui trouvent là d'après quelles maximes on doit juger, et comment on peut rendre intéressante et agréable la simple analyse d'un livre. Elles sont pour l'artiste, parce qu'elles donnent de la clarté à ses pensées et lui enseignent quels sujets ont un sens pour l'art, et par conséquent quels sont ceux qu'il doit traiter et ceux qu'il doit laisser de côté. Elles sont pour le naturaliste, non-seulement parce qu'elles renferment les grandes lois que Gœthe a découvertes, mais aussi et surtout parce qu'il y trouvera la méthode qu'un bon esprit doit suivre pour que la nature lui livre ses secrets.—Ainsi tous les esprits dévoués à la science, à l'art, seront reçus comme hôtes à la table que garnissent richement les œuvres de Gœthe, et dans leurs créations se reconnaîtra l'influence de cette source commune de lumière et de vie à laquelle ils auront puisé!»
VII
Eckermann l'ayant ramené sur ses souvenirs de jeunesse avec le grand-duc de Weimar qu'il venait de perdre, Gœthe s'y complaît:
«Il était alors très-jeune, et nous faisions un peu les fous. C'était comme un vin généreux, mais encore en fermentation énergique. Il ne savait encore quel emploi faire de ses forces, et nous étions souvent tout près de nous casser le cou.—Courir à cheval à bride abattue par-dessus les haies, les fossés, les rivières, monter et descendre les montagnes pendant des journées, camper la nuit en plein vent, près d'un feu allumé au milieu des bois, c'étaient là ses goûts. Être né héritier d'un duché, cela lui était fort égal, mais avoir à le gagner, à le conquérir, à l'emporter d'assaut, cela lui aurait plu.—La poésie d'Ilmenau peint une époque qui, en 1783, lorsque j'écrivis la poésie, était déjà depuis plusieurs années derrière nous, de sorte que je pus me dessiner moi-même comme une figure historique et causer avec moi des années passées. C'est la peinture, vous le savez, d'une scène de nuit, après une chasse dans les montagnes comme celles dont je vous parlais. Nous nous étions construit au pied d'un rocher de petites huttes, couvertes de branches de sapin, pour y passer la nuit sur un sol sec. Devant les huttes brûlaient plusieurs feux, où nous cuisions et faisions rôtir ce que la chasse avait donné. Knebel, qui déjà alors ne laissait pas refroidir sa pipe, était assis auprès du feu, et amusait la société avec toute sorte de plaisanteries dites de son ton tranquille, pendant que la bouteille passait de mains en mains. Seckendorf (c'est l'élancé aux longs membres effilés) s'était commodément étendu au pied d'un arbre et fredonnait des chansonnettes. De l'autre côté, dans une petite hutte pareille, le duc était couché et dormait d'un profond sommeil. Moi-même, j'étais assis devant, près des charbons enflammés, dans de graves pensées, regrettant parfois le mal qu'avaient fait çà et là mes écrits. Encore aujourd'hui Knebel et Seckendorf ne me paraissent pas mal dessinés du tout, ainsi que le jeune prince, alors dans la sombre impétuosité de sa vingtième année:
«La témérité l'entraîne au loin; aucun rocher n'est pour lui trop escarpé, aucun passage trop étroit; le désastre veille auprès de lui, l'épie et le précipite dans les bras du tourment! Les mouvements pénibles d'une âme violemment tendue le poussent tantôt ici, et tantôt là; il passe d'une agitation inquiète à un repos inquiet; aux jours de gaieté, il montrera une sombre violence, sans frein et pourtant sans joie; abattu, brisé d'âme et de corps, il s'endort sur une couche dure...»
«C'est absolument ainsi qu'il était; il n'y a pas là le moindre trait exagéré. Mais le duc avait su bientôt se dégager de cette période orageuse et tourmentée, et parvenir à un état d'esprit plus lucide et plus doux; aussi, en 1783, à l'anniversaire de sa naissance, je pouvais lui rappeler cet aspect de sa première jeunesse. Je ne le cache pas, dans les commencements, il m'a donné bien du mal et bien des inquiétudes. Mais son excellente nature s'est bientôt épurée, et s'est si parfaitement façonnée que c'était un plaisir de vivre et d'agir dans sa compagnie.
«—Vous avez fait, seuls ensemble, un voyage en Suisse, à cette époque?
«—Il aimait beaucoup les voyages, mais non pas tant pour s'amuser et se distraire que pour tenir ouverts partout les yeux et les oreilles, et découvrir tout ce qu'il était possible d'introduire de bon et d'utile dans son pays. L'agriculture, l'élève du bétail, l'industrie, lui sont de cette façon très-redevables. Ses goûts n'avaient rien de personnel, d'égoïste; ils tendaient tous à un but pratique d'intérêt général. C'est ainsi qu'il s'est fait un nom qui s'étend bien au-delà de cette petite principauté.
«—La simplicité et le laisser-aller de son extérieur, dis-je, semblaient indiquer qu'il ne cherchait pas la gloire et qu'il n'en faisait pas grand cas. On aurait dit qu'il était devenu célèbre sans l'avoir cherché, simplement par suite de sa tranquille activité.
«—La gloire est une chose singulière, dit Gœthe. Un morceau de bois brûle, parce qu'il a du feu en lui-même; il en est de même pour l'homme; il devient célèbre s'il a la gloire en lui. Courir après la gloire, vouloir la forcer, vains efforts; on arrivera bien, si on est adroit, à se faire par toutes sortes d'artifices une espèce de nom; mais si le joyau intérieur manque, tout est inutile, tout tombe en quelques jours.—Il en est exactement de même avec la popularité. Il ne la cherchait pas et ne flattait personne, mais le peuple l'aimait parce qu'il sentait que son cœur lui était dévoué.»
«Gœthe parla alors des autres membres de la famille grand-ducale, disant que chez tous brillaient de nobles traits de caractère. Il parla de la bonté du cœur de la régente actuelle, des grandes espérances que faisait naître le jeune prince[5], et se répandit avec une prédilection visible sur les rares qualités de la princesse régnante, qui s'appliquait avec tant de noblesse à calmer partout les souffrances et à faire prospérer tous les germes heureux.
«Elle a toujours été pour le pays un bon ange, dit-il, et le deviendra davantage à mesure qu'elle lui sera plus attachée. Je connais la grande-duchesse depuis 1805, et j'ai eu une foule d'occasions d'admirer son esprit et son caractère. C'est une des femmes les meilleures et les plus remarquables de notre temps, et elle le serait même sans être princesse. C'est là le signe vrai: il faut que, même en déposant la pourpre, il reste encore dans celui qui la porte beaucoup de grandes qualités, les meilleures même.»
VIII
Gœthe lut une sublime inspiration qu'il venait de rédiger en vers sibyllins, intitulée: Nul être ne peut retomber dans le néant. Sa profession religieuse de la constance de Dieu dans ses volontés y est admirable: c'est la même pensée qui me tomba de la main en écrivant à vingt ans à Byron:
Celui qui peut créer dédaigne de détruire!
Il se livre de nouveau à ses travaux de naturaliste: il parle avec un grand éloge du talent transcendant de M. Villemain, qui faisait alors un cours littéraire à la jeunesse française.
«Villemain a aussi comme critique, dit-il, un rang très-élevé. Les Français ne reverront jamais un talent égal à celui de Voltaire; mais on peut dire que, le point de vue de Villemain se trouvant plus élevé que celui de Voltaire, Villemain peut critiquer Voltaire et juger ses qualités, et ses défauts.»
On aime à voir un grand poëte rendre cette éclatante justice à un grand critique; cela efface d'avance les puériles négations de notre temps.
IX
Il parle de Béranger, dont il était précédemment un fanatique et systématique enthousiaste, chose bien extraordinaire dans l'auteur de Marguerite:
«Nous parlâmes alors de l'emprisonnement de Béranger. Gœthe dit:
«Ce qui lui arrive est bien fait. Ses dernières poésies sont sans frein, sans mesure, et ses attaques contre le roi, contre le gouvernement, contre l'esprit pacifique des citoyens, le rendent parfaitement digne de sa peine. Ses premières poésies, au contraire, étaient gaies, inoffensives et excellentes pour rendre un cercle d'hommes joyeux et content, ce qui est bien la meilleure chose que l'on puisse dire de chansons. Je suis sûr que son entourage a exercé sur lui une mauvaise influence et que, pour plaire à ses amis révolutionnaires, il a dit bien des choses qu'autrement il n'aurait jamais dites.»
C'était dur, mais malheureusement fondé. Béranger, que j'ai beaucoup connu et aimé dans nos derniers jours, était, selon moi, mille fois supérieur comme homme à ce qu'il était comme poëte. Il faut aimer le pauvre peuple, mais non flatter ses caprices. Pelletan a été sévère, mais injuste envers lui sous ce rapport. Il ne l'avait pas assez connu. On écrit d'après un système, il faut connaître son sujet. Un Aristophane français délayant la ciguë que la multitude hébétée fait boire à Socrate, un Camille Desmoulins qui raille jusqu'à la mort et qui pleure le supplice des Girondins, voilà Béranger poëte; mais un homme excellent et spirituel contre lui-même, voilà le vrai Béranger.
X
«Le 20 novembre 1829, dîné avec Gœthe. Nous parlâmes de Manzoni, et je demandai à Gœthe si à son retour d'Italie le chancelier n'avait apporté aucune nouvelle de Manzoni.
«Il m'a parlé de lui dans une lettre, dit Gœthe. Il lui a fait visite, il vit dans une maison de campagne près de Milan, et à mon grand chagrin il est continuellement souffrant.
«—Il est singulier, dis-je, que les talents distingués, et surtout les poëtes, aient si souvent une constitution débile.
«—Les œuvres extraordinaires que ces hommes produisent, dit Gœthe, supposent une organisation très-délicate, car il faut qu'ils aient une sensibilité exceptionnelle et puissent entendre la voix des êtres célestes. Or, une pareille organisation, mise en conflit avec le monde et avec les éléments, est facilement troublée, blessée, et celui qui ne réunit pas, comme Voltaire, à cette grande sensibilité une solidité nerveuse extraordinaire, est exposé à un état perpétuel de malaise. Schiller aussi était constamment malade. Lorsque je fis sa connaissance, je crus qu'il n'avait pas quatre semaines à vivre. Mais il y avait en lui assez de force résistante, aussi il a pu se maintenir un assez grand nombre d'années, et il se serait soutenu encore longtemps avec une manière de vivre plus saine.»
Et Manzoni vit encore!
XI
Gœthe parle à Eckermann de Lavater, l'auteur pieux de la Physiognomonie:
«Dimanche, 14 février 1830.
«Gœthe a parlé de Lavater et m'a dit beaucoup de bien de son caractère; il m'a raconté des traits de leur ancienne intimité; souvent ils couchèrent fraternellement dans le même lit.
«Il est à regretter, ajouta-t-il, qu'un mauvais mysticisme ait mis sitôt arrêt à l'essor de son génie.»
Le 10 février 1830 la conversation revint sur Napoléon et sur Hudson Lowe, que Gœthe justifie par l'embarras de sa situation:
«Gœthe paraissait très-chagrin; il resta assez longtemps silencieux. Bientôt cependant notre conversation reprit un cours enjoué, et il me parla d'un livre écrit pour la justification de Hudson Lowe.
«Ce livre, dit-il, renferme de ces traits on ne peut plus précieux, que peuvent seuls donner des témoins oculaires. Vous savez que Napoléon portait habituellement un uniforme vert sombre. À force d'être porté et d'aller au soleil, cet uniforme s'était entièrement fané, il fallait le remplacer. Napoléon voulait la même couleur, mais dans l'île ne se trouvait pas de pièce de ce drap; on trouva bien un drap vert, mais d'une couleur fausse et tirant sur le jaune. Le maître du monde ne pouvait obtenir la couleur qu'il désirait; il ne resta qu'un moyen, ce fut de faire retourner le vieil uniforme et de le porter ainsi.—Que dites-vous de cela? N'est-ce pas là un vrai trait de tragédie? N'est-ce pas touchant de voir le maître des rois réduit à porter un uniforme retourné? Et cependant, quand on pense qu'une fin pareille a frappé un homme qui avait foulé aux pieds la vie et le bonheur de millions d'hommes, la destinée, en se redressant contre lui, paraît encore avoir été très-indulgente; c'est une Némésis qui, en considérant la grandeur du héros, n'a pas pu s'empêcher d'user encore d'un peu de galanterie. Napoléon nous donne un exemple des dangers qu'il y a à s'élever à l'absolu et à tout sacrifier à l'exécution d'une idée.»
«Après dîner, Gœthe, parlant de la théorie des couleurs, a exprimé des doutes sur la possibilité de frayer un chemin à sa doctrine si simple.
«Les erreurs de mes adversaires, a-t-il dit, sont trop généralement répandues depuis un siècle, pour que je puisse espérer trouver quelqu'un qui marche avec moi sur ma route solitaire. Je resterai seul! Il me semble souvent que je suis comme un naufragé qui a saisi une planche capable de ne porter qu'un homme. Lui seul se sauve, tous les autres périssent engloutis.»
«Lundi, 18 janvier 1830.
«Ce matin, allant dîner chez Gœthe, j'appris en route que la grande-duchesse mère venait de mourir. Quel effet cette mort va-t-elle faire sur Gœthe à un âge si avancé? telle fut ma première pensée, et ce n'est pas sans un peu d'appréhension que je pénétrai dans la maison. Les domestiques me dirent que sa belle-fille venait d'entrer chez lui pour lui annoncer la triste nouvelle. «Voilà plus de cinquante ans, me disais-je, qu'il est lié avec cette princesse; il jouissait de toute sa faveur; sa mort va l'affecter profondément.» C'est avec ces pensées que j'entrai; mais je ne fus pas peu surpris de le voir assis à table, auprès de son fils et de sa belle-fille, parfaitement serein, sans abattement, et mangeant sa soupe comme si rien absolument ne s'était passé. La conversation fut enjouée et variée; toutes les cloches de la ville cependant commençaient à retentir; madame de Gœthe me regardait; nous parlions à haute voix, pour éviter que ces sons de mort ne l'ébranlassent douloureusement, car nous pensions qu'il partageait nos émotions. Mais il était au milieu de nous comme un être d'une nature supérieure, que les souffrances de la terre ne touchent pas. Son médecin, M. Vogel, entra, s'assit auprès de nous et raconta les circonstances de la mort de la princesse, que Gœthe écouta sans sortir de sa tranquillité et de son calme parfaits. Vogel partit, nous reprîmes le dîner et la conversation. On parla du Chaos[6], et Gœthe loua comme excellentes les considérations sur le jeu que renferme le dernier numéro. Après le départ de madame de Gœthe et de ses enfants, je restai seul avec Gœthe. Il me parla de sa Nuit classique de Walpurgis, me disant qu'il avançait tous les jours, et que cette composition étrange réussissait au-delà de son attente. M. Soret arriva, apportant des compliments de condoléance de la part de la duchesse régnante.
«Eh bien! lui dit Gœthe lorsqu'il le vit, approchez! asseyez-vous. Le coup qui nous menaçait depuis longtemps nous a atteints; nous n'avons plus du moins à lutter contre la cruelle incertitude! Il nous faut voir maintenant comment nous nous arrangerons de nouveau avec la vie.
«—Voilà vos consolateurs, dit M. Soret, en lui montrant ses papiers. Le travail est un excellent moyen de triompher de la douleur.
«—Aussi longtemps qu'il fera jour, dit Gœthe, nous resterons la tête levée, et tout ce que nous pourrons faire, nous ne le laisserons pas faire après nous!»
«Lundi, 15 février 1830.
«Je suis allé ce matin un moment chez Gœthe, pour prendre de ses nouvelles de la part de madame la grande-duchesse[7]. Je le trouvai triste, pensif; il n'y avait plus trace de l'excitation un peu forcée de la veille. Aujourd'hui il paraissait profondément ému du vide que la mort avait fait en lui, en lui arrachant une amitié de cinquante ans. Il me dit:
«Je me force au travail; il le faut pour que je conserve le dessus, et que je supporte cette séparation subite. La mort est quelque chose de bien étrange! Malgré toute notre expérience, quand il s'agit d'une personne qui nous est chère, nous croyons la mort toujours impossible, et nous ne pouvons y croire; elle est toujours inattendue. C'est pour ainsi dire une impossibilité, qui tout à coup devient une réalité. Et ce passage d'une existence qui nous est connue dans une autre dont nous ne savons absolument rien est quelque chose de si violent, que ceux qui restent ne peuvent s'empêcher de ressentir malgré eux le plus profond ébranlement.»
XII
Nous approchions de la révolution de 1830; les amis français de Gœthe, les écrivains du Globe, allaient triompher. Un pressentiment terrible agitait Gœthe à son insu. Il sentait que la colonne fondamentale du monde conservateur auquel il tenait allait s'écrouler.
«Dimanche, 7 mars 1830.
«À midi, chez Gœthe. Il était aujourd'hui très-vif et très-bien portant. Il me dit qu'il avait été obligé de quitter un peu sa Nuit de Walpurgis, pour finir sa dernière livraison d'Art et Antiquité.
«Mais, dit-il, j'ai eu la précaution de m'arrêter lorsque j'étais encore bien en train, et à un passage pour lequel j'ai encore bien des matériaux tout prêts. De cette façon, je me remettrai à l'œuvre bien plus aisément que si je ne m'étais arrêté qu'au bout d'un développement épuisé.»
«Nous avions le projet de faire une promenade avant dîner, mais nous nous trouvions si bien tous deux à la maison, que Gœthe fit dételer. Frédéric venait d'ouvrir une grande caisse qui arrivait de Paris. C'était un envoi du sculpteur David (d'Angers): des portraits en bas-relief, moulés en plâtre, de cinquante-sept personnages célèbres. Frédéric mit ces médaillons dans plusieurs tiroirs, et ce fut pour nous un grand plaisir de contempler tous ces personnages intéressants. Je désirais surtout voir Mérimée; la tête nous parut aussi énergique et aussi hardie que son talent, et Gœthe y trouva quelque chose d'humoristique. Dans Victor Hugo, Alfred de Vigny, Émile Deschamps, nous vîmes des physionomies nettes, aisées, sereines.—Mademoiselle Gay, madame Tastu et d'autres jeunes femmes auteurs nous firent également grand plaisir. La tête énergique de Fabvier rappelait les hommes des siècles passés, et nous revînmes à lui plusieurs fois. Nous allions d'un personnage à l'autre, et Gœthe ne put s'empêcher de répéter à plusieurs reprises qu'il devait à David un trésor dont il ne pouvait assez le remercier. Il montrera cette collection aux voyageurs qui passent par Weimar, et se fera renseigner par eux sur les personnes dont il a le portrait et qui lui sont encore inconnues.
