Cours familier de Littérature - Volume 25
IX
Côme, en mourant, laissa son héritage à Pierre de Médicis, son fils, et son génie à Laurent de Médicis, son petit-fils. Pierre était sensé, mais infirme, il ne devait pas vivre longtemps; il cultiva l'esprit de Laurent par des voyages et l'initia promptement aux grandes affaires. Les Pitti et les Acciajuoli, familles puissantes, tentèrent de conspirer contre Pierre, mais furent abandonnés par le chef des conjurés, Luca Pitti, qui retomba dans la misère et perdit tout crédit sur le peuple. Le magnifique palais Pitti, qui ne garda que son nom, ne put être achevé alors et devint plus tard le palais des Médicis.
Les Florentins, attaqués près de Bologne par la ligue des Sforzes, des Vénitiens et autres États de la basse Italie, et secourus par le roi de Naples, livrèrent une bataille, racontée par Machiavel, et dans laquelle personne ne perdit la vie. Les deux partis se retirèrent pour aller prendre des quartiers d'hiver. Pierre, rassuré par la paix, s'occupa de ce qui avait fait la gloire et la puissance de son père, Côme. Ses deux fils, Laurent et Julien de Médicis, donnèrent à Florence de magnifiques tournois, célébrés par les poëtes et particulièrement par Politien, très-jeune homme dont les vers révélèrent le génie antique. Julien et son frère se rencontrèrent peu de temps après dans les bois et dans le monastère de Camaldoli, solitude à la fois solennelle et gracieuse, voisine de Valombreuse, avec d'autres poëtes et philosophes toscans. Leur rencontre et leurs entretiens rappellent les doux loisirs de Boccace pendant la peste qui consterna Florence.
Landino, un des interlocuteurs, raconte ainsi cette entrevue sous le titre de Conversations aux Camaldules:
Dans l'introduction de cet ouvrage, Landino nous apprend qu'étant parti de sa maison de Cosentina, avec son frère Pierre, pour aller à un monastère dans le bois de Camaldoli, il y trouva Laurent et Julien de Médicis, qui venaient d'arriver, avec Alamanni Rinuccini, et Pierre et Donato Acciajuoli, tous hommes d'un savoir et d'une éloquence distingués, et qui s'étaient singulièrement appliqués à l'étude de la philosophie. Le plaisir qu'ils eurent d'abord à se rencontrer fut encore augmenté par l'arrivée de Leo Battista Alberti, qui, en revenant de Rome, avait rencontré Marsile Ficino, et l'avait engagé à passer avec lui le temps des chaleurs de l'automne dans la retraite délicieuse de Camaldoli. Mariotto, abbé du monastère, présenta les uns aux autres ses doctes amis; et le reste du jour, car c'était vers le soir que cette rencontre eut lieu, se passa à écouter les discours d'Alberti, dont Landino nous peint le génie et les talents sous le jour le plus favorable.
«Le lendemain, toute la compagnie, après l'accomplissement des devoirs religieux, se rendit, à travers les bois, sur le sommet d'une colline, et arriva bientôt dans un lieu solitaire, où les branches étendues d'un hêtre touffu ombrageaient une source d'eau transparente. Là, Alberti commença l'entretien en remarquant qu'on peut regarder comme jouissant d'un bonheur solide et réel ceux qui, après avoir perfectionné leur esprit par l'étude, peuvent se soustraire de temps en temps au fardeau des affaires publiques et à la sollicitude des intérêts privés, et, dans quelque retraite solitaire, se livrer sans contrainte à la contemplation de l'immense variété d'objets que présentent la nature et le monde moral. «Mais si c'est une occupation convenable aux hommes qui cultivent les sciences, elle est encore plus nécessaire pour vous, continua Alberti en s'adressant à Laurent et à Julien; pour vous, que les infirmités toujours croissantes de votre père mettront probablement bientôt dans le cas de prendre la direction des affaires de la république. En effet, mon cher Laurent, quoique vous ayez donné des preuves d'un mérite et d'une vertu qui semblent à peine appartenir à la nature humaine; quoiqu'il n'y ait point d'entreprise, si importante qu'elle soit, dont on ne puisse espérer de voir triompher cette prudence et ce courage que vous avez développés dès vos plus jeunes années; et quoique les mouvements de l'ambition, et l'abondance de ces dons de la fortune qui ont si souvent corrompu des hommes dont les talents, l'expérience et les vertus donnaient les plus hautes espérances, n'aient jamais pu vous faire sortir des bornes de la justice et de la modération, vous pouvez néanmoins, pour vous-même et pour cet État dont les rênes vont bientôt vous être confiées, ou plutôt dont la prospérité repose déjà en grande partie sur vos soins, tirer de grands avantages de vos méditations solitaires ou des entretiens de vos amis sur l'origine et la nature de l'esprit humain: car il n'y a point d'homme qui soit en état de conduire avec succès les affaires publiques, s'il n'a commencé par se faire des habitudes vertueuses, et par enrichir son esprit des connaissances propres à lui faire distinguer avec certitude pour quel but il a été appelé à la vie, ce qu'il doit aux autres et ce qu'il se doit à lui-même.»
Alors commença entre Laurent et Alberti une conversation dans laquelle ce dernier s'attache à montrer que, comme la raison est le caractère distinctif de l'homme, l'unique moyen pour lui d'atteindre à la perfection de sa nature, c'est de cultiver son esprit, en faisant entièrement abstraction des intérêts et des affaires purement mondaines. Laurent, qui ne se borne pas à jouer un rôle passif dans cet entretien, combat des principes qui, poussés à la rigueur, isoleraient l'homme et le rendraient étranger à ses devoirs; il soutient qu'on ne doit pas séparer la vie contemplative de la vie active, mais que l'une doit servir de base et de moyen de perfection à l'autre. Il appuie son opinion par une telle variété d'exemples, qu'il est aisé d'apercevoir que, bien que le but de Landino, sous le nom d'Alberti, fût d'établir les purs dogmes du platonisme, c'est-à-dire que la contemplation abstraite de la vérité constitue seule l'essence du vrai bonheur, Laurent avait élevé des objections auxquelles l'ingénuité du philosophe, dans la suite de l'entretien, n'ôte presque rien de leur force. Le jour suivant, Alberti, continuant de traiter le même sujet, explique à fond la doctrine de Platon sur le but et la véritable destination de la vie humaine, et il s'attache à l'éclaircir par les opinions des plus célèbres sectateurs de ce philosophe. Enfin, Alberti consacre les entretiens du troisième et du quatrième jour à un commentaire sur l'Énéide, et il tâche de démontrer que, sous le voile de la fiction, le poëte a prétendu représenter les dogmes principaux de cette philosophie qui a été le sujet des discussions précédentes. Quoi qu'on puisse penser de l'exactitude d'un pareil jugement, il est certain qu'il y a dans ce poëme beaucoup de passages qui paraissent fortement appuyer cette opinion. Au reste, l'idée mise en avant par Alberti est appuyée d'une érudition si étendue et si variée, que son commentaire dut être extrêmement amusant pour ses jeunes auditeurs.
«Il ne faut pas pourtant s'imaginer qu'au milieu de ses études et de ses occupations sérieuses, Laurent fût insensible à cette passion qui, dans tous les temps, a été l'âme de la poésie, et qu'il a représentée dans ses propres écrits avec tant de philosophie et sous des aspects si variés. L'amour est en effet le sujet auquel il a consacré une grande partie de ses ouvrages: mais il est un peu étrange qu'il n'ait pas cru devoir, dans aucune circonstance, nous apprendre le nom de sa maîtresse; il n'a pas même voulu lui donner un nom poétique, et satisfaire au moins jusque-là notre curiosité. Pétrarque avait sa Laure, et Dante sa Béatrix; mais Laurent s'est appliqué avec soin à cacher le nom de la souveraine de ses affections, laissant aux mille descriptions brillantes qu'il a faites de sa rare beauté et de ses perfections le soin de la faire connaître. Ordinairement, c'est l'amour qui fait les poëtes; mais, chez Laurent il paraît que ce fut la poésie qui fit naître l'amour. Voici les circonstances de cet événement, telles qu'il les a rapportées lui-même: «Une jeune dame douée de grandes qualités personnelles et d'une extrême beauté mourut à Florence: comme elle avait été l'objet de l'amour et de l'admiration générale, elle fut universellement regrettée; et cela n'était pas étonnant, puisque, indépendamment de sa beauté, ses manières étaient si engageantes, que chacun de ceux qui avaient eu occasion de la connaître se flattait d'avoir la première place dans son affection. Sa mort causa la plus vive douleur à ses adorateurs; et comme on la portait au tombeau, le visage découvert, ceux qui l'avaient connue pendant sa vie s'empressaient d'attacher leurs derniers regards sur l'objet de leur adoration, et accompagnaient ses funérailles de leurs larmes[15].
Morte bella parea nel suo volto. (Petr.)
Dans ses traits enchanteurs la mort paraissait belle.
«Cette perte cruelle fut déplorée par tout ce qu'il y avait à Florence d'hommes spirituels et éloquents; ils s'empressèrent de célébrer, soit en vers, soit en prose, la mémoire d'une personne si accomplie. Je composai aussi quelques sonnets sur ce sujet; et pour les rendre plus touchants, je m'efforçai de me persuader que j'avais perdu moi-même l'objet de mon amour, et de faire naître dans mon âme tous les sentiments qui pouvaient me rendre capable d'émouvoir la compassion des autres. Entraîné par cette illusion, je me mis à considérer combien était cruelle la destinée de ceux qui l'avaient aimée; ensuite j'examinai s'il y avait dans cette ville quelque autre dame qui méritât tant d'honneurs et de louanges, et je pensai à la félicité dont jouirait un mortel assez heureux pour rencontrer un objet si digne de ses vers. Je cherchai donc pendant quelque temps, sans avoir la satisfaction de rencontrer une personne qui méritât, du moins autant que j'en pouvais juger, un attachement constant et sincère; mais, comme j'étais près de renoncer à tout espoir de succès, le hasard me fit rencontrer ce qui jusque-là s'était refusé à mes recherches les plus obstinées, comme si le dieu d'amour eût voulu choisir ce moment pour me donner une preuve irrésistible de sa puissance. Il se fit une fête publique à Florence, et tout ce qu'il y avait de noble et de beau dans la ville s'y trouvait. J'y fus entraîné malgré moi, en quelque sorte, par plusieurs de mes compagnons, et sans doute aussi par ma destinée: car depuis un certain temps j'évitais ces sortes de spectacles, ou si quelquefois je m'y rendais, c'était moins par goût pour ces amusements que par égard pour l'usage. Parmi les dames que cette fête avait rassemblées, j'en remarquai une dont les manières étaient si douces et si séduisantes, que je ne pus m'empêcher de dire en la regardant: Si cette dame a l'esprit, la délicatesse et les perfections de celle qui mourut il n'y a pas longtemps, il faut avouer qu'elle lui est bien supérieure par l'éclat de sa beauté.
