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Cours familier de Littérature - Volume 21

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CXXIIIe ENTRETIEN

FIOR D'ALIZA
CHAPITRE PREMIER

I

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après ces grandes fièvres de l'âme qui l'exaltent jusqu'au ciel et qui la précipitent tour à tour jusque dans l'abattement du désespoir, on reste quelque temps dans une sorte d'immobilité insensible, comme un homme tombé d'un haut lieu à terre, qui ne sent plus battre ses tempes, et qui ne donne plus aucun signe de vie.

Telle était ma situation morale après tant de vicissitudes de cœur, et après la perte, par la mort ou autrement, de tant de personnes adorées. On éprouve alors comme une convalescence de l'âme, qui n'est ni le trouble de l'adolescence, ni la paix de l'âge mur, ni la pleine santé, ni la maladie; état mixte, et, pour ainsi dire, neutre et passif, pendant lequel les blessures de l'âme se cicatrisent pour nous laisser vivre de nouveau, malgré tout le sang que nous avons perdu. Cet état, sans ivresse, n'est cependant pas sans douceur; c'est le recueillement du soir dans le demi-jour d'une triste enceinte; c'est la mélancolie qui n'espère plus, mais qui n'aura plus à désespérer; c'est ce qu'on appelle la résignation précoce, où les pensées religieuses surgissent en nous après les tempêtes, comme ces rayons calmants de l'astre nocturne qui se glissent entre deux nuages sur les dernières ondulations de l'Océan qui se tait.

II

Les démarches obligeantes de madame la marquise de Saint-Aulaire et de madame la duchesse de Broglie, mes deux principales protectrices auprès du ministre des affaires étrangères, qui était alors M. Pasquier, de centenaire mémoire, venaient d'emporter ma nomination au poste de troisième secrétaire de l'ambassade de Naples; je m'occupais de mon prochain départ, et pendant ces jours d'adieux à mes amitiés déjà nombreuses à Paris, M. Gosselin, libraire et imprimeur déjà célèbre, se pressait d'imprimer et de donner au public mes premiers essais de poésie, intitulés: Méditations poétiques et religieuses.

C'était un mince petit volume d'une magnifique impression, édité à cinq ou six cents exemplaires, et qui paraissait plus fait pour être offert par un auteur timide à un petit nombre d'amis d'élite et de femmes de goût, qu'à être lancé à grand nombre dans le rapide courant de la publicité anonyme; je n'avais pas même permis à M. de Genoude et au duc de Rohan, mes amis, qui s'en occupaient à mon défaut, d'y mettre mon nom. «Si cela réussit, leur disais-je, on saura bien le découvrir, et si cela échoue, l'insaisissable anonyme ne donnera qu'une ombre sans corps à saisir à la critique.»

III

Le volume ne fut mis en vente que la veille de mon départ de Paris. La seule nouvelle que j'eus de mon sort, dans la matinée de mon départ, fut un mot de M. Gosselin m'annonçant que le public d'élite se portait en foule à sa librairie pour retenir les exemplaires, et un billet de l'oracle, le prince de Talleyrand, à son amie, la sœur du fameux prince Poniatowski, billet qu'elle m'envoyait à huit heures du matin, et dans lequel le grand diplomate lui disait qu'il avait passé la nuit à me lire, et que l'âme avait enfin son poëte. Je n'aspirais pas au génie, l'âme me suffisait; tous mes pauvres vers n'étaient que des soupirs.

IV

Je partis sur ce bon augure et je m'arrêtai seulement quelques jours, dans ma famille, à Mâcon, où m'attendait un nouveau bonheur, préparé et négocié par ma mère en mon absence.

J'avais eu l'occasion, l'année précédente, de rencontrer à Chambéry une jeune personne anglaise, d'un extérieur gracieux, d'une imagination poétique, d'une naissance distinguée, alliée aux plus illustres familles de son pays. Son père, colonel d'un des régiments de milice levés par M. Pitt pendant les anxiétés patriotiques du camp de Boulogne, était mort récemment; sa mère, qui n'avait d'autre enfant que cette fille, lui avait donné une instruction grave et des talents de peinture et de musique qui dépassaient la portée de l'amateur. Sa fortune lui permettait de compléter, par des voyages sur le continent et par la pratique des langues étrangères, cette éducation soignée d'une fille unique. Elle l'avait liée, dès sa plus tendre enfance, en Angleterre, avec une famille émigrée de Savoie, celle du marquis de La Pierre, gentilhomme de haute distinction, retiré à Londres depuis l'expulsion du roi de Sardaigne.

Le marquis de La Pierre était mort en exil; il avait laissé en mourant une nombreuse et belle famille, composée de: la marquise de La Pierre, sa veuve, et de quatre filles d'une beauté remarquable et d'un caractère accompli; l'une a épousé le marquis de Grimaldi, aide de camp du roi Charles-Albert; trois autres vivent à Turin dans la pratique de toutes les vertus pieuses. Après le renversement de 1815, le marquis de La Pierre fit des démarches auprès du roi de Sardaigne afin d'obtenir des indemnités pour ses biens confisqués pendant la Révolution. Les négociations ne furent terminées qu'après sa mort, mais en 1819 sa veuve revint à Chambéry avec sa belle famille, chercher quelques débris de son antique opulence. Mademoiselle B..., que je devais épouser, presque inséparable de ses amies, profita de cette circonstance pour venir, avec sa mère, rejoindre la marquise de La Pierre et visiter le continent. Elle se fixa avec sa mère, à Chambéry, dans la maison de ses amies, comme une cinquième fille de cette charmante famille.

V

Cette famille, respectée et recherchée de tous les étrangers de la ville et de la campagne, devint le centre d'une société de tout âge, composée de ce qu'il y avait de plus respectable, de plus brillant et de plus aimable dans le pays. C'est ainsi que j'avais connu celle qui devait être ma femme. Mademoiselle B... aimait passionnément la poésie, et mes vers encore inédits, mais récités dans la maison de la marquise de La Pierre par des amis de mon âge, l'avaient prévenue en ma faveur avant même de me connaître de vue: j'avais été accueilli avec cet enthousiasme que le mystère et le demi-jour ajoutent au talent.

Libres l'un et l'autre, rien ne nous empêchait de songer à nous unir, si nos deux familles consentaient à notre union. La religion différente était le seul obstacle aux yeux de ma famille, d'une orthodoxie sévère, et aussi aux yeux de la mère de mademoiselle B.... Quant à elle, cette diversité du culte natal n'était pas un empêchement; car, élevée dans l'intimité journalière de quatre personnes zélées catholiques, elle n'avait pas tardé à subir elle-même l'influence secrète du catholicisme du coin du feu, et elle était résolue à adopter la religion de ses amies aussitôt qu'elle pourrait le faire sans affliger sa mère. Les personnes pieuses du pays, confidentes de son penchant pour moi, faisaient des vœux charitables pour que l'amour achevât la conversion de l'esprit. Je me rappelle même, non sans sourire, une circonstance étrange, qui montre à quel point le zèle religieux exalte le prosélytisme du cœur.

VI

La marquise de La Pierre, son amie, et ses filles étaient venues s'établir pour quelques semaines aux bains d'Aix, en Savoie. J'y étais moi-même et je logeais dans une maison peu éloignée de celle que ces dames habitaient. J'y venais, presque tous les jours, passer la soirée comme en famille. L'hôte de la marquise était un excellent et pieux vieillard, nommé M. Perret, qui, pour accroître son modique revenu et pour gagner, l'été, le pain de l'hiver, louait, pendant la belle saison, quelques chambres garnies et tenait à bon marché une pension gouvernée par ses deux sœurs. Ce vieillard simple et respectable, dont la vie ascétique avait écrit la macération sur sa pâle figure, passait sa vie en solitude et en prières dans une chambre haute de sa maison. Il y vivait entièrement étranger aux tracas d'une maison publique, comme un ermite dans sa cellule, au milieu du bruit qui ne l'atteint pas. C'était un véritable saint qui, par modestie, s'était refusé la prêtrise, et qui passait sa vie recueillie entre la contemplation et l'étude des merveilles de Dieu dans sa création. Le saint était botaniste. On le voyait tous les matins, après avoir entendu la messe, gravir seul, sans chapeau, des portefeuilles sous le bras, des filets à prendre des insectes à la main, les pentes escarpées des ruelles d'Aix, qui mènent aux plus hauts plateaux des montagnes, tout en murmurant à demi-voix les versets de son bréviaire.

Le soir, il en redescendait plus ou moins chargé de plantes ou de pauvres papillons épinglés, dont il grossissait sa collection. La seule distraction qu'il se permit après souper, le chapelet et la prière du soir, était un air de flûte, joué au bord de sa fenêtre donnant sur les prés de Tresserves. Il avait conservé ce goût de musique et cet instrument du temps de sa jeunesse où il avait été fifre dans un régiment du roi de Sardaigne.

Il avait beaucoup d'amitié pour moi, parce que j'aimais à aller, à mes heures perdues, visiter son herbier et entendre les explications scientifiques et providentielles sur la vertu des plantes et sur les mœurs des insectes, toutes attestant, suivant lui, la grandeur et les desseins de la Providence.

Les chuchotements de la maison lui avaient fait connaître la secrète intelligence qui existait entre la jeune Anglaise et moi, les obstacles que sa mère mettait par religion à ce penchant de sa fille, et les difficultés qu'elle apportait à nos entretiens. Il croyait de son devoir de les favoriser de toute sa complicité, pensant ainsi contribuer au salut d'une âme qui serait perdue, si le mariage ne la sauvait pas. Il me proposa d'être ma sentinelle dans la maison de ses sœurs, et de m'avertir, en jouant de la flûte, chaque fois que la mère vigilante sortirait sans sa fille pour la promenade. Ma fenêtre, dans une chambre de faubourg hors de la ville, était assez rapprochée pour que les sons aigus de l'instrument fussent saisissables à mon oreille et pour que je fisse cadrer mes visites avec l'absence de celle qui fut, plus tard, ma belle-mère. C'est ainsi que le saint homme servait en conscience un amour naissant, en croyant servir le ciel; c'est la première fois sans doute que la piété la plus sincère sonnait à des profanes l'heure des rencontres.

VII

Je revins à Paris après la saison des bains; il était convenu que nous profiterions, l'un et l'autre, de toutes les circonstances favorables pour amener, elle sa mère et moi ma famille, à consentir à un mariage que nous désirions tous les deux très-vivement. Ma mère, comme à l'ordinaire, était ma complice.

Ma nomination à Naples, les espérances que cette carrière ouverte donnait à mon père, mon séjour de quelques semaines à Mâcon, mes instances auprès de mes oncles et de mes tantes amenèrent à bien les négociations; je partis avec l'autorisation de tout le monde et avec des assurances d'héritages, après la mort de grands parents, qui rendaient ma fortune au moins égale à celle de ma femme. Ses démarches auprès de sa mère, et l'influence de ses amies, mesdemoiselles de La Pierre, avaient triomphé de son côté de tous les obstacles. J'en étais informé par sa correspondance, et, en arrivant à Chambéry, je n'eus qu'à recueillir le fruit d'un an de patience et à emmener avec moi la femme accomplie que l'attachement le plus fidèle et le plus dévoué me destinait pour compagne de mes jours bons et mauvais. Nous fûmes mariés dans la chapelle du château royal de Chambéry, chez le marquis d'Andezène, qui gouvernait alors la Savoie. L'illustre comte de Maistre, mon allié par le mariage de la plus charmante de mes sœurs, madame Césarine, comtesse de Vignet, avec un neveu du comte de Maistre, me servit de parrain, chargé des pouvoirs de mon père.

VIII

Nous partîmes pour Turin, où je m'arrêtai quelques jours pour y voir le premier secrétaire d'ambassade, le comte de Virieu, mon ami le plus intime et presque un frère. Le duc d'Alberg, ami du prince de Talleyrand, y était alors ambassadeur. Il nous accueillit à Rivsalta, belle maison de plaisance qu'il habitait pendant l'été.

Rien ne semblait annoncer, à Turin, la fermentation sourde d'une révolution prochaine qui couvait sous les sociétés secrètes et dans les conjurations ambitieuses des amis du prince de Carignan, depuis le roi Charles-Albert.

Indépendamment du comte de Virieu, du marquis de Barral, du marquis Alfieri et de son fils, avec lequel j'avais été élevé, je connaissais d'enfance presque toutes les illustres familles du Piémont: les Sambuy, les Ghilini, les Costa, pour avoir reçu avec eux une éducation commune chez les jésuites de Belley, dans ce collége soutenu par eux. Je quittai Turin comblé de leur accueil et je m'arrêtai peu à Florence.

IX

En arrivant à Rome, où je comptais m'arrêter moins de temps encore, j'appris la révolution qui venait d'éclater inopinément à Naples, et qui me força de suspendre mon voyage; la route de Rome à Naples était interceptée, on ne passait plus. J'attendis qu'elle fût matériellement rouverte, et, ne voulant pas exposer ma femme et ma belle-mère aux dangers inconnus d'une route couverte de soldats débandés et d'une capitale en révolution qu'on nous dépeignait comme sanglante; d'un autre côté, désirant me trouver à mon poste dans une circonstance éminemment intéressante pour la France et pour la maison de Bourbon, je partis seul pour Naples, au risque de ne pas arriver.

J'eus, en effet, beaucoup de peine à franchir la frontière du royaume. Après Terracine, le chemin était couvert de postes de soldats volontaires qui ne recevaient d'ordre que de leur caprice, et qui, voyant en moi un agent diplomatique français, se figuraient que j'apportais à la révolution l'appui de la France contre la Sainte-Alliance, et m'accueillaient de leurs acclamations. Grâce à cette erreur populaire, j'arrivai à Naples sans obstacle, la nuit du jour où les Calabrais, l'armée insurrectionnelle et le général Pepe, qui avait pris le rôle de Lafayette napolitain dans le pays et dans l'armée, entraient dans cette capitale. Je fus témoin, le soir, de cette entrée séditieuse et triomphale de la révolution dans Naples. C'était beau, enivrant et menaçant comme une révolution à sa première heure.

Le vieux roi Ferdinand, pilote expérimenté et railleur, avait pris le parti d'abdiquer et de remettre le gouvernement à son fils, le prince héréditaire, plus propre que lui à se compromettre, soit avec les révolutionnaires, soit contre les puissances étrangères. Ce prince, encore jeune, mais habile et déjà expérimenté des révolutions, passait pour constitutionnel et pouvait, grâce à cette opinion, peut-être fausse, exercer un certain ascendant sur l'armée insurgée au nom d'une constitution, et sur le peuple encore royaliste. Il passa en revue l'armée et la bande des carbonari calabrais, que le général Pepe lui présentait sous les armes, soit comme soutiens du trône transformé, soit comme expression de sa cour.

X

Le moment était délicat et décisif pour la diplomatie de la France. La question allait se poser entre le système constitutionnel et le régime absolu dans les États d'Italie dépendant de l'influence de la maison de Bourbon. Au premier regard, il paraissait évident que l'intérêt de la France serait de se poser en médiatrice entre les rois et les peuples, et d'empêcher les puissances étrangères d'intervenir, comme une haute police armée, à Naples, et bientôt à Turin, pour faire reculer le régime des institutions libres. La France elle-même ayant adopté le régime constitutionnel, il était peu logique à elle de combattre chez les autres ce qu'elle protégeait chez elle-même. Nous devions donc incliner modérément à la cause constitutionnelle à Naples, surtout si cette cause, sincèrement acceptée par le roi et patronnée par l'armée, se préservait des anarchies, des violences, où même des excès qui déshonorent les révolutions au commencement.

D'un autre côté, cette révolution, ou plutôt cette explosion inattendue de l'armée, travaillée par la société secrète des carbonari, était un fait d'indiscipline militaire bien plutôt que d'opinion nationale. Calquée sur l'insurrection armée de Cadix et de Riego, en Espagne, elle était un encouragement à toutes les turbulences des ambitieux de régiment; enfin, si la Sainte-Alliance, cette mutualité des rois, prenait dans un congrès fait et cause pour le roi de Naples, il était bien embarrassant à nous, gouvernement restauré par la vertu et dans l'intérêt de cette ligue de monarchies, de nous déclarer contre elle les soutiens d'une insurrection de troupes et de conspirateurs qui couvaient peut-être jusque sous notre propre trône, à Paris. Le bon sens d'un côté, la reconnaissance de l'autre, nous commandaient une extrême circonspection dans ces circonstances.

XI

L'ambassade française à Naples était alors dirigée par le duc de Narbonne, émigré rentré d'Angleterre avec le roi Louis XVIII, mais émigré formé à Londres aux usages du régime constitutionnel, complétement rallié à la Charte française, cette transaction habile et loyale entre 89 et 1815, qui affermissait les rois et qui coïntéressait les peuples libres à la monarchie populaire. C'était un homme modeste, timide, ayant peur du son de sa propre voix, mais plein de bon sens et d'aperçus justes, un des hommes qui n'aiment pas à paraître en scène, mais qui ont, comme spectateurs, le sens le plus parfait des situations. Il joignait à ces dons renfermés de son âme une bonté exquise qui le faisait adorer de ses subordonnés. Il m'accueillit dans son ambassade comme dans une famille; il eut pour ma femme et pour moi, pendant les quelques mois de notre séjour, des égards et des bontés qui nous rendront son souvenir éternellement respectable et cher.

Particulièrement attaché au roi Louis XVIII et tenant de lui sa place beaucoup plus que du ministère, il dépendait moins de M. Pasquier que de M. de Blacas. M. de Blacas, favori du roi, déplacé en 1815 et relégué à Rome où il représentait la France comme ambassadeur, avait sur les légations de France en Italie une direction presque absolue, avouée par le roi et complétement opposée à celle du ministère. Il était l'oracle secret de la monarchie absolue, oracle que nous avions l'ordre d'interroger dans tous les cas soudains et difficiles. Cet oracle contre-révolutionnaire, en passant par l'âme absolue de M. de Blacas, ne pouvait pas être favorable au tempérament que la politique exigeait de nous. Le duc de Narbonne était forcé de le consulter, mais il n'approuvait pas ses réponses. Il remit les affaires à M. de Fontenay, premier secrétaire d'ambassade, comme cela se fait ordinairement dans les circonstances équivoques, afin de pouvoir désavouer des hommes secondaires, et il resta de sa personne à Naples encore quelque temps, pour recevoir des instructions de Paris.

XII

M. de Fontenay était de mon pays, gentilhomme des environs d'Autun, ami de mes amis, beaucoup plus âgé et plus mûr que moi; il était entré dans la carrière diplomatique par l'influence de M. Courtais de Pressigny, envoyé de France à Rome, immédiatement après la Restauration. C'était un des hommes les plus solides, les plus aimables et les plus capables sous l'apparence de l'ancienne légèreté française. Mais sa légèreté n'était qu'une qualité et nullement un défaut de son esprit. Son sourire bienveillant donnait de la grâce au sérieux de ses pensées, et ses mots fins et à deux sens portaient d'eux-mêmes et touchaient avec justesse à leur double but, comme deux traits partis à la fois d'un même arc: l'un pour faire sourire, l'autre pour faire penser. Il avait par-dessus tout un cœur d'or, pur, solide et franc comme le caractère de la Bourgogne, un peu railleur, mais jamais mordant. La jalousie n'avait jamais approché de ce cœur. Il jouissait du bonheur de faire valoir ses inférieurs et ses égaux. Tel était l'homme avec lequel j'avais à faire mon noviciat diplomatique dans une circonstance où l'on apprenait beaucoup en peu de temps. Les révolutions suppléent au temps en concentrant beaucoup d'événements dans quelques mois. Les campagnes comptent double quand on se bat, elles comptent triple quand on négocie; il faut manœuvrer aussi vite que les passions d'un peuple en ébullition.

Nous n'eûmes pas deux pensées, M. de Fontenay et moi; il m'associa à tout, nous agîmes en commun sous l'inspiration de son grand sens et de son expérience. La situation complexe de la cour de Naples, les conseils secrets où nous fûmes appelés et les négociations confidentielles avec les chefs de partis et avec les membres les plus influents du parlement, rendaient notre action très-intéressante, quelquefois périlleuse et dramatique. J'en ai rendu compte dans la partie politique de mes œuvres complètes intitulée: Mémoires politiques. Je ne traite dans ces confidences que de cette partie intime qui touche seulement au cœur et qui n'intéresse que la famille et les amis. Glissons donc.

XIII

Pour soustraire ma femme et sa mère aux convulsions de la capitale en révolution, j'avais loué, dans l'île d'Ischia, à quelques lieues en mer, une charmante habitation, appelée la Sentinella, que l'on voit encore pyramider au sommet d'un cap avancé de l'île, quand on débouche du golfe de Gaëte dans le golfe de Naples, non loin de la côte des champs Phlégréens et du promontoire merveilleusement désert de Misène. Cette maison, entourée de treilles, est dominée par l'Epoméo, montagne couverte de bois de lauriers et de jeunes châtaigniers, qui divise l'île en deux zones. Elle domine elle-même la mer, qu'on voit luire à ses pieds, à travers la claire-voie de pampres. À cette hauteur, les voiles qui glissent sur cette surface d'un bleu vif, comme un second ciel, ressemblent à des ailes de colombes blanches qui volent en silence, d'arbre en arbre, parmi les oliviers.

Je m'embarquais à Pouzzoles une ou deux fois par semaine, dans une de ces petites barques à un ou deux rameurs, que j'avais si bien appris à manier moi-même dans ma première jeunesse. (Voyez Graziella, Œuvres complètes.) Nous déployions la voile quand le vent était favorable, et nous faisions cette traversée en deux ou trois heures de navigation. Je trouvais ma femme au bord de la mer et nous remontions par les vignes à la Sentinella, en causant des événements de Naples pendant la semaine. Le contraste du calme resplendissant de cette solitude, cernée par les flots de la mer, avec le bruit menaçant et tumultueux d'une grande ville en révolution, augmentait la sensation de bonheur, de calme et de sécurité qu'inspirait cette résidence enchantée entre le ciel et l'eau. Nous en jouissions jusqu'à l'ivresse. Toutefois cette ivresse avait, pour moi seulement, quelque arrière-goût de mélancolie, en songeant à Graziella, cette fleur précoce que j'avais cueillie dans la même île, et en revoyant de loin sur Procida les ruines de la cabane de son père, abandonnée aux ronces depuis la mort de la jeune fille, et marquant l'horizon d'une borne funèbre dans le passé, comme il devait l'être si souvent dans mon avenir. Mais la jeunesse a des végétations qui recouvrent tout, même les tombes.

XIV

Nous passions la matinée sous les longues et hautes treilles chargées de raisins mûrs, comme d'autant de lustres d'ambre qui laissaient les rayons de l'aurore transluire, à travers leurs grains jaunis, sur nos têtes. Nous y portions des livres italiens de la grande époque lyrique ou épique, tels que Dante, Pétrarque, Tasse, ces hommes qui ont doté l'Italie de chefs-d'œuvre. Quelquefois, j'y portais mon album et des crayons; moi-même, Pétrarque inférieur pour une autre terre et un autre temps, j'écrivais quelque harmonie ou quelque méditation.

À midi, nous rentrions pour déjeuner à l'ombre plus fraîche des terrasses de la Sentinella, puis la sieste napolitaine, la musique, la peinture, abrégeaient les heures du milieu du jour; quand le soleil baissait et que les grandes ombres dentelées de l'Epoméo se déroulaient sur les flancs de la montagne, nous parcourions, tantôt à pied, tantôt sur des mules aux pieds agiles, les sentiers escarpés de l'île, en contemplant les feux souterrains du Vésuve briller à l'horizon comme un phare tournant, tantôt visible, tantôt flamboyant sur les bords des mers aux yeux des matelots.

XV

Ainsi se passa l'été. Je ne retrouvais la politique que les jours de la semaine où mes fonctions me ramenaient à l'ambassade. Je prenais une part très-vive et très-confidentielle aux différentes phases et aux différents orages que cette révolution suscitait dans le peuple, dans le parlement et dans le palais. Ce fut là que j'eus l'occasion de voir et d'admirer, suspendue aux bras de sa mère, cette ravissante princesse Christine, dans toute la fleur de beauté et d'intelligence, que son sort destinait pour épouse au roi d'Espagne, Ferdinand VII, et qui a su, au milieu des tempêtes, plaire, gouverner, transmettre un trône à sa fille, régner, tomber, ou plutôt se retirer du trône, plus heureuse et plus habile que Christine de Suède, dans le demi-jour d'une existence à l'abri des coups de vent. On distinguait déjà dans sa gracieuse et spirituelle physionomie les signes d'une femme courageuse qui saurait faire de la jeunesse, de la beauté et de l'attrait trois pouvoirs politiques aussi irrésistibles que la nature. Elle flottait sur les ondulations des plus graves et des plus tragiques événements comme une rose de Pæstum arrachée de sa tige sur les flots bouillants du golfe. Nous en étions tous respectueusement enivrés.