«La caisse contenait aussi un ballot de livres; nous le fîmes porter dans la chambre voisine, où nous nous mîmes à table. Nous étions contents, et nous parlâmes de divers travaux et projets.
«Il n'est pas bon que l'homme soit seul, dit Gœthe, et surtout il n'est pas bon qu'il travaille seul; il a besoin, pour réussir, qu'on prenne intérêt à ce qu'il fait, qu'on l'excite. Je dois à Schiller mon Achilléide, beaucoup de mes Ballades, car c'est lui qui me les a fait écrire, et si je finis la seconde partie de Faust, vous pouvez vous l'attribuer. Je vous l'ai dit déjà souvent, mais je veux que vous le sachiez bien et je vous le répète.»
«Ces paroles me rendirent heureux, car je sentais qu'elles renfermaient beaucoup de vérité.
«Au dessert, Gœthe ouvrit un des paquets. Il contenait les poésies d'Émile Deschamps, accompagnées d'une lettre que Gœthe me donna à lire. Je vis alors avec joie quelle influence on reconnaissait à Gœthe sur la nouvelle vie de la littérature française; les jeunes poëtes le vénèrent et l'aiment comme leur chef spirituel. Telle avait été l'influence de Shakspeare pendant la jeunesse de Gœthe. On ne peut pas dire de Voltaire qu'il ait eu de l'influence sur les poëtes étrangers, qu'il leur ait servi de centre de réunion, et qu'ils aient reconnu en lui un maître et un souverain.—La lettre d'Émile Deschamps était écrite avec une très-aimable et très-cordiale aisance.
«Elle laisse jeter un coup d'œil sur le printemps d'une belle âme,» dit Gœthe.
«Parmi les envois de David se trouvait un dessin représentant le chapeau de Napoléon, vu dans diverses positions.
«Voilà quelque chose pour mon fils,» dit Gœthe.
«Et il lui envoya le dessin. Il ne manqua pas son effet: le jeune Gœthe arriva bientôt, plein de joie, disant que ces chapeaux de son héros étaient le nec plus ultra de sa collection. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que le dessin était encadré, mis sous verre, et placé parmi les autres attributs et monuments du héros.»
«Dimanche, 14 mars 1830.
«Passé la soirée chez Gœthe. Il m'a montré tous les trésors de la caisse de David, maintenant mis en ordre. Il avait soigneusement rangé sur une table, les uns près des autres, tous les médaillons des jeunes poëtes de la France. Il parla encore du talent extraordinaire de David, aussi grand par ses conceptions que par son exécution. Il m'a montré une quantité d'ouvrages contemporains que, par l'entremise de David, les talents les plus distingués de l'école romantique lui ont envoyés en présent. Je vis des ouvrages de Sainte-Beuve, Ballanche, Victor Hugo, Balzac, Alfred de Vigny, Jules Janin et autres.
«David, dit-il, m'a par cet envoi préparé de belles journées. Les jeunes poëtes m'ont occupé déjà toute cette semaine, et les fraîches impressions que je reçois de leurs œuvres me donnent comme une nouvelle vie. Je ferai un catalogue spécial pour ces chers portraits et pour ces chers livres, et je leur donnerai une place spéciale dans ma collection artistique et dans ma bibliothèque.»
«On voyait que cet hommage des jeunes poëtes de France remplissait Gœthe de la joie la plus profonde.»
Il lut un peu dans les Études d'Émile Deschamps. Il loua la traduction de la Fiancée de Corinthe; il rendit hommage à cette douce et candide nature d'Émile Deschamps, en homme qui n'a jamais connu l'envie.
Deschamps est la vierge immaculée du talent.
Mérimée, disait Gœthe, est un rude gaillard!
Il est curieux, après tant d'années, de voir l'impression de tel ou tel homme sur un génie étranger.
XIII
Mais, s'apercevant de l'impression pénible que ses craintes sur les suites de la révolution de 1830 imprimaient à ses auditeurs, son fils, sa belle-fille, Mlle Ulrique et Eckermann:
«Croyez-vous, dit-il après un long silence, que je sois indifférent aux grandes idées que réveillent en moi les mots de Liberté, de Peuple, de Patrie? Non: ces idées sont en nous; elles sont une partie de notre être, et personne ne peut les écarter de soi. L'Allemagne aussi me tient fortement au cœur. J'ai souvent ressenti une douleur profonde en pensant à cette nation allemande, qui est si estimable dans chaque individu et si misérable dans son ensemble. La comparaison du peuple allemand avec les autres peuples éveille des sentiments douloureux auxquels j'ai cherché à échapper par tous les moyens possibles; j'ai trouvé dans la science et dans l'art les ailes qui peuvent nous emporter loin de ces misères, car la science et l'art appartiennent au monde tout entier, et devant eux tombent les frontières des nationalités; mais la consolation qu'ils donnent est cependant une triste consolation et ne remplace pas les sentiments de fierté que l'on éprouve quand on sait que l'on appartient à un peuple grand, fort, estimé et redouté. Aussi c'est la foi à l'avenir de l'Allemagne qui me console vraiment. Cette foi, je l'ai aussi énergique que vous. Oui, le peuple allemand promet un avenir, et a un avenir. Pour parler comme Napoléon: les destinées de l'Allemagne ne sont pas encore accomplies. Si elle n'avait pas eu d'autre mission que de renverser l'empire romain et de créer, d'organiser un monde nouveau, elle serait tombée depuis longtemps. Mais comme elle est restée debout, forte et solide, j'ai la conviction qu'elle a encore une autre mission, et cette mission sera plus grande que celle qu'elle a accomplie lorsqu'elle a détruit l'empire romain et donné sa forme au moyen-âge, plus grande en proportion même de la supériorité de sa civilisation actuelle sur la civilisation du passé. Quand viendront le temps et l'occasion pour agir? Aucun œil humain ne peut le voir d'avance; aucune force humaine ne pourrait rapprocher ce temps et faire naître cette occasion. Que nous reste-t-il donc à faire, à nous, simples individus? Nous devons, suivant nos talents, nos penchants, notre situation, développer chez nous, fortifier, rendre plus générale la civilisation, former les esprits, et surtout dans les classes élevées, pour que notre nation, bien loin de rester en arrière, précède tous les autres peuples, pour que son âme ne languisse pas, mais reste toujours vive et active, pour que notre race ne tombe pas dans l'abattement et dans le découragement, et soit capable de toutes les grandes actions quand brillera le jour de la gloire.—Mais, pour le moment, il ne s'agit ni de l'avenir, ni de nos vœux, ni de nos espérances, ni de notre foi, ni des destinées réservées à notre patrie; nous parlons du présent, et des circonstances au milieu desquelles paraît votre journal. Vous dites, il est vrai: Des événements décisifs sont venus nous donner le signal. Bien. Ces événements ne sont jamais, à tout supposer pour le mieux, que le commencement de la fin. Deux cas sont possibles: ou le puissant dominateur abat encore une fois tous ses ennemis, ou il est abattu par eux. (Je tiens pour à peu près impossible un accommodement; et s'il se faisait, il serait inutile; nous serions de nouveau comme autrefois.) Supposons donc que Napoléon abatte ses ennemis. C'est impossible, dites-vous? Tant de certitude ne nous est pas permise. Cependant je crois moi-même sa victoire peu vraisemblable; laissons donc cette supposition de côté et déclarons cet événement impossible. Il reste à examiner le cas où Napoléon est vaincu, complétement vaincu. Eh bien! qu'arrivera-t-il? Vous parlez du réveil du peuple allemand et vous croyez que ce peuple ne se laissera plus arracher ce qu'il a conquis et ce qu'il a payé de son sang: la liberté. Le peuple est-il réellement réveillé? sait-il ce qu'il veut et ce qu'il peut? Avez-vous oublié le mot magnifique que votre Philistin d'Iéna criait à son voisin, déclarant qu'il pouvait maintenant recevoir bien commodément les Russes, puisque sa maison était nettoyée et que les Français l'avaient quittée? Le sommeil du peuple était trop profond pour que les secousses même les plus fortes puissent aujourd'hui le réveiller si promptement. Et de plus, est-ce que tout mouvement nous met debout? Se redresse-t-il, celui qui ne sort de son repos que parce qu'on l'y force avec violence? Je ne parle pas des quelques milliers d'hommes et de jeunes gens instruits; je parle de la masse, des millions. Qu'a-t-on obtenu? qu'a-t-on gagné? Vous dites: la liberté; il serait plus juste peut-être de dire: la délivrance, et non la délivrance des étrangers, mais d'un étranger. C'est vrai: je ne vois plus chez nous ni Français, ni Italiens, mais, à leur place, je vois des Cosaques, des Baschkirs, des Croates, des Magyares, des Tartares et des Samoyèdes; des hussards de toutes les couleurs. Depuis longtemps nous sommes habitués à ne regarder que vers l'ouest; c'est de là que nous attendons tous les dangers. Mais la terre s'étend aussi de l'autre côté vers l'orient. Même quand arrivent chez nous ces peuples tout entiers, nous ne ressentons aucune crainte, et on a vu de belles femmes embrasser les hommes et les chevaux. Ah! ne m'en laissez pas dire davantage!... Elles invoquent, il est vrai, les éloquents appels des souverains de ce pays et de l'étranger; oui, oui, je sais: «un cheval, un cheval, un royaume pour un cheval!...»
«Une réponse de moi suscita une réplique de Gœthe, et sa parole devint de plus en plus précise et incisive, plus individuelle pour ainsi dire. Je n'ose écrire ce qui fut dit; d'ailleurs, je n'en vois pas l'utilité. Je veux seulement faire observer que, pendant cette heure de conversation, j'acquis la plus profonde conviction que c'est une erreur radicale de croire que Gœthe n'a pas aimé sa patrie, n'a pas eu le cœur allemand, n'a pas eu foi en notre peuple, n'a pas ressenti l'honneur et la honte, le bonheur et l'infortune de l'Allemagne. Son silence, au milieu des grands événements et des complications de ce temps, n'était qu'une résignation douloureuse, à laquelle l'obligeaient de se résoudre sa position et aussi sa connaissance exacte des hommes et des choses. Quand je me retirai enfin, mes yeux étaient remplis de larmes. Je saisis les mains de Gœthe; mais je ne sais ni ce que je lui dis ni ce qu'il me répondit. Je sais seulement qu'il était très-cordial. J'étais déjà sorti; je lui dis:
«En entrant, j'avais l'intention de faire une prière à Votre Excellence; je voulais lui demander de vouloir bien honorer mon journal au moins d'un article.
«—Je vous remercie de ne pas m'avoir fait cette demande, dit-il; j'aurais eu du regret à vous refuser, mais j'aurais refusé; vous savez maintenant pourquoi.»
«Plus tard, je me suis rappelé bien souvent cette conversation avec Gœthe, et jamais elle ne m'est revenue dans l'esprit sans que je ne m'écriasse: «Ô Solon, Solon!»
XIV
1830 le plongea dans une terreur philosophique; peu de temps après, son fils mourut en voyageant en Italie: il fut sensible, mais resta inébranlable à ce coup. Il se remit à composer la suite de Faust, œuvre de cinquante ans et qui en durera plus de mille.
«Le 14 février 1831.
Le caractère, dit-il, c'est tout; et cependant, de notre temps, il y a eu parmi les critiques de petits personnages qui n'étaient pas de cet avis et qui voulaient que dans une œuvre de poésie et d'art un grand caractère ne fût qu'une espèce de faible accessoire. Mais à la vérité, pour reconnaître et honorer un grand caractère, il faut en être un soi-même. Tous ceux qui ont refusé à Euripide l'élévation étaient de pauvres hères incapables de s'élever avec lui, ou bien c'étaient d'impudents charlatans, qui voulaient se faire valoir, et qui, en effet, se grandissaient aux yeux d'un monde sans énergie.»
«Lundi, 14 février 1831.
«Dîné avec Gœthe. Il avait lu les Mémoires du général Rapp, ce qui amena la conversation sur Napoléon et sur les sentiments que Mme Lætitia a dû éprouver en se voyant la mère de tant de héros et d'une si puissante famille. Quand elle devint mère de Napoléon, son second fils, elle avait dix-huit ans, son mari vingt-trois, et l'organisation physique de Napoléon se ressentit heureusement de la jeune et fraîche énergie de ses parents. Après lui, elle fut encore mère de trois autres fils, tous richement doués, tous ayant joué avec vigueur leur rôle dans le monde, et tous doués d'un certain talent poétique. Après ces fils vinrent trois filles, et enfin Jérôme, qui paraît avoir été le moins bien doué de tous. Le talent, s'il n'est pas dû aux parents seuls, demande cependant une bonne organisation physique; il n'est donc nullement indifférent d'être né le premier ou le dernier, d'avoir pour père et mère des êtres jeunes et vigoureux, ou bien vieux et débiles.»
«Je m'informai des progrès de Faust.
«Il ne me quitte plus, dit-il; tous les jours j'y pense, et trouve quelque chose; j'avance. Aujourd'hui j'ai fait coudre tout le manuscrit de la seconde partie, pour que mes yeux puissent la bien voir.—J'ai rempli de papier blanc la place du quatrième acte qui manque, et il est très-probable que la partie terminée m'excitera et m'encouragera à finir ce qui reste à faire. Ces moyens extérieurs font plus qu'on ne croit, et l'on doit venir au secours de l'esprit de toutes les manières.»
«Gœthe fit apporter ce manuscrit nouvellement broché, et je fus surpris de sa grosseur; il formait un bon volume in-folio.»
«Voilà, dis-je, ce que vous avez écrit depuis six ans que je suis ici, et cependant toutes vos autres occupations ne vous ont permis d'y donner que très-peu de temps. On voit comme une œuvre grossit, même quand on se borne à n'y ajouter qu'un peu de temps en temps.
«—On peut s'en convaincre surtout en vieillissant, dit-il, car la jeunesse croit que tout doit se faire en un jour. Si le sort m'est favorable, et si je continue à bien me porter, j'espère être arrivé loin dans le quatrième acte aux premiers mois du printemps. Je l'avais dans la tête depuis longtemps, comme vous savez, mais, pendant l'exécution, il s'est énormément augmenté, et je ne peux plus me servir que de ce qu'il y avait de plus général dans mon ancien plan. Il faut d'ailleurs, maintenant, que cet acte d'intermède soit aussi long que les autres actes.
«—Dans cette seconde partie, dis-je, on voit apparaître un monde bien plus riche que dans la première.»
XV
Ici plusieurs pages sont consacrées à un magnifique éloge de Walter Scott; digne sujet, digne juge. Seulement il oublie le vice mortel de ces chefs-d'œuvre, c'est le mensonge du roman historique. C'est superbe, mais cela ne vit plus. Le mensonge a tué le divin menteur.
Il revient à Schiller.
«Jeudi, 31 mars 1831.
«Dîné chez le prince avec Soret et Meyer. Nous causons de littérature, et Meyer nous raconte sa première entrevue avec Schiller.
«J'allais, dit-il, me promener avec Gœthe dans le jardin d'Iéna, que l'on appelle le Paradis. Schiller nous rencontra. Je lui parlai alors pour la première fois. Il n'avait pas encore terminé son Don Carlos et venait d'arriver de Souabe; il paraissait être très-malade et beaucoup souffrir des nerfs. Son visage rappelait celui du Crucifié. Gœthe croyait qu'il ne vivrait pas quinze jours; mais, comme il jouit alors de plus de bien-être, il se rétablit et écrivit toutes ses plus belles œuvres.»
«La pensée de sa fin prochaine l'occupait; il s'y préparait comme à un voyage. On ne sait où l'on abordera, mais on est sûr d'aborder.
«Dîné seul avec Gœthe dans son cabinet de travail. Il m'a dit en me tendant un papier:
«Quand on a dépassé quatre-vingts ans, on a à peine le droit de vivre; il faut être prêt chaque jour à être rappelé, et penser à ranger sa maison. Comme je vous l'ai dit récemment, je vous ai nommé dans mon testament éditeur de mes œuvres posthumes et j'ai rédigé ce matin une espèce de petit acte que vous signerez avec moi.»
«Mercredi, 25 mai 1831.
«Nous avons causé du Camp de Wallenstein. J'avais souvent entendu dire que Gœthe avait travaillé à cette pièce, et que le sermon du capucin surtout était de lui. Je lui demandai à dîner s'il en était ainsi, et il me répondit:
«Au fond, tout est de Schiller; cependant, comme nous vivions dans de telles relations que Schiller non-seulement causait avec moi de son plan, mais me communiquait les scènes à mesure qu'elles avançaient, écoutait mes remarques et en profitait, il peut se faire que j'aie quelque part à cette pièce. Pour le sermon du capucin, je lui ai envoyé les Discours d'Abraham de Santa-Clara, et il en a extrait son sermon avec beaucoup d'adresse. Je ne sais plus quels sont les passages de moi, sauf les deux vers:
«Un capitaine, tué par un de ses collègues,
«Me légua deux dés heureux.
«Je voulais expliquer comment le paysan était arrivé en possession de ces dés pipés, et j'écrivis de ma main ces deux vers sur le manuscrit. Schiller n'avait pas eu cette idée; il donnait tout simplement les dés au paysan, sans se demander comment il les possédait. Je vous l'ai déjà dit, tout expliquer avec soin n'était pas son affaire, et voilà peut-être pourquoi ses pièces produisent tant d'effet sur le théâtre.»
«Dimanche, 29 mai 1831.
«Ces jours-ci, on m'a apporté un nid de petites fauvettes, avec leur mère que l'on avait prise au gluau. Elle a continué dans la chambre à nourrir sa famille, et, rendue à la liberté, elle est revenue d'elle-même avec ses petits. J'étais très-touché de cet amour maternel qui brave le danger et la prison, et j'exprimai mon étonnement à Gœthe:
«Homme de peu de raison! me répondit-il avec un sourire significatif, si vous croyiez à Dieu, vous ne seriez pas étonné. C'est lui qui donne au monde son mouvement intime; la nature est en lui, et il est dans la nature; et jamais ce qui vit, ce qui se meut, ce qui est en lui, n'est privé de sa force et de son esprit. Si Dieu ne donnait pas à l'oiseau cet instinct pour ses petits, si un instinct pareil n'était pas répandu dans toute la nature vivante, le monde ne se soutiendrait pas; mais partout est répandue la force divine, partout agit l'amour éternel!»