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«M'abandonnant donc à ma passion, je cherchai, par tous les moyens possibles, à découvrir si les charmes de sa conversation répondaient à ceux de sa figure; et alors je trouvai un assemblage de qualités si extraordinaires, qu'il était difficile de dire si les grâces de son esprit l'emportaient sur celles de sa personne. Ses traits étaient, comme je l'ai déjà dit, d'une beauté ravissante, et elle avait le teint d'une fraîcheur admirable. Son maintien était sérieux sans être sévère; ses manières affables et pleines d'amabilité, sans être légères ni communes. Ses yeux, d'un éclat doux et majestueux, n'annonçaient ni orgueil ni mélancolie; sa taille était si parfaitement proportionnée, qu'on la distinguait, au milieu des autres femmes, par un air de dignité imposante, exempt néanmoins de toute espèce de prétention ou d'affectation. À la promenade, à la danse et dans les autres exercices propres à développer les charmes extérieurs, tous ses mouvements étaient pleins de grâce et de décence.—Ses idées étaient toujours justes et frappantes, et m'ont fourni le sujet de quelques-uns de mes sonnets; elle parlait toujours à propos, toujours avec tant de convenance, qu'il n'y avait rien à ajouter, rien à retrancher à ce qu'elle avait dit. Quoique ses observations fussent souvent fines et piquantes, elle y mettait tant de réserve et de modération, que jamais on ne s'en offensait. Son esprit l'élevait au-dessus de son sexe, mais sans lui donner la plus légère apparence de vanité ou de présomption; et elle s'était garantie d'un défaut trop commun parmi les femmes, qui, lorsqu'elles se croient de l'esprit et de la pénétration, deviennent pour la plupart insupportables. Le détail de toutes ses qualités brillantes m'entraînerait trop loin du but que je me suis proposé. Je finirai donc en affirmant qu'il n'y a rien de ce qu'on peut désirer dans une femme d'une beauté et d'un mérite accomplis qui ne se trouvât en elle au plus haut degré. Ces rares perfections me captivèrent au point, que bientôt il n'y eut pas une puissance ou une faculté de mon corps ou de mon âme qui ne fût asservie sans retour; et je ne pouvais m'empêcher de considérer la dame dont la mort avait causé tant de douleurs et de regrets comme l'étoile de Vénus, dont l'éclat du soleil éclipse et fait disparaître entièrement les rayons.» Telle est la description que Laurent nous a laissée de l'objet de sa passion, dans le commentaire qu'il a fait sur le premier sonnet qu'il écrivit à sa louange[16]; et à moins que l'on n'en mette une grande partie sur le compte de l'amour, toujours partial dans ses jugements, il faut avouer qu'il y a eu bien peu de poëtes assez heureux pour trouver un objet aussi propre à exciter leur enthousiasme, et à justifier les transports de leur admiration.
«Les effets de cette passion sur le cœur de Laurent furent tels qu'on pouvait les attendre d'une âme jeune et sensible. Au lieu de se plaire, comme auparavant, au milieu des fêtes magnifiques, du tumulte de la ville et des embarras des affaires publiques, il sentit naître en lui un attrait inconnu pour le silence et la solitude; et il se plaisait à associer l'idée de sa maîtresse aux impressions que produisait sur son âme le spectacle varié de la nature champêtre[17]. Cette passion devint le sujet habituel de ses vers, et il nous reste de lui un nombre considérable de sonnets de canzoni, et d'autres compositions poétiques, dans lesquels, à l'exemple de Pétrarque, tantôt il célèbre la beauté de sa maîtresse et les qualités de son esprit en général, tantôt il s'arrête sur une des perfections particulières de sa figure ou de son âme, d'autres fois il s'attache à décrire les effets de sa passion; il les peint et les analyse avec toute la finesse et toute la grâce possibles, jointes à une grande perfection de poésie et quelquefois même à une philosophie profonde.
«Après le tableau que nous venons de faire de la passion de Laurent, on peut se permettre sans doute de demander quel était l'objet d'un amour si délicat, quel était le nom de cette femme qu'il adore sans la désigner autrement que d'une manière vague, qu'il célèbre sans la nommer. Heureusement que les amis de Laurent ne se piquèrent pas, sur ce point, d'autant de discrétion que lui: Politien, dans son poëme sur Julien, a célébré la maîtresse de Laurent sous le nom de Lucretia; et Ugolino Verini, dans sa Fiammetta, a adressé à cette dame un poëme latin, en vers élégiaques, dans lequel il plaide avec beaucoup de chaleur en faveur de Laurent, et il prétend que, quelles que puissent être ses rares perfections, elle trouve en lui un amant digne de toute sa tendresse. Valori nous apprend que Lucretia était de la noble famille des Donati, qu'elle était également distinguée par sa beauté et par sa vertu, et qu'elle descendait de ce Curtio Donato que ses hauts faits militaires avaient rendu célèbre dans toute l'Italie[18].
«Il est assez difficile de savoir si les assiduités de Laurent et les prières de ses amis parvinrent, à la fin, à fléchir la fierté avec laquelle il y a lieu de croire que Lucretia reçut ses premiers hommages. À en juger par les sonnets qu'il fit à cette occasion, il éprouva tous les degrés et toutes les vicissitudes de l'amour: il triomphe, il se désespère; il brûle, et la crainte le glace; il célèbre avec ravissement des jouissances ineffables, trop grandes, trop au-dessus d'un simple mortel, et il ne saurait s'empêcher d'applaudir à cette vertu sévère que ses plus ardentes sollicitations ne peuvent ébranler. Que conclure de tant de témoignages contradictoires? Laurent nous a donné lui-même le mot de cette énigme inconcevable. On peut juger, d'après le récit qu'il a fait de l'origine de sa passion, que Lucretia était la maîtresse du poëte, et non de l'homme: il cherchait un objet propre à fixer ses idées, à leur donner la force et l'effet nécessaires à la perfection de ses productions poétiques, et il trouva dans Lucretia un sujet convenable à ses vues, et digne de ses louanges; mais il s'arrêta à ce degré de réalité, et laissa à son imagination le soin d'embellir et d'orner l'idole à son gré. Tous les mouvements, tous les sentiments de sa dame occupent sans cesse sa pensée: elle sourit, ou elle s'irrite; elle refuse, ou elle est près de céder; elle est absente, ou présente; elle s'introduit le jour dans sa solitude, ou elle lui apparaît dans ses songes de la nuit, précisément au gré du caprice de l'imagination qui le guide. Au milieu de ces illusions délicieuses, Laurent fut obligé de redescendre aux tristes réalités de la vie. Il était alors dans sa vingt et unième année, et son père pensa qu'il était temps de l'attacher au lien conjugal; dans cette vue, il avait négocié un mariage entre Laurent et Clarice, fille de Giacopo Orsini, de la noble et puissante famille de ce nom, qui avait si longtemps disputé à Rome la prééminence à celle des Colonne. Soit que Laurent désespérât du succès de son amour, ou qu'il crût devoir faire céder ses sentiments à la voix de l'autorité paternelle, il est certain que, dès le mois de décembre de l'année 1468, il fut accordé avec une femme que probablement il n'avait jamais vue, et la cérémonie du mariage se fit dans le mois de juin de l'année suivante. Il paraît incontestable que le cœur de Laurent n'eut aucune part à la conclusion de ce mariage, à en juger par la manière dont il s'exprime à ce sujet dans ses Mémoires, où il nous apprend qu'il prit ou plutôt qu'on lui donna Clarice Orsini pour femme [19]. Malgré cette indifférence apparente, on peut penser qu'ils eurent l'un pour l'autre une affection sincère; et tout nous autorise à croire que Laurent eut toujours pour elle des égards et une estime particulière. Leurs noces furent célébrées avec une grande magnificence. On donna deux fêtes militaires, dont l'une représentait un combat de cavalerie, et l'autre l'attaque d'une citadelle fortifiée.
X
Cependant l'état maladif de Pierre de Médicis, aggravé par les embarras du pouvoir et par les exigences de ses partisans, amena sa mort, en 1469. Sa veuve Lunegite lui survécut.
Tout était en paix. Alphonse d'Aragon régnait à Naples. Son règne était triomphant. Galéas Visconti gouvernait Milan, par ses vices plus que par ses vertus. Pie II, majestueux pontife, donnait à ses neveux les lambeaux des États voisins de Rome. Florence ne pouvait se maintenir et s'élever que par la politique et la littérature.
Laurent, que la faiblesse et l'infirmité de son père avaient mêlé au gouvernement, fut accompagné au Palais-Vieux, siége du pouvoir de la république, par les nombreux amis de sa maison. Ils le conjurèrent de prendre la direction du gouvernement comme de son patrimoine; il sentit qu'il ne pouvait impunément l'abdiquer. Un abîme était derrière lui, une audace devant; il préféra l'audace, mais il la voila de modestie et de légalité. Il n'usurpa rien; il reçut tout et se prépara à conquérir davantage de l'estime de ses concitoyens. Sans jalousie pour son frère Julien, jeune homme de dix-sept ans, très-distingué et déjà très-populaire par son goût pour les arts et pour les lettres, il lui donna les maîtres les plus éminents pour achever son éducation. L'amitié des deux frères servit d'exemple aux grands. Une légère insurrection de Bernardo Nardi, réprimée par Petrucci et par Ginori, citoyen de Florence, écrasa dans l'œuf cette première tentative des ennemis des Médicis. Une ligue contre les Turcs, fomentée par le pape, rallia Florence aux Vénitiens. Son commerce avec l'Orient accrut ses richesses à la proportion d'un grand État. Laurent fonda Livourne et la marine toscane, et mit sous les auspices de la religion le commerce de son pays; il plaça sur la flotte douze jeunes gens des premières familles de Florence, et séduisit les grands seigneurs ottomans par la magnificence de ses présents: l'Égypte et ses trésors s'ouvrirent ainsi devant lui; il prit à bail toutes les mines d'Italie et s'empara ainsi, en bénéfice, de tous les immenses revenus intérieurs.
Ses comptoirs couvrirent Rome, Naples, Gênes, Venise et toute l'Italie. Son monopole, acquis par les voies loyales de trafic, fut reconnu et servi même par ses ennemis. L'or fut son premier sujet et lui enchaîna sans bruit tous les autres. Il reçut au nom de la république et combla d'accueil et de fête Galéas Sforze, duc de Milan, et sa femme Bona; il s'attacha les premiers poëtes et les savants éminents de ses États, tels que Pulci, mais surtout le jeune Politien, cet Ovide de la Toscane. Il en fit ses hôtes et ses commensaux à Fiésole, à Carreggi, à Caffagiolio, ces Tiburs de sa famille. Politien, génie vraiment antique et digne d'Horace ne s'enivra pas de cette faveur; il était né d'une bonne famille à Montepulciano, petite ville de la Toscane, comme Flaccus, en Calabre; c'est de là qu'il prit son nom. «Je ne me sens pas plus enorgueilli des flatteries de mes amis, ou humilié des satires de mes ennemis, disait-il, que je ne le suis par l'ombre de mon corps; car, quoique mon ombre soit plus grande le matin ou le soir qu'elle ne l'est au milieu du jour, je ne me persuaderai point que je sois plus grand moi-même dans l'un ou l'autre de ces moments que je ne le suis à midi.»
XI
Le pape étant mort en ce temps-là, Laurent de Médicis fit un voyage à Rome, pour recommander Julien, son jeune frère, à Sa Sainteté, dans le but de le faire élire au cardinalat. Le nouveau pape était Paul III della Rovere.
Il accueillit bien d'abord Laurent et lui promit cette dignité pour son frère. Mais ayant pressenti le danger de la faveur des Médicis pour les lettres, il conçut contre le chef de cette famille une haine invincible et se livra contre lui à des entreprises qui attestent cette inimitié.
XII
La passion de Laurent pour les lettres et surtout pour Platon, apôtre de Socrate, se mêlait à ses soins pour le gouvernement. Il la signala à cette époque par un poëme sur le vrai bonheur, sous la forme d'un entretien champêtre entre un pasteur de Toscane et un philosophe. Le philosophe était lui.