XVI

L'automne venu, le vieux roi partit avec le consentement de son peuple, difficilement arraché, pour aller, disait-il, plaider lui-même la cause de la révolution auprès des souverains réunis au congrès de Troppau. On sait ce qui en arriva. L'armée napolitaine, commandée, à Entrodocco, par un général mandataire des carbonari, se dispersa au premier coup de canon, hors de portée, d'un faible corps autrichien, dans les vignes. Il n'y avait rien à en conclure contre la bravoure individuelle de ce peuple souvent héroïque quand une généreuse passion l'anime; mais les carbonari ne lui présentaient pour rois que des tribuns militaires, et pour causes, que des théories qu'il ne pouvait ni comprendre, ni aimer. Les sociétés secrètes, excellentes pour soulever, sont incapables de combattre. La fumée du coup de canon d'Entrodocco fit rentrer les carbonari dans l'ombre. Le général Foy, qui venait de prophétiser à la tribune de Paris que l'armée de la Sainte-Alliance ne sortirait pas des défilés d'Entrodocco, retira sa prophétie. Le brave et téméraire général Pepe n'osa pas reparaître à Naples; il se réfugia en Angleterre, puis en France. Il y réfléchit sur le danger d'être le général d'une société secrète. C'était un bon soldat et un honnête homme, incapable d'un crime, mais très-capable de rêver un rôle héroïque à la tête de bataillons qu'il trouvait évanouis en se retournant. Je lui restai toujours attaché de cœur jusqu'à sa mort.

XVII

L'état de ma femme, avancée dans sa première grossesse, et la convenance de la soustraire, au moment de ses couches, au tumulte d'une ville en révolution, me firent partir pour Rome. J'y arrivai au moment où un détachement de l'armée autrichienne campait de l'autre côté du Tibre, prêt à entrer dans la ville, si une révolution analogue à la révolution d'Espagne, de Naples et de Turin, venait à éclater, comme on l'annonçait à toute heure. L'ombre de ce détachement suffit pour arrêter les révolutionnaires carbonari de Rome et des États du Pape. Tout resta dans le calme habituel de cette capitale de la religion, de la science et des arts. La société était nombreuse, cosmopolite, brillante. Le gouvernement du doux et pieux Pie VII, souvent persécuté, jamais persécuteur, y était insensible et aimé. L'ami de ce Pape, le cardinal Consalvi, y régnait par la séduction bienveillante de son caractère. Rome, sous son gouvernement, ressemblait à une république où chacun pense et dit ce qu'il veut, sans que personne inquiète ou tyrannise personne. C'était la ville hanséatique des consciences et des opinions. Aucun gouvernement ne pouvait offrir une liberté aussi complète, malgré les vices inhérents à cette nature de gouvernement, composé d'une monarchie sans hérédité, d'une démocratie sans représentation, d'une aristocratie étrangère sans patriotisme, et d'un sacerdoce sans responsabilité. Mais tous ces vices théoriques disparaissaient dans la pratique par le caractère que Pie VII et Consalvi imprimaient à son régime. J'étais particulièrement recommandé au cardinal-ministre que je voyais presque tous les jours chez la célèbre duchesse de Devonshire, patronne de tous les hommes de lettres et de tous les artistes romains. Veuve d'un des plus opulents seigneurs des trois royaumes, elle employait son immense fortune à faire fleurir l'Italie d'une seconde Renaissance. Le cardinal Consalvi la visitait deux fois par jour, une fois dans la matinée pour les intérêts politiques de son gouvernement avec l'Angleterre, dont elle passait pour l'ambassadeur anonyme; une fois dans la soirée, pour s'y délasser dans un petit cercle d'hommes d'esprit des soucis du ministère.

Le chevalier de Médici, premier ministre du roi de Naples avant l'explosion des carbonari, réfugié momentanément à Rome par crainte de l'assassinat dont il avait été menacé, nous y charmait, tous les soirs, par l'agrément de sa conversation napolitaine, la plus spirituelle et la plus voltairienne des conversations. L'abbé Galiani, le plus sensé et le plus amusant des économistes, ne causait pas avec plus d'originalité, contre l'honnête et pesant Turgot dans ses entretiens sur la liberté du commerce des blés. Il donnait le ton à l'auteur de Candide. J'ai toujours soupçonné Voltaire d'avoir dans les veines du sang napolitain, et, en remontant un peu loin, j'ai reconnu que je n'avais pas tout à fait tort. Il y a des verves de race qu'on n'invente pas; Médici était de la famille.

XVIII

Le vieux roi de Naples Ferdinand, quoiqu'il passât pour un lazzarone sur le trône parmi les libéraux de Paris, avait lui-même autant de cet esprit napolitain, fin et railleur, que tout son royaume. Il revenait en ce moment du congrès de Troppau avec la jolie duchesse de Floridia, sa favorite, dont il avait fait sa femme, comme Louis XIV de madame de Maintenon. Mais c'était une Maintenon sicilienne, avec le pédantisme de moins, la jeunesse et la beauté de plus. Il écrivait à son fils, le régent de Naples, pour être communiquées au parlement, des dépêches pleines de l'éloge des chiens de chasse qu'il ramenait pour chasser le sanglier en Calabre.

Il s'arrêta quelques mois à Rome avant de rentrer dans son royaume, pour laisser aux Autrichiens et à son fils, son lieutenant général, l'odieux et les embarras de sa restauration. Elle ne fut, du reste, que plaisante et non sanglante. Tout fut liquidé et soldé par quelques exils promptement révoqués. Il y avait eu peu d'excès, il n'y eut pas de longue vengeance. Le pape, selon l'usage, lui donna à dîner en grande cérémonie au Vatican le jeudi saint. Par une faveur tout inusitée, le cardinal Consalvi m'invita à cette table de pape, de rois et d'ambassadeurs. C'était contre l'étiquette, mais les rois passent par-dessus et les poëtes par-dessous.

XIX

Peu de jours après, j'eus un fils qui fut baptisé à Saint-Pierre de Rome, et tenu sur les fonts du baptême par une belle Vénitienne, devenue une grande dame polonaise, la comtesse Oginska. Cet enfant, né sous les plus heureux auspices, échappa comme ma fille, en mourant jeune, à sa triste destinée. L'un ne vit que mon aurore, et l'autre que mes jours de fêtes. Je les pleurai sincèrement tous les deux, mais quand je me regarde maintenant, je suis tenté de ne pas les plaindre. Les malheurs d'un père obligé à travailler jusqu'à satiété pour vivre et pour faire vivre ceux qui se sont compromis pour lui et pour leur patrie, sont un triste héritage à recueillir. Mieux vaut la paix du ciel, où nous nous retrouverons tous, consolés, les uns d'être morts, les autres d'avoir vécu!

XX

Les nouvelles circonstances politiques où se trouvait le royaume de Naples après le retour du roi ne permettant guère au ministère français d'y employer avec convenance les mêmes agents qui avaient eu à traiter avec la révolution, je reçus un congé indéfini pour rentrer en France. J'en profitai au printemps, et je revins lentement à petites journées par cette belle route de Terni et de Narni, tout ondoyante de forêts et toute ruisselante de cascatelles, qui conduit en Étrurie comme dans un jardin du monde planté, taillé et arrosé pour le peuple-roi.

Nous nous arrêtâmes quelques jours à Florence. Le prince de Carignan, devenu depuis le roi Charles-Albert, repentant de son apparente complicité dans la révolution militaire de Turin, était venu y cacher sa faute chez son beau-frère, le grand-duc de Toscane, dans une retraite du palais Pitti; son écuyer, Sylvain de Costa, un de mes amis les plus intimes et les plus loyaux, me découvrit dans mon hôtel; il annonça à son prince mon arrivée, et revint de sa part me demander une entrevue secrète chez moi.

Je ne le permis pas par respect pour ce jeune proscrit d'un trône, et j'allai au palais Pitti lui présenter mes hommages et des espérances de réconciliation avec la cause des rois, qu'il ne tarda pas à aller servir en Espagne. Se doutait-il alors qu'il régnerait vingt ans en Piémont sous la tutelle de l'Autriche et sous l'influence absolue des jésuites, et qu'il reprendrait, vingt ans après, les ordres des carbonari, les armes contre l'Autriche, les conspirations contre le pape, le patronage de la France révolutionnaire, et qu'il laisserait l'Italie conquise et tous les princes, ses collègues et ses parents, chassés par son fils de ces mêmes palais où lui-même avait reçu l'hospitalité de famille?

Ce que l'esprit n'ose prévoir, les événements et les caractères l'amènent. L'inattendu est le nom des choses humaines. Nos neveux en verront bien d'autres avant que l'Italie en revienne à la seule unité honnête et forte qui lui convienne et qui convienne à la France: la confédération-république d'États.

XXI

Je passai l'été dans une belle vallée des Alpes, auprès de ma sœur, non loin de Chambéry. Ma femme, fière de son bel enfant, et trop frêle pour pouvoir le nourrir longtemps, fut remplacée par une paysanne de la Maurienne, au teint de rose, aux dents d'ivoire; mais, hélas! l'enfant dépérissait sur ce sein de neige: on n'achète pas la vie, Dieu la donne ou la refuse.

XXII

Je résolus de profiter de ce loisir diplomatique, en attendant une nouvelle destination, pour visiter l'Angleterre et pour faire connaissance avec la famille de ma femme. Ma belle-mère possédait, dans un des plus riches quartiers de Londres, une maison élégante et magnifiquement meublée, dans le voisinage de Hyde-Park. Nous nous y établîmes pour quelques mois. Je trouvai dans la famille de ma femme un accueil plein de noblesse et de grâce, qui n'a pas cessé jusqu'à ce jour de me faire deux patries et deux centres d'affection. L'Angleterre, pays de la famille par excellence, est aussi le pays de l'adoption. Le cœur reconnaissant s'y partage entre les sentiments innés et les sentiments acquis.

Après avoir joui quelque temps de l'intimité de cette aimable partie de ma nouvelle famille, nous louâmes, au bord de la Tamise, à Richmond, une villa recueillie et solitaire, entre le parc et le fleuve, pour y passer l'été. Ces jours de Richmond, entre l'étude, les livres, le cheval, les promenades et quelques excursions dans les forêts et dans les châteaux royaux de l'Angleterre, furent des plus heureux de notre existence. Un de mes plus intimes amis, le baron de Vignet, neveu des deux comtes de Maistre, venait d'être nommé secrétaire de l'ambassade de Sardaigne à Londres. Il venait souvent à Richmond passer avec moi des jours mélancoliques comme son caractère, à l'ombre de ces arbres séculaires d'Angleterre, où nous nous entretenions de politique et de poésie, ses deux passions, comme elles étaient déjà les miennes. Il voyait tout en sombre et rappelait plus les Nuits d'Young que la sérénité calme de sa patrie. Un autre ami très-lettré aussi, M. de Marcellus, était en même temps que nous à Londres, premier secrétaire de l'ambassade française, sous l'ambassadeur, notre plus grand poëte, M. de Chateaubriand. Je n'avais pas connu à Paris cet homme illustre autrement que par mon admiration à distance. Je lui fis ma visite de devoir en arrivant à Londres; il oublia de me la rendre; je n'insistai pas: ce ne fut qu'après mon séjour à Richmond que, sur l'observation de M. de Marcellus, M. de Chateaubriand me fit une visite et m'envoya une invitation à un de ses dîners diplomatiques. Je m'y rendis par devoir plus que par empressement. Il fut froid et un peu guindé avec un jeune homme qui ne demandait qu'à l'adorer comme un être plus qu'humain. Je sortis contristé de sa table, et je ne cherchai plus à le voir. Il me parut un homme qui posait pour le grand homme incompris, qu'il ne fallait voir que de loin, en perspective. Le charme manquait à sa grandeur; le charme de la petitesse ou de la grandeur, c'est le naturel. L'affectation gâte même le génie. Je l'ai toujours admiré, surtout comme puissance politique; mais il m'éloigna toujours de lui, même quand il fut mon ministre et qu'un mot de lui pouvait me placer sans faveur à un poste plus élevé dans ma carrière. N'aime pas qui veut; il ne m'a rendu bien plus que justice qu'après sa mort, dans ses Mémoires posthumes, où il me plaça comme poëte au rang de Virgile et de Racine, et comme homme politique plus haut que mon siècle ne m'a placé. J'ai souvent réfléchi par quelle bizarrerie inexplicable ce grand juge m'avait témoigné tant de défaveur pendant qu'il vivait, en me réservant tant de partialité après sa mort. Je crois l'avoir deviné, mais je n'oserais jamais le dire.

XXIII

Un autre homme d'élite, que son indulgence tendre pour moi me permettait d'appeler mon ami, le duc Mathieu de Montmorency, devint ministre des affaires étrangères dans les péripéties publiques qui précédèrent le congrès de Vérone. Il n'attendit pas ma demande pour me nommer à Florence auprès du marquis de La Maisonfort, et destiné à le remplacer en chef aussitôt que les convenances permettraient de rappeler ce ministre.

Je revins à Paris avant de me rendre en Toscane. Le marquis de La Maisonfort avait le genre d'esprit de Rivarol; c'était un émigré comme Rivarol: il avait autant d'esprit, et du meilleur, qu'il soit possible d'en concentrer dans une tête humaine, même au pays de Voltaire et du chevalier de Grammont. Il avait tiré un parti très-habile du malheur de la monarchie et de la fréquentation des princes pendant leur exil. Les disgrâces même, du sort sont gracieuses aux hommes de cette nature, ils ne prennent rien trop au sérieux dans la vie. Il y a toujours de la ressource dans l'esprit souple et flexible d'un courtisan de rois tombés. Il s'était voué de bonne heure à ce rôle de l'espérance et de l'activité dans les causes en apparence perdues; il avait conspiré avec les flatteurs de la haute émigration en Suisse, en Russie, en Angleterre; il s'était lié avec M. de Blacas, homme plus sérieux, mais moins aimable que lui; Louis XVIII l'aimait pour sa légèreté, il tenait tête à ce monarque en matière classique et épigrammatique; il avait écrit en 1814 des brochures royalistes qui lui avaient fait un nom d'homme d'État de demi-jour, à l'époque où une brochure paraissait un événement; il n'était point ennemi des transactions avec la révolution pacifiée; il savait se proportionner aux choses et aux hommes; il n'avait aucun préjugé, grande avance pour faire sa place et sa fortune; mais il la mangeait à mesure qu'il la faisait. Le roi avait fini par le nommer ministre en Toscane. Il n'y jouissait pas d'une considération très-sérieuse, mais d'une réputation d'esprit très-méritée. Les émigrés, ses contemporains, très-légers au commencement, étaient devenus moroses et pédantesques en vieillissant; ils reprochaient à M. de La Maisonfort d'être resté jeune malgré ses années. On le desservait à Paris; il voulait y rentrer malgré eux pour se défendre et pour obtenir du roi un poste plus lucratif. En attendant, il n'avait plus qu'à peu près un an à passer dans l'Italie centrale pour me laisser, à titre de chargé d'affaires de France, ses trois légations, Florence, Parme, Modène et Lucques, à diriger.

XXIV

Incapable de basse jalousie et très-capable d'amitié pour un jeune homme dont la renommée naissante le flattait sous le rapport littéraire, poëte lui-même, et poëte très-agréable (la touchante et naïve romance gauloise de Griselidis est de lui), il m'accueillit moins en subordonné qu'en ami plus jeune et en élève tout à la fois politique et poétique; il me présenta comme son second et comme son successeur aux principales cours auprès desquelles il était accrédité.

Celle de Florence, qui était notre principale résidence, se composait d'abord du grand-duc de Toscane, jeune encore d'années, mais d'une maturité précoce et studieuse qui annonçait un digne héritier du trône et du libéralisme philosophique de Léopold.

Léopold, quoique frère de l'empereur d'Autriche, et empereur ensuite lui-même, avait inoculé le goût et l'habitude des gouvernements libres à l'Italie; il y avait été le précurseur de la révolution et de la tolérance administrative et religieuse descendues du trône sur les sujets. Le jeune souverain actuel continuait son oncle. Ses deux ministres, le vieux Fossombroni et le prince Corsini, avaient conservé les traditions de mansuétude, d'économie et de gouvernement par le peuple lui-même, de leur maître Léopold. La peine de mort, supprimée par ce prince, n'avait été rétablie que pour la forme par l'administration française sous Napoléon; l'échafaud ne s'était jamais relevé sous le régime grand-ducal; la Toscane était l'oasis de l'Europe.

Comment une dynastie qui n'était qu'une première famille libre dans un pays libre, dont le gouvernement servait de modèle et d'émulation au monde, comment une dynastie plus que constitutionnelle, qui était à elle seule la constitution et la nationalité dans la terre des Léopold et des Médicis, a-t-elle été perfidement envahie et honteusement chassée de cette oasis, créée par elle, et chassée par les Piémontais du palais Pitti, où le roi Charles-Albert, ce roi d'ambition à tout prix, avait cherché et trouvé un asile chez ceux-là mêmes qu'il persécutait en reconnaissance de leurs bienfaits? On parle de l'ingratitude des peuples, mais de celle des rois, qu'en dites-vous?

XXV

Deux princesses charmantes, sœurs l'une de l'autre et presque du même âge, embellissaient cette cour et donnaient de la grâce à ses vertus.

L'une était la jeune veuve du précédent grand-duc, mort récemment; l'autre était la grande-duchesse régnante, qui partageait avec sa sœur les honneurs de ce trône à deux. Princesses de Saxe, elles avaient apporté de ce pays lettré, dans cette terre des beaux-arts, l'instruction et le goût de tout ce qui est l'idéal des grands esprits et des cœurs enthousiastes. Elles me reçurent comme Éléonore d'Este et même comme cette Lucrezia Borgia, tant et si odieusement calomniée, recevaient jadis l'Arioste et le Tasse dans ces cours de Ferrare et de Mantoue, qui n'étaient que des académies de tous les grands artistes de l'esprit.

Le grand-duc me témoigna une considération précoce et imméritée, qui ne tarda pas à se changer, sous les rapports politiques, en véritable amitié. La crainte de contrister le marquis de La Maisonfort, qui ne jouissait pas auprès de lui de la même prédilection, lui fit voiler discrètement, à lui, ses bontés pour moi, et moi, ma respectueuse affection pour lui. J'en jouissais à la dérobée, le matin, dans sa bibliothèque du palais Pitti, où je me rendais mystérieusement, et où il venait me joindre aussitôt qu'il était averti de ma présence, par son bibliothécaire, pour m'emmener dans son appartement. Là, j'avais l'honneur d'avoir avec le prince des entretiens confidentiels sur la politique, qui m'ont laissé, pour ses principes et pour ses vertus, une éternelle admiration. Heureux les peuples qui ont leur sort dans des mains si pures et si douces! Malheur aux peuples qui ne savent pas les apprécier et qui préfèrent s'asservir à des rois chevelus de caserne, au lieu de chérir des princes philosophes qui ne leur demandent que d'être heureux!

La grande-duchesse, sa femme, sortait quelquefois de son appartement contigu, un de ses enfants dans les bras, pour venir, comme une simple mère de famille, s'asseoir gracieusement à ces entretiens. J'en sortais pénétré d'une véritable estime pour le prince, d'une vénération enthousiaste pour la princesse. Le bruit de cette faveur secrète du grand-duc, dont j'étais honoré, ne tarda pas à se répandre malgré nos précautions. On crut que j'aspirais à changer de patrie et à devenir ministre favori du grand-duc, au lieu de simple chargé d'affaires de France dans une cour d'Italie. Le parti autrichien affecta de s'en alarmer; il n'en était rien, je n'avais, à cette époque, ni mérité, ni subi les rigueurs de ma patrie, et je n'aurais eu aucune excuse de chercher à changer de foyer et de devoir.

Mon penchant pour la Toscane et pour les jeunes souverains était entièrement désintéressé. Je n'aimais rien d'eux qu'eux-mêmes. Si ce prince, maintenant méconnu et exilé, lit par hasard ces lignes, il y retrouvera, après tant d'années et de vicissitudes, les mêmes sentiments de respect et d'estime. J'ai été assez heureux et assez prudent, en 1848, pour lui en donner des preuves muettes, en résistant aux instances de Charles-Albert et en opposant à ses empiétements contre les princes, ses anciens hôtes, ses parents et ses alliés, l'inflexible refus de la loyauté de la République française. Notre devoir, selon moi, n'était pas de fomenter en Italie l'agrandissement, diminutif pour la France, de la maison de Savoie, mais de favoriser une confédération italienne qui constituât la péninsule en États solidaires contre l'Autriche et reliés à la France par l'éternel intérêt d'une indépendance commune.

XXVI

J'attendais mon ami, le comte Aymons de Virieu, qui, déjà souffrant, venait avec sa famille chercher un climat plus salutaire en Toscane. Je m'étais logé moi-même, et je lui avais proposé un appartement dans une maison isolée et poétique, à l'extrémité de la rue di Borgo ogni Santi, entourée, au premier étage, d'un jardin en terrasse planté de magnifiques caroubiers, et dominant un parc immense, qu'on appelait la villa Torregiani.

Cette villa n'avait pour tout édifice qu'une tour monumentale élevée à une hauteur pyramidale au-dessus des sapins les plus sylvestres et les plus sombres. La destination romanesque et pieuse de ce monument extraordinaire et mystérieux ajoutait à cette vue un intérêt qui sacrait pour ainsi dire le bois et la pierre. On disait que le marquis Torregiani, très-bel homme, au visage toscan voilé par une empreinte de tristesse, y venait tous les jours.

Je le voyais souvent entrer seul dans son jardin, fermé aux curieux; j'étais à portée de contempler ce pèlerinage d'amour et de douleur dont on chuchotait tout bas le motif. L'amour en Italie, comme on peut le voir par la Béatrice de Dante et par la Laure de Pétrarque, est le plus avoué et en même temps le plus sérieux des sentiments de l'homme. La femme elle-même, souvent si légère ailleurs, y est dépourvue de toute coquetterie, ce vain masque d'amour, et de toute inconstance, cette satiété du cœur qui se lasse avant la mort des attachements conçus avec réflexion. Les liaisons sont des serments tacites que la morale peut désapprouver, mais que l'usage excuse et que la fidélité justifie. Le marquis Torregiani avait conçu et cultivé dès sa jeunesse une passion de cette nature petrarquesse pour une jeune et ravissante femme de race hébraïque, mariée à un banquier florentin. Cette passion était réciproque et ne portait aucun ombrage au mari. Le cavalier servant et l'époux, selon l'usage aussi du pays, s'entendaient pour adorer, l'un d'un culte conjugal, l'autre d'un culte de pure assiduité, l'idole commune d'attachements différents, mais aussi ardents l'un que l'autre. Le jeune et charmant objet de ce double culte fut enlevé dans sa première fleur à son époux et à son adorateur. Mais la mort même ne put séparer les pensées. La différence du culte interdit au marquis de Torregiani d'élever, à celle qui avait disparu de ses yeux, un monument dans le cimetière juif où il pût aller pleurer sur sa cendre. Il s'imagina, dans sa douleur, et inspiré d'étranges imaginations, de se rapprocher au moins par le regard de la place où elle s'était évanouie de la terre. Il bâtit cette tour assise par assise, et l'éleva jusqu'à une telle hauteur, qu'elle dominait tous les palais et tous les clochers de la ville qui pouvaient s'interposer à la vue entre le cimetière juif et la villa Torregiani; en sorte qu'en montant au sommet de sa tour, il pût, à chaque retour du jour, contempler la place de ce campo santo juif, où son idole avait dépouillé sa forme terrestre pour habiter l'éternelle et pure demeure dans son souvenir et dans le ciel!

Il y passait chaque jour des heures de recueillement et de larmes, dont cette plate-forme funèbre avait seule le secret. Un sonnet de Pétrarque contenait-il plus de larmes que ce marbre colossal élevé dans les cieux pour entrevoir un souvenir?

XXVII

Je ne tardai pas à porter mes respects à une majesté découronnée que j'avais visitée à mon premier voyage. Le souvenir de son second époux, le poëte Alfieri, l'illustrait davantage encore que le premier, à mes yeux. C'était la comtesse d'Albany, reine légataire de l'Angleterre par son mariage avec le dernier des Stuarts. La comtesse d'Albany, belle autrefois, et toujours aimable, était une fille de la grande maison flamande des Stolberg, sœur de ces frères Stolberg, célèbres dans la philosophie et dans la littérature allemande du dernier siècle. Le cardinal d'York, frère du Prétendant, autrefois héroïque, Charles-Édouard, et réfugié à Rome, avait fait venir la jeune comtesse en Italie pour lui faire épouser son frère déjà âgé et déchu de son caractère par un vice excusable dans un héros découragé: l'ivresse, mère de l'oubli. Le prince avait été séduit par la jeunesse, la beauté et les grâces intellectuelles de sa compagne; il l'avait aimée, mais il n'avait pu conserver son estime, encore moins son amour. Le poëte aristocrate piémontais Alfieri, présenté à Florence à la cour du prince, n'avait pas tardé à plaindre la jeune victime d'un époux suranné, et à ambitionner le rôle de favori et de consolateur d'une reine. Il était parvenu sans peine à tourner, en faveur de la comtesse d'Albany, la faveur passionnée de l'opinion de la société en Toscane. La religion elle-même avait servi de manteau à l'amour.