«Il y a quelque temps, Gœthe a exprimé une idée du même genre; un jeune sculpteur lui avait envoyé le modèle de la Vache de Myron, avec un veau qui la tette.
«Voilà, dit-il, un sujet de la plus grande élévation; nous avons là, devant les yeux, sous une belle image, le principe vivifiant répandu dans la nature entière, et qui soutient le monde; cette œuvre et celles du même genre sont pour moi les vrais symboles de l'omniprésence de Dieu.»
«Lundi, 6 juin 1831.
«Gœthe m'a montré aujourd'hui le commencement du cinquième acte de Faust. J'ai lu jusqu'au passage où la hutte de Philémon et de Baucis est brûlée, et où Faust, debout, la nuit, sur le balcon de son palais, sent la fumée qu'un vent léger lui apporte.
«Les noms de Philémon et de Baucis, lui dis-je, me transportent sur la côte phrygienne, et je pense à ce couple célèbre de l'antiquité; cependant la scène se passe dans l'ère chrétienne, et le paysage est moderne.
«—Mon Philémon et ma Baucis, dit Gœthe, n'ont aucun rapport avec ce célèbre couple et avec la tradition qu'il rappelle. J'ai donné ces noms à mes deux époux uniquement pour relever leur caractère. Comme ce sont des personnages et des situations semblables, la ressemblance des noms a un effet heureux.»
«Nous parlons ensuite de Faust, que le péché originel de son caractère, le mécontentement, n'a pas abandonné dans sa vieillesse, et qui, avec tous les trésors du monde, dans un nouvel empire qu'il a créé lui-même, est gêné par quelques tilleuls, une chaumière et une clochette, parce qu'ils ne sont pas à lui. Il rappelle le roi Achab, qui croyait ne rien posséder, s'il ne possédait pas la vigne de Naboth.
«Faust, dans ce cinquième acte, dit Gœthe, doit selon mes idées avoir juste cent ans, et je ne sais pas s'il ne serait pas bon de le dire quelque part expressément:
«Nous parlâmes de la conclusion, et Gœthe attira mon attention sur ce passage:
«Il est sauvé, le noble membre
«Du monde des méchants esprits;
«Celui qui a toujours lutté et travaillé,
«Celui-là, nous pouvons le sauver;
«L'amour suprême, du haut du ciel,
«A pensé à lui;
«Le chœur bienheureux va à sa rencontre
«Et lui fait un cordial accueil.
«Ces vers contiennent la clef du salut de Faust: dans Faust a vécu jusqu'à la fin une activité toujours plus haute, plus pure, et l'amour éternel est venu à son aide. Cette conception est en harmonie parfaite avec nos idées religieuses, d'après lesquelles nous sommes sauvés non-seulement par notre propre force, mais aussi par le secours de la grâce divine. Vous devez avouer que cette conclusion, où l'âme sauvée s'élance au ciel, était très-difficile à composer; et au milieu de ces tableaux supra-sensibles, dont on a à peine un pressentiment, j'aurais pu très-facilement me perdre dans le vague, si, en me servant des personnages et des images de l'Église chrétienne, qui sont nettement dessinés, je n'avais pas donné à mes idées poétiques de la précision et de la fermeté.»
XVI
À la fin du mois, il parle mal de Victor Hugo, auquel il a rendu avant une enthousiaste justice.
«C'est un beau talent, dit-il, mais il est tout à fait engagé dans la malheureuse direction romantique de son temps, ce qui le conduit à mettre à côté de beaux tableaux les plus intolérables et les plus laids. Ces jours-ci j'ai lu Notre-Dame de Paris, et il ne m'a pas fallu peu de patience pour supporter les tortures que m'a données cette lecture. C'est le livre le plus affreux qui ait jamais été écrit! Et après les supplices que l'on endure, on n'est pas dédommagé par le plaisir que l'on éprouverait à voir la nature humaine et les caractères humains représentés avec exactitude; il n'y a dans son livre ni nature ni vérité; ses personnages principaux ne sont pas des êtres de chair et de sang, ce sont de misérables marionnettes, qu'il manie à son caprice, et auxquelles il fait faire toutes les contorsions et toutes les grimaces qui sont nécessaires aux effets qu'il veut produire. Quel temps que celui qui loue un pareil livre!»
Quant à moi, qui n'aime ni le faux, ni l'excès, ni certains drames de Victor Hugo, j'avoue que j'ai lu avec attendrissement et intérêt le roman bizarre, mais neuf, de Notre-Dame de Paris. L'architecture n'était pas encore entrée dans le drame humain: il y a du véritable génie à créer un monument pour ces âmes, et ces âmes pour cette architecture. Le Phidias du gothique, c'est Hugo. Gœthe n'avait pas compris cette œuvre.
XVII
«Mardi, 20 juillet 1831.
«Après dîner, une demi-heure avec Gœthe, que j'ai trouvé dans une disposition pleine de sérénité et de douceur. Après avoir causé de divers sujets, nous avons parlé de Carlsbad, et Gœthe a plaisanté sur les diverses amourettes qu'il y a eues.
«—Une petite amourette, a-t-il dit, voilà la seule chose qui puisse rendre supportable un séjour aux eaux, autrement on mourrait d'ennui. Presque toujours j'ai été assez heureux pour trouver une petite affinité qui, pendant ces quelques semaines, me donnait assez de distraction. Je me rappelle surtout une d'elles qui même encore maintenant me fait plaisir. Un jour je faisais visite à madame de Reck. Après une conversation qui n'avait rien de remarquable, en me retirant, je rencontre une dame avec deux jeunes filles fort jolies.
«—Quel est le monsieur qui vient de sortir? demanda cette dame.
«—C'est Gœthe, répond madame de Reck.
«—Oh! combien je suis fâchée qu'il ne soit pas resté, et que je n'aie pas eu le bonheur de faire sa connaissance!
«—Chère amie, vous n'avez rien perdu, répliqua madame de Reck; il est très-ennuyeux avec les dames, à moins qu'elles ne soient assez jolies pour l'intéresser un peu. Les femmes de notre âge ne peuvent pas croire qu'elles le rendront éloquent et aimable.»
«Quand les deux jeunes filles furent rentrées chez elles, elles pensèrent aux paroles de madame de Reck.
«Nous sommes jeunes, nous sommes jolies, se dirent-elles; voyons donc si nous ne réussirons pas à captiver, à apprivoiser ce célèbre sauvage.
«Le matin suivant, à la promenade du Sprudel, en passant à côté de moi, elles me firent le salut le plus gracieux, le plus aimable, et je ne pus me dispenser, quand l'occasion se présenta, de m'approcher d'elles et de leur adresser la parole. Elles étaient charmantes! Je leur parlai et leur reparlai encore, elles me conduisirent à leur mère; j'étais pris. Dès lors nous nous vîmes tous les jours. Nous passions des jours entiers ensemble. Pour rendre nos relations plus intimes, le fiancé de l'une d'elles arriva, et je me trouvai lié plus exclusivement avec l'autre. Comme on peut le penser, j'étais aussi très-aimable avec la mère. En un mot, nous étions tous très-contents les uns des autres, et je passai avec cette famille de si heureux jours, que leur souvenir est toujours resté pour moi extrêmement agréable. Les deux jeunes filles me racontèrent bien vite la conversation de leur mère avec madame de Reck, et la conjuration, suivie de succès, qu'elles avaient faite pour ma conquête.»
«Gœthe m'a raconté déjà une autre anecdote du même genre, qui trouvera bien sa place ici.
«Un soir, me dit-il, je me promenais avec un de mes amis dans le jardin d'un château. À l'extrémité d'une allée nous voyons deux personnes de nos connaissances qui marchaient paisiblement l'une à côté de l'autre en causant. Elles semblaient ne penser à rien; tout à coup elles se penchent l'une vers l'autre, et se donnent un baiser très-affectueux; puis elles reprennent très-sérieusement leur promenade et continuent à causer, comme si rien ne s'était passé.
«—Avez-vous vu? puis-je en croire mes yeux? s'écriait mon ami stupéfait.
«—J'ai vu, répondis-je tranquillement, mais je n'y crois pas!»
«Lundi, 2 août 1831.
«Nous avons causé de la théorie de Candolle sur la symétrie. Gœthe la considère comme une pure illusion.
«La nature, a-t-il dit, ne se donne pas à tout le monde. Elle agit avec beaucoup de savants comme une malicieuse jeune fille, qui nous attire par mille charmes, et qui, au moment où nous croyons la saisir et la posséder, s'échappe de nos bras[8].»
XVIII
La religion chrétienne l'occupait de plus en plus, et il l'admirait d'une affection éclectique. En voici la preuve:
«La lumière sans obscurité de la révélation divine est beaucoup trop pure et trop éclatante pour qu'elle convienne aux pauvres et faibles hommes, et, pour qu'ils puissent la supporter, l'Église vient comme médiatrice bienfaisante; elle éteint, elle adoucit cette lumière pour qu'elle puisse aider et protéger beaucoup d'hommes. L'Église chrétienne croit que, comme héritière du Christ, elle peut remettre aux hommes leurs péchés; c'est là pour elle une puissance énorme; maintenir cette puissance et cette croyance, et affermir ainsi l'édifice ecclésiastique, voilà la principale préoccupation du clergé chrétien. En conséquence, il ne se demande pas si tel livre de la Bible peut jeter de la lumière dans l'esprit, s'il renferme de hautes leçons de moralité, s'il offre des exemples d'une noble existence: l'important pour lui, c'est dans les livres de Moïse l'histoire de la chute, qui rend nécessaire le Sauveur; dans les prophètes, les allusions qui sont faites au Désiré; dans les évangiles, le récit de son apparition sur cette terre, et de sa mort sur la croix, qui expie nos péchés. Vous voyez que, à ce point de vue et avec ces idées, on ne peut attacher d'importance ni au noble Tobie, ni à la Sagesse de Salomon, ni aux Proverbes de Sirach.
«Ces questions d'authenticité et de fausseté des livres bibliques sont d'ailleurs bien étranges. Qu'est-ce qui est authentique, sinon ce qui est tout à fait excellent, ce qui est en harmonie avec ce qu'il y a de plus pur dans la nature et dans la raison, ce qui sert encore aujourd'hui à notre développement le plus élevé? Et qu'est-ce qui est faux, sinon l'absurde, le creux, le niais, ce qui ne donne aucun fruit, du moins aucun bon fruit? Si on devait décider l'authenticité d'un écrit biblique par la question: Ce qui nous est transmis, est-il absolument la vérité? alors on devrait sur certains points mettre en doute l'authenticité des évangiles, car Marc et Luc n'ont pas écrit ce qu'ils ont vu par eux-mêmes, ils ont recueilli longtemps après les faits une tradition orale, et Jean n'a écrit son évangile que dans un âge avancé. Cependant je tiens les quatre évangiles pour parfaitement authentiques, car il y a là le reflet de l'élévation qui brillait dans la personne du Christ, élévation d'une nature aussi divine que tout ce qui a jamais paru de divin sur la terre.»
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«Dieu ne s'est pas du tout consacré au repos; il agit toujours, et maintenant comme au premier jour. Cela aurait été une pauvre distraction pour lui de combiner quelques éléments pour fabriquer notre monde informe, et de le faire rouler tous les ans sous les rayons du soleil, s'il n'avait pas eu le plan de faire de cet amas de matière la pépinière d'un monde d'esprits. Il vit toujours et sans cesse dans les grandes natures pour élever vers lui les natures inférieures.»
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«Je ne suis pas plus amateur de la philosophie populaire. Il y a un mystère dans la philosophie aussi bien que dans la religion. On doit en épargner la connaissance au peuple, et surtout on ne doit pas le forcer pour ainsi dire à s'enfoncer dans pareille recherche. Épicure dit quelque part: «Ceci est juste, car le peuple le trouve mauvais.—Depuis la réforme, les mystères ont été livrés à la discussion populaire, on les a ainsi exposés à toutes les subtilités captieuses de l'étroitesse de jugement, et on ne peut pas encore dire quand finiront les tristes égarements d'esprit qui en sont résultés.»
XIX
Les résultats de la philosophie, de la politique, de la religion: voilà ce que l'on doit donner au peuple et ce qui lui sera utile; mais il ne faut pas vouloir des hommes du peuple faire des philosophes, des prêtres ou des politiques. Cela ne vaut rien!
On voit combien cette philosophie plus que mûre de Gœthe était loin de son scepticisme primordial. Il est évident ici qu'il confond la philosophie et les lois.
XX
Il cite plus loin quelques vers de moi sur l'ubiquité de la vérité, qui attestent l'utilité d'une civilisation non nationale, mais universelle.
«Ce ne sont plus les mers, les degrés, les rivières,
«Qui bornent l'héritage entre l'humanité.
. . . . . . . . . . .
«Chacun est du climat de son intelligence,
«Je suis concitoyen de tout homme qui pense,
«La vérité c'est mon pays.»
Pour plaire aux partis, ajoute-t-il, j'aurais dû être membre du club des jacobins et prêcher le meurtre et le massacre.
XXI
L'instant suprême approchait pendant ces entretiens. Voici la fin de ce grand homme, racontée par son ami, témoin des derniers moments:
«Le lundi, il se leva, lut des brochures françaises; examina des gravures, et, dans sa conversation avec M. Vogel, lui recommanda plusieurs de ses protégés.
«Mais, dans la nuit du 19 au 20, la maladie prit tout à coup un caractère menaçant. Après quelques heures de sommeil calme, Gœthe vers minuit se réveilla et sentit de minute en minute un froid qui, de ses mains, étendues nues sur son lit, gagnait tout le corps. Une douleur excessive se répandit d'abord sur les membres, puis sur la poitrine, et la respiration devint difficile.—Mais Gœthe ne voulut pas que son domestique appelât le médecin.
«Ce ne sont que des souffrances, dit-il; il n'y a pas de danger.»
«Le matin, ces souffrances, toujours plus vives, le chassèrent de son lit; il se mit sur un fauteuil; ses dents claquaient de froid. La douleur qui torturait sa poitrine lui arrachait des gémissements, et de temps en temps un cri. Ses traits étaient bouleversés, son teint couleur de cendre; ses yeux, livides et enfoncés dans l'orbite, avaient perdu tout éclat; son corps, froid comme une glace, dégouttait de sueur; sa soif était ardente; quelques mots péniblement articulés firent comprendre qu'il craignait une hémorrhagie pulmonaire.—Son médecin, par des soins énergiques et prompts, fit disparaître en une heure et demie ces symptômes. Le soir, l'accès était passé.—Le malade était dans son fauteuil qu'il ne quitta plus pour son lit. Il fit avec calme quelques réflexions, et Vogel lui ayant annoncé qu'une récompense, dont Gœthe avait appuyé la demande, venait d'être accordée par le grand-duc, il montra de la joie. Déjà dans la journée, sans que le médecin le sût, il avait signé d'une main tremblante le bon de payement d'un secours destiné à une jeune fille de Weimar, artiste pleine de talent pour laquelle il avait toujours montré une sollicitude paternelle, et qui allait à l'étranger achever son éducation. Ce fut là son dernier acte comme ministre des beaux-arts; ce fut la dernière fois qu'il écrivit son nom.
«Dans la matinée du jour suivant, jusqu'à onze heures, il y avait eu du mieux; mais, à partir de ce moment, l'état empira; les sens commencèrent à refuser parfois leur service; il y eut des instants de délire, et de temps en temps dans sa poitrine on entendait un bruit sourd. Cependant Gœthe semblait moins accablé. Toujours assis dans son fauteuil, il répondait clairement et d'un ton amical aux questions qui lui étaient faites, questions que le médecin ne permettait que rarement, pour ne pas troubler par une trop grande excitation une fin qui dès lors paraissait inévitable.
«Le portrait de la comtesse de Vaudreuil, femme de l'ambassadeur français, arriva ce jour-là d'Eisenach. Le médecin permit qu'on le lui montrât. Il se plut à le contempler quelque temps, puis il dit:
«Oui, l'artiste mérite des éloges, il n'a pas gâté ce que la nature a créé si beau.»
«En échange, il avait l'intention d'envoyer une épreuve de son portrait lithographié par Stieler; et il dit qu'il avait déjà composé quatre vers, qu'il écrirait sur l'épreuve aussitôt après son rétablissement.
«Le soir, il demanda la liste des personnes qui étaient venues savoir de ses nouvelles, et, après l'avoir lue, il dit qu'il n'oublierait pas, après sa guérison, cette preuve d'intérêt. Déjà dans la journée il avait exprimé le regret de ne pouvoir recevoir ses amis. Il obligea tout le monde à aller se reposer, et il fit coucher sur le lit, à côté de lui, son domestique, épuisé par les veilles continues. Il dit plusieurs fois à son copiste Jean, qui était près de lui pendant la nuit:
«Soyez-moi fidèle et restez chez moi, cela ne peut durer que quelques jours.»
«Le lendemain matin, il dit encore à sa belle-fille Ottilie:
«Avril amène avec lui plus d'une belle journée; l'exercice en plein air me rendra mes forces.»
«Il fit quelques pas vers son cabinet de travail, mais il fut obligé de se rasseoir aussitôt; plus tard il voulut se lever de nouveau, il retombait dans son fauteuil. L'entrée de sa chambre était absolument interdite, même au grand-duc; il n'y avait avec lui que sa belle-fille, ses petits-enfants Wolf et Walter, le médecin et son domestique. Le nom d'Ottilie revenait souvent sur ses lèvres; il la pria de s'asseoir auprès de lui et tint longtemps sa main dans les siennes. De douces images traversaient de temps en temps son imagination.—Dans un de ses rêves il dit:
«Voyez... voyez cette belle tête de femme... avec ses boucles noires... un coloris splendide... sur un fond noir...»
«À un autre moment, voyant sur le sol une feuille de papier, il demanda:
«Pourquoi laisse-t-on par terre une lettre de Schiller?... Il faut la ramasser.»
«Après un léger sommeil, il demanda un carton avec des dessins qu'il croyait avoir vus dans sa vision.
«Peu à peu sa parole devenait plus pénible et plus obscure.
«Donnez-moi plus de lumière!» furent, dit-on, les derniers mots que l'on put entendre tomber des lèvres de cet homme qui, toute sa vie, avait été l'ennemi des ténèbres de toute nature. Son esprit resta actif, même après qu'il eût perdu l'usage de la parole; suivant une de ses habitudes, quand un sujet le préoccupait fortement, il traça avec l'index des signes dans l'air; peu à peu il traça ces signes moins haut, et enfin, sa main, tombant sur la couverture étendue sur ses genoux, y traça des mots inconnus.