«Dis-moi quel sujet t'amène en ces lieux? Pourquoi as-tu quitté les théâtres, les temples, les palais magnifiques de la ville? Pourquoi sembles-tu leur préférer notre humble hameau? Que regardes-tu dans ces bocages? Viens-tu apprendre à priser davantage les délices, la pompe et la splendeur de la ville, en comparaison de notre pauvreté?—Je lui répondis: Je ne sais s'il est des trésors plus précieux, un bonheur plus doux et plus touchant que celui qu'on goûte ici, loin des discordes civiles. Chez vous, heureux bergers, la haine, la perfidie, l'ambition cruelle n'ont point établi leur empire. Vous jouissez sans envie du peu que vous possédez; vous vivez heureux dans une douce indolence. On ne sait point ici dire le contraire de ce qu'on pense: dans ces estimables et paisibles retraites, au milieu de l'air pur qui vous environne, on ne voit point le sourire sur la bouche de celui dont le cœur est rongé de chagrins; le plus heureux parmi vous est celui qui fait le plus de bien, et la sagesse suprême ne consiste pas à savoir déguiser et dissimuler la vérité avec le plus d'artifice.»
Cependant le berger ne paraît point convaincu de la supériorité que le poëte accorde à la vie champêtre, et, dans sa réponse, il présente avec beaucoup de force les peines et les nombreux travaux auxquels elle est inévitablement exposée. Au milieu de cette contestation, on voit approcher le philosophe Marsile, et les deux antagonistes consentent à lui soumettre la décision de leur différend. Cela lui donne occasion de développer les dogmes philosophiques de Platon; et après avoir soigneusement examiné la valeur réelle de tous les biens d'un ordre inférieur, de tous les avantages purement matériels et temporels, il conclut que ce n'est ni dans la condition brillante et élevée de l'un, ni dans l'état humble et obscur de l'autre, qu'il faut chercher le véritable et solide bonheur; mais qu'on ne saurait le trouver, en dernière analyse, que dans la connaissance et l'amour de la première cause, de l'Être suprême et infini.
Pour donner plus de stabilité à ces études, Laurent et ses amis formèrent le projet de renouveler avec un éclat solennel la fête annuelle qui avait été célébrée en l'honneur de la mémoire de Platon, après la mort de ce grand philosophe, jusqu'au temps de ses disciples Plotin et Porphyre, et qui depuis avait été interrompue pendant l'espace de douze cents ans. Le jour de l'exécution de ce dessein fut fixé au 7 novembre, qu'on supposait être l'anniversaire non-seulement de la naissance, mais aussi de la mort de Platon. Il mourut, dit-on, dans un festin, au milieu de ses amis, précisément à la fin de sa quatre-vingt-unième année. Laurent nomma pour présider à cette fête, dans la ville de Florence, François Bandini, que son rang et son savoir rendaient extrêmement propre à figurer dans cette circonstance; et, le même jour, il se fit à Careggi une autre réunion à laquelle il présidait lui-même. Dans ces assemblées, où se rendaient les plus savants hommes de l'Italie, c'était la coutume que quelqu'un s'occupât, après le dîner, de choisir certains passages des ouvrages de Platon, qu'on soumettait à la discussion de la compagnie, et chacun des convives entreprenait d'éclaircir et de développer quelque point important ou douteux de la doctrine de ce philosophe. Cette institution, qui dura plusieurs années, soutint le crédit de la philosophie platonicienne, et lui donna même un éclat tel, que ceux qui la professaient furent considérés comme les hommes les plus respectables et les plus éclairés de leur siècle. Tout ce que Laurent entreprenait de protéger devenait l'admiration de Florence, et, par suite, de toute l'Italie. Il était devenu en quelque sorte l'arbitre du bon ton; et ceux qui avaient les mêmes goûts et les mêmes opinions que lui, étaient sûrs d'avoir part à la gloire et aux applaudissements publics qui semblaient s'attacher à toutes les actions de sa vie.
XIII
Pendant que Florence jouissait ainsi de la paix philosophique sous un citoyen digne de rappeler Périclès, le reste de l'Italie était bouleversé par des crimes et des assassinats. Galéas Sforze, seigneur et tyran de Milan, périssait assassiné sur le seuil de la cathédrale, au milieu d'une procession solennelle, crime punissant un crime. Le peuple, au lieu de courir à la liberté, tua sur place deux des principaux conjurés qui croyaient s'armer pour la délivrance. Le plus jeune d'entre eux, semblable à Brutus, fut chassé de la maison de son père, où il avait cherché asile. Il se nommait Girolamo Olgiato et mourut en Romain sur l'échafaud; dépouillé et nu devant le bourreau, il prononça ces paroles latines qui retentirent dans beaucoup de cœurs: Mors acerba, fama perpetua, stabit vetus memoria facti.—Mort amère, éternelle mémoire! le bruit de cet événement subsistera à jamais! Après ces paroles, les bourreaux l'écartelèrent avec ses complices.
Un enfant de huit ans, Jean Galéas, hérita de ce sang. Son infâme tuteur, Louis Sforze, persécuta sa veuve pour usurper sur le fils la puissance ducale; il fit périr Simonetta, ministre intègre de la pauvre mère.
XIV
Laurent ne pouvait être indifférent à un crime qui le touchait de si près. L'exemple d'un assassinat impuni menaçait sa vie et sa popularité.
Cette popularité des Médicis était presque souveraine en Toscane. Le peuple n'en recevait que des bienfaits; la jeunesse et la beauté de Laurent et de Julien y ajoutaient le prestige de l'avenir, et la séduction de tous les cœurs. Rien ne manquait à cette maison pour changer cet empire volontaire en sceptre. Il ne fallait qu'un événement pour passionner l'enthousiasme de ce peuple et du sang pour sacrer cette monarchie de l'opinion. Cet événement se préparait dans l'ombre.
La jalousie des grandes familles de Toscane, fomentée par la haine ambitieuse du pape Sixte IV, de son neveu Riario et surtout de l'archevêque de Florence, les secondait. Le principal ennemi des Médicis était François Pazzi, un des chefs de cette illustre maison. Il habitait plus souvent Rome que Florence. Selon les mœurs de ce temps, il y avait établi un comptoir qui rivalisait de pouvoir et d'opulence avec les comptoirs des Médicis. Rien ne semblait autoriser cette haine des Pazzi contre Laurent et Julien, si ce n'est quelques vieux démêlés de justice entre les deux familles, unies en apparence cependant par des bienfaits et des alliances.
Le germe de cette fameuse conjuration fut couvé d'abord à Rome entre Francesco Pazzi et le neveu du pape, Riario. Pazzi, dit-on, se flattait, après avoir abattu les Médicis, de prendre leur place à Florence. Le pape se flattait d'y régner par lui. L'archevêque de Pise, Salviati, élevé à cette dignité en dépit de Laurent, voulait se venger. Ainsi l'ambition, l'envie, la vengeance, les passions les plus sanglantes des hommes se coalisaient pour un crime commun. Ajoutez-y tout ce que la débauche, l'esprit d'aventure, la cupidité à tous risques, présentait d'appât aux conspirateurs, dans Salviati, neveu de l'archevêque; dans Bandini, le plus licencieux des hommes; dans Montesicco, condottiere au service du pape; dans Maffei, prêtre de Volterra, et dans Bagnone, un des secrétaires apostoliques. Le pape ordonna secrètement au roi de Naples, alors son allié, de faire avancer deux mille hommes vers les États toscans pour seconder ses desseins lorsque la conjuration serait accomplie. Riario, neveu du pontife, alla s'établir en attendant dans le palais des Pazzi.
Le plan du complot était dressé; les complices n'avaient point reculé devant le sacrilége uni à l'assassinat. Un seul, Montesicco, avec le reste de loyauté qui honore toujours même le crime dans l'homme dévoué, ayant appris qu'il fallait frapper ses victimes dans une église, au pied de l'autel, au moment de l'élévation qui courbe toutes les têtes devant l'image de Dieu, se récusa, non pour le crime, mais pour le lieu de la scène; les deux prêtres, Maffei et Bagnone persévérèrent.
Le jeune Riario cependant exprima, comme envoyé du pape, son oncle, le désir d'assister au sacrifice solennel, le dimanche 26 avril 1478. Laurent l'invita en conséquence à venir le prendre dans son palais pour l'accompagner avec sa suite. La cérémonie était commencée quand François Pazzi et Bandini, voyant que l'une des principales victimes, Julien, était en retard et manquait au sacrifice, allèrent au-devant de lui pour presser sa marche, et l'ayant trouvé en chemin, affectèrent l'enjouement et la familiarité d'anciens compagnons de plaisirs, pour le prier de se rendre à l'église et pour tâter, en l'embrassant, s'il n'avait point de cuirasse sous ses habits; ils badinèrent même avec lui en entrant dans l'église, pour prévenir tout soupçon et l'empêcher de songer à revenir sur ses pas.
XV
Julien entre sans ombrage; il se place en avant de son frère; l'office commence; les prêtres sont à l'autel. Le signal qui devait être donné par eux est attendu par l'œil attentif des conjurés. Au moment où tous les fronts s'inclinent devant l'hostie consacrée par le célébrant, et où les cloches qui retentissent occupent l'attention des fidèles, Bandini s'élance et plonge son poignard dans la poitrine de Julien. Julien fait quelques pas et tombe inanimé aux pieds de ses assassins. François Pazzi se précipite sur lui pour l'achever, et, dans son impatiente fureur, se perce lui-même la cuisse en cherchant à le frapper de son épée.
Les deux prêtres qui s'étaient chargés de l'immolation de Laurent furent moins habiles ou moins résolus; Maffei dirigea son poignard au cou de Laurent, mais ne fit que l'effleurer derrière la nuque. L'intrépide Laurent déroula son manteau, qu'il tenait du bras gauche, et, tirant son épée de la main droite, disputa sa vie aux conjurés. Les deux prêtres, repoussés par ses domestiques, s'enfuirent. Bandini, plus résolu, se jeta sur lui avec son poignard encore dégouttant du sang de Julien; mais il rencontra François Nori, un des familiers des Médicis, accouru au secours de son maître, qui le fit tomber mort à ses pieds.
Cependant les amis les plus rapprochés des Médicis se groupèrent en foule autour de lui, et, lui faisant un rempart de leurs corps, le poussèrent dans la sacristie, dont Politien ferma les portes de bronze sur lui. Un de ses jeunes amis, craignant que l'épée du prêtre Maffei ne fût empoisonnée, suça la blessure. Le tumulte, la confusion, les cris d'horreur furent tels, autour du chœur, que les assistants crurent à un tremblement de terre, et se réfugièrent, par toutes les issues, dans les cloîtres et autour de Santa-Maria. La jeunesse florentine, un peu revenue de la première terreur de l'événement, se forma d'elle-même en escorte autour de Laurent et le conduisit à son palais par un détour, afin de lui éviter le spectacle du cadavre de l'infortuné Julien.
FIN DE L'ENTRETIEN CXLVII
Paris.—Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43
CXLVIIIe ENTRETIEN
DE LA MONARCHIE LITTÉRAIRE & ARTISTIQUE
OU
LES MÉDICIS
(SUITE)
I
Pendant que ces meurtres s'accomplissaient dans le sanctuaire de la cathédrale, une autre scène, plus confuse encore, avait lieu sur la place du Gouvernement, dans le palais de la Seigneurie.