Un soir que les deux époux devaient aller ensemble au théâtre, le prince était parti le premier et se croyait suivi dans une seconde voiture par sa femme, retardée sous un spécieux prétexte; mais il l'attendit en vain dans sa loge; il l'avait vue pour la dernière fois: un couvent inviolable avait reçu la comtesse et l'avait soustraite aux droits et aux recherches de son royal époux.

Peu de temps après, Alfieri, voyageant seul suivi de ses quatorze chevaux anglais, sur la route de Sienne, s'acheminait mélancoliquement vers Rome, où la comtesse d'Albany se rendait de son côté par une autre route, allant chercher dans un couvent la protection de son beau-frère, le cardinal d'York.

Le cardinal se déclara le protecteur de sa belle-sœur auprès du pape. Après quelques mois de séquestration dans le monastère de Rome, la séparation civile et religieuse fut prononcée, et la comtesse, libre de ses engagements, se rendit à Paris et dans d'autres capitales, où elle fut suivie par son poëte. Après la mort de son mari-roi, qui ne tarda pas à succomber à ses excès et à son triste isolement, un mariage secret, dont on n'a eu néanmoins aucune preuve légale (parce que cette preuve aurait privé la royale comtesse de la pension que lui faisait l'Angleterre), unit les deux amants.

XXVIII

Ils vécurent quelques années à Paris, au commencement de la Révolution française, jusqu'aux approches de 1793, dans une retraite qui ne put les dérober à la persécution commençante. Comment la Révolution, qui décapitait une reine, fille d'empereur, à côté de son double trône, avait-elle respecté une reine découronnée et fugitive? Le poëte tragique piémontais, qui avait été jusque-là le plus ardent et le plus inflexible des démocrates, à condition que la démocratie ne touchât ni aux priviléges de la noblesse piémontaise, ni aux prétentions littéraires de son pâle génie, s'indigne contre la double profanation des républicains français. Toute sa colère d'imagination contre la tyrannie des rois de Turin se changea en rage contre l'audace des peuples démocratisés par la France; il assouvit sa haine à huis clos, par le Miso Gallo, recueil d'invectives mal rimées et d'épigrammes sans dard, contre le pays, les hommes, les principes qu'il avait exaltés jusque-là. Il fit imprimer en même temps, chez Didot, les quatorze tragédies mort-nées qu'il s'était imposé la tâche d'écrire comme des exercices d'écolier classique, plus que comme des effusions de sa nature, et il alla se confiner, avec sa gloire inédite en poche, dans sa retraite de Florence.

Les Italiens, qui ne possédaient aucun poëte dramatique, prétendirent en avoir trouvé un dans Alfieri, comme lui même prétendit leur en donner un sans originalité et sans verve. On le prit au mot de ses prétentions, non-seulement en Italie, mais en France, où on le jugea sur parole. Il passa grand homme avant quarante ans, et s'ensevelit dans une gloire morose, au fond d'une élégante maison, sur le quai de l'Arno, qu'habitait avec lui la comtesse d'Albany.

Moi aussi je fus, pendant mes premières années poétiques, infatué sur parole du mérite de ce grand homme d'intention. J'achetai ses œuvres en douze volumes, et je voyageai par tous pays muni de ce viatique; je fus longtemps avant de découvrir que le vide était plus sonore que le plein, et que la froide déclamation n'était pas de la poésie, encore moins du drame. Possédé alors, comme tous les jeunes gens, et sentant, comme les jeunes Italiens avec lesquels j'avais été élevé, la forte haine de la tyrannie, j'adorais ce parodiste de Sénèque le tragique, et je me croyais d'autant plus initié à la vertu civique que j'avais plus d'enthousiasme pour lui. Ce ne fut que plus tard que je me rendis compte de cette fausse grandeur guindée sur des échasses, et de cette fausse poésie qui déclame et qui ne sent rien. Cette tragédie de parade ressemble à Shakspeare comme l'éloquence de club à l'éloquence de Cicéron ou de Mirabeau.

XXIX

La véritable maladie dont Alfieri mourut à quarante ans était l'ennui qu'il éprouvait lui-même de ses propres œuvres; aussi se réfugiait-il dans l'étude du grec et dans des poésies systématiques, épigrammatiques, civiques, démocratiques, aristocratiques, qui fatiguaient l'esprit sans nourrir le cœur. Ses Mémoires seuls, cet étrange et amoureux monument de son amour pour la comtesse d'Albany, méritent d'être recueillis et de survivre. Il y a dans ces Mémoires autant d'originalité que de grandeur et de passion; là, son caractère savait véritablement participer de la majesté de sa royale idole.

Il mourut chez la comtesse d'Albany, qui fit élever par Canova, dans l'église de Santa Croce, un magnifique monument avec la statue colossale de l'Italie pleurant son poëte. Ce monument est comme l'homme, plus déclamatoire qu'éloquent; c'est le mausolée académique d'une poésie de convention. Le grand peintre français Fabre, de Montpellier, ami de la comtesse d'Albany, fut son consolateur, et, l'on croit, son troisième mari. C'était un Poussin moderne tout à fait italianisé par son talent et par son culte pour Raphaël, dont il recherchait les moindres vestiges, et dont il légua, à sa mort, les reliques retrouvées au musée de sa ville natale, Montpellier.

XXX

Les lettres de la comtesse de Virieu, veuve du membre de l'Assemblée nationale, intimement liée avec la comtesse d'Albany, m'avaient accrédité chez elle. Sa maison, modeste, élégante, lettrée, était le sanctuaire quotidien des personnages les plus distingués de Florence, Athènes alors de l'Italie. Le comte Gino Capponi, héritier du grand nom et de la grande influence de ses ancêtres, avec qui j'étais lié d'ancienne date à Paris, y venait tous les jours. C'était et c'est encore le génie de la Toscane historique ressuscité; il désirait la liberté et l'indépendance de sa patrie, restaurée sous ses souverains libéralisés, mais nullement la destruction du nom de la Toscane et l'usurpation de la maison de Savoie sous les Piémontais, considérés alors comme de bons soldats des frontières, et nullement comme des maîtres dignes de l'Italie régénérée. Le comte Gino Capponi, porté au ministère par les premiers flots de la révolution italienne, y agit dans ce sens patriotique et émancipateur de l'étranger, jusqu'au moment où la fausse idée d'une unité absorbante détruisit, sous le carbonarisme des radicaux, les vraies nationalités historiques dont l'Italie se compose, pour saper l'histoire sous la chimère et pour agir par la violence, à contre-sens de la nature, en détournant les peuples et les princes d'une puissante et naturelle confédération italienne.

Le comte Capponi rentra alors dans la retraite en faisant des vœux pour l'Italie sous toutes ses formes. Une cécité précoce condamna à l'inaction ce grand et généreux citoyen, que l'estime et la reconnaissance de sa patrie accompagnent jusque dans ses invalides du patriotisme. Puissent ces lignes lui apprendre que l'amitié survit au delà du bonheur et de la popularité pour les hommes dignes d'être aimés à tous les âges!

XXXI

La comtesse d'Albany m'accueillit avec une gracieuse bonté dans ce cercle étroit des nationaux et des étrangers qui venaient honorer, dans sa personne, moins la reine d'un empire évanoui que la souveraine légitime de la grâce et de l'esprit dans la conversation. On ne pouvait s'empêcher de chercher encore sur sa figure douce, fine, intelligente et passionnée, les traces de la beauté qui l'avait fait adorer dans un autre âge. On ne les y retrouvait que dans la physionomie, cette immobilité du visage. La nature flamande de sa carnation rappelait les portraits de Rubens plus que ceux des belles Italiennes du moyen âge; son corps s'était alourdi par la chair; ses joues, encore fraîches, donnaient trop de largeur à sa figure; mais l'éclat tempéré de ses beaux yeux bleus et le sourire très-affectueux de ses lèvres faisaient souvenir de l'attrait qu'ils devaient avoir à quinze ans. On ne s'étonnait pas qu'elle eût été aimée pour ses charmes avant de l'être pour ses aventures et pour ses infortunes; c'était de la poésie encore, mais de la poésie survivant aux années, qui la surchargeaient de leur embonpoint sans l'effacer, parce qu'elle est de l'âme et non de la chair. Le feu doux de la passion mal éteinte illumine encore les traits où elle a resplendi. Le reflet de l'amour est l'illumination du visage jusque dans l'ombre des années.

XXXII

Ma renommée de poëte à peine éclos, ma qualité de diplomate français, l'accueil dont j'étais l'objet à la cour du souverain, mon bonheur intérieur, la présence de mes meilleurs amis, le loisir réservé à la poésie de ma vie comme à celle de mes pensées, ma reconnaissance pour tous ces dons de la Providence et mon penchant à la contemplation pieuse qui s'est toujours accru en moi dans les moments heureux de mon existence, comme les parfums de la terre qui s'élèvent mieux sous les rayons du soleil que sous les frimas des mauvais climats, semblaient me promettre une félicité calme dont je remerciais ma destinée; lorsqu'un événement étrange et inattendu vint changer du jour au lendemain cet agréable état de mon âme en une sorte de proscription sociale qui se déclara soudainement contre moi, et qui me fit craindre un moment de voir ma carrière diplomatique coupée et abrégée au moins en Italie, ce pays du monde dont j'aimais le plus à me faire une patrie d'adoption.

Voici cette bizarre et malheureuse péripétie de mon bonheur.

XXXIII

Peu de temps avant mon départ de France pour mon poste à Florence, le plus grand, selon moi, de tous les poëtes modernes, était mort en Grèce, tout jeune encore et dans le seul acte généreux, désintéressé, héroïque, qu'il eût tenté jusque-là pour racheter par la vertu les excentricités et les juvénilités peu sensées et peu louables de sa vie. Je veux parler de lord Byron, ce proscrit volontaire de sa famille et de sa patrie, qui avait eu le courage, comme le Renaud du Tasse, de quitter mieux qu'Armide, pour voler au secours d'une ombre de peuple par amour pour l'humanité et pour ce que nous appelions alors la gloire.

À son arrivée à Missolonghi avec de l'or et des armes, le ciel lui avait refusé l'occasion d'illustrer deux fois son nom de poëte en y ajoutant le nom de héros, d'homme d'État et de libérateur de la Grèce. S'il vivait aujourd'hui, la Grèce, selon toute probabilité, ne chercherait pas d'autre roi.

Lord Byron avait commencé sa réputation immortelle par la publication d'un poëme en quatre chants, ou plutôt d'une grande excentricité poétique, aussi originale et aussi vagabonde que son imagination, intitulée le Pèlerinage de Child Harold. C'était comme un lai des sirventes, comme une légende du moyen âge, dont les seuls événements étaient ses impressions et ses amours, ses songes dans les différentes terres et dans les différentes mers qu'il avait parcourues.

Ce poëme avait allumé l'imagination de son temps à proportion du plus ou moins d'élément combustible que ces imaginations portaient en elles-mêmes. La mienne en avait été incendiée, et c'est une de ces impressions que l'âge, les revers, les vicissitudes prosaïques de l'existence n'ont pas affaiblies en moi. Les morsures du charbon sacré ne se cicatrisent pas dans le cœur des poëtes.

XXXIV

La mort de lord Byron fut un deuil profond pour moi-même. Je me souviens encore de la matinée, à Mâcon, où ma mère, qui connaissait ma passion pour ce Tasse et pour ce Pétrarque des Anglais dans un seul homme, craignant l'effet soudain et inattendu que ferait sur moi cette mort d'un inconnu, entr'ouvrit mes rideaux d'une main prévoyante et m'annonça avec précaution la catastrophe du poëte, comme elle m'aurait annoncé une perte de famille. Elle portait sur sa physionomie l'empreinte de la douleur qu'elle pressentait dans mon cœur. Mon deuil en effet, à moi, fut immense et ne se consola jamais de cette étoile éteinte dans le ciel de la poésie de notre siècle. Il avait beau avoir écrit cette parodie de l'amour intitulée Don Juan. C'était une débauche de colère et de cynisme contre lui-même, un reniement de saint Pierre que le Dieu déplore et pardonne. Sa poésie est éternelle, parce qu'elle pleure mieux qu'elle ne fait semblant de rire. Sa note sensible s'empare de l'âme comme une harmonica céleste. Les nerfs en souffrent, mais le cœur en saigne, et les gouttes de sang qui en découlent sont les délices des cœurs sensibles.

XXXV

Vivement frappé de cette perte, l'idée me vint, idée en général malheureuse, de payer un tribut de deuil et de gloire à ce roi des poëtes contemporains, en continuant ce poëme sous le titre de Cinquième chant de Child Harold. Je l'écrivis tout d'une haleine, trop vite, comme tout ce que j'ai écrit ou fait dans cette improvisation perpétuelle qu'on appelle ma vie, excepté quand l'événement qui presse ne laisse pas le temps de délibérer, et où le meilleur conseil, c'est l'inspiration.

Je supposai que lord Byron vivait encore et que le génie, qui lui avait inspiré les quatre premiers chants de son poëme, inspirait encore à son génie le récit de sa propre mort. Mécontent de la somnolence de l'Italie, le poëte, en la quittant, lui adressait des adieux pleins d'amers reproches. Mais, dans mon plan, ces adieux n'étaient pas dans ma bouche, ils étaient dans la sienne, et parfaitement conformes aux sentiments exagérés qu'il avait maintes fois exprimés lui-même en vers et en prose, sentiments des radicaux ou des carbonari étrangers, avec lesquels il était en relation pendant qu'il habitait Venise, les bords du Pô ou les rives de l'Arno.

Voici ces vers:

XXXVI

Où va-t-il?... Il gouverne au berceau du soleil.
Mais pourquoi sur son bord ce terrible appareil?
Va-t-il, le cœur brûlant d'une foi magnanime,
Conquérir une tombe au désert de Solyme;
Ou, pèlerin armé, son bourdon à la main,
Laver ses pieds souillés dans les flots du Jourdain?
Non: du sceptique Harold le doute est la doctrine,
Le croissant ni la croix ne couvrent sa poitrine;
Jupiter, Mahomet, héros, grands hommes, dieux,
(Ô Christ, pardonne-lui!) ne sont rien à ses yeux
Qu'un fantôme impuissant que l'erreur fait éclore,
Rêves plus ou moins purs qu'un vain délire adore,
Et dont par ses clartés la superbe oraison,
Siècle après siècle, enfin délivre l'horizon.
Jamais, d'aucun autel ne baisant la poussière,
Sa bouche ne murmure une courte prière;
Jamais, touchant du pied le parvis d'un saint lieu,
Sous aucun nom mortel il n'invoqua son Dieu!
Le dieu qu'adore Harold est cet agent suprême,
Ce Pan mystérieux, insoluble problème,
Grand, borné, bon, mauvais, que ce vaste univers
Révèle à ses regards sous mille aspects divers:
Être sans attributs, force sans providence,
Exerçant au hasard une aveugle puissance;
Vrai Saturne, enfantant, dévorant tour à tour;
Faisant le mal sans haine et le bien sans amour;
N'ayant pour tout dessein qu'un éternel caprice;
Ne commandant ni foi, ni loi, ni sacrifice;
Livrant le faible au fort et le juste au trépas,
Et dont la raison dit: «Est-il? ou n'est-il pas?»
Ses compagnons épars, groupés sur le navire,
Ne parlent point entre eux de foi ni de martyre,
Ni des prodiges saints par la croix opérés,
Ni des péchés remis dans les lieux consacrés,
D'un plus fier évangile apôtres plus farouches,
Des mots retentissants résonnent sur leurs bouches:
Gloire, honneur, liberté, grandeur, droits des humains,
Mort aux tyrans sacrés égorgés par leurs mains,
Mépris des préjugés sous qui rampe la terre,
Secours aux opprimés, vengeance, et surtout guerre;
Ils vont, suivant partout l'errante Liberté,
Répondre en Orient au cri qu'elle a jeté;
Briser les fers usés que la Grèce assoupie
Agite, en s'éveillant, sur une race impie;
Et voir dans ses sillons, inondés de leur sang,
Sortir d'un peuple mort un peuple renaissant.
Déjà, dorant les mâts, le rayon de l'aurore
Se joue avec les flots que sa pourpre colore;
La vague, qui s'éveille au souffle frais du jour,
En sillons écumeux se creuse tour à tour;
Et le vaisseau, serrant la voile mieux remplie,
Vole, et rase de près la côte d'Italie.
Harold s'éveille; il voit grandir dans le lointain
Les contours azurés de l'horizon romain;
Il voit sortir grondant, du lit fangeux du Tibre,
Un flot qui semble enfin bouillonner d'être libre,
Et Soracte, dressant son sommet dans les airs,
Seul se montrer debout où tomba l'univers.
Plus loin, sur les confins de cette antique Europe
Dans cet Éden du monde où languit Parthénope,
Comme un phare éternel sur les mers allumé,
Son regard voit fumer le Vésuve enflammé:
Semblable au feu lointain d'un mourant incendie,
Sa flamme, dans le jour un moment assoupie,
Lance, au retour des nuits, des gerbes de clartés;
La mer rougit des feux dans son sein reflétés;
Et les vents agitant ce panache sublime,
Comme un pilier en feu d'un temple qui s'abîme,
Font pencher sur Pæstum, jusqu'à l'aube des jours,
La colonne de feu, qui s'écroule toujours.
À la sombre lueur de cet immense phare,
Harold longe les bords où frémit le Ténare;
Où l'Élysée antique, en un désert changé,
Étalant les débris de son sol ravagé,
Du céleste séjour dont il offrait l'image
Semble avoir conservé les astres sans nuage.
Mais là, près de la tombe ou le grand cygne dort,
Le vaisseau, tout à coup, tourne sa poupe au bord.
Fuyant de vague en vague, Harold, avec tristesse,
Voit sous les flots brillants la rive qui s'abaisse;
Bientôt son œil confond l'océan et les cieux;
Et ces borda immortels, disparus à ses yeux,
Semblant s'évanouir en de vagues nuages,
Comme un nom qui se perd dans le lointain des âges.

«Italie! Italie! adieu, bords que j'aimais!
Mes yeux désenchantés te perdent pour jamais!
Ô terre du passé, que faire en tes collines?
Quand on a mesuré tes arcs et tes ruines,
Et fouillé quelques noms dans l'urne de la mort,
On se retourne en vain vers les vivants: tout dort.
Tout, jusqu'aux souvenirs de ton antique histoire,
Qui te feraient du moins rougir devant ta gloire!
Tout dort, et cependant l'univers est debout!
Par le siècle emporté tout marche, ailleurs, partout!
Le Scythe et le Breton, de leurs climats sauvages
Par le bruit de ton nom guidés vers tes rivages,
Jetant sur tes cités un regard de mépris,
Ne t'aperçoivent plus dans tes propres débris.
Et, mesurant de l'œil tes arches colossales,
Tes temples, tes palais, tes portes triomphales,
Avec un rire amer demandent vainement
Pour qui l'immensité d'un pareil monument,
Si l'on attend qu'ici quelque autre César passe,
Ou si l'ombre d'un peuple occupe tant d'espace?
Et tu souffres sans honte un affront si sanglant!
Que dis-je? tu souris au barbare insolent;
Tu lui vends les rayons de ton astre qu'il aime;
Avec un lâche orgueil, tu lui montres toi-même
Ton sol partout empreint de tes nombreux héros,
Ces vieux murs où leurs noms roulent en vains échos,
Ces marbres mutilés par le fer du barbare,
Ces bustes avec qui son orgueil te compare,
Et de ces champs féconds les trésors superflus,
Et ce ciel qui t'éclaire et ne te connaît plus!
Rougis!... Mais non: briguant une gloire frivole,
Triomphe! On chante encore au pied du Capitole.
À la place du fer, ce sceptre des Romains,
La lyre et le pinceau chargent tes faibles mains;
Tu sais assaisonner des voluptés perfides,
Donner des chants plus doux aux voix de tes Armides,
Animer les couleurs sous un pinceau vivant,
Ou, sous l'adroit burin de ton ciseau vivant,
Prêter avec mollesse au marbre de Blanduse
Les traits de ces héros dont l'image t'accuse.
Ta langue, modulant des sons mélodieux,
À perdu l'âpreté de tes rudes aïeux;
Douce comme un flatteur, fausse comme un esclave,
Tes fers en ont usé l'accent nerveux et grave;
Et, semblable au serpent, dont les nœuds assouplis
Du sol fangeux qu'il couvre imitent tous les plis,
Façonnée à ramper par un long esclavage,
Elle se prostitue au plus servile usage,
Et, s'exhalant sans force en stériles accents,
Ne fait qu'amollir l'âme et caresser les sens.

«Monument écroulé, que l'écho seul habite
Poussière du passé qu'un vent stérile agite;
Terre, ou les fils n'ont plus le sang de leurs aïeux,
Où sur un sol vieilli les hommes naissent vieux,
Où le fer avili ne frappe que dans l'ombre,
Où sur les fronts voilés plane un nuage sombre,
Où l'amour n'est qu'un piége et la pudeur qu'un fard,
Où la ruse a faussé le rayon du regard,
Où les mots énervés ne sont qu'un bruit sonore.
Un nuage éclaté qui retentit encore:
Adieu! Pleure ta chute en vantant tes héros!
Sur des bords où la gloire a ranimé leurs os,
Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine!)
Des hommes, et non pas de la poussière humaine!...
. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . .
«Le ciel avec amour tourne sur toi les yeux;
Quelque chose de saint sur les tombeaux respire,
La Foi sur tes débris a fondé son empire!
La Nature, immuable en sa fécondité,
T'a laissé deux présents, ton soleil, ta beauté;
Et, noble dans ton deuil, sous tes pleurs rajeunie,
Comme un fruit du climat enfante le génie.
Ton nom résonne encore à l'homme qui l'entend,
Comme un glaive tombé des mains du combattant;
À ce bruit impuissant, la terre tremble encore,
Et tout cœur généreux te regrette et t'adore.

«Et toi qui m'as vu naître, Albion, cher pays
Qui ne recueilleras que les os de ton fils,
Adieu! tu m'as proscrit de ton libre rivage;
Mais dans mon cœur brisé j'emporte ton image,
Et, fier du noble sang qui parle encore en moi,
De tes propres vertus t'honorant malgré toi,
Comme ce fils de Sparte allant à la victoire,
Je consacre à ton nom ou ma mort ou ma gloire.
Adieu donc! Je t'oublie, et tu peux m'oublier:
Tu ne me reverras que sur mon bouclier.
. . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . .

«Souvent, le bras posé sur l'urne d'un grand homme,
Soit aux bords dépeuplés des longs chemins de Rome,
Soit sous la voûte auguste où, de ses noirs arceaux,
L'ombre de Westminster consacre ses tombeaux,
En contemplant ces arcs, ces bronzes, ces statues,
Du long respect des temps par l'âge revêtues,
En voyant l'étranger d'un pied silencieux,
Ne toucher qu'en tremblant le pavé de ces lieux,
Et des inscriptions sur la poudre tracées
Chercher pieusement les lettres effacées
J'ai senti qu'à l'abri d'un pareil monument
Leur grande ombre devait dormir plus mollement;
Que le bruit de ces pas, ce culte, ces images,
Ces regrets renaissants et ces larmes des âges,
Flattaient sans doute encore, au fond de leur cercueil,
De ces morts immortels l'impérissable orgueil;
Qu'un cercueil, dernier terme où tend la gloire humaine,
De tant de vanités est encor la moins vaine;
Et que pour un mortel peut-être il était beau
De conquérir du moins, ici-bas, un tombeau?...
Je l'aurai!... Cependant mon cœur souhaite encore
Quelque chose de plus, mais quoi donc? il ignore.
Quelque chose au delà du tombeau! Que veux-tu?
Et que te reste-t-il à tenter?... La vertu!
Et bien! pressons ce mot jusqu'à ce qu'il se brise!
S'immoler sans espoir pour l'homme qu'on méprise,
Sacrifier son or, ses voluptés, ses jours,
À ce rêve trompeur... mais qui trompe toujours;
À cette liberté que l'homme qui l'adore
Ne rachète un moment que pour la vendre encore;
Venger le nom chrétien du long oubli des rois;
Mourir en combattant pour l'ombre d'une croix,
Et n'attendre pour prix, pour couronne et pour gloire
Qu'un regard de ce Juge en qui l'on voudrait croire
Est-ce assez de vertu pour mériter ce nom?
Eh bien! sachons enfin si c'est un rêve ou non!»

XXXVII

Voici comment je rends compte dans mes commentaires de cet événement.

J'étais secrétaire d'ambassade à Naples. Je quittais Naples et Rome en 1822. Je vins passer un long congé à Paris. J'y fis paraître la Mort de Socrate, les Secondes Méditations. J'y composai, après la mort de lord Byron, le cinquième chant du poëme de Child Harold.