«À onze heures et demie, il appuya sa tête sur le côté gauche du fauteuil et s'endormit doucement.
«On attendait autour de lui son réveil.—Il ne vint pas. Gœthe était mort.
«Le matin qui suivit le jour de sa mort, je me sentis un profond désir de voir sa dépouille terrestre. Son fidèle serviteur Frédéric m'ouvrit la chambre où il avait été déposé. Étendu sur le dos, il reposait comme un homme endormi; la fermeté et une paix profonde se lisaient sur les traits pleins d'élévation de son noble visage. Son puissant front semblait encore garder des pensées. J'aurais désiré une boucle de ses cheveux, mais le respect m'empêcha de la couper. Le corps, mis à nu, était enseveli dans un drap blanc; on avait mis alentour de gros morceaux de glace, pour le conserver frais aussi longtemps que possible. Frédéric écarta le drap, et la divine beauté de ces membres me remplit d'étonnement. Sa poitrine était extrêmement développée, large et arrondie; les muscles des bras et des cuisses étaient pleins et doux; les pieds magnifiques et de la forme la plus pure; il n'y avait nulle part sur le corps trace d'embonpoint, de maigreur ou de détérioration. J'avais là devant moi un homme parfait dans sa pleine beauté, et mon enthousiasme à cette vue me fit un instant oublier que l'esprit immortel avait abandonné une pareille enveloppe. Je mis la main sur le cœur, je ne trouvai qu'un silence profond; j'avais pu jusqu'à ce moment me contenir, mais alors je me détournai et laissai un libre cours à mes larmes.»
Une pieuse et universelle ovation lui tint lieu de funérailles. L'Allemagne entière pleura à l'envi son grand homme. Il n'était point mort, il était transfiguré! Ses ouvrages vivaient et vivront éternellement.
XXII
Voilà ce charmant livre d'Eckermann sur les entretiens de Gœthe pendant les dix dernières années de sa vie. Quand on l'a lu avec bonne foi, on change sa manière de voir sur ce grand homme. Gœthe jeune n'était pas Gœthe. C'était une nature vigoureuse qui avait besoin de beaucoup d'années pour mûrir. Il y a deux hommes en lui: l'adolescent et le vieillard. Dans l'adolescent, on ne sent que l'abondance et l'âpreté de la séve. Le talent s'y révèle, et il semble se contenter du talent. La gloire et le monde sont ses uniques pensées; qu'il brille, qu'il émeuve, qu'il éclate d'une façon quelconque, qu'on dise qu'un génie est né en Allemagne et que ce génie aspire évidemment au diadème intellectuel de son siècle, et il est content. La moralité de ses œuvres lui importe peu; au contraire, même une certaine originalité paradoxale, qui scandalise un peu les idées routinières en philosophie, en politique, en religion, ne lui déplaît pas; c'est le sel du génie, c'est le sceau de sa supériorité sur le commun des hommes; il se moque des larmes et du sang qu'il a fait couler par la contagion de son roman de Werther. Ceux qui se tuent n'ont pas le droit de vivre, car ils n'ont pas la force de supporter les grands assauts de la nature de l'homme, les passions meurtrières! Il est artiste, il n'est pas moraliste; tant pis pour ceux qui ne comprennent pas que l'art est tout dans son délicieux poëme d'Hermann et Dorothée, il change les notes de son clavier et il chante à demi-voix les divines naïvetés de l'amour innocent et domestique. Le même succès couronne ce délicieux poëme. Alors il sent ses ailes pousser dans toute leur envergure, et il monte dans le drame à une hauteur de l'éther où jamais homme, ni antique, ni moderne, n'avait osé regarder. L'amour mortel sert de clef à la plus sublime métaphysique. Une portion de philosophes l'écoute comme une révélation cachée des deux mondes. Faust devient le nom du mal, Marguerite le nom du bien et du beau réunis dans une femme, Méphistophélès le nom de l'égoïsme indifférent au bien et au mal, et représente la corruption de ce monde vulgaire et pervers. Mais ces portraits sont si surprenants et si fortement dessinés qu'ils paraissent des créations et non des images. Il faut avoir été introduit dans les mystères de la confidence divine pour interpréter ainsi les arcanes de ses desseins. Gœthe s'enferme pendant des années entières dans l'ombre de ses méditations pour y trouver le mot de Dieu que les hommes ne comprennent pas tout entier encore, parce qu'il n'en dit que la moitié; l'autre moitié, mystique et réparatrice, il passe vingt-cinq années de son âge mûr et de sa vieillesse à la trouver, et il n'en donne qu'une partie avant de mourir.
Dans les longs intervalles de ce travail sans fin, il se livre par délassement à son souffle lyrique; il écrit des odes, des ballades, des poésies symboliques de forme, très-élevées de sens, très-mélodieuses de rhythme, que les femmes et les enfants comprennent, et qui sont, comme le chœur antique, destinées à reposer à la fois et à soutenir l'attention de l'Allemagne devant ses drames. Il écrit aussi quelques romans, comme Wilhelm maestro, dans lesquels il introduit des personnages immortels, tels que Mignon.
Pendant cette vie tout éthérée en apparence, Gœthe a eu le bonheur d'inspirer une amitié très-ardente et constante jusqu'à la mort au prince régnant de Weimar et à la souveraine digne de lui. Le prince le choisit pour son ministre intime et pour son conseiller principal; il lui donna une maison à la ville, et une retraite paisible à la campagne. Il y passe ses jours comme un dieu dans son musée; il s'y marie à une belle épouse qui lui donne un fils obéissant et une belle-fille adorable sur laquelle il se décharge des soins de la vie matérielle pour vivre plus libre de ses heures dans son monde purement intellectuel. Il régit le théâtre de Weimar. Il a Schiller pour poëte et pour second. Il pleure sa mort prématurée, comme celle d'un disciple; il l'honore toute sa vie d'un culte de gloire et de souvenir. Il n'a point de rival dans toute l'Allemagne, devenue l'Olympe de sa calme divinité. Le duc de Weimar meurt après cinquante ans d'amitié, mais sa femme et son fils survivent, et la faveur du grand homme revit tout entière en eux jusqu'à son dernier jour.
En politique, il commence par suivre son jeune souverain dans sa première campagne de Prusse en Champagne contre Dumouriez; il soumet ainsi son libéralisme organique aux lois et aux rigueurs de son patriotisme. La paix se fait; il profite de ses loisirs pour voyager en Suisse et en Italie, sur cette terre où les orangers fleurissent; il y enrichit son cœur et son imagination des plus chères et des plus vives images. Il revient à Weimar, et il y trouve l'aisance et la puissance dans l'attachement du grand-duc. Il flotte alors quelque temps entre les idées de la révolution française qu'il a respirées jeune à Strasbourg, où il avait achevé son éducation, et les idées hiérarchiques de l'Allemagne, sa vraie patrie. Il semble appeler sur son pays l'influence des principes français, et se lancer hardiment dans la sphère des bouleversements téméraires, d'où doit sortir un ordre nouveau. Son prince et son ami paraît favoriser ces instincts d'une liberté régénératrice. Mais ils se contiennent l'un et l'autre dans la sphère spéculative. Aimant le peuple, ne le déchaînant pas soudainement de ses respects et de ses devoirs, la douceur et la lenteur du caractère germanique, la pression de la Prusse les secondant, ils se bornent à l'instruire et à le charmer par les plaisirs d'un théâtre athénien. Weimar devient la Grèce allemande, la révolution y vit à l'état d'inspiration, c'est la terre de l'espérance indéfinie et ajournée par la sagesse.
Bientôt la révolution débordée en France se resserre, change de forme, et devient militaire et despotique. La Prusse, tour à tour menacée et caressée par l'empereur Napoléon, hésite immobile entre la paix et la guerre; Weimar suit ces diverses agitations de Berlin. L'Allemagne est humiliée ou conquise à Austerlitz et à Wagram, Weimar frémit; la bataille d'Iéna efface Berlin de la carte du royaume; la guerre de Pologne poursuit cette cour infortunée jusqu'à Kœnigsberg. La victoire de Friedland, gagnée sur la Russie, décide l'empereur de Russie à la paix de Tilsitt; il amène le roi et la reine de Prusse à venir implorer la paix avec lui. Le vainqueur épuisé l'accorde à la Russie, grande et en apparence généreuse; il la marchande, mutilée et restreinte, à la Prusse, à laquelle il ne restitue qu'un asile pour régner honteusement sur des débris. La reine, adorée de l'Allemagne et du monde, meurt d'humiliation; l'espoir de la venger court dans tous les cœurs de l'Allemagne. Napoléon passe à Weimar et y voit Gœthe. Cette entrevue flatteuse caresse et enivre le poëte; son impartiale philosophie cède quelque chose à l'enthousiasme vrai ou politique pour le conquérant, protecteur de son prince et de son pays. La vieillesse et la réflexion qui la suit ramènent ses pensées à des principes plus modérés que ceux de sa jeunesse; il admet l'identité des tendances, mais les atermoiements lui paraissent une condition et une partie des améliorations. La première condition du bien, c'est d'être possible. Il croit que la multitude est aussi corruptible et aussi passionnée que l'élite. Les crimes de la révolution française, qui mène en triomphe le plus innocent des rois au supplice, et qui immole des milliers d'innocents après lui pour se venger de l'aristocratie, lui paraissent ce qu'ils sont, des lâchetés cruelles contre des ennemis ou des innocents désarmés. Il appelle de leur vrai nom ces exécuteurs des forfaits du peuple,—des meurtriers complaisants de la foule, des flatteurs d'en bas aussi timides et aussi coupables que les courtisans d'en haut. Il prononce tout bas le mot du sage d'Athènes: «La multitude m'applaudit, ai-je donc dit quelque sottise?» Il croit que la sagesse des opinions s'épure, en montant par le loisir, l'étude, l'aisance, la philosophie, de classe en classe sociale, et que la division du travail est aussi nécessaire dans l'œuvre du gouvernement libre que dans les œuvres manuelles de l'artisan; il pardonne donc une aristocratie intellectuelle dont il est lui-même le premier exemple, et il recommande à ses disciples d'en tenir compte. Il transige aussi sagement avec les nécessités du temps. Il instruit les masses, il ne les bouleverse pas; il conserve ainsi son ascendant sur les deux moitiés de la société en les réconciliant. On le comprend et on le respecte; en haut par l'admiration, en bas par la reconnaissance, il règne jusqu'à sa mort sur tous les esprits.
Tel fut Gœthe, l'homme-dieu, dans son Olympe de Weimar.
Très-sage et très-heureux, il vécut en harmonie avec toutes les idées raisonnables des deux partis qui déchiraient son temps, religion et incrédulité, radicalisme et conservation, jamais populaire jusqu'à l'excès, jamais impopulaire jusqu'à la ciguë, géant de l'Allemagne dominant de la tête les petitesses du vulgaire, plus grand que lui et respecté de lui, le seul homme supérieur qui ait dompté l'envie!
XXIII
Aussi était-il et est-il resté le génie le plus incontesté de son siècle, et peut-être de tous les siècles modernes au-delà du Rhin et même en deçà. Nous avons prouvé qu'excepté sous le rapport de l'esprit épistolaire et de la grâce légère des poésies fugitives, Voltaire lui-même ne pouvait supporter la comparaison avec l'auteur de Faust. Fénelon était aussi politique, mais moins pratique; il transportait ses rêves dans la réalité; son chef-d'œuvre n'est qu'une utopie; il n'a rien à comparer à Gœthe. Bossuet est plus orateur, mais c'est l'orateur de la force, avec un Dieu au-dessus et un despote armé derrière lui; de plus, ni l'un ni l'autre n'étaient poëtes, ils parlaient la langue de la prose à laquelle manque l'âme de la parole, la mélodie. Corneille était aussi fort, mais pas aussi divin; Racine, moins philosophe et moins original. Nous ne parlons pas des vivants. En Angleterre, Shakspeare seul est plus abondant, mais moins profond et moins parfait. Byron est aussi poëte, mais moins sensé; c'est le délire de la versification à qui la lyre sert de jouet, le cœur humain de victime, et Dieu lui-même de dérision. Shakspeare seul est aussi vaste et aussi dramatique; mais, bien qu'il s'étende plus large, il est loin de s'élever aussi haut. Il a Falstaff, il a Méphistophélès; mais ni Marguerite sur la terre, ni Faust entre le ciel et l'enfer: il improvise mieux, il est moins réfléchi. Il n'a pas poursuivi pendant cinquante ans, dans les deux mondes terrestre et céleste, à travers les abîmes de l'esprit humain, les mystères d'un drame surnaturel; il est plus homme; il est moins dieu!
Des scènes telles que celle de Faust ne se trouvent ni dans le Dante, ni dans le Tasse, ni dans Virgile même. Cela n'existait pas dans ce monde avant l'épopée dramatique de Weimar. L'Allemagne a attendu longtemps, mais sa patience a été récompensée par la plus belle œuvre théâtrale de tous les temps.
XXIV
Elle le méritait; c'était la terre de la pensée féconde. Elle avait une multitude de rayons, dans ses petites et nombreuses capitales; elle n'avait point et elle n'a pas encore aujourd'hui une de ces grandes réunions d'hommes nationalisés, telles que Londres et Paris. Le philosophe et le poëte pouvaient y vivre hermétiquement solitaires, et y mûrir des conceptions intellectuelles tout à la fois neuves, originales et palpitantes. Faust est l'œuvre d'un brahmane de l'Inde, méditée dans les forêts de Oiamanté. On y sent son origine indoue; il faut remonter jusque-là pour trouver sa divine ressemblance. La race germanique est évidemment, pour la langue comme pour les idées, un dérivé du Gange; la misérable littérature imitée de Voltaire sur les bords de la Sprée, avec sa mesquine colonie de demi-philosophes sous l'empire du Denys moderne, Frédéric II, aurait médité et rimaillé pendant tout un siècle sans inventer mieux que Nanine ou la Pucelle d'Orléans, au lieu de ces trois personnages nouveaux à force d'être antiques, Faust, Méphistophélès et Marguerite. Celui qui a créé ces trois figures mérite que son nom soit écrit en lettres apologétiques vivantes au frontispice de l'Allemagne.
Maintenant tout est mort dans la maison de Gœthe. Il y a des hommes qui ont des disciples et qui fondent des empires intellectuels plus ou moins durables dans la sphère de leur influence; il y en a d'autres qui emportent tout avec eux et qui laissent la terre muette et vide après avoir écrit pour plusieurs siècles. De ce nombre était Gœthe, dont Eckermann vient de perpétuer la vie en nous donnant ses conversations. Remercions ce fervent disciple, et adorons, sans espérer de jamais le revoir sur la terre, le divin maître du beau!
Lamartine.
CXXIIe ENTRETIEN
L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST
I
Les livres qui sont écrits pour la gloire portent un nom d'homme.
Ceux qui sont écrits pour Dieu restent anonymes. Leur immortalité est dans le bien qu'ils font. Leur récompense est dans la conscience de leur auteur.
Tel est le livre de l'Imitation de Jésus-Christ, ce résumé de la philosophie chrétienne.
On s'est éternellement disputé sur l'auteur de ce livre unique. C'est le secret du ciel.
On a plus ou moins approché de ce qu'on a présumé devoir être la vérité. Mais ce ne sont que des conjectures plus ou moins vraisemblables; la vérité vraie est restée cachée. Dieu n'a pas permis qu'on sût par quel organe ce flot de sa sagesse avait passé; il a voulu que l'ouvrage fût immortel et l'auteur ignoré. Il n'a réservé à la profonde humilité de son écrivain d'autre récompense que l'inconnu.
Voyez cependant ce qu'on a imaginé; il y a sur tous ces noms assez de vraisemblance pour croire, assez d'invraisemblance pour douter.
II
C'était en 1380, époque du moyen âge ou les moines s'étaient emparés de la littérature sacrée tout entière. Il y avait au mont Sainte-Agnès, dans le diocèse de Cologne, un monastère de l'ordre de Windesheim, un religieux du nom de Jean A Kempis. Jean était prieur du couvent. Il avait pour frère plus jeune que lui Thomas A Kempis. Thomas, à l'âge de douze ans, pauvre et abandonné, fut recueilli par la charité d'une pieuse femme qui le fit élever et instruire: il apprit dans cette maison la grammaire, le latin, le plain-chant, et surtout l'art recherché et précieux alors de transcrire d'une main courante les manuscrits rares que la découverte de l'imprimerie ne vulgarisait pas encore. Les deux frères consacrent au couvent du mont Sainte-Agnès les faibles ressources de l'héritage de leur père et le prix de leurs travaux dans la copie des manuscrits. Ils soutenaient ainsi la pauvreté du couvent par la culture d'un petit champ. Le travail de leur plume était leur délassement. L'église bâtie, Thomas se fit prêtre et vécut de plus en plus saintement. La délicatesse de ses membres, la maigreur et la flexibilité de ses doigts, le rendaient éminemment apte à ses travaux de copiste dans lesquels il excella. Il exécuta son chef-d'œuvre dans la copie d'une Bible entière pour son monastère. Il transcrivit ensuite un recueil de plusieurs traités pieux, parmi lesquels se retrouvent les quatre premiers livres intitulés: de Imitatione Christi, bien qu'il eût signé cette copie de sa formule ordinaire: «Fini et complété par les mains de Thomas A Kempis, 1441.» On put prendre aisément plus tard le copiste pour l'auteur. Mais où l'auteur, pauvre moine inconnu dans un couvent de Brabant et n'en étant jamais sorti, aurait-il pu prendre ces trésors de sagesse humaine qu'on ne trouve que dans le long exercice du monde? La sainteté est le fruit de la solitude, mais la sagesse consommée est le fruit du monde.
III
Cette méprise involontaire se propagea plus tard dans le monde cénobitique, sans aucune intention de l'humble copiste. À l'âge de près de soixante ans, il rédigea pour les novices une suite de sermons connus de Scott, où rien ne rappelle l'inimitable onction de l'auteur de l'Imitation; il continua ainsi jusqu'à l'âge de soixante-dix ans, où la mort le cueillit dans sa sainteté. La chronique des frères et du couvent du mont Sainte-Agnès fut continuée par lui jusqu'à la veille de son décès. Voici en quels termes il y parle de ses œuvres: «J'ai écrit en totalité notre Bible et beaucoup d'autres volumes pour notre maison et pour le salaire, et par dessus beaucoup de petits traités pour l'édification des jeunes gens.» Ce mot opuscule ne pouvait évidemment s'appliquer à une œuvre aussi immense, aussi achevée, et aussi universellement célèbre que l'Imitation de Jésus-Christ; fleuve à pleins bords, où coule à grands flots toute la sagesse humaine et divine du christianisme.