Le jeune archevêque de Pise, un des agents les plus envenimés du complot, certain qu'il allait s'accomplir, et désirant ou en éviter l'horreur, ou en saisir plus vite l'à-propos, avait pris le chemin du palais et montait à pas pressés l'escalier immense et sombre de ce palais, semblable à une forteresse du moyen âge. Il était suivi de trente hommes de son parti, marchant un peu en arrière, destinés à porter la main sur les officiers de la Signoria. Il marchait le premier à une certaine distance.
L'intrépide défenseur de Prato, Petrucci, était en ce moment gonfalonnier de Florence. Ayant appris que l'archevêque de Pise était entré dans la première salle, il voulut aller, par respect, au-devant de lui. L'archevêque se troubla à son aspect; il rougit, pâlit, et, cherchant à gagner du temps, il balbutia je ne sais quelle excuse de sa démarche, disant à Petrucci que le pape lui envoyait par lui la permission d'un emploi pour son fils; mais il était si embarrassé dans sa prétendue explication, que Petrucci observa qu'il changeait de couleur et qu'il jetait fréquemment des regards obliques vers les portes, comme s'il eût attendu le secours de quelqu'un. Ses complices s'étaient égarés dans le vaste palais; ils étaient, par bonheur, fourvoyés dans une autre salle. Petrucci, alarmé par le trouble évident de l'archevêque, venait d'entr'ouvrir la porte des bureaux et d'appeler du monde à son aide. On accourut; il rencontra d'abord Poggio, un des complices de l'archevêque, le terrassa et le traîna par les cheveux. Les gens du palais se saisirent de toutes les armes et de tous les ustensiles domestiques qu'ils trouvèrent sous la main pour se défendre ou pour attaquer la suite de l'archevêque qui s'enfuyait.
À ce moment, ils ouvrirent les fenêtres du palais sur la place et aperçurent Giacomo Pazzi qui appelait le peuple à l'insurrection et annonçait l'assassinat du tyran dans l'église. Petrucci, indigné du crime, fit pendre Poggio, son prisonnier, à une des fenêtres, et saisir l'archevêque et les autres conjurés trouvés dans le palais. Tous furent massacrés ou pendus, excepté un seul, qui avait trouvé un asile dans un lambris et qui, après avoir échappé dans sa cachette pendant trois jours, se découvrit à la fin et reçut sa grâce comme ayant assez souffert par le spectacle dont il avait été si longtemps témoin. Le peuple de Florence, au lieu de répondre au cri de liberté, poursuivit dans les rues Giacomo Pazzi et les siens, auteurs d'un crime odieux et qui s'étaient trompés d'heure et de victimes.
Laurent, informé de ces justices populaires, envoya délivrer le jeune cardinal Riario, neveu du pape, qui s'était réfugié à l'ombre de l'autel et qui jurait de son innocence. Il affecta de le croire pour ne pas augmenter le nombre de ses ennemis et pour se ménager la réconciliation avec le pape. Tout le reste périt par la colère du peuple. Florence n'était qu'une scène de carnage où l'on portait à la pointe des lances les têtes des conjurés. Francesco Pazzi fut découvert couché dans un lit pour y étancher le sang de sa blessure. Son cousin Giacomo Pazzi parvint à s'évader de la ville; mais, reconnu dans un village, il fut ramené par les paysans irrités, qu'il conjura en vain de lui donner la mort pour lui éviter le supplice. Salviati, pendu à côté de lui dans ses habits pontificaux, s'attacha avec les dents au corps nu de Pazzi et ne cessa de le déchirer qu'en cessant de vivre.
Un pauvre jeune homme innocent nommé René Pazzi fut confondu avec ses parents, et expira pour le nom et pour le crime de ses oncles. Laurent ne fut pour rien dans ces vengeances, le peuple fit tout. Médicis eut beaucoup de peine à lui inspirer sa magnanimité. Les cadavres des Pazzi, déterrés par le peuple, furent jetés hors des murs et livrés aux oiseaux de proie. Les deux prêtres réfugiés dans le couvent des bénédictins furent découverts et mis en pièces. Les bénédictins eux-mêmes faillirent payer de leurs vies cette hospitalité suspecte. Montesiero, qui fut arrêté, confessa la complicité du pape et subit un supplice moins mérité. Bandini, le premier des assassins, s'échappa jusqu'à Constantinople. Le sultan, par égard pour Laurent, le renvoya au supplice.
II
Une foule immense assiégeait d'acclamations le palais de Laurent. Il demanda généreusement grâce pour ses ennemis. Le peuple entendit, admira, applaudit, mais n'accorda rien qu'à sa rage.
Julien avait reçu dix-neuf coups de poignard de Bandini et de Pazzi; on lui fit des funérailles expiatoires à San-Lorenzo.
Politien, son ami, le décrit comme un homme d'une beauté accomplie: taille élevée, constitution solide et souple, force à la lutte, habileté à manier les coursiers, bravoure modèle, goût de tous les arts, passion pour la poésie, grâce pour les femmes, discrétion dans ses amours, tel fut son éloge ratifié par son temps. Ce ne fut qu'après sa mort que l'abbé Antonio de Sangullo révéla confidentiellement à Laurent l'existence d'un enfant né, un an auparavant, des amours de Julien avec mademoiselle Irma, personne de la famille des Goxini.
Laurent courut chercher l'enfant et l'adopta. Cet enfant célèbre fut pape sous le nom de Clément VII, et contribua à sauver l'Église. Machiavel écrivit son histoire.
III
Le corps de troupes que le pape avait fait marcher s'arrêta et se retira après l'assassinat manqué. Laurent ne se fia ni à cet acte, ni aux dispositions du roi de Naples, dont le fils, duc de Calabre, faisait trembler l'Italie. Laurent amnistia tous les parents des coupables. Le frère de l'archevêque de Pise, Salviati, fut appelé par lui, et il lui donna sa fille en mariage. Il reconquit de même par le pardon et des bienfaits le frère de son assassin Maffei de Voltini; le pape Sixte, auquel il avait renvoyé son neveu Riario, qui resta pâle toute sa vie par suite de sa terreur pendant l'exécution du crime, l'excommunia pour toute reconnaissance. Le poëte Alfieri fit mentir la tragédie, comme Sixte avait fait mentir l'excommunication contre Laurent, coupable d'avoir échappé au poignard!
IV
Une armée papale assiégea Arezzo pendant deux ans, jointe à l'armée de Naples. Les Médicis rallièrent à leur cause Malateste, Constantin Sforza, le duc de Mantoue et enfin les Vénitiens. Des revers et des succès signalèrent cette guerre inique, mais les Florentins commençaient à murmurer, quand un acte héroïque de Laurent émut tous les cœurs et changea les esprits.
Il s'évade une nuit de son palais, prend la route de Naples, s'arrête à San-Miniato, ville de Toscane, et publie inopinément une lettre aux états florentins.
«Si je ne vous ai pas confié la cause de mon départ avant de quitter la ville, ce n'est pas sans doute par oubli du respect qui vous est dû, mais parce que j'ai pensé que, dans les circonstances critiques où se trouve notre patrie, il était plus nécessaire d'agir que de délibérer. Il me semble que la paix est devenue d'une nécessité indispensable pour nous; et comme tous les autres moyens de l'obtenir ont été jusqu'ici sans succès, j'ai mieux aimé m'exposer moi-même à quelque danger, que de laisser la ville dans la détresse où elle se trouve: je prétends donc, si vous le permettez, me rendre directement à Naples; espérant que, puisque c'est contre moi personnellement que sont dirigés les coups de nos ennemis, je pourrai, en me livrant entre leurs mains, rendre la paix à mes concitoyens. Ou le roi de Naples n'a que des intentions favorables à la république, comme il l'a souvent assuré, et comme quelques-uns l'ont cru, et il aspire même par sa conduite hostile envers vous à vous rendre service, plutôt qu'à vous priver de votre liberté; ou, dans le fait, il veut la ruine de Florence. S'il est favorablement disposé à votre égard, il n'y a pas de meilleur moyen pour éprouver ses intentions que de me livrer moi-même entre ses mains; c'est, j'ose le dire, la seule manière de nous procurer une paix honorable. Si, au contraire, les projets du roi sont d'anéantir notre liberté, nous nous en apercevrons bientôt; et il vaut mieux acquérir cette lumière par la ruine d'un seul que par celle de tous... D'un autre côté, comme j'ai joui au milieu de vous de plus d'honneurs et de considération sans doute que je n'avais droit d'en attendre, et que peut-être on n'en a accordé à aucun simple citoyen, je me crois plus particulièrement obligé qu'aucun autre à servir les intérêts de mon pays, même aux dépens de ma propre vie. Je suis parti dans cette intention; et peut-être est-ce la volonté de Dieu, que, comme cette guerre a commencé par le sang de mon frère et par le mien, elle se termine aujourd'hui par mon intervention. Si le succès de cette démarche répond à mes vœux, je me réjouirai d'avoir rendu la paix à mon pays, et recouvré la sécurité pour moi-même. Si la fortune en décide autrement, du moins mon malheur sera adouci par l'idée qu'il était nécessaire au bien public: car si nos ennemis ne veulent que ma ruine, je serai entre leurs mains. Si leur ambition menaçait la liberté publique, je ne doute point que mes concitoyens ne s'unissent pour la défendre jusqu'à la dernière extrémité, et, je l'espère, avec autant de succès que nos ancêtres l'ont fait autrefois. Tels sont les sentiments avec lesquels je vais poursuivre l'exécution de mon dessein, suppliant le ciel de m'accorder dans cette occasion la grâce de faire tout ce que chaque citoyen doit être prêt à entreprendre dans tous les instants pour le bonheur de sa patrie.»
De San-Miniato, le 7 décembre 1479.
V
Ce départ était un de ces actes subits d'honneur que le cœur tente avant que la réflexion l'ait mûri; il étonna amis et ennemis dans Florence. C'est le propre de ces coups: ils déroutent, et c'est leur force. La politique a ses illuminations comme le champ de bataille. Peu de mois auparavant cependant, le roi Ferdinand de Naples passait pour avoir fait précipiter d'une fenêtre le fameux Piccini, à qui François Sforza, duc de Milan, venait de donner sa fille Druziane en mariage.
Laurent s'embarqua à Pise. Son arrivée, quoique inopinée, lui parut de bon augure. Il fut surpris de se voir attendu. Le fils et le petit-fils du roi étaient venus au-devant de lui sur la darse; et la foule se portait sur la route d'un homme si célèbre. Dès la première entrevue avec le roi, Médicis se montra ce qu'il était, grand politique. Il fit comprendre à Ferdinand le contre-sens qu'il y avait pour les voisins d'un pontife ambitieux à affaiblir la Toscane, alliée naturelle et nécessaire de Naples. Il lui raconta dans ses détails secrets l'horrible conjuration à laquelle il venait d'échapper et qui l'avait privé d'un frère. Le roi fut convaincu et surtout touché: vixit præsentia famam. Il ne promit rien, mais il fit tout pressentir.
Laurent gagna les ministres et séduisit le peuple par ses fêtes et ses libéralités. Il partit enfin, au bout de trois mois de séjour, emportant un traité d'alliance. Mais, à peine en mer, le roi lui expédia un vaisseau pour le ramener, sous prétexte que le pape voulait signer aussi la réconciliation. Laurent, heureux de sa témérité, ne voulut pas en risquer le prix par une imprudence inutile; il continua sa navigation. Politien, son ami, célébra ce retour par un salut poétique.
Les mouvements de Mahomet II contre l'Italie, où il vint assiéger Otrante, obligèrent le pape à changer de dessein et à lever l'interdit qui frappait la Toscane.
