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Cours familier de Littérature - Volume 25

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The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 25

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Title: Cours familier de Littérature - Volume 25

Author: Alphonse de Lamartine

Release date: July 8, 2015 [eBook #49399]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Carlo Traverso, Christine
P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE - VOLUME 25 ***

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE

XXV

PARIS.—TYPOGRAPHIE DE ROUGE FRÈRES; DUNON ET FRESNÉ
Rue du Four-Saint-Germain, 43.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. DE LAMARTINE

TOME VINGT-CINQUIÈME

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR
9, RUE CAMBACÉRÈS (ANCIENNE RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 48)
1868

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

CXLVe ENTRETIEN

OSSIAN
FILS DE FINGAL
I

Vers l'année 1762, un phénomène littéraire étrange apparut comme une comète dans le monde; les imaginations en furent ébranlées, ainsi qu'elles avaient pu l'être à l'apparition des poëmes homériques en Grèce; l'histoire en fut éclairée, les traditions, jusque-là verbales, se renouèrent, et la poésie servit de témoin aux récits des plus antiques légendes. L'Angleterre, où ces poëmes galliques venaient d'être découverts, recueillis, écrits et vraisemblablement retouchés et complétés par un gentilhomme écossais nommé Macpherson, ne fut pas la seule contrée vivement émue par ces chants; ils se répandirent dans toutes les autres contrées littéraires de l'univers, France, Allemagne, Espagne, Italie, par les traductions, en prose et en vers; Letourneur, en prose française, Baour-Lormian, en fragments poétiques, Césarotti, en magnifiques vers italiens, à Vérone et à Milan, les consacrèrent dans les différents idiomes; le trésor des monuments écrits s'enrichit ainsi d'un monument de plus. Ce monument ne ressemblait à aucun autre; les poëtes coloristes comptèrent une couleur de plus. Ils avaient toutes les teintes du jour, ils eurent celles de la nuit.

II

Au commencement, un cri de reconnaissance et d'admiration s'éleva unanimement à la gloire de Macpherson, l'inventeur patient et laborieux de ce nouveau monde, le Christophe Colomb de cette terre des découvertes; nul n'osait contester à cet homme extraordinaire l'authenticité et le mérite de son invention; comment un seul homme aurait-il recomposé un monde évanoui, des paysages, des histoires, des mœurs, des héros, des chanteurs lyriques ou épiques, des sentiments et des tristesses inconnus jusqu'alors du genre humain et fait par une misérable supercherie ce qu'un Dieu seul pouvait faire, la résurrection d'un monde inconnu? C'était le cas de s'écrier avec J. J. Rousseau: «L'invention serait plus miraculeuse que le héros

III

Aussi, au premier moment, l'acceptation du livre fut complète. Nul n'osa s'inscrire en faux contre Macpherson. Mais, après un certain nombre d'années muettes, l'incrédulité commença à insinuer ses doutes et bientôt à nier. Le fameux docteur Johnson se signala par la vivacité de ses attaques. Macpherson ne répondit que par le dépôt des manuscrits; Césarotti, intéressé plus que personne à vérifier les titres de sa gloire, publia en 1807, ses discours critiques sur l'authenticité des chants d'Ossian: «Un poëte, dit-il, qui sous le nom d'Ossian, a su se rendre célèbre et immortel comme un homme de génie, n'aurait-il pas d'abord donné dans sa langue usuelle des essais éclatants de son mérite poétique?

«M. Campbell, auteur d'un ouvrage savant et classique, regarde comme hors de doute que les poëmes attribués à Ossian existaient, et étaient généralement connus dans la haute Écosse avant que Macpherson essayât pour la première fois de les traduire; qu'ils n'étaient de son invention ni dans leur entier ni dans leurs parties principales; qu'ils n'étaient nullement le produit d'une fraude littéraire, mais que le traducteur, aidé de quelques coopérateurs, les avait recueillis et arrangés dans une forme systématique, et les avait ainsi traduits et offerts au public. Revenons maintenant aux faits.

«Dès 1762, l'année même de la publication des premières poésies d'Ossian, traduites par Macpherson, le savant et judicieux docteur Blair en soutint, dans une dissertation publique, le mérite extraordinaire et l'authenticité. Il donna, deux ans après, de nouveaux développements à son ouvrage, et y joignit un appendice contenant les nombreux témoignages dont cette authenticité était appuyée; témoignages tels, qu'il faudrait croire qu'une foule d'honnêtes gens d'un caractère grave et d'un esprit éclairé avaient renoncé à leur probité et à leurs lumières, ainsi que le docteur Blair lui-même, pour soutenir un mensonge?»

IV

Il existe en Écosse une Académie ou Société, sous le titre de Highland Society, dont les travaux ont pour objet tout ce qui regarde les antiquités, l'histoire et la littérature écossaises. Cette Société ne pouvait rester neutre dans une question de cette nature: aussi y a-t-elle pris part, mais de la manière qui convient à une compagnie savante. Elle a chargé une commission, formée dans son sein, de faire dans le pays même les recherches les plus exactes sur l'authenticité des poésies d'Ossian, et sur tout ce qui peut éclairer la discussion élevée à leur sujet. La commission s'est livrée avec la plus grande activité à ce travail, et elle en a publié le résultat à Edimbourg en 1805, dans un rapport rédigé par M. Henri Mackensie, son président, et adressé à la Société même.

La Société écossaise y conclut:

1o Que les chants d'Ossian sont d'une antiquité et d'une authenticité incontestables;

2o Qu'à une époque de l'histoire très-reculée, les montagnes de l'Écosse virent naître un barde, ou poëte populaire, dont les œuvres rendirent le nom immortel et dont le génie n'a été surpassé par aucun moderne ou même ancien émule.

L'enquête de cette commission fut décisive. Elle fit faire elle-même une magnifique édition de ces poëmes reconnus ossianiques.

Après cela, que Macpherson ait profité de sa découverte pour élaguer quelques imperfections, compléter quelques lacunes et composer même quelques poëmes dans le même mode de style et d'images sur des données fugitives, on n'en saurait guère douter; mais le caractère de Macpherson, malgré sa jalouse partialité pour son œuvre, était trop religieux pour s'obstiner à une supercherie si contraire à la vérité et démentie par tant de témoignages pendant la durée de plus d'un siècle.

Lorsque Macpherson, dégoûté de cette controverse ingrate, renonça à la littérature et se retira dans la politique, il fut nommé agent du nabab d'Ariat, et fit une fortune immense au service de ce souverain oriental; il mourut en 1796, sans avoir confessé son prétendu mensonge, et tout occupé encore, quoique mollement, de publications ossianiques. Il laissa par testament 5,000 fr. de legs à la Société écossaise pour achever cette grande publication justificative, et pour perpétuer sa mémoire.

Voilà la vérité sur la nature de ces monuments; cherchons-la maintenant dans ces monuments eux-mêmes. On verra qu'on ne pouvait ni les inventer ni les contrefaire. On ne contrefait pas le génie. Ossian est plein de génie. Il y a deux poésies dans le monde, comme il y a deux parties du jour. Homère est la poésie de la lumière, Ossian est la poésie de la nuit. L'un a la clarté et la sérénité de la Grèce, l'autre a les ténèbres et les fantômes de l'Écosse. Mais, pour exprimer la nature entière, l'un n'est pas moins nécessaire que l'autre; la pleine lumière est le jour d'Homère, l'ombre et les nuages sont le crépuscule d'Ossian. Les climats donnent leur teintes au génie: Homère est la limpidité azurée des montagnes de l'archipel de l'Ionie; Ossian est le nuage flottant de l'archipel des Hébrides. Lisons:

V

Le premier de ces chants est un récit nuageux, mais transparent, de l'histoire de Fingal père, d'Ossian, grand-père d'Oscar, aïeul de Toscar et de Yaul, ses petits-fils. Ce fut la première des traductions galliques que Macpherson essaya de donner à ses compatriotes dix ans avant les autres poëmes ou chants dont son recueil se compose. Ce premier chant est par là même le plus véridique et le plus soigné. Macpherson, encore inconnu, voulait se signaler à leur attention par des qualités plus irréfutables. L'authenticité en était avérée et presque populaire parmi les vieux bergers de la Calédonie. Beaucoup d'ecclésiastiques des montagnes connaissaient et possédaient des fragments de ce poëme. Ils ne sont pas les plus beaux, mais ils sont les plus mémorables de ces chants. On y découvre toute la filiation historique des chefs et des bardes de ces dynasties de combattants et de chanteurs. Ce sont les Achilles et les Homères de ces âges de héros et de poëtes. Lisez avec attention cette espèce de préface historique. Elle vous donne la clef des autres mémoires ossianiques.

VI

«Près des murs de Tura, Cuchullin était assis au pied d'un arbre au tremblant feuillage. Sa lance était appuyée contre un rocher revêtu de mousse. Son bouclier reposait près de lui sur le gazon. Il rêvait au puissant Caïrbar, héros qu'il avait tué dans le combat, lorsque Moran, chargé de veiller sur l'Océan, revient annoncer sa découverte.

«—Lève-toi, Cuchullin, lève-toi, dit le jeune guerrier, je vois les vaisseaux de Swaran; Cuchullin, l'ennemi est nombreux: la mer sombre roule avec ses ondes une foule de héros.

«—Enfant de Fithil, répond le chef aux yeux bleus, je te vois toujours trembler: ta peur a grossi le nombre des ennemis. Sais-tu si ce n'est pas Fingal, le roi des Monts-Solitaires, qui vient me secourir dans les plaines verdoyantes d'Ullin[1]?

«—J'ai vu leur chef, reprit Moran; je l'ai vu haut et menaçant comme un rocher de glace. Sa lance ressemble à ce vieux sapin; son bouclier est aussi grand que la lune au bord de l'horizon. Il était assis sur un rocher du rivage, et ses troupes roulaient comme de sombres nuages autour de lui. Chef des guerriers, lui ai-je dit, il est grand le nombre de nos combattants: tu portes à juste titre le nom de puissant guerrier; mais une foule de guerriers puissants t'attendent sous les murs tortueux de Tura. D'une voix semblable au bruit d'une vague en courroux, Swaran me répond: Eh! qui dans ces plaines marcherait mon égal? Les héros ne peuvent soutenir mon aspect: ils tombent dans la poussière sous les coups de mon bras. Nul autre que Fingal, nul autre que le roi des Collines-Orageuses ne peut faire tête à Swaran dans les combats. Une fois nous avons mesuré nos forces sur la colline de Malmor, et le sol de la forêt fut labouré sous l'effort de nos pas. Les roches tombaient arrachées de leur base, et les ruisseaux, changeant leurs cours, fuyaient en murmurant loin de cette terrible lutte. Trois jours entiers nous renouvelâmes le combat; nos guerriers restaient à l'écart, immobiles et tremblants. Au quatrième jour, Fingal s'écria: Le roi de l'Océan est tombé; Il est debout, répondit Swaran. Moran, que le sombre Cuchullin cède au héros qui est fort comme les tempêtes de Malmor.

«—Non, répondit Cuchullin, jamais je ne céderai à un homme. Cuchullin sera grand ou mort. Va, Moran, prends ma lance, et frappe sur le bouclier sonore de Caïrbar, il est suspendu à la porte bruyante de Tura. Ses sons ne sont pas les sons de la paix. Mes guerriers l'entendront sur la colline.

«Moran part: il frappe le bouclier: les coteaux et les rochers répondent: les sons s'étendent dans la forêt: le cerf tressaille au bord du lac. Déjà Curach se lève, s'élance du haut du rocher; et Connal après lui, tenant sa lance marquée de sang: le sein de neige du beau Crugal s'enfle et palpite: le fils de Favi a déjà quitté le noir sommet de la colline: «C'est le bouclier de la guerre, s'écrie Ronnar.—C'est la lance de Cuchullin, dit Lugar. Enfant de la mer, Calmar, prends tes armes, lève ton acier bruyant; lève-toi, Puno, héros terrible, lève-toi; Caïrbar, abandonne les forêts de Cromla; plie tes genoux d'albâtre, ô Eth, descends du bord des torrents de Lena. Caolt, déploie tes muscles mouvants, et fais siffler sous tes pas la bruyère de Mora: tes flancs sont blancs comme l'écume de la mer agitée, lorsque les noirs ouragans l'épandent sur les rochers grondants de Cuthon.

«Je les vois tous rassemblés[2]: ils sont pleins de l'orgueil que leur donnent leurs premiers exploits: leurs âmes s'enflamment au souvenir des combats et des siècles passés: leurs regards étincelants cherchent l'ennemi. Leurs bras nerveux posent sur la poignée de leurs épées, et l'éclair jaillit de leurs flancs d'acier. Ils descendent par torrents du haut des montagnes. Les chefs s'avancent et brillent sous l'armure de leurs pères; suivent leurs guerriers sombres et menaçants: tels on voit les nuages pluvieux s'assembler, se presser derrière les météores enflammés du ciel. Le bruit de leurs armes qui se choquent monte dans les airs: leurs dogues animés y mêlent leurs longs aboiements. L'hymne des combats est entonnée à voix inégales et se prolonge dans les échos du Cromla. Arrivée au sommet du Lena, la troupe s'arrête sur les noires bruyères, semblable à un brouillard d'automne, lorsque rassemblant ses flocons épars dans la plaine, il monte sur les collines obscurcies et, de leur cime, élève sa tête dans les cieux.

«—Salut, dit Cuchullin, enfants des vallons, et vous chasseurs du cerf timide: d'autres jeux se préparent; ils sont sérieux; ils sont terribles comme ce flot menaçant qui roule sur la côte. Combattrons-nous, enfants de la guerre, ou céderons-nous au roi de Loclin[3] les vertes plaines d'Inisfail[4]? Parle, ô Connal, toi le premier des guerriers; toi qui brisas tant de boucliers; tu as combattu plus d'une fois contre les guerriers de Loclin; veux-tu manier encore la lance de ton père?»

«—Cuchullin, répond le guerrier d'un air tranquille, la lance de Connal est affilée; elle se plaît à briller dans le combat et à s'abreuver de sang; mais quoique mon bras demande la guerre, mon cœur est pour la paix. Chef des guerriers de Cormac, vois la noire étendue de la flotte de Swaran: ses mâts s'élèvent aussi nombreux sur nos côtes que le sont les roseaux sur le lac de Lego: la foule de ses vaisseaux présente l'aspect d'une forêt couverte de vapeurs, lorsque les arbres balancés plient tour à tour sous l'effort des vents impétueux. Le nombre de ses guerriers est trop grand; Connal est pour la paix. Fingal, le premier des mortels, voudrait éviter le bras de Swaran; Fingal, qui balaye les guerriers comme les vents de la tempête dispersent la bruyère, lorsque les torrents mugissent le long des échos de Cona, et que la nuit s'assied sur la colline environnée de tous ses nuages.

«—Fuis, guerrier ami de la paix, dit Calmar; fuis dans tes collines silencieuses, où ne brilla jamais la lance des combats; va poursuivre le chevreuil du Cromla et arrêter avec tes flèches les cerfs bondissants de Lena; mais toi, Cuchullin, fils de Semo, arbitre de la guerre, disperse les enfants de Loclin; porte le ravage au travers de leurs bataillons orgueilleux; que jamais vaisseau du royaume des Neiges ne bondisse sur les flots agités d'Inistore[5]. Levez-vous, ô vents orageux d'Erin[6]; mugissez, ouragans des bruyères; puissé-je mourir au milieu de la tempête, enlevé dans un nuage par les fantômes irrités des morts; que Calmar meure au milieu de l'orage, si jamais la chasse eut pour lui autant d'attraits que les batailles.

«—Calmar, répliqua Connal d'une voix tranquille, jamais je n'ai fui; j'ai volé aux combats à la tête de mes guerriers; mais la renommée de Connal est faible encore. La bataille a été gagnée à ma vue, et le brave a triomphé: mais écoute ma voix, ô fils de Semo, et souviens-toi du trône antique de Cormac; donne des richesses et la moitié de ce royaume pour acheter la paix, jusqu'à ce que Fingal arrive avec son armée; mais si tu choisis la guerre, je saisis ma lance et mon épée; ma joie sera d'être au milieu des combattants, et mon âme se déploiera dans le fort de la mêlée.

«—Pour moi, dit Cuchullin, le bruit des armes plaît à mon oreille; il me plaît comme le bruit du tonnerre avant les douces pluies du printemps; rassemble toutes mes troupes; que je voie sous mes yeux tous mes guerriers; qu'ils s'avancent au travers des bruyères, brillants comme le rayon du soleil avant l'orage, lorsque le vent d'occident assemble les nuées, et que les chênes de Morven gémissent le long des rivages.

«Mais où sont mes amis, les compagnons de mon bras dans le danger? Où es-tu, Caïrbar, au sein d'albâtre? Où est ce Ducomar, ce foudre de guerre? Et toi, Fergus, m'as-tu donc abandonné au jour de la tempête? Fergus, le premier à partager la joie de nos fêtes?

«Fils de Rossa, bras de la mort, viens-tu comme le rapide chevreuil des collines retentissantes de Malmor[7]? Salut au fils de Rossa; mais quel nuage obscurcit ton âme belliqueuse?

«—Quatre pierres, répondit Fergus[8] s'élèvent sur la tombe de Caïrbar; et ces mains ont placé dans la terre le vaillant Ducomar. Fils de Torman, tu étais un astre sur la colline; et toi, ô Ducomar! tu étais fatal comme les exhalaisons du marécageux Lano, lorsqu'elles s'étendent sur les plaines de l'automne, et qu'elles portent la mort parmi les nations. Morna! toi, la plus belle des filles, ton sommeil est paisible dans le creux du rocher! tu es tombée dans les ténèbres, comme l'étoile qui traverse les déserts dans sa chute oblique, et dont le voyageur solitaire regrette la lueur passagère.

«—Dis à Cuchullin, dis comment sont tombés les chefs d'Erin? Ont-ils péri de la main des enfants de Loclin en combattant dans le champ des héros, ou quelle autre cause a précipité les chefs de Cromla dans l'étroite et sombre demeure[9]?

«—Caïrbar, repartit Fergus, a péri par l'épée de Ducomar, au pied d'un chêne, sur le bord du torrent. Ducomar vint ensuite à la grotte de Tura, et adressa ces paroles à l'aimable Morna:

«Morna, la plus belle des femmes, aimable fille de Cormac, pourquoi te tiens-tu seule dans l'enceinte de ces pierres, dans le creux de ce rocher? Le ruisseau murmure tristement; le gémissement de l'arbre antique s'élève sur les vents; le lac est troublé; un sombre nuage voile les cieux; mais toi, tu es blanche comme la neige de ces bruyères, et ta chevelure ressemble aux vapeurs qui couronnent le sommet du Cromla, lorsqu'elles pendent en flocons sur les rochers et qu'elles brillent aux rayons du couchant. Ton sein offre à la vue deux globes de marbre, tels qu'on en voit au bord des ruisseaux de Branno; tes bras ont la blancheur et la fermeté des colonnes d'albâtre du palais de Fingal.

«—D'où viens-tu, répond la belle; d'où viens-tu, Ducomar, le plus sombre des hommes? Tes sourcils sont noirs et terribles; les yeux roulent une prunelle enflammée; Swaran paraît-il sur la mer? Ducomar, quelles nouvelles de l'ennemi?

«—Ô Morna! je descends de la colline des Biches. Trois fois j'ai bandé mon arc, et j'en ai terrassé trois. Trois autres ont été la proie de mes dogues légers. Aimable fille de Cormac, je t'aime comme mon âme; j'ai tué pour toi un magnifique cerf; sa tête était parée d'un bois à plusieurs rameaux, et ses pieds égalaient la légèreté des vents.

«—Je ne t'aime point, guerrier farouche; ton cœur a la dureté du roc, et ton œil noir m'inspire la terreur. Mais toi, Caïrbar, toi, fils de Torman, tu es l'amour de Morna; tu as pour moi la douceur d'un rayon de soleil qui luit sur la colline dans un jour d'orage! As-tu vu le jeune Caïrbar? As-tu rencontré cet aimable guerrier sur la colline des Chevreuils? La fille de Cormac attend ici le retour du fils de Torman.

«—Et Morna l'attendra longtemps; son sang est sur mon épée; Morna l'attendra longtemps; il est tombé sur les rives de Branno; j'élèverai sa tombe sur le sommet du Cromla. Mais fixe ton amour sur Ducomar; son bras est fort comme la tempête.

«—Il n'est donc plus, le fils de Torman! dit sa jeune amante, les yeux pleins de larmes. Il est donc tombé sur la colline, ce jeune et beau guerrier! Il était toujours le premier à la tête des chasseurs de la montagne; il était le fléau des ennemis apportés par l'Océan. Ducomar, oui, tu es sombre et farouche, et ton bras cruel est funeste à Morna. Barbare, donne-moi cette épée; j'aime le sang de Caïrbar.

«Ducomar, touché de ses larmes, lui cède son épée: elle la lui plonge dans le sein. Comme un rocher qui se détache de la montagne, il tombe et étend un bras vers elle:

«—Morna, tu as donné la mort à Ducomar: je sens dans mon sein le froid de l'acier. Rends mon corps à la jeune Moïna; Ducomar était l'objet de ses songes. Elle m'élèvera un tombeau: le chasseur le remarquera et me donnera des louanges. Mais, de grâce, retire ce fer de mon sein: Morna, je le sens qui me glace.

«Elle s'approche, tout en larmes, et elle retire l'épée du sein du guerrier: Ducomar en tourne la pointe sur elle et perce son beau sein. Elle tombe, et les boucles de sa belle chevelure sont éparses sur la terre: son sang sort en bouillonnant de sa blessure et rougit l'albâtre de son bras. Elle s'agite dans les convulsions de la mort: la grotte de Tura répéta ses derniers gémissements.

«—Paix éternelle, dit Cuchullin, aux âmes des héros! leurs actions furent éclatantes dans les dangers. Que leurs ombres errent autour de moi, portées sur les nuages; que je voie leurs traits guerriers: à leur aspect, mon âme sentira croître sa constance dans les périls, et mon bras lancera les foudres de la mort. Mais toi, Morna, viens à mes yeux sur un rayon de la lune: viens près de ma fenêtre pendant mon sommeil, quand j'oublierai la guerre et ses alarmes pour ne songer qu'aux loisirs de la paix.

«Rassemblez nos tribus et marchez aux combats; suivez mon char de bataille, et que vos accents guerriers se mêlent au bruit de ma course. Placez trois lances à mes côtés; volez sur la trace de mes coursiers bondissants; que mon âme se sente soutenue du courage de mes amis, lorsque la nuit du combat s'épaissira autour de mon épée étincelante.»

«Tels qu'un torrent écumant se précipite de la cime escarpée du Cromla, lorsque le tonnerre gronde et que la sombre nuit a déjà noirci la moitié de la colline; tels et plus terribles encore s'élancent les nombreux enfants d'Erin. Leur chef déploie toute sa valeur, semblable à la baleine de l'Océan que suivent toutes les vagues émues sur sa trace, ou au fleuve qui roule toutes ses eaux sur le rivage.

«Les enfants de Loclin en tendirent de loin le bruit de sa course impétueuse. Swaran frappa son bouclier et appela le fils d'Arno.

«Quel est, dit-il, ce murmure qui vient roulant le long de la colline et qui ressemble aux sourds bourdonnements des insectes du soir? Ce sont ou les enfants d'Inisfail qui descendent, ou les vents qui mugissent dans les profondeurs de la forêt lointaine. Tel est le bruit du Gormal[10], avant que les vagues agitées lèvent leurs têtes blanchissantes. Fils d'Arno, monte la colline et porte tes regards sur la noire surface des bruyères.»

«Arno part et revient éperdu. Il roule des yeux égarés. Son cœur palpite: sa voix est tremblante et n'articule que des mots interrompus.

«Lève-toi, fils de l'Océan, lève-toi! Je vois descendre de la montagne le noir torrent des combats; je vois s'avancer les files profondes des enfants d'Erin. Le char de bataille, le rapide char de Cuchullin, vient comme un tourbillon enflammé qui porte la mort. Il roule comme un flot sur la plaine liquide, ou comme un nuage d'or qui s'étend sur la bruyère. Ses larges côtés sont incrustés de pierres brillantes: telle au milieu de la nuit la mer étincelle autour de nos vaisseaux. Le timon est d'if poli; le siége est formé d'os éclatants de blancheur; ses flancs sont remplis de lances entassées, et le fond est foulé par les pieds des héros. Du côté droit, on voit un coursier écumant, superbe, bondissant, le plus fort, le plus léger de la colline: son pied frappe et fait retentir la terre; sa crinière flottante ressemble aux ondes de ce torrent de fumée qui roule sur le coteau; ses flancs sont couverts d'un poil luisant; son nom est Sifadda. Au côté gauche est attelé un coursier non moins fougueux: enfant impétueux des montagnes, sa noire crinière s'élève sur sa tête superbe; ses pieds sont robustes et légers; les fougueux enfants de l'épée l'appellent Dusronnal. Mille liens tiennent le char suspendu. Les mors durs et polis brillent dans des flots d'écume. Des rênes légères, ornées de pierres radieuses, flottent sur le cou majestueux des coursiers, tandis qu'ils volent et franchissent les vallons. Ils ont dans leur course la légèreté du chevreuil et la force de l'aigle fondant sur sa proie. L'air siffle à leur passage comme les vents de l'hiver sur les neiges du sommet du Gormal. Sur le char s'élève le chef des guerriers: le nom du héros est Cuchullin, le fils de Semo. Sa joue basanée a la couleur de mon arc. Ses yeux farouches roulent sous de noirs sourcils. Sa chevelure tombe de sa tête en ondes de flammes, lorsque, penché en avant, il agite sa lance. Fuis, roi de l'Océan, fuis! il vient comme la tempête le long du vallon.