IV
Deux autres écrivains, Gerson et Gersen, ont eu l'honneur de ce livre de l'Imitation. La saine critique nie jusqu'à l'existence de Gersen, et la conformité de son nom avec celui de Gerson, chancelier de l'Université de Paris, paraît avoir été seule la cause ou l'occasion d'une attribution erronée.
Mais un homme se présente qui, s'il n'a pas écrit l'Imitation, paraît avoir été seul capable de l'écrire. Cet homme est l'illustre Gerson, chancelier de l'Université de Paris. L'Université en ce temps-là était le royaume des esprits, la règle des croyances et des mœurs, l'Église militante et enseignante, la maison de la foi. Voici l'histoire de Gerson:
Jean-Charles de Gerson, né au commencement du quinzième siècle, était né à Gerson, dont il porte le nom. Gerson était un village du diocèse de Reims, non loin de Réthel. Il est à présumer, par son nom féodal et par l'indépendance de sa vie, qu'il appartenait à une famille noble. Ses parents lui donnèrent cette première éducation qui inocule les sentiments plus que les idées, et qui donne la noblesse des âmes, le courage et la constance de la vie. Les héros sortent tout faits de ces nids de famille. Il est à croire que ses dispositions, à la fois actives et pensives, le signalèrent de bonne heure à l'attention de ses parents; car, à l'issue de cette éducation première, il fut envoyé à Paris, et suivit pendant dix ans les cours des hautes études littéraires et religieuses. Ces études, noviciat des esprits éminents, menaient en ce temps-là aux grades politiques et théologiques. L'Église était, avec la guerre, le monde universel de l'époque. Il fut l'élève du savant docteur Pierre d'Ailly; son mérite transcendant le fit élire à sa place chancelier de l'Université, chanoine de Notre-Dame, comme Abeilard, puis doyen de l'église de Bruges par la faveur du duc de Bourgogne. Cette faveur lui mérita la colère du duc d'Orléans, bientôt assassiné par ce prince dans la rue Barbette. Ce crime le délivrait d'un ennemi, mais ne lui parut pas moins un crime. Comme curé d'une des paroisses de Paris, il s'éleva contre cet attentat et fit l'oraison funèbre du prince assassiné. Peu de temps après, la populace bourguignonne de Paris s'ameuta contre ce vengeur du faible, et pilla sa demeure avec des cris de mort. Il lui échappa, non en la bravant, mais en la fuyant, dans les plus sombres souterrains de Notre-Dame. Il passa plusieurs mois enfoui dans cet asile et réfléchissant aux dangers de contredire les multitudes. Cette retraite ne lui conseilla point la lâcheté, mais le courage. Il n'en sortit que pour accuser un docteur favori du peuple, Jacques Petit, qui vantait ce meurtre. Les doubles élections du pape à Rome et à Avignon le firent envoyer souvent dans ces deux capitales ou dans le concile de Constance, pour apaiser ces guerres civiles de l'Église. C'est là que sa fermeté habile mais inflexible, en face de ces différends, lui conquit le nom de ministre très-chrétien qui resta le surnom de ce grand homme. Aux conciles de Constance et de Bâle, il représenta le roi, l'Université de Paris, l'opinion publique; il y combattit les faiblesses ou les exagérations des sectes. Il fut vainqueur et honoré partout, mais ses ennemis en devinrent plus acharnés contre lui. Il ne risqua donc pas de rentrer dans sa patrie en face des Bourguignons ses persécuteurs. Il se cacha et s'exila lui-même, d'abord dans les montagnes de Bavière, puis en Autriche, et, là, il n'eut d'autre maître que son infortune. Ce fut là qu'il se recueillit en lui-même pour écrire ses intimes consolations, appelées depuis l'Imitation de Jésus-Christ. La plus grande preuve que ces consolations intimes furent écrites par lui, c'est qu'il était presque impossible qu'elles fussent écrites par un autre.
V
En effet, il fallait un homme consommé par l'âge avancé, par la science sacrée, par les vicissitudes de la vie humaine, par le bonheur et par le malheur de l'existence orageuse des assemblées et des cours, pour se rendre compte en lui-même de tout ce qu'il avait souffert, pour distinguer parmi la trame mêlée de sa vie le fil conducteur de sa destinée, et pour lui donner ce nom de consolation intime qu'il ne trouvait que dans la philosophie suprême: la résignation en conformité avec la divine volonté. En cherchant plus tard le modèle après la théorie, il le trouva dans la résignation divinisée jusqu'à la mort; c'est-à-dire dans le grand philosophe chrétien, le Christ: de là le second titre des Consolations internes, l'Imitation de Jésus-Christ; de là aussi le nom que ses contemporains lui donnent lui-même, le docteur des consolations. Ce serait une preuve de l'authenticité de l'auteur, s'il en fallait d'autre. Personne ne s'y trompe en son temps, et on insère partout les trois premiers livres de l'Imitation parmi les opuscules de Gerson.
VI
Qu'on lise attentivement aujourd'hui ce livre merveilleux dont Fontenelle disait: «Le plus beau livre écrit par la main des hommes, puisque l'Évangile n'en est pas!» Que l'on considère où est cachée la source occulte de tant de sagesse, la connaissance de tous les hommes, l'expérience de tant de vicissitudes, l'habileté instinctive qui apprend à traiter avec eux, à les convaincre, à les dominer, à les supporter, à leur pardonner; où peut-elle être? Évidemment ce n'est pas dans un jeune homme: l'absence de toute passion ne s'y ferait pas remarquer; le ressentiment, la rancune contre tant d'injustice, y éclaterait en dépit de l'écrivain; l'Évangile lui-même se permet l'injure contre les Pharisiens, les sépulcres blanchis; l'injure sacrée elle-même s'élève jusqu'à la colère et s'arme du fouet de la satire contre les marchands profanateurs du Temple, chassés violemment du sanctuaire. Cet acte raconté sans blâme est en opposition flagrante avec la maxime: «Si on vous frappe à la joue, tendez l'autre joue.» Mais ici c'est l'Évangile impeccable, c'est l'universalité du pardon! L'Imitation ne se reconnaît pas le droit de s'irriter; son auteur ne propose à l'imitation que la tête couronnée d'épines et les mains liées du Christ. Fontenelle n'avait pas remarqué cette supériorité de l'homme qui excuse sur le Dieu qui frappe, mystérieuse perfection dont l'énigme reste énigmatique et contredit son axiome. L'Évangile est un récit, l'Imitation est un modèle.
VII
Voyez dans la vie de Gerson comment les hommes lui enseignent les hommes.
Il se jure à lui-même de s'immoler à la justice. Le duc d'Orléans, son adversaire, tombe, mais il tombe sous les coups d'un assassin. Gerson prend la parole devant le peuple assemblé; il s'indigne de l'assassinat, il brave les partisans du duc de Bourgogne. Le peuple et les Bourguignons s'ameutent contre lui; il se dérobe à leur fureur sous les souterrains de Notre-Dame. Il y séjourne plusieurs mois caché, la haine du peuple comme l'épée de Damoclès suspendue sur sa tête. Son intrépidité brave tout pour ne pas mentir à Dieu, souveraine justice. Qui peut dire ce qui se passe dans son âme pendant son agonie de tant de jours et de tant de semaines? Il souffre, mais il ne fléchit pas. Voilà le noviciat de sa douleur.
La fureur du peuple s'éteint comme sa faveur, Gerson rentre dans ses hautes fonctions; le roi l'emploie dans sa diplomatie pour calmer la discorde au sujet des papes entre Rome et Avignon. Il y soutient le droit de l'Église de pourvoir à sa continuité et à son unité en déposant les doubles pontifes. Il y combat les sectes visionnaires et l'astrologie judiciaire. Jean Huss est condamné par lui. Ses ennemis croissent en nombre à mesure qu'il croît en renommée. Ils se coalisent contre lui. Ils se promettent sa mort, s'il retourne en France. Il s'évade du concile de Constance sous les habits d'un pèlerin, et prend, inconnu, la route d'Allemagne. Il traverse, ainsi déguisé, la forêt Noire, et s'arrête de nouveau en Bavière.
C'est là que, caché dans la montagne, il compose, à l'exemple de Boëce, en prose et en vers, ses Consolations. Le duc d'Autriche, s'apitoyant sur son sort, lui offre et lui assigne un lieu de refuge à l'entrée de la Bavière, dans une île du Danube. La magnifique abbaye de Mœlch le reçoit, séjour des princes dans les cellules de cénobites. Cette magnifique hospitalité du duc d'Autriche fut aussi favorable à son repos qu'à ses méditations. Il avançait dans la vie, et il recueillait son âme. Il avait besoin de consolations, et il ne pouvait les trouver qu'en lui-même. Il se réfugia dans le sein de Dieu, le suprême consolateur, et il écrivit ces monologues et ces dialogues intérieurs qui portèrent d'abord le nom de Consolations. Consolations en effet, descendues du ciel et remontées du cœur du solitaire jusqu'à l'oreille de tous les hommes. Il y a dans toutes les âmes pour les inspirations de cette espèce une prédisposition magnétique qui attend pour ainsi dire leur publication, et qui la suit de si près qu'on dirait qu'elle la précède. C'est la grâce de l'opinion publique, c'est le miracle de la multiplication des pains sur la montagne. On ne voit pas la main qui les partage dans la foule, et tout le monde se sent nourri.
VIII
Telle fut l'apparition des Consolations de Gerson. Sans doute les religieux de Mœlch se transmirent l'émotion qu'ils en ressentaient en les copiant à mesure que Gerson les écrivait, et en firent passer les fragments de couvent en couvent jusqu'aux extrémités de l'Europe; car, sans qu'ils connussent précisément le nom de cet humble hôte de leur monastère, les Consolations passèrent, grâce à eux, de royaume en royaume aux extrémités du monde. L'ouvrage était déjà célèbre, et l'auteur, inconnu. Mais l'auteur ne visait point à la célébrité: il ne visait qu'au ciel, impérissable célébrité muette qui trouve sa gloire en Dieu et qui jouit de vivre inconnue parmi les hommes; colombe céleste qui sème çà et là les rameaux rapportés d'en haut sans écrire son nom sur ses plumes. De là vient cette incertitude qui s'attache à son nom, et qui s'accrut au lieu de s'éclaircir à mesure que son œuvre renommée se répandait davantage, chaque monastère donnant à l'Imitation le nom d'un de ses sectaires pour accroître le nom du couvent.
C'est dans cette obscurité de l'île du Danube que Gerson végéta longtemps et qu'il acheva de laisser écouler le flot de la colère des hommes; il y acheva aussi sa propre sanctification. On n'en a pas d'autres preuves que la sainteté de son livre. Tel livre, tel homme. La philosophie de l'Imitation manifestait le philosophe. Ce philosophe n'était d'aucune école et ne relevait d'aucun maître. On sentait que le maître était l'auteur lui-même, inspiré par ce je ne sais quoi qu'on appelle le génie de la sainteté chrétienne.
On ignore combien d'années Gerson fut confiné dans cette cellule de Mœlch. On le retrouve à Paris en 1429, devenu simple catéchiste d'enfants dans l'église de Saint-Paul de Lyon. Il y remit son âme à Dieu à l'âge de soixante-six ans. Il légua ses manuscrits sous le nom de Testamentum peregrini, «Testament d'un pèlerin.» Charles VIII fit graver sa devise sur son cénotaphe: Sursum corda, «Élevez vos cœurs là-haut.» C'était sa vie en deux mots. Il n'en fut jamais de plus sublime. La sincérité et l'amour furent les deux caractères de son génie.
IX
C'est parmi les opuscules de Gerson, déposés à Avignon après sa mort, qu'on découvre le manuscrit des Consolations internes contenant les trois premiers livres de l'Imitation, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas monacal dans cet ouvrage. On ignore quel est le moine qui écrivit cette partie évidemment détournée du sujet de l'ouvrage, qui était humain et nullement cénobitique. Gerson, appelé dans toutes les éditions du temps auteur de l'Imitation, n'écrivit jamais pour une secte, mais pour le genre humain. Il ne songea pas à faire du pain de vie un aliment privilégié de quelques moines. Il écrivait pour l'homme et non pour une exception de l'homme. Non-seulement ses œuvres, mais sa vie entière, l'attestent. C'était un des hommes les plus complets qui eussent jamais existé. Il devint saint en s'exerçant et en vieillissant, mais ses pensées répondaient toutes et toujours à la magnanimité de son âme; rien de ce qui était petit n'allait à ses proportions. Ses moindres opuscules étaient vastes: la vérité est universelle. La philosophie chrétienne, dont ce livre est le monument, ne pouvait pas se restreindre à la cellule d'un cénobite.
X
Ma mère me nourrissait, dès mon enfance, de l'Imitation de Jésus-Christ, ce résumé en sentiment, en prières et en œuvres, de la philosophie chrétienne. J'en relis souvent quelques chapitres, surtout ceux où le philosophe inconnu, qui a écrit ces pages avec ses larmes, se dépouille du cilice monacal qui isole et qui dessèche sa doctrine, oublie qu'il est moine et redevient humain en redevenant homme. J'en ai lu ce matin avec édification et avec délices certaines pages que la sagesse profane ne dépassera jamais en vérité et n'égalera jamais en onction.
Ce beau livre m'a toujours été si présent à l'esprit, le pasteur de campagne en a parlé deux fois dans mon poëme pastoral de Jocelyn:
Livre obscur et sans nom, humble vase d'argile,
Mais rempli jusqu'au bord des sucs de l'Évangile,
Où la sagesse humaine et divine, à longs flots,
Dans le cœur attiré coulent en peu de mots;
Où chaque âme, à sa soif, vient, se penche et s'abreuve
Des gouttes de sueur du Christ à son épreuve;
Trouve, selon le temps, ou la peine ou l'effort,
Le lait de la mamelle ou le pain fort du fort,
Et, sous la croix où l'homme ingrat le crucifie,
Dans les larmes du Christ boit sa philosophie!
. . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . .
Et ailleurs le pasteur philosophe écrit sur les marges de l'Imitation de Jésus-Christ ces deux strophes retrouvées après sa mort:
Quand celui qui voulut tout souffrir pour ses frères
Dans sa coupe sanglante eut vidé nos misères,
Il laissa dans le vase une âpre volupté:
Et cette mort du cœur qui jouit d'elle-même,
Cet avant-goût du ciel dans la douleur suprême,
Ô mon Dieu, c'est ta volonté!
J'ai trouvé comme lui dans l'entier sacrifice
Cette perle cachée au fond de mon calice,
Cette voix qui bénit à tout prix, en tout lieu.
Quand l'homme n'a plus rien en soit qui s'appartienne,
Quand de ta volonté ta grâce a fait la sienne,
Le corps est mort, et l'âme est Dieu!
Je ne me repens pas et je ne me dédis pas du sentiment d'admiration exprimé dans ces faibles vers.
Toute argutie d'école, toute controverse religieuse écartée, il n'y a au fond que deux philosophies dans le monde: la philosophie du plaisir, ou la philosophie de la douleur; la philosophie des rêves, ou la philosophie réelle. Le monde actuel penche vers la première de ces philosophies. Le christianisme, à l'exemple du brahmanisme, du bouddhisme, du stoïcisme, professe l'autre. Quelle que soit notre pensée sur les dogmes, si diversement interprétés, du christianisme, il nous est impossible de ne pas reconnaître que, comme corps de philosophie pratique et de philosophie morale, le christianisme a franchement, énergiquement et saintement promulgué ou adopté la philosophie réelle, c'est-à-dire la philosophie de la douleur méritoire ou expiatoire; et ajoutons ici la plus belle, car le sacrifice est plus beau que la jouissance, excepté aux yeux d'un épicurien.
Cette philosophie a un accent de familiarité à la fois confidentielle et sublime qui semble rapprocher la voix de l'homme de l'oreille de Dieu, et la voix de Dieu de l'oreille de l'homme. On dirait qu'on écoute aux portes du ciel et qu'on entend les chuchotements de l'esprit à travers le grand murmure des sphères. Quand on ferme le livre, on croit fermer la porte sur le mystère un moment entrevu du ciel; mais on se souvient de ce qu'on vient de voir, on emporte un rayon, un espoir, une joie, une paix. À l'exception de ses théories monacales, suicide de l'homme, qui furent aussi l'exagération et le suicide de l'Inde, jamais philosophe ne serra plus tendrement le cœur humain sur son propre cœur. Jamais l'huile du Samaritain de l'Évangile ne coula plus charitablement et avec plus d'onction sur les blessures.
«Laissez là ce qui se passe et cherchez ce qui est permanent, fermez toutes les portes de vos sens pour écouter ce que Dieu vous dit en vous-même. Les hommes font résonner les paroles, mais vous seul, mon Dieu, vous donnez l'intelligence! J'ai tout donné, je veux qu'on me rende tout, dit le Seigneur, joie et douleur! La preuve la plus évidente que vous m'ayez donnée de votre amour, dit l'homme, c'est de m'avoir créé lorsque je n'existais pas, de m'avoir choisi pour vous servir, de m'avoir commandé de vous aimer.—Rendez-vous si petit et si humble, dit l'inspirateur divin, que tous puissent vous fouler aux pieds. Qu'est-ce que toute chair avant vous? dit l'homme. L'argile s'élèvera-t-elle contre la main qui l'a façonnée? Ô poids immense de la sagesse incréée! ô mer sans bornes! où je ne trouve rien de moi en résumé que néant!
«Parlez ainsi en toute occurrence, dit le maître: Seigneur, si c'est votre bon plaisir, que cela soit ainsi! Seigneur, si c'est pour votre gloire, que la chose se fasse en votre nom! Seigneur, si vous voyez que cela me convienne, et si vous jugez qu'il me soit utile, faites-moi la grâce d'en user pour votre gloire! mais si vous prévoyez qu'il me sera nuisible, et qu'il ne servira point au salut de mon âme, ôtez-m'en le désir! car tout désir ne vient pas de l'Esprit-Saint, quelque bon et juste qu'il paraisse à l'homme. Il est difficile de juger au vrai si c'est le bon ou le mauvais esprit qui vous pousse à désirer ceci ou cela, ou si c'est un mouvement de votre esprit; plusieurs ont été trompés à la fin, qui semblaient d'abord conduits par le bon esprit.