VI
Ainsi le génie de Laurent, secondé par la fortune, le rendait cher à son pays; une conjuration sanglante avait été le sacre de sa maison. Il faut une émotion au peuple pour que son cœur et son imagination s'attachent à un homme nouveau.
Du moment où leur sang eut coulé, les Médicis furent rois sans couronne. Julien, en succombant sous les coups des Pazzi, avait légué le sceptre à son frère.
L'absence d'ambitions froissées, dans Laurent, et ses goûts littéraires et philosophiques donnaient à la Toscane la sécurité qu'elle désirait. Il briguait le trône par son désintéressement même. La paix qu'il venait de rapporter à son pays lui laissait le loisir de se livrer aux arts et aux lettres.
Il écrivait à Marcile Ficino, son ami et son correspondant intime: «Quand mon âme est lasse du fracas des affaires publiques, et que mes oreilles sont assourdies par les cris tumultueux des citoyens, comment supporterais-je une pareille gêne si je ne trouvais un délassement dans l'étude!»
Pic de la Mirandole, le prodige lettré d'Italie, dans ses Mémoires, disait que le génie de Laurent était à la fois si énergique et si souple, qu'il paraissait avoir été formé pour triompher dans tous les genres. «Ce qui m'étonne surtout, ajoutait ce juge si compétent, c'est qu'au moment où il est le plus engagé dans les affaires de la république, il peut ramener l'entretien sur des sujets de littérature et de philosophie avec autant de liberté et de facilité que s'il était le maître de son temps comme de ses pensées.»
Il écrivait des sonnets, restés classiques, et s'excusait en ces termes de se livrer à la poésie, crime illustre dont on l'accusait:
«Il y a quelques personnes, dit-il, qui m'accuseront peut-être d'avoir perdu mon temps à écrire des vers et des commentaires sur des sujets amoureux, précisément lorsque j'étais plongé dans des occupations très-graves et très-multipliées. Je réponds à cela que sans doute je serais très-condamnable, si la nature avait accordé aux hommes la faculté de pouvoir s'occuper dans tous les instants des choses qui sont le plus véritablement dignes d'estime; mais comme cette faculté n'a été donnée qu'à un petit nombre d'individus, et que ceux-là mêmes ne trouvent pas souvent dans le cours de leur vie l'occasion d'en faire usage, il me semble, en considérant l'imperfection de notre nature, que l'on doit accorder le plus d'estime aux occupations dans lesquelles il y a le moins à reprendre.—Si les raisons que j'ai apportées déjà ne paraissaient pas suffire à ma justification, ajoute-t-il ensuite, je n'ai plus qu'à me recommander à l'indulgence de mes lecteurs. Persécuté comme je l'ai été dès ma jeunesse, peut-être me pardonnera-t-on d'avoir cherché quelque consolation dans ce genre de travail.»
Dans la suite de ses Commentaires, il a cru devoir donner quelques détails sur sa situation particulière.
«J'avais le projet, dit-il en faisant l'exposition de ce sonnet, de rapporter les persécutions que j'ai éprouvées; mais la crainte de paraître orgueilleux et plein d'ostentation me détermine à passer rapidement sur ces circonstances: véritablement, il est difficile d'éviter ces imputations lorsqu'on parle de soi. Le marin qui nous raconte les dangers qu'il a courus dans sa navigation a plutôt en vue de nous faire admirer ses talents et sa prudence, que les faveurs dont il est redevable à sa bonne fortune; et souvent, il lui arrive d'exagérer ses périls pour augmenter notre admiration: de même les médecins ne manquent guère à présenter la situation de leur malade comme beaucoup plus alarmante qu'elle ne l'est en effet, afin que, s'il vient à mourir, ce malheur soit plutôt attribué à la force de la maladie qu'à leur défaut d'habileté; et que s'il en réchappe, le mérite de la cure paraisse encore plus grand. Je me bornerai donc à dire que j'ai éprouvé des angoisses cruelles, car j'avais pour ennemis des hommes dont l'habileté égalait la puissance, et bien décidés à consommer ma ruine par tous les moyens dont ils pourraient disposer; tandis que, d'un autre côté, n'ayant à opposer à de si formidables ennemis que ma jeunesse et mon inexpérience (et, je dois le dire aussi, l'assistance que je tirais de la bonté divine), je me vis réduit à un tel degré d'infortune, que j'eus en même temps à supporter la terreur religieuse d'une excommunication et le pillage de mes propriétés, à résister aux efforts qu'on faisait pour me dépouiller de mon crédit dans l'État, mettre le désordre dans ma famille, et me priver de la vie par des attentats sans cesse renouvelés, en sorte que la mort même me paraissait le moindre des maux que j'avais à éviter. Dans une situation si déplorable, on ne s'étonnera pas, sans doute, que j'aie tâché de détourner ma pensée sur des objets plus agréables, et que j'aie cherché à me distraire un moment de tant d'inquiétudes, en célébrant les charmes de ma maîtresse.»
C'était le superflu de sa grande âme, le luxe de son génie.
VII
Ici, vous oubliez que vous lisez l'histoire du fondateur d'une grande dynastie et vous croyez lire l'histoire d'un grand poëte. Pétrarque était mort en 1374, Boccace en 1375. Tout se taisait, on balbutiait; Laurent, amoureux comme Pétrarque, écrivit comme lui ces sonnets qui immortalisent les flammes du cœur. La vigueur de son imagination et la pureté de son style le distinguaient de tous ceux, excepté Politien, qui vivaient alors dans sa familiarité à Florence. Il fut le second restaurateur de la belle poésie italienne, en sorte que s'il n'eût pas été Médicis, il eut été un second Pétrarque. Les descriptions dont il embellit ses pensées sont comparables aux plus pittoresques de Virgile lui-même.
Speluncæ, vivique lacus, ac frigida Tempe,
Mugitusque boum, mollesque sub arbore somni.
L'ulivia, in qualche dolce piazzia aprica
Secundo il vento par or verda or bianca.
(L'olivier, dans quelque douce plaine sauvage, paraît, selon le vent qui agite ses feuilles, sombre ou verdoyant.)
Les Selve d'amour, autre genre de composition pastorale, ne présentent pas de moins douces images:
Al dolce tempo, il bon pastor informa
Lasciar le mandre, ove nel verno giaque
Il luto grege che ballando in torma
Torma all alte montique alle fresch aque;
L'agnel trottendo pur la materna orma
Sequi; et selum che puror ora naque
L'ammoral pastor, in braccia porta:
Il fido a lutti fu le scorta.
«Au retour des temps doux, le pasteur sollicite son troupeau à quitter les étables, à gagner les hautes montagnes et les bords des ruisseaux rafraîchissants. Le troupeau, bondissant de joie, le précède et l'agneau suit les traces de sa mère, et si quelqu'un d'eux vient de naître à l'instant sur le sentier, le berger l'emporte dans ses bras, pendant que le chien fidèle veille sur tous et leur fait escorte.»
De telles images sont d'un vrai poëte. On y reconnaît le cœur de l'enfant qui suivait Côme, son père, dans les pâturages de Coreggio. Ce n'est pas la cour, c'est la nature qui fait les poëtes, ces hommes de grand air!
«Souvent, dit-il dans un de ces sonnets, où il montra la charité produisant l'amour, souvent Apollon, le dieu de la flamme, cueille ses rayons dorés sur les monts glacés du Nord.»
Et dans un autre sonnet, sur les larmes de sa Beauté:
«Qu'elles étaient belles, grands dieux! ces larmes que fit couler le désir impatient d'une dure contrainte, lorsque la juste douleur dont le cœur était pénétré éleva un nuage de pleurs sur des astres de l'amour! Elles coulaient, ces larmes divines, sur des joues où le lis semble mêlé d'une teinte légère d'incarnat; elles coulaient sur cette peau délicate et tendre, comme ferait un clair ruisseau dans une prairie émaillée de fleurs blanches et roses. L'amour satisfait recevait cette pluie amoureuse, comme l'oiseau brûlé par l'ardeur du soleil reçoit avec joie les gouttes de la rosée si longtemps désirée. Puis en pleurant dans ces yeux où il a fixé son asile, l'amour faisait sortir de ces larmes si belles et si touchantes de brillantes et douces étincelles.»
VIII
Mais le sonnet n'est qu'un soupir, court et fugitif comme lui; c'est vrai, cependant il résume une passion en un mot, et ce mot est immortel. Quel poëte mettez-vous au-dessus de Pétrarque; il n'a fait que des sonnets et des canzoni. Les canzoni (odes) sont mortes, le sonnet vit et a donné la vie à Laure. Les Selve d'amor de Laurent sont un poëme plus long. Un autre poëme de lui, intitulé Umbra, du nom d'un ruisseau qui coule encore auprès de sa maison de campagne de Poggio à Cajano, lui fournit un autre genre de succès. C'est le poëme de toutes ses amitiés; Politien y tient le premier rang. Cela ressemble à Horace à Tibur ou dans son voyage en Campanie, doux, gai, varié comme le délassement de ce maître.
Mais, à mesure qu'il mûrissait, son génie devenait plus grave. Il remontait à Platon et à Dieu.
«Ranime, ô mon esprit, tes facultés endormies; chasse de tes yeux ce sommeil perfide qui leur dérobe la vérité; réveille-toi enfin, et reconnais combien est vaine, inutile et trompeuse toute action qui n'est pas dirigée par une raison supérieure à nos désirs. Ah! pense au faux éclat dont nous éblouissent les honneurs, les richesses et les plaisirs qu'on croit les plus propres à nous rendre heureux. Pense à la dignité de ton intelligence, qui ne t'a pas été donnée pour l'employer à la poursuite d'un bien mortel et périssable, mais au moyen de laquelle le ciel même peut devenir l'objet de ton ambition. Tu connais par expérience le prix de ce que le vulgaire appelle des biens; biens aussi éloignés du véritable bonheur, que l'orient l'est de l'occident. Ces attraits de la beauté qu'Amour présentait à tes yeux, et qui te séduisirent dès tes plus jeunes ans, t'ont privé de toute la paix et de tout le bonheur dont tu devais jouir. Plaisir léger, volage, fugitif, qu'accompagnent mille tourments, à travers l'éclat trompeur dont tu nous éblouis, tu caches des maux cruels, et ta riche et brillante parure couvre des monstres hideux. Oh! de quel bonheur nous jouirions si la raison, qui doit régler toutes nos actions, avait eu sur nous plus d'empire! Si l'emploi de tant de temps, de génie, d'artifices, avait eu un plus juste et plus digne objet, dans quel calme heureux et consolant tu verrais aujourd'hui s'écouler ta vie! Hélas! si tu avais su t'aimer davantage toi-même, peut-être qu'aujourd'hui tu distinguerais mieux ce qu'il y a de bon et de mauvais parmi les objets qui flattent tes désirs et tes espérances. Tu as consumé sans fruit le printemps de ton âge, et peut-être en sera-t-il ainsi du reste de ta vie, jusqu'à la dernière soirée de ton hiver. Une illusion perfide te persuadera, sous mille faux prétextes, que c'est à la fragilité de ton cœur que tu dois attribuer ce malheur.—Ah! brise enfin ces chaînes honteuses; arrache tes bras de ces liens funestes dont les a chargés une beauté trompeuse. Bannis de ton cœur la vaine espérance; que la partie plus noble et plus calme reprenne son empire sur tes sens; armée d'une force irrésistible et d'une prudence plus grande, qu'elle soumette à ses lois tout désir contraire à sa volonté, et que ton funeste ennemi, désormais terrassé, n'ose plus dresser contre toi sa tête venimeuse.»