«—Quand m'as-tu vu fuir, quel que fût le nombre des lances ennemies? Quand m'as-tu vu fuir, fils d'Arno, guerrier sans courage? J'ai bravé les tempêtes du Gormal et la hauteur des flots écumants. J'ai bravé les nues orageuses, et je fuirais un guerrier! Fût-ce Fingal lui-même, mon âme ne serait point émue à son aspect. Levez-vous pour combattre, mes guerriers; rassemblez-vous autour de moi comme les flots de la mer. Rassemblez-vous autour du brillant acier de votre roi; fermes comme nos rochers, qui attendent l'orage avec joie et opposent les noires forêts qui les couvrent à la fureur des vents.

«Les héros s'avancent. Tels dans l'automne deux orages s'élancent l'un contre l'autre du haut de deux montagnes opposées, ou tels qu'on voit deux torrents tombant de leurs rochers se mêler, se combattre et mugir, confondus dans la plaine: ainsi se heurtent et se mêlent les armées de Loclin et d'Inisfail. Le chef combat le chef; le guerrier joint le guerrier; l'acier frappe, est frappé. Les casques volent en éclats; le sang coule et fume dans la plaine; les cordes résonnent sur les arcs tendus, les flèches sifflent dans l'air; les lances agitées tracent des cercles lumineux qui dorent la face orageuse de la nuit.

Des cris affreux se confondent dans les airs. Tel est le bruit confus de l'Océan lorsqu'il roule ses vagues mutinées; tels sont les derniers éclats du tonnerre. Quand les cent bardes de Cormac réunis eussent chanté les événements du combat, les cent bardes de Cormac auraient eu des voix trop faibles pour transmettre à l'avenir toutes les morts célèbres. Les héros tombaient en foule sur les héros, et le sang des braves ruisselait à grands flots.

«Pleurez, bardes consacrés au chant, pleurez la mort du noble Sithallin. Que les gémissements de Fiona fassent retentir la demeure de son cher Ardan. Ils sont tombés, comme deux chevreuils du désert, sous la main du puissant Swaran. Swaran rugissait, au milieu de ses guerriers, comme l'esprit de la tempête, lorsque assis sur les sombres nuages qui couronnent le sommet du Gormal, il jouit de la mort du matelot.

«Ta main n'est pas oisive, ô chef de l'île des Brouillards! Cuchullin, ton bras donna plus d'une fois la mort. Son épée était comme le trait de la foudre, qui frappe les enfants du vallon, lorsque les hommes tombent consumés, et que toutes les collines d'alentour sont en flammes. Dusronnal hennissait sur les corps des héros, et Sifadda[11] baignait ses pieds dans le sang. Sous leurs pas, le champ de bataille était dévasté comme les forêts désertes de Cromla, lorsque l'ouragan, chargé des noirs Esprits de la nuit, ravage l'humble bruyère et déracine les arbres.

«Pleure sur tes rochers, ô fille d'Inistore! Fille plus belle que l'Esprit des collines, lorsque, sur un rayon du soleil, il traverse les plaines silencieuses de Morven; penche ta belle tête sur les flots. Il est tombé, ton jeune amant, il est tombé pâle et sans vie sous l'épée de Cuchullin. Son jeune courage ne montrera plus en lui le digne rejeton des rois. Trenard, l'aimable Trenard est mort, ô fille d'Inistore! Ses dogues fidèles hurlent dans son palais en voyant passer son ombre. Son arc est détendu dans sa demeure; le silence règne dans ses forêts.

«Mille flots roulent contre un rocher: ainsi s'avance l'armée de Swaran; le rocher reçoit et brise ces milliers de flots: ainsi les guerriers d'Inisfail attendent et bravent l'armée de Swaran. La mort élève toutes ses voix à la fois et les mêle au son des boucliers. Chaque héros est une colonne de ténèbres, et son épée est dans sa main un rayon de feu. La plaine gémit comme le fer, rouge enfant de la fournaise, sous les coups de cent marteaux qui s'élèvent et le frappent tour à tour.

«Quels sont ces guerriers si sombres, si farouches, sur la plaine de Lena? Ils sont comme deux nuages, et leurs épées brillent comme l'éclair au-dessus de leurs têtes. Les collines sont ébranlées et les rochers tremblent avec toute leur mousse. Sans doute, c'est le fils de l'Océan et le roi d'Erin. Les yeux inquiets de leurs guerriers suivent leurs mouvements; mais la nuit dérobe les deux chefs dans ses ombres et finit leur terrible combat.

«Sur la pente du Cromla, Dorglas apprête un chevreuil; conquête matinale que les guerriers avaient faite sur la colline avant d'en descendre pour combattre. Cent jeunes guerriers amassent la bruyère: dix héros excitent la flamme; trois cents choisissent des pierres polies; la fumée se répand au loin et annonce la fête.

«Cuchullin a recueilli sa grande âme. Appuyé sur sa lance, il adresse ce discours au vieux Carril, à ce chantre vénérable des événements passés:

«Cette fête sera-t-elle pour moi seul? Le roi de Loclin restera-t-il sur le rivage d'Ullin, loin des fêtes et des concerts de son palais? Lève-toi, vénérable Carril, et porte mes paroles à Swaran. Dis à ce roi, venu sur les flots mugissants, que Cuchullin donne sa fête; qu'il vienne prêter l'oreille au murmure de mes bois, dans l'ombre de cette nuit nébuleuse. Tristes et glacés sont les vents qui fondent sur ses mers écumeuses; qu'il vienne donner des louanges aux accords de nos harpes; qu'il vienne entendre les chants de nos bardes.»

«Le vieux Carril part, et sa voix pleine de douceur invite le roi des noirs boucliers. «Swaran, roi des forêts, lève-toi, et quitte les fourrures de ta chasse. Cuchullin donne le festin solennel; viens partager sa fête.»

«Swaran, d'une voix lugubre comme le murmure du Cromla avant la tempête, répondit: «Quand toutes les jeunes filles, odieuse Inisfail, étendraient vers moi leurs bras de neige, offriraient à ma vue leurs seins palpitants et rouleraient avec douceur des yeux pleins d'amour, immobile comme les montagnes de Loclin, Swaran restera dans ce lieu jusqu'à ce que l'aurore, se levant sur mes États, couronnée de jeunes rayons, vienne m'éclairer pour donner la mort à Cuchullin. Le vent de Loclin plaît à mon oreille; il souffle sur mes mers, il mugit dans mes voiles, et rappelle à ma pensée les vertes forêts de Gormal, dont tant de fois les échos répondirent à ses sifflements lorsque ma lance se baignait dans le sang du sanglier. Que le sombre Cuchullin me cède l'ancien trône de Cormac, ou son sang rougira l'écume des torrents d'Erin.»

«Carril revient, et dit: «Les accents de la voix de Swaran sont sinistres.

«—Sinistres pour lui seul, repartit Cuchullin. Carril, élève ta voix, et redis les exploits des temps passés; charme la longueur de la nuit par tes chants, et remplis nos âmes d'une douce tristesse; car la terre d'Inisfail a enfanté nombre de héros et de jeunes filles formés pour l'amour. Il est doux d'entendre les chants de douleur dont retentissent les rochers d'Albion, lorsque le bruit de la chasse a cessé et que les ruisseaux de Cona répondent à la voix d'Ossian.»

«Carril chanta: «Dans les temps passés, les enfants de l'Océan descendirent sur les rivages d'Inisfail. Mille vaisseaux bondissaient sur les vagues et cinglaient vers les plaines agréables d'Ullin: les enfants d'Erin marchèrent à la rencontre de cette nation ennemie. Caïrbar, le premier des mortels, et Grudar, jeune et beau guerrier, s'y trouvèrent; ils avaient longtemps combattu pour le taureau tacheté qui beuglait sur la colline retentissante de Golban. Tous deux le réclamèrent, et la mort se montrait souvent à la pointe de leur acier.

«Les deux héros se réunirent contre l'ennemi, et les étrangers de l'Océan prirent la fuite. Quels noms plus illustres dans Inisfail que les noms de Caïrbar et de Grudar; mais, hélas! pourquoi ce fatal taureau mugit-il encore sur la montagne de Golban? Ils l'aperçurent bondissant et blanc comme la neige; sa vue ralluma leur fureur.

«Ils combattirent sur le gazon des rives du Lubar. Le jeune et brillant Grudar tomba. Le farouche Caïrbar vint aux vallons retentissants de Tura, où Brassolis, la plus belle de ses sœurs, triste et seule, soupirait des chants de douleur. Elle chantait les actions de Grudar, jeune objet des sentiments secrets de son cœur. Elle déplorait les dangers qu'il courait dans la plaine sanglante des combats; mais elle n'avait pas encore désespéré de son retour. Sa robe entr'ouverte laissait voir son beau sein, comme on voit la lune sortir à demi des nuages de la nuit. La harpe est moins douce que sa voix, lorsqu'elle chantait sa douleur. Grudar occupait toute son âme; c'était lui qu'en secret cherchaient toujours ses regards. «Quand reviendras-tu dans tout l'éclat de tes armes, ô guerrier puissant dans les combats!»

«Caïrbar survient, et lui dit: «Prends, Brassolis, prends ce bouclier ensanglanté: suspends-le au haut de ma demeure; c'est l'armure de mon ennemi...» À ces mots, son tendre cœur palpite: pâle, éperdue, elle vole au champ de bataille; elle trouve son jeune amant baigné dans son sang; elle expire, à cette vue, sur la fougère du Cromla. C'est ici que reposent leurs cendres, Cuchullin, et ces deux ifs solitaires, nés sur leurs tombes, cherchent, en s'élevant, à unir leurs rameaux. Brassolis était la beauté de la plaine, et Grudar l'ornement de la colline. Les bardes conserveront leurs noms, et les rediront aux siècles à venir.

«—Ta voix est pleine de charme, ô Carril! dit le chef d'Erin, et j'aime à entendre les récits des temps passés. Ils plaisent à mon oreille comme la douce ondée du printemps, lorsque le soleil luit sur la plaine, et que les nuages légers volent sur la cime des montagnes. Ô barde! prends ta harpe pour célébrer mes amours: chante cette belle solitaire, cet astre de Dunscar; accompagne de ta harpe les louanges de Bragela, de celle que j'ai laissée dans l'île des Brouillards: épouse du fils de Semo, lèves-tu ta belle tête au haut du rocher, pour découvrir les vaisseaux de Cuchullin? Une vaste mer roule ses flots entre ton époux et toi. La blanche écume de ses vagues trompera tes yeux; tu les prendras pour les voiles de ma flotte. Retire-toi, car il est nuit; retire-toi, mon amour, les vents de la nuit sifflent dans ta chevelure; retire-toi dans le palais de mes fêtes, et rêve aux temps passés. Je ne retournerai point dans tes bras que la tempête de la guerre ne soit apaisée. Ô Connal, parle-moi de guerres et de combats; bannis-la de ma pensée; car elle m'est trop chère, la fille de Sorglan, au sein d'albâtre, à la noire chevelure.

«—Défie-toi des enfants de l'Océan, répondit le grave et prudent Connal: envoie une troupe de tes guerriers observer dans la nuit l'armée de Swaran. Cuchullin, je suis pour la paix, jusqu'à l'arrivée des enfants de Morven, jusqu'à ce que Fingal, le premier des héros, paraisse, comme l'astre du jour, sur nos plaines.

«Le héros sonna l'alarme sur son bouclier: les guerriers, nommés pour veiller pendant la nuit, se mirent en marche. Le reste de l'armée, couché sur la colline, dormait dans les ténèbres, au murmure des vents. Les ombres des guerriers récemment décédés erraient devant eux, portées sur leurs nuages; et, dans le lointain, dans le vaste silence de Lena, on entendait les voix grêles des fantômes, présages de la mort.»

Le second chant, parmi ses épisodes, contient celui de la mort touchante de Gaïna, épouse du chef des plaines d'Ullin, et de Connal, son amant:

«Deugala était l'épouse de Caïrbar, chef des plaines d'Ullin: elle brillait de tout l'éclat de la beauté; mais son cœur était l'asile de l'orgueil: elle aima le jeune fils de Daman.

«—Caïrbar, dit-elle, donne-moi la moitié de nos troupeaux; je ne veux plus demeurer avec toi. Fais le partage.

«—Que ce soit Cuchullin, dit Caïrbar, qui fasse les lots; son cœur est le siége de la justice. Pars, astre de beauté.»

«J'allai sur la colline et je fis le partage des troupeaux: il restait une génisse blanche comme la neige: je la donnai à Caïrbar. À cette préférence, la Deugala s'alluma.

«—Fils de Daman, dit cette belle, Cuchullin afflige mon âme. Je veux être témoin de sa mort, ou les flots de Lubar vont rouler sur moi. Mon pâle fantôme te poursuivra sans relâche et te reprochera l'outrage dont Cuchullin a blessé mon âme jalouse. Verse le sang de Cuchullin, ou perce mon sein.

«—Deugala, répondit le jeune homme à la belle chevelure, comment pourrais-je donner la mort au fils de Semo? Il est mon ami, le confident de mes plus secrètes pensées, et je lèverais mon épée contre lui!»

«Trois jours entiers, elle le fatigua de ses larmes; le quatrième, il consentit à combattre.

«Eh bien, Deugala, je combattrai mon ami; mais puissé-je tomber sous ses coups! Ah! pourrai-je errer sur la colline et soutenir la vue du tombeau de Cuchullin?»

«Nous combattîmes sur les collines de Muri. Nos épées évitaient de blesser; elles glissaient sur l'acier de nos casques, ou frappaient vainement nos boucliers, Deugala était présente, et souriait.

«—Fils de Daman, dit-elle, ton bras est faible; jeune homme, les années ne t'ont pas donné la force de manier le fer; cède la victoire au fils de Semo. Il est pour toi le rocher de Malmor.»

«À ces mots, les yeux du jeune homme se remplirent de larmes; d'une voix entrecoupée de sanglots, il me dit: «Cuchullin, oppose ton bouclier; défends-toi contre la main de ton ami. Mon âme est accablée de douleur; il faut que ce soit moi qui donne la main au premier des mortels.»

«Je poussai un soupir profond; je levai le tranchant de ma lame: le jeune Ferda tomba sur la terre, Ferda, le premier des amis de Cuchullin. Malheureuse est la main de Cuchullin, depuis qu'elle a donné la mort à ce jeune héros.

«Ton récit, ô chef des guerriers, est triste et touchant, dit le barde Carril. Il fait rétrograder ma pensée vers les temps qui ne sont plus; j'ai souvent ouï parler de Connal, qui, comme toi, eut le malheur de tuer son ami; mais la victoire n'en suivit pas moins les coups de sa lance, et les ennemis disparaissaient devant lui.»

«Connal était un guerrier d'Albion. Cent collines obéissaient à ses lois. Son chevreuil buvait à son choix l'onde de mille ruisseaux. Mille rochers répondaient aux aboiements de ses dogues. Les grâces de la jeunesse étaient sur son visage: son bras était la mort des héros. Une belle fut l'objet de son amour: elle était belle, la fille du puissant Comlo; elle paraissait au milieu des autres femmes comme un astre éclatant: sa chevelure était noire comme l'aile du corbeau; ses chiens étaient dressés à la chasse: elle savait tendre l'arc et faire siffler la flèche dans les forêts. Le choix de son cœur se fixa sur Connal. Souvent leurs regards amoureux se rencontraient; ils chassaient ensemble, et le bonheur était dans leurs entretiens secrets; mais cette belle fut aimée du féroce Grumal. Cet ennemi de l'infortuné Connal épiait les pas de son amante.

«Un jour, fatigués de la chasse, et séparés de leurs amis que le brouillard dérobait à leurs yeux, Connal et la fille de Comlo vinrent se reposer dans la grotte de Ronan: c'était l'asile ordinaire de Connal: les armes de ses pères y étaient suspendues: leurs boucliers y brillaient auprès de leurs casques d'acier.

«Repose ici, dit Connal, repose, ô Galvina, mes amours. Un chevreuil paraît sur le front du Mora; j'y cours, et bientôt je reviens vers toi.

«—Je crains, lui dit-elle, le noir Grumal, mon ennemi; il vient souvent à la grotte de Ronan: je vais me reposer au milieu de tes armes; mais reviens promptement, ô mon bien-aimé.»

Tandis que Connal poursuit le chevreuil, Galvina veut éprouver son amant; elle prend ses vêtements et son armure, et sort de la grotte. Connal l'aperçut et la prit pour son ennemi. Son cœur bat et s'irrite; il pâlit de fureur; un nuage s'épaissit sur ses yeux: il bande l'arc, la flèche vole: Galvina tombe dans son sang. Connal court à pas précipités à la grotte; il appelle Galvina: nulle réponse dans le rocher solitaire. «Où es-tu, ô ma bien-aimée?» Il reconnaît à la fin que c'est elle dont le cœur palpite sous le trait fatal. «Ô Galvina! est-ce toi?...» Il tombe et s'évanouit sur le sein de son amante.

«Les chasseurs trouvèrent ce couple infortuné, et secoururent Connal. Il promena depuis ses pas sur la colline; mais il errait sans cesse dans un morne silence autour de la tombe de son amante. L'Océan vomit sur la côte une flotte ennemie. Il combattit; les étrangers prirent la fuite: il cherchait partout la mort dans la mêlée; mais quel bras pouvait la donner au puissant Connal? Il jette son bouclier et combat nu. Une flèche atteignit enfin son sein robuste... Il dort en paix à côté de sa chère Galvina, au bruit des flots du rivage; et le matelot découvre en passant leurs tombes revêtues de mousse, lorsqu'il vogue sur les mers du Nord.

«J'aime les chants des bardes, dit Cuchullin. Je me plais à entendre les récits des temps passés. Ils sont pour moi comme le calme du matin et la fraîcheur de la rosée qui humecte les collines lorsque le soleil ne jette sur leur penchant que des rayons languissants et que le lac est bleuâtre et tranquille au fond du vallon. Ô Carril! élève encore ta voix, et fais entendre à mon oreille les chants de Tura, ces chants de joie dont retentit mon palais, lorsque Fingal assistait à mes fêtes et que je le voyais s'enflammer au récit des exploits de ses pères.

«Fingal, chanta Carril, toi, héros des combats, tes actions guerrières signalèrent ta première jeunesse. Loclin fut consumé du feu de ta colère dans cet âge où ta beauté le disputait à celle de nos jeunes filles. Elles souriaient aux grâces épanouies sur le visage du jeune héros; mais la mort était dans ses mains: il était fort et terrible comme les eaux du Lora. Ses guerriers impétueux le suivaient. Ils vainquirent et enchaînèrent Starno, roi de Loclin; mais ils le rendirent à ses vaisseaux; son cœur était gonflé d'orgueil et de ressentiment; il méditait au fond de son âme ténébreuse la mort du jeune vainqueur, car jamais, jamais nul autre que Fingal n'avait dompté la force du puissant Starno. Starno, rentré dans ses forêts de Loclin, s'assit dans la salle où il donnait ses fêtes; il appelle Snivan, vieillard aux cheveux blancs, qui chanta plus d'une fois autour du cercle de Loda. Au son de sa voix, la pierre sacrée du pouvoir[12] était émue, et la fortune des combats changeait dans la plaine des braves.

«Vieillard, dit Starno, va sur les rochers d'Arven que la mer environne. Dis à Fingal, dis à ce roi du désert, le plus beau de tous les guerriers, que je lui donne ma fille, ma fille, la plus aimable des belles. Son sein a la blancheur de la neige, ses bras, celle de mes flots écumants; son âme est douce et généreuse. Qu'il vienne, accompagné de ses plus vaillants héros, s'unir à ma fille élevée dans la retraite de mon palais.

«Snivan arrive aux monts d'Albion, Fingal part; son cœur, enflammé par l'amour, devance le vol de ses vaisseaux sur les vagues du Nord.

«Sois le bienvenu, dit le sombre Starno, roi des rochers de Morven, sois le bienvenu; et vous aussi, héros qui le suivez aux combats. Enfants de l'île Solitaire, trois jours entiers vous célébrerez la fête dans mon palais; vous poursuivrez trois jours les sangliers de mes bois, afin que votre renommée puisse pénétrer jusqu'aux demeures secrètes où habite la jeune Agandecca.»

«Le roi des Neiges méditait leur mort en leur donnant la fête de l'amitié. Fingal, qui se défiait du sombre ennemi, y parut couvert de ses armes. Les assassins, effrayés, ne purent soutenir les regards du héros et s'enfuirent. Cependant les accents de la joie se font entendre; les harpes frémissent et rendent des sons d'allégresse. Les bardes chantent les combats des guerriers ou les charmes des belles. Le barde de Fingal, Ullin, cette voix mélodieuse de la colline de Cona, s'y faisait entendre. Il chanta les louanges de la fille du roi des Neiges et la gloire de l'illustre héros de Morven. La belle Agandecca entendit ses accents; elle quitta la retraite où elle soupirait en secret et parut dans toute sa beauté comme la lune au bord d'un nuage de l'orient. L'éclat de ses charmes l'environne comme des rayons de lumière; le doux bruit de ses pas légers plaît à l'oreille comme une musique agréable. Elle voit, elle aime le jeune héros. Il fut l'objet des soupirs secrets de son cœur. Ses yeux bleus le cherchaient et se fixaient tendrement sur lui; elle fit des vœux dans son âme pour le bonheur du chef de Morven.

«Le troisième jour se leva radieux sur les forêts des sangliers. Starno, aux noirs sourcils, part pour la chasse et Fingal avec lui. Déjà la moitié du jour s'est écoulée, et la lance de Fingal est teinte du sang des hôtes féroces du Gormal. Ce fut alors que la fille de Starno vint le trouver, ses beaux yeux pleins de larmes, et, avec les accents de l'amour, elle lui adressa ces paroles:

«Fingal, héros d'une race illustre, ne te fie point au cœur superbe de Starno: dans cette forêt sont cachés ses guerriers. Garde-toi de cette forêt où t'attend la mort: mais souviens-toi, jeune étranger, souviens-toi d'Agandecca. Roi de Morven, sauve-moi de la fureur de mon père.»

«Le jeune héros, sans crainte et sans émotion, s'avance accompagné de ses guerriers. Les ministres de la mort périrent de sa main, et la forêt du Gormal retentit du bruit de leur chute.

«Les chasseurs se sont rassemblés devant le palais de Starno. Sous la sombre épaisseur de ses sourcils, Starno roulait des yeux enflammés. «Qu'on amène ici, cria-t-il, qu'on amène Agandecca à son aimable roi de Morven. Ses paroles n'ont pas été vaines, et la main de Fingal s'est rougie du sang de mon peuple.»

«Elle parut les yeux baignés de larmes, ses cheveux noirs étaient épars; son sein, éclatant de blancheur, était gonflé de soupirs. Starno lui perça le sein de son épée; elle tomba comme un flocon de neige qui se détache des rochers du Ronan, lorsque les forêts sont en silence et que l'écho muet s'enfonce dans la vallée.

«Fingal jette un regard sur ses guerriers, et ses guerriers ont déjà pris leurs armes. Un horrible combat s'engage: les enfants de Loclin meurent ou fuient... Fingal emporte et dépose dans son vaisseau le corps inanimé de la belle Agandecca. Sa tombe s'élève sur le sommet d'Arven et la mer mugit alentour.

«Paix profonde à son âme, dit Cuchullin, et au barde qui nous charme par ses chants. Redoutable était Fingal dans la force de sa jeunesse, redoutable est encore son bras dans sa vieillesse. Loclin succombera encore devant le roi de Morven. Ô lune! montre-toi au travers de ton nuage; éclaire dans la nuit ses blanches voiles sur les flots, et, s'il est quelque Esprit puissant des cieux assis sur cette nue abaissée vers la terre, conducteur des orages, écarte des écueils ses vaisseaux voguant dans les ténèbres.»