«C'est donc toujours avec la crainte de Dieu et l'humilité du cœur que vous devez désirer et demander tout ce qui se présente de souhaitable à votre esprit; et vous devez surtout vous en rapporter à moi avec une résignation parfaite et me dire: Seigneur, vous savez ce qui est le mieux; que ceci ou cela se fasse comme vous l'ordonnerez. Donnez-moi ce qu'il vous plaît, et selon la mesure qu'il vous plaît, et dans le temps qu'il vous plaît. Agissez avec moi selon vos vues, selon votre bon plaisir et pour votre plus grande gloire. Placez-moi où il vous plaira, et disposez de moi librement en toutes choses. Je suis dans votre main, tournez et retournez-moi de toutes manières. Voici votre serviteur, je suis prêt à tout: car je désire de vivre, non pour moi, mais pour vous; faites que ce soit d'une manière parfaite et digne de vous.—Mon âme, dit l'homme, tu ne pourras trouver une pleine consolation ni une joie parfaite qu'en Dieu, qui est le consolateur des pauvres et le protecteur des humbles.—Attends un peu, mon âme, attends l'accomplissement des promesses de Dieu, et tu auras dans le ciel l'abondance de tous les biens. Si tu désires avec trop d'empressement les biens présents, tu perdras les biens éternels et célestes. Use des biens temporels, et désire ceux qui sont éternels. Aucun bien temporel ne peut te rassasier, parce que tu as été créée pour des biens supérieurs.
«Quand tu posséderais tous les biens créés, tu ne pourrais être heureuse ni satisfaite; mais c'est dans la possession seule de Dieu, le créateur de toute chose, que consiste ton bonheur et ta félicité. Toute consolation qui vient des hommes est vaine et de peu de durée: que ton entretien soit d'avance dans le ciel!
«Je souffrirai avec une joie intérieure tout ce qui me sera départi de souffrance par l'ordre de Dieu; je veux recevoir indifféremment de sa main ce qu'on appelle bien et ce qu'on appelle mal, douceur ou amertume, joie ou tristesse, et rendre grâce également de tout, pourvu que vous ne me rejetiez pas pour toujours et que vous ne m'effaciez pas du livre de vie! Je ne puis sans combat obtenir la couronne de la patience. On n'arrive au repos que par le travail, et sans combat point de victoire.
«Rien donc ne doit donner tant de joie à celui qui vous aime et qui connaît la valeur de vos bienfaits, que l'accomplissement de votre volonté sur lui, et l'exécution de vos desseins éternels; il doit en être content et consolé au point de consentir aussi volontiers d'être le plus petit qu'un autre désirerait d'être le plus grand; d'être aussi paisible et aussi satisfait au dernier rang qu'un autre au premier; et d'être aussi disposé à vivre dans le mépris et dans l'abjection, et à n'avoir ni nom ni réputation, que les autres souhaitent de se voir les plus grands et les plus honorés dans le monde. Car votre volonté et l'amour de votre gloire doivent prévaloir dans mon cœur sur tout autre sentiment, et me causer plus de consolation et de plaisir que tous les bienfaits que j'ai reçus et que je recevrai.»
XI
L'humilité, qui prévient toutes les douleurs de l'orgueil blessé, est la vertu la plus directement inventée par la philosophie chrétienne. Elle est en même temps une consolation, comme toute vertu. Les Indes la connaissaient, l'antiquité grecque et romaine l'avaient perdue. Leur vertu se roidissait dans la satisfaction d'elle-même; la vertu de l'humilité chrétienne s'anéantit devant l'homme pour n'être relevée que par Dieu.
«Ce que j'ai donné est à moi, dit le Maître. Quand je le reprends, je ne vous ôte rien du vôtre, parce que c'est de moi que vient toute grâce excellente et tout don parfait. Si je vous envoie quelque peine ou quelque contradiction, n'en murmurez point, et que votre cœur n'en soit point abattu; je peux en un moment vous soulager et changer votre chagrin en joie. Cependant je suis juste et très-digne de louanges, lorsque j'agis ainsi avec vous.
«Si vous jugez des choses sainement et selon la vérité, vous ne devez jamais, dans les adversités, vous laisser si fort abattre par la tristesse, mais plutôt vous devez vous en réjouir, m'en remercier, et regarder même comme un sujet unique de joie, quand je vous afflige sans vous épargner. J'ai envoyé les miens dans le monde, non pour jouir des plaisirs passagers, mais pour soutenir de rudes combats; non pour y être honorés, mais pour y être méprisés; non pour vivre dans l'oisiveté, mais pour travailler; non pour se reposer, mais pour porter beaucoup de fruits par la patience. Souvenez-vous, mon fils, de ces paroles!
«Si vous cherchez du repos en cette vie, comment arriverez-vous un jour au repos éternel? Préparez-vous, non à beaucoup de repos, mais à une longue patience. Cherchez la vraie paix, non sur la terre, mais dans le ciel; non parmi les hommes et les autres créatures, mais en Dieu seul. Vous devez tout souffrir avec joie pour l'amour de Dieu; travaux, douleurs tentations, vexations, chagrins, nécessités, maladies, injures, contradictions, réprimandes, humiliations, affronts, corrections et mépris, voilà ce qui aide la vertu, ce qui caractérise un disciple de Jésus-Christ, ce qui lui forme une couronne dans le ciel. Je lui donnerai une récompense éternelle pour un travail de peu de durée, et une gloire qui ne finira point pour une humiliation passagère.
«Que les afflictions ne vous découragent jamais, mais que dans tout événement ma promesse vous fortifie et vous console. Je suis assez puissant pour vous récompenser au delà de toutes bornes et de toute mesure. Vous ne travaillerez pas longtemps ici-bas, et vous ne serez pas toujours dans les douleurs; attendez un peu et vous verrez bientôt la fin de vos maux; un moment viendra où toutes les peines et les agitations cesseront; tout ce qui passe avec le temps est court et peu considérable.
«Faites bien ce que vous faites; travaillez fidèlement à mon œuvre, et je serai votre récompense. Écrivez, lisez, chantez, gémissez, gardez le silence, priez, souffrez courageusement les adversités; la vie éternelle mérite bien tout cela et des combats encore plus grands. La paix viendra un jour qui est connu du Seigneur, et ce ne sera point un jour suivi de la nuit, comme les jours du temps présent; mais la lumière y sera perpétuelle, la clarté infinie, la paix solide et le repos assuré. Vous ne direz pas alors: Qui me délivrera de ce corps de mort? Vous ne vous écrierez plus: Hélas! que mon exil est long!
«Il faut que vous soyez encore éprouvé sur la terre et exercé en diverses manières. Il vous sera donné de temps en temps quelque consolation, mais il ne vous sera pas accordé une pleine satiété. Prenez donc des forces, et armez-vous de courage, tant pour agir que pour souffrir ce qui est contraire à la nature. Il faut vous revêtir de l'homme nouveau et devenir un autre homme. Il faut que vous fassiez souvent ce que vous ne voudriez pas faire et que vous abandonniez ce que vous voudriez faire. Ce qui plaît aux autres réussira, et ce qui vous plaît n'aura point de succès; on écoutera les discours des autres, et les vôtres seront comptés pour rien; les autres demanderont, et ils recevront; vous demanderez, et vous n'obtiendrez pas.
«On parlera des autres avec de grands éloges, et l'on ne parlera pas de vous; on confiera aux autres telle ou telle affaire, et l'on vous jugera propre à rien. La nature s'en attristera quelquefois, et ce sera beaucoup si vous le supportez sans vous plaindre. C'est par ces choses et par une infinité d'autres semblables que le Seigneur a coutume d'éprouver jusqu'à quel point son fidèle serviteur fait abnégation de lui même et rompt en tout avec sa propre volonté.»
Puis vient la magnifique opposition entre ce que le philosophe appelle la nature et ce que Dieu appelle la grâce, c'est-à-dire le don intellectuel conquis par l'humble, accordé par Dieu. Nous donnons le passage presque entier, comme la plus complète et la plus pieuse définition de la philosophie de la lutte, de l'abnégation, de la douleur divinisée:
«Mon fils, dit le Maître, observez bien les mouvements opposés de la nature et de la grâce. À peine peuvent-ils être discernés, si ce n'est par un homme spirituel, intérieur et éclairé d'en haut. Tous, à la vérité, désirent le bien et se le proposent dans leurs paroles ou dans leurs actions; c'est ce qui fait que plusieurs sont trompés dans l'apparence du bien.
«La nature est artificieuse: elle en attire plusieurs, les engage dans ses filets et les séduit; elle n'a jamais d'autre fin qu'elle-même. La grâce, au contraire, marche avec simplicité, et fuit jusqu'à la moindre apparence du mal: elle ne tend point de piéges, et fait toutes choses purement pour Dieu, en qui elle se repose comme en sa dernière fin.
«La nature meurt à regret, et ne veut être ni gênée, ni domptée, ni abaissée, ni soumise volontairement au joug: la grâce, au contraire, porte à la mortification, à résister à la sensualité, à chercher à être dans la dépendance, à désirer de se vaincre, et à ne vouloir faire aucun usage de sa liberté; elle aime à être retenue sous la discipline, et ne désire de dominer sur personne; mais elle est disposée à vivre, à demeurer, à être toujours sous la dépendance de Dieu, et à se soumettre humblement pour l'amour de Dieu à toutes sortes de personnes.
«La nature travaille pour son propre intérêt et considère quel avantage elle peut tirer d'autrui: la grâce, au contraire, examine, non ce qui lui est utile et avantageux, mais plutôt ce qui peut servir à plusieurs.
«La nature aime à recevoir des honneurs et des respects; mais la grâce est fidèle à renvoyer à Dieu tout honneur et toute gloire.
«La nature craint la confusion et le mépris; mais la grâce se réjouit de souffrir des opprobres pour le nom de Dieu.
«La nature aime l'oisiveté et le repos du corps; mais la grâce ne peut être oisive, et elle embrasse le travail avec plaisir.
«La nature cherche à se procurer ce qu'il y a de précieux et de beau, et elle a horreur de ce qui est vil et grossier; mais la grâce se plaît aux choses simples et abjectes, ne dédaigne point ce qu'il y a de plus dur, et ne refuse pas de porter les habits les plus usés.
«La nature envisage les biens temporels, se réjouit de ses gains sur la terre, s'attriste d'une perte, s'irrite de la moindre parole injurieuse; mais la grâce envisage les biens éternels, ne s'attache point aux choses temporelles, ne se trouble point des plus grandes pertes, et ne s'irrite point des paroles les plus dures, parce qu'elle met son trésor et sa joie dans le ciel, où rien ne périt.
«La nature est avide et reçoit plus volontiers qu'elle ne donne; elle aime les choses en propre et pour son usage particulier: la grâce, au contraire, est charitable et communique ce qu'elle a, ne veut rien en propre, se contente de peu, et juge qu'il est plus heureux de donner que de recevoir.
«La nature a du penchant pour les créatures, pour sa propre chair, pour les vanités et pour les courses oiseuses; mais la grâce porte à Dieu et à l'exercice des vertus, renonce aux créatures, fuit le monde, hait les désirs de la chair, retranche les allées et venues, rougit de paraître en public.
«La nature est bien aise d'avoir quelque consolation extérieure pour contenter ses sens; mais la grâce cherche à se consoler en Dieu seul, et à mettre tout son plaisir dans le souverain bien, de préférence à tous les biens visibles.
«La nature fait tout pour son profit et son utilité propre; elle ne peut rien faire gratuitement, mais elle espère obtenir pour ses bienfaits quelque chose d'équivalent ou de meilleur, ou des louanges ou de la faveur, et elle désire qu'on fasse grand cas de ce qu'elle fait et de ce qu'elle donne: la grâce, au contraire, ne recherche aucun avantage temporel; elle ne demande d'autre récompense que Dieu seul, et elle ne souhaite, des biens temporels les plus nécessaires, que ce qui peut lui servir à l'acquisition des biens éternels.
«La nature se fait un plaisir d'avoir beaucoup d'amis et de parents, elle se glorifie d'un rang et d'une naissance illustres, elle est complaisante envers les grands, elle flatte les riches, elle applaudit à ses semblables: mais la grâce aime jusqu'à ses ennemis, et ne s'enfle point du grand nombre de ses amis; elle ne fait cas ni du rang, ni de la naissance, si une plus grande vertu ne les accompagne; elle favorise le pauvre plutôt que le riche; elle s'intéresse plus à l'homme innocent qu'à l'homme puissant; elle partage la joie de l'homme sincère, et non celle du trompeur, et elle exhorte toujours les bons à rechercher avec ardeur les qualités les plus parfaites, et à se rendre semblables au Fils de Dieu par leurs vertus.
«La nature se plaint bientôt de ce qui lui manque et de ce qui lui fait de la peine: la grâce supporte constamment la pauvreté.
«La nature rapporte tout à elle même, elle ne combat et ne dispute que pour ses intérêts: mais la grâce rapporte toute chose à Dieu, qui en est la source; elle ne s'attribue aucun bien et ne s'arroge rien avec présomption; elle ne conteste point, et ne préfère point son avis à celui des autres; mais elle soumet tous ses sentiments et toutes ses lumières à la sagesse éternelle et au jugement de Dieu.
«La nature cherche à savoir les secrets et à entendre des nouvelles; elle aime à se produire au dehors et à s'assurer de beaucoup de choses par le témoignage des sens; elle désire d'être connue et de faire des choses qui puissent lui attirer des louanges et de l'admiration: mais la grâce ne se soucie point d'apprendre des choses nouvelles ou curieuses, parce que tout cela vient de la corruption du vieil homme; n'y ayant rien de nouveau ni de durable sur la terre; elle enseigne donc à réprimer les sens, à éviter la vaine complaisance et l'ostentation, à cacher avec humilité tout ce qui pourrait être loué et admiré, et à rechercher en toutes choses et dans toutes les sciences l'utilité qui en peut revenir, ainsi que l'honneur et la gloire de Dieu; elle ne veut point qu'on parle avantageusement d'elle ni de ce qui la touche; mais elle souhaite que Dieu soit béni dans tous ses dons, comme celui qui les répand tous par pure charité.
«Cette grâce est une lumière surnaturelle et un don spécial de Dieu, et proprement le sceau des élus et le gage du salut éternel, puisqu'elle élève l'homme des choses de la terre à l'amour des choses du ciel, et, de charnel qu'il était, le rend vraiment spirituel. Plus donc la nature est assujettie et vaincue, plus la grâce se répand avec abondance; et chaque jour, par ces nouvelles influences, l'homme intérieur se reforme pour devenir une plus parfaite image de Dieu.
«Qu'est-ce que reposer en Dieu comme en sa dernière fin? C'est ne désirer, ne chercher et n'aimer que lui, c'est tout faire et tout souffrir pour lui; c'est acquiescer en tout à sa volonté; c'est ne vouloir que ce qu'il veut; c'est ne s'égarer et ne se détourner jamais de la voie de sa volonté; c'est enfin mettre son bonheur et son repos à le contenter, sans chercher à être content soi-même: mais cette conduite est contraire à la nature, et la grâce seule peut y parvenir.
«La nature a toujours pour fin de se satisfaire elle-même, et la grâce nous porte toujours à nous faire violence.
«La nature ne veut ni mourir, ni se captiver, ni être assujettie; la grâce, au contraire, fait que l'âme se captive, se retient et s'assujetti à ce qui lui est le plus dur et le plus contraire.
«La nature veut toujours dominer sur les autres; la grâce fait qu'une âme s'humilie sous la main toute-puissante de Dieu.
«La nature travaille toujours pour son propre intérêt, pour se contenter et pour s'établir; mais la grâce ne travaille que pour l'intérêt de Dieu, et veille incessamment sur les mouvements du cœur, pour le préserver du péché.
«La nature se plaît à l'estime et aux louanges des hommes, qu'elle croit mériter: la grâce fait qu'on s'en croit toujours indigne, et qu'on rapporte à Dieu l'honneur de toutes choses; et elle est si délicate sur ce point, qu'elle ne permet pas à une âme humble et fidèle le moindre retour volontaire de vanité sur elle-même, de peur qu'elle n'ait quelque complaisance du bien qu'elle fait.
«C'est quelque chose de grand que d'être même le plus petit dans le royaume de Dieu, où tous sont grands parce que tous y sont les enfants de Dieu!... Oh! que les humbles possèdent la véritable joie!... Gloire aux derniers! heureux ceux qui pleurent!»
Voilà les principales maximes de ce petit livre. Il condense en quelques pages la philosophie pratique des hommes de tous les climats et de tous les pays, qui ont cherché, souffert, conclu et prié dans leurs larmes depuis que la chair souffre et que la pensée réfléchit. Voilà la philosophie de la réalité, en opposition avec la philosophie des rêves.
La philosophie de la jouissance porte un défi impuissant à la douleur, et rit entre deux sanglots; la philosophie du progrès indéfini, pour se venger du monde présent, transforme le monde futur en une vallée de délices.
La philosophie réelle ne défie pas la douleur, elle ne la nie pas: elle s'y plonge comme dans un feu d'expiation, de régénération ou d'épreuve. Elle s'enveloppe de sa douleur même, en la sentant avec la chair, mais en la surmontant avec l'esprit, et en y voyant le titre de sa félicité future. Elle s'associe, sans le connaître, au mystère de la volonté divine sur l'homme, et, par cette association surnaturelle, elle participe pour ainsi dire à l'impassibilité, à la sainteté et à la divinité de la volonté de la Providence. Ce gouvernement occulte, mais sacré, de la créature, voilà le seul progrès et la seule transformation assurés de la destinée humaine ici-bas, car l'homme n'a qu'un moyen de transformer sa condition mortelle: c'est de la sanctifier; l'homme n'a qu'un moyen de transformer sa nature: c'est de la diviniser; l'homme n'a qu'un moyen de diviniser sa volonté: c'est de l'unir par l'humilité résignée et laborieuse à la volonté divine, et, d'homme qu'il est par la chair, de vouloir avec Dieu par l'esprit ce que Dieu lui-même veut en lui!
XII
Le livre qui contient cette philosophie dans les temps modernes nous semble une des plus hautes expressions de l'esprit humain par la parole écrite. Nous ne savons pas si le Verbe du ciel aura de plus sublimes révélations et de plus pénétrantes consolations pour l'âme. Nous ne le croyons pas.