C'est ainsi qu'il méditait en vers longtemps avant l'époque des Méditations.
Il passa de là aux harmonies sacrées où Dieu remplit tout, et me montra à moi-même la vraie route et le vrai but de toute poésie.
Politien, son ami et le précepteur de ses fils, composa alors le poëme d'Orphée. Laurent, aussi soigneux de sa popularité que de son génie, usa de la liberté du carnaval pour composer des poésies dansantes dont les belles filles des campagnes de Florence venaient le remercier avec des guirlandes de fleurs en main devant son palais. Toutes les classes lui devaient des loisirs et des joies; la patrie toscane adorait son souverain dans son poëte; ce David de l'Arno dansait lui-même dans ces fêtes populaires.
Le plus autorisé des critiques de la langue et de la littérature italiennes, le célèbre Guicciardini en parle en ces termes:
«Mais dans cette décadence des lettres, après Dante, Pétrarque, il s'éleva un homme qui les préserva d'une ruine absolue et sembla l'arracher du précipice prêt à l'engloutir: c'était Laurent de Médicis, dans les talents duquel elle trouva l'appui qui lui était devenu si nécessaire. Jeune encore, il fit briller, au milieu des ténèbres de la barbarie qui s'étaient étendues sur toute l'Italie, une simplicité de style, une pureté de langage, une versification heureuse et facile, un goût dans le choix des ornements, une abondance de sentiments et d'idées, qui firent encore une fois revivre la douceur et les grâces de Pétrarque.»
Si l'on ajoute à ces témoignages respectables les considérations suivantes, que les deux grands écrivains dont on prétend établir la supériorité sur Laurent de Médicis employèrent principalement leurs talents dans un seul genre de composition, tandis qu'il exerça les siens dans une foule de genres différents; que, dans le cours d'une longue vie consacrée aux lettres, ils eurent le loisir de corriger, de polir, de perfectionner leurs ouvrages, de manière à les mettre en état de supporter la critique la plus minutieuse, tandis que ceux de Laurent, presque tous composés à la hâte, et, pour ainsi dire, impromptu, n'eurent quelquefois pas l'avantage d'un second examen, on sera forcé de reconnaître que l'infériorité de sa réputation comme poëte ne doit pas être attribuée à la médiocrité de son génie, mais aux distractions de sa vie publique.
Jusqu'au grand Frédéric II, en effet, l'Europe moderne n'avait pas vu dans un même homme une telle association de génies divers: l'universalité était la seule vocation de Laurent, grand commerçant, grand politique, grand poëte.
IX
Il mania, avec sa loyauté et son habileté honnête, le timon de la république entre Naples, Venise, Rome, pendant quelques années. Celui-là même qui avait obtenu de Mahomet II le renvoi d'un premier assassin, Bandini, de Constantinople à Florence, conspira contre lui et fut exécuté. C'était Faccibaldi. Mais il finit par rétablir une troisième fois la concorde de la paix en Italie.
Les affaires intérieures appelaient aussi sa prudence. La démocratie de Florence, gouvernée par les corps de métiers et surtout par les ouvriers de la laine, ne l'inquiétait pas au dedans, mais l'inquiétait pour le gouvernement extérieur, qui demande plus de suite que la multitude n'en met dans ses passions. Il y remédia en créant un sénat, corps aristocratique plus empreint de l'intelligence du gouvernement. Sa police était douce, mais attentive. Voici ce qu'en dit un historien contemporain:
«On n'entend parler ici, dit-il, ni de vols, ni de désordres nocturnes, ni d'assassinats; de jour et de nuit, tout individu peut vaquer à ses affaires avec la plus parfaite sécurité: on n'y connaît ni espions ni délateurs: on ne souffre point que l'accusation d'un seul trouble la tranquillité générale; car c'est une des maximes de Laurent, qu'il vaut mieux se fier à tous qu'à un petit nombre.»
Son influence diplomatique en faisait le juge de paix de l'Europe. Le roi de France, l'empereur, la reine d'Angleterre, le roi de Portugal, celui de Hongrie, le sultan lui-même le comblaient d'égards et de présents. Guicciardini décrit ainsi son règne:
«Depuis dix siècles entiers, l'Italie n'avait pas éprouvé un seul moment de prospérité égale à celle dont elle jouit à cette époque. Alors on vit la culture la plus active étendre ses bienfaits sur cette belle et fertile contrée: non-seulement ses plaines riantes et ses fécondes vallées furent couvertes de fruits, mais même le sol stérile et ingrat des montagnes fut forcé de payer un tribut à l'industrie du cultivateur; et, sans reconnaître d'autre autorité que celle de sa noblesse et de ses chefs naturels, l'Italie était heureuse à la fois par le nombre et la richesse de ses habitants, par la magnificence de ses princes, par la grandeur et l'éclat imposant de plusieurs de ses cités... Abondante en hommes distingués par leur mérite dans l'administration des affaires publiques, illustres dans les arts et dans les sciences; elle jouissait au plus haut degré de l'estime et de l'admiration des nations étrangères. Plusieurs causes concoururent à maintenir cette prospérité extraordinaire, que diverses circonstances favorables avaient produite; mais on s'accorde généralement à l'attribuer en grande partie au génie actif et aux vertus de Laurent de Médicis. Ce citoyen s'élève tellement au-dessus de la médiocrité d'une condition privée, qu'il parvint à régler par ses conseils les affaires de la république de Florence, plus considérable alors par sa situation, par le génie de ses habitants et par la promptitude de ses ressources que par l'étendue de son territoire. Jouissant de la confiance la plus entière du pontife de Rome, Innocent VIII, il rendit son nom illustre, et lui donna la plus grande influence dans les affaires de l'Italie; mais, convaincu d'ailleurs que l'agrandissement de l'un quelconque des États qui avoisinaient la république ne pouvait que devenir funeste à lui-même et à sa patrie, il employa tous ses efforts à maintenir entre les puissances de l'Italie un équilibre si parfait, que la balance ne pût pencher en faveur d'aucune d'elles en particulier: ce qui ne pouvait se faire qu'en s'appliquant à conserver la paix entre elles, et en portant la plus scrupuleuse attention sur tous les événements, les moins importants en apparence.»
On ne peut s'empêcher de regretter que ces jours de prospérité aient été de si courte durée. Semblable à ces moments de calme qui précèdent les ravages de la tempête, à peine on avait commencé à en goûter les douceurs, qu'elles s'évanouirent sans retour, l'édifice de la félicité publique, élevé par les travaux de Laurent et conservé par ses soins assidus, ne demeura ferme et entier que pendant le peu de temps qu'il vécut encore; mais, à sa mort, on le vit s'abîmer comme ces palais enchantés que créa l'art de la magie, et il entraîna pour un temps dans sa ruine les descendants mêmes de son fondateur.
Il ne manqua à ce règne que la durée.
X
Les rapports passionnés que Laurent établit entre la Grèce et l'Italie, les livres dont il enrichit sa patrie, les hommes célèbres auxquels il offrit un asile, furent le signal de la Renaissance, époque brillante où un monde moral nouveau sort tout à coup d'un monde qui s'éteint.
Politien chantait ce que Laurent faisait. Son Ode à Horace égale son modèle et rend à Laurent l'honneur de cette résurrection:
«Poëte dont les accents sont plus doux que ceux du chantre de la Thrace; soit qu'épris d'admiration, les fleuves impétueux suspendent leur course pour t'entendre; soit que tu veuilles, par le charme de tes accords, adoucir la férocité des hôtes des bois, ou attendrir les rochers mêmes qui leur servent d'asile;
«Rival heureux des poëtes de l'Eolie, toi qui le premier sus tirer des sons harmonieux de la lyre latine, dont le vers audacieux et sévère imprima l'opprobre et la honte sur le front coupable des pervers,
«Quelle main propice a rompu tes indignes entraves, et, dissipant le nuage épais et sombre où t'avaient enseveli des siècles de barbarie, te rend aux danses légères paré de toutes tes grâces, et brillant d'une jeunesse nouvelle?
«Le temps destructeur t'avait couvert de ses ombres affreuses; la triste vieillesse s'était appesantie sur toi, et voici que tu reparais à nos yeux avec un visage aimable et riant, le front ceint de fleurs odorantes!
«Ainsi, lorsque le printemps, succédant aux glaces de l'hiver, rend à la terre sa brillante parure, on voit le serpent, quittant son ancienne dépouille, étaler avec joie sa robe éclatante aux yeux de l'astre du jour;
«Ainsi Landino, ce digne émule de la gloire des anciens, t'a rendu ta grâce et les doux accords de ta lyre; tel on te vit sous les frais ombrages de Tibur faire résonner les cordes de ton luth harmonieux.
«Livre-toi maintenant aux doux plaisirs et aux jeux folâtres; tu peux te mêler aux danses légères de la jeunesse, ou amuser les jeunes filles par tes aimables chansons.»
XI
«Non content de son intimité avec Politien, le Villemain de ce siècle, et qu'il avait choisi pour le conseiller suprême de l'éducation de ses enfants, avec qui il se promenait à cheval dans ses domaines, Laurent témoignait la même faveur au jeune Pic de la Mirandole.
Pic était né à Mirandola. Après des études précieuses dans la maison du prince, son père, il vint à Rome et offrit de soutenir une joute littéraire sur vingt-deux langues et sur neuf cents questions philosophiques. «C'était, dit son rival Politien, un homme ou plutôt un être extraordinaire, à qui la nature avait prodigué tous les avantages du corps et de l'esprit. Sa taille était noble et élégante; il y avait dans toute son apparence quelque chose de divin; doué d'une pénétration d'esprit inconcevable, d'une mémoire infaillible, d'une ardeur infatigable au travail, parlant avec autant d'éloquence que de netteté, on ne savait ce que l'on devait le plus admirer, de ses talents ou de ses vertus. Ses connaissances profondes dans toutes les parties de la philosophie étaient encore étendues et fortifiées par l'avantage de posséder plusieurs langues, et par l'instruction qu'il avait sur toutes les sciences dignes d'estime; en sorte que l'on peut dire qu'il n'y a point d'éloges qui ne soient au-dessous de son mérite.»
Il mourut jeune.
«Politien avait aimé Alessandra, fille de Bartolommeo Scala. C'était une beauté ravissante, aussi célèbre par ses grâces que par ses talents. Mais Alessandra lui préféra Marcellus, aussi savant et plus beau que lui. Les vers que Marcellus adresse, en latin, au père de sa maîtresse ont été conservés comme preuve de son talent et de la chasteté de ses amours:
Casta carmina, castior vita!
«Politien entretenait aussi une correspondance amoureuse avec Cassandra Fidelis, jeune et belle Vénitienne, aussi érudite qu'aimable. Il alla la visiter à Venise et lui rendit l'hommage qu'elle méritait.
«Hier, écrivait-il à son illustre protecteur, hier j'allai voir la célèbre Cassandra, à laquelle je présentai vos hommages; c'est véritablement une femme étonnante par la profonde connaissance qu'elle a de sa langue naturelle et de la langue latine: je lui trouve une physionomie très-agréable; je l'ai quittée plein d'admiration pour ses talents. Elle est extrêmement dévouée à vos intérêts et parle de vous avec la plus grande estime: elle m'a avoué même qu'elle avait le projet d'aller vous voir à Florence; ainsi préparez-vous à la recevoir d'une manière digne de son mérite.»
Mais Cassandra s'était mariée, comme la Laure de Pétrarque, et avait déjà plusieurs enfants. Elle vécut près d'un siècle, et finit dans l'indigence.