«Ainsi parla Cuchullin près du torrent murmurant de la montagne, lorsque le fils de Matha, Calmar, montait la colline. Il revenait de la plaine, blessé et couvert de son sang, et s'appuyait sur sa lance. Le bras du héros était affaibli, mais son âme était pleine de force.

«Tu es le bienvenu, ô fils de Matha! lui dit Connal, tu es le bienvenu au milieu de tes amis; mais pourquoi ce soupir étouffé s'échappe-t-il du sein d'un guerrier qui, jamais, n'avait connu la peur?—Et qui ne la connaîtra jamais. Connal, mon âme s'enflamme dans le danger et tressaille de joie au bruit des combats. Je suis de la race des braves: jamais mes ancêtres na connurent la crainte.»

«Calmar fut le premier de ma famille, il se jouait au milieu des tempêtes. Son noir esquif bondissait sur l'Océan et volait sur l'aile des ouragans. Une nuit, un Esprit sema la discorde parmi les éléments. Les mers s'enflent, les rochers retentissent, les vents chassent devant eux les nuages menaçants, l'éclair vole sur ses ailes de feu. Calmar trembla et revint au rivage, mais bientôt il rougit de sa frayeur. Il s'élance de nouveau au milieu des flots en courroux et cherche l'Esprit des vents, tandis que trois jeunes matelots gouvernent la barque agitée, il est debout l'épée nue. Lorsque le nuage abaissé passa près de lui, il saisit ses noirs flocons et plongea son épée dans ses flancs ténébreux. L'Esprit de la tempête abandonna les airs; la lune et les étoiles reparurent.»

«Telle était l'intrépidité de ma race, et Calmar ressemble à ses ancêtres. Le danger fuit l'épée du brave, la fortune se plaît à couronner l'audace.»

«Mais vous, enfants des vertes vallées d'Erin, retirez-vous des plaines sanglantes de Lena. Rassemblez les tristes restes de nos amis et rejoignez Fingal. J'ai entendu le bruit de la marche de Loclin qui s'avance: Calmar va rester et combattre. Ma voix se fera entendre, ô mes amis! comme si j'étais soutenu de mille guerriers. Mais, souviens-toi de moi, fils de Semo, souviens-toi du corps inanimé de Calmar. Après que Fingal aura dévasté le champ de bataille, place-moi sous quelque pierre mémorable qui parle de ma renommée aux temps à venir. Fais que la mère de Calmar se réjouisse en voyant la pierre qui attestera ma gloire.

«—Non, fils de Matha, répondit Cuchullin, non, je ne te quitte point: ma joie est de combattre à forces inégales, dans le péril mon âme s'agrandit. Connal, et toi, vénérable Carril, conduisez les tristes enfants d'Erin, et, quand le combat sera fini, revenez chercher nos corps gisants dans ce défilé, car nous resterons près de ce chêne, au milieu de la mêlée... Moran au pied léger, vole sur la bruyère de Lena, dis à Fingal qu'Erin est tombé dans l'esclavage, et presse-le de hâter ses pas.»

«Le matin commence à blanchir la cime du Cromla, les enfants de la mer[13] montent le coteau. Calmar les attend de pied ferme, le feu du courage s'allume dans son âme irritée, mais le visage du guerrier pâlit. Faible, il s'appuyait sur la lance de son père, sur cette lance qu'il détacha des salles de Lara à la vue de sa mère affligée; mais bientôt le héros s'affaiblit et tombe comme l'arbre sur les plaines de Cona. Le sombre Cuchullin reste seul, mais immobile comme un rocher isolé au milieu des sables; la mer vient avec ses flots et mugit sur ses flancs endurcis; sa tête se couvre d'écume et les collines d'alentour retentissent; enfin, du sein grisâtre des brumes paraissent sur l'Océan les voiles de Fingal; la forêt de ses mâts se balance sur les vagues roulantes.

«Swaran, du haut de la colline, les aperçoit, il abandonne les enfants d'Erin et revient sur ses pas. Tels que la mer rentraînant ses ondes à travers les cent îles mugissantes d'Inistore, tels reviennent contre Fingal les vastes et impétueux bataillons de Loclin.

«Cuchullin, triste, l'œil en pleurs et la tête baissée, marche à pas lents, traînant derrière lui sa longue lance; il s'enfonce dans le bois du Cromla, gémissant sur la perte de ses amis. Il redoutait la présence de Fingal, qui était accoutumé à le féliciter en le voyant revenir des champs de gloire.

«Combien de mes héros, disait-il, sont couchés sans vie sur cette plaine! Les chefs d'Inisfail, ceux dont la joie éclatait dans la salle de nos fêtes! Je ne rencontrerai plus leurs pas sur la bruyère, je n'entendrai plus leurs voix à la chasse des chevreuils. Pâles et muets, ils sont couchés sur des lits sanglants, ces guerriers qui furent mes amis! Esprits de ces héros, naguère pleins de vie, venez visiter Cuchullin dans sa solitude, venez sur les vents qui font gémir l'arbre de la grotte de Tura, venez converser avec moi; c'est là qu'éloigné des humains, je vais habiter ignoré. Nul barde n'entendra parler de moi; nul monument ne s'élèvera pour conserver ma mémoire. Pleure-moi, ô Bragela! compte Cuchullin parmi les morts; ma renommée s'est évanouie.»

«Tels étaient les regrets de Cuchullin, en s'enfonçant dans les bois du Cromla.

«Fingal, debout sur son vaisseau, levait sa lance brillante: terrible était l'éclat de son acier, comme les feux sombres du météore de la mort, lorsque le voyageur est seul, et que le large disque de la lune est obscurci dans les deux.

«On a combattu, dit Fingal, et je vois le sang de mes amis. La tristesse est sur les champs de Lena; le deuil est dans les forêts du Cromla: elles ont vu tomber leurs chasseurs dans la force de l'âge, et le fils de Semo n'est plus.—Ryno, Fillan, mes enfants, faites retentir le cor de la guerre: montez sur cette colline du rivage, près du tombeau de Landarg, et appelez les ennemis. Que votre voix tonne comme celle de votre père, lorsqu'il engage le combat et déploie sa valeur. J'attends sur ce rivage le sombre, le puissant Swaran: qu'il vienne avec toute sa race; car ils sont terribles dans le combat, les amis des morts!»

«Le beau Ryno vola comme l'éclair; le noir Fillan, comme les ombres de l'automne. Déjà leur voix s'est fait entendre sur les bruyères de Lena: les enfants de l'Océan ont reconnu les sons du cor de Fingal. L'Océan mugissant ne descend pas des rivages du royaume des Neiges avec plus de violence et de rapidité que les enfants de Loclin du penchant de la colline. À leur tête marche leur roi dans l'appareil effrayant de ses armes. La rage allume son noir visage, et ses yeux roulent étincelants des feux de la valeur.

«Fingal aperçoit le fils de Starno, et se rappelle Agandecca. Swaran, jeune encore, avait donné des pleurs à la mort de sa sœur. Fingal lui envoie le barde Ullin pour l'inviter à sa fête; son âme est tendrement émue au souvenir de ses premières amours.

«Ullin, d'un pas ralenti par l'âge, marche vers le fils de Starno, et lui dit: «Ô toi qui habites loin de nous environné de tes flots, viens à la fête du roi et passe ce jour dans le repos; demain, ô Swaran, nous combattrons, nous briserons les boucliers.

«—Aujourd'hui! répond le fils de Starno plein de rage; c'est aujourd'hui que nous briserons les boucliers: demain ma fête sera célébrée, et Fingal sera gisant sur la terre.»

Ullin revient vers Fingal:

«Eh bien, dit Fingal avec un sourire, que demain Swaran donne sa fête; oui, aujourd'hui, mes enfants, nous briserons les boucliers. Ossian, reste à mes côtés; Gaul, lève ton épée terrible; Fergus, bande ton arc; et toi, Fillan, fais voler ta lance dans les airs. Levez tous vos larges boucliers; que vos lances soient des météores de mort Suivez moi dans la route de la gloire, et égalez mes actions dans le combat.»

«Mille vents déchaînés sur Morven, ou les nuages volant amoncelés à travers les cieux, ou les flots du noir Océan fondant sur les rivages du désert, leur bruit, leurs ravages, la terreur qu'ils inspirent: telle est l'image de l'horrible mêlée des deux armées sur la plaine retentissante de Lena. Les cris des combattants se répandent sur les collines, comme les éclats de la foudre pendant la nuit, lorsque la nue crève sur Cona, et qu'on entend dans les vents les cris de mille fantômes.

«Fingal s'élance, terrible comme l'esprit de Trenmor, lorsque d'un tourbillon il vient à Morven visiter ses illustres enfants. Les chênes émus gémissent, et les rochers tombent déracinés sur son passage. Le sang des ennemis inondait la main de mon père lorsqu'il agitait son épée dans un cercle flamboyant. Il se rappelle les combats de sa jeunesse; et, dans sa course, il dévaste le champ de bataille. Ryno s'avance comme une colonne de feu. Le front de Gaul est menaçant, Fergus et Fillan fondent sur l'ennemi. Moi-même je marchai triomphant sur les traces du roi. Mille fois mon bras donna la mort, et l'éclair de mon épée en était le signal effrayant. Mes cheveux alors n'étaient pas blanchis par les ans, et la vieillesse ne faisait pas trembler mes mains: mes yeux n'étaient pas couverts de ténèbres, et mes jambes ne m'abandonnaient pas dans ma course.

«Qui pourrait nombrer les morts ou les exploits des héros, dans cette journée où Fingal, brûlant de rage, foudroya les enfants de Loclin? Gémissements sur gémissements se répétaient de colline en colline, jusqu'à ce que la nuit vînt tout envelopper de ses ombres. Pâles et frissonnants d'effroi comme un troupeau de timides chevreuils, les enfants de Loclin se rassemblent sur la colline. Nous nous assîmes, pour entendre les sons de la harpe, au bord du paisible ruisseau de Lubar. Fingal, placé le plus près de l'ennemi, écoutait les chants des bardes qui célébraient sa race illustre. Assis et appuyé sur sa lance, il prêtait une oreille attentive. Le vent agitait ses cheveux blancs, et ses pensées se promenaient sur le passé. Près de lui était mon jeune, mon cher Oscar, penché sur sa lance; il admirait le roi de Morven, et son âme s'agrandissait au récit de ses actions.

«Fils de mon fils, dit le roi, Oscar, l'honneur du jeune âge, j'ai vu briller ton épée, et je me suis enorgueilli de ma race: suis la trace glorieuse de nos aïeux, et sois ce que furent Trenmor, le premier des hommes, et Trathal, le père des héros. Ils signalèrent leur jeunesse dans les combats; ils sont chantés par les bardes. Oscar, dompte le guerrier qui se défend; mais épargne le faible: fonds, comme un torrent, sur les ennemis de ton peuple; mais sois doux, comme le zéphyr qui caresse le gazon, pour ceux qui implorent ta clémence: tel vécut Trenmor; tel fut Trathal, et tel a été Fingal; mon bras fut toujours l'appui de l'opprimé, et le faible s'est reposé derrière les éclairs de mon épée.

«Oscar, j'étais jeune comme toi lorsque la belle Fainasollis s'offrit à moi, ce rayon du soleil, cette douce lumière d'amour, la fille du roi de Craca. Je revenais des bruyères de Cona, n'ayant avec moi que quelques-uns de mes guerriers. Les voiles d'un esquif se présentent à nos yeux sur le lointain des mers: il paraissait comme un nuage qui s'élève sur les vents de l'Océan. Bientôt il s'approche, et nous aperçûmes cette belle. Son beau sein était agité et gonflé de soupirs. Le vent jouait dans ses cheveux dénoués; ses joues de rose étaient couvertes de pleurs: «Fille de la beauté, lui dis-je avec douceur, d'où viennent tes soupirs? Puis-je, jeune encore, puis-je te défendre, fille de la mer? Mon épée peut trouver mon égal dans le combat; mais mon cœur est indomptable.

«—Je suis dans tes bras, ô chef des braves, dit-elle en soupirant: c'est toi que j'implore, généreux protecteur du faible. Le roi de Craca chérissait en moi le rejeton le plus brillant de sa race, et plus d'une fois les collines du Cromla ont répondu aux soupirs d'amour adressés à l'infortunée Fainasollis. Borbar, roi de Sora, vit ma beauté et m'aima: son épée brille à son côté comme l'éclair du ciel; mais son sourcil est noir et sombre, et les orages sont dans son cœur. C'est lui que je fuis à travers les flots; c'est lui qui me poursuit.

«—Viens te placer, lui dis-je, à l'abri de mon bouclier, et rassure-toi, beauté ravissante. Il fuira, le sombre chef de Sora; il fuira, si le bras de Fingal répond à son cœur. Je pourrais bien, fille de la mer, te cacher dans quelque grotte solitaire et profonde; mais jamais Fingal n'a fui des lieux où le danger menace. C'est au milieu de la tempête des combats et des lances que son âme s'épanouit de joie.»

«Je vis des larmes couler sur les joues de la belle. Je m'attendris sur son sort.

«Bientôt, telle qu'une vague menaçante, paraît sur le lointain des mers le vaisseau du fougueux Borbar. Ses voiles se jouent autour de ses mâts élevés sur les flots; les ondes blanchissent et roulent sur les flancs du vaisseau, et l'Océan mugit alentour. «Quitte, lui dis-je, quitte l'Océan, étranger porté sur les tempêtes. Viens partager ma fête dans mon palais. Ma demeure est l'asile des étrangers.» La belle était tremblante à mes côtés: il décoche un trait, elle tombe. «Ta main est sûre, Borbar; mais cette belle était un faible ennemi.» Nous combattîmes, et ce combat fut sanglant et mortel: Borbar tomba sur mes coups. Nous plaçâmes sous deux tombes de pierre cette belle infortunée et son cruel amant.

«Tel je fus dans mon jeune âge; mais toi, Oscar, imite la vieillesse de Fingal; ne cherche jamais le combat: s'il se présente, ne l'évite jamais. Fillan, Oscar, devancez les vents, volez sur la plaine, et observez les enfants de Loclin. J'entends le tumultueux désordre où les jette la peur. Allez, qu'ils n'échappent pas à mon épée en fuyant sur les vagues du Nord: car combien de guerriers de la race d'Erin sont ici couchés sur le lit de mort!»

«Les deux héros volèrent comme deux sombres fantômes sur leurs chars aériens, lorsqu'ils viennent effrayer les malheureux mortels.

«Alors le fils de Morni, Gaul, s'avance, et se présente dans une altitude intrépide: sa lance reluit aux étoiles. «Ô Fingal! cria le héros, dis aux bardes d'appeler par leurs chants le doux sommeil sur tes guerriers fatigués. Et toi, Fingal, remets dans son fourreau ton épée homicide, et laisse combattre ton peuple. Nous languissons ici sans gloire, et notre roi est le seul qui combatte et triomphe. Quand le matin blanchira nos collines, observe de loin nos exploits. Que les guerriers de Loclin sentent l'épée tranchante du fils de Morni, et que les bardes puissent célébrer ma renommée. Telle fut jadis la conduite des nobles ancêtres de Fingal; telle fut aussi la tienne, ô Fingal!

«—Fils de Morni, répondit Fingal, je chéris ta gloire. Combats; mais ma lance te suivra de près, pour voler à ton secours au milieu du péril. Élevez, élevez vos voix, enfants des concerts, et faites descendre sur moi le paisible sommeil. Fingal va dormir ici au murmure des vents de la nuit. Et toi, ô Agandecca! si tu es près de ces lieux, parmi les enfants de ta patrie, ou si tu es assise sur un nuage au-dessus des mâts et des voiles de Loclin, viens me visiter dans mes songes. Belle qui me fus si chère, viens réjouir mon âme du doux aspect de ta beauté.»

«Mille harpes et mille voix unirent leurs sons mélodieux. Les bardes chantèrent les nobles actions de Fingal et de son auguste race; et quelquefois on entendit prononcer dans leurs chants le nom d'Ossian, d'Ossian aujourd'hui plongé dans le deuil! J'ai combattu, j'ai vaincu souvent dans les guerres d'Erin; mais maintenant, aveugle, dans les larmes, et délaissé, je me traîne confondu dans la foule des mortels vulgaires. Ô Fingal! je ne te vois plus environné des guerriers de ta race: les bêtes sauvages viennent paître sur la tombe du puissant roi de Morven... Paix éternelle à ton ombre, roi des épées, héros le plus fameux des collines de Cona.»

VII

Ossian lui-même chante ses premières amours dans son quatrième chant.

Malvina, sa petite-fille, qui vit auprès de son vieux père pour le consoler de la perte de ses enfants et pour entendre ses chants, l'écoute. Voici ce que sa mémoire lui représente:

«Quelle est celle qui descend en chantant de la montagne, brillante comme l'arc pluvieux qui couronne la colline de Lena? C'est cette belle dont la voix inspire l'amour; c'est l'aimable fille de Toscar: plus d'une fois tu prêtas l'oreille à mes chants, plus d'une fois je vis couler les larmes de tes beaux yeux. Viens-tu pour être témoin de nos combats, ou pour entendre le récit des actions d'Oscar? Quand cesserai-je de pleurer au bord des ruisseaux de Cona! Mes années se sont écoulées dans les batailles, et la douleur assiége ma vieillesse.

«Belle Malvina, je n'étais pas, comme aujourd'hui, aveugle et flétri par les chagrins; je n'étais pas ainsi triste et dans l'abandon, lorsque la belle Evirallina m'aimait, Evirallina aux cheveux noirs, à la gorge éblouissante. Mille héros lui offrirent leurs vœux: elle refusa son amour à mille héros: une foule de braves guerriers se retirèrent dédaignés. Ossian seul plaisait à ses yeux.

«J'allai vers les ondes noires de Lego pour obtenir sa main: douze guerriers de ma nation, enfants valeureux des plaines de Morven, m'accompagnèrent. Nous arrivâmes à la demeure de Branno, l'ami des étrangers.

«De quel lieu, dit-il, viennent ces armes étrangères? Elle n'est pas facile, la conquête de la beauté qui a déjà refusé tant de guerriers d'Erin; mais sois heureux, ô toi, fils de Fingal: heureuse est la belle qui t'est réservée! Eussé-je douze beautés qui m'appelassent leur père, je les offrirais à ton choix, illustre enfant de la renommée.» À ces mots, il ouvrit la salle où était la belle Evirallina: à sa vue, la joie fit palpiter nos cœurs sous l'acier, et nous fîmes des vœux pour la fille de Branno.

«Mais au-dessus de nos têtes, au sommet de la colline parut la troupe du superbe Cormac. Huit guerriers le suivaient, et la plaine resplendissait des éclairs de leurs armes. Là étaient Colla et Duna couvert de blessures, et le puissant Toscar; et avec eux Tago et le victorieux Frestat. Suivaient Daïro, heureux dans les combats, et Dala, le boulevard des guerriers dans leur retraite. L'épée flamboyait dans la main de Cormac, ses yeux étaient pleins de douceur. Ossian prit avec lui huit de ses guerriers, l'impétueux Ullin, le généreux Mullo, le noble et gracieux Scelacha, Oglan et le fougueux Cerdal et le farouche Dumariccan: et pourquoi te nommerai-je le dernier, Ogar, si fameux sur les collines d'Arven!

«Ogar attaque Dala: ils combattent sur la plaine. Ogar songe à son poignard; c'est l'arme qu'il affectionne: il l'enfonça neuf fois dans les flancs de Dala; le sort du combat est changé: trois fois je perçai de ma lance le bouclier de Cormac; trois fois sa lance se rompit sur le mien. Ô jeune et malheureux amant! je lui tranchai la tête: cinq fois je l'agitai par sa chevelure: les amis de Cormac prirent la fuite. Quiconque alors, aimable Malvina, m'eût osé dire qu'un jour, aveugle et infirme, je passerais les nuits dans la solitude, eût eu besoin d'avoir une cotte d'armes d'une trempe bien forte, et un bras invincible.

«Mais déjà l'on n'entend plus sur la plaine obscure du Lena le son des harpes et la voix des bardes. Les vents inconstants soufflaient avec violence, et le chêne altier balançait sur ma tête son tremblant feuillage: Evirallina occupait mes pensées, lorsque dans tout l'éclat de sa beauté, et roulant dans ses pleurs l'azur de ses beaux yeux, elle m'apparut sur son nuage, et d'une voix faible:

«Ossian, dit-elle, lève-toi et sauve mon fils! sauve mon cher Oscar. Près du chêne qui est au bord du Lubar, il combat contre les enfants de Loclin....»

Elle dit et se replonge dans son nuage: je me revêts de mon armure, et ma lance soutient et précipite mes pas: mes armes retentissent; je répétais à demi-voix, suivant ma coutume dans les dangers, les antiques chansons des héros. Les guerriers de Loclin entendirent le bruit lointain de ma marche: ils fuient, mon fils les poursuit. «Reviens, mon fils, lui criai-je, reviens, ne poursuis plus l'ennemi, quoique Ossian soit derrière toi.» Il obéit à ma voix et revient sur ses pas; c'était un charme pour mon oreille que le bruit des armes d'Oscar. «Pourquoi, me dit-il, arrêtes-tu mon bras avant que la mort les ait tous enveloppés de ses ombres? Sais-tu que, farouches et terribles, ils ont assailli ton fils et Fillan? qu'ils veillaient attentifs aux alarmes de la nuit? Nos épées en ont détruit quelques-uns: mais tels que les flots de l'Océan poussés par les vents sur les sables de Mora, tels s'avancent les guerriers de Loclin sur la plaine de Lena: les fantômes de la nuit jetèrent des cris sinistres, et j'ai vu étinceler les météores, avant-coureurs de la mort. Laisse-moi réveiller le roi de Morven, lui qui sourit au danger: il ressemble au radieux enfant du ciel lorsqu'il se lève et dissipe l'orage.»

«Fingal venait de s'éveiller brusquement d'un songe, et s'appuyait sur le bouclier de Trenmor, bouclier fameux que ses pères levèrent jadis mille fois dans les guerres de leur famille. Le héros avait vu dans son sommeil l'ombre affligée d'Agandecca. Elle était venue de l'Océan, et s'était avancée seule et à pas lents sur la plaine de Lena: son visage était pâle et ses joues étaient baignées de larmes: plusieurs fois, de sa robe de nuages, elle avance sa main livide; elle l'étend sur Fingal en silence et en détournant les yeux. «Pourquoi la fille de Starno verse-t-elle des pleurs? lui dit Fingal en soupirant; pourquoi cette pâleur sur ton visage?... Elle disparaît sur les vents, et laisse Fingal au milieu des ténèbres. Elle pleurait les guerriers de sa nation qui allaient périr sous les coups de Fingal.

«Le héros s'éveille, et voit encore Agandecca dans ses pensées. Il entend le bruit des pas d'Oscar, il aperçoit la lueur de son bouclier: car le rayon naissant du matin avait déjà traversé les mers d'Ullin.

«Que fait l'ennemi, dit en se levant le roi de Morven? Entraîné par la peur, fuit-il sur les flots de l'Océan? ou attend-il un nouveau combat? Mais qu'ai-je besoin de le demander: ce sont leurs voix que m'apportent le vent du matin. Oscar, vole sur la plaine, et réveille nos ennemis pour combattre.»

«Le roi se plaça près de la roche de Lubar, et trois fois il éleva sa voix terrible. Le cerf tressaille près des sources de Cromla, et les rochers tremblent sur les collines. Tels que les nuages amassent les tempêtes et voilent l'azur des cieux, tels à la voix de Fingal accoururent les enfants du désert: toujours ses guerriers étaient émus de joie aux accents de sa voix; souvent il les avait conduits au combat et ramenés chargés des dépouilles de l'ennemi.

«Venez, guerriers intrépides, venez donner la mort: Fingal vous verra combattre. Mon épée reluira sur cette colline: elle sera l'appui de mon peuple; mais puissiez-vous n'avoir jamais besoin de son secours, tandis que le fils de Morni va combattre à ma place!... C'est lui qui va marcher à votre tête: il faut que sa gloire devienne célèbre dans nos chants. Ô vous, ombres des héros morts, hôtes légers des nuages, accueillez avec bonté mes guerriers terrassés, et conduisez-les dans l'asile de vos collines. Qu'ils puissent un jour, portés sur les vents, traverser l'espace de mes mers, me visiter dans mes songes, et réjouir quelquefois mon âme dans le silence de la nuit et du repos.

«Fillan, Oscar, et toi, beau Ryno à la lance redoutable, marchez au combat avec intrépidité; suivez le fils de Morni, contemplez les actions de son bras, et que vos épées soient rivales de la sienne. Protégez les amis de votre père, et que les guerriers des anciens temps soient présents à votre souvenir. Mes enfants, quand vous tomberiez ici sur les champs d'Erin, je vous reverrais encore: bientôt, bientôt nos froides et pâles ombres se rencontreront dans les nuages et traverseront ensemble les coteaux de Cona.»