On lui reproche un excès de mysticisme. Nous ne le lui reprocherons pas. L'homme est une créature mystique, et, si c'est quelquefois son délire, c'est souvent aussi sa grandeur. Le mysticisme n'est que le crépuscule des vérités surnaturelles qui ne sont pas encore levées sur l'horizon de notre âme, mais qui répandent déjà une lueur entre la lumière divine et les ténèbres d'ici-bas. L'homme de désir et d'espérance élève involontairement ses regards vers cette lueur crépusculaire, pendant que le vulgaire regarde en bas. Les astronomes, qui veillent la nuit au sommet des tours, découvrent les astres; les mystiques entrevoient les vérités de l'autre monde à travers leurs larmes d'extase et du haut de leur exaltation! Il faut les plaindre quelquefois et les envier souvent; plus ils sont loin de la terre, plus ils sont près de Dieu.
XIII
On sent la portée idéale, philosophique et sainte de Gerson dans cette opposition entre la nature et la grâce. Mais il y a deux choses qu'on ne sent pas avec la même évidence: c'est la vérité et l'onction; la vérité, qui est la force; l'onction, qui est la grâce des paroles. Donnons-en quelques exemples:
«La multitude des paroles ne rassasie point l'âme.
«Ne vous élevez point en vous-même; avouez plutôt votre ignorance.
«Aimez à vivre inconnu et à n'être compté pour rien.
«La science la plus haute, c'est la connaissance exacte du mystère de vous-même.»
XIV
DE LA DOCTRINE DE VÉRITÉ.
«Heureux celui que la vérité instruit elle-même, non par des figures et des paroles qui passent, mais en se montrant telle qu'elle est.
«Notre raison et nos sens voient peu et nous trompent souvent.
«À quoi servent ces disputes subtiles sur des choses cachées et obscures, qu'au jugement de Dieu on ne nous reprochera point d'avoir ignorées?
«C'est une grande folie de négliger ce qui est utile et nécessaire, pour s'appliquer curieusement à ce qui nuit. Nous avons des yeux, et nous ne voyons point.
«Que nous importe tout ce qu'on dit sur les genres et sur les espèces?
«Celui à qui parle le Verbe éternel est délivré de bien des opinions.
«Tout vient de ce Verbe unique: de lui procède toute parole, il en est le principe, et c'est lui qui parle au-dedans de nous.
«Sans lui nulle intelligence; sans lui nul jugement n'est droit.
«Celui pour qui une seule chose est tout, qui rappelle tout à cette unique chose, et voit tout en elle, ne sera point ébranlé, et son cœur demeurera dans la paix de Dieu.
«Ô vérité, qui êtes Dieu! faites que je sois avec vous, dans un amour éternel.
«Souvent j'éprouve un grand ennui à force de lire et d'entendre; en vous est tout ce que je désire, tout ce que je veux.
«Que tous les docteurs se taisent, que toutes les créatures soient dans le silence devant vous: parlez-moi vous seul.
«Plus un homme est recueilli en lui-même et dégagé des choses extérieures, plus son esprit s'étend et s'élève sans aucun travail, parce qu'il reçoit d'en haut la lumière de l'intelligence.
«Une âme pure, simple, ferme dans le bien, n'est jamais dissipée au milieu même des plus nombreuses occupations, parce qu'elle fait tout pour honorer Dieu, et que, tranquille en elle-même, elle tâche de ne se rechercher en rien.
«Qu'est-ce qui vous fatigue et vous trouble, si ce n'est les affections immortifiées de votre cœur?
«L'homme bon et vraiment pieux dispose d'abord au-dedans de lui tout ce qu'il doit faire au dehors; il ne se laisse point entraîner, dans ses actions, aux désirs d'une inclination vicieuse; mais il les soumet à la règle d'une droite raison.
«Qui a un plus rude combat à soutenir que celui qui travaille à se vaincre?
«C'est là ce qui devrait nous occuper uniquement: combattre contre nous-mêmes, devenir chaque jour plus forts contre nous, chaque jour faire quelques progrès dans le bien.
«Toute perfection, dans cette vie, est mêlée de quelque imperfection; et nous ne voyons rien qu'à travers une certaine obscurité.
«L'humble connaissance de vous-même est une voie plus sûre pour aller à Dieu, que les recherches profondes de la science.
«Ce n'est pas qu'il faille blâmer la science, ni la simple connaissance d'aucune chose; car elle est bonne en soi et dans l'ordre de Dieu; seulement on doit préférer toujours une conscience pure et une vie sainte.
«Mais, parce que plusieurs s'occupent davantage de savoir que de bien vivre, ils s'égarent souvent, et ne retirent que peu ou point de fruit de leur travail.
«Oh! s'ils avaient autant d'ardeur pour extirper leurs vices et pour cultiver la vertu que pour remuer de vaines questions, on ne verrait pas tant de maux et de scandales dans le peuple, ni tant de relâchement dans les monastères.
«Certes au jour du jugement on ne nous demandera point ce que nous avons lu, mais ce que nous avons fait; ni si nous avons bien parlé, mais si nous avons bien vécu.
«Dites-moi où sont maintenant ces maîtres et ces docteurs que vous avez connus lorsqu'ils vivaient encore, et qu'ils fleurissaient dans leur science?
«D'autres occupent à présent leurs places, et je ne sais s'ils pensent seulement à eux.
«Ils semblaient, pendant leur vie, être quelque chose, et maintenant on n'en parle plus.
«Oh! que la gloire du monde passe vite! Plût à Dieu que leur vie eût répondu à leur science! Ils auraient lu alors et étudié avec fruit.
«Qu'il y en a qui se perdent dans le siècle par une vaine science et par l'oubli du service de Dieu!
«Et, parce qu'ils aiment mieux être grands que d'être humbles, ils s'évanouissent dans leurs pensées.
«Celui-là est vraiment grand, qui a une grande charité.
«Celui-là est vraiment grand, qui est petit à ses propres yeux, et pour qui les hommes du monde ne sont qu'un pur néant.
«Celui-là est vraiment sage, qui, pour gagner Jésus-Christ, regarde comme de la boue toutes les choses de la terre.
«Celui-là possède la vraie science, qui fait la volonté de Dieu et renonce à la sienne.»
XV
DE L'AVANTAGE DE L'ADVERSITÉ.
«Il nous est bon d'avoir quelquefois des peines et des traverses, parce que souvent elles rappellent l'homme à son cœur, et lui font sentir qu'il est en exil, et qu'il ne doit mettre son espérance en aucune chose du monde.
«Il nous est bon de souffrir quelquefois des contradictions, et qu'on pense mal ou peu favorablement de nous, quelque bonnes que soient nos actions et nos intentions. Souvent cela sert à nous rendre humble et à nous prémunir contre la vaine gloire.
«Car nous avons plus d'empressement à chercher Dieu, qui voit le fond du cœur, quand les hommes au dehors nous rabaissent et pensent mal de nous.
«C'est pourquoi l'homme devrait s'affermir tellement en Dieu, qu'il n'eût pas besoin de chercher tant de consolations humaines.
«Lorsque, avec une volonté droite, l'homme est troublé, tenté, affligé de mauvaises pensées, il reconnaît alors combien Dieu lui est nécessaire, et qu'il n'est capable d'aucun bien sans lui.
«Alors il s'attriste, il gémit, il prie, à cause des maux qu'il souffre.
«Alors il s'ennuie de vivre plus longtemps et il souhaite que la mort arrive, afin que, délivré de ses liens, il soit avec Dieu.
«Alors aussi il comprend bien qu'une sécurité parfaite, une pleine paix, ne sont point de ce monde.»
Voyez comme il développe cette maxime dans les chapitres suivants:
XVI
«Manger, boire, veiller, dormir, se reposer, travailler, être assujetti à toutes les nécessités de la nature, c'est vraiment une grande misère et une grande affliction pour l'homme pieux, qui voudrait être dégagé de ses liens terrestres, et délivré de tout péché.
«Car l'homme intérieur est, en ce monde, étrangement appesanti par les nécessités du corps.
«Et c'est pourquoi le prophète demandait avec d'ardentes prières d'en être affranchi, disant: Seigneur, délivrez-moi de mes nécessités.
«Malheur donc à ceux qui ne connaissent point leur misère! et malheur encore plus à ceux qui aiment cette misère et cette vie périssable!
«Car il y en a qui l'embrassent si avidement, qu'ayant à peine le nécessaire en travaillant, ou en mendiant, ils n'éprouveraient aucun souci du royaume de Dieu s'ils pouvaient toujours vivre ici-bas.
«Ô cœurs insensés et infidèles, si profondément enfoncés dans les choses de la terre qu'ils ne goûtent rien que ce qui est charnel!
«Les malheureux! ils sentiront douloureusement à la fin combien était vil, combien n'était rien ce qu'ils ont aimé!
«Mais les saints de Dieu, tous les fidèles amis de Jésus-Christ, ont méprisé ce qui flatte la chair et ce qui brille dans le temps; toute leur espérance, tous leurs désirs, aspiraient aux biens éternels.
«Tout leur cœur s'élevait vers les biens invisibles et impérissables, de peur que l'amour des choses visibles ne les abaissât vers la terre.
«Ne perdez pas, mon frère, l'espérance d'avancer dans la vie spirituelle; vous en avez encore le temps.
«Pourquoi remettez-vous toujours au lendemain l'accomplissement de vos résolutions? Levez-vous et commencez à l'instant, et dites: Voici le temps d'agir, voici le temps de combattre, voici le temps de me corriger.
«Quand la vie vous est pesante et amère, c'est alors le temps de méditer.
«Il faut passer par le feu et par l'eau avant d'entrer dans le lieu de rafraîchissement.
«Si vous ne vous faites violence, vous ne vaincrez pas le vice.
«Tant que nous portons ce corps fragile, nous ne pouvons être sans péché, ni sans ennui, ni sans douleur.
«Il nous serait doux de jouir d'un repos exempt de toute misère; mais, en perdant l'innocence par le péché, nous avons aussi perdu la vraie félicité.
«Il faut donc persévérer dans la patience et attendre la miséricorde de Dieu, jusqu'à ce que l'iniquité passe, et que ce qui est mortel en vous soit absorbé par la vie.
«Oh! qu'elle est grande, la fragilité qui toujours incline l'homme au mal.
«Vous confessez aujourd'hui vos péchés, et vous y retombez le lendemain.
«Vous vous proposez d'être sur vos gardes, et une heure après vous agissez comme si vous ne vous étiez rien proposé.
«Nous avons donc grand sujet de nous humilier, et de ne nous jamais élever en nous-mêmes, étant si fragiles et si inconstants.
«Nous pouvons perdre en un moment, par notre négligence, ce qu'à peine avons-nous acquis par la grâce, avec un long travail.
«Que sera-ce donc de nous à la fin du jour, si nous sommes si lâches dès le matin?
«Malheur à nous si nous voulons goûter le repos, comme si déjà nous étions en paix et en assurance, tandis qu'on ne découvre pas dans notre vie une seule trace de vraie sainteté!
«Nous aurions bien besoin d'être instruits encore, et formés à de nouvelles mœurs comme des novices dociles, pour essayer du moins s'il y aurait en nous quelque espérance de changement et d'un plus grand progrès dans la vertu.»
Il passe de là à la contemplation de la fin de tout homme vivant: la mort!
XVII
DE LA MÉDITATION DE LA MORT.
«C'en sera fait de vous bien vite ici-bas: voyez donc en quel état vous êtes.
«L'homme est aujourd'hui, et demain il a disparu; et quand il n'est plus sous les yeux, il passe bien vite de l'esprit.
«Ô stupidité et dureté du cœur humain, qui ne pense qu'au présent et ne prévoit pas l'avenir!
«Dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées, vous devriez être tel que vous seriez s'il vous fallait mourir aujourd'hui.
«Si vous aviez une bonne conscience, vous craindriez peu la mort.
«Il vaudrait mieux éviter le péché que fuir la mort.
«Si aujourd'hui vous n'êtes pas prêt, comment le serez vous demain?
«Demain est un jour incertain: et que savez-vous si vous aurez un lendemain?
«Que sert de vivre longtemps, puisque nous nous corrigeons si peu?
«Ah! une longue vie ne corrige pas toujours; souvent plutôt elle augmente nos fautes.
«Plût à Dieu que nous eussions bien vécu dans ce monde un seul jour!
«Plusieurs comptent les années de leur conversion; mais souvent qu'ils sont peu changés, et que ces années ont été stériles!
«S'il est terrible de mourir, peut-être est-il plus dangereux de vivre si longtemps.
«Heureux celui à qui l'heure de sa mort est toujours présente, et qui se prépare chaque jour à mourir!
«Si vous avez vu jamais un homme mourir, songez que, vous aussi, vous passerez par cette voie.
«Le matin, pensez que vous n'atteindrez pas le soir; le soir, n'osez pas vous promettre de voir le matin.
«Soyez donc toujours prêt, et vivez de telle sorte que la mort ne vous surprenne jamais.
«Plusieurs sont enlevés par une mort soudaine et imprévue: car le Fils de l'homme viendra à l'heure qu'on n'y pense pas.
«Quand viendra cette dernière heure, vous commencerez à juger tout autrement de votre vie passée, et vous gémirez amèrement d'avoir été si négligent et si lâche.
«Qu'heureux et sage est celui qui s'efforce d'être tel dans la vie, qu'il souhaite d'être trouvé à la mort!»
Que cela est grave, et que le fond de la sagesse divine est supérieur à notre vaine sagesse! Lisez encore:
XVIII
«Celui qui estime les choses suivant ce qu'elles sont, et non d'après les discours et l'opinion des hommes, est vraiment sage, et c'est Dieu qui l'instruit plus que les hommes.
«Celui qui vit au-dedans de lui-même et qui s'inquiète peu des choses du dehors, tous les lieux lui sont bons et tous les temps, pour remplir ses pieux exercices.
«Un homme intérieur se recueille bien vite, parce qu'il ne se répand jamais tout entier au dehors.
«Les travaux extérieurs, les occupations nécessaires en certains temps, ne le troublent point; mais il se prête aux choses selon qu'elles arrivent.
«Celui qui a établi l'ordre au-dedans de soi, ne se tourmente guère de ce qu'il y a de bien ou de mal dans les autres.
«L'on a de distractions et d'obstacles qu'autant que l'on s'en crée soi-même.
«Si vous étiez ce que vous devez être, entièrement libre et détaché, tout contribuerait à votre bien et à votre avancement.
«Mais beaucoup de choses vous déplaisent et souvent vous troublent, parce que vous n'êtes pas encore tout à fait mort à vous-même, et séparé des choses de la terre.
«Rien n'embarrasse et ne souille le cœur de l'homme, que l'impur amour des créatures.
«Si vous rejetez les consolations du dehors, vous pourrez contempler les choses du ciel, et goûter souvent les joies intérieures.»
L'âme se console de n'être pas consolée. C'est le chef-d'œuvre de l'abnégation!
XIX
DE LA PURETÉ D'ESPRIT ET DE LA DROITURE D'INTENTION
«L'homme s'élève au-dessus de la terre sur deux ailes, la simplicité et la pureté.
«La simplicité doit être dans l'intention, et la pureté dans l'affection.
«La simplicité cherche Dieu: la pureté le trouve et le goûte.
«Nulle bonne œuvre ne vous sera difficile, si vous êtes libre au dedans de toute affection déréglée.
«Si vous ne voulez que ce que Dieu veut, et ce qui est utile au prochain, vous jouirez de la liberté intérieure.
«Si votre cœur était droit, alors toute créature vous serait un miroir de vie et un livre rempli de saintes instructions.
«Il n'est point de créature si petite et si vile, qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu.
«Si vous aviez en vous assez d'innocence et de pureté, vous verriez tout sans obstacle. Un cœur pur pénètre le ciel et l'enfer.
«Chacun juge des choses du dedans, selon ce qu'il est au-dedans de lui-même.
«S'il est quelque joie dans le monde, le cœur pur la possède.
«Et s'il y a des angoisses et des tribulations, avant tout elles sont connues de la mauvaise conscience.
«Comme le fer mis au feu perd sa rouille et devient tout étincelant, ainsi celui qui se donne sans réserve à Dieu se dépouille de sa langueur et se change en un homme nouveau.
«Donnez à Dieu ce qui est à Dieu; et ce qui est de vous, ne l'imputez qu'à vous. Rendez gloire à Dieu de ses grâces, et reconnaissez que n'ayant rien à vous que le péché, rien ne vous est dû que la peine du péché.
«Mettez-vous toujours à la dernière place, et la première vous sera donnée, car ce qui est le plus élevé s'appuie sur ce qui est le plus bas.
«Les plus grands saints, aux yeux de Dieu, sont les plus petits à leurs propres yeux; et plus leur vocation est sublime, plus ils sont humbles dans leur cœur.
«Pleins de la vérité et de la gloire céleste, ils ne sont pas avides d'une gloire vaine.
«Fondés et affermis en Dieu, ils ne sauraient s'élever en eux-mêmes.
«Rapportant à Dieu tout ce qu'ils ont reçu de bien, ils ne recherchent point la gloire que donnent les hommes, et ne veulent que celle qui vient de Dieu seul. Leur unique but, leur désir unique, est qu'il soit glorifié en lui-même et dans tous les saints, par-dessus toutes choses.»
XX
Ses conseils redescendent vers l'homme:
«Soyez donc reconnaissant des moindres grâces, et vous mériterez d'en recevoir de plus grandes.
«Que le plus léger don, la plus petite faveur, aient pour vous autant de prix que le don le plus excellent et la faveur la plus singulière.
«Si vous considérez la grandeur de celui qui donne, rien de ce qu'il donne ne vous paraîtra petit ni périssable: car peut-il être quelque chose de tel dans ce qui vient d'un Dieu infini?
«Vous envoie-t-il des peines et des châtiments, recevez-les encore avec joie: car c'est toujours pour notre salut qu'il fait ou qu'il permet tout ce qui nous arrive.
«Voulez-vous conserver la grâce de Dieu, soyez reconnaissant lorsqu'il vous la donne, patient lorsqu'il vous l'ôte. Priez pour qu'elle vous soit rendue, et soyez humble et vigilant pour ne pas la perdre.»
XXI
DES ENTRETIENS INTÉRIEURS DE JÉSUS-CHRIST AVEC L'ÂME FIDÈLE.
«J'écouterai ce que le Seigneur Dieu dit en moi.
«Heureuse l'âme qui entend le Seigneur lui parler intérieurement, et qui reçoit de sa bouche la parole de consolation!
«Heureuses les oreilles toujours attentives à recueillir ce souffle divin, et sourdes aux bruits du monde!
«Heureuses encore une fois les oreilles qui écoutent, non la voix qui retentit au dehors, mais la vérité qui enseigne au dedans!
«Heureux les yeux qui, fermés aux choses extérieures, ne contemplent que les intérieures!