Dans ce dernier poëme, je supposais que le poëte anglais, en partant pour aller combattre et mourir en Grèce, adressait une invective terrible à l'Italie pour lui reprocher sa mollesse, son sommeil, sa voluptueuse servitude. Cette apostrophe finissait par ces deux vers:

Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine!)
Des hommes, et non pas de la poussière humaine!...

Les poëtes italiens eux-mêmes, Dante, Alfieri, avaient dit des choses aussi dures à leur patrie.

Ces reproches, d'ailleurs, n'étaient pas dans ma bouche, mais dans la bouche de lord Byron: ils n'égalaient pas l'âpreté de ses interpellations à l'Italie. Ce poëme fit grand bruit: ce bruit alla jusqu'à Florence. J'y arrivai deux mois après en qualité de premier secrétaire de légation.

À peine y fus-je arrivé qu'une vive émotion patriotique s'éleva contre moi. On traduisit mes vers séparés du cadre, on les fit répandre à profusion dans les salons, au théâtre, dans le peuple; on s'indigna dans des articles de journaux et dans des brochures, de l'insolence du gouvernement français, qui envoyait, pour représenter la France dans le centre de l'Italie littéraire et libérale, un homme dont les vers étaient un outrage à l'Italie. La rumeur fut grande, et je fus quelque temps proscrit par toutes les opinions. Il y avait alors à Florence des exilés de Rome, de Turin, de Naples, réfugiés sur le sol toscan, à la suite des trois révolutions qui venaient de s'allumer et de s'éteindre dans leur patrie. Au nombre de ces proscrits se trouvait le colonel Pepe. Le colonel Pepe était un des officiers les plus distingués de l'armée; il avait suivi Napoléon en Russie; il était, de plus, écrivain de talent. Il prit en main la cause de sa patrie; il fit imprimer contre moi une brochure dont l'honneur de mon pays et l'honneur de mon poste ne me permettaient pas d'accepter les termes. J'en demandai satisfaction. Nous nous battîmes dans une prairie au bord de l'Arno, à une demi-lieue de Florence. Nous étions tous les deux de première force en escrime. Le colonel avait plus de fougue, moi plus de sang-froid. Le combat dura dix minutes. J'eus cinq ou six fois la poitrine découverte du colonel sous la pointe de mon épée: j'évitai de l'atteindre. J'étais résolu de me laisser tuer, plutôt que d'ôter la vie à un brave soldat criblé de blessures, pour une cause qui n'était point personnelle, et qui, au fond, honorait son patriotisme. Je sentais aussi que si j'avais le malheur de le tuer, je serais forcé de quitter l'Italie à jamais. Après deux reprises, le colonel me perça le bras droit d'un coup d'épée. On me rapporta à Florence. Ma blessure fut guérie en un mois.

XXXVIII

Les duels sont punis de mort en Toscane. Le nôtre avait eu trop d'éclat pour que le gouvernement pût feindre de l'ignorer. Ma qualité de représentant d'une puissance étrangère me couvrait; la qualité de réfugié politique aggravait celle du colonel Pepe. On le recherchait. J'écrivis au grand-duc, prince d'une âme grande et noble, qui m'honorait de son amitié, pour obtenir de lui que le colonel Pepe ne fût ni proscrit de ses États, ni inquiété pour un fait dont j'avais été deux fois le provocateur. Le grand-duc ferma les yeux. Le public, touché de mon procédé et attendri par ma blessure, m'applaudit la première fois que je reparus au théâtre. Tout fut effacé par un peu de sang entre l'Italie et moi. Je restai l'ami de mon adversaire, qui rentra plus tard dans sa patrie et devint général.

Un de mes amis avait relevé ma cause dès la première émotion de cette querelle, et il avait écrit, en quelques pages de sang-froid et d'analyse, une défense presque judiciaire de mes vers calomniés. Mais je ne voulus plaider de la plume qu'après le jugement de l'épée, et je ne consentis à publier cette défense que lorsque je pus la signer de la goutte de sang de ce duel d'honneur non personnel, mais national.

J'en donne ici quelques extraits, comme pièces justificatives de cet étrange procès littéraire.

XXXIX

«On a donné, dans quelques écrits récemment publiés en Italie, de fausses interprétations d'un passage du cinquième chant du poëme de Child Harold, interprétations dont l'auteur a été profondément affligé, et auxquelles on croit convenable de répondre. Les esprits impartiaux apprécieront sans doute les motifs du silence que M. de Lamartine a gardé jusqu'ici, et la justesse de ces observations.

«Un auteur ne doit jamais défendre ses propres ouvrages, mais un homme qui se respecte doit venger ses sentiments méconnus. Fidèle à ce principe, M. de Lamartine n'a jamais répondu aux critiques littéraires que par le silence; mais il repousse avec raison des opinions et des sentiments que l'erreur seule peut lui imputer.

«Le passage inculpé est une imprécation poétique contre l'Italie en général; imprécation que prononce Child Harold au moment où, quittant pour jamais les contrées de l'Europe, contre lesquelles sa misanthropie s'exhalait souvent avec toutes les expressions de la haine, il s'élançait vers un pays où son imagination désenchantée lui promettait des émotions nouvelles. Cette imprécation renferme ce que renferme toute imprécation, c'est-à-dire tout ce que l'imagination d'un poëte, quand il rencontre un pareil sujet, peut lui fournir de plus fort, de plus général, de plus exagéré, de plus vague, contre la chose ou le pays sur lesquels s'exerce la fureur poétique de son héros. Si l'on veut une idée juste d'une pareille figure, qu'on lise les diatribes d'Alfieri contre la France, son langage, ses mœurs, ses habitants; les imprécations de Corneille contre Rome, celle de Dante, de Pétrarque, et de presque tous les poëtes italiens contre leur propre patrie, celles même de lord Byron contre quelques-uns de ses compatriotes; qu'on lise enfin tous les satiriques de tous les siècles, depuis Juvénal jusqu'à Gilbert. De pareils morceaux n'ont jamais rien prouvé, que le plus ou moins de talent de leurs auteurs à se pénétrer des couleurs de leur sujet, ou à exercer leur verve satirique sur des nations ou des époques, c'est-à-dire sur des abstractions inoffensives.

XL

«Voilà cependant de quel fondement des critiques italiens et quelques personnes mal informées ont voulu conclure les opinions et les sentiments de M. de Lamartine sur l'Italie. Hâtons-nous d'ajouter cependant que la plupart des personnes qui sont tombées dans cette erreur ne connaissaient de l'ouvrage que ce seul passage, et que, le lisant séparé de l'ensemble qui l'explique, et le croyant placé dans la bouche du poëte lui-même, l'accusation pouvait leur paraître plus plausible.

«Rétablissons les faits: l'imprécation du cinquième chant de Child Harold n'a jamais été l'expression des sentiments de M. de Lamartine sur l'Italie. Ces vers ne sont nullement dans sa bouche, ils sont dans la bouche de son héros; et si jamais il a été possible de confondre le héros et l'auteur, et de rendre l'un solitaire des opinions de l'autre, à coup sûr ce n'était pas ici le cas. Child Harold, ou lord Byron, que ce nom désigne toujours, est non-seulement un personnage très-distinct de M. de Lamartine, il en est encore en toute chose l'opposé le plus absolu. Irréligieux jusqu'au scepticisme, fanatique de révolutions, misanthrope jusqu'au mépris le moins déguisé pour l'espèce humaine, paradoxal jusqu'à l'absurde, Child Harold est partout et toujours, dans ce cinquième chant, le contraste le plus prononcé avec les idées, les opinions, les affections, les sentiments de l'auteur français; et peut être M. de Lamartine pourrait-il affirmer avec vérité qu'il n'y a pas dans tout ce poëme quatre vers qui soient pour lui l'expression d'un sentiment personnel. Le genre même de l'ouvrage peut rendre raison d'une pareille dissemblance: ce cinquième chant est, en effet, une continuation de l'œuvre d'un autre poëte, œuvre où cet autre poëte célébrait son propre caractère et ses impressions les plus intimes; sorte de composition où l'auteur doit, plus que tout autre, se dépouiller de lui-même et se perdre dans sa fiction. Ajoutons que ce cinquième chant était même destiné à paraître sous le nom de lord Byron, et comme la traduction d'un fragment posthume de cet illustre écrivain.

«Mais depuis quand un auteur serait-il solidaire des paroles de son héros? Quand lord Byron faisait parler Manfred, le Corsaire ou Lara; quand il mettait dans leur bouche les imprécations les plus affreuses contre l'homme, contre les institutions sociales, contre la Divinité; quand ils riaient de la vertu et divinisaient le crime, a-t-on jamais confondu la pensée du poëte et celle du brigand? et un tribunal anglais s'est-il avisé de venir demander compte à l'illustre barde des opinions du corsaire ou des sentiments de Lara? Milton, le Dante, le Tasse, sont dans le même cas: toute fiction a été de tout temps permise aux poëtes, et aucun siècle, aucune nation ne leur a imputé à crime un langage conforme à leur fiction.

Pictoribus atque poetis
Quid libet audenti semper fuit æqua potestas.

«Mais si l'usage de tous les temps et le bon sens de tous les peuples ne suffisaient pas pour établir ici cette distinction entre le poëte et le héros, M. de Lamartine avait pris soin de l'établir d'avance dans la préface même de son ouvrage. «Il est inutile, dit-il, de faire remarquer que la plupart des morceaux de ce dernier chant de Child Harold se trouvent uniquement dans la bouche du héros que, d'après ces opinions connues, l'auteur français ne pouvait faire parler contre la vraisemblance de son caractère. Satan, dans Milton, ne parle point comme les anges. L'auteur et le héros ont deux langages très-opposés, etc...» (Préface de la première édition d'Harold.)

Lamartine.

CXXIVe ENTRETIEN

FIOR D'ALIZA
(Suite. Voir la livraison précédente).

XLI

«Ce serait en dire assez; mais on dira plus. Lors même que M. de Lamartine aurait écrit en son propre nom, et comme l'expression de ses propres impressions, ce qu'il n'a écrit que sous le nom d'Harold; lors même qu'il penserait de l'Italie et de ses peuples autant de mal que le supposent gratuitement ses adversaires, le fragment cité ne mériterait aucune des épithètes qu'on se plaît à lui donner. En effet, une chose qui, par sa nature, n'offense ni un individu ni une nation, n'est point une injure; jamais une vague déclamation contre les vices d'un siècle ou d'un peuple n'a offensé réellement une nation ou une époque; et jamais ces déclamations, quelque violentes, quelque injustes qu'on les suppose, n'ont été sérieusement reprochées à leurs auteurs; l'opinion, juste en ce point, a senti que ce qui frappait dans le vague était innocent, par là même que cela ne nuisait à personne.

«Plaçons ici une observation plus personnelle. Si le chant de Child Harold était le début d'un auteur complétement inconnu, si la vie et les ouvrages de M. de Lamartine étaient totalement ignorés, on comprendrait plus aisément peut-être l'erreur qui lui fait attribuer aujourd'hui les sentiments qu'il désavoue. Mais s'il perce dans tous ses écrits précédents un goût de prédilection pour une contrée de l'Europe, à coup sûr c'est pour l'Italie: dans vingt passages de ses ouvrages, il témoigne pour elle le plus vif enthousiasme; il ne cesse d'y exalter cette terre du soleil, du génie et de la beauté:

Délicieux vallons, où passa tour à tour
Tout ce qui fut grand dans le monde!

(Méditation VIII, 1re édit.)

d'en appeler à ses immortels souvenirs:

Oui, dans ton sein l'âme agrandie
Croit sur tes monuments respirer ton génie?

(Id.)

de célébrer sa gloire et même ses ruines: voyez le morceau intitulé Rome, dédié à la duchesse de Devonshire. Si du poëte nous passons à l'homme, nous voyons que M. de Lamartine a passé en Italie, et par choix, les premières années de sa jeunesse; qu'il y est revenu sans cesse à différentes époques; qu'il y revient encore aujourd'hui. Qu'on rabaisse son talent poétique tant qu'on voudra, il n'y attache pas lui-même plus de prix qu'il n'en mérite; mais si on veut bien lui accorder au moins le bon sens le plus vulgaire et le plus usuel, comment supposera-t-on que si la haine qu'on lui impute était dans son cœur, que s'il avait prétendu exhaler ses propres sentiments en écrivant les imprécations d'Harold, il eût au même moment demandé à être renvoyé dans ce pays qu'il abhorrait, et qu'enfin il fût venu se jeter seul au milieu des ennemis de tout genre que la manifestation de ces sentiments aurait dû lui faire? Qui ne sent l'absurdité d'une pareille supposition, et quel homme de bonne foi, en comparant les paroles du poëte et ses actions, en opposant tous les vers où il exprime sous son propre nom ses propres impressions à ceux où il exprime les sentiments présumés de son personnage, quel homme de bonne foi, disons-nous, pourra suspendre son jugement?

XLII

«Quelle que soit, au reste, la peine que puisse éprouver M. de Lamartine de voir ses intentions si amèrement inculpées, il doit peut-être de la reconnaissance aux auteurs des différents articles où on l'accuse, puisqu'ils le mettent dans la nécessité d'expliquer sa pensée méconnue, et de désavouer hautement les sentiments aussi absurdes qu'injurieux qu'on s'est plu à lui prêter. De ce qu'il y a quelques traits de vérité dans le fragment d'Harold, on veut conclure que ce ne sont point des sentiments feints, et qu'ils expriment la pensée de l'auteur plus que la passion du héros. Oui, sans doute, il y a quelques traits de vérité: et quel peuple n'a pas ses vices? quelle époque n'a pas ses misères? L'Italie seule voudrait-elle n'être peinte que des traits de l'adulation? Il y a quelques traits de vérité; mais l'ensemble du tableau est faux, outré, comme tout tableau qui n'est vu que sous un seul jour, comme toute peinture où l'imagination n'emploie que les couleurs de la prévention et de la haine. Oui, le tableau est faux pour M. de Lamartine. Dans sa fiction, son héros et lui parlent de principes trop opposés pour se rencontrer jamais dans un jugement semblable.

«Mais peut-on admettre, d'ailleurs, que le poëte qui a pu faire les vers de Child Harold soit en même temps assez absurde et assez aveugle à toute évidence pour ne pas rendre une éminente justice à ce que tout le monde entier reconnaît et admire? pour maudire une terre à laquelle la nature et le ciel ont prodigué tous leurs dons, dont l'histoire est encore un des trophées du genre humain? pour dédaigner une langue qu'ont chantée le Dante, Pétrarque et le Tasse; une terre où, dans les temps modernes, toute civilisation et toute littérature ont pris naissance et ont produit la splendeur de Rome sous les Léon X, la culture et l'éclat de Florence sous les Médicis, la puissance merveilleuse de Venise et les plus imposants chefs-d'œuvre que nos âges puissent opposer au siècle de Périclès? comprendre enfin, dans une exécration universelle, le climat, le génie, la langue, le caractère de dix nations des plus heureusement douées par le ciel, et chez lesquelles tant de grands écrivains, tant de nobles caractères semblent renouvelés de siècle en siècle pour protester contre la décadence même de cet empire du monde qu'aucun peuple n'a pu conserver?

«Mais c'est assez. Quelle que soit l'estime que l'on porte à un homme ou à un peuple, le moment de le louer n'est pas celui où l'on est injustement accusé par lui; la justice même en pareil cas ressemblerait à de la crainte. Quoique M. de Lamartine rejette à bon droit ce rôle d'insulteur public qu'on a voulu lui faire jouer malgré lui, il ne veut pour personne, pas même pour une nation, s'abaisser au rôle de suppliant ou à celui d'adulateur: l'un lui messied autant que l'autre. Satisfait d'avoir répondu aux injustes inculpations qu'un de ses écrits a pu malheureusement autoriser jusqu'à ce qu'il se fût expliqué lui-même, il se taira maintenant. Les esprits impartiaux rendront justice aux sentiments de convenances personnelles et politiques qui lui imposent désormais le devoir de ne répondre aux fausses interprétations que par le silence, aux injures littéraires que par l'oubli, aux insultes personnelles que par la mesure et la fermeté que tout homme doit retrouver en soi, quand on en appelle de son talent à son caractère.

«Florence, le 12 janvier 1826.»

CHAPITRE II

XLIII

Pendant le mois que je passai dans mon lit à me guérir de ma blessure, les personnes les plus distinguées de Florence se firent écrire à ma porte, et je compris, par cet empressement, que le pays était satisfait et que la réconciliation était complète. Après ma convalescence, je rendis ces visites; M. Demidoff, le père, qui vivait alors à Florence dans une opulence sans limites, entretenait dans son palais une troupe de comédiens français très-distingués, et un orchestre italien réunissait, une fois par semaine, chez lui, tout ce que la cour, la ville et le corps diplomatique renfermaient de spectateurs. J'y fus particulièrement bien reçu, et son fils, Anatole Demidoff, enfant alors, m'a conservé et témoigné depuis des sentiments survivant à toutes les circonstances heureuses ou malheureuses de ma vie.

L'ancien ambassadeur de Prusse, Luchesini, homme d'une finesse et d'une grâce qui voilaient son habileté consommée, me rappelait au delà des Alpes et des Apennins la figure et la sagacité du prince de Talleyrand. Le marquis de Bombelles était ambassadeur d'Autriche. Fils de M. de Bombelles, émigré français rentré avec le roi et devenu, depuis la mort de sa femme, évêque d'Amiens, il était resté au service de l'empereur François. C'était un homme d'un esprit très-expert et d'un caractère très-agréable, mais d'autant plus hostile à la France que, étant lui-même Français d'origine, il avait plus à cœur de paraître servir son souverain allemand par une opposition innée à tout ce qui pouvait rappeler la constitution semi-révolutionnaire dans le gouvernement de Louis XVIII. Il avait épousé et amené à Florence une jeune et belle Danoise, la fameuse Ida Brown, devenue comtesse de Bombelles, aussi bonne que belle, douée d'une voix et d'un talent musical égaux peut-être aux charmes de madame Malibran, rassemblant presque tous les jours dans son salon les admirateurs passionnés de sa personne et de son art. On en sortait enivré. Sa simplicité candide la défendait contre l'enthousiasme qu'inspiraient sa jeunesse, sa beauté et sa voix. Elle n'éprouvait et n'inspirait que l'amitié. Elle en conçut une très vive pour ma femme et pour moi.

XLIV

Nous dûmes à cette prédilection de la comtesse de Bombelles de la voir quelquefois dans le merveilleux exercice du talent, ou plutôt de l'inspiration qui lui avait valu l'enthousiasme de madame de Staël dans son dernier voyage à Hambourg: les Attitudes. Elle était née grande tragédienne par le geste. Dès l'âge de dix à douze ans, elle avait compris d'elle-même qu'il y avait un langage souverainement expressif dans les poses et dans les attitudes du corps, comme il y en a un dans les sons. La contemplation des tableaux des grands peintres ou des statues des grands sculpteurs, qui gravent, en immortelles attitudes, leur pensée dans l'œil de leurs admirateurs, avait convaincu la jeune fille que l'effet de la beauté vivante ne serait pas moins impressionnant que celui de la beauté morte, et que la chair était au moins l'égale de la pierre, ou du bronze, ou du marbre.

Une révélation de son génie inné lui avait fait imiter sans efforts l'expression des fortes sensations: effroi, amour, contemplation, tristesse, deuil, désespoir, sur le visage et dans la pose du corps, pour produire sur l'œil ce que la poésie dramatique ou épique la plus éloquente produit sur l'imagination la plus sensible.

Pour rendre cet effet aussi agréable qu'il était puissant, il fallait que l'artiste ajoutât à l'intelligence la suprême beauté, afin que l'imagination ravie ne pût pas rêver plus beau que l'image reproduite à ses yeux. La nature en cela n'avait rien laissé à désirer dans les yeux, dans la chevelure, dans les traits, dans les bras, dans tout le galbe enfin de madame de Bombelles. L'inspiration même, qui manquait quelquefois à la figure au repos, reparaissait en elle aussitôt qu'elle oubliait le monde pour s'abandonner à son génie plastique. Ce n'était plus une femme, c'était une passion sous l'idéale beauté; elle ne se livrait à cette inspiration des attitudes que dans l'intimité la plus confidentielle. Le prestige d'une telle exhibition de soi-même eût été trop expressif en public. Le génie lui-même a sa pudeur, surtout quand il a pour organe une femme. Je n'ai jamais vu ailleurs que devant ces statues animées de madame de Bombelles le prodige des attitudes, et je ne l'ai jamais oublié. Son mari est mort, et elle vit maintenant retirée du monde dans quelque asile religieux d'Allemagne. Si elle y pense à ses amis des jours heureux, que mon nom lui revienne et qu'elle se souvienne à son tour de ceux qui l'ont le plus aimée. Le souvenir est la résurrection des jours évanouis.

XLV

J'en trouvai en ce temps-là une autre à Florence dans la présence inattendue de la comtesse Léna, qui était venue passer quelques mois chez son frère, en Toscane, et visiter ses anciens amis. Un long silence l'avait éloignée de moi depuis mon mariage. Elle pensait pouvoir renouer un attachement, passionné d'une part, mais combattu de l'autre. C'était la plus belle et la plus gracieuse des femmes qui m'eût jamais apparu dans ma vie. (Voir sous le nom de Régina le deuxième volume des Confidences.) Telle elle était encore; telle elle fut jusqu'au dernier jour de sa vie, à l'heure où le choléra l'emporta, en 1851, dans sa retraite des environs de Venise où elle s'était réfugiée. Connaissant mes revers après la révolution de 1848, elle m'écrivit pour m'offrir un asile dans le séjour solitaire que sa fidèle amitié me gardait. J'avais des devoirs rigoureux à remplir avant de penser à un repos délicieux, mais coupable. J'étais parti pour Constantinople et Smyrne quand cette invitation m'arriva. Je lui répondis pour la remercier et pour ajourner l'acceptation de son offre. Elle était morte quand ma réponse parvint à son sépulcre.

Elle prit un appartement à Florence, où nous passâmes quelques mois ensemble dans une intimité douce, mais irréprochable, au milieu du petit cercle d'amis et d'admirateurs de sa merveilleuse beauté. Nous nous séparâmes douloureusement quand elle repartit pour Rome. Il y a ainsi dans la vie des apparitions qui auraient pu enchanter l'existence, mais qu'on ne rencontre que trop tôt ou trop tard. La comtesse Léna ne se retrouvera que dans le ciel; elle était trop belle pour cette terre.

XLVI

Le marquis de la Maisonfort quitta Florence au printemps, au moment où la cour de Toscane allait habiter, suivant son usage, Livourne et Pise, où elle avait ses palais. J'y allai moi-même, et je pris à Livourne, non loin du bord de la mer, une belle villa dans un faubourg, entourée de vastes jardins plantés de citronniers et de figuiers. La grande-duchesse allait tous les soirs se promener en voiture à l'Ardenza; cette promenade, la seule qu'il y eût à Livourne, était alors sans ombre, et on ne pouvait y aller qu'au soleil couchant, à l'heure où la brise de mer soufflait la fraîcheur humide des flots sur la plage.

J'y montais moi-même à cheval à cette heure, et je galopais sur la roule solitaire de la maison isolée, qu'avait habitée longtemps lord Byron. Je croyais y revoir son ombre et celle de son amie, la comtesse Guicioli.

Quelquefois je partais le matin avant l'ardeur du jour, et j'allais jusqu'au monastère célèbre de Montenero, lieu de pèlerinage, chez un matelot de la Méditerranée; je laissais mes chevaux de selle dans quelque auberge du Cap, et je me perdais, un album sous le bras, dans les bois de caroubiers et de chênes verts qui en couvraient les pentes. C'est là que j'écrivis en grande partie les Harmonies poétiques et religieuses, qui ne furent imprimées que huit ans après. Le soir, quand je remontais à cheval pour regagner ma villa de Livourne, au soleil baissant, je trouvais quelquefois les deux grandes-duchesses assises, avec leurs enfants, dans le jardin de ma femme, et passant familièrement les heures intimes de la soirée avec nous en causant de poésie et de littérature, comme elles avaient fait avec Schiller et Gœthe, à Weymar.

XLVII

Après tout un été passé ainsi dans l'intimité de ces princesses et du prince, on conçoit aisément que je ne puisse être impartial sur le sort de ces souverains, qui descendaient du trône pour s'entretenir avec un poëte, et pour méditer tout bas le bonheur des peuples qui leur étaient confiés. Cette vie cessa pour reprendre à Florence, l'hiver suivant, après leur séjour à Pise et dans leur villa impériale de Poggio Caiano, aux environs de Florence. J'y fus souvent invité plus tard et j'y dînai dans la salle magnifique où la célèbre Vénitienne Bianca Capello, devenue grande-duchesse par l'amour, expia par le poison son bonheur et celui de son époux.

XLVIII

Le marquis de la Maisonfort m'avait invité à venir à Lucques, où il voulait me présenter au duc de Lucques, fils de la reine d'Étrurie, que Napoléon avait mise sur le trône de Toscane, puis détrônée et reléguée à Lucques. La Restauration y avait rétabli son fils, en attendant le duché de Parme, après Marie-Louise, veuve de Napoléon vivant relégué à Sainte-Hélène.