«Tel qu'une nue épaisse et orageuse, dont les flancs enflammés sont armés d'éclairs, et qui, fuyant les rayons du matin, s'avance vers l'occident: tel s'éloigne le roi de Morven. Deux lances sont dans sa main, et son armure jette un éclat terrible... Il abandonne au vent ses cheveux blancs: souvent il se retourne et jette un regard sur le champ de bataille: trois bardes l'accompagnent, prêts à porter ses paroles à ses héros. Il s'assied sur la cime du Cromla; les mouvements de sa lance étincelante réglaient notre marche. La joie s'épanouit sur le visage d'Oscar: ses joues se colorent; ses yeux versent des larmes de plaisir: son épée paraît dans ses mains un rayon de lumière. Il s'avance, et avec un sourire il dit à Ossian: «Ô chef des combats, mon père, écoute ton fils. Retire-toi aussi, va joindre le roi de Morven, et cède-moi ta gloire. Si je péris ici, souviens-toi de cette belle solitaire, objet de mon amour, de la fille de Toscar; car je la vois penchée sur les bords du ruisseau, les joues en feu et les cheveux épars sur son sein, jetant ses regards du haut de la montagne et soupirant pour Oscar. Dis-lui que je suis sur mes collines, hôte léger des vents, et que je vole sur mes nuages à la rencontre de l'aimable fille de Toscar.

«—Élève, Oscar, élève plutôt ma tombe: je ne veux point te céder le combat; il faut que mon bras soit le plus sanglant, et t'enseigne à vaincre. Mais, mon fils, souviens-toi de placer cette épée, cet arc et ce bois de cerf dans mon étroite et sombre demeure, que tu marqueras par une pierre grisâtre. Oscar, je n'ai plus d'amante à recommander aux soins de mon fils; j'ai perdu Evirallina, l'aimable fille de Branno n'est plus.»

«Nous parlions ainsi, lorsque la voix de Gaul, apportée par les vents, vint frapper nos oreilles: il agitait dans les airs l'épée de son père, et se précipite furieux au milieu de la mort et du carnage.

«Les deux armées s'attaquent et combattent guerrier contre guerrier, fer contre fer. Les boucliers et les épées se choquent et retentissent. Les hommes tombent. Gaul fond comme un tourbillon d'Arven: la destruction suit son épée. Swaran dévore comme l'incendie allumé dans les bruyères du Cormal. Comment pourrais-je redire dans mes chants tant de noms et de morts? L'épée d'Ossian se signala aussi dans ce sanglant combat: et toi, ô mon Oscar, ô le plus grand, le meilleur de mes enfants, que tu étais terrible! Mon âme éprouvait une secrète joie, lorsque je voyais son épée étinceler sur les ennemis terrassés. Ils fuient en désordre sur la plaine de Lena: nous poursuivons, nous massacrons; comme la pierre bondit de rocher en rocher, comme la hache frappe et retentit de chêne en chêne, comme le tonnerre roule de colline en colline ses effrayants éclats: tels de la main d'Oscar et de la mienne tombaient et se suivaient et le coup et la mort.

«Mais Swaran assiége et environne le fils de Morni, comme un cercle des flots irrités. Fingal, à cette vue, se lève à demi et fait un mouvement de sa lance: «Va, Ullin, mon antique barde, va trouver Gaul, rappelle à sa mémoire les combats et l'exemple de ses ancêtres: soutiens de tes chants son courage chancelant; les chants raniment les guerriers.» Le vénérable Ullin part; il presse ses pas appesantis; il arrive et adresse à Gaul ces chants belliqueux:

«Enfant des climats où naissent les coursiers généreux; jeune roi des lances, toi dont le bras est ferme dans le péril, dont le courage inflexible ne cède jamais; toi qui diriges les coups de la mort, frappe, renverse l'ennemi: que nul de leurs vaisseaux ne reparaisse jamais sur la côte d'Inistore. Que ton bras soit comme la foudre, tes yeux comme l'éclair, ton cœur comme un rocher. Lève ton bouclier; plonge et replonge ton épée; frappe, détruis!»

«À ces chants, le cœur de Gaul s'enflamme et palpite; mais Swaran s'avance à la tête de son armée: il fend le bouclier de Gaul en deux, et les enfants d'Erin prennent la fuite.

«Alors Fingal se leva, et trois fois fit éclater sa voix. Cromla répondit à ses sons, et ses guerriers fuyants s'arrêtèrent. Ils baissèrent vers la terre leurs visages confus, et rougirent à la présence de Fingal. Il s'avançait comme un nuage pluvieux dans les ardeurs brûlantes de l'été, lorsqu'il roule et s'étend sur la colline, et que les plaines en silence attendent sa rosée. Swaran aperçoit le terrible roi de Morven, et s'arrête au milieu de sa course. Farouche et roulant ses yeux autour de lui, debout, appuyé sur sa lance et gardant un morne silence, il ressemblait dans sa taille gigantesque à un chêne antique des bords du Lubar, dont la tête penche sur le fleuve et dont les rameaux furent jadis noircis des feux du tonnerre. Il marche et se retire à pas lents sur la plaine. Les flots de ses guerriers l'entourent, et le nuage de la bataille se forme sur la colline.

«Fingal brille au milieu de ses héros, et leur dit: «Prenez mes étendards, déployez-les aux vents de Lena, qu'ils flottent comme les flammes ondoyantes de cent collines: que leurs frémissements dans les airs nous excitent au combat. Accourez, enfants d'Erin, venez vous placer près de votre roi; soyez attentifs à ses ordres. Gaul, bras invincible de la mort, jeune Oscar, qui croîs pour les combats; vaillant Connal; Dermid à la brune chevelure, et toi, Ossian, roi des chants, venez tous vous placer près du bras de votre père.»

«Nous élevâmes le Soliflamme, le brillant étendard du roi: l'âme des héros tressaillit de joie en le voyant se jouer dans les vents; il était parsemé d'or, comme l'azur nocturne de la voûte étoilée du ciel. Chaque héros avait son étendard, et chaque étendard sa troupe de guerriers.

«Voyez, dit le roi, comme l'armée de Loclin se partage sur la plaine; ils ressemblent à une forêt de chênes à demi dévastée par l'incendie, lorsque ses arbres éclaircis laissent voir par intervalles les espaces du ciel, et les météores volants dans la nuit. Que chaque chef des amis de Fingal choisisse et attaque sa troupe d'ennemis; et qu'en dépit de ce front menaçant qu'ils nous opposent, nul d'eux n'échappe sur les flots d'Inistore.—Moi, dit Gaul, je me charge des sept chefs qui sont venus du lac de Lano.—Que le sombre roi d'Inistore, dit Oscar, soit abandonné à l'épée du fils d'Ossian,—Confiez à la mienne le roi d'Inistore, dit Conna au cœur d'acier...—Ou Mudin ou moi, dit Dermid, dormira sous la terre.—Et moi, qui maintenant suis aveugle et faible, je choisis le belliqueux roi de Terman. J'ai promis de ne pas revenir sans son bouclier.—«Revenez triomphants et victorieux, ô mes héros, dit Fingal avec un regard serein: toi, Swaran, Fingal te réserve pour lui.» Aussitôt, comme mille vents furieux déchaînés sur les vallons, nos bataillons se divisent et fondent sur l'ennemi: les échos du Cromla retentissent au loin.

—Comment raconter toutes les morts qui signalèrent nos armes dans cette affreuse mêlée? Ô fille de Toscar, nos mains étaient toutes sanglantes; les rangs superbes de Loclin tombaient l'un sur l'autre, comme les terres éboulées de la montagne de Conna. La victoire suivit nos armes: pas un chef qui n'accomplît sa promesse. Tu t'assis plus d'une fois près du murmure des eaux du Brannos ô fille de Toscar: là ton sein éblouissant de blancheur s'enflait et s'élevait, comme le duvet du cygne voguant doucement sur la surface du lac, lorsque les zéphyrs enflent ses ailes. Là tu as vu plus d'une fois le soleil rougeâtre se retirer et descendre lentement derrière un épais nuage; la nuit amasser ses ombres autour de la montagne, lorsque le vent souffle par tourbillons et mugit par intervalles dans les vallées profondes. La grêle tombe, le tonnerre roule, éclate, et la foudre rase les rochers. Les esprits montent sur des rayons de feu: d'irrésistibles et vastes torrents se versent à grand bruit des montagnes: telle est, ô Malvina, l'image de ce combat... Ah! pourquoi cette larme? C'est aux filles de Loclin de pleurer. Les guerriers de leur patrie tombaient par milliers, et le sang avait rougi le fer de nos héros; mais je ne suis plus, hélas! le compagnon des héros; je suis triste, aveugle et délaissé. Donne-moi, aimable Malvina, donne-moi tes larmes; car j'ai vu les tombeaux de tous mes amis.

«Ce fut alors que Fingal vit avec douleur tomber sous ses coups un héros inconnu... Le guerrier roulait dans la poussière ses cheveux gris, et levait vers le roi ses yeux mourants: «Ah! c'est donc de ma main que tu péris, s'écrie Fingal qui le reconnaît, ô toi, l'ami d'Agandecca! J'ai vu tes larmes couler pour l'objet de mon amour dans les salles du sanguinaire Starno. Tu fus l'ennemi des ennemis de mon amante, et c'est de ma main que tu péris! Élève, ô Ullin, élève la tombe du fils de Mathon, et mêle dans tes chants son nom au nom d'Agandecca, d'Agandecca qui fut si chère à mon cœur!

«Du fond de là caverne de Cromla, Cuchullin entendit le bruit des combattants. Il appela le brave Connal et le vieux Carril. À sa voix, ces héros en cheveux blancs prirent leurs lances. Ils s'avancèrent et virent de loin les flots de la bataille, comme les vagues entassées de l'Océan agité, lorsque les vents, soufflant du côté de la mer, roulent devant eux ses vastes lames sur les sables du rivage.

«À cette vue, Cuchullin s'enflamme et fronce le sourcil: sa main se porte sur l'épée de ses pères; ses yeux roulent dans le feu et s'attachent sur l'ennemi. Trois fois il voulut courir au combat, et trois fois Connal arrêta ses pas. «Chef de l'île des Brouillards, lui dit-il, Fingal triomphe, ne cherche point à lui ravir une portion de sa gloire: il ravage et détruit comme la tempête.»

«Eh bien, Carril, reprit Cuchullin, va féliciter le roi de Morven. Dès que Loclin se sera écoulé comme le torrent après la pluie, dès que le silence régnera sur le champ de bataille, que ta voix mélodieuse se fasse entendre à l'oreille de Fingal et chante ses louanges. Donne-lui l'épée de Caithbat; car Cuchullin n'est plus digne de porter les armes de ses pères.

«Mais vous, ombres du solitaire Cromla, esprits des héros qui ne sont plus, soyez désormais les compagnons de Cuchullin, et parlez-lui quelquefois dans la grotte où il va cacher sa douleur. Non, je ne serai plus renommé parmi les guerriers célèbres. J'ai brillé comme un rayon de lumière, mais j'ai passé comme lui; je m'évanouis comme la vapeur que dissipent les vents du matin lorsqu'il vient éclairer les collines. Connal, ne me parle plus d'armes ni de combats: ma gloire est morte. J'exhalerai mes gémissements sur les vents, jusqu'à ce que la trace de mes pas s'efface sur la terre... Et toi, belle et tendre Bragela pleure la perte de ma renommée; car jamais je ne retournerai vers toi: je suis vaincu!»

VIII

Lisez encore ce début du cinquième chant sur la gloire et la mort de Fingal. Le rhythme majestueux et calme des vers est conforme au génie habituel du barde Connal:

«Alors, sur le penchant du Cromla, Connal adressa la parole à Cuchullin: «Fils de Semo, pourquoi cette sombre tristesse? Nos amis sont puissants dans les combats; et toi, guerrier, ta renommée est célèbre: nombreuses sont les morts que ta lance a données. Souvent Bragela, faisant éclater la joie dans ses beaux yeux bleus, alla au-devant de son héros lorsqu'il revenait victorieux et fumant de carnage au milieu des braves, et que ses ennemis étaient muets sous la tombe. Tes bardes charmaient ton oreille en chantant tes exploits.

«Mais vois le roi de Morven, il s'avance, et l'incendie, les torrents, les tempêtes sont l'image de sa force.—Heureux ton peuple! ô Fingal! ton bras combattra pour lui. Tu es le premier des héros dans la guerre; tu es le plus sage des rois dans la paix. Tu parles, et tes nombreux guerriers obéissent; ton acier retentit et les ennemis tremblent. Heureux est ton peuple, ô Fingal!

«Quel est ce guerrier si terrible et si impétueux dans sa course?

«Quel autre que le fils de Starno oserait venir à la rencontre du roi de Morven? Contemple le combat des deux chefs; tels combattent deux Esprits sur l'Océan et disputent à qui roulera ses flots. Le chasseur sur la colline entend le bruit de leurs efforts, et voit les vagues s'enfler et s'avancer vers les rivages d'Arven.» Ainsi parlait Connal, lorsque les deux héros se joignirent au milieu de leurs guerriers tombant de toutes parts. C'est là qu'on entendit le bruit du choc des armes et des coups redoublés. Terrible est le combat des deux rois, terribles sont leurs regards; leurs boucliers sont brisés et l'acier de leurs casques vole en éclats; ils jettent les tronçons de leurs armes, chacun d'eux s'élance pour saisir au corps son adversaire; leurs bras nerveux sont enlacés; ils s'embrassent, ils s'attirent, se balançant à droite et à gauche; dans leur lutte sanglante, leurs muscles se tendent et se déploient. Mais quand leur fureur, au comble, vint à développer toutes leurs forces, alors la colline ébranlée par leurs efforts trembla au haut de sa cime. Enfin la force de Swaran s'épuise, il tombe, et le roi de Loclin est enchaîné.

«Ainsi j'ai vu sur le Cona, Cona que ne voient plus mes yeux, ainsi j'ai vu deux collines arrachées de leurs bases par l'effort d'un torrent impétueux; leurs masses inclinées l'une vers l'autre se rapprochent; la cime de leurs arbres se touche dans les airs; bientôt toutes deux ensemble tombent et roulent avec leurs arbres et leurs rochers; le cours des fleuves est changé, et les ruines rougeâtres de leurs terres éboulées frappent au loin l'œil du voyageur.

«Enfants du roi de Morven, dit Fingal, gardez le roi de Loclin; car il a la force de mille flots irrités; son bras est instruit aux combats; il a toute la vigueur des anciens héros de sa race. Brave Gaul, et toi, Ossian, accompagnez le frère d'Agandecca, et rappelez la joie dans son âme attristée. Et vous, Oscar, Fillan et Ryno, poursuivez les débris de Loclin; et que jamais nul vaisseau ne revienne insulter nos mers.»

«Ils partent et volent comme l'éclair.

«Fingal les suit à pas lents et s'avance comme un nuage qui porte la foudre, lorsque les plaines brûlées par l'été sont dans le silence. Son épée étincelle devant lui: il rencontre un des chefs de Loclin, et lui adresse ces paroles: «Quel est celui que je vois appuyé contre le rocher? Il ne peut franchir le torrent: sa contenance annonce un héros; son bouclier est à ses côtés et sa lance s'élève comme un arbre du désert. Jeune inconnu, es-tu des ennemis de Fingal?

«—Je suis un enfant de Loclin! cria le guerrier, et mon bras n'est pas faible. Mon épouse est en pleurs dans ma demeure; mais Orla n'y rentrera jamais.

«—Veux-tu te rendre ou combattre? dit Fingal. Les ennemis ne triomphent point en ma présence, et mes amis sont célèbres dans mon palais. Étranger, suis-moi, et viens partager mes fêtes; viens poursuivre les daims de mes déserts.

«—Non, dit le héros; je secours le faible; je prêterai toujours ma force à celui qui succombe. Mon épée n'a pas encore trouvé son égale; que le roi de Morven me cède.

«—Jamais, Orla, jamais Fingal n'a cédé à un mortel. Tire ton épée et choisis ton ennemi parmi la foule de mes héros.

«—Et le roi refuse-t-il ce combat? dit Orla. Fingal est, de toute sa famille, le seul rival digne d'Orla... Mais, roi de Morven, si je succombe, puisqu'il faut que tout guerrier périsse un jour, élève ma tombe au milieu du Lena, et que ma tombe domine toutes les autres. Renvoie, au travers des mers, l'épée d'Orla à sa tendre épouse, afin que, les yeux trempés de larmes, elle puisse la montrer à son fils et allumer dans son cœur l'amour de la guerre.

«—Jeune infortuné, lui dit Fingal, pourquoi, par ces tristes discours, réveilles-tu ma douleur? Il vient un jour où il faut que les guerriers meurent, et que leurs jeunes enfants voient leurs armes oisives et suspendues aux murs de leurs demeures; mais tes vœux, Orla, seront remplis. J'élèverai ta tombe, et ta belle épouse pleurera sur ton épée.»

«Tous deux combattirent sur la plaine; mais le bras d'Orla était faible; l'épée de Fingal descend et tranche en deux son bouclier. Ses éclats volent et brillent sur la terre, comme la lune dans la nuit sur l'onde d'un ruisseau.

«—Roi de Morven, dit le héros, lève ton épée et me perce le sein. Blessé dans le combat, je suis resté ici faible et abandonné de mes amis; bientôt, ma triste aventure se répandra sur les rives du Loda et parviendra jusqu'à ma bien-aimée, lorsque, seule, elle erre dans les forêts.

«—Non, répondit le roi de Morven, jamais tu ne seras percé de ma main: je veux que ton épouse te revoie encore sur les bords du Loda, échappe des mains de la guerre; je veux que ton vieux père, que, peut-être, la vieillesse a déjà privé de la vue, entende du moins ta voix dans sa demeure... Il se lèvera plein de joie, et ses mains errantes chercheront son fils.

«—Il ne le trouvera jamais, Fingal; je mourrai dans les champs de Lena; des bardes étrangers parleront de moi; mon large baudrier cache une plaie mortelle! vois, je l'arrache de mon sein et le jette aux vents.»

«Son sang noir sort à gros bouillons de ses flancs. Il s'épuise, il pâlit, il tombe; et Fingal, attendri, se penche sur le héros expirant. Il appelle ses jeunes guerriers: «Oscar, Fillan, mes enfants, élevez la tombe d'Orla; il reposera sur cette plaine, loin du murmure agréable du Loda, loin de sa malheureuse épouse; un jour, les faibles guerriers verront l'arc suspendu dans sa demeure; ils essayeront, mais en vain, de le plier; ses dogues fidèles hurlent de douleur sur les collines; les bêtes sauvages, qu'il avait coutume de poursuivre, se réjouissent de sa mort: il est désarmé, le bras terrible des batailles; le premier des braves n'est plus!

«Élevez vos voix, embouchez le cor, enfants du roi de Morven; retournons vers Swaran, et passons la nuit dans les chants. Fillan, Oscar, Ryno, volez sur la plaine. Où donc es-tu, Ryno, jeune enfant de la gloire? Tu n'as pas coutume de répondre le dernier à la voix de ton père...

«—Ryno, dit Ullin, le premier des bardes, a rejoint les ombres de ses aïeux, les ombres de Trathal et de Trenmor. Le jeune Ryno n'est plus; son corps inanimé est étendu sur la plaine de Lena.

«—N'est-il donc déjà plus, s'écria le roi, celui de mes enfants qui était le plus léger à la course, le plus prompt à bander l'arc?... Ô mon fils! à peine ton père a-t-il eu le temps de te connaître. Ah! pourquoi faut-il que, si jeune, tu sois déjà tombé? Repose en paix sur Lena, Fingal te reverra bientôt. Bientôt ma voix cessera d'être entendue; bientôt on ne verra plus la trace de mes pas. Les bardes chanteront le nom de Fingal et les pierres parleront de sa gloire; mais toi, jeune Ryno, tu as péri, et les bardes n'ont point encore chanté ta renommée. Ullin, touche la harpe pour Ryno; dis quel héros il eût été. Adieu, toi qui étais toujours le premier sur le champ de bataille; ton père ne dirigera plus ton javelot: toi, le plus beau de mes enfants, mes yeux ne te voient plus, adieu.»

«Les larmes coulaient sur les joues de Fingal; il pleurait son fils, son fils si jeune et déjà si redoutable dans les combats!

«Quel est le guerrier dont cette tombe consacre la gloire? dit alors le généreux Fingal. Je vois quatre pierres revêtues de mousse marquer ici la sombre demeure de la mort. Que mon jeune Ryno dorme à côté de lui, qu'il repose auprès du brave. Peut-être gît ici quelque guerrier fameux qui accompagnera mon fils sur les nuages. Ô Ullin! chante et rappelle à notre mémoire les tristes habitants de la tombe. Si jamais ils n'ont fui le danger dans les champs de la valeur, mon fils, loin de ses amis, reposera près de ces héros.»

IX

Voilà les principales aventures du premier volume. Il continue avec les mêmes péripéties et sur le même ton, tantôt lyrique, tantôt épique, laissant dans l'âme la mélancolie de la gloire.

Le deuxième volume, quoique composé de plusieurs chants écrits par des bardes de l'école d'Ossian plus que par Ossian lui-même, n'est ni moins original, ni moins lugubre, ni moins beau. Parcourons-en encore les principaux passages.

Lamartine.

FIN DE L'ENTRETIEN CXLV.

CXLVIe ENTRETIEN

OSSIAN FILS DE FINGAL
(SUITE)
X

Le deuxième volume commence par un poëme en plusieurs chants, intitulé Temora. Ce poëme déroule toutes les notes lyriques ou pathétiques de ces épopées.

TEMORA

«Déjà les vagues azurées de la mer d'Ullin roulent à la clarté du jour. Les vertes collines sont revêtues de lumières, les arbres balancent leurs cimes touffues au souffle des zéphyrs, les torrents grisâtres versent leurs bruyantes ondes. Deux coteaux, chargés de chênes antiques, dominent une étroite vallée. Là coule un ruisseau tranquille. Sur ses bords était Caïrbar, souverain d'Atha, debout, appuyé sur sa lance, les yeux rouges, chargés de terreur et de tristesse. Du fond de son âme s'élève l'image de Cormac, couvert de ses horribles blessures; le pâle fantôme du jeune héros apparaît dans l'obscurité: le sang coule de ses flancs aériens. Trois fois Caïrbar jette sa lance sur la bruyère, trois fois il porte la main à sa barbe. Ses pas sont courts et pressés, souvent il s'arrête et agite ses bras nerveux. Telle une nue inconstante change de forme à chaque bouffée de vent, attriste les vallons et les menace tour à tour d'une inondation subite.

Enfin Caïrbar recueille son âme et saisit sa lance. Il tourne les yeux vers la plaine de Lena; il aperçoit les guerriers qu'il avait envoyés à la découverte sur les bords de l'Océan. La peur précipitait leurs pas; ils accouraient en regardant souvent derrière eux. Caïrbar comprit que l'ennemi s'avançait, et appela les chefs de son armée.

La terre retentit sous leurs pas; ils arrivent: tous à la fois tirent l'épée. Là paraissent Morlath, au visage sombre; Hidala, à la longue chevelure. Cormac s'appuie sur sa lance, roulant des yeux louches. Plus farouche est encore, sous deux épais sourcils, le regard de Malthos. Au milieu d'eux s'élève l'inébranlable Foldath. Sa lance est comme le sapin de Slimora qui lutte avec les vents: son bouclier porte la marque des combats, et son œil méprise le danger. Ces héros et mille autres avec eux environnaient Caïrbar. Quand l'espion de l'Océan, Morannal, arriva de la plaine de Lena, ses yeux égarés semblaient sortir de sa tête, ses lèvres étaient pâles et tremblantes.

«Eh quoi! dit-il, l'armée d'Erin est tranquille et silencieuse comme une forêt au déclin du jour, et Fingal est sur la côte! Fingal, ce roi de Morven, si terrible dans les combats!»

«As-tu vu ce guerrier, dit Caïrbar en soupirant; ses héros sont-ils en grand nombre? Lève-t-il la lance des combats, ou apporte-t-il la paix?»—«Il n'apporte pas la paix, ô Caïrbar, j'ai vu sa lance levée. Le sang de mille guerriers en rougit l'acier. Il a sauté le premier sur le rivage. La vieillesse n'a point affaibli sa vigueur. Ses membres nerveux se meuvent avec souplesse. Elle est à son côté, cette épée dont le premier coup est toujours suivi de la mort. Son bouclier terrible est tel que la lune sanglante au milieu de l'effrayante tempête. Suivent Ossian, le roi des chants, et Gaul, le premier des mortels.