«Heureux ceux qui pénètrent les mystères que le cœur recèle, et qui, par des exercices de chaque jour, tâchent de se préparer de plus en plus à comprendre les secrets du ciel!
«Heureux ceux dont la joie est de s'occuper de Dieu, et qui se dégagent de tous les embarras du siècle!
«Considère ces choses, ô mon âme! et ferme la porte de tes sens, afin que tu puisses entendre ce que le Seigneur ton Dieu dit en toi.
«Voici ce que dit ton bien-aimé: Je suis votre salut, votre paix et votre vie.
«Demeurez près de moi, et vous trouverez la paix. Laissez là tout ce qui passe; ne cherchez que ce qui est éternel.....»
XXII
LA VÉRITÉ PARLE AU-DEDANS DE NOUS SANS AUCUN BRUIT DE PAROLE.
«Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.
«Je suis votre serviteur: donnez-moi l'intelligence, afin que je sache votre témoignage.
«Inclinez mon cœur aux paroles de votre bouche; qu'elles tombent sur lui comme une douce rosée.
«Les enfants d'Israël disaient autrefois à Moïse: Parlez-nous, et nous vous écouterons; mais que le Seigneur ne nous parle point, de peur que nous ne mourrions.
«Ce n'est pas là, Seigneur, ce n'est pas là ma prière; mais au contraire je vous implore, comme le prophète Samuel, avec un humble désir, disant: Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.
«Que Moïse ne me parle point, ni aucun des prophètes; mais vous plutôt parlez, Seigneur mon Dieu, vous la lumière de tous les prophètes et l'esprit qui les inspirait. Sans eux, vous pouvez seul pénétrer toute mon âme de votre vérité; et sans vous ils ne pourraient rien.
«Ils peuvent prononcer les paroles, mais non les rendre efficaces.
«Leur langage est sublime; mais, si vous vous taisez, il n'échauffe point le cœur.
«Ils exposent la lettre, mais vous en découvrez le sens.
«Ils proposent les mystères, mais vous en rompez le sceau qui en dérobait l'intelligence.
«Ils publient vos commandements, mais vous aidez à les accomplir.
«Ils montrent la voie; mais vous donnez des forces pour marcher.
«Ils n'agissent qu'au dehors; mais vous éclairez et instruisez les cœurs.
«Ils arrosent intérieurement; mais vous donnez la fécondité.
«Leurs paroles frappent l'oreille; mais vous ouvrez l'intelligence.
«Que Moïse donc ne me parle point: mais vous, Seigneur mon Dieu, éternelle vérité! parlez-moi, de peur que je ne meure, et que je n'écoute sans fruit, si, averti seulement au dehors, je ne suis point intérieurement embrasé; de peur que je ne trouve ma condamnation dans votre parole entendue sans être accomplie, comme sans être aimée, crue sans être observée.
«Parlez-moi donc, Seigneur, parce que votre serviteur écoute: vous avez les paroles de la vie éternelle.
«Parlez-moi pour consoler un peu mon âme, pour m'apprendre à réformer ma vie; parlez-moi pour la louange, la gloire, l'honneur éternel de votre nom.»
XXIII
QU'IL FAUT MARCHER EN PRÉSENCE DE DIEU DANS LA VÉRITÉ ET L'HUMILITÉ.
Jésus-Christ. «Mon fils, marchez devant moi dans la vérité, et cherchez-moi toujours dans la simplicité de votre cœur.
«Celui qui marche devant moi dans la vérité ne craindra nulle attaque; la vérité le délivrera des calomnies et des séductions des méchants.
«Si la vérité vous délivre, vous serez vraiment libre, et peu vous importeront les vains discours des hommes.»
Le fils. «Seigneur, il est vrai. Qu'il me soit fait, de grâce, selon votre parole. Que votre vérité m'instruise, qu'elle me défende, qu'elle me conserve jusqu'à la fin dans la voie du salut.
«Qu'elle me délivre de tout désir mauvais, de toute affection déréglée; et je marcherai devant vous dans une grande liberté de cœur.»
Jésus-Christ. «La vérité, c'est moi: je vous enseignerai ce qui est bon, ce qui m'est agréable.
«Rappelez-vous vos péchés avec une grande douleur et un profond regret; et ne pensez jamais être quelque chose, à cause du bien que vous faites.
«Car dans la vérité vous n'êtes qu'un pécheur, sujet à beaucoup de passions et engagé dans leurs liens.
«De vous-même vous tendez toujours au néant; un rien vous ébranle, un rien vous abat, un rien vous trouble et vous décourage.
«Qu'avez-vous dont vous puissiez vous glorifier? Et que de motifs, au contraire, pour vous mépriser vous-même! car vous êtes beaucoup plus infirme que vous ne sauriez le comprendre.
«Que rien de ce que vous faites ne vous paraisse donc quelque chose de grand.
«Mais plutôt qu'à vos yeux rien ne soit grand, précieux, admirable, élevé, digne d'être estimé, loué, recherché, que ce qui est éternel.
«Aimez, par-dessus toutes choses, l'éternelle vérité, et n'ayez jamais que du mépris pour votre extrême bassesse.
«N'appréhendez rien tant, ne blâmez et ne fuyez rien tant que vos péchés et vos vices: ils doivent vous affliger plus que toutes les pertes du monde.
«Il y en a qui ne marchent pas devant moi avec un cœur sincère; mais, guidés par une certaine curiosité présomptueuse, ils veulent découvrir mes secrets et pénétrer les profondeurs de Dieu, tandis qu'ils négligent de s'occuper d'eux-mêmes et de leur salut.
«Ceux-là tombent souvent, à cause de leur orgueil et de leur curiosité, en de grandes tentations et de grandes fautes, parce que je me sépare d'eux.
«Craignez les jugements de Dieu, redoutez la colère du Tout-Puissant; ne scrutez pas les œuvres du Très-Haut, mais sondez vos iniquités, le mal que tant de fois vous avez commis, le bien que vous avez négligé.
«Plusieurs mettent toute leur dévotion en des livres, d'autres en des images, d'autres en des signes et des marques extérieures.
«Quelques-uns m'ont souvent dans la bouche, mais peu dans le cœur.
«Il en est d'autres qui, éclairés et purifiés intérieurement, ne cessent d'aspirer aux biens éternels, ont à dégoût les entretiens de la terre et ne s'assujettissent qu'à regret aux nécessités de la nature. Ceux-là entendent ce que l'esprit de vérité dit en eux.
«Car il leur apprend à mépriser ce qui passe, à aimer ce qui dure éternellement, à oublier le monde et à désirer le ciel, le jour et la nuit.»
XXIV
Et plus loin il remonte au ciel avec le divin amour.
DES MERVEILLEUX EFFETS DE L'AMOUR DIVIN.
Le fils. «Je vous bénis, Père céleste, Père de Jésus-Christ, mon Seigneur, parce que vous avez daigné vous souvenir de moi, pauvre créature.
«Ô Père des miséricordes et Dieu de toute consolation! je vous rends grâces de ce que, tout indigne que j'en suis, vous voulez bien cependant me consoler!
«Je vous bénis à jamais, et je vous glorifie avec votre Fils unique et votre Esprit consolateur, dans les siècles des siècles.
«Ô Seigneur, mon Dieu, saint objet de mon amour! quand vous descendrez dans mon cœur, toutes mes entrailles tressailliront de joie.
«Vous êtes ma gloire et la joie de mon cœur.
«Vous êtes mon espérance et mon refuge au jour de la tribulation.
«Mais, parce que mon amour est encore faible et ma vertu chancelante, j'ai besoin d'être fortifié et consolé par vous: visitez-moi donc souvent, et dirigez-moi par vos divines instructions.
«Délivrez-moi des passions mauvaises, et retranchez de mon cœur toutes ses affections déréglées, afin que, guéri et purifié intérieurement, je devienne propre à vous aimer, fort pour souffrir, ferme pour persévérer.
«C'est quelque chose de grand que l'amour, et un bien au-dessus de tous les biens. Seul, il rend léger ce qui est pesant, et fait qu'on supporte avec une âme égale toutes les vicissitudes de la vie.
«Il porte son fardeau sans en sentir le poids, et rend doux ce qu'il y a de plus amer.
«L'amour de Jésus est généreux; il fait entreprendre de grandes choses, et il excite toujours à ce qu'il y a de plus parfait.
«L'amour aspire à s'élever, et ne se laisse arrêter par rien de terrestre.
«L'amour veut être libre et dégagé de toute affection du monde, afin que ses regards pénètrent jusqu'à Dieu sans obstacle, afin qu'il ne soit ni retardé par les biens, ni abattu par les maux du temps.
«Rien n'est plus doux que l'amour, rien n'est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux; il n'est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l'amour est né de Dieu et qu'il ne peut se reposer qu'en Dieu au-dessus de toutes les créatures.
«Celui qui aime court, vole; il est dans la joie, il est libre et rien ne l'arrête.
«Il donne tout pour posséder tout, et il possède tout en toutes choses, parce qu'au-dessus de toutes choses il se repose dans le seul Être souverain, de qui tout bien procède et découle.
«Il ne regarde pas aux dons, mais il s'élève au-dessus de tous les biens jusqu'à celui qui donne.
«L'amour souvent ne connaît point de mesure; mais, comme l'eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts.
«Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte; il tente plus qu'il ne peut; jamais il ne prétexte l'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible et tout permis.»
Après ce magnifique tableau de l'amour divin, il revient à la patience, qui est le sceau de cette vertu.
XXV
«Qui n'est pas prêt à souffrir et à s'abandonner entièrement à la volonté de son Bien-aimé, ne sait pas ce que c'est que d'aimer.
«Il faut que celui qui aime embrasse avec joie tout ce qu'il y a de plus dur et de plus amer, pour son Bien-aimé, et qu'aucune traverse ne le détache de lui.
«Cet amour tendre et doux que vous éprouvez quelquefois est l'effet de la présence de la grâce, et une sorte d'avant-goût de la patrie céleste; il n'y faut pas chercher trop d'appui, parce qu'il passe comme il est venu.
«Mais combattre les mouvements déréglés de l'âme, et mépriser les sollicitations du démon, c'est un grand sujet de mérite, et la marque d'une solide vertu.»
XXVI
Puis il se retourne vers la faiblesse humaine, et lui dit avec une douce colère:
«Tais-toi donc, ne me parle plus; je ne t'écouterai pas davantage, quoi que tu fasses pour m'inquiéter. Le Seigneur est ma lumière et mon salut: que craindrai-je?
«Quand une armée se rangerait en bataille contre moi, mon cœur ne craindrait pas. Le Seigneur est mon aide et mon rédempteur.
«Combattez comme un généreux soldat: et, si quelquefois vous succombez par fragilité, reprenez un courage plus grand dans l'espérance d'être soutenu par une grâce plus forte; et gardez-vous surtout de la vaine complaisance et de l'orgueil.
«Pour vous, mon fils, ne suivez pas vos convoitises, et détachez-vous de votre volonté. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre cœur demande.
«Si vous voulez goûter une véritable joie et des consolations abondantes, méprisez toutes les choses du monde, repoussez toujours les joies terrestres; et je vous bénirai, je verserai sur vous mes inépuisables consolations.
«Plus vous renoncerez à celles que donnent les créatures, plus les miennes seront douces et puissantes.
«Mais vous ne les goûterez point sans avoir auparavant ressenti quelque tristesse, sans avoir travaillé, combattu.
«Une mauvaise habitude vous arrêtera, mais vous la vaincrez par une meilleure.
«La chair murmurera; mais elle sera contenue par la ferveur de l'esprit.
«L'antique serpent vous sollicitera, vous exercera; mais vous le mettrez en fuite par la prière, et, en vous occupant surtout d'un travail utile, vous lui fermerez l'entrée de votre âme.»
Enfin il atteint la paix, et il lui chante ce Te Deum suprême:
XXVII
«Ô mon Dieu! vous êtes seul infiniment bon, seul très-haut, très-puissant; vous suffisez seul, parce que seul vous possédez et vous donnez tout; vous seul nous consolez par vos douceurs inexprimables; seul, vous êtes toute beauté, tout amour; votre gloire s'élève au-dessus de toute gloire, votre grandeur au-dessus de toute grandeur; la perfection de tous les biens ensemble est en vous, Seigneur mon Dieu, y a toujours été, y sera toujours.
«Ainsi tout ce que vous me donnez hors de vous, tout ce que vous me découvrez de vous-même, tout ce que vous m'en promettez, est trop peu et ne suffit pas, si je ne vous vois, si je ne vous possède pleinement.
«Car mon cœur ne peut avoir de vrai repos, ni être entièrement rassasié, jusqu'à ce que, s'élevant au-dessus de tous vos dons et de toute créature, il se repose uniquement en vous.
«J'ai été délaissé, pauvre exilé, en une terre ennemie, où il y a guerre continuelle et de grandes infortunes.
«Consolez mon exil, adoucissez l'angoisse de mon cœur: car il soupire après vous de toute l'ardeur de ses désirs.»
XXVIII
Voilà cette nouvelle philosophie du christianisme; j'en ai goûté la saveur, je l'ai jugée par ses œuvres. Elle avait sur mes lèvres d'enfant la douceur du lait de ma nourrice. C'était une femme de l'école de Gerson, ou plutôt de l'école de Dieu. Elle avait trouvé dans ce petit livre toutes ses doctrines, toute son intelligence, tout son cœur; aussi était-il partout dans la maison. C'était l'ubiquité de la parole de Dieu dans l'humble famille. Voyant le caractère grave et pieux que contractait le doux et ravissant visage de notre jeune mère, quand, après nous avoir embrassés, elle prenait ce livre dans sa main pour en lire quelques versets, comme pour l'avant-goût de la journée dans la nourriture de son âme, nous appelions avec respect l'Imitation la gravité de notre mère, et nous nous mettions le doigt sur les lèvres pour nous commander à nous-mêmes le silence sans savoir pourquoi, jusqu'à ce que sa courte lecture fût achevée.
Quand elle était levée, elle y mettait en guise de signet une petite branche de buis bénit le jour des Rameaux, comme si ce buis jauni par l'année avait poussé entre ses pages, puis elle nous faisait balbutier nos prières, et nous courions après au jardin.
Nous ne sûmes que plus tard que cette miniature de volume contenait plus de philosophie sainte que tous les gros volumes de la bibliothèque de la maison.
Qu'est-ce en effet qu'une philosophie, me disais-je? Il y en a de deux espèces, me répondis-je bientôt: l'une morte et l'autre vivante; l'une qui disserte et ne conclut pas, l'autre qui conclut sans disserter; l'une qui dit oui et non, l'autre qui dit: Je n'en sais rien, mais je consulte mon cœur ignorant, et j'affirme sur la parole muette de ma conscience. Et je me sens convaincu, tranquillisé et heureux, car le silence est une conviction, la tranquillité est une preuve, le bonheur est une paix. Tenons-nous-en à ces trois dons que nous trouvons dans ce petit livre, et vivons: nous en saurons plus loin et plus haut quand nous serons dans la vraie vie.
Voilà la philosophie de Gerson; elle ne dit pas vérité, mais elle dit charité selon ses propres paroles, charité envers tous nos frères, et d'abord envers nous-mêmes. Qui ne s'aime mieux après avoir lu cette onction divine qui découle de toutes ces lignes? Quelle est la philosophie qui communique à l'âme des émanations aussi tendres et des consolations aussi sensibles?
XXIX
Est-ce la philosophie antique (j'excepte celle de l'Inde, qui semble découler de l'arbre de vie planté dans l'Éden de l'Himalaya)? Est-ce la philosophie de Socrate, qui n'est que sécheresse, froideur et raisonnement? Est-ce la philosophie de Platon, qui rêve inutilement pour la vertu des idéalités à deux faces, l'une faite pour les anges, l'autre pour les démons? Est-ce la philosophie des Romains, ces bâtards du vieux monde, que Cicéron élève jusqu'aux sublimités du Songe de Scipion, et que Marc-Aurèle ravale jusqu'aux mystères de l'ascétisme? Est-ce la philosophie française du dix-huitième siècle, qui pour expliquer l'œuvre divine commence par nier le Créateur, et qui révèle à la place des fins dernières, avec Condorcet, la stupide théorie du progrès continu et indéfini? Le progrès indéfini n'est qu'une qualité de l'Être des êtres; toute créature est assujettie aux lois de sa création. Imperfection et vicissitude sont les deux termes qui définissent l'humanité; changement est sa nature; cette vicissitude humaine, que la raison proclame, l'expérience et l'histoire ne la proclament pas moins. La mort de tout est la condition de la vie universelle. Naître et ne pas mourir est l'utopie contradictoire. Des myriades d'hommes qui ont traversé la terre depuis qu'elle tourne, montrez-m'en un seul qui ait indéfiniment progressé, un seul dont un cheveu n'ait pas blanchi, un seul qui ait ajouté à son être un organe nouveau, un poil, une plume, un atome de raison ou de matière! La raison et la matière sont à Dieu, et non à l'homme. Aucun homme n'échappe à la loi générale ou particulière; l'argile se brise, mais ne fléchit pas. La poésie a-t-elle fait un pas en avant depuis Homère? la philosophie pratique, à l'exception de celle de l'Imitation, depuis Gerson? la mécanique, depuis Archimède? la géographie, depuis Colomb? Nous allons un peu plus vite à la mort par la route du chemin de fer qui nivelle le sol, et par l'art du télégraphe électrique; nos boulets frappent un peu plus fort la poitrine de nos ennemis, mais c'est tout. La matière seule a progressé, mais elle est toujours matière, c'est-à-dire obstacle et non moyen. Éteignez son foyer courant, et elle s'arrête; coupez son fil, et son âme s'évanouit. Point de changement, par conséquent point de progrès. Mais donnez à l'homme la conviction que se résigner humblement à la volonté de Dieu est plus beau que vouloir soi-même, et que la suprême sagesse est d'accepter ce que Dieu veut: voilà une sagesse, voilà une force nouvelle, voilà un progrès! L'homme devient Dieu et s'élève à la divinité par la conformité volontaire de sa nature infime avec la nature céleste; à celui-là Dieu dira lui-même: Assieds-toi à ma droite, car tu m'as adoré dans mon esprit.....
Encore une fois, voilà la philosophie de ce petit livre; il a été dicté par les anges à un homme plus ange qu'eux. Cet homme était Gerson, qui fit faire un pas à ses frères, et qui, en disant à l'homme: «Tu n'es qu'un homme,» lui fit accomplir l'évolution morale qui en fait presque un Dieu!
Lamartine.