La duchesse de Parme, Marie-Louise, que j'avais vue en passant à Parme, m'avait paru charmante et bien éloignée de l'affreuse image que les libéraux et les bonapartistes français avaient faite d'elle à Paris. Sa figure aussi douce qu'intelligente, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, sa taille souple, sa physionomie heureuse sous un voile de mélancolie paisible, plaisaient aux regards impartiaux. Le comte de Neiperg, grand-maître de sa maison et son premier ministre, qu'elle passait pour aimer en secret depuis son retour à Vienne (1814), avait vis-à-vis d'elle la déférence respectueuse qui convenait à sa situation officielle.

Après avoir dîné deux jours à sa table, dans son palais de Parme, elle reconnut en moi en ami de la maison des Bourbons, et elle me conduisit elle-même dans les chambres hautes de son palais pour m'y faire voir, avec une visible indifférence, les reliques de sa grandeur impériale données par la ville de Paris à l'époque de son mariage et de ses couches. Ces monuments de sa dignité forcée, couverts de la poussière du temps, lui rappelaient évidemment des années de splendeur qu'elle eût voulu effacer de sa vie. Je la quittai pour la revoir depuis, tous les ans, avec une impression très-douce et très-admirative qui ne pouvait que s'accroître en la voyant familièrement. C'était une femme pleine de grâce, de simplicité et d'agréments. Parme était heureuse sous cette princesse qui cherchait à consoler ce petit peuple, par son gouvernement, des splendeurs dont elle avait joui et dont elle était déchue en trois ans, d'un règne qui n'avait été qu'un grand orage.

XLIX

Je m'arrêtai à Pise pendant quelques jours pour y admirer les beautés de la cathédrale et du Campo Santo, ce monument de marbre du XIIIe siècle, et les quais magnifiques et solitaires, témoins aujourd'hui muets d'une grandeur évanouie. J'y fis connaissance avec un ami de madame de Staël, l'aimable professeur Rosini, auteur de la Monaca de Monza, avec lequel j'entretins depuis une amitié qui ne s'éteignit qu'à sa mort.

De là, je me rendis à Lucques par une route entrecoupée de riants villages où les pampres déjà jaunissants, suspendus en guirlandes, semaient les bords des fossés de feuilles de vigne et d'oliviers.

Je ne fis que traverser la ville, et je descendis à Saltochio, superbe villa antique qu'habitait le marquis de La Maisonfort, de l'autre côté de la plaine, sur la route des bains. J'y pris possession d'un appartement que voulut bien m'offrir le ministre de France. Nous y fîmes ensemble plus de poésie que de diplomatie. La sérénité limpide de ce beau ciel au commencement de l'automne m'inspira ces mélancolies qui se répandent sur le bonheur même, comme le clair de lune de ces climats sur la nuit d'un beau jour.

En voici une que j'écrivis dès les premiers jours de mon arrivée à Saltochio; je la donne ici avec le commentaire qu'on retrouve dans mes œuvres complètes:

PENSÉE DES MORTS

Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon;
Voilà le vent qui s'élève
Et gémit dans le vallon;
Voilà l'errante hirondelle
Qui rase du bout de l'aile
L'eau dormante des marais;
Voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères
Le bois tombé des forêts.

L'onde n'a plus le murmure
Dont elle enchantait les bois;
Sous des rameaux sans verdure
Les oiseaux n'ont plus de voix;
Le soir est près de l'aurore;
L'astre à peine vient d'éclore,
Qu'il va terminer son tour;
Il jette par intervalle
Une lueur, clarté pâle
Qu'on appelle encore un jour.

L'aube n'a plus de zéphire
Sous ses nuages dorés;
La pourpre du soir expire
Sous les flots décolorés;
La mer solitaire et vide
N'est plus qu'un désert aride
Où l'œil cherche en vain l'esquif;
Et sur la grève plus sourde
La vague orageuse et lourde
N'a qu'un murmure plaintif.

La brebis sur les collines
Ne trouve plus le gazon,
Son agneau laisse aux épines
Les débris de sa toison.
La flûte aux accords champêtres
Ne réjouit plus les hêtres
Des airs de joie ou d'amours,
Toute herbe aux champs est glanée:
Ainsi finit une année,
Ainsi finissent nos jours!

C'est la saison où tout tombe
Aux coups redoublés des vents;
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants:
Ils tombent alors par mille,
Comme la plume inutile
Que l'aigle abandonne aux airs,
Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes
À l'approche des hivers.

C'est alors que ma paupière
Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu'à la lumière
Dieu n'a pas laissés mûrir!
Quoique jeune sur la terre,
Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison;
Et quand je dis en moi-même:
Où sont ceux que ton cœur aime?
Je regarde le gazon.

Leur tombe est sur la colline,
Mon pied le sait: la voilà!
Mais leur essence divine,
Mais eux, Seigneur, sont-ils là?
Jusqu'à l'indien rivage
Le ramier porte un message
Qu'il rapporte à nos climats;
La voile passe et repasse:
Mais de son étroit espace
Leur âme ne revient pas.

Ah! quand les vents de l'automne
Sifflent dans les rameaux morts,
Quand le brin d'herbe frissonne,
Quand le pin rend ses accords,
Quand la cloche des ténèbres
Balance ses glas funèbres,
La nuit, à travers les bois,
À chaque vent qui s'élève,
À chaque flot sur la grève,
Je dis: N'es-tu pas leur voix?

Du mois, si leur vois si pure,
Est trop vague pour nos sens,
Leur âme en secret murmure
De plus intimes accents;
Au fond des cœurs qui sommeillent,
Leurs souvenirs qui s'éveillent
Se pressent de tous côtés,
Comme d'arides feuillages
Que rapportent les orages
Au tronc qui les a portés.

C'est une mère ravie
À ses enfants dispersés,
Qui leur tend, de l'autre vie,
Ces bras qui les ont bercés;
Des baisers sont sur sa bouche;
Sur ce sein qui fut leur couche
Son cœur les rappelle à soi;
Des pleurs voilent son sourire,
Et son regard semble dire:
«Vous aime-t-on comme moi?»

C'est une jeune fiancée
Que, le front ceint du bandeau,
N'emporta qu'une pensée
De sa jeunesse au tombeau:
Triste, hélas! dans le ciel même,
Pour revoir celui qu'elle aime
Elle revient sur ses pas,
Et lui dit: «Ma tombe est verte.
Sur cette terre déserte
Qu'attends-tu? Je n'y suis pas!»

C'est un ami de l'enfance
Qu'aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence
Pour appuyer notre cœur.
Il n'est plus; notre âme est veuve,
Il nous suit dans notre épreuve,
Et nous dit avec pitié:
«Ami, si ton âme est pleine,
De ta joie ou de ta peine
Qui portera la moitié?»

C'est l'ombre pâle d'un père
Qui mourut en nous nommant;
C'est une sœur, c'est un frère
Qui nous devance un moment.
Sous notre heureuse demeure,
Avec celui qui les pleure,
Hélas! ils dormaient hier!
Et notre cœur doute encore,
Que le ver déjà dévore
Cette chair de notre chair!

L'enfant dont la mort cruelle
Vient de vider le berceau,
Qui tomba de la mamelle
Au lit glacé du tombeau;
Tous ceux enfin dont la vie,
Un jour ou l'autre ravie,
Emporte une part de nous,
Murmurent sous la poussière:
«Vous qui voyez la lumière,
De nous vous souvenez-vous?»

Ah! vous pleurer est le bonheur suprême,
Mânes chéris de quiconque a des pleurs!
Vous oublier, c'est s'oublier soi-même:
N'êtes-vous pas un débris de nos cœurs?

En avançant dans notre obscur voyage,
Du doux passé l'horizon est plus beau:
En deux moitiés notre âme se partage,
Et la meilleure appartient au tombeau!

Dieu de pardon! leur Dieu! Dieu de leurs pères!
Toi que leur bouche a si souvent nommé,
Entends pour eux les larmes de leurs frères!
Prions pour eux, nous qu'ils ont tant aimé!

Ils t'ont prié pendant leur courte vie,
Ils ont souri quand tu les as frappés!
Ils ont crié: «Que ta main soit bénie!»
Dieu, tout espoir, les aurais-tu trompés?

Et cependant pourquoi ce long silence?
Nous auraient-ils oubliés sans retour?
N'aiment-ils plus? Ah! ce doute t'offense!
Et toi, mon Dieu, n'es-tu pas tout amour?

Mais s'ils parlaient à l'ami qui les pleure,
S'ils nous disaient comment ils sont heureux,
De tes desseins nous devancerions l'heure;
Avant ton jour nous volerions vers eux.

Où vivent-ils? Quel astre à leur paupière
Répand un jour plus durable et plus doux?
Vont-ils peupler ces îles de lumière?
Ou planent-ils entre le ciel et nous?

Sont-ils noyés dans l'éternelle flamme?
Ont-ils perdu ces doux noms d'ici-bas,
Ces noms de sœur, et d'amante, et de femme?
À ces appels ne répondront-ils pas?

Non, non, mon Dieu! si la céleste gloire
Leur eût ravi tout souvenir humain,
Tu nous aurais enlevé leur mémoire:
Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain?

Ah! dans ton sein que leur âme se noie!
Mais garde-nous nos places dans leur cœur.
Eux qui jadis ont goûté notre joie,
Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur?

Étends sur eux la main de ta clémence!
Ils ont péché: mais le ciel est un don!
Ils ont souffert: c'est une autre innocence!
Ils ont aimé: c'est le sceau du pardon.

Ils furent ce que nous sommes,
Poussière, jouet du vent;
Fragiles comme des hommes,
Faibles comme le néant!
Si leurs pieds souvent glissèrent,
Si leurs lèvres transgressèrent
Quelque lettre de ta loi,
Ô Père, ô Juge suprême,
Ah! ne les vois pas eux-mêmes;
Ne regarde en eux que toi!

Si tu scrutes la poussière,
Elle s'enfuit à ta voix;
Si tu touches la lumière,
Elle ternira tes doigts;
Si ton œil divin les sonde,
Les colonnes de ce monde
Et des cieux chancelleront;
Si tu dis à l'innocence,
«Monte et plaide en ma présence!»
Tes vertus se voileront.

Mais, toi, Seigneur, tu possèdes
Ta propre immortalité;
Tout le bonheur que tu cèdes
Accroît ta félicité.
Tu dis au soleil d'éclore,
Et le jour ruisselle encore!
Tu dis au temps d'enfanter,
Et l'éternité docile,
Jetant les siècles par mille,
Les répand sans les compter!

Les mondes que tu répares
Devant toi vont rajeunir,
Et jamais tu ne sépares
Le passé de l'avenir.
Tu vis! et tu vis! Les âges,
Inégaux pour tes ouvrages,
Sont tous égaux sous ta main;
Et jamais ta voix ne nomme,
Hélas! ces trois mots de l'homme:
Hier, aujourd'hui, demain!

Ô Père de la nature,
Source, abîme de tout bien,
Rien à toi ne se mesure:
Ah! ne te mesure à rien!
Mets, ô divine clémence,
Mets ton poids dans la balance,
Si tu pèses le néant!
Triomphe, ô vertu suprême,
En te contemplant toi-même!
Triomphe en nous pardonnant.

L
COMMENTAIRE
DE LA PREMIÈRE HARMONIE

Cela fut écrit à la villa Ludovisi, dans la campagne de Lucques, pendant l'automne de 1825. La campagne de Lucques est l'Arcadie de l'Italie. En quittant Pise et ses monuments de marbre blanc étincelant sous son ciel bleu, qui font de cette ville un musée en plein soleil, on s'enfonce dans des gorges fertiles, où l'olivier, le figuier, le grenadier, le maïs oriental, le peuplier, l'if poudreux, la vigne grimpante, inondent la campagne de végétation. Bientôt ces vallées s'élargissent, et deviennent un bassin de quelques lieues de circonférence, dont la ville de Lucques occupe le centre. Ses remparts, ses clochers, ses tours, les toits crénelés de ses palais jaillissent du sein des arbres, c'est une Florence en miniature. Mais aussitôt qu'on a traversé la capitale, on découvre, sur le penchant des montagnes, une nature infiniment plus accidentée, plus ombragée, plus arrosée, plus creusée, plus étagée, plus alpestre, plus apennine, que la nature en Toscane: les cimes, voilées de châtaigniers et dentelées de roches, se perdent en une hauteur immense dans le ciel. Des ermitages, des couvents, des hameaux, des maisons de chevriers isolées, éclatent de blancheur, au milieu des figuiers et des caroubiers presque noirs, sur chaque piédestal de rocher, au bord écumant de chaque cascade. Au-dessous, cinq ou six villas majestueuses sont assises sur des pelouses entourées de cyprès, précédées de colonnades de marbre entrevues derrière la fumée des jets d'eau; elles dominent la plaine de Lucques d'un côté, et de l'autre elles s'adossent aux flancs ombragés des montagnes. Des chemins étroits, encaissés par les murs des podere et par le lit des torrents, mènent en serpentant à ces villas, où les grands seigneurs de Florence, de Pise, de Lucques, et les ambassadeurs étrangers passent dans les plaisirs les mois d'automne.

J'habitais un de ces magiques séjours; je gravissais souvent, le matin, les sentiers rocailleux qui mènent au sommet de ces montagnes, d'où l'on aperçoit les maremmes de Toscane et la mer de Pise. Rien n'était triste alors dans ma vie, rien vide dans mon cœur; un soleil répercuté par les cimes dorées des rochers m'enveloppait; les ombres des cyprès et des vignes me rafraîchissaient; l'écume des eaux courantes et leurs murmures m'entretenaient; l'horizon des mers m'élargissait le ciel, et ajoutait le sentiment de l'infini à la voluptueuse sensation des scènes rapprochées que j'avais sous les pieds; l'amitié, l'amour, le loisir, le bonheur, m'attendaient au retour à la villa Ludovisi. Je ne rencontrais sur les bords des sentiers que des spectacles de vie pastorale, de félicité rustique, de sécurité et de paix. Des paysages de Léopold Robert, des moissonneurs, des vendangeurs, des bœufs accouplés ruminant à l'ombre, pendant que les enfants chassaient les mouches de leurs flancs avec des rameaux de myrte; des muletiers ramenant aux villages lointains leurs femmes qui allaitaient leurs enfants, assises dans un des paniers; de jeunes filles dignes de servir de type à Raphaël, s'il eût voulu diviniser la vie et l'amour, au lieu de diviniser le mystère et la virginité; des fiancés, précédés des pifferari (joueurs de cornemuse), allant à l'église pour faire bénir leur félicité; des moines, le rosaire à la main, bourdonnant leurs psaumes comme l'abeille bourdonne en rentrant à la ruche avec son butin; des frères quêteurs, le visage coloré de soleil et de santé, le dos plié sous le fardeau de pain, de fruits, d'œufs, de fiasques d'huile et de vin, qu'ils rapportaient au couvent; des ermites assis sur leurs nattes au seuil de leur ermitage ou de leur grotte de rocher au soleil, et souriant aux jeunes femmes et aux enfants qui leur demandaient de les bénir, voilà les spectacles de cette nature; il n'y avait là rien pour la tristesse et la mort. Qu'est-ce qui me ramena donc à cette pensée? Je n'en sais rien; j'imagine que ce fut précisément le contraste, l'étreinte de la volupté sur le cœur qui le presse trop fort, et qui en exprime trop complétement la puissance de jouir et d'aimer, et qui lui fait sentir que tout va finir promptement, et que la dernière goutte de cette éponge du cœur qui boit et qui rend la vie, est une larme. Peut-être cela fut-il simplement la vue d'un de ces beaux cyprès immobiles se détachant en noir sur le lapis éclatant du ciel, et rappelant le tombeau.

LI

Quoi qu'il en soit, j'écrivis les premières strophes de cette harmonie aux sons de la cornemuse d'un pifferaro aveugle, qui faisait danser une noce de paysans de la plus haute montagne sur un rocher aplani pour battre le blé, derrière la chaumière isolée qu'habitait la fiancée; elle épousait un cordonnier d'un hameau voisin, dont on apercevait le clocher un peu plus bas, derrière une colline de châtaigniers. C'était une des plus belles jeunes filles des Alpes du midi qui eût jamais ravi mes yeux; je n'ai retrouvé cette beauté accomplie, à la fois idéale et incarnée, que dans la race grecque ionienne, sur la côte de Syrie. Elle m'apporta des raisins, des châtaignes et de l'eau glacée pour ma part de son bonheur; je remportai, moi, son image. Encore une fois, qu'y avait-il là de triste et de funèbre? Eh bien! la pensée des morts sortit de là. N'est-ce pas parce que la mort est le fond de tout tableau terrestre, et que la couronne blanche sur ses cheveux noirs me rappela la couronne blanche sur un linceul? J'espère qu'elle vit toujours dans son chalet adossé à son rocher, et qu'elle tresse encore les nattes de paille dorée en regardant jouer ses enfants sous le caroubier, pendant que son mari chante, en cousant le cuir à sa fenêtre, la chanson du cordonnier des Abruzzes:

«Pour qui fais-tu cette chaussure? Est-ce une sandale pour le moine? est-ce une guêtre pour le bandit? est-ce un soulier pour le chasseur?

«C'est une semelle pour ma fiancée, qui dansera la tarentelle sous la treille, au son du tambour orné de grelots. Mais, avant de la lui porter chez son père, j'y mettrai un clou plus fort que les autres, un baiser sous la semelle de ma fiancée!

«J'y mettrai une paillette plus brillante que toutes les autres, un baiser sous le soulier de mon amour!

«Travaille, travaille, calzolaïo!»

CHAPITRE III

LII

Ce n'est pas un poëme, ce n'est pas non plus un roman, c'est le récit d'une promenade que je fis, cette année, dans les montagnes de Lucques. Je l'écrivis alors en note dans mes souvenirs de poëte pour faire peut-être un jour un sujet vrai de poëme d'une aventure réelle, telle que Graziella, qu'on a tant aimée, ou que Geneviève, qui a fait verser tant de larmes aux cœurs simples.

Je dois avouer aussi que la beauté candide, et cependant incomparable, de la jeune fille ou femme qui fut, bien à son insu, l'héroïne de cette histoire, me resta profondément gravée dans les yeux, que mes yeux ne purent jamais l'oublier, et que toutes les fois qu'une apparition céleste de jeune fille ici-bas me frappa depuis, soit en Italie, soit en Grèce, soit en Syrie, je me suis demandé toujours: «Mais est-elle aussi délicate, aussi virginale, aussi impalpable que Fior d'Aliza, de Saltochio?» Voilà pourquoi les temps et les événements m'ayant enlevé le loisir d'écrire en vers, comme Jocelyn, cette simple et touchante aventure, je l'écris en prose, et je demande pardon à mes lecteurs de ne pas en avoir fait un poëme; mais, vers ou prose, tout s'oublie et tout s'anéantit en peu d'années ici-bas, il suffit d'avoir noté, à quoi bon écrire? On voit bien, du reste, que rien ici ne sent l'effet ou la prétention de l'invention, et que cela est vrai comme la nature. Laissez-moi donc l'insérer tel quel dans mes confidences de cette année. Ce qui nous émeut fortement, ce qui revient perpétuellement dans notre mémoire, fait partie de notre vie. Voici la chose.

LIII

En ***, je passai l'été à Saltochio, délicieuse et pompeuse villa des environs de Lucques, qu'on avait louée à l'ambassadeur de France, à ***. J'en sortais souvent seul, le matin, pour aller, dans les hautes montagnes de ce pays enchanté, chercher des points de vue et des paysages; je ne m'attendais certainement pas à rencontrer de point de vue sur le cœur humain, ni des poëmes en nature ou en action qui me feraient penser toute ma vie, comme à un songe, à la plus divine figure et à la plus mélancolique aventure qu'un poëme eût jamais fait lever devant moi. C'est pourtant ce qui m'arriva.

Un jour d'été, de très-grand matin, je sortis du parc, des lits d'eau, des grands bois de lauriers de Saltochio, et je gravis les collines opulentes qui portent les gros et riches villages du pays de Lucques; mon chien me suivait par amitié, et je portais mon fusil par contenance, car dès ce temps-là je ne tuais pas ce qui jouit de la vie. La beauté sereine du temps m'engagea à monter beaucoup plus haut, jusque dans la montagne. J'abandonnai les villages, les maisons, les champs cultivés et je m'égarai pendant trois heures dans les ravins pierreux, dans le lit sec des torrents, puis j'en sortis pour monter encore. J'apercevais loin de toute route, en apparence, une cahute entièrement solitaire sur le penchant d'un étroit vallon vert, sous d'énormes châtaigniers. J'avais besoin de me reposer un moment, et de m'abreuver à une source. J'entendais un léger suintement d'eau filtrer dans les rochers au bas de la cabane. Je voyais les grandes ombres noires des châtaigniers velouter un peu le rocher, derrière la maison; j'y montai pour jouir de deux bienfaits inespérés de la saison: de l'eau et du frais.

LIV

En tournant sans bruit le site de la maison, bâtie à moitié dans le rocher, je m'arrêtai comme frappé d'une apparition soudaine: c'était une figure de jeune femme, bien plus semblable du moins à une jeune fille, qui donnait à téter à un bel enfant de cinq ou six mois. Non, je n'essayerai pas de vous la décrire; il n'y a pas de pinceaux, même ceux du divin Raphaël, pour une pareille tête. Elle était debout, les pieds nus, plus blancs et plus délicats que les cailloux qui sortent de la source; sa robe, à gros plis noirs perpendiculaires, tombait avec majesté sur ses chevilles; son corset rouge à demi délacé laissait l'enfant sucer le lait et le répandre de sa bouche rieuse, comme un agneau désaltéré qui joue avec le pis de la brebis, ou comme un enfant qui trouble la source avec ses petites mains après avoir bu. Elle ne me voyait pas, caché à demi que j'étais par l'angle du rocher sur lequel était bâtie la maison. Je retenais ma respiration pour mieux contempler cette divine figure; elle ressemblait à une belle villageoise le matin du dimanche, qui va faire sa toilette à la source, au lever du jour, derrière le jardin. Elle faisait semblant d'allaiter l'enfant d'une sœur plus âgée qu'elle (je le supposais du moins). Puis elle peignait négligemment les longues tresses blondes de ses cheveux, tantôt recouvrant l'enfant et elle comme d'un voile, tantôt relevés et rattachés à son front, avec des bouquets d'œillets rouges et de giroflées autour de sa tempe.

Quand cette première toilette, qui annonçait un jour de fête, fut finie, elle s'assit à terre, sous le grand châtaignier, et roulant avec des éclats de rire mutuels son bel enfant nu sur le lit de feuilles, elle jouait avec lui comme une biche avec son faon nouveau-né. Toute la voûte des feuilles résonnait de leurs cris, car ils se croyaient seuls dans la nature:

Mi rivedrai
Ti revedro
Di tuo bel rai,
Mi pascero!

chantait-elle en entrecoupant son air de baisers et d'éclats de rire, comme quelqu'un qui pense à revoir et à être revue avec une égale ivresse, le soir de ce beau jour qui commence si bien.

LV

À ce moment où je me noyais en silence dans l'admiration de cette jeune fille, la plus séduisante que j'eusse encore vue, déjà semblable à une mère, à un âge où elle devait grandir encore, et réunissant sur sa figure l'amour badin de la sœur à la tendre sollicitude de la mère, mon chien, qui revenait d'un arrêt, se précipita avec fougue vers moi et me fit apercevoir de la jeune fille. Elle jeta un cri, se leva d'un bond en emportant son enfant, et voulut s'enfuir.

—Ne fuyez pas, lui dis-je avec respect, c'est à moi de m'éloigner, puisque ma présence inattendue dans ce lieu trouble vos yeux et aussi ceux de ce bel enfant à qui ma vue fait détourner la tête vers votre épaule.

—Non, seigneur, me répondit-elle en rajustant son corset rouge sur sa poitrine; pardonnez, je me croyais seule et je faisais participer mon nourrisson au bonheur qui nous attend ce soir. Je passais le temps qui sera si long aujourd'hui!

LVI

Elle me pria d'entrer pour me rafraîchir un moment, m'assurant que son père aveugle et sa tante seraient heureux dans un tel jour de pouvoir m'offrir l'hospitalité.

—Car les hôtes de ces solitudes sont bien rares, et il faut bien s'en défier, ajouta-t-elle avec grâce; mais il y en a dont l'arrivée porte bonheur à une maison.

En parlant ainsi, elle tourna l'angle du petit jardin, et, m'annonçant à son père, elle me fit entrer dans la masure.

LVII

Après les premiers compliments et les premières excuses, ces braves gens, chez qui tout respirait un air d'indigence, mais un air de fête, m'offrirent, sur une table de bois très-propre, un repas champêtre: de belles châtaignes conservées en automne dans leur seconde écorce et bouillies dans du lait de chèvre, du fromage, du pain de couvent très-blanc et très-savoureux, de l'eau de la source. J'avais une gourde dans mon havre-sac, j'en voulus faire goûter à la jeune mère; elle y trempa ses lèvres avec complaisance, et, les détournant bientôt avec répugnance:

—Je n'ai jamais bu que de l'eau, dit-elle, cela aigrirait le lait de mon enfant.