Politien, à son retour, traduisit Homère tout entier. Son maître et son ami, Laurent de Médicis, le voyant en disgrâce auprès de sa femme Clarisse, l'envoya résider à Pistoja, auprès de ses enfants; puis à Caffagiolo, maison des champs de Côme, son père.
«Ne pensez pas, écrivait Politien à un de ses amis, qu'aucun des savants qui composent notre société, même ceux qui ont consacré leur vie tout entière à l'étude, puisse prétendre à quelque supériorité sur Laurent de Médicis, dans tout ce qui tient à la subtilité de la discussion et à la solidité du jugement, ou dans l'art d'exprimer ses pensées avec autant de facilité que d'élégance. Les exemples de l'histoire lui sont aussi présents que les amis qu'il admet à sa table, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi; et lorsque le sujet le comporte, il sait répandre à pleines mains, dans sa conversation, ce sel précieux que l'on dirait recueilli dans l'Océan où Vénus prit naissance.»
Sa femme Clarisse et ses enfants étaient ordinairement les objets de ses plus charmantes plaisanteries. Il adorait les femmes, mais il respectait son épouse; trois fils et quatre filles composaient cette famille. Il jouait, comme Henri IV, à ces jeux familiers avec ses fils, dont l'un devait être pape, l'autre duc de Nemours. Politien lui écrivait quelquefois de Pistoja pour se plaindre de sa trop sévère autorité sur eux. Voici en quels termes il retrace les portraits de ces enfants:
«Pierre s'applique beaucoup. Nous faisons tous les soirs des courses dans le voisinage. Nous visitons les nombreux jardins dont cette ville est embellie. Jean sort à cheval pendant ce temps, et la foule s'amuse à le suivre.»
Ils allèrent passer l'hiver à Caffagiolo. Politien écrivit de là à la grand'mère de ses élèves, Lucretia, qui l'aimait toujours. Le ton de ces lettres est triste comme les événements de cette saison:
«Les seules nouvelles que je puisse vous apprendre d'ici, écrit-il à cette dame, c'est que la pluie est si continuelle qu'il est impossible de quitter la maison, et l'on est forcé de renoncer aux exercices de la campagne, pour se livrer, dans l'appartement, à des jeux tout à fait puériles. Je reste constamment au coin du feu, en pantoufles et en robe de chambre, et je pourrais représenter la Mélancolie assez au naturel. À dire le vrai, c'est l'état où je suis dans tous les moments, et rien de ce que je puis voir, entendre, ou faire, n'a le pouvoir de dissiper la sombre tristesse que m'inspire la pensée des maux qui nous affligent; que je dorme ou que je veille, elle est incessamment présente à mon esprit. Il y a deux jours que nous étions au comble de la joie, sur ce que nous avions ouï dire que la peste avait cessé; aujourd'hui, nous sommes retombés dans l'abattement en apprenant qu'il en reste encore quelques symptômes. Si nous étions à Florence, nous éprouverions quelque consolation, ne fût-ce qu'à revoir Laurent, lorsqu'il rentre chez lui; mais ici nous sommes dans une anxiété continuelle, et quant à moi, la solitude et l'ennui me tuent; la guerre et la peste sont sans cesse présentes à mes yeux: je déplore nos maux passés, j'anticipe sur ceux de l'avenir, et je n'ai plus à mes côtés ma chère madame Lucretia, dans le sein de laquelle je puisse épancher mes inquiétudes.»
À sept ans, Jean, depuis Léon X, dont la vocation était de devenir un grand pape, recevait des bénéfices ecclésiastiques de Louis XI. Les conseils de Laurent respirent la gravité de cette destinée.
XII
Son repos était magnifique comme son caractère; Laurent aimait surtout le palais des champs qu'il venait de construire à Poggio-Caiano, sur les bords de l'Umbra, qui fut son Tibur. Que de fois n'ai-je pas erré sur les traces de ce palais avec un digne successeur de Laurent, le dernier grand-duc de Toscane, aujourd'hui mort en exil, en Bohême!
«N'oubliez pas que nous ne sommes que des citoyens de Florence; mais son chef-d'œuvre de sagesse est la lettre pleine de conseils paternels qu'il écrit au jeune cardinal de Suza, se rendant alors à Rome; la voici:
«Nous avons, ainsi que vous, de grandes grâces à rendre à la Providence, non-seulement pour les honneurs et les bienfaits sans nombre qu'elle a répandus sur notre maison, mais plus particulièrement encore à cause qu'elle nous fait jouir, dans votre personne, de la plus éminente dignité qui ait jamais été accordée à notre famille. Cette faveur, si importante par elle-même, le devient plus encore par les circonstances qui l'ont accompagnée, et particulièrement par la considération de votre jeunesse et de notre situation dans le monde. Le premier sentiment donc que je voudrais vous inspirer, c'est celui de la reconnaissance envers Dieu, et de vous ressouvenir sans cesse que ce n'est ni à vos mérites, ni à votre prudence, ni à vos soins que vous devez une si rare faveur, mais à sa bonté seule, dont vous ne pouvez vous montrer reconnaissant que par une vie pieuse, exemplaire et pure; et vous êtes d'autant plus obligé de vous montrer rigide et scrupuleux observateur de ces devoirs, que vos jeunes années ont donné une attente plus légitime pour les fruits de l'âge mûr. Ce serait, en effet, une chose aussi humiliante pour vous que contraire à vos devoirs et à mes espérances, si vous veniez à oublier les préceptes de votre jeunesse et à quitter le sentier où vous avez marché jusqu'ici. Tâchez donc, par la régularité de votre vie et par votre persévérance dans les études qui conviennent à votre profession, de vous élever au niveau d'une dignité où vous avez été appelé de si bonne heure. J'ai appris avec bien de la satisfaction que, dans le cours de l'année passée, vous aviez souvent approché des sacrements de la confession et de la communion, de votre propre mouvement; et je ne connais rien qui soit plus capable d'attirer sur vous les faveurs du ciel, que de vous habituer à la pratique de ces devoirs et autres semblables.
«Je conçois bien qu'il vous sera plus difficile de mettre ces avis à profit, à Rome, dans ce séjour de corruption et d'iniquité où vous allez vivre désormais. L'influence de l'exemple est déjà un très-grand danger, mais vous vous trouverez probablement avec des gens qui tâcheront de vous corrompre et de vous porter au vice. Vous devez comprendre vous-même que l'envie ne vous a pas vu avec indifférence parvenir si jeune à une si éminente dignité, et ceux qui n'ont pu réussir à vous exclure de cet honneur feront jouer toutes sortes d'intrigues pour le flétrir entre vos mains, en vous faisant perdre l'estime publique, et tâchant de vous entraîner dans le gouffre de turpitudes où ils sont eux-mêmes tombés; et sur ce point la considération de votre jeunesse redouble leur confiance. C'est à vous de lutter contre cet écueil avec d'autant plus de fermeté, qu'il y a désormais moins de vertus dans vos frères du collége des cardinaux. Je sais bien qu'il y en a parmi eux plusieurs qui sont à la fois éclairés et vertueux, dont la vie est exemplaire, et je vous recommande expressément de les prendre pour modèles de votre conduite. C'est en les imitant que vous vous ferez connaître et estimer à mesure que votre âge et les circonstances particulières de votre vie vous feront distinguer davantage entre vos collègues. Fuyez néanmoins l'hypocrisie, comme vous fuiriez les écueils de Charybde et de Scylla; évitez l'ostentation, soit dans votre conduite, soit dans vos discours; n'affectez ni l'austérité ni une gravité outrée. Vous comprendrez, j'espère, ces avis, et vous les mettrez en pratique lorsqu'il en sera temps, mieux que je ne puis vous les retracer ici.
«Vous n'ignorez pas l'importance extrême du caractère dont vous êtes revêtu, car vous savez très-bien que le monde chrétien jouirait de la paix et du bonheur si les cardinaux étaient ce qu'ils devraient être, puisque alors les papes seraient toujours vertueux, et que le repos de toute la chrétienté est essentiellement dans leurs mains. Tâchez donc de vous rendre tel que, si tous les autres vous ressemblaient, on pût goûter ce bonheur universel. Il serait trop difficile de vous donner des instructions précises sur ce qui regarde votre conduite et vos conversations; je me bornerai donc à vous recommander d'avoir avec les cardinaux et les autres personnes élevées en dignité le langage du respect et de la déférence, sans néanmoins renoncer à vous servir de votre propre raison, et vous laisser entraîner par les passions des autres, qui peuvent être égarés par des motifs peu estimables. Soyez toujours en état de vous rendre à vous-même ce témoignage, que jamais vous n'avez l'intention d'offenser personne dans vos discours; et si l'impétuosité du caractère vous porte à faire à quelqu'un une offense involontaire, comme son inimitié sera sans fondement légitime, elle ne saurait être de longue durée. Au reste, dans les premiers moments de votre séjour à Rome, il vous conviendra plus généralement d'écouter les autres, que de parler beaucoup vous-même.
«Vous êtes désormais consacré à Dieu et à l'Église, et pour cette raison vous devez constamment aspirer à être un bon ecclésiastique, et montrer que vous préférez l'honneur et l'état de l'Église et du saint-siége apostolique à toute autre considération. Et tant que vous serez pénétré de ces principes, il ne vous sera pas difficile de rendre à votre famille et à votre patrie des services importants; au contraire, vous pouvez devenir le lien heureux qui attachera plus étroitement cette ville à l'Église et votre famille à cet État; et, quoiqu'il soit impossible de prévoir quels événements peuvent arriver un jour, je ne doute point que cela ne se puisse faire avec un égal avantage pour tous, observant néanmoins que vous devez toujours préférer les intérêts de l'Église.