Connal s'élance sur leurs traces en s'appuyant sur sa lance. Dermid laisse flotter son épaisse et noire chevelure. Le jeune chasseur du Moruth, Fillan, bande son arc. Mais quel est ce héros qui les devance? C'est Oscar, le fils d'Ossian. Son visage brille au milieu des touffes épaisses de ses cheveux qui tombent en longues boucles sur ses épaules. Ses noirs sourcils sont à moitié cachés sous l'acier de son casque; son épée pend librement à son côté. À chaque pas qu'il fait, les éclairs jaillissent de sa lance. Ô Caïrbar, j'ai fui ses regards terribles.»

Oscar, petit-fils de Fingal, tomba en trahison sous les coups du traître Caïrbar qui l'avait invité à sa fête.

Ossian accourt...

Nous trouvâmes Oscar appuyé sur son bouclier. Nous vîmes son sang autour de lui: tous nos guerriers restent muets, accablés de douleur: tous détournent la vue et pleurent. Fingal s'efforce en vain de cacher ses larmes: il se penche sur mon fils, et prononce ces paroles, vingt fois interrompues par ses soupirs:

«Oscar, tu péris au milieu de ta course! Le cœur d'un vieillard palpite sur toi. Il voit les combats que l'avenir lui promet. Ces combats sont retranchés de ta gloire. Quand la joie habitera-t-elle dans Selma? Quand la douleur sortira-t-elle de Morven? Mes enfants périssent l'un après l'autre. Fingal restera le dernier de sa race; la gloire que j'ai acquise passera. Ma vieillesse sera sans amis; assis dans mon palais solitaire, je ne te verrai point revenir triomphant, je n'entendrai point le bruit de tes armes. Pleurez, héros de Morven, Oscar ne se relèvera plus.»

Ils le pleurèrent, ô Fingal! ce héros était cher à leur cœur. Il allait combattre: l'ennemi disparaissait. La paix et la joie revenaient avec lui. Le père ne pleura point la perte de son jeune fils; le frère ne donna point des larmes à la mort de son frère chéri... Le chef du peuple n'était plus. À ses pieds Luath et Branno poussaient de tristes hurlements. Souvent Oscar poursuivit avec eux le chevreuil du désert.

Quand Oscar vit autour de lui ses amis en pleurs, sa poitrine se gonfla de soupirs. «Les gémissements de ces vieillards, nous dit-il, les cris de ces animaux fidèles, l'éclat soudain de ces chants de douleur ont attendri mon âme, cette âme jusqu'alors insensible comme l'acier de mon épée. Ossian, porte-moi sur mes collines; élève le monument de ma gloire. Place le bois d'un cerf et mon épée dons mon étroite demeure: le torrent emportera peut-être la terre qui la couvrira, le chasseur trouvera ce fer et dira: Ce fut là l'épée d'Oscar.

C'en est donc fait, ô mon fils! ô ma gloire! Oscar, je ne te verrai plus. On racontera aux autres pères les exploits de leurs enfants, et moi, je n'entendrai plus parler de mon Oscar. La mousse couvre les quatre pierres grisâtres de ta tombe: le vent gémit alentour... Nous combattrons sans toi; tu ne poursuivras plus les timides chevreuils... Quand un guerrier reviendra des guerres étrangères et dira: J'ai vu près d'un torrent la tombe d'un chef, il tomba sous les coups d'Oscar, le premier des héros! peut-être j'entendrai sa voix, peut-être alors un sentiment de joie renaîtra dans mon cœur.

XI

Ossian pleure Oscar. «Bientôt, dit-il, s'élève dans la nuit un murmure triste et confus semblable au bruit du lac Lego, quand ses eaux resserrées par la gelée rompent au printemps toutes leurs chaînes et que les glaçons résonnent au loin.

«Mais quel est celui qui vient de la vallée du Lubar, et sort des plis humides de la robe du matin! Les gouttes de rosée sont sur sa tête; sa démarche annonce la tristesse. C'est Carril, le chantre des temps passés. Il vient de la caverne silencieuse de Tura. Je l'aperçois sur le rocher, à travers les voiles légers du brouillard. Là, peut-être, l'ombre de Cuchullin s'assied sur la bouffée de vent qui courbe les arbres de la colline. Il se plaît à entendre l'hymne du matin chanté par le barde d'Erin.

«Les vagues se pressent et reculent épouvantées; elles entendent le bruit de ta marche, ô soleil! Fils du ciel, que ta beauté est terrible, quand la mort se cache dans ta chevelure enflammée, quand tu roules devant toi tes brûlantes vapeurs sur les armées! Mais que tes rayons sont agréables au chasseur assis près d'un rocher au milieu de la tempête, quand tu regardes au travers d'un nuage, et que tu luis sur ses cheveux humides! Joyeux, il abaisse ses regards sur le vallon, et voit descendre et bondir les chevreuils. Soleil, jusques à quand te lèveras-tu dans la guerre? jusques à quand rouleras-tu dans les cieux comme un bouclier sanglant? Je vois les ombres des héros errer autour de ton globe et l'obscurcir... Mais où s'égarent les paroles de Carril? Le fils du ciel sent-il la douleur? Toujours pur et brillant dans sa course, il se réjouit au milieu de ses rayons. Roule, astre insensible... Mais un jour peut-être tu tomberas aussi; un jour, malgré tes efforts, la robe noire t'enveloppera pour toujours au milieu du firmament.»

Ta voix, dis-je à Carril, plaît à l'âme d'Ossian, comme le bruit de l'ondée matinale quand elle tombe dans une vallée qui reçoit les premiers regards du soleil. Mais ce n'est pas ici le temps, ô barde, de s'asseoir pour disputer le prix du chant. Fingal est sous les armes. Au pied de cette colline, tu vois les flammes qui partent de son bouclier; tu vois l'air sombre et terrible dont il regarde les flots d'ennemis roulant dans la plaine.

Mais, ô Carril, n'aperçois-tu point cette tombe auprès du torrent? Trois pierres lèvent leurs têtes grisâtres au-dessous d'un chêne courbé par les vents: sous ces pierres repose un chef; ouvre à son âme le séjour des vents, ouvre-lui son palais aérien; c'est le frère de Cathmor: que tes chants montent vers son ombre et la comblent de joie!

XII

Malvina, veuve d'Oscar, fils d'Ossian, reste auprès de son beau-père; elle y gémit... Elle y chante parfois ses peines; voici un de ses poëmes; elle y réveille le génie engourdi d'Ossian.

CROMA

MALVINA.

Oui, c'était la voix de mon amant! Rarement son ombre vient me visiter dans mes songes. Ouvrez vos palais aériens, pères du puissant Toscar. Ouvrez leurs portes de nuages, Malvina est prête à vous rejoindre. Une voix me l'a annoncé dans mon sommeil; et je sens que mon âme est près de prendre son vol. Ô vents, pourquoi avez-vous quitté les flots du lac? Vos ailes ont agité la cime de ces arbres, et le bruit a fait évanouir la vision. Mais Malvina a vu son amant; sa robe aérienne flottait sur les vents: ce rayon de soleil en dorait les franges: elles brillaient comme l'or de l'étranger. Oui, c'était la voix de mon amant: rarement son ombre vient me visiter dans mes songes!

Fils d'Ossian, cher Oscar, tu vis dans le cœur de Malvina: mes soupirs se lèvent avec l'aurore, et mes larmes descendent avec la rosée de la nuit. Cher amant, je fleurissais en ta présence comme un jeune arbrisseau; mais la mort, comme un vent brûlant, est venu flétrir ma jeunesse. Ma tête s'est penchée; le printemps est revenu avec ses rosées bienfaisantes et ne m'a point fait refleurir. Mes jeunes compagnes me voyaient dans un morne silence au milieu de ma demeure; elles touchaient la harpe pour rappeler la joie dans mon âme; mais les larmes coulaient toujours sur les joues de Malvina: elles voyaient ma tristesse profonde, et elles me disaient: «Pourquoi es-tu si obstinée dans ta douleur, toi la première des belles de Lutha? Ton amant était donc à tes yeux aimable et beau comme le premier rayon du matin?»

OSSIAN.

Ô ma fille, ta voix charme mon oreille: tu as sans doute entendu dans tes songes les chants des bardes décédés, lorsque le sommeil descendait sur tes yeux au doux murmure du Morut: tu as entendu leurs concerts dans un beau jour au retour de la chasse, et tu répètes leurs chants mélodieux. Tes accents, ô Malvina, sont doux, mais ils attristent l'âme: il est un charme dans la tristesse, lorsqu'elle est douce, et que le cœur est en paix; mais le chagrin, ô Malvina, consume l'homme, et ses jours s'écoulent bientôt dans les larmes: il tombe comme la fleur que la nuit a couverte de rosée, et que le soleil du midi vient brûler de ses rayons. Ma fille, prête l'oreille aux chants d'Ossian; il se rappelle les jours heureux de sa jeunesse.

Fingal m'ordonna de déployer mes voiles. J'obéis: j'arrive et j'entre dans la baie de Croma, dans le riant pays d'Inisfail. On voit s'élever sur la côte les tours antiques du palais de Crothar. Ce héros combattit avec gloire dans sa jeunesse; mais alors les années accablaient ce guerrier. Rothmar l'assiégeait dans son palais. Fingal, brûlant de rage, envoya son fils Ossian secourir le compagnon de sa jeunesse et combattre Rothmar. Je députe un barde, qui me devance: j'arrive ensuite au palais de Crothar. Je trouve le vieillard assis au milieu des armes de ses pères. Ses yeux ne voyaient plus; ses cheveux blancs volaient autour du bâton sur lequel il appuyait son corps chancelant. Il murmurait tout bas les chants des siècles passés: le bruit de nos armes frappa son oreille; il se lève avec effort, étend sa main tremblante, me touche et bénit le fils de Fingal. «Ossian, me dit-il, mes forces sont évanouies. Que ne puis-je lever cette épée, comme le jour où je combattais près de ton père à Strutha? Ton père était le premier des mortels; mais Crothar n'était pas non plus sans gloire. Le roi de Morven loua mon courage et plaça sur mon bras le bouclier de Calthar, qu'il avait tué dans la guerre. Ne le vois-tu pas suspendu à cette voûte? Hélas! mes yeux ne peuvent plus le voir. Ossian, as-tu la force de ton père? Laisse-moi toucher ton bras.» J'obéis à son désir; ses mains tremblantes touchèrent mon bras: il soupire; il pleure: «Mon fils, me dit-il, tu es robuste; mais non pas autant que le roi de Morven; mais qui est semblable à ce héros? Qu'on prépare ma fête; que nos bardes chantent. Amis, c'est un héros que vous voyez aujourd'hui dans mon palais.»

On prépare la fête. Les harpes résonnent. La joie règne dans les palais; mais cette joie bruyante ne fait que couvrir la douleur qui habite au fond des cœurs. C'est le faible et pâle rayon de la lune qui effleure un nuage épais sans le pénétrer. Les chants cessent. Le roi de Croma élève la voix: il me parle sans verser une larme; mais ses sanglots interrompent cent fois ses paroles. «Fils de Fingal, ne remarques-tu pas la tristesse qui règne dans mon palais? Je n'étais pas triste dans mes fêtes, quand mes guerriers vivaient.»

XIII

Le dernier des chants originaux d'Ossian est celui intitulé Berrathon, et on le nomme, en Écosse, le Dernier Hymne d'Ossian. Fingal, dans son voyage de Loclin, où il avait été appelé par Sarno, père d'Agandecca, relâcha à Berrathon, petite île de la Scandinavie. Il fut reçu magnifiquement par Larmor, roi de cette île, et vassal du souverain de Loclin. Fingal lui jura dès lors une amitié éternelle, et lui en donna bientôt une preuve éclatante. Larmor fut détrôné et mis en prison par Uthal, son propre fils. Fingal envoya aussitôt Ossian et Toscar, père de Malvina, pour briser les fers de Larmor, et punir la conduite dénaturée d'Uthal. Uthal était d'une beauté rare et qui était passée en proverbe: aussi fut-il chéri des femmes. La belle Nina Thoma, fille de Tor-Thoma, prince voisin de Berrathon, en devint éprise, et s'enfuit avec lui. Il la quitta bientôt pour une autre: il eut même la cruauté de conduire Nina dans une île déserte, dans le dessein de l'y abandonner. Elle fut délivrée par Ossian, qui arriva à Berrathon avec Toscar, défit l'armée d'Uthal et le tua de sa main. Nina, dont l'amour n'était pas éteint par la perfidie de son amant, mourut de douleur en apprenant sa mort. Ossian et Toscar rétablirent Larmor sur le trône de Berrathon, et retournèrent triomphants vers Fingal.

BERRATHON

Ô torrent! roule tes flots azurés autour de l'étroite vallée de Lutha; forêts des montagnes, penchez-vous pour l'ombrager, quand, à midi, le soleil y darde tous ses feux. On y voit le chardon solitaire, dont la chevelure grisâtre est le jouet des vents. La fleur incline sa tête au souffle du zéphyr, et semble lui dire: «Zéphyr importun, laisse-moi reposer, laisse-moi rafraîchir ma tête dans la rosée du ciel, dont la nuit m'a couverte. L'instant qui doit me flétrir est proche, et le vent jonchera bientôt la terre de mes feuilles desséchées. Demain, le chasseur, qui m'a vue dans toute ma beauté, reviendra: ses yeux me chercheront dans la prairie que j'embellissais: ses yeux ne m'y trouveront plus.» Ainsi l'on viendra dans ces lieux prêter en vain l'oreille pour entendre la voix d'Ossian; elle sera éteinte. Le chasseur, au lever de l'aurore, s'approchera de ma demeure; il n'y entendra plus les sons de ma harpe. «Où est le fils de l'illustre Fingal?» Les larmes couleront sur ses joues.

Viens donc, ô Malvina, viens, en chantant, me conduire dans la riante vallée de Lutha; élèves-y mon tombeau. Malvina, où es-tu? Je n'entends point ta voix chérie, je n'entends point tes pas légers. Approche, fils d'Alpin, dis: où est la fille de Toscar?

LE FILS D'ALPIN.

Ossian, j'ai passé près des murs antiques de Tar-Lutha. La fumée ne s'élevait plus de la salle des fêtes: les cris de la chasse avaient cessé; un morne silence régnait dans les bois de la colline. J'ai vu les filles de Lutha qui revenaient un arc à la main. Je leur ai demandé où était Malvina: elles ont tourné la tête sans me répondre, et leur beauté paraissait couverte d'un voile de tristesse: telles dans la nuit s'obscurcissent les étoiles, lorsque leur lumière s'étend dans un humide brouillard.

OSSIAN.

Repose en paix, fille du généreux Toscar. Astre charmant, tu n'as pas brillé longtemps sur nos montagnes. Belle et majestueuse, au moment où tu as disparu, tu ressemblais à la lune quand elle réfléchit son image tremblante sur les flots; mais tu nous a laissés dans une affreuse obscurité. Nous sommes assis près du rocher, au milieu d'un vaste silence, et sans autre lumière que celles des météores. Astre charmant, tu as bientôt disparu!

Mais, semblable au point brillant qui part de l'orient, tu t'élèves dans les airs; tu vas rejoindre les ombres de tes aïeux, tu vas t'asseoir avec eux dans le palais du tonnerre. Un nuage domine la montagne de Cona; ses flancs azurés touchent au firmament; il s'élève au-dessus de la région où soufflent les vents: c'est là qu'est la demeure de Fingal. Le héros est assis sur un trône de vapeurs, sa lance aérienne est dans sa main. Son bouclier, à demi couvert de nuages, ressemble à la lune, quand la moitié de son globe est encore plongée dans l'onde et que l'autre luit faiblement sur la campagne. Les amis de Fingal sont assis autour de lui sur des siéges de brouillard; ils écoutent les chants d'Ullin. Le barde touche sa harpe fantastique, et élève sa faible voix. Les héros, moins distingués, éclairent de mille météores le palais aérien. Au milieu d'eux, Malvina s'avance en rougissant: elle contemple les visages inconnus de ses ancêtres, et détourne ses yeux humides de pleurs.

«Pourquoi, lui dit Fingal, pourquoi viens-tu sitôt parmi nous, fille du généreux Toscar? Quel deuil dans le palais de Lutha! quelle douleur pour la vieillesse de mon fils! J'entends le zéphyr de Cona, qui se plaisait à soulever ton épaisse chevelure. Il vole à ton palais, tu n'y es plus; il gémit entre les armes de tes aïeux. Étends tes ailes frémissantes, ô zéphyr, va soupirer sur le tombeau de Malvina. Il s'élève au pied de ce rocher, sur les bords du torrent bleuâtre de Lutha. Les jeunes filles qui chantaient alentour se sont retirées. Toi seul, ô zéphyr, y fais entendre tes pleurs.

Mais qui part du sombre occident, porté sur un nuage? Un sourire semble animer les traits obscurs de son visage: sa chevelure de brouillard flotte sur les vents, il se penche sur sa lance aérienne. Ô Malvina! c'est ton père: «Pourquoi, dit-il, pourquoi brilles-tu sitôt sur nos nuages, astre charmant de Lutha? Mais tu es triste, ô ma fille: tu as vu disparaître tous tes amis. Une race dégénérée nous remplace dans nos palais, et de tous ces héros il ne reste plus qu'Ossian.

Fingal commande, je déploie mes voiles, et Toscar, chef de Lutha, traversa avec moi les plaines de l'Océan. Nous dirigeâmes notre course vers l'île de Berrathon. La mer qui l'environne est sans cesse agitée par la tempête: c'est là qu'habitait le généreux Larmor, courbé sous le poids des années; il avait donné des fêtes à Fingal, quand ce héros vint au palais de Starno disputer le cœur d'Agandecca. Uthal, si fier de sa beauté, l'amour de toutes les belles, Uthal, fils de Larmor, voyant son père accablé de vieillesse, le chargea de chaînes et usurpa son palais.

Le vieillard languit longtemps dans une caverne, sur le rivage de ses mers. Le jour naissant ne pénétrait point dans cette sombre demeure. Un chêne embrasé ne l'éclairait point pendant la nuit: on y entendait les mugissements des vents de l'Océan: l'antre obscur ne recevait que les derniers rayons de la lune à l'horizon, et Larmor voyait luire l'étoile rougeâtre au moment où elle tremble en se plongeant dans les flots de l'occident.

Snitho, le compagnon de la jeunesse de Larmor, vint au palais de Fingal, il lui raconta les malheurs du roi de Berrathon. Fingal s'en indigna: trois fois il porta la main à sa lance, résolu d'étendre son bras vengeur sur le perfide Uthal: mais le souvenir de ses exploits se réveille dans son âme et l'arrête: il ordonne à son fils et à Toscar de partir. Nous étions transportés de joie en traversant les flots: nos mains impatientes se portaient sans cesse à nos épées à demi tirées, car jamais encore nous n'avions combattu seuls. La nuit descendit sur l'Océan, les vents se taisaient, la lune pâle et froide roulait dans les cieux, les étoiles levaient leurs têtes étincelantes. Nous voguâmes quelque temps le long de la côte de Berrathon; les vagues blanchissantes se brisaient contre les rochers.

«Quelle est, me dit Toscar, cette voix qui se mêle au bruit des flots; elle est douce, mais triste? Est-ce la voix de l'ombre d'un barde? Mais j'aperçois une fille seule, assise sur un rocher, sa tête penchée sur son bras de neige, les cheveux épars et flottants. Écoutons, fils de Fingal, écoutons ses chants; ils sont agréables comme le gazouillement du ruisseau de Lavath.»

Nous approchâmes à la faveur de la clarté silencieuse de la lune, et nous entendîmes cette complainte:

«Jusques à quand roulerez-vous autour de moi, sombres vagues de l'Océan? Ma demeure n'a pas toujours été dans un antre profond, au pied d'un chêne gémissant: il fut un temps où je m'asseyais aux fêtes du palais de Tor-Thoma; mon père se plaisait à entendre ma voix: les jeunes guerriers suivaient des yeux ma démarche gracieuse et bénissaient la belle Nina. Tu vins alors, mon cher Uthal; tu me parus beau comme le soleil: les cœurs de toutes les jeunes filles sont à toi, fils du généreux Larmor; mais pourquoi me laisses-tu seule au milieu des flots? Mon âme a-t-elle médité ta mort? Ma faible main a-t-elle levé le fer contre toi? Mon cher Uthal, pourquoi m'abandonnes-tu?»

Je ne pus entendre les plaintes de cette infortunée sans répandre des pleurs: je me présentai devant elle, couvert de mes armes, et je lui dis avec douceur: «Aimable habitante de cette caverne, pourquoi soupires-tu? Veux-tu qu'Ossian lève l'épée pour ta défense? Veux-tu qu'il détruise tes ennemis. Fille de Tor-Thoma, lève-toi, j'ai entendu tes plaintes touchantes. Les enfants de Morven t'environnent: toujours ils protégèrent le faible: viens dans notre vaisseau, fille plus belle que cette lune qui brille à son couchant; viens, nous dirigeons notre course vers les rochers de Berrathon, vers les murs retentissants de Finthormo.»

Elle nous suivit: sa démarche développait toutes ses grâces. La joie reparut sur son beau visage; ainsi quand, au printemps, les ombres qui couvraient la campagne sont dissipées, les torrents azurés brillent dans leurs cours, et l'épine verdoyante se penche sur leurs ondes.

Le jour renaît, nous entrons dans la baie de Rothma. Un sanglier s'élance de la forêt, ma lance lui perce le flanc. Je me réjouis en voyant couler son sang, et je prévis l'accroissement de ma gloire. Mais déjà la colline de Finthormo retentit sous les pas des guerriers d'Uthal; ils se répandent dans la plaine et poursuivent les sangliers. Uthal s'avance à pas lents, fier de sa force et de sa beauté. Il lève deux lances affilées. Sa terrible épée pend à son côté. Trois jeunes guerriers portent ses arcs polis: cinq dogues légers bondissent devant lui. Ses guerriers le suivent à quelque distance, et admirent sa démarche altière. Rien n'égalait ta beauté, fils de Larmor; mais ton âme était sombre comme la face obscure de la lune quand elle annonce la tempête.

Uthal nous aperçoit sur le rivage, il s'arrête; ses guerriers se rassemblent autour de lui. Un barde en cheveux blancs s'avance vers nous. «D'où sont ces étrangers? dit-il. Ils sont nés dans un jour malheureux, ceux qui viennent à Berrathon braver la force d'Uthal: il ne prépare point des fêtes dans son palais pour recevoir les étrangers; mais leur sang rougit les ondes de ses torrents. Si vous venez de Selma, du palais antique de Fingal, choisissez trois de vos jeunes guerriers pour aller lui porter des nouvelles de l'entière destruction de son peuple. Peut-être il viendra lui-même; son sang coulera sur l'épée d'Uthal, et la gloire de Finthormo s'élèvera comme un jeune arbre, l'honneur du vallon.»

«Non, jamais, répliquai-je en courroux. Ton roi fuira devant Fingal. Les yeux du roi de Morven lancent les foudres de la mort; il s'avance et les rois ne sont plus. Le souffle de sa rage les fait rouler au loin comme des pelotons de brouillards. Tu veux que trois de nos jeunes guerriers aillent annoncer à Fingal que son peuple a péri, ils iront peut-être; mais du moins ils lui diront que son peuple a péri avec gloire.»

J'attendis l'ennemi de pied ferme. Près de moi Toscar tire son épée: l'ennemi vient comme un torrent; les cris confus de la mort s'élèvent; le guerrier saisit le guerrier; le bouclier choque le bouclier; l'acier mêle ses éclairs aux éclairs de l'acier; les dards sifflent dans l'air; les lances résonnent sur les cottes d'armes, et les épées rebondissent sur les boucliers rompus. Tel au souffle impétueux des vents gémit un bois antique, quand mille ombres irritées rompent ses arbres au milieu de la nuit.

Uthal tombe sous mon épée, et les enfants de Berrathon prennent la fuite; à l'aspect de sa beauté, je ne pus retenir mes larmes. «Tu es tombé, m'écriai-je, ô jeune arbre, et ta beauté est flétrie. Tu es tombé dans tes plaines, et la campagne est triste et dépouillée. Les vents du désert soufflent; mais l'on n'entend plus frémir ton feuillage. Fils du généreux Larmor, tu es beau, même dans les bras de la mort.»

Nina, assise sur le rivage, écoutait le bruit du combat. Lethmal, vieux barde de Selma, était resté près d'elle: «Vénérable vieillard, lui dit-elle en tournant sur lui ses yeux humides de larmes, j'entends le rugissement de la mort. Tes amis ont attaqué Uthal, et mon héros n'est plus. Ah! que ne suis-je restée sur mon rocher, au milieu des vagues de l'Océan: mon âme serait accablée de douleur; mais le bruit de sa mort n'aurait pas frappé mon oreille. Es-tu tombé dans tes plaines, aimable souverain de Finthormo? Tu m'avais abandonnée sur un rocher; mais mon âme était toujours pleine de ton image. Uthal, es-tu tombé dans tes plaines?»