Je n'osai pas l'interroger sur sa maternité précoce; mais on voyait qu'elle n'avait pas à rougir. Le vieillard but à sa place.

—Il y a longtemps que j'en ai perdu le goût, dit-il.

—Vous n'êtes donc pas riches? lui dis-je.

—Oh! non, dit-il, mais nous ne sommes pas pauvres.

—Oh! nous l'avons été, s'écria la mère.

—Oh! oui, reprit la jeune femme, nous l'avons été; tenez, regardez ce champ de maïs, ce petit enclos où les vignes et les figuiers rampent contre les pierres grises, qui sortent de terre comme pour les supporter; ce petit pré, au fond du ravin à gauche, qui nourrit deux vaches, et ce bois de jeunes châtaigniers et de lauriers sauvages, qui descend d'en haut vers le pré: tout cela a été à nous. Mais le rocher, le châtaignier, la pelouse, aussi large que ses racines s'étendent et que son ombre porte, et ce verger entre ces pierres grises avec ces vingt pas d'herbe autour de la maison, et les trois figuiers, tout cela est à nous; et cela nous suffit bien pour nous cinq, tant que le bon Dieu et la Madone ne nous auront pas envoyé d'autres petites bouches de plus pour sucer le rocher qui nous nourrit tous.

LVIII

—Cinq? dis-je à la jeune femme, mais je n'en vois que quatre en comptant le petit enfant que vous allaitez.

—Oh! oui, dit la vieille mère, mais il y en a un que vous ne voyez pas et que nous voyons nous, tout comme s'il était là, et à qui nous laissons sa place vide autour de la table.

À ces mots, la jeune mère se leva, pressa son enfant contre son cœur d'un mouvement sensible et presque convulsif, tourna ses yeux humides du côté de la mer et les essuya avec la manche de sa veste verte.

—C'est Hyeronimo qu'elles veulent dire, monsieur, dit le vieillard; c'est mon fils et mon apprenti. Il est en mer.

—Est-il donc matelot? demandai-je.

—Oh! non, monsieur; il l'est et il ne l'est pas. Mais ce serait trop long à vous raconter; vous devez avoir besoin de dormir. Ah! le pauvre garçon, il aime trop le châtaignier pour cela.

—Mais, à propos de châtaignier, dis-je, comment se fait-il que, si vous aimez tant de père en fils cet arbre nourricier de la famille, vous ayez creusé à coups de hache dans son tronc ce grand creux où l'on voit encore l'empreinte du fer dont vous l'avez si cruellement frappé, au risque de le faire écrouler avec son dôme immense et ses branches étendues sur votre chaumière?

—Ah! c'est une longue et triste histoire; monsieur, me dirent-ils tous à la fois; le bon Dieu et la Madone l'ont sauvé par miracle, et il nous a sauvés avec lui, mais cela n'importe pas plus que le nid de corneilles qui a été sauvé, ce soir-là, avec l'arbre, et dont les petits seraient tombés à terre avec lui. N'en parlons plus; cela nous ferait trop serrer le cœur.

LIX

—Non, non! dis-je avec une curiosité qui venait de bonne intention, parlons-en, à moins que cela ne vous fasse trop d'angoisse. Je suis jeune encore, mais j'ai toujours aimé, dès mon enfance, à pleurer avec ceux qui pleurent, plus qu'à rire avec ceux qui rient; si vous ne voulez pas me dire toute l'histoire aujourd'hui, vous me la direz demain, car je n'ai rien qui me presse, et si j'étais pressé, quelque chose encore me retiendrait ici que je ne puis pas définir.

En parlant ainsi, je jetai involontairement un coup d'œil à la dérobée sur l'angélique figure de la jeune mère, qui était allée donner le sein à son enfant sur le seuil de la cabane. Jamais beauté si pure et si rayonnante n'avait fasciné mes yeux: une apparition du ciel à travers le cristal de l'air des montagnes, la fraîcheur du matin, un fruit d'été sur une branche, une joie céleste à travers une larme, une larme d'enfant devenue perle en tombant des cils; puis ces quatre âges de la vie sous un même arbre: l'aïeule, le père, la jeune épouse, l'enfant à la mamelle; ces pauvres animaux domestiques: le chien, les chèvres, les colombes, les poussins sous l'aile de la poule, les lézards courant avec un léger bruit sous les feuilles sèches du toit. Cette scène me fascinait.

Nous soupâmes.

LX

Après le souper, je demandai timidement, en regardant tour à tour l'aïeule, le père, la fille, le récit qui m'avait été promis pour m'expliquer la profonde blessure du châtaignier.

—Ah! moi, je ne saurais pas dire, je pleurerais trop, dit la vieille femme.

—Ah! moi, je n'oserais pas, je suis trop jeune pour tout savoir et trop innocente pour savoir bien raconter, dit la sposa.

—Parlez donc, vous, père, dirent-elles toutes deux.

LXI

—Ah bien! non, dit le père; mais parlons chacun à notre tour, et disons chacun ce dont nous nous souvenons; ainsi le voyageur saura tout par la bouche même de celui qui aura vu, connu et senti la chose.

—Bien! dis-je. C'est donc à la vieille mère de parler la première, car elle a vu passer bien des ombres du châtaignier sur la bruyère de la montagne, et tomber bien des lits de feuilles mortes sur les racines et sur votre toit.

LXII

—Ah! c'est bien vrai, que j'en ai bien vu tomber et renaître de ces chères feuilles de notre gros arbre, dit-elle en écartant de sa main amaigrie les mèches de ses cheveux blancs, qui lui tombaient de son front sur les yeux. Que voulez-vous, mon jeune monsieur, je l'ai entendu dire à mon père et au père de mon père: notre famille est aussi vieille sur la montagne que le rocher fendu qui pleure de vieillesse, comme mes yeux, et que les racines de l'arbre qui ont fendu la roche en se grossissant sous terre. Ces deux braves hommes ne savaient pas quand nous y étions venus pour la première fois. Ils disaient qu'ils avaient entendu dire, par le plus vieux moine du couvent de là-haut, que les Zampognari, c'est notre nom de famille, étaient descendus, dans le temps des guerres des Pisans contre les Florentins, d'un jeune officier toscan prisonnier des Pisans, qui s'était sauvé de la tour de Pise, où il attendait la mort, avec la jeune fille du capitaine geôlier de sa tour, et qu'il s'était bâti, au plus haut de la montagne, alors déserte, une cabane sous les châtaigniers pour y vivre de peu avec sa maîtresse.

Comme elle ne pouvait pas revenir à Pise chez son père, qu'elle avait trahi par amour pour le beau prisonnier, lui, ne voulant pas non plus abandonner celle à qui il devait la vie, avait oublié ici père, mère et patrie; il avait défriché peu à peu quelques petits arpents de terre autour des rochers, il avait été faire bénir son mariage à un ermite de l'Ermitage, qui est aujourd'hui le couvent de San Stephano, là-haut, là-haut; il avait fondé la famille dont les fils et les filles étaient descendus les uns ici, les autres là, dans les villages de la plaine, puis il était mort après sa femme.

Leur fils leur avait creusé une fosse en terre sainte, là où vous avez vu le terrain bossué sous une croix de pierre taillée dans les blocs et rougie par les mousses, où les hirondelles se rassemblent, la veille de leur départ, avant le coup de vent de mer de septembre, quand les châtaignes tombent d'elles-mêmes au pied du châtaignier.

Les garçons d'en bas venaient aussi de temps en temps courtiser les filles de l'aîné des Zampognari, réputées pour leur beauté et pour leur bonne renommée dans les collines de Lucques, et c'est ainsi que nous avons bien des parents sans les connaître, à présent, parmi les Lucquois, qui nous méprisent pour notre pauvreté aujourd'hui. Est-ce que l'eau du Cerchio, qui brille là-bas sous l'arche du pont de marbre de Lucques, se souvient des gouttes d'eau de notre source, où boivent nos chèvres et nos brebis? Ce monde, monsieur, n'est qu'un grand oubli pour la plupart; je ne dis pas cela pour toi, notre Fior d'Aliza, qui ne nous as jamais oubliés dans notre misère et qui as préféré la veste brune et le bonnet de laine de ton cousin aux plus riches habits et aux chapeaux galonnés des villes.

LXIII

Fior d'Aliza rougit, détourna la tête et regarda, appendue à la muraille, la zampogna de son cousin absent. L'enfant, en remuant ses petites mains du fond de son berceau, toucha par hasard l'outre dégonflée de la zampogna, où dormait un reste de vent de l'haleine de son père; la musette rendit un petit son, comme la touche d'un clavier sur lequel un oiseau familier se perche par hasard en voltigeant libre dans la chambre d'une jeune fille. L'enfant effrayé retira sa main.

—On dirait que c'est Hyeronimo qui enfle son outre en montant la montagne pour nous avertir de son approche, dit l'aïeule.

Le père soupira; la jeune sposa ne dit rien, mais elle se leva de table et inclina involontairement la tête hors de la porte, comme si elle avait pu reconnaître, de l'oreille, les pas de son amant dans la nuit; puis elle rentra tristement, sourit à son enfant, lui fit couler deux ou trois gouttes de lait sur les lèvres, et revint s'asseoir à côté de la vieille aïeule.

LXIV

—Je ne sais pas autre chose de la famille, continua la tante. Que voulez-vous, monsieur? personne de nous ne sait ni lire ni écrire; qui est-ce qui nous l'apprendrait? Il n'y a ni maître ni école, à cette distance des villages, sous les châtaigniers; les oiseaux ne le savent pas non plus, et cependant voyez comme ils s'aiment, comme ils font leur nid, comme ils couvent leurs œufs, comme ils nourrissent leurs petits.

—Et comme ils chantent donc! ajouta Fior d'Aliza en entendant deux rossignols qui luttaient de musique nocturne au fond du ravin, près de l'eau.

—Mon père, reprit l'aïeule, fit ce que faisait son père; il cultiva un peu plus large de terre noire entre ces rochers. C'est son père qui avait planté quelques ceps de vigne sur la pente en pierres au midi, et qui avait enlacé les sarments aux treize mûriers qui nourrissaient ses vers à soie de leurs feuilles; c'est son fils, mon frère et son fils que voilà, dit-elle, en montrant du geste le vieil infirme, qui défricha en vingt ans et qui sema le champ de maïs dont les grappes d'or, comme des oranges sur le quai de Pise, brillent maintenant pour d'autres que pour nous sous les vertes lisières du bois de lauriers.

Lui et son frère, qui est mort jeune, et qui était mon mari, s'occupaient l'hiver, comme avaient fait leurs pères et leurs oncles, à façonner des zampognes, que les bergers de la campagne de Sienne, des Maremmes et des Abruzzes, leur achetaient dans la saison des moissons, quand ils allaient se louer, pour les récoltes, aux riches propriétaires de ces pays, pour rapporter de quoi vivre l'hiver à la cabane.

On dit que les Calabrais eux-mêmes n'en fabriquent pas de plus sonores et de plus savantes que nous.

Mon mari taillait les chalumeaux, creusés et percés de dix trous, autant que de doigts dans les mains, avec une embouchure pour le souffle; il choisissait, pour ces hautbois attachés à l'outre de peau de chevreau, des racines de buis bien saines et bien séchées pendant trois étés au soleil.

Son frère Antonio coupait et cousait les outres et le soufflet, qui donne le vent à la zampogne. Il laissait le poil du chevreau en dehors sur la peau, afin qu'elle gardât mieux le son et que la pluie glissât dessus, comme sur la petite bête, sans l'amollir, et de plus c'était lui qui en jouait le mieux et qui essayait l'instrument en le corrigeant jusqu'à ce que l'air sortît aussi juste que la voix sort des ténèbres.

—Tiens, ma fille, dit-elle à sa nièce en s'interrompant, ouvre donc le coffre de bois, et montre à l'étranger les trois dernières zampognes qu'ils ont fabriquées ainsi avant la mort de mon pauvre mari.

Ah! monsieur, ajouta la vieille femme pendant que Fior d'Aliza tenait le coffre ouvert pour me laisser voir ces trois chefs-d'œuvre, quels instruments! et comme Antonio en jouait alors qu'il avait les doigts agiles et le souffle fort! Non, jamais aucune Madone des coins de rues, à Lucques, à Pise, à Sienne, peut-être à Rome, n'a entendu des sérénades pareilles pendant les nuits de la semaine de la Passion; on priait rien qu'à les entendre, les anges souriaient en pleurant et les soirs d'été, après la moisson, quand elles jouaient des airs de danse, les chênes même auraient bondi en cadence en les écoutant.

Le couvercle du coffre échappa à ces mots de la main de la pauvre nourrice, et retomba avec un bruit sépulcral sur les zampognes désormais muettes. Elle avait pensé à son amant.

—C'est vrai, dit l'aïeule, que le pauvre Hyeronimo en jouait encore mieux que mon mari et que son père! Et celle ci, ajouta-t-elle en montrant Fior d'Aliza, monsieur, elle en jouerait encore mieux que son mari si elle voulait; mais depuis nos malheurs, elle n'a plus le cœur à rien qu'à penser à lui, à l'attendre, à le pleurer et à regarder son petit enfant pour retrouver Hyeronimo dans son visage.

LXV

Nous vivions ainsi, monsieur, dans le travail, en santé, en bon accord et en joie, dans notre petit domaine indivis entre nous. La maison se composait de mon mari, de moi, d'Hyeronimo, qui grandissait pour nous remplacer, d'Antonio, mon beau-frère, sain et valide alors, qui avait épousé ma sœur, mère de Fior d'Aliza. Ah! c'est celle-là qui était belle, voyez-vous! On venait jusque de Pise pour la voir, quand elle descendait à la foire de Lucques avec son mari. Pauvre sœur! Qui aurait dit qu'elle mourrait avant d'avoir fini d'allaiter son enfant, Fior d'Aliza, que vous voyez devant vous.

LXVI

Antonio, à ce souvenir, passa sa manche sur ses yeux, et Fior d'Aliza regarda son enfant comme si elle eût tremblé de ne pas le nourrir non plus jusqu'au sevrage.

—Avant cette mort et avant celle de mon mari, poursuivit-elle d'une voix affaissée par de tristes souvenirs, nous étions trop heureux ici, mon mari, moi, Hyeronimo, mon fils, que je portais encore à la mamelle, Antonio, ma sœur et la petite Fior d'Aliza, qui venait de naître.

Un jour, mon mari remonta de la plaine, après la moisson, dans les Maremmes de Toscane. Il avait fait bien chaud cette année-là; nous l'attendions tous les soirs du jour où les moissonneurs et les zampognari rentrent dans les villages de la montagne avec leur bourse de cuir, pleine de leur salaire, à leur ceinture; un moine quêteur, qui avait passé le matin en remontant au couvent de San Stephano, nous avait dit qu'il l'avait rencontré et reconnu de loin, assis au bord d'une fontaine, sur la route de Lucques à Bel-Sguardo. Cela m'avait étonnée, car ordinairement, quand il revenait au grand châtaignier, il ne s'amusait pas à s'asseoir sur la route; il était trop pressé de me revoir et d'embrasser son petit sur les lèvres de sa mère. Le soir, nous n'entendîmes pas, comme à l'ordinaire, sa zampogne à travers les lauriers de la montée; nous n'entendîmes que le pas lent et lourd de ses souliers ferrés sur les cailloux et le souffle d'une haleine haletante.

—Serait-ce bien lui? me dis-je.

Et je m'élançai pour m'en assurer. Hélas! c'était bien lui, mais ce n'était plus lui; il me tendit les bras, laissant tomber sa zampogne, et il s'évanouit sur mes genoux.

Quand il fut revenu à lui:

—Couche-moi, me dit-il, je n'ai plus qu'à mourir; la fièvre de Terracine m'a tué.

Le bon air fin des collines ne fit que donner plus de force au poison qui était entré dans ses veines avec les rayons du soleil des Maremmes. Nous l'ensevelîmes le troisième jour après son retour; il ne me resta de lui que Hyeronimo, que je nourris plus de larmes que de lait.

C'est ainsi que nous ne restâmes plus que six à la cabane: notre vieille mère, qui ne comptait plus les années de sa vie que par les pertes de son mari, de ses frères, de ses sœurs, de ses filles mariées bien loin dans la plaine; Antonio, que vous voyez déjà aveugle et ne pouvant plus sortir qu'avec son chien de la cabane, pour aller à la messe au monastère de San Stephano deux fois par an; Hyeronimo, mon fils unique, et Fior d'Aliza, dont la mère était morte la semaine où elle était née; c'était la chèvre blanche qui l'avait nourrie. Aussi voyez comme elle l'aime et comme elle a l'air jalouse quand Fior d'Aliza caresse son nourrisson, et comme elle frotte ses cornes contre son tablier. On dirait qu'elle est jalouse de l'amour de la mère pour l'enfant, et qu'elle regarde Fior d'Aliza comme son enfant à elle-même. Pauvres bêtes, allez! allez vous êtes bien de la famille. Les parentés sont dans le cœur, monsieur; il y a bien des chrétiens qui ne s'aiment pas tant que nous nous aimons, nous, le chien, la chèvre et les moutons, sans compter le Ciuccio, l'âne qui broute là, devant les chardons aux fleurs bleues du ravin.

Les deux enfants dont je devins la seule mère, puisque Fior d'Aliza n'en avait plus, furent nourris du même lait par moi et par la chèvre, et bercés dans le même berceau. De peur que les renards ou les écureuils ne leur fissent mal à terre, pendant que j'allais sarcler le maïs ou retourner les meules de foin dans le petit pré, je suspendais leur berceau sur la grosse branche basse et souple du châtaignier, et je m'en rapportais au vent pour les balancer doucement dans leur nid; n'est-ce pas ainsi que font les oiseaux? Moi, mes deux oiseaux n'avaient pas d'ailes; je ne craignais pas qu'ils s'envolassent pendant l'ouvrage. Ils se ressemblaient tellement, qu'on ne connaissait pas la petite du petit autrement qu'à la couleur de leurs cheveux, quand ils me tendaient les bras pour que je leur donnasse le sein. Il n'y avait pas six mois d'âge entre eux deux, Hyeronimo étant né la même année que Fior d'Aliza avait vu le jour.

Je disais souvent à mon beau-frère Antonio:

«Remarie-toi donc pour donner une autre mère à ta fille;» mais il me disait toujours non. «Je lui donnerais bien, à elle, une autre mère, mais qui est-ce qui me donnerait, à moi, une autre femme?»

Sa consolation était de ne jamais vouloir se consoler. Le chagrin qu'il nourrissait et les larmes qu'il ne cessait pas de répandre en pensant à sa pauvre belle femme morte, finirent par lui rétrécir le cœur et par le rendre aveugle, comme le voilà; il ne pouvait presque plus travailler aux zampognes; d'ailleurs on n'en commandait guère depuis que les Français dominaient à Rome et à Lucques; les pifferari, joueurs de musette, ne sortaient plus des Abruzzes, et les Madones, aux coins des rues, n'entendaient plus de sérénades ni de litanies la nuit, aux pieds de leurs niches abandonnées. On n'entendait que la musique de cuivre des régiments, les tambours et le bruit de l'exercice à feu sur les remparts de Lucques et dans les plaines. Nous avions perdu notre gagne-pain en hiver, et mes faibles bras et les bras affaiblis du pauvre Antonio ne suffisaient qu'à peine à cultiver un peu de maïs et de millet, assaisonné de lait de chèvre pour les petits..... Qu'aurions-nous fait sans les châtaignes pour vivre, le pauvre infirme et moi? Mais les châtaigniers nous nourrissaient tout l'hiver, les figuiers tout l'été; nous faisions sécher les châtaignes au four et nous les conservions saines dans leur seconde écorce; nous faisions cuire les figues au soleil, sur le toit de la cabane, et, saupoudrées d'un peu de farine de millet que je broyais moi-même dans le mortier, sous le pilon de pierre dure, elles se conservaient, comme les voilà encore, d'un automne à l'autre. Voyez, monsieur, quel bon goût elles ont; on dirait du sucre ou des morceaux de miel de nos trois ruches, durcis dans leur cire.

Lamartine.

CXXVe ENTRETIEN

FIOR D'ALIZA
(Suite. Voir la livraison précédente.)

LXVII

Les deux enfants, quand ils furent sevrés, grandirent bien et se fortifièrent à vue d'œil à ce régime.

Fior d'Aliza commençait déjà à aller ramasser le bois mort, dans le petit bois de lauriers, pour cuire les châtaignes dans la marmite de terre, et Hyeronimo commençait aussi à remuer la terre pour y semer le maïs et le millet. Quant aux chèvres, aux moutons et à l'âne, ils se gardaient eux-mêmes dans la bruyère, et quand ils tardaient à se rapprocher, le soir le chien que j'envoyais dans la montagne me comprenait; il les ramenait tout seul à la cabane; ce bon chien était le père de celui que vous voyez couché aux pieds de son maître; il l'a si bien instruit, qu'il nous sert comme son père; c'est un serviteur sans gages, pour l'amour de Dieu.

LXVIII

On pouvait encore mener doucement sa pauvre vie et bénir Dieu et la Madone dans cette condition; je devenais vieille, Antonio était infirme, mais patient; le temps coulait, comme l'eau de la source, entraînant sans bruit les feuilles mortes comme les années comptées dans sa course; les enfants s'aimaient, ils étaient gais; un frère quêteur du couvent de San Stefano leur avait appris, en passant, leur religion; ils étaient aussi obéissants à moi qu'au vieil Antonio, et nous confondaient tellement dans leur tendresse, que la fille ne savait pas si elle était ma fille ou celle d'Antonio, et que le garçon ne savait pas dire s'il était mon fils ou celui du vieillard. C'étaient comme des enfants jumeaux, comme une sœur et un frère. Sans rien nous dire, nous nous proposions de les marier quand ils auraient l'âge et l'envie de s'aimer autrement.

Comment ne se seraient-ils pas aimés? Ils ne voyaient jamais d'autres enfants de leur âge; ils n'avaient qu'un même nid dans la montagne, et un même sang dans le cœur; un même souffle dans la poitrine, un même air sur le visage! Leurs jeux et leurs rires sur le seuil de la cabane, les jours de fête, en revenant de la messe des Ermites aux Camaldules du couvent, faisaient la gaieté de la semaine; les feuilles des bois en tremblaient d'aise, et le soleil en luisait et en chauffait mieux sur l'herbe au pied du châtaignier.

Hyeronimo me rappelait tant mon mari par ses boucles noires, sous son bonnet de laine brune! Antonio ne pouvait pas aussi bien voir sa fille à cause du voile qu'il a sur ses pauvres yeux; mais quand il entendait les éclats de sa voix, à la fois tendre, joyeuse et argentine, comme les gouttes de notre source, quand elles résonnent en tombant des tiges d'herbes dans le bassin, il croyait entendre sa pauvre défunte, ma sœur.

—Comment est-elle? me demandait-il quelquefois. A-t-elle un petit front lisse comme une coupe de lait bordée de mouches?

—Oui, lui répondais-je, avec des sourcils de duvet noir qui commencent à lui masquer un peu les yeux.

—A-t-elle les cheveux comme la peau de châtaigne sortant de la coque, avant que le soleil l'ait brunie sur le toit?

—Oui, lui disais-je, avec le bout des mèches luisant comme l'or du cadre des Madones, sur l'autel des Camaldules, quand les cierges allumés les font reluire de feu.

—A-t-elle des yeux longs et fendus, qui s'ouvrent tout humides comme une large goutte de pluie d'été sur une fleur bleue dans l'ombre?

—Justement, répondais-je, avec de longs cils qui tremblent dessus comme l'ombre des feuilles du coudrier sur l'eau courante.

—Et ses joues?

—Comme du velours de soie rose sur les devantures de boutiques d'étoffes à la foire de Lucques.

—Et sa bouche?

—Comme ces coquilles que tu rapportais autrefois des maremmes de Serra Vezza, qui s'entr'ouvrent pour laisser voir du rose et du blanc, dentelées sur leurs lèvres, demi-fermées, demi-ouvertes, pour boire la mer.

—Et son cou?

—Mince, lisse, blanc et rond comme les petites colonnes de marbre couronnées par des têtes d'ange, en chapiteau, sur la porte de la cathédrale de Pise.

—Et sa taille?

—Grande, élancée, souple et arquée, avec deux légers renflements sur la poitrine, sous son corset encore vide.

—Ah! Dieu! s'écria-t-il, c'est tout comme sa mère à son âge, quand je la vis pour la première fois à ta noce avec mon frère, trois ans avant de la demander à votre mère. Et ses pieds?