Elle se lève, pâle et baignée de larmes; elle voit le bouclier d'Uthal couvert de sang, elle le voit dans les mains d'Ossian; elle vole éperdue sur la plaine; elle vole, elle trouve son amant; elle tombe: son âme s'exhale dans un soupir; ses cheveux couvrent le visage de son amant. Je versai un torrent de larmes; j'élevai un tombeau à ce couple malheureux, et je chantai:

«Reposez en paix, jeunes infortunés, reposez au murmure de ce torrent. Les jeunes filles, en allant à la chasse, verront votre tombeau et détourneront leurs yeux. Vos noms vivront dans les chants des bardes; ils toucheront à votre gloire leurs harpes harmonieuses: les filles de Selma les entendront, et votre renommée s'étendra dans les contrées lointaines. Dormez en paix, jeunes infortunés, dormez au murmure de ce torrent.»

Nous restâmes deux jours sur la côte. Les héros de Berrathon s'y rassemblèrent. Nous conduisîmes Larmor à son palais: on y prépara la fête. Le vieillard faisait éclater sa joie. Il ne se lassait point de regarder les armes de ses aïeux, ces armes antiques qu'il avait laissées dans son palais, quand il en fut arraché par l'ambitieux Uthal. Nos louanges furent chantées en présence de Larmor: il bénit lui-même les héros de Morven: il ignorait que le superbe Uthal, son fils, avait péri dans le combat: on lui dit qu'il s'était enfoncé dans l'épaisseur de la forêt pour cacher sa douleur et ses larmes; mais, hélas! il était muet sous la tombe, au milieu de la bruyère de Rothma.

Le quatrième jour nous déployâmes nos voiles au souffle favorable du nord.

. . . . . . . . . .

«Tels étaient mes exploits, fils d'Alpin, quand mon bras avait la vigueur de la jeunesse. Telles étaient les grandes actions de Toscar; mais Toscar est maintenant sur le nuage qui vole dans les airs, et je suis resté seul à Lutha. Ma voix est comme le bruit mourant des vents quand ils abandonnent les forêts; mais Ossian ne sera pas longtemps seul: il voit la vapeur qui doit recevoir son ombre, il voit le brouillard qui doit former sa robe quand il apparaîtra sur ces collines. Nos faibles descendants me verront et admireront la haute stature des héros du temps passé, ils se cacheront dans leurs grottes et ne regarderont le ciel qu'en tremblant, car je marcherai dans les nuages et les orages rouleront autour de moi.»

«Conduis, fils d'Alpin, conduis le vieillard dans les bois. Les vents se lèvent, les sombres flots du lac frémissent. Ne vois-tu pas un arbre dépouillé de ses feuilles se pencher sur la colline de Mora? Oui, fils d'Alpin, il se penche au souffle des vents bruyants. Ma harpe est suspendue à une branche desséchée: ses cordes rendent un son lugubre. Est-ce le vent, ô ma harpe, ou quelque ombre qui te touche en passant? C'est sans doute l'amant de Malvina... Mais apporte-moi ma harpe, fils d'Alpin. Je veux chanter encore. Je veux que ces doux accords accompagnent le départ de mon âme. Mes aïeux les entendront dans leurs palais aériens. La joie brillera sur leurs faces obscures; ils se pencheront sur le bord de leurs nuages, ils étendront les bras pour recevoir leur fils.»

Un chêne antique et revêtu de mousse se penche et gémit sur le torrent. La fougère flétrie gémit auprès, et ses longues feuilles ondoyantes se mêlent aux cheveux blancs d'Ossian. Essaye ta harpe, Ossian, et commence tes chants; approchez, ô vents, et déployez toutes vos ailes; portez mes tristes accents jusqu'au palais aérien de Fingal, qu'il puisse entendre encore la voix de son fils, la voix du chantre des héros. Le vent du nord ouvre tes portes, ô Fingal; je te vois assis sur les vapeurs au milieu du faible éclat de tes armes. Tu n'es plus la terreur des braves. Ta substance n'est qu'un nuage pluvieux, dont le voile transparent nous laisse voir les yeux humides des étoiles. Ton bouclier est comme la lune à son déclin; ton épée est une vapeur à demi enflammée... Qu'il paraît sombre et faible, ce héros qui, jadis, marchait si brillant et si fort!

Mais tu te promènes sur les vents du désert, et tu tiens les noires tempêtes dans ta main. Dans ta colère, tu saisis le soleil et tu le caches dans tes nuages. Les enfants des lâches tremblent, et mille torrents tombent du ciel.

Mais quand tu t'avances calme et paisible, le zéphyr du matin accompagne tes pas. Le soleil sourit dans ses plaines azurées; le ruisseau, plus brillant, serpente dans son vallon; les arbrisseaux balancent leurs têtes fleuries et le chevreuil bondit gaiement vers la forêt. Un bruit sourd s'élève dans la bruyère, les vents orageux se taisent. J'entends la voix de Fingal, cette voix qui depuis si longtemps n'a frappé mon oreille: «Viens, me dit-il, viens, Ossian; il ne manque rien à la renommée de Fingal. Nous avons brillé un moment comme des flammes passagères, mais nous avons quitté la vie comblés de gloire. Quoiqu'un éternel silence règne dans les plaines où nous avons vaincu, notre renommée vit dans nos tombeaux; la voix d'Ossian s'est fait entendre, et sa harpe a fait retentir les voûtes de Selma. Viens, Ossian, viens.....» À ces mots, Fingal s'envole avec ses aïeux au milieu des nuages.

Oui, je vais te rejoindre, ô roi des héros! la vie d'Ossian touche à son terme. Je sens que bientôt je vais disparaître; bientôt on ne verra plus la trace de mes pas dans Selma. Je vais m'endormir près du rocher de Mora, et les vents sifflants dans mes cheveux blancs ne m'éveilleront plus. Ô vents, que vos ailes légères vous emportent loin de ces lieux, vous ne pouvez plus troubler le repos du barde, ses yeux s'appesantissent. La nuit sera longue..... Retirez-vous, vents impétueux!

Mais, fils de Fingal, pourquoi cette tristesse, pourquoi ce nuage sur ton âme? Les héros des temps anciens ne sont plus et leur renommée a péri avec eux. Les enfants des siècles à venir passeront une race nouvelle les remplacera: les hommes se succèdent comme les flots de l'Océan ou comme les feuilles des bois de Morven. Desséchées, elles volent au souffle des vents; mais bientôt on voit reverdir un feuillage nouveau. Ta beauté, ô Ryno[14], a-t-elle été durable? Ta force, mon cher Oscar, a-t-elle résisté au temps? Fingal lui-même n'a-t-il pas succombé, et les salles de ses aïeux n'ont-elles pas oublié l'empreinte de ses pas? Et toi, barde décrépit, tu resterais sur cette terre d'où les héros ont disparu! Non, mais ma gloire restera; elle y croîtra comme le chêne de Morven, qui oppose sa large tête à l'orage et se rit des efforts des vents.

XIV

Voici un fragment retrouvé d'une élégie d'Ossian lui-même, très-célèbre dans les montagnes d'Écosse:

MINVANE

Minvane, triste, le visage enflammé, se penchait du haut du rocher de Morven sur la vaste étendue des mers. Elle vit nos jeunes guerriers s'avancer, couverts de leurs armes brillantes: «Où es-tu, Ryno? où es-tu?»

Nos regards, tristes et baissés, lui disaient que Ryno n'était plus, que l'ombre de son amant s'était envolée dans les nuages, qu'on entendait sa faible voix murmurer avec le zéphyr dans le gazon des collines.

«Quoi! le fils de Fingal est tombé dans les vertes plaines d'Ullin! Le bras qui l'a terrassé était donc bien puissant! Et moi, hélas! je reste seule. Non, je ne resterai pas seule, ô vents qui soulevez ma noire chevelure, je ne mêlerai pas longtemps mes soupirs à vos sifflements. Il faut que je dorme à côté de mon cher Ryno. Cher amant, je ne te vois plus revenir de la chasse avec les grâces de la jeunesse. L'ombre de la nuit environne l'amant de Minvane, et le silence habile avec Ryno!

Où sont tes dogues fidèles? Où est ton arc? ton épée semblable au feu du ciel? ta lance toujours ensanglantée?

Hélas! j'aperçois tes armes entassées dans ton vaisseau. Je les vois couvertes de sang: on ne les a donc pas placées près de toi dans ta sombre demeure, ô mon cher Ryno! Quand la voix de l'aurore viendra-t-elle te dire: «Lève-toi, jeune guerrier! les chasseurs sont déjà dans la plaine; le cerf est près de ta demeure?» Retire-toi, belle aurore, retire-toi, Ryno dort: il n'entend plus ta voix; les cerfs bondissent sur sa tombe. La mort environne le jeune Ryno; mais je marcherai sans bruit, ô mon héros! et je me glisserai doucement dans le lit où tu reposes. Minvane se couchera en silence à côté de son cher Ryno. Mes jeunes compagnes me chercheront, mais elles ne me trouveront point: elles suivront, en chantant, la trace de mes pas; mais je n'entendrai plus vos chants, ô mes compagnes! je m'endors auprès de Ryno.»

Ce poëme finit par une magnifique apostrophe au soleil, que Césarotti et Lormian ont imitée.

CARTHON

Événements des siècles passés, actions des héros qui ne sont plus, revivez dans mes chants! Le murmure de tes ruisseaux, ô Lora, rappelle la mémoire du passé. Le frémissement de tes forêts, ô Germallat, plaît à mon oreille. Malvina, ne vois-tu pas ce rocher couronné de bruyère? Trois vieux pins pendent de son front sourcilleux; à son pied s'étend une vallée verdoyante. Là brille la fleur de la montagne: elle balance sa tête au souffle des zéphyrs; là croît le chardon solitaire dont la chevelure blanchie est le jouet des vents. Deux pierres à moitié cachées dans la terre montrent leurs têtes couvertes de mousse: le chevreuil de la montagne s'enfuit à l'aspect du fantôme qui garde ce lieu sacré. Deux guerriers fameux, ô Malvina, reposent dans cette vallée... Revivez dans mes chants, événements des siècles passés, actions des héros qui ne sont plus!

Quel est celui qui revient de la terre des étrangers, entouré de ses mille guerriers? L'étendard de Morven, déployé dans les airs, marche devant lui: son épaisse chevelure semble lutter avec les traits farouches de la guerre. Il paraît calme comme le rayon du soir qui luit au travers des nuages sur la paisible vallée de Cona. Quel autre serait-ce que le fils de Comhal, que Fingal, ce roi fameux par ses exploits? Il revoit avec joie ses collines: il ordonne à ses bardes de chanter, et mille voix s'élèvent à la fois:

«Habitants des pays lointains, vous avez fui sur vos plaines! Le roi du monde, assis dans son palais, apprend la défaite de ses guerriers: il lance des regards indignés, et saisit l'épée de son père. Enfants des pays lointains, vous avez fui!»

Ainsi chantaient les bardes, quand ils arrivèrent au palais de Selma. On alluma mille flambeaux que Fingal avait conquis sur l'étranger. La fête fut préparée et la nuit se passa dans la joie. «Où est Clessamor, dit Fingal, où est le compagnon fidèle de mon père, où est-il au jour de ma fête? Triste et solitaire, il passe sa vie dans la vallée de Lora; mais je l'aperçois: il s'élance de la colline comme le coursier vigoureux qui, averti par les vents, sent de loin ses compagnons dans la plaine, et secoue dans les airs sa brillante crinière. Salut à Clessamor: pourquoi a-t-il été si longtemps absent de Selma?»

«Fingal revient donc triomphant? répondit Clessamor. Tel revenait Comhal des combats de sa jeunesse. Nous avons souvent traversé le torrent de Carun pour fondre sur les étrangers, nos épées revenaient teintes de leur sang, et les rois du monde ne se réjouissaient pas.

«Mais pourquoi rappeler les combats de ma jeunesse? L'âge a mêlé des cheveux blancs à ma noire chevelure. Ma main oublie à bander l'arc, et je ne lève que des lances légères.

«Ah! quand ressentirai-je la joie que j'éprouvai à la première vue de l'aimable fille des étrangers, de la belle Moïna?»

«Raconte-nous, lui dit Fingal, les aventures de ta jeunesse; la tristesse, comme un nuage sur le soleil, obscurcit l'âme de Clessamor: seul, sur les bords du Lora, tu ne roules que de sombres pensées. Dis-nous quels chagrins ont flétri jadis tes beaux jours.»

«Ce fut pendant la paix que j'arrivai à Balclutha. Les vents rugissaient dans mes voiles, et les ondes de Clutha reçurent mon vaisseau poussé par la tempête. Je restai trois jours dans le palais de Reuthamir. Mes yeux contemplèrent la beauté de sa fille. On remplit à la ronde la coupe de la paix, et le héros en cheveux blancs me donna la belle Moïna. Sa gorge était comme l'écume des vagues; ses yeux comme les étoiles de la nuit: l'aile du corbeau est moins noire que ses cheveux; son âme était généreuse et tendre: mon amour pour Moïna fut extrême, et mon cœur nageait dans le plaisir.

Un chef étranger, épris aussi de la belle Moïna, arrive au palais de Reuthamir. Sans cesse il tenait des discours insolents. Souvent il tirait à moitié son épée. «Où est le puissant Comhal, disait-il, ce guerrier qui ne se repose jamais? Sans doute, il vient à Balclutha, à la tête de son armée, puisque Clessamor est si hardi.»

«Apprends, lui dis-je, que mon âme brûle de son propre feu; que je reste intrépide entouré de milliers d'ennemis, quoique les braves soient absents. Étranger, tu parles avec audace à Clessamor, parce qu'il est seul; mais mon épée frémit à mon côté, impatiente de briller dans ma main. Ne parle plus de Comhal, enfant de Clutha!

Son orgueil s'indigna. Nous combattîmes: il tomba sous mes coups.

Ô toi, qui roules au-dessus de nos têtes, rond comme le bouclier de mes pères, d'où partent tes rayons, ô soleil! D'où vient ta lumière éternelle? Tu t'avances dans ta beauté majestueuse. Les étoiles se cachent dans le firmament. La lune pâle et froide se plonge dans les ondes de l'occident. Tu te meus seul, ô soleil: qui pourrait être le compagnon de ta course? Les chênes des montagnes tombent: les montagnes elles-mêmes sont détruites par les années; l'Océan s'élève et s'abaisse tour à tour: la lune se perd dans les cieux: toi seul es toujours le même. Tu te réjouis sans cesse dans ta carrière éclatante. Lorsque le monde est obscurci par les orages, lorsque le tonnerre roule et que l'éclair vole, tu sors de la nue dans toute ta beauté, et tu te ris de la tempête.

Hélas! tu brilles en vain pour Ossian. Il ne voit plus tes rayons, soit que ta chevelure dorée flotte sur les nuages de l'orient, soit que ta lumière tremble aux portes de l'occident. Mais tu n'as peut-être, comme moi, qu'une saison, et tes années auront un terme: peut-être tu t'endormiras un jour dans le sein des nuages, et tu seras insensible à la voix du matin.

Réjouis-toi donc, ô soleil, dans la force de ta jeunesse. La vieillesse est triste et fâcheuse: elle ressemble à la pâle lumière de la lune, qui se montre au travers des nuées déchirées par le vent du nord, lorsqu'il est déchaîné dans la plaine, que le brouillard enveloppe la colline, et que le voyageur tremble au milieu de sa course.

XV

Le chant de Trathal est remarquable par le touchant épisode de la mort de douleur de son épouse Sulandona.

L'épouse de Trathal était restée dans sa demeure. Deux enfants aimables élevaient au-dessus de ses genoux leurs têtes ombragées de boucles ondoyantes. Ils se penchent sur sa harpe pendant que ses blanches mains touchent les cordes tremblantes. Elle s'arrête; ils prennent eux-mêmes la harpe, mais ils ne peuvent trouver le son qu'ils admiraient. «Pourquoi, disent-ils, ne nous répond-elle pas? Montre-nous la corde où le chant réside.» Elle leur dit de la chercher jusqu'à ce qu'elle soit de retour, et leurs doigts délicats errent parmi les fils de métal.

Sulandona regarde si son bien-aimé paraît; l'heure de son retour est passée. «Trathal, de quels ruisseaux parcoures-tu les rives? dans quelles forêts tes pas se sont ils égarés? Puissé-je, de cette hauteur, contempler ta stature majestueuse! puissé-je voir le sourire égayer tes joues vermeilles! Entre les boucles blondes de ta jeunesse, tu ressembles au soleil du matin.»

Elle monta sur la colline, semblable au nuage blanc où monte la rosée, lorsque, sur les rayons du matin, il s'élève du vallon retiré et agite à peine les têtes brunes des buissons. Elle découvrit un esquif balancé sur les vagues; elle vit ses bords couverts de lances. «Sûrement, dit-elle, c'est l'ennemi qui dresse ses lances, et Trathal est seul. Un seul homme, quelque fort qu'il soit, peut-il combattre des milliers d'hommes?»

Ses cris se font entendre. Les vallées et tous leurs ruisseaux y répondent. Les jeunes gens se précipitent du haut des montagnes, et, marchant d'un air égaré, tremblent pour leur chef. Dans leur colère, ils songeaient à fondre sur les guerriers de Colgul. Mais Trathal éleva sa voix sur les vagues, et leur commanda de retenir leurs lances. Ils se réjouirent en entendant sa voix, en les voyant amener son navire près de la côte.

Cependant, on s'assemble autour de Colgul; mais Colgul avait l'air sombre, et le feu ne jaillissait plus de ses yeux. Ses guerriers l'entouraient, tristement immobiles; mais plusieurs d'entre eux étaient étendus sur la bruyère, comme les feuilles sèches sur la plaine obscure, quand les vents de l'automne ébranlent les chênes. Nous leur aidons à élever leurs tombes, et d'abord nous creusons celle de Colgul. Un jeune homme se baisse pour placer la lance derrière lui. Sa cotte d'armes, en se soulevant, se détache de deux globes de neige. Calmora tombe sur le cadavre de son amant. Sulindona vient et la trouve expirée. Elle reconnut la fille de Cornglas. Ses larmes coulèrent sur elle dans le tombeau. Elle donna des louanges à la belle de Sorna.

«Fille de la beauté, tu n'es plus. Une rive étrangère reçoit ta dépouille; mais tu te réjouiras sur ton nuage, car tu sommeilles dans la tombe avec Colgul. Les ombres de Morven ouvriront leurs salles à la jeune étrangère, lorsqu'elles te verront approcher. Au milieu des nuages, autour de la table où circulent des coquilles vaporeuses, les héros t'admireront, et les vierges toucheront en ton honneur la harpe de brouillard. Tu te réjouiras, ô Calmora; mais ton père sera triste dans Sorna. Les pas de sa vieillesse erreront sur le rivage. Le mugissement des vagues lui parviendra des rochers lointains. «Calmora, dira-t-il, est-ce ta voix que j'entends?» Le fils du rocher lui répondra seul: «Retire-toi dans ta demeure, ô Cornglas! abandonne la rive orageuse: car ta fille ne t'entend pas; elle chevauche loin de toi sur les nuages avec Colgul. Peut-être, sur les rayons de la lune, elle visitera tes songes, quand le silence habitera Sorna. Fille de la beauté, tu n'es plus; mais tu sommeilles dans la tombe avec Colgul.»

Ainsi l'épouse de Trathal chanta l'infortunée Calmora.

Le bouclier de Fingal a retenti; les rochers des collines lui répondent. Les cerfs l'entendent, et se lèvent de leur couche moussue. Les oiseaux l'entendent, et agitent leurs ailes dans l'arbre du désert. Le loup, voyageur nocturne, l'a entendu comme il visitait le champ du carnage, dans l'espérance de trouver une proie. Il retourne en grondant se cacher dans sa caverne, l'œil ardent de sa rage famélique. Enfants des bois, évitez sa rencontre!

Nous dirigeâmes nos pas vers Fingal. Suloicha regarda si les étoiles pâlissantes s'étaient retirées du côté de l'orient. Son pied donna contre un des chefs de Dargo. Il était appuyé au flanc d'un rocher grisâtre. Une moitié de bouclier est l'oreiller sur lequel repose sa tête; elle est couverte de sa chevelure ensanglantée. «Pourquoi, dit-il à Suloicha, pourquoi tes pas errants troublent-ils le repos du guerrier, lorsqu'il n'est plus en état de lever la lance? Pourquoi as-tu chassé, comme un vent du désert, le songe qui m'occupait? Je voyais l'aimable Roscana: mon âme se serait envolée avec le rayon de mon amour. Pourquoi l'as-tu rappelée?»

«Ce rayon de ton amour, dit Suloicha, cette Roscana, qu'était-elle? Ses yeux ressemblaient-ils aux étoiles qui brillent à travers une pluie fine? Sa voix était-elle harmonieuse, comme la harpe d'Ullin? Ses pas avaient-ils la douceur du zéphyr, lorsqu'il courbe mollement la verdure à peine effleurée? Sa contenance avait-elle la majesté de la lune, lorsque, dans le calme des nuits, elle glisse d'un nuage à l'autre? La trouvas-tu, comme le cygne, portée sur le sein de l'onde, aimable dans sa douleur, quoique solitaire? Oui, tu l'as trouvée comme je la dépeins, et cette Roscana fut mienne. Étranger, qu'as-tu fait de ma bien-aimée?»

—«Je trouvai cette belle sur le sein de l'onde. Elle avait vogué dans son esquif à la caverne de l'île. «Là, disait-elle, un chef de Morven devait la venir rejoindre;» mais il ne vint pas. Je sollicitai son amour, et l'invitai à me suivre dans la plaine d'I-una. Elle me dit d'attendre que trois lunes fussent écoulées. «Suloicha, dit-elle, viendra peut-être.» Elle fut consumée par la douleur avant la fin de la troisième lune. Elle mourut avant que sa lumière fût tout à fait épuisée. Elle tomba, comme le sapin verdoyant d'I-una, desséché dans sa jeunesse, dont le vent a dépouillé les branches, dont les enfants harmonieux de l'air ont déserté les rameaux. J'élevai sa tombe sur le rivage de l'île. Deux pierres grisâtres y sont à demi enfoncées dans la terre. Non loin d'elles, un if déploie son noir feuillage; une source murmurante jaillit au-dessus d'un rocher couvert de lierre, et baigne le pied de l'arbre de deuil. Là, sommeille l'aimable Roscana; là, le matelot, quand il arrête son navire dans une nuit orageuse, voit son ombre charmante, vêtue du plus blanc des brouillards de la montagne. «Tu es aimable, dit-il, ô Roscana! Le nuage dont ta robe est formée est plus beau que mes voiles.» Telle je viens de la voir en songe. Pourquoi n'a-t-il pas été permis à mon âme de s'enfuir avec cette aimable lumière? Reviens dans mes songes, ô Roscana; tu es un rayon de lumière, lorsque tout est sombre alentour.»

—«Chef d'I-una, tu as élevé la tombe de ma bien-aimée. Si nulle herbe des montagnes ne peut guérir tes blessures, ta pierre grisâtre et ta renommée s'élèveront sur Morven. Roscana, tu as donc gémi à cause de moi. Jeune arbre de Moi-ura, tes branches vertes sont-elles flétries? Les guerres de Fingal m'appelèrent. J'envoyai un de mes amis: mais on n'a revu ni lui ni son esquif. Au matin, mon premier regard embrassait les mers; le soir, mon dernier coup d'œil était sur les vagues. La nuit, ma tête s'appuyait sur le rocher; mais je ne voyais Roscana que dans mes songes.

La mort de Crimoïna, épouse de Dargo, une amie d'Ossian, lui fournit un nouvel épisode:

«Un jour que nous poursuivions le cerf sur la bruyère de Morven, les vaisseaux de Lochlin parurent dans l'étendue de nos mers, avec toutes leurs voiles blanches et leurs mâts qui se balançaient dans l'air. Nous crûmes qu'on venait redemander Crimoïna. «Je ne combattrai point, dit Connan à l'âme faible, que je ne sache si cette étrangère aime notre race. Chassons le sanglier, et teignons de son sang la robe de Dargo. Puis, portons-le dans sa demeure, et voyons comment elle s'affligera de sa perte.»

Sous de funestes auspices, nous prêtâmes l'oreille au conseil de Connan. Nous poursuivîmes un sanglier terrible; nous le renversâmes dans le bois.

Deux d'entre nous le tinrent, malgré sa rage, tandis que Connan le transperçait avec sa lance.

Dargo s'étendit auprès. Nous l'arrosâmes de son sang: nous le portâmes sur nos lances à Crimoïna, et chantâmes en marchant l'hymne de mort. Connan courait devant nous avec la peau du sanglier. «Je l'ai tué, dit-il: mais ses défenses cruelles avaient déjà percé le cœur de Dargo; car sa lance était rompue, et le roc avait manqué sous ses pas.»

Crimoïna entendit le chant funèbre. Elle vit son cher Dargo qu'on lui apportait comme s'il eût été mort. Silencieuse et pâle, elle demeura debout, sans mouvement, pareille à la colonne de glace qui, dans la saison des frimas, est suspendue au rocher de Mora. Enfin elle prit sa harpe, et la toucha doucement en l'honneur de son bien-aimé. Dargo voulait se lever; mais nous l'en empêchâmes jusqu'à ce qu'elle eût fini, car sa voix était douce comme celle du cygne blessé, lorsqu'il épanche son âme dans ses chants et qu'il sent dans sa poitrine le dard fatal du chasseur. Ses compagnons attristés s'assemblent autour de lui. Ils charment sa douleur par leurs concerts, et invitent les ombres des cygnes à porter la sienne au lac aérien, qui s'étend au-dessus des montagnes de Morven.

«Penchez-vous du haut de vos nuages, disait Crimoïna, ancêtres de Dargo. Emportez-le au séjour de votre éternelle paix; et vous, vierges du royaume aérien de Trenmor, apprêtez-lui sa brillante robe d'air et de vapeurs. Ô Dargo! pourquoi t'ai-je si tendrement aimé? Nos âmes n'en faisaient qu'une, nos cœurs se confondaient, et comment pourrais-je survivre à leur séparation? Nous étions deux fleurs qui croissions dans la fente du rocher; et nos têtes, chargées de rosée, souriaient aux rayons du soleil. Les fleurs étaient deux, mais leur racine était unique. Les vierges de Cona les aperçurent et s'en détournèrent, de peur de les blesser. «Elles sont, dirent-elles, solitaires, mais aimables.» Le cerf, dans sa course, les franchissait sans les toucher, et le chevreuil ne se permettait pas d'en faire sa pâture. Mais le sanglier sauvage est venu dans sa rage impitoyable; il a arraché l'une d'entre elles, l'autre courbe sur sa compagne sa tête languissante, et toutes deux ont perdu leur beauté, flétrie comme l'herbe que le soleil a desséchée.

Il est couché le soleil qui m'éclairait sur Morven, et je suis environnée des ténèbres de la mort. De quel éclat mon soleil brillait à son matin! Il épanchait autour de moi ses rayons dans tout le charme de son sourire. Mais il s'est couché avant le soir pour ne plus se lever. Il me laisse dans une nuit froide, éternelle. Ô Dargo! pourquoi t'es-tu couché si promptement? Pourquoi ton visage, qui souriait naguère, est-il voilé d'un nuage si épais? Pourquoi ton cœur brûlant s'est-il refroidi? Pourquoi ta langue harmonieuse est-elle devenue muette? Ta main qui, il y a si peu de temps, brandissait la lance à la tête des guerriers, est là raide et glacée; et tes pieds, qui ce matin devançaient tous les chasseurs, gisent aussi immobiles que la terre qu'ils foulaient. Jusqu'à ce jour, ô mon bien-aimé, je t'ai suivi de loin, sur les mers, les montagnes et les collines. En vain mon père attendit mon retour, en vain ma mère pleura mon absence. Leurs yeux étaient souvent fixés sur la mer; les rochers entendirent souvent leurs cris. Ô mes parents! je fus sourde à votre voix, car mes pensées ne se détournaient plus de Dargo. Plût au ciel que la mort renouvelât sur moi le coup qui l'a frappé, que le sanglier fatal eût aussi déchiré le sein de Crimoïna! alors je ne pleurerais plus sur Morven, j'accompagnerais avec joie mon amant dans son nuage. La nuit dernière, j'ai dormi à ton côté sur la bruyère. N'y a-t-il point de place cette nuit dans ton linceul? Oui, je me coucherai près de toi. Je dormirai encore cette nuit avec toi, mon bien-aimé, mon Dargo...»

Nous entendîmes sa voix s'affaiblir; nous entendîmes les notes languissantes expirer sous ses doigts. Nous fîmes lever Dargo; mais il était trop tard. Crimoïna n'était plus... La harpe glissa de ses mains; elle exhala son âme dans ses chants: elle tomba près de Dargo.

Il lui éleva un tombeau sur le rivage, de même qu'à sa première épouse, et il a préparé au même lieu les pierres qui doivent former le sien.

Depuis ce jour, deux fois dix étés ont réjoui les plaines, et deux fois dix hivers ont blanchi les forêts. Durant tout ce temps, l'homme de douleur a vécu seul dans sa caverne. Il n'écoute que les chants qui respirent la tristesse. Souvent, je chante pour lui dans le calme du midi, et je vois Crimoïna se pencher vers nous du sein des vapeurs où elle chevauche en silence.

XVI

Telles sont les mélancoliques images dont les chants d'Ossian sont empreints. Elles sont vagues comme les formes des nuages et décolorées comme les ombres de la nuit; mais elles sont touchantes et communicatives comme les symphonies du cœur humain. Les hommes qui croient que l'esprit de déception et de supercherie est capable de ces prodiges sont dans l'erreur, ils méconnaissent la portée du génie humain; les vraies beautés d'Ossian sont dans les mœurs plus que dans l'intelligence. Il n'est donné à personne d'inventer des mœurs. Les mœurs sont les couleurs des tableaux. Les peintres les copient, mais ils ne peuvent les créer. Ce sont les siècles, les climats, les civilisations qui les créent. J'aimerais autant à penser que l'Iliade ou la Bible sont des rapsodies, qu'Hébé et Jupiter, que Jéhovah et les prophètes sont des parodies. La vraie critique se refuse à admettre l'impossible; la conscience de l'esprit humain a son évidence, comme la conscience du cœur. Elle a cent mille organes intérieurs pour se prouver à elle-même ces vérités, qu'on ne saurait lui démontrer; elle fait ainsi ces actes de foi. Est-il démontré que l'histoire d'Écosse et d'Irlande, écrite en langue erse et gallique, ait laissé des monuments de poésie historique, chantés lyriquement et épiquement par les bardes ou poëtes primitifs, dont Ossian, son père Fingal, son fils Oscar et beaucoup d'autres plus ou moins célèbres ont immortalisé les récits?

Oui!

Est-il prouvé que ces poésies en vers, ou ces chants en prose cadencée, se soient conservées dans les traditions ou dans les antiques manuscrits de ces contrées? Oui! car ces débris de la langue gallique existent encore.

Est-il prouvé que les pasteurs écossais des hautes montagnes, race solitaire et méditative, chantent jusqu'à aujourd'hui des fragments obscurs où se retrouvent des parties du chant d'Ossian et de ses bardes? Oui!

Est-il prouvé que Macpherson les ait retrouvés, grâce aux souvenirs de ces pasteurs, compulsés pendant dix ans avant de les recueillir et de les rédiger pour ses compatriotes, qui les ont reconnus eux-mêmes? Oui encore!

Est-il prouvé que les ecclésiastiques érudits de ces montagnes lui aient prêté leur concours pour enlever à ces victimes du pays et à ces chants restés populaires, surtout dans la haute Écosse, la mémoire de ces chants? Oui!

Est-il prouvé qu'un seul homme, en 1762, ne pouvait ressusciter à lui seul toute une civilisation éteinte depuis deux mille ans? Que cet homme était à la fois assez grand poëte pour imaginer toute une poésie originale, et assez maniaque pour s'obstiner, pendant quarante ans, au plus stérile et au plus ingrat des travaux d'esprit? Qu'il ait vécu et qu'il soit mort sous le nom et pour la gloire d'Ossian, et que cet homme religieux et probe ait laissé en expirant, par testament, des sommes considérables pour éditer et confirmer mensongèrement sa découverte littéraire? Non.

Enfin, est-il prouvé que cette découverte authentique ait trompé pendant un siècle entier l'Écosse, l'Irlande, l'Angleterre et le monde, pour accréditer une supercherie sans fondement, et que les chants véritablement magnifiques du barde Ossian n'aient pas fait une révolution dans l'univers lettré et n'aient point passionné le monde autant que les premières œuvres épiques et poétiques des plus grands génies antiques ou modernes l'aient jamais fait? L'invention, le style, les images ossianiques ne sont-ils pas restés dans toutes les langues de l'Europe, depuis l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne et la France, une partie du trésor connu de l'intelligence? Gœthe dans Weimar, Césarotti dans Vérone, Chateaubriand dans Paris, n'en ont-ils pas dérobé et multiplié les couleurs dans leurs œuvres? Atala, René et tant d'autres ne sont-ils pas des parents des héros et des héroïnes d'Ossian? La mélancolie tout entière n'est-elle pas l'écossaise, depuis l'apparition de cette littérature des ombres et du tombeau? Oui encore!

Que répondre à cette masse d'évidences?

Que l'on conjecture que Macpherson et ses amis, entraînés quelquefois eux-mêmes par le succès de leur découverte, aient poussé l'imitation un peu plus loin que la vérité, et qu'ils aient ajouté aux œuvres des bardes écossais quelques fragments de leur propre main dans le même style, cela est naturel, vraisemblable, admissible; cela n'enlève rien à l'authenticité de l'œuvre historique; une bonne imitation n'a jamais décrédité un excellent original. Mais rien n'a justifié, depuis même, ces suppositions, et Ossian subsiste autant que jamais, entier, et mémorable comme la mémoire même des temps passés. On ne s'inscrit pas en faux contre une évidence.

XVII

Voilà pour l'originalité de ces merveilleuses poésies. Quant à leur beauté propre, on n'a qu'à se rappeler leurs splendides passages devenus classiques en naissant.

Tel est le dialogue suprême entre Connal et son amante la belle Crimora:

«Oui, sans doute, je peux périr; mais alors élève ma tombe, ô Crimora! Quelques pierres grisâtres et un léger monceau de terre conserveront ma mémoire; arrête sur ma tombe tes yeux baignés de larmes; frappe dans ta douleur ton sein palpitant. Quoique tu sois belle comme la lumière du jour, plus douce que le zéphyr de la colline, ô mon amie! je ne puis rester avec toi. Adieu, souviens-toi d'élever mon tombeau.

CRIMORA.

Eh bien! donne-moi ces armes éclatantes, cette épée, cette lance d'acier; je veux aller avec toi au-devant du terrible Dargo; je veux secourir mon aimable Connal. Adieu, rochers d'Arven; adieu, chevreuils, et vous, torrents de la colline! Nous ne reviendrons plus: nous allons chercher des tombeaux dans les pays lointains.

Ne revirent-ils donc jamais les rochers d'Arven? dit la belle Utha en poussant un soupir! Le brave Connal périt-il dans le combat, et Crimora put-elle lui survivre? Ah! sans doute, elle se cacha dans la solitude, et son âme regretta toujours son cher Connal. N'était-ce pas un jeune et beau guerrier?

Ullin vit couler les pleurs d'Utha; il reprit sa harpe harmonieuse. Ces chants inspiraient une douce mélancolie. Chacun se tut pour l'écouter.

Le sombre automne, continua-t-il, règne sur nos montagnes; l'épais brouillard repose sur nos collines. On entend siffler les tourbillons de vent. Le fleuve roule des ondes fangeuses dans l'étroite vallée. Un arbre solitaire s'élève au sommet de la colline et marque l'endroit où repose Connal: le vent fait voler et tournoyer dans les airs ses feuilles desséchées; la tombe du héros en est jonchée: les ombres des morts apparaissent quelquefois en ce lieu, quand le chasseur pensif se promène seul à pas lents sur la bruyère. Qui peut remonter à l'origine de ta race, ô Connal? Qui peut compter tes aïeux? Ta famille croissait comme un chêne de la montagne, dont la cime touffue brave la fureur des vents. Mais maintenant cet arbre superbe est arraché du sein de la terre. Qui pourra jamais remplacer Connal?

Ce fut là qu'on entendit le choc affreux des armes et les gémissements des mourants. Que les guerres de Fingal sont sanglantes, ô Connal! Ce fut là que tu péris. Ton bras lançait la foudre, ton épée était un trait de feu, ta stature s'élevait comme un rocher sur la plaine, tes yeux étincelaient comme une fournaise ardente, et ta voix, dans les combats, était plus forte que le bruit de la tempête; les guerriers tombaient sous ton épée, comme les chardons volent sous la baguette d'un enfant. Dargo s'avance, semblable au nuage qui porte le tonnerre: ses yeux creux s'enfoncent sous des sourcils épais et menaçants. Les épées étincellent dans la main des deux héros, et leurs armes se choquent avec un horrible fracas.

Près d'eux, la fille de Vinval, Crimora, brillait sous l'armure d'un jeune guerrier; ses blonds cheveux flottaient négligemment; un arc pesant chargeait sa main délicate; elle avait suivi son amant, son cher Connal, au combat. Elle bande son arc et tire sur Dargo; mais, ô douleur! le trait s'égare, et va percer Connal. Il tombe... Que feras-tu, fille infortunée? Elle voit couler le sang de son amant, son cher Connal expire! Le jour, la nuit, elle criait en pleurant: «Ô mon ami! mon amant! mon cher Connal!» Mais enfin la douleur termina ses jours.

C'est ici que la terre renferme ce couple aimable; l'herbe croît entre les pierres de leur tombe. Je viens souvent m'asseoir sous l'ombrage, dans ce triste lieu; j'entends soupirer le vent dans le gazon, et leur souvenir se réveille dans mon âme. Vous dormez ensemble dans la tombe, amants infortunés, et rien ne trouble votre repos sur ce mont solitaire.

«Reposez en paix, dit la belle Utha, couple malheureux! Je me souviendrai de vous en pleurant; je chanterai dans la solitude l'histoire de vos malheurs, quand le vent agitera les forêts de Tora et que j'entendrai rugir les torrents de ma patrie. Alors vous viendrez vous offrir à mon âme, et l'attendrir sur vos touchantes aventures.»

Les rois passèrent trois jours dans les fêtes, à Carrictura; le quatrième, leurs voiles blanchirent la surface de l'Océan. Le vent du nord conduisit le vaisseau de Fingal à Morven; mais l'esprit de Loda était assis sur sa nue, derrière suivait le vaisseau de Frothal; il se penchait en avant pour diriger les vents favorables, et pour enfler toutes les voiles; il n'a pas oublié le coup que Fingal lui a porté, et il redoute encore le bras du roi de Morven.

XVIII

Et ce début des chants de Selma:

CHANTS DE SELMA

Étoile, compagne de la nuit, dont la tête sort brillante des nuages du couchant, et qui imprimes tes pas majestueux sur l'azur du firmament, que regardes-tu dans la plaine? Les vents orageux du jour se taisent; le bruit du torrent semble s'être éloigné; les vagues apaisées rampent au pied du rocher; les moucherons du soir, rapidement portés sur leurs ailes légères, remplissent de leurs bourdonnements le silence des airs. Étoile brillante, que regardes-tu dans la plaine? Mais je te vois t'abaisser en souriant sur les bords de l'horizon. Les vagues se rassemblent avec joie autour de toi et baignent ta radieuse chevelure. Adieu, étoile silencieuse! que le feu de mon génie brille à ta place. Je sens qu'il renaît dans toute sa force; je revois, à sa clarté, les ombres de mes amis rassemblés sur la colline de Lora; j'y vois Fingal au milieu de ses héros. Je revois les bardes mes rivaux, le vénérable Ullin, le majestueux Ryno, Alpin à la voix mélodieuse, la tendre et plaintive Minona. Ô mes amis! que vous êtes changés depuis ces jours où, dans les fêtes de Selma, nous disputions le prix du chant, semblables aux zéphyrs du printemps qui volent sur la colline et viennent tour à tour, avec un doux murmure, agiter mollement l'herbe naissante!

Ce fut dans une de ces fêtes qu'on vit la tendre Minona s'avancer, pleine de charmes. Ses yeux baissés s'humectèrent de pleurs: les âmes des héros furent attendries quand elle éleva sa voix mélodieuse. Souvent ils avaient vu la tombe de Salgar et la sombre demeure de l'infortunée Colma; Colma, à qui Salgar avait promis de revenir à la fin du jour; mais la nuit descend autour d'elle: elle se voit abandonnée sur la colline, et seule avec sa voix. Écoutons sa tendre complainte:

COLMA.

Il est nuit... je suis délaissée sur cette colline, où se rassemblent les orages. J'entends gronder les vents dans les flancs de la montagne; le torrent, enflé par la pluie, rugit le long du rocher. Je ne vois point d'asile où je puisse me mettre à l'abri. Hélas! je suis seule et délaissée.

Lève-toi, lune, sors du sein des montagnes. Étoiles de la nuit, paraissez. Quelque lumière bienfaisante ne me guidera-t-elle point vers les lieux où est mon amant? Sans doute il repose, en quelque lieu solitaire, des fatigues de la chasse, son arc détendu à ses côtés, et ses chiens haletant autour de lui. Hélas! il faudra donc que je passe la nuit, abandonnée, sur cette colline! Le bruit des torrents et des vents redouble encore, et je ne puis entendre la voix de mon amant!

Pourquoi mon fidèle Salgar tarde-t-il si longtemps, malgré sa promesse? Voici le rocher, l'arbre et le ruisseau où tu m'avais promis de revenir avant la nuit. Ah! mon cher Salgar, où es-tu? Pour toi j'ai quitté mon frère; pour toi j'ai fui mon père. Depuis longtemps nos deux familles sont ennemies; mais nous, ô mon cher Salgar! nous ne sommes pas ennemis. Vents, cessez un instant. Torrents, apaisez-vous, afin que je fasse entendre ma voix à mon amant. Salgar, Salgar, c'est moi qui t'appelle! Salgar, ici est l'arbre, ici est le rocher, ici t'attend Colma! pourquoi tardes-tu?

Ah! la lune paraît enfin: je vois l'onde briller dans le vallon; la tête grisâtre des rochers se découvre, mais je ne le vois point sur leurs cimes. Je ne vois point ses chiens le devancer et l'annoncer à son amante. Malheureuse! il faut donc que je reste seule ici! Mais qui sont ceux que j'aperçois couchés sur cette bruyère? Serait-ce mon frère et mon amant? Ô mes amis, parlez-moi donc! Ils ne répondent point: mon âme est agitée de terreur. Ah! ils sont morts; leurs épées sont rougies de sang. Ah! mon frère, mon frère, pourquoi as-tu tué mon cher Salgar? Ô Salgar! pourquoi as-tu tué mon frère? Vous m'étiez chers tous deux! Que dirai-je à votre louange? Salgar, tu étais le plus beau des habitants de la colline. Mon frère, tu étais terrible dans le combat. Ô mes amis, parlez-moi, entendez ma voix! Mais, hélas! ils se taisent, ils se taisent pour toujours; leurs cœurs sont glacés et ne battent plus sous ma main.

Ombres chéries, répondez-moi du haut de vos rochers, du haut de vos montagnes; ne craignez point de m'effrayer. Où êtes-vous allés vous reposer? Dans quelle grotte vous trouverai-je? Je n'entends point leur voix au milieu des vents; je ne les entends point me répondre dans les intervalles de silence que laissent les orages.

Je m'assieds seule avec ma douleur, et je vais attendre dans les larmes le retour du matin. Amis des morts, élevez leur tombe; mais ne la fermez pas que Colma n'y soit entrée. Ma vie s'évanouit comme un songe. Pourquoi resterais-je après eux? Je veux reposer avec les objets de ma tendresse, près de la source qui tombe du rocher. Quand la nuit montera sur la colline, je viendrai, sur l'aile des vents, déplorer en ces lieux la mort de mes amis; le chasseur m'entendra de son humble cabane: il sera effrayé et charmé de ma voix, car mes accents seront doux et touchants quand je pleurerai deux héros si chers à mon cœur.

Ainsi chantait Minona, et une aimable rougeur colorait son visage. Nos cœurs étaient serrés, et nos larmes coulaient pour Colma. Ullin s'avança avec sa harpe et nous répéta les chants d'Alpin. La voix d'Alpin était pleine de charmes; l'âme de Ryno était de feu; mais alors ils étaient descendus dans la tombe, et leur voix ne retentissait plus dans Selma. Ullin, revenant un jour de la chasse, entendit leurs chants; ils déploraient la chute de Morar, le premier des mortels. Il avait l'âme de Fingal: son épée était terrible comme l'épée d'Oscar; mais il périt. Son père le pleura; sa sœur répandit des torrents de larmes... Cette sœur infortunée, c'était Minona elle-même. Quand elle entendit chanter Ullin, elle s'éloigna, semblable à la lune qui prévoit l'orage et cache sa belle tête dans un nuage. Je touchai la harpe avec Ullin, et le chant de douleur recommença.

RYNO.

Les vents et la pluie ont cessé; le milieu du jour est calme: les nuages volent dispersés dans les airs; la lumière inconstante du soleil fuit sur les vertes collines; le torrent de la montagne roule ses eaux rougeâtres dans les rocailles du vallon. Ton murmure me plaît, ô torrent! mais la voix que j'entends est plus douce encore. C'est la voix d'Alpin qui pleure les morts. Sa tête est courbée par les ans; ses yeux rouges sont remplis de larmes. Enfant des concerts, Alpin, pourquoi ainsi seul sur la colline silencieuse? pourquoi gémis-tu comme le vent dans la forêt, ou comme la vague sur le rivage solitaire?

ALPIN.

Mes pleurs, ô Ryno, sont pour les morts, ma voix pour les habitants de la tombe. Tu es debout maintenant, ô jeune homme! et, dans ta hauteur majestueuse, tu es le plus beau des enfants de la plaine. Mais tu tomberas comme l'illustre Morar; l'étranger sensible viendra s'asseoir et pleurer sur ta tombe. Tes collines ne te connaîtront plus, et ton arc restera détendu dans ta demeure. Ô Morar! tu étais léger comme le cerf de la colline, terrible comme le météore enflammé. La tempête était moins redoutable que toi dans ta fureur. L'éclair brillait moins dans la plaine que ton épée dans le combat. Ta voix était comme le bruit du torrent après la pluie, ou du tonnerre grondant dans le lointain. Plus d'un héros succomba sous tes coups, et les feux de ta colère consumaient les guerriers. Mais quand tu revenais du combat, que ton visage était paisible et serein! Tu ressemblais au soleil après l'orage, à la lune dans le silence de la nuit; ton âme était calme comme le sein d'un lac lorsque les vents sont muets dans les airs.

Mais maintenant, que ta demeure est étroite et sombre! En trois pas je mesure l'espace qui te renferme, ô toi qui fus si grand! Quatre pierres couvertes de mousse sont le seul monument qui te rappelle à la mémoire des hommes; un arbre qui n'a plus qu'une feuille, un gazon dont les tiges allongées frémissent au souffle des vents, indiquent à l'œil du chasseur le tombeau du puissant Morar. Ô jeune Morar! il est donc vrai que tu n'es plus! Tu n'as point laissé de mère, tu n'as point laissé d'amante pour te pleurer. Elle est morte, celle qui t'avait donné le jour, et la fille de Morglan n'est plus!

Quel est le vieillard qui vient à nous, appuyé sur son bâton? L'âge a blanchi ses cheveux; ses yeux sont encore rouges des pleurs qu'il a versés; il chancelle à chaque pas. C'est ton père, ô Morar! ton père, qui n'avait d'autre fils que toi; il a entendu parler de ta renommée dans les combats et de la fuite de tes ennemis. Pourquoi n'a-t-il pas appris aussi ta blessure? Pleure, père infortuné, pleure! Mais ton fils ne t'entend point; son sommeil est profond dans la tombe, et l'oreiller où il repose est enfoncé bien avant sous la terre. Morar ne t'entendra plus; il ne se réveillera plus à la voix de son père. Quand le rayon du matin entrera-t-il dans les ombres du tombeau? quand viendra-t-il finir le long sommeil de Morar? Adieu pour jamais, le plus brave des hommes; conquérant intrépide, le champ de bataille ne te verra plus; l'ombre des forêts ne sera plus éclairée de la splendeur de ton armure: tu n'as point laissé de fils qui rappelle ta mémoire. Mais les chants d'Alpin sauveront ton nom de l'oubli; les siècles futurs apprendront ta gloire, ils entendront parler de Morar.

Aux chants d'Alpin la douleur s'éveilla dans nos âmes, mais le soupir le plus profond partit du cœur d'Armin. L'image de son fils, qui périt à la fleur de ses ans, vient se retracer à sa pensée. Carmor était auprès du vieillard.—Armin, lui dit-il, pourquoi ce soupir si profond? Ces chants doivent-ils t'attrister? La douce mélodie des chants attendrit et charme les âmes; ils sont comme la vapeur qui s'élève du sein d'un lac et se répand dans la vallée silencieuse: les fleurs se remplissent de rosée, mais le soleil reparaît, et la vapeur légère s'évanouit. Pourquoi donc cette sombre tristesse, chef de l'île de Gorma?

ARMIN.