—Ah! il faut les voir quand elle les essuie tout mouillés sur l'herbe, après avoir lavé les agneaux dans le bassin de la ravine: on dirait les pieds de cire de l'enfant Jésus, avec ses petits doigts, sur la paille de l'étable de Bethléem, que tu voyais, quand tu avais tes yeux, dans la crèche de Noël, au couvent des Camaldules.

—C'est encore comme sa mère, redisait-il en admirant et en pleurant, et cela continuait comme cela tous les soirs des dimanches.

LXIX

—Ah! c'étaient de bons moments, monsieur, et puis je lui répondais ensuite sur tout ce qu'il me demandait de mon pauvre et beau Hyeronimo, le vrai portrait en force de sa cousine en grâce: comme quoi sa taille dépassait de la main la tête de la jeune fille, comme quoi ses cheveux moins bouclés étaient noirs comme les ailes de nos corneilles sur la première neige; comme quoi son front était plus large et plus haut, ses joues plus pâles et plus bronzées par le soleil; ses yeux aussi fendus, mais plus pensifs sous ses sourcils; sa bouche plus grave, quoique aussi douce; son menton plus carré et plus garni de duvet; son cou, ses épaules, sa taille plus formés.

—As-tu vu saint Sébastien tout nu, attaché à son tronc d'arbre, percé de flèches, avec des filets de sang qui coulent sur sa peau lisse et brune?

—Oui.

—Eh bien! on dirait mon fils quand sa chemise ouverte laisse voir ses côtes et qu'il s'appuie au châtaignier, en s'essuyant le front, au retour de l'ouvrage. J'ai bien vu des hommes, à la foire de Lucques et sur le quai de Livourne, déchargeant des felouques, mais je n'en ai point vu d'aussi beau, d'aussi fort, quoique aussi délicat; c'est tout mon pauvre mari quand il partit, si peu de jours après m'avoir courtisée, pour ces fatales moissons des Maremmes!

Et voilà comme nous abrégions les dimanches à nous réjouir dans nos deux enfants, et tous les pèlerins qui passaient en montant aux Camaldules s'arrêtaient pour respirer sous le châtaignier de la montagne et disaient: «Le ciel vous a bien bénis! il n'y a rien de si beau qu'eux à la ville.»

LXX

Mais nous eûmes bien du malheur une fois, pour la trop grande beauté de Fior d'Aliza. Il arriva une bande de jeunes messieurs de Lucques qui allaient par curiosité, car vous allez voir que ce n'était pas par dévotion, au pèlerinage des Camaldules. Le malheur voulut que, dans ce moment-là, la petite sortait de laver les agneaux dans le bassin d'eau sombre, où vous voyez reluire le ciel bleu au milieu des joncs fleuris, au fond du pré, sous les lauriers; elle s'essuyait les pieds, debout, avec une brassée de feuilles de noisetier, avant de remonter vers la cabane; sa chemise, toute mouillée aux bras et collant sur ses membres, n'était retenue que par la ceinture de son court jupon de drap rouge, qui ne lui tombait qu'à mi-jambes; ses épaules nues, partageant en deux ses tresses déjà longues et épaisses de cheveux, qui reluisaient comme de l'or au soleil du matin; elle tournait çà et là son gracieux visage et riait à son image tremblante dans l'eau, à côté des fleurs, ne sachant pas seulement qu'un oiseau des bois la regardait.

LXXI

Les pèlerins, surpris, s'arrêtèrent à sa vue et firent silence pour ne pas l'effaroucher, comme quand un chasseur voit un chevreuil confiant, seul au bord du torrent, à travers les feuilles. Ils se faisaient entre eux des gestes d'admiration en regardant la belle enfant.

—En voilà une de Madone! s'écria un des plus jeunes de la bande.

—C'est la Madone avant la visite de l'ange, dit le plus vieux. Ah! Dieu! que sera-ce quand elle aura quinze ans!

LXXII

—Elle n'en a que douze, messieurs, leur dis-je, pour les détourner de regarder plus longtemps la petite, craignant qu'ils ne lui fissent honte, en s'arrêtant plus curieusement sous l'arbre; mais ils s'assirent au contraire, à la prière du plus vieux.

La petite, qui remontait les yeux à terre, sans défiance, ne les ayant ni vus ni entendus, rougit tout à coup jusqu'au blanc des yeux, en se voyant toute nue et toute mouillée devant des étrangers; elle se sauva, comme un faon surpris, dans la cabane, et rien ne put l'en faire sortir, bien qu'elle se fût habillée derrière la porte.

LXXIII

Les étrangers se parlèrent longtemps à voix basse entre eux, et me demandèrent ceci et cela sur notre famille. Je les satisfis honnêtement.

—Nous reviendrons, jeune mère, me dirent-ils, en me saluant poliment, et si vous voulez marier votre fille dans un an ou deux, nous la retenons pour mon fils, que voilà, et qui en est déjà aussi fou que s'il la connaissait depuis sept ans, comme Jacob. (C'était le chef des sbires de Lucques.)

—Ah! que non, seigneur capitaine des sbires, lui répondis-je en riant, ma fille est verte, elle n'est pas mûre de longtemps pour un mari; de plus, elle n'est pas faite pour un capitaine des sbires de la ville qui mépriserait notre humble famille, et puis elle est déjà fiancée en esprit avec son cousin, le fils de l'aveugle que voilà. Les deux enfants s'accordent bien; il ne faut pas séparer deux agneaux qui ont été attachés par le bon Dieu à la même crèche.

Le capitaine fit un signe de l'œil à ses compagnons, et se retourna deux ou trois fois, en me disant adieu avec un air de dire au revoir.

Voilà tout ce qui fut dit ce jour-là.

LXXIV

Je n'y pensais plus deux jours après, et je n'en parlais déjà plus à la maison, quand le jeune capitaine des sbires redescendit avec ses amis de l'Ermitage.

Cette fois, Fior d'Aliza, c'était un dimanche, revenait de la messe des Camaldules avec son cousin Hyeronimo, revêtu de ses plus beaux habits. Les derniers sons de la cloche d'argent des ermites résonnaient encore, comme une gaieté des anges, à travers les branches du châtaignier; le soleil d'automne éblouissait dans les feuilles jaunes; les châtaignes, presque mûres, tombaient une à une, avec les feuilles d'or, sur l'herbe court tondue par les brebis; on entendait la cascade pleuvoir allègrement dans le bassin, et les merles siffler de joie en se frôlant les ailes et en se rappelant dans les lauriers. Il semblait qu'une joie sortait du ciel, de l'eau, de l'arbre, de la terre, avec les rayons, et disait, dans le cœur, aux oiseaux, aux animaux, aux jeunes gens et aux jeunes filles: «Enivrez-vous, voilà la coupe de la vie toute pleine.» Dans ces moments-là, monsieur, on se sentait, de mon temps, soulevé pour ainsi dire de terre, comme par un ressort élastique sous les pieds.

LXXV

Les enfants le ressentirent et se mirent à danser, l'un devant l'autre, comme deux chevreaux, au pied du châtaignier, moitié dans l'ombre, moitié sous les rayons. Hyeronimo avait ses guêtres de cuir serrées au-dessus du genou par ses jarretières rouges, son gilet à trois rangs de boutons de laiton, sa veste brune aux manches vides, pendante sur une épaule; son chapeau de feutre pointu, bordé d'un ruban noir, qui tombait sur son cou brun et qui s'y confondait avec ses tresses de cheveux; sa cravate lâche, bouclée sur sa poitrine par un anneau de cuivre, sa zampogne sous le bras gauche qui semblait jouer d'elle-même, comme si elle avait eu l'âme des deux beaux enfants dans son outre de peau.

LXXVI

Fior d'Aliza avait son riche habillement des dimanches, ses épingles de fer à bouts d'or traversant ses cheveux, son collier à trois rangs de saintes médailles, avec des reliques, dansant sur son cou; son corset de velours noir sur sa gorgère rouge et évasée, que son jeune sein ne remplissait pas encore; son jupon court, de laine brune, ses pieds nus, ses sandales à la main, comme deux tambours de basque, avec leur courroie. Ils dansaient ainsi de joie, pour danser, sans se douter seulement que le malheur les épiait sous la figure de ce capitaine des sbires et de ses amis, en habits noirs, derrière les arbres.

LXXVII

—Allons, mon garçon, viens avec nous pour nous montrer les sentiers qui raccourcissent la descente vers Lucques, cria tout à coup à Hyeronimo le chef des sbires. Nous te donnerons une poignée de baïoques pour la récompense.

—Volontiers, messieurs, répondit gracieusement Hyeronimo en reprenant ses sandales ferrées et en jetant à terre sa zampogne, mais je n'ai pas besoin de baïoques pour rendre service; nous sommes assez riches à la cabane, avec nos châtaigniers et notre maïs, pour donner aux pauvres pèlerins sans rien demander aux riches comme vous.

Il se mit à marcher gaiement devant eux en laissant la pauvre Fior d'Aliza, un pied levé, tout étonnée et toute triste de ne plus pouvoir continuer la danse, par un si beau matin d'automne.

LXXVIII

De ce jour-là, monsieur, il n'y a plus eu une belle matinée pour nous.

Mais, excusez-moi, le reste est si triste, qu'une pauvre femme comme moi ne pourrait plus vous le raconter sans pleurer. Si vous en voulez savoir plus long, il faut que l'aveugle vous le raconte à son tour, ou bien Fior d'Aliza elle-même, car, pour ce qui concerne la justice qui vint se mêler de nos affaires et nous ruiner, Antonio comprend cela mieux que moi; et, pour ce qui concerne l'amour avec son cousin Hyeronimo, rapportez-vous-en à la jeune sposa; c'est son affaire à elle, et je ne crois pas que, de notre temps, on s'aimât comme ils se sont aimés...

—Et comme ils s'aiment, dit, en reprenant sa belle-sœur, l'aveugle...

—Et comme ils s'aimeront, murmura tout bas entre ses dents la fiancée.

CHAPITRE IV

LXXIX

L'aveugle, après avoir bu une goutte de mon rosoglio dans ma gourde, reprit le récit juste où la veuve l'avait interrompu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

—Quand Hyeronimo remonta de Lucques le soir, bien avant dans la nuit, à la cabane, il nous raconta que les messieurs de Lucques avaient été pleins d'honnêteté et de caresses pour lui pendant tout le chemin, qu'ils s'étaient arrêtés dans toutes les osteries des gros villages qu'ils avaient rencontrés pour s'y rafraîchir d'un verre de vin, d'une grappe de raisin, d'un morceau de caccia-cavallo, sorte de fromage dur et brillant, comme un caillou du Cerchio, et que partout on l'avait forcé de se mettre à table avec eux et de boire comme un homme, jusqu'à ce que les yeux lui tournassent dans la tête et la langue dans la bouche, comme pour le faire babiller à plaisir sur Fior d'Aliza, sa cousine; sur Léna, sa tante; sur l'aveugle et sur sa famille.

Le capitaine des sbires lui-même, un peu aviné, ne tarissait pas, nous dit-il, sur la beauté de Fior d'Aliza sortant tout échevelée de la grotte aux chèvres, s'essuyant les pieds à l'herbe, et les bras à la laine des petits agneaux qu'elle venait de laver. «Encore un ou deux printemps,» disait-il tout bas.

LXXX

Un vieux petit pèlerin tout mince et tout vêtu de noir, d'un habit râpé avec un rabat mal blanchi autour du cou et une plume à écrire derrière son oreille, l'écoutait en l'approuvant finement du sourire.

—Signor Bartholomeo del Calamayo, lui disait à l'oreille le capitaine à moitié gris, vous êtes mon ami ou vous ne l'êtes pas.

—Votre ami à tout faire, lui répondit le scribe. Commandez-moi, il n'y a rien à quoi je ne puisse réussir avec ma plume, comme vous avec votre espingole.

—Ceci ne sera pas œuvre d'espingole, mais de plumitif, reprenait le sbire, en lui passant le bras autour du cou et en le pressant contre sa poitrine. Jurez que vous me servirez pour découdre d'un coup de canif cette fiançaille entre ces enfants, qui ne savent pas même ce que fiançaille veut dire.

Jusqu'ici j'ai méprisé le mariage, je suis arrivé à quarante ans sans que mon cœur ait battu plus vite d'une pulsation à la vue d'une femme, veuve ou fille, contadine de village ou dame de la ville; mais l'âge vient, je suis libre, je suis riche. Chacun à son heure, il faut faire une fin. Une belle fille à la maison, c'est une fin de l'homme; la voilà mûre bientôt, et moi encore assez vert. C'est à San Stefano que je dois d'avoir changé d'idée. J'allais y chercher le bon Dieu et j'y ai trouvé le diable sous la figure d'un ange. Allons, Bartholomeo del Calamayo, arrangez-moi cela avec votre bec de plume; je vois bien que ce sera difficile, si ces enfants savent déjà s'aimer; mais vous en savez plus que l'amour, astucieux paglietta (chicaneur) que vous êtes; imaginez-moi quelque bon filet de votre métier pour faire tomber cette chevrette des bois dans ma carnassière. N'ayez pas peur, Bartholomeo, mon compère; l'argent, s'il en faut, ne vous manquera pas, le crédit non plus; je suis l'ami du camérier du duc; les juges de Lucques ne peuvent pas exécuter un de leurs arrêts sans moi; le chef de la police du duché a épousé la fille de ma sœur; tous les sbires de la campagne sont sous mes ordres; c'est moi qui préserve contre les braconniers les chasses du souverain; on m'aime et l'on me craint partout, là-haut et là-bas, comme un grand inquisiteur des forêts du duché. À nous deux, vous le chien quêteur, moi le tireur, ne rapporterons-nous pas au logis cette colombe aux pieds roses?

Bartholomeo riait bêtement des joyeusetés dites à demi-voix par son ami le sbire; les autres remplissaient et vidaient leurs verres avec moi. À la porte de Lucques, je leur ai souhaité felicis sima notte, et je les ai laissés regagner, tout trébuchant de fatigue et de vin, chacun leur porte.

LXXXI

Nous ne fîmes pas beaucoup d'attention, les uns et les autres, à ces propos de buveurs ni à ces projets du dimanche que le lundi dissipe, et nous continuâmes à vivre en paix et en gaieté jusqu'après l'hiver.

Au printemps, la petite, qui touchait à ses treize ans, et qui avait grandi jusqu'à la taille de sa tante, commença à craindre de s'éloigner seule de la maison pour aller sarcler le maïs ou cueillir les feuilles de mûrier. Elle rencontrait souvent des inconnus dans le sentier du couvent, ou auprès de la grotte, ou sur le bord du bois de lauriers, ou même jusque sous le châtaignier, qui faisaient semblant de se reposer à l'ombre, en montant aux Camaldules ou en chassant dans la montagne.

Le capitaine des sbires cherchait, de temps en temps, à l'aborder sur le seuil de la maison, et il lui adressait des compliments qui la faisaient rougir et fuir. Elle avait peur sans savoir de quoi; les yeux de cet homme ne lui plaisaient pas; plus ils étaient tendres, plus ils l'effrayaient; elle priait sa tante ou son cousin de ne jamais la laisser seule avec lui.

Quand il vit cela, il cessa, un certain temps, de rôder dans la montagne; mais un jour que ma sœur était seule à la maison, parce que j'avais suivi Hyeronimo et Fior d'Aliza au ruisseau pour tondre les brebis et pour laver avec eux les toisons, un petit monsieur sec, mince et noir comme un homme de loi ou comme un huissier, entra dans la cabane en saluant bien bas et en présentant un papier à ma belle-sœur.

Elle ne savait pas lire; elle pria l'étranger de mettre le papier timbré sur la huche, en lui disant que nous le ferions lire le lendemain par le frère camaldule qui passait deux fois par semaine pour porter les vivres au couvent.

—Il n'y a pas besoin, dit l'homme de loi; appelez votre fils, votre frère et votre nièce, qui ne sont pas loin; je vais vous lire la citation moi-même.

Nous remontâmes tout surpris. Hyeronimo reconnut la ressemblance de ce messager avec Bartholomeo del Calamayo, l'ami du capitaine des sbires, de l'année précédente, mais il ne fit pas semblant, et l'enfant garda sa pensée en lui-même.

LXXXII

—Vous êtes bien, dit l'homme de loi à mon frère, Antonio Zampognari, fils de Nicolas Zampognari et d'Annunziata Garofola, vos père et mère?

—Oui, dit mon frère.

—Et vous, me dit-il, vous êtes bien Magdalena Zampognari, fille de Francesca Bardi et de Domenico Cortaldo, vos père et mère, du village de Bel-Sguardo, en plaine?

—Oui, répondis-je.

—Eh bien! poursuivit-il d'une voix tranquille comme s'il nous avait dit bonjour, voici une citation des enfants et héritiers de Francesco Bardi et Domenico Cortaldo, représentants légitimes de la branche aînée des Zampognari, qui réclament, en vertu d'un jugement en bonne forme, le partage de la maison, domaine, eaux, bois et champs du domaine des Zampognari, leurs ancêtres, dont il ne vous revient que le quart, puisque vous, Antonio Zampognari, et vous, Magdalena Bardi, épouse de Felice Zampognari, vous ne représentez que le quart de la succession totale consistant dans le domaine habité et cultivé par vous. Ordre donc, ci-dessous, du tribunal souverain de Lucques de procéder au partage du domaine et du podere (métairie), et d'en remettre les trois quarts aux héritiers Bardi di Bonvisi, légitimes propriétaires du reste, se réservant, lesdits héritiers, de revendiquer contre vous, quand ils le jugeront opportun, leur part arriérée de jouissance des fruits dudit domaine, injustement retenus par vous et vos ascendants depuis l'année 1694.

LXXXIII

Si les murs de la maison et le châtaignier qui la couvre s'étaient tout à coup écroulés sur nos têtes, nous n'aurions pas été plus atterrés que nous ne fûmes à la lecture de cette sommation, de rendre les trois quarts de notre domaine; c'est comme si on nous avait demandé les trois quarts de notre vie à tous les quatre.

—Qu'avez-vous à dire? nous demanda froidement, la plume en main et le papier sur le genou, l'homme de loi.

Nous nous regardâmes tous les quatre sans rien répondre; que pouvions-nous répondre, monsieur? Nous étions nés là comme le figuier, la vigne et les chèvres, sans savoir qui nous avait semés. Il n'y avait jamais eu, de père en fils, d'oncle en neveu, dans la famille, ni de titre de propriété, ni division, ni partage; nous croyions que le domaine était à nous comme la terre est aux racines du châtaignier qui nous avait vus naître, ombragés et nourris depuis le premier jour; l'habitude de vivre et de mourir là était notre seul acte de propriété.

Nous baissâmes la tête et nous dîmes à l'homme de loi qui venait nous retrancher les trois quarts du bien:

—Puisque les juges de Lucques, qui sont si savants, le disent, il faut bien que cela soit vrai. Nous ne voulons pas garder le bien d'autrui, n'est-ce pas? Faites donc de nous ce que vous voudrez; partagez le bien et les bêtes, pourvu qu'on nous laisse la cabane et le châtaignier, dont les racines sont dessous et dont les branches tombent sur le toit, et un chevreau sur trois, et mon pauvre chien qui les garde et qui me conduit quand je monte à la messe les dimanches; et nos deux enfants, qui sont bien à nous, puisque c'est nous qui les avons nourris et élevés, et qu'ils s'aiment bien et qu'ils nous aident comme nous les avons aidés dans leur enfance. Nous vivrons de peu, mais nous vivrons encore. Qu'il soit fait selon ce papier, et le bon Dieu pour tous!

LXXXIV

—Eh bien! dit l'homme de loi, puisque vous n'en appelez qu'au bon Dieu, on vous enverra demain deux commissaires au partage qui limiteront votre quart d'avec les trois quarts revenant par le jugement aux Bardi de Bel-Sguardo; j'oubliais de vous dire que, par un autre papier que voici, les Bardi, vos parents, ont vendu leurs droits sur l'héritage à Gugliamo Frederici, capitaine des sbires de la ville et du duché de Lucques; c'est un brave homme avec qui vous pourriez vous accommoder et qui pourra, par charité, vous laisser le choix du quart du domaine qu'il vous conviendra de garder à vous, en réservant de faire valoir ses droits sur les intérêts accumulés, depuis que vous jouissez indûment de la totalité des revenus. Qui sait même si tout ne pourra pas s'arranger entre lui et vous, de bonne amitié; l'homme est puissant et riche, et si vous y mettez de la complaisance, il n'y mettra peut-être pas de rigueur.

Là-dessus il nous remit les deux papiers, nous salua poliment et redescendit à Lucques.

LXXXV

Nous restâmes muets et pétrifiés sur le seuil, comme les roches qui pleurent au bord de la caverne.

—Pourvu qu'ils nous laissent le châtaignier, les sept figuiers et les ceps de vigne dont nous faisons sécher les grappes, les figues et les châtaignes pour l'hiver! dis-je à ma belle-sœur.

—Pourvu qu'ils nous laissent les chevreaux et leur mère que j'ai élevés, et dont le lait et les fromages nous nourrissent à leur tour! dit-elle.

—Pourvu qu'ils nous laissent la fontaine, avec le bassin à l'ombre de la grotte, où je me vois dans l'eau en me baignant les pieds et en filant ma quenouille, comme une sainte Catherine dans un ciel d'église, quand je garde les brebis paissant sur le bord!

—Pourvu qu'ils nous laissent le chien de mon père pour me remplacer auprès de lui quand il sort en tâtant le terrain avec son bâton autour de la maison, je suis content! dit Hyeronimo. J'irai m'engager tous les étés dans les bandes de moissonneurs de la campagne de Sienne, et peut-être de Rome; je travaillerai pour nous quatre, comme quatre; le soir, pendant que les autres se reposeront, je jouerai de la zampogna pour les pèlerins ou les pèlerines des saintes du pays; ou bien je ferai danser dans les noces des riches métairies de la plaine de Terracine, et je rapporterai bien assez de froment ou assez de baïoques (monnaie du pays) pour vous nourrir et vous chauffer le reste de l'année.

—Est-ce que nous avons besoin de nous quitter pour bien vivre? reprit Fior d'Aliza toute pâle (à ce que dit sa mère), comme si son cœur s'était arrêté de battre dans sa poitrine. Est-ce que la farine de châtaignes, quand je l'ai bien passée au tamis, bien séchée, bien pétrie avec de la crème de chèvre et bien cuite en galettes dans la cendre entre deux feuilles de châtaignier, n'est pas aussi bonne que le pain ou la polenta (galette de maïs dont se nourrissent les paysans d'Italie)? Est-ce que le bois mort dans les bois de lauriers n'appartient pas à celle qui le ramasse, comme l'épi oublié à la glaneuse? Nous n'aurons pas besoin qu'Hyeronimo aille gagner la mal'aria dans les eaux dormantes de la Maremme, dont on voit d'ici les brouillards traîner au bord de la mer comme des fumées d'enfer, n'est-ce pas?

LXXXVI

—Ah! que tu as raison, dit ma belle-sœur à ma fille; si mon pauvre mari avait pensé comme toi, je ne serais pas sans appui sur cette terre.

Je dis la même chose à Hyeronimo, et nous nous reconsolâmes comme nous pûmes le soir, en allant visiter, l'un sa fontaine, l'autre ses plants de maïs déjà en fuseaux et commençant à jaunir; l'autre, ses ceps de vigne en fleur qui embaumaient jusqu'à la maison; l'autre en comptant ses brebis et ses chèvres; moi, en touchant le poil et les oreilles dressées de mon chien qui me léchait le visage et les mains, comme s'il avait compris à je ne sais quoi que nous avions besoin d'être consolés.

L'un disait: Ils nous laisseront ceci; l'autre disait: Ils ne nous prendront pas cela. Fior d'Aliza prenait de la belle eau du bassin dans sa main, s'en lavait le visage et embrassait l'eau qui fuyait entre ses doigts roses, comme si elle avait dit adieu à la source.

Hyeronimo, en regardant ses belles tiges de maïs et en mesurant sa taille à leur hauteur, disait: S'ils nous les prennent, me rendront-ils les gouttes de sueur que j'ai versées sur leurs racines en les plantant dans ce sol si dur et si épierré?

—Et nos écureuils de printemps, et nos corneilles d'hiver, et nos hirondelles d'été, et nos colombes et nos rossignols dans le bois de lauriers ou sur le châtaignier, nous les prendront-ils aussi et se laisseront-ils partager, comme le reste, entre le sbire et nous? disait ma belle-sœur. À ces mots, elle voulait bien rire, mais elle avait comme une larme dans la voix, comme une goutte d'eau dans le goulot d'une gourde qui ne peut ni rester ni couler par le cou de la courge.

Moi, j'étais bien triste aussi, mais je me raisonnais en me disant, à part moi: Ils ne partageront du moins ni ma sœur ni sa fille, ni mon enfant, ni mon pauvre chien. Si tout cela me reste, qu'importe un peu plus ou un peu moins de mesures de terre sur une montagne! Il y en aura toujours assez long et assez large pour recouvrir mes pauvres os quand j'irai rejoindre au ciel la céleste mère de Fior d'Aliza, à qui je pense toujours quand j'entends sa voix si claire dans les lèvres de l'enfant!