Oui, je suis triste, et la cause de mes regrets n'est pas légère. Carmor, tu n'as point perdu ton fils, tu n'as point perdu ta fille. Le vaillant Colgar et la charmante Anyra vivent sous tes yeux. Tu vois fleurir les rejetons de ta famille; mais Armin reste le dernier de sa race. Que le lit où tu reposes est sombre, ô Daura! ô ma fille! que ton sommeil est profond dans la tombe! Quand te réveilleras-tu pour faire entendre à ton père la douceur de tes chants? Ô nuit cruelle!... Levez-vous, vents d'automne, levez-vous, soufflez sur la noire bruyère: torrents des montagnes, rugissez; et vous, tempêtes, grondez dans la cime des chênes! Roule sur les nuages brisés, ô lune! montre par intervalles ta face mélancolique et pâlissante. Rappelle à mon âme cette nuit cruelle où j'ai perdu mes enfants, où le brave Arindal, mon fils, est tombé; où la belle Daura, ma fille, s'est éteinte...

Ô ma fille! tu étais belle comme la lune sur les collines de Fura; ta blancheur surpassait celle de la neige, et ta voix était douce comme l'haleine du zéphyr. Ô mon fils! rien n'égalait la force de ton arc et la rapidité de ta lance dans les combats; ton regard ressemblait à la sombre vapeur qui s'élève sur les flots, et ton bouclier au nuage qui porte la foudre.

Armar, guerrier fameux, vint à ma demeure et rechercha l'amour de Daura; il n'essuya pas de longs refus. Les amis de ce couple aimable concevaient, de leur union, de flatteuses espérances.

Le fils d'Odgal, Erath, furieux de la mort de son frère, qu'Armar avait tué, descend sur le rivage, déguisé en vieux matelot. Il laisse sa barque à flot. Ses cheveux semblaient blanchis par l'âge; son œil était sérieux et calme. «La plus belle des femmes, dit-il, aimable fille d'Arnim, non loin d'ici s'élève dans la mer un rocher qui porte un arbre chargé de fruits vermeils. C'est là qu'Armar attend sa chère Daura. Je suis venu pour lui conduire son amante au travers des flots.»

La crédule Daura le suit: elle appelle Armar; mais l'écho du rocher répond seul à ses cris: «Armar, Armar, mon amant, pourquoi me laisses-tu dans ces lieux mourante de frayeur? Écoute, Armar, écoute, c'est Daura qui t'appelle.» Le perfide Erath regagne le rivage en éclatant de rire. Elle élève la voix, elle appelle son frère, son père: «Arindal! Armin!... quoi! personne pour secourir votre Daura?» Sa voix parvient jusqu'au rivage. Arindal descendait de la colline tout hérissé des dépouilles de la chasse: ses flèches retentissaient à son côté, son arc était dans sa main; cinq dogues noirs suivaient ses pas. Il voit le perfide Erath sur le rivage; il l'atteint, le saisit, l'attache à un chêne; de robustes liens enchaînent ses membres; il charge les vents de ses hurlements. Arindal s'élance dans le bateau, il monte sur les flots pour ramener Daura sur le rivage. Armar accourt et le prend pour le ravisseur: transporté de rage, il décoche sa flèche; elle vole, elle s'enfonce dans ton cœur, ô mon fils! tu meurs, au lieu du perfide Erath. La rame reste immobile. Mon fils tombe sur le rocher, se débat et meurt. Quelle fut ta douleur, ô Daura, quand tu vis le sang de ton frère couler à tes pieds!

Les vagues brisent le bateau contre le rocher. Armar se jette à la nage, résolu de secourir Daura ou de mourir. Un coup de vent fond tout à coup du haut de la colline sur les flots. Armar s'abîme et ne reparaît plus.

Seule sur le rocher que la mer environne, ma fille faisait retentir les airs de ses plaintes. Son père entendait ses cris redoublés, et son père ne pouvait la secourir! Toute la nuit, je restai sur le rivage. J'entrevoyais ma fille à la faible clarté de la lune; toute la nuit j'entendis ses cris. Le vent soufflait avec fureur et la pluie orageuse battait les flancs de la montagne. Avant que l'aurore parût, sa voix s'affaiblit par degrés et s'éteignit comme le murmure du zéphyr mourant dans le feuillage; la douleur avait épuisé ses forces; elle expira... Elle te laissa seul, malheureux Armin. Tu as perdu le fils qui faisait ta force dans les combats; tu as perdu la fille qui faisait ton orgueil au milieu de ses compagnes...

Depuis cette nuit affreuse, toutes les fois que la tempête descend de la montagne, toutes les fois que le vent du nord soulève les flots, je vais m'asseoir sur le rivage, et mes regards s'attachent sur le rocher fatal. Souvent, lorsque la lune luit à son couchant, j'entrevois les ombres de mes enfants: elles s'entretiennent tristement ensemble. Quoi! mes enfants, n'auriez-vous point pitié d'Armin? Ne répondrez-vous jamais à sa voix? Hélas! ils passent et ne regardent point leur père. Oui, Carmor, je suis triste, et la cause de mes regrets n'est pas légère.

Tels étaient les chants des bardes dans Selma: ils fixaient l'attention de Fingal par les accords de leurs harpes et par les récits des temps passés. Les chefs accouraient de leur colline pour entendre leurs concerts harmonieux, et comblaient d'éloges le chantre de Cona, le premier des bardes. Mais maintenant la vieillesse a glacé ma langue, et mon âme est éteinte: j'entends encore quelquefois les ombres des bardes, et je tâche de retenir leurs chants mélodieux. Mais ma mémoire m'abandonne; j'entends la voix des années qui me crie en passant: «Pourquoi Ossian chante-t-il encore? Il sera bientôt étendu dans son étroite demeure, et nul barde ne célébrera sa renommée!»

Roulez sur moi, tristes années; et, puisque vous ne m'apportez plus de joie, que la tombe s'ouvre et reçoive Ossian; car ses forces sont épuisées. Les enfants des concerts sont allés jouir du repos; ma voix reste après eux, comme un bruit qui murmure encore dans un rocher battu des flots, quand tous les vents se taisent, et que le nautonier aperçoit de loin les derniers balancements des arbres.


Faut-il s'étonner que la poésie universelle ait pris un accent plus mélancolique et plus pathétique en Europe depuis l'apparition de ces chants? Que Gœthe en Allemagne, Byron en Angleterre, et qu'une société tout entière, au sortir des immolations et des désespoirs de 1793, aient trouvé pour ces tristesses de la parole une sympathie qu'elle ne connaissait pas? La douleur, la gloire et la guerre étaient devenues les muses sévères de ce temps.

XIX

Et ce goût passionné pour les poésies d'Ossian ne fut pas seulement un goût littéraire, une fantaisie d'imagination propre à la jeunesse et passager comme elle. Les hommes les plus sérieux de l'époque et les caractères les plus sévères partagèrent cet enthousiasme universel et se signalèrent par leur admiration pour cette nouveauté antique qui enflamma tout le monde comme un incendie général. Nous n'avons jamais considéré le premier des Bonaparte comme une autorité en matière de goût poétique, ni de haute raison philosophique et diplomatique, mais nous l'avons toujours reconnu le plus grand écrivain de son temps, et l'homme de la plus forte imagination, toutes les fois que ses passions ambitieuses ne l'emportaient pas à mille lieues, du triste et du vrai. Ses idées étaient des rêves, c'est pourquoi il les a portées jusqu'au surhumain. Il rêvait, en Égypte, quand il prétendait partir de Jaffa pour aller conquérir les Indes orientales avec une armée de Druses, peuplade qui n'aurait pas pu lui fournir deux ou trois mille soldats après une campagne; et la misérable forteresse de Saint-Jean-d'Acre, après sept ou huit assauts, avait fait échouer toute son entreprise en Orient. Il rêvait, quand il préparait à Boulogne son invasion en Angleterre sans songer au retour. Il rêvait, quand il emmenait sept ou huit cent mille hommes au fond de la Russie, pour combattre la disette et les frimas. Il rêvait, quand il refusait la paix à Dresde, et il venait expier son rêve à Leipsick. Il rêvait, partant avec huit cents hommes de l'île d'Elbe, pour combattre l'Europe entière au rendez-vous de Waterloo! Toute sa diplomatie ne fut qu'un rêve aussi inconsistant que son imagination. Le rêve, chez lui, anéantit sans cesse la réalité. Cet équilibre entre le possible et le chimérique lui manqua presque toujours, et il mourut grand pour ce qu'il avait conçu, petit pour ce qu'il avait accompli. C'est le propre des hommes à imagination disproportionnée.

Je ne récuse donc pas le génie d'imagination du premier Napoléon en matière de goût poétique. Je le reconnais, au contraire, pour le plus grand poëte armé de la France.

XX

Eh bien, ce grand poëte fut un des premiers à sentir avec enthousiasme la grandeur et la sauvage mélancolie des chants du barde écossais. De même qu'Alexandre fit construire une cassette d'or pour Homère, et emportait avec lui dans ses campagnes d'Ionie et de Perse, pour se faire un oreiller de ce chef-d'œuvre de l'esprit humain, l'Iliade et l'Odyssée; de même Bonaparte, général et premier consul, emporte constamment dans sa voiture, parmi les cinq ou six volumes de prédilection qu'il feuilletait toujours, les poëmes d'Ossian; et quand on lui demandait pourquoi il se nourrissait si assidûment de ces chants: «C'est plus grand que nature, répondait-il à ses aides de camp, c'est sombre et mystérieux comme l'antiquité, c'est éclatant comme la gloire et grand comme la mort; de telles poésies sont la nourriture des héros!»

Lamartine.

FIN DE L'ENTRETIEN CXLVI.
Paris.—Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.

CXLVIIe ENTRETIEN
DE LA MONARCHIE LITTÉRAIRE & ARTISTIQUE
OU
LES MÉDICIS

I

Un des plus étranges phénomènes du monde politique, c'est cette monarchie spiritualiste fondée, sans le secours des armes, au centre de l'Italie, dans le quatorzième siècle, par la famille des Médicis.

L'Italie, à cette époque, était (ce qu'elle est encore aujourd'hui) une contrée en formation, un recueil vivant de municipalités tendant à se constituer en nation: républiques maritimes, comme à Venise et à Gênes; républiques militaires, comme à Pise, Lucques, Sienne, etc.; monarchies féodales, comme à Ferrare, Ravenne, Bologne; théocraties, comme à Rome; royautés ou vice-royautés, comme à Naples et en Sicile; tyrannies, enfin, comme en Lombardie et en Piémont.

Des familles puissantes, telles que les Visconti, les Scala, les Borgia, la maison d'Este, régnaient passagèrement sur ces diverses contrées. Cours lettrées et élégantes à Ferrare, immortalisées par le Tasse et l'Arioste; démocraties féroces à Florence et à Pise, soulevant l'empire par des assassinats ou s'écroulant dans des anarchies turbulentes: telle alors était l'Italie.

II

En dehors de ces États mal assis, Rome, enrichie par ses alliances pontificales et fortifiée par ses alliances temporelles, tenait d'une main habile la balance de la politique italienne; elle croissait en force et en ascendant sur le monde. Rome luttait avec l'Allemagne, tantôt lui résistant comme parti guelfe au nom de l'indépendance sacrée de l'Italie, tantôt s'unissant à elle comme parti gibelin, au nom de l'ordre dans la Péninsule. C'est ce qui fait encore aujourd'hui que les plus grands esprits de l'Italie, tels que le Dante, bannis de leur patrie comme partisans de l'empire, sont vénérés comme patriotes, quoique ayant trahi leur pays en faveur des Gibelins, partisans de l'empereur.

Confusion et non-sens partout.

III

Au milieu de ce dédale d'hommes et de choses où chacun se trompe, en appliquant aux idées du présent les dénominations d'hier, une seule nation véritablement indépendante conservait une forte individualité: c'était la Toscane.

Les Toscans, la moelle de l'Italie proprement dite, avaient précédé les Romains de Romulus dans la civilisation de l'Italie, sous le nom mystérieux d'Étrusques. Leur existence, mystérieuse aussi, est restée un mystère, malgré les savantes recherches des historiens les plus érudits. Leur architecture dite cyclopéenne, où la main de l'homme conserve dans ses ouvrages l'empreinte monumentale et divine de la force des temps et de la rusticité de la nature, l'élégance dorienne de leurs ruines de temples, le dessin inexpliqué de leurs vases, plus grecs que la Grèce elle-même, et aussi naïfs que l'âge primitif de l'homme, tout cela atteste qu'une science inconnue de l'humanité civilisée a coulé aux bords de l'Arno des rochers de la Toscane.

Tout ce qu'on sait, c'est que les Étrusques, d'abord conquis, ont adouci les Romains et donné à leurs mœurs et à leur langue ce raffinement prématuré qui fait l'élégance des races.

IV

Les Romains les entraînèrent aisément dans leur courant de force et de gloire.

On les revoit, sous Catilina, prendre part aux guerres civiles et aux grandes séditions de la fin de la république; un grand nombre d'entre eux périrent héroïquement avec le chef des insurgés. Cicéron, consul alors, les foudroyait de son éloquence; César, indécis encore, les ménageait; il voulait profiter de la victoire sans se compromettre dans le combat.

V

Au commencement de leur établissement en Italie, les Toscans bâtirent dès lors Fiésole, village fortifié, sur la colline qui borde l'Arno. Puis ils descendirent dans la vallée et construisirent Florence sur les deux rives du fleuve. Le commerce et les arts s'y installèrent avec eux. Ils ne s'y donnèrent d'autre gouvernement que leurs mœurs, une espèce de république d'abeilles humaines, où le travail et la fortune firent les rangs, où l'autorité et le peuple démocratique luttaient quelquefois, s'entendaient le plus souvent, dans des élections turbulentes et où la popularité flottante créait et renversait tour à tour les grands citoyens et leurs partis.

C'était une république indécise, cherchant son aplomb et ne le trouvant plus. Pise, Sienne, Lucques, cités voisines, quelquefois alliées, plus souvent jalouses, combattaient tantôt pour, tantôt contre les Florentins. Rome aurait voulu les englober; la puissance et la politique des papes les menaçaient ou les caressaient à l'envi; mais le nerf républicain de Florence contenait les Romains des papes, et la fière indépendance des Toscans subsistait sous la déférence ecclésiastique.

VI

Le commerce, qui faisait les riches, ne devait pas tarder à faire les rois.

Dès l'année 1424, la famille des Médicis, alliée au pape Jean XXIII, apparaît dans l'histoire de Florence comme quelque chose de plus grand qu'un citoyen. Le pape se fit accompagner au concile de Constance par Côme de Médicis, dont la présence et le crédit devaient imposer le respect à ses ennemis. Il échoua dans sa brigue et revint découronné à Florence, où Côme lui donna néanmoins une généreuse hospitalité jusqu'à sa mort.

VII

Côme, immensément enrichi par l'économie et la modération héréditaire de sa maison, inspira de la jalousie à quelques magistrats principaux de la république; ils l'emprisonnèrent, puis le délivrèrent eux-mêmes en convertissant sa prison en exil de dix ans à Venise, ou à une distance de cent soixante et dix milles de Florence.

Moins d'un an après cet exil, Côme fut rappelé par l'inconstance ordinaire du peuple. Il rentra dans sa patrie, avec un grand nombre de savants ou de poëtes, fanatiques partisans des lettres grecques, et entre autres de Platon, le grand spiritualiste de l'antiquité. Il fonda une académie à Florence, et s'attacha ainsi la faveur des hommes de lettres de sa patrie. Les bibliothèques de Florence datent de lui.

Sa vie s'avançait dans ces douces occupations; il la voyait s'écouler avec une philosophique indifférence, il vivait surtout à la campagne.

Je suis allé souvent visiter ces simples monuments de son loisir champêtre, Careggi et Caffagiolo, deux maisons carrées d'architecture presque rustique où rien ne sent le prince, mais le simple citoyen.

«Là il s'occupait du soin d'améliorer ses terres, dont il tirait un revenu considérable; mais ses plus heureux moments étaient ceux qu'il consacrait à l'étude des lettres et de la philosophie, ou au commerce et à la conversation des savants. Quand il faisait un séjour de quelque temps à sa maison de Careggi, il se faisait ordinairement accompagner par Ficino, dont il était devenu le disciple dans l'étude de la philosophie platonicienne, après avoir été son protecteur. Ficino avait entrepris, pour son usage, ces laborieuses traductions des ouvrages de Platon et de ses disciples, qui furent ensuite achevées et publiées pendant la vie et par les soins généreux de Laurent. Parmi les lettres de Ficino, on en trouve une de son vénérable protecteur, dans laquelle la trempe d'esprit de ce grand homme, et son ardeur à acquérir des connaissances, même dans l'âge le plus avancé, se peignent avec une grande vivacité. «Hier, dit-il, j'arrivai à Careggi, non pas tant avec le projet d'améliorer mes terres que de m'améliorer moi-même.—Venez me voir, Marsile, aussitôt que vous le pourrez, et n'oubliez pas d'apporter avec vous le livre de votre divin Platon sur le souverain bien.—Je présume que vous l'aurez déjà traduit en latin, comme vous me l'aviez promis; car il n'y a pas d'occupation à laquelle je me dévoue avec autant d'ardeur qu'à celle qui peut me découvrir la route du vrai bonheur. Venez donc, et ne manquez pas d'apporter avec vous la lyre d'Orphée.»

Quels que fussent les progrès de Côme dans la doctrine de son philosophe favori, il y a lieu de croire qu'il appliquait à la vie active et réelle les préceptes et les principes qui étaient pour les subtils dialecticiens de son siècle une source si abondante de disputes interminables. Quoique sa vie eût été si pleine et si utile, il regrettait souvent le temps qu'il avait perdu. Midas n'était pas plus avare de son or, dit Ficino, que Côme ne l'était de son temps.

«L'influence et les richesses que Côme avait acquises l'avaient, depuis longtemps, rendu l'égal des plus puissants princes de l'Italie, avec lesquels il aurait pu contracter des alliances par le mariage de ses enfants; mais, craignant qu'une pareille conduite ne le fît soupçonner d'avoir des projets contraires à la liberté de l'État, il aima mieux étendre son crédit parmi les citoyens de Florence par l'établissement de ses enfants dans les familles les plus distinguées de cette ville.

«Pierre, l'aîné de ses fils, épousa Lucretia Tornabuoni, de laquelle il eut deux enfants: Laurent, né le 1er janvier 1448, et Julien, né en 1453. Pierre eut aussi deux filles: Nannina, qui épousa Bernard Rucellai; et Bianca, qui fut mariée à Guglielmo, de la famille des Pazzi. Jean, le second fils de Côme, épousa Cornelia d'Alessandri, dont il eut un fils qui mourut très-jeune, et auquel lui-même ne survécut pas longtemps: il mourut en 1461, à l'âge de quarante-deux ans. Comme il avait toujours vécu sous l'autorité de son père, son nom ne se montre que rarement dans les pages de l'histoire: mais les mémoires littéraires attestent que, par ses talents naturels et par ses connaissances acquises, il ne dérogeait pas à cette ardeur pour les études, à cet attachement pour les hommes d'un savoir éminent qui avaient été l'apanage constant de sa famille.

«Outre ses enfants légitimes, Côme laissa aussi un fils naturel, Charles de Médicis, qu'il fit élever avec soin, et qui, par les vertus dont il donna l'exemple, effaça la tache de sa naissance. On pourrait excuser sur les mœurs de ce siècle une circonstance qui paraît démentir la gravité du caractère de Côme de Médicis: mais lui-même dédaigna une pareille apologie, et, reconnaissant les erreurs de sa jeunesse, il voulut réparer auprès de la société l'atteinte qu'il avait portée à des règlements salutaires, en s'occupant avec intérêt de donner à son fils illégitime des principes de vertu et une existence honorable. Charles devint, par l'appui de son père, chanoine de Prato, et l'un des notaires apostoliques; et comme il résidait ordinairement à Rome, son père et ses frères eurent souvent recours à lui pour se procurer, par ses soins et par ses conseils, les manuscrits anciens et les autres précieux restes de l'antiquité, dont la possession était l'objet de leurs désirs.

«La mort de Jean de Médicis, sur lequel Côme avait placé ses principales espérances, et la faible santé de Pierre, qui le rendait incapable de supporter le travail des affaires publiques dans une ville aussi agitée que Florence, faisaient vivement craindre à ce grand homme qu'après son trépas la splendeur de sa famille ne s'éteignît tout à fait. Cette pensée répandait l'amertume sur ses derniers jours; et peu de temps avant sa mort, comme on le portait dans les appartements de son palais, au moment où il venait de recevoir la nouvelle de la mort de son fils, il s'écria avec un soupir: Cette maison est trop grande pour une famille si peu nombreuse! Ces inquiétudes étaient justifiées, à quelques égards, par les infirmités qui affligèrent Pierre pendant le petit nombre d'années qu'il fut à la tête du gouvernement de la république; mais les talents de Laurent dissipèrent bientôt ces nuages d'un moment, et élevèrent sa famille à un degré d'illustration et d'éclat dont il est probable que Côme lui-même avait eu peine à se former l'idée.»

VIII

Bien qu'il fût âgé de soixante et quinze ans, sa taille élevée, la majesté de ses traits, la grâce de son visage, si conforme au titre de Père de la patrie que les Florentins avaient d'eux-mêmes ajouté à son nom, la bienveillance de son accueil, la cordialité de son amitié le rendaient aussi agréable que dans sa belle jeunesse.

Sa vie avait été celle d'un philosophe, sa mort fut celle d'un sage. Quand les premières atteintes de l'âge lui annoncèrent sa fin prochaine, il ne résista pas, il se résigna avec sérénité aux lois de la nature, il repassa avec sa famille et ses amis l'état de son immense fortune, noblement acquise, généreusement occupée pour la gloire des arts et des lettres; il indiqua à ses héritiers l'usage qu'il convenait d'en faire après lui pour l'accroître et la conserver par sa destination au bien public. Sa mort ne fut qu'un départ pour un séjour plus permanent. On ne peut pas dire qu'il mourut en chrétien; Platon était son Christ et la philosophie grecque était sa foi; il confondait dans cette foi la divinité de l'Évangile avec ces révélations de la sagesse humaine, émanées des inspirés de Dieu, dont il avait propagé le culte en Italie; fidèle aux formes du catholicisme, plus fidèle à l'esprit dont il les animait. C'est pour cela qu'il avait consacré en Grèce et en Italie ses réserves commerciales, à faire arriver en masse à Rome, à Florence, à Venise les débris du naufrage intellectuel de l'Ionie, et les maîtres dépaysés du génie homérique et platonique: il était à lui seul la Renaissance, il avait affrété la monarchie de l'esprit humain. C'est par là que sa famille d'opulents parvenus, sortie d'un médecin célèbre, s'était insensiblement élevée par le commerce et les arts au premier rang de la république.

Après avoir préparé son âme à attendre avec calme ce grand et terrible événement, ses inquiétudes se portèrent sur le bonheur des personnes de sa famille qu'il laissait après lui; il désirait leur communiquer d'une manière solennelle le résultat de l'expérience d'une vie longue et toujours active. Ayant donc fait appeler dans son appartement Contessina, son épouse, et Pierre, son fils, il leur fit le récit de toute sa conduite dans l'administration des affaires publiques, leur donna des détails exacts et très-circonstanciés sur ses immenses relations de commerce, et s'étendit sur la situation de ses intérêts domestiques. Il recommanda à Pierre la plus sévère attention sur l'éducation de ses fils, dont les talents prématurés et les heureuses dispositions méritaient ses éloges, et lui faisaient concevoir les plus favorables espérances. Il exprima le désir que ses funérailles se fissent avec le moins de pompe qu'il serait possible, et finit ses exhortations paternelles en annonçant qu'il était entièrement résigné et prêt à se soumettre à la Providence, aussitôt qu'il lui plairait de l'appeler. Ces avertissements ne furent pas perdus pour Pierre, qui, dans une lettre adressée à Laurent et à Julien, leur fit part de l'impression qu'ils avaient faite sur son âme. Ne pouvant en même temps se dissimuler l'état d'infirmité où il était lui-même, il les exhortait à ne se plus considérer comme des enfants, mais comme des hommes; car il prévoyait que les circonstances où ils allaient se trouver les réduiraient bientôt à la nécessité de mettre à l'épreuve leurs talents et leurs moyens personnels. «On attend à toute heure l'arrivée d'un médecin de Milan, leur dit-il; mais pour moi, c'est en Dieu seul que je mets ma confiance.» Soit que le médecin ne fût pas arrivé, ou que le peu de confiance que Pierre avait dans ses secours fût bien fondé, environ six jours après, le premier jour d'août de l'année 1464, Côme mourut, à l'âge de soixante et quinze ans, profondément regretté du plus grand nombre des citoyens de Florence, qui s'étaient sincèrement attachés à ses intérêts, et qui craignaient que la tranquillité de la ville ne fût troublée par les dissensions qui allaient probablement être la suite de ce triste événement.

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