LXXXVII

Le surlendemain, les commissaires-arbitres montèrent avec leur écritoire, leurs piquets et leurs compas, à la cabane; nous ne voulûmes seulement pas voir ce qu'ils faisaient, tout cela nous fendait le cœur. L'avocat noir, mince et râpé, avec sa plume au chapeau, que mon fils Hyeronimo avait vu et entendu en guidant les pèlerins, l'année précédente, avec le capitaine des sbires, était auprès d'eux. Ma belle-sœur et les enfants me dirent qu'il avait l'air de compatir à notre chagrin et de s'excuser de représenter, dans l'opération, son ami le capitaine des sbires, mais qu'en dessous il avait plutôt l'air triomphant comme un homme qui a trouvé une bonne idée et qui s'en réjouit avec lui-même.

—Ne vous attristez pas, disait-il à ma belle-sœur, à sa fille et à Hyeronimo, le capitaine est de bon cœur; il ne veut que ce qui lui revient, il ne poussera pas les choses à l'extrême; il m'a chargé de vous ménager. Qui sait même si tout ce que nous allons déchirer ne pourra pas se recoudre, si vous êtes des gens accommodants et de bonne oreille? Il est garçon, il est riche, il voudra se marier un jour; vous avez une belle enfant qui pourra lui plaire. Eh, eh, eh! ajouta-t-il en passant sa main noire d'encre sous le menton de Fior d'Aliza tout en larmes, comme elle a grandi, mûri et embelli, la petite chevrette du châtaignier! C'est un bel avocat que vous avez là en herbe; cet avocat-là pourra bien vous rendre plus qu'on ne vous enlève. Le capitaine n'a que d'honnêtes intentions; n'aimeriez-vous pas bien, ma belle enfant, à changer cette robe de bure brune et ces sandales sur vos jambes nues contre de riches robes de soie, de fins souliers à boucles luisantes comme l'eau de cette cascatelle, et à devenir une des dames les plus regardées du duché de Lucques, où il y en a tant de pareilles à des duchesses?

Il voulut l'embrasser sur le front. Fior d'Aliza se recula comme si elle avait vu le dard d'un serpent sous le bois mort.

—Je ne serai jamais que la fille de ma mère, la sœur ou la femme d'Hyeronimo, dit-elle entre ses dents; et elle se sauva vers son cousin, qui n'avait rien entendu.

Il portait les paquets et les chaînettes des commissaires, comme saint Laurent quand il portait l'instrument de son supplice.

Ma belle-sœur rentra triste et pensive à la maison; elle me raconta l'air et les propos de l'avocat. Nous commençâmes à nous méfier de quelque chose.

LXXXVIII

Deux heures après, tout était fini; les commissaires revinrent avec Hyeronimo, plus pâle, dit-on, qu'un mort; ils nous lurent un acte de partage et de délimitation par lequel on nous retranchait de toute possession et jouissance les trois quarts du bien paternel. Dans ce retranchement étaient compris d'abord le champ défriché de maïs d'où nous tirions le meilleur et le plus sûr de notre nourriture, le bois de lauriers qui chauffait le four, la plantation de mûriers qui nous donnait la feuille pour les vers à soie (une once de soie avec quoi nous achetions le sel et l'huile pour toute l'année), enfin le petit pré avec la grotte, la source et le bassin où Fior d'Aliza lavait les agneaux et où pâturaient les brebis et les chevreaux. Hélas! que nous restait-il, excepté la roche et les broussailles autour de la maison et la vigne rampante sur la pente de grès qui descend de la terrasse au midi vers le pré de la grotte!

—Encore la vigne?

—Non, monsieur. Le terrain sur lequel nos pères l'avaient plantée et les vieux ceps tortus et moussus comme la barbe des vieillards ne nous restaient pas en propriété; seulement les vieux pampres qui sortaient du terrain enclos de pierres grises, qui avaient grimpé de roc en roc jusqu'à la maison, et qui formaient une treille devant la fenêtre et un réseau contre les murs de la cabane et jusque sur le toit, nous restaient ainsi que les grappes que ces branches pouvaient porter en automne; c'était assez pour notre boisson, car les enfants et ma belle-sœur ne buvaient que de l'eau, et je ne buvais du vin moi-même que quelques petits coups les jours de fêtes.

—Mais qu'est-ce qui vous restait donc? demandais-je au vieillard aveugle.

—Ah! monsieur, il nous restait le châtaignier, notre père nourricier d'âge en âge, et le vaste espace d'herbe fine et de mousse broutées qui s'étend sous son ombre et sur ses racines... C'est-à-dire, continua-t-il en se reprenant, que le châtaignier, principale source du revenu du domaine des Zampognari, avait été partagé en quatre parties par les arpenteurs arbitres: le tronc de l'arbre avec toutes les branches qui regardent le nord, le couchant, le matin, appartenaient au sbire, représentant de nos anciens parents; ils pouvaient en faire ce qui leur conviendrait, même l'étroncher en partie s'il leur paraissait nuisible; mais tous les fruits qui tomberaient ou que nous abattrions des vastes branches qui regardent le midi et qui s'étendent comme des bras sur la pelouse, sur la cour et sur le toit de la maison, étaient à nous. Il y en avait encore bien assez, tant il est gros et fertile, pour nous nourrir presque toute l'année, pourvu que le caprice ne prît pas aux propriétaires du fonds et du tronc de l'arbre de le couper. Mais il n'y avait pas de crainte; car les trois quarts des fruits rapportent bien, bon ou mal an, pour eux soixante sacs de belles châtaignes: ils auraient ruiné leur propre domaine en l'abattant.

LXXXIX

Nous nous contentâmes donc de ce partage; que pouvions-nous dire? Dieu est le maître d'ouvrir ou de rétrécir sa main à ses créatures! On nous laissait encore le troupeau composé de cinq brebis, de trois chèvres avec leurs chevreaux et du chien que vous voyez là sur ses trois pattes, et qui a l'air d'écouter sa propre histoire dans la nôtre. Hyeronimo enfant l'avait appelé Zampogna, parce qu'il aimait la musique comme un pifferaro, et que toutes les fois que nous voulions le faire revenir avec les chevreaux du pâturage où il gardait les moutons, nous n'avions qu'à sonner un air de musette sur la porte.

Nous avions de plus le droit de faire pâturer les cinq moutons et les trois chèvres dans tous les steppes en friche, dans les bruyères incultes et dans les bois de lauriers, pourvu que les bêtes ne touchassent ni aux mûriers, ni au champ de maïs, ni à la vigne, ni à l'herbe du pré dans le ravin de la source; nous pouvions aussi faire un sentier à travers le pré et aller puiser de l'eau, pour nous et pour les bêtes, à la source sous la grotte; mais il nous était défendu de troubler l'eau du bassin en y lavant les toisons; le beau bassin d'eau claire, où Fior d'Aliza se plaisait tant à se mirer à travers les branches de saule, ne devait plus réfléchir que les étoiles de là-haut. C'était pourtant notre étoile, à nous, et la source parut devenir sombre depuis que l'enfant ne s'y mirait plus à côté de son cousin.

XC

Voilà, monsieur, comme tout fut fait par la volonté des juges de Lucques. Ces hommes s'en allèrent gaiement le soir, après leur opération finie, et nous restâmes tous les cinq sans nous dire un mot, jusqu'à la nuit noire, sur le seuil de notre porte. Chacun pensait, à part soi: «Qu'allons-nous faire? Fior d'Aliza pensait à son pré tout fleuri d'étoiles, de clochettes, de toutes sortes de fleurs dont elle ne ferait plus de couronnes pour la Madone, et dont elle ne rapporterait plus les brassées embaumées à l'étable des bêtes; Antonio, à ses belles quenouilles de maïs barbues et dorées qui allaient être moissonnées par d'autres et pour d'autres que nous; Magdalena, à ses vers à soie qui allaient mourir faute de feuilles de mûrier, et dont les cocons blancs et jaunes ne se dévideraient plus sur son rouet pendant les soirs d'hiver pour remplir de sel le bahut de bois de noyer au coin de l'âtre.

Moi, je pensais aux sacs de châtaignes que les cueilleurs de la plaine viendraient ramasser sous mes yeux au mois de septembre, et qu'ils emporteraient à Lucques, sans s'inquiéter s'il nous en resterait pour vivre sur les cinq branches réservées aux habitants de la maison.

Je pensais aussi à cette pauvre vieille vigne qui avait coûté tant de peine à cultiver, à nos pères et à nos mères, à ces ceps reconnaissants, comme s'ils avaient des cœurs humains, qui montaient de si loin pour embrasser la porte, la fenêtre, le toit, de leurs pampres les plus lourdes grappes. Pauvres ceps! dont les racines ne seront plus à nous pendant que leurs feuilles, leur ombre et leurs grappes nous serviraient encore de si bas.

Quant aux sept figuiers, ils nous restaient tous les sept comme des arbres domestiques; on n'avait pas pu nous en déposséder, parce que leurs racines étaient sous les murs de la maison; c'était une bonne récolte qui n'était pas à dédaigner dans les années où la fleur des châtaigniers aurait gelé sous le givre; les figues, séchées sur le toit dans les saisons chaudes, pouvaient bien remplir quatre sacs bien tassés; c'était quasi de quoi nous empêcher de mourir de faim, en les faisant gonfler et cuire dans le lait des chèvres.

Nous nous couchâmes sans nous parler, de peur que le son de la voix de l'un ne fît pleurer l'autre, mais nous ne dormîmes pas, bien que nous en fissions le semblant. J'entendis toute la nuit chacun de nous se retourner dans sa couche et soupirer le plus bas qu'il pouvait, pour cacher son insomnie à la famille; jusqu'au chien qui ne dormit pas cette nuit-là, et qui ne cessa pas de gronder ou de hurler du côté de Lucques, comme s'il avait compris que les hommes qui étaient partis par ce sentier n'étaient pas nos amis. Ah! les bêtes, monsieur, cela en sait plus long que nous, allez; celui-là vous le fera bien voir tout à l'heure.

XCI

Dès qu'il fit jour, nous sortîmes tous ensemble, y compris les bêtes et le chien; nous allâmes reconnaître de l'œil, aux beaux premiers rayons du soleil d'été rasant les montagnes, dont il semblait balayer les longues ombres et sécher la rosée, le dommage que la journée de la veille nous avait fait.

Hélas! qu'on nous en avait pris long, et qu'il nous en restait peu. Comme Jephté, dans la Bible, monsieur, qu'on dit qui alla se pleurer elle-même sur les collines, nous ne pûmes nous empêcher de nous pleurer nous tous: Fior d'Aliza, sur son beau pré vert et sur les bords fleuris de son bassin au bord de la grotte, dont elle aimait tant la chute de la source, gaie et triste, dans le bassin; Hyeronimo, sur ses tiges presque mûres de maïs, dont il embrassait des lèvres les plus belles quenouilles en leur disant adieu dans sa pensée; Magdalena, dans la plantation des mûriers dont les feuilles ne gonfleraient plus son tablier pour les rapporter à ses petites bêtes fileuses comme elle; moi, sous le châtaignier qu'on nous avait coupé en quatre sur le papier, dont nous n'aurions plus que l'ombre d'un côté, et ce que l'automne fait tomber par charité sur notre herbe, et dont je n'aurais pas même une branche en toute propriété, à moi, pour m'y tailler une bière!

XCII

Les bêtes ne comprenaient pas pourquoi nous les retenions à côté de nous par les cornes ou par la laine, et pourquoi nous les empêchions de s'aller repaître, comme à l'ordinaire, dans le bois, dans l'herbe, sous les mûriers, dans les allées gazonnées de la vigne.

Après avoir bien regardé, bien soupiré et bien sangloté devant chacun de ces morceaux du domaine, qui étaient aussi des morceaux de notre pauvre vie, nous rentrâmes en silence dans le petit espace presque inculte qui nous était réservé, nous attachâmes les bêtes dans la cour herbeuse, à la porte de l'étable. Fior d'Aliza alla ramasser des herbes le long des sentiers qui n'appartiennent à personne; Hyeronimo alla ramasser des branches et des fagots de feuilles dans les rejets de châtaigniers, sur les hautes montagnes du couvent, abandonnées aux daims et aux chevreuils.

Les deux enfants revinrent bientôt, chargés de plus d'herbes et de feuilles qu'il n'en fallait pour les cinq brebis et les trois chèvres; mais la liberté manquait aux pauvres bêtes: elles nous regardaient et semblaient nous demander de l'œil pourquoi nous ne les laissions plus brouter et bondir à leur fantaisie dans le ravin et sur le rocher. Il fallut même aller leur chercher à boire comme à des personnes. Fior d'Aliza et Hyeronimo commencèrent à tracer, en descendant et en remontant, leur sentier étroit vers la source, dont le pré, la grotte et le bassin leur appartenaient tout entiers la veille.

XCIII

Ce fut ainsi, monsieur, que notre vie se replia tout à coup comme un mouchoir qu'on aurait déchiré dans une large pièce de toile. Nous eûmes bien de la peine à nous y faire les premiers temps, et nos pauvres bêtes bien plus encore; elles s'échappaient bien souvent de l'étable, de la cour, de la corde, des mains même de Fior d'Aliza pour courir dans le ravin, dans les mûriers, même dans la vigne.

Quand le fattore (le chef des métayers du capitaine des sbires) montait à la montagne, il y avait toujours quelques pampres traînants rongés par les chèvres dans les ceps, ou quelques maïs égrenés sur le champ, ou quelques branches pendantes des mûriers, effeuillées par les cabris.

Il nous injuriait quelquefois et nous menaçait toujours de faire tuer les bêtes si l'on venait à les surprendre hors de nos limites. Que pouvions-nous faire, que demander excuse et qu'offrir de réparer le dommage à nos dépens? Nous recommandions bien à Fior d'Aliza de tenir de près ses chevreaux et de ne pas quitter de l'œil les animaux. Mais comme elle avait rencontré deux ou trois fois le capitaine des sbires qui cherchait à l'approcher, qui lui avait pris le menton et qui avait voulu l'embrasser sur ses cheveux, en lui demandant si elle voudrait bien devenir sa femme quand elle aurait ses seize ans; et comme, malgré les honnêtetés de cet homme, elle en avait peur et répugnance, à cause de Hyeronimo et de nous, qu'elle ne voulait jamais quitter des yeux ou du cœur, la petite n'aimait pas à rester dehors toute seule loin de Hyeronimo et de nous; c'est ce qui fait que les bêtes étaient moins bien gardées.

Quant à Hyeronimo, quand on lui parlait seulement du capitaine des sbires, il devenait pâle de colère comme le papier, et sa voix grondait en prononçant son nom, comme une eau qui bout dans la marmite de fer sur notre foyer; pourtant, il ne lui souhaitait point de mal; il était trop doux pour en faire à un enfant; mais il voyait bien, sans que rien fût dit sur ce sujet entre nous, que cet homme puissant voulait nous enlever par caresse, par astuce ou par violence plus que le pré, la vigne, les mûriers ou notre part du châtaignier: c'est peut-être cela, monsieur, qui lui fit comprendre qu'il aimait plus que d'amitié sa cousine, et c'est peut-être aussi la peur du sbire qui apprit après à Fior d'Aliza combien Hyeronimo lui était plus qu'un frère.

Que voulez-vous, monsieur? le chagrin mûrit le cœur avant la saison; quand le ver pique le fruit et que le vent secoue la branche, le fruit véreux tombe de lui-même; ils ne savaient pas ce que c'était que de s'aimer, mais la peur de se perdre faisait qu'ils ne pouvaient pas plus se séparer en idée que deux agneaux nés de la même mère et qui ont sucé leur vie au même pis et à la même crèche.

Ce fut bien là le malheur; ces enfants s'aimaient trop pour que la fille devînt une grande dame de Lucques, et pour que le garçon fît une autre fortune que dans le cœur d'une fille des châtaigniers.

XCIV

—Notre malheur, s'écria la belle sposa, en se jetant d'un bond sur le berceau de son enfant, en l'élevant dans ses deux beaux bras nus jusqu'au-dessus de sa tête, et en collant ensuite son charmant visage sur la bouche souriante de son nourrisson; notre malheur! Ah! si Hyeronimo vous entendait comme je vous entends, père!... Et elle lui fit une délicieuse moue avec les lèvres.

Elle se rassit et se remit à remuer du pied le berceau du petit, toute rêveuse et toute rouge d'avoir laissé échapper ce cri de deux amours dans une seule voix.

XCV

—Eh bien! vous allez voir ce que nous eûmes à souffrir, ces pauvres innocents et nous, continua l'aveugle.

L'automne approchait, les grappes de la treille devant la porte et celles des pampres qui enlaçaient la maison et le toit, comme le filet du pêcheur enlace l'eau dans ses mailles, commençaient à rougir et à sucrer les doigts de Fior d'Aliza. Elle en cueillait çà et là une graine en passant sous les feuilles; nous nous promettions une riche vendange pour la fin de l'automne, des raisin à sécher sur la paille et une petite jarre de vin sucré pour les fêtes de Noël et du jour de l'an dans le cellier.

Tout à coup Hyeronimo s'aperçut que les feuilles de la vigne jaunissaient et rougissaient comme des joues de malade, avant que les raisins eussent achevé de rougir; que les branches se détachaient des murs comme des mains qui ne se retiennent plus par les ongles à la corniche, et que les grappes, elles-mêmes mortes, commençaient à se rider avant d'être pleines, et ne prenaient plus ni suc ni couleur dans les sarments détendus.

—Ô ciel! dit-il, la vigne est malade; les passereaux eux-mêmes ne becquètent plus les grappes, tant elles sont âpres; une lune a passé par là.

—Allons voir, dirent ensemble les enfants, si la vigne, dans le champ, a pâli ou séché sous la même lune.

Ils y coururent et ils revinrent en pleurant, comme Adam et Ève qui sont en peinture là-haut aux Camaldules, quand ils virent pour la première fois mourir quoi? un homme? un animal? un insecte? non, une feuille!... quelque chose qui frémissait, mon bon Seigneur!...

La vigne, notre vigne à nous, n'était pas malade, elle était morte, morte pour toujours; morte comme si elle n'avait jamais vécu. Ces belles larges feuilles qui étaient bien à nous, puisque leurs pampres nous avaient cherchés de si loin pour s'accrocher à nos tuiles sur le toit et à nos piliers de pierre devant la porte, et jusqu'aux lucarnes de la chambre haute de Fior d'Aliza, où elles se glissaient par les fentes du volet; ces beaux sarments serpentant qui faisaient notre ombre l'été, notre gaieté l'automne, notre joie sur la table l'hiver, nous caressaient pour la dernière fois comme un chien qui meurt en vous léchant les pieds; morts non pas pour tout le monde, monsieur, mais morts pour nous.

Une belle nuit, sans que nous nous en fussions doutés, le fattore (le métayer) du sbire propriétaire, prétendant que la sève, en montant jusqu'à notre cabane, appauvrissait la vigne-mère et stérilisait les ceps d'en bas, avait coupé à coups de serpes les vieux gros pampres serpentant qui nourrissaient nos sarments contre nos murailles, de sorte que le cep, lui, restait vivant dans la vigne basse, mais les rejets étaient morts désormais pour nous!...

XCVI

Jamais je ne vous dirai le chagrin de la cabane à ces cris des deux enfants qui pleuraient ces berceaux de leur enfance, ces feuilles de leur ombre, ces grappes de leur soif, ce crépissage vivant et aimant de leur pauvre toit; et les lézards qui couraient si joyeux parmi leurs feuilles; et les merles qui picotaient si criards, comme des oiseaux ivres, les grains premiers mûrs; et les abeilles qui bourdonnaient si allègrement dans les rayons du soleil entre les grappes plus miellées que le miel de leurs ruches; et le soleil couchant le soir sur la haute mer, et la lune tremblante à terre, quand les pampres à travers lesquels elle passait tremblaient eux-mêmes au vent de la nuit! Enfin tout! tout ce qu'il y avait pour nous et pour eux de parenté, de souvenirs, d'amitié, de plaisir, d'intelligence entre ce treillage plus vieux que nous tous devant la maison.

—Oh! les méchants! s'écria tout le monde en sanglotant et en regardant mourir à petit feu nos chères tapisseries (sparterias) de vigne. Mais que pouvions-nous dire et que pouvions-nous faire? Tous nos regrets ne ressouderont pas la branche au cep. Toutes nos larmes ne lui serviront pas d'autre sève! Elle est morte et nous mourrons, il n'y a que cela pour nous consoler. Livrons les dernières grappes aux oiseaux, ces dernières feuilles aux chèvres, ces derniers sarments à notre foyer d'hiver; morte elle nous servira encore tant qu'elle pourra, et nous bénirons encore ses dernières pousses. Et puis après? Eh bien, après, nos murs seront nus contre le soleil et la pluie, il n'y aura pas d'ombre sur la porte, les oiseaux et les lézards s'en iront chercher leur plaisir ailleurs. Le padre Hilario ne s'assoira plus, en s'essuyant le front, sous la treille, et en suspendant ses deux besaces aux nœuds entrelacés du gros pampre; qu'y pouvons-nous? Le papier est le papier; il ne parle pas pour s'expliquer; d'ailleurs, il aurait beau s'expliquer, le mal est fait; il ne ferait pas reverdir en une parole des pampres de trois cents ans. Il a dit: «La vigne est au sbire, la treille est à vous;» mais il n'a pas dit que le propriétaire de la vigne n'aurait pas le droit de couper son pampre!

Un frisson nous prit à ces mots, nous pensâmes tous, et tous à la fois au châtaignier, notre seul nourricier sur la terre.

Dieu! nous écriâmes-nous, le papier dit bien que les châtaignes tombant sur nous sont à nous, mais il ne dit pas que le propriétaire du tronc, des racines et des branches n'aura pas le droit de couper son arbre. Oh! malheureux que nous sommes, si cela devait arriver jamais, que deviendrions-nous?

XCVII

À ces mots, nous entendîmes monter par le sentier de rochers polis, du côté de Lucques, le padre Hilario; il suait et il soufflait comme une mule trop chargée qui a besoin qu'on la soulage, au sommet de la montée, de sa charge.

Le padre Hilario était le frère commissionnaire du couvent des Camaldules de San Stefano; c'était un beau vieillard à grande barbe blanche; une couronne de cheveux fins comme des fils de la Vierge, autour de sa tonsure, le rendait tout à fait semblable aux statues de san Francisco d'Assise, sur les murs du chœur des Franciscains de Lucques; il était si vieux qu'il nous avait tous vus naître; mais il n'était point cassé pour son âge, il était seulement un peu voûté par l'habitude de porter des besaces gonflées des cruches d'huile et des outres de vin du couvent, et de monter à pas mesurés les sentiers à pic de la montagne.

Notre cabane était à peu près à moitié chemin de la plaine aux Camaldules; il avait l'habitude, depuis plus de quarante ans, de s'y arrêter un bon moment pour respirer et pour converser un instant avec les Zampognari; il avait caressé les enfants, marié les jeunes filles, consolé et vu mourir les vieillards de cette cabane. Il n'était pas de nos parents, on ne savait pas même où il était né; il y en a qui disaient qu'il avait été soldat sur les galères de Pise, prisonnier des corsaires à Tanger, échappé d'esclavage avec une Mauresque convertie sur une barque dérobée à son père; qu'ils avaient été assaillis par une tempête, poursuivis par les pirates sur la Méditerranée, et que, dans le double danger de périr par la mer ou par la vengeance des Turcs qui allaient les engloutir ou les atteindre, ils avaient fait vœu à saint François, quoique amants, de se faire lui ermite, elle nonne, si saint François les sauvait miraculeusement du danger. Saint François avait apparu entre deux nuées sur le mât de leur frêle barque; les pirates avaient sombré, le vent s'était calmé, la mer, aplanie comme un miroir; et un courant invisible les avait portés sur le sable près de l'écueil de la Meloria, sur la côte toscane. Ils s'étaient embrassés pour la première et la dernière fois en ce monde, et ils étaient allés pieds nus, chacun de son côté, elle à Lorette, lui à San Stefano de Lucques, se présenter à la porte de deux couvents.

XCVIII

Saint François, content de leur fidélité à accomplir leur vœu, les avait fait accueillir comme si on les attendait, elle comme sœur converse, lui comme frère servant, à la porte des Carmélites de Lorette et des Camaldules de Lucques. Ils ne devaient se rencontrer que dans le paradis.

Voilà ce que l'on disait dans les montagnes du père Hilario; mais lui, il n'en disait jamais un mot dans ses entretiens avec nous; on eût dit que san Francisco lui avait ôté la mémoire de ses amours ou qu'il lui avait mis le doigt du silence sur les lèvres; il ne parlait jamais que de nous, des anciens de la cabane qu'il avait connus, des mariages, des naissances, des morts de la famille, de l'abondance ou de la rareté des châtaignes, du prix de l'huile pour les lampes du sanctuaire, et quelquefois des révolutions qui se passaient là-bas dans les plaines, à Florence, à Sienne, à Rome ou à Lucques.

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