«Non-seulement vous êtes le plus jeune cardinal du sacré collége, mais encore le plus jeune homme qui ait jamais été élevé à cette dignité, et c'est pour cela que vous devez vous montrer à la fois le plus empressé et le plus humble dans toutes les circonstances où vous aurez à vous trouver avec les autres, sans jamais vous faire attendre soit à la chapelle, soit au consistoire, soit dans les députations. Vous saurez bientôt quels sont ceux dont la conduite est plus ou moins estimée. Il faudra éviter toute liaison intime avec ceux dont les mœurs sont décriées, non-seulement pour l'inconvénient de la chose en elle-même, mais aussi à cause de l'opinion publique, qu'il est bon de se concilier; parlez de choses générales avec chacun. Quant au train de votre maison, j'aimerais mieux que vous fussiez en deçà qu'au delà des bornes de la modération, et je préférerais une maison noble et élégante, des domestiques mis décemment et honnêtes, à une suite pompeuse et magnifique. Appliquez-vous à régler votre maison, réduisant insensiblement les choses sur le pied de la décence et de la modération, ce qui ne saurait être, dans ces premiers moments où le maître et les domestiques sont encore nouveaux et étrangers les uns aux autres. Les bijoux et la soie sont rarement bienséants aux personnes de votre état. J'aimerais mieux vous voir mettre votre luxe à rassembler les restes précieux de l'antiquité, ou des livres rares, à réunir autour de vous des hommes instruits et de bonnes mœurs, qu'à vous entourer d'un nombreux domestique. Montrez-vous plus empressé à recevoir chez vous, qu'à vous rendre aux repas où vous serez invité par d'autres, mais néanmoins sans excès et sans affectation. Adoptez pour votre nourriture ordinaire des mets simples et communs, et faites beaucoup d'exercice, parce qu'on est bientôt exposé à des infirmités, dans l'état que vous avez embrassé, si l'on ne sait pas prendre les précautions convenables. La dignité de cardinal n'offre pas moins de tranquillité que de grandeur, d'où il arrive que l'on se livre à une sorte de négligence; on croit avoir tout fait quand on s'est élevé à ce poste éminent et que l'on n'a plus rien à faire pour s'y maintenir, opinion aussi funeste à la vertu qu'à la véritable grandeur, et dont vous devez avoir grand soin de vous garantir; sur ce point, il vaut mieux pécher par trop de défiance que de tomber dans l'excès contraire. Un usage que je vous recommande surtout d'observer avec la plus scrupuleuse exactitude, c'est de vous lever chaque jour de bonne heure, parce qu'indépendamment de l'avantage qui en résulte pour la santé, on a le temps de penser à toutes les affaires de la journée et de les expédier; vous trouverez cette pratique extrêmement utile dans votre profession, ayant à dire l'office, à étudier, à donner audience, etc. Une autre pratique encore extrêmement nécessaire dans la situation où vous vous trouvez, c'est de penser chaque soir, surtout dans les premiers temps, à ce que vous aurez à faire le jour suivant, afin qu'il ne vous survienne aucune chose imprévue. Quant à vos opinions dans le consistoire, je crois qu'il sera plus convenable et plus louable de vous en rapporter, dans toutes les circonstances, aux sentiments et à l'avis de Sa Sainteté, alléguant votre jeunesse et votre inexpérience, qui a besoin d'être guidée par sa prudence et sa profonde sagesse. Probablement on vous priera, dans bien des circonstances, de parler à Sa Sainteté et d'intercéder auprès d'elle pour des affaires particulières. Ayez soin, dans ces commencements, de vous charger le moins possible de semblables demandes, et de l'importuner rarement, parce que c'est le moyen le plus sûr de lui être agréable. C'est une attention que vous devez avoir pour notre saint-père, que de ne pas le fatiguer de prières indiscrètes, de ne l'aborder jamais qu'avec des choses qui lui fassent plaisir; ou, si vous vous y croyez obligé, une requête humble et modeste lui plaira davantage et sera plus agréable à son humeur et à son caractère.»
Voilà l'âme d'un père chrétien et politique unissant le ciel à la terre pour protéger son fils.
XIII
Laurent avait choisi pour ami hors de ce monde le supérieur des augustins, l'abbé Mariano, à qui il avait fait construire pour ses religieux un magnifique monastère, dans lequel il se rendait quelquefois avec ses amis pour parler des choses plus hautes que la terre. Mariano, selon le récit de Politien, était le prédicateur le plus remarquable de ce temps. «Dernièrement, dit-il, je me laissai entraîner à un de ses sermons, plutôt, à dire le vrai, par curiosité que dans l'espoir d'y trouver un grand intérêt. Cependant son extérieur me prévint en sa faveur. Son début était frappant et son regard plein d'expression; je commençai à m'intéresser sérieusement à ce qu'il allait dire.—Il commence; je suis attentif: une voix sonore, des expressions choisies, des sentiments élevés.—Il établit les divisions de son sujet: je les saisis sans peine; rien d'obscur, rien d'inutile, rien de fade et de languissant.—Il développe ses arguments; je me sens embarrassé.—Il réfute le sophisme, et mon embarras se dissipe.—Il amène un récit analogue au sujet; je me sens intéressé.—Il module sa voix en accents variés qui me charment.—Il se livre à une sorte de gaieté; je souris involontairement.—Il entame une argumentation sérieuse; je cède à la force des vérités qu'il me présente.—Il s'adresse aux passions; les larmes inondent mon visage.—Il tonne avec l'accent de la colère; je frémis, je tremble; je voudrais être loin de ce lieu terrible.»
«Valori nous a laissé, sur les sujets particuliers qui occupaient l'attention de Laurent et de ses amis dans leurs entrevues au couvent de San-Gallo, des détails qu'il tenait de la bouche de Mariano lui-même. L'existence et les attributs de la Divinité, la probabilité et la nécessité morale d'un état futur, étaient les objets favoris des discours de Laurent. Il exprimait d'une manière très-positive son opinion sur ce point: «Celui, disait-il, qui n'a pas l'espoir d'une autre vie est mort même dès celle-ci.»
XIV
Un autre religieux d'un caractère enthousiaste, fanatique et populaire à la fois, véritable Masaniello du cloître, Savonarole, avait conquis en ce temps-là l'oreille de Florence. Laurent, trompé sur son mérite, l'avait appelé de Ferrare, sa patrie, à Florence. Il se fit tribun, au lieu de rester prédicateur. Laurent n'osa pas se compromettre avec l'Église, alors toute-puissante, en le réprimant. Il alla l'entendre et affecta de l'écouter avec respect. Toutes les fois que Laurent allait dans les jardins de son monastère, Savonarole se retirait par un respect religieux ou par une pudeur monastique. Ses invectives dans la chaire contre Laurent respiraient la haine et l'envie. C'était un des caractères les plus pervers et les plus ambigus qu'on pût haïr. Le peuple, qu'il excitait par son talent, lui attribuait la sainteté qui n'était que l'hypocrisie. Tartufe, tribun et fou, c'était la vraie définition de Savonarole. Il prêchait non des crimes, mais la haine qui produit tous les crimes. Nous avons connu, de nos jours, des hommes ainsi composés pour le peuple. Le peuple, trompé, les suivait à l'autel et à l'échafaud. Il adorait ce vague déclamateur d'illusions qui recevait ses rêves comme des révélations célestes. On le vit plus tard porter le défi au feu lui-même, et jurer qu'il n'oserait pas le consumer; puis, retirer son défi et demander pour l'accomplir qu'il consumât son Dieu avec lui; puis victime de ses honteuses tergiversations, périr sous la vengeance du peuple qu'il avait fasciné.
XV
La femme de Laurent, Clarisse Orsini, mère vertueuse de ses fils, charme de sa vie, mourut alors, en 1488. Sa mélancolie redoubla; la solitude du cœur, à un certain âge, est la mort anticipée. Il s'y prépara.
Mais son ennemi acharné, le neveu du pape, Riario, périt avant lui. Il avait épousé une sœur de Galéas Visconti, duc de Milan. Son déréglement de vie excita contre lui la haine des troupes. Trois assassins conjurés pénétrèrent dans la salle où il soupait: le premier le blessa au visage; il se jeta sous la table; le second l'y perça de son épée; il se releva encore pour s'enfuir par la porte; le troisième l'en empêcha par un dernier coup mortel. Les gardes ne parurent pas. On le dépouilla et on lança son cadavre par la fenêtre. Toute la ville applaudit à ce meurtre, hormis un corps de troupes enfermées dans la citadelle. Catherine obtint du peuple la permission d'aller parler aux troupes. Elle ne leur parla que pour les affermir dans la révolte. Le peuple, irrité, vint au pied des remparts pour l'outrager de paroles et pour menacer de mort ses enfants. «Frappez-les! s'écrie cette femme énergique en montrant son sein à la multitude; il me reste des sens capables d'en avoir d'autres.» On vint à son secours, et sa générosité courageuse sauva sa patrie et ses jeunes fils.
XVI
Faenza, ville et principauté voisine de Florence, vit à peu près en même temps un crime encore plus atroce. Laurent de Médicis avait fait conclure un mariage entre la belle Francesca, fille de Jean de Bentivoglio, et Galeotto Manfredi, prince de Faenza. Un jour, qu'elle écoutait furtivement un entretien secret de son mari avec son astrologue confident, elle découvrit que le prince, déjà soupçonné d'infidélité conjugale, conspirait, en outre, contre la vie de son propre père Bentivoglio. Manfredi, auquel elle ne put cacher son indignation, répondit à ses reproches par des sévices et des coups; Bentivoglio, informé par sa fille de ces outrages, vint enlever violemment Francesca et son fils à la violence de son gendre et les ramena à Bologne. Une réconciliation fardée réunit de nouveau les deux époux. Laurent s'y employa, comme il s'était employé au mariage. Mais, soit vengeance, soit nouvelle jalousie, Francesca résolut de se délivrer de son époux. Elle feignit une maladie et fit prier Manfredi de venir dans sa chambre. Quatre assassins cachés sous le lit de Francesca se précipitèrent sur lui pour l'immoler; sa vigueur corporelle allait en triompher, quand l'épouse, inquiète et furieuse, s'élança de son lit, et saisissant une épée en perça elle-même le cœur de son mari. Laurent partagea l'indignation de l'Italie contre ce crime; mais il intervint cependant pour Francesca auprès des citoyens de Forli, et obtint du pape l'absolution de l'épouse coupable et de ses complices.
Bentivoglio fit valoir auprès de Laurent l'excuse, naïvement féroce: que, d'ailleurs, il destinait à sa fille un autre époux.
XVII
Les Médicis avaient la fortune de coïncider, en Toscane, avec la renaissance des lettres à laquelle ils avaient immensément concouru. Les arts les suivirent; les plus grands noms dans la sculpture, la peinture, la gravure des pierres précieuses, l'architecture faisaient de Florence, de Rome, de Venise l'atelier de l'Europe. La Grèce se sentait égalée et souvent surpassée. Cimabue, Giotto, à qui Laurent dédia un buste un siècle après sa mort; Mazaccio, Philippo Lippi, à qui il fit élever un monument dans sa patrie Spoleto; Guirlandaio, à qui il confia son portrait à faire, étaient autant de clients de cette famille. Nicolo Pisani, Guiberti Donatello et plusieurs autres se disputaient leur faveur. Leurs amis les plus dévoués, tels que Poggio, partageaient leur goût.
On en trouve un exemple encore plus frappant dans le zèle avec lequel Poggio poursuivait cet objet, dans une lettre de lui à un religieux nommé Francesco de Pistoie, qui avait parcouru la Grèce pour y recueillir des antiques. «Par votre lettre de Chio, lui dit-il, j'apprends que vous vous êtes procuré pour moi trois bustes, un de Minerve, un autre de Jupiter et le troisième de Bacchus. Cette lettre me fait le plus grand plaisir, car j'aime les morceaux de sculpture au delà de toute expression; je ne saurais me lasser d'admirer l'habileté d'un artiste qui sait travailler le marbre au point d'imiter la nature elle-même.
«Croyez-moi, mon ami, vous ne pouvez pas me faire de plus grand plaisir que de revenir chargé de pareils ouvrages, qui comblent délicieusement tous mes souhaits. Les hommes sont sujets à différentes manies: la mienne est une admiration profonde pour les productions des grands sculpteurs, et peut-être en suis-je possédé plus qu'il ne convient à un homme qui peut avoir quelque prétention à la science. La nature elle-même est, sans doute, toujours supérieure à ces imitations; cependant on est excusable d'admirer un art qui sait donner à la matière morte tant de vie et d'expression, qu'il semble qu'il ne faudrait que le souffle pour l'animer. Appliquez-vous donc, je vous en conjure, à obtenir, soit par des prières, soit à prix d'argent, tout ce que vous pourrez trouver qui ait quelque mérite: si vous pouvez vous procurer une figure entière, triumphatum est!»
FIN DU CXLVIIIe ENTRETIEN
Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43
CXLIXe ENTRETIEN
DE LA MONARCHIE LITTÉRAIRE & ARTISTIQUE
OU
LES MÉDICIS
(SUITE)
I
La découverte d'un beau buste grec de Platon fut un événement pour l'âme platonique de Laurent. Ses jardins rappellent ceux d'Académus à Athènes. Michel-Ange enfant y eut le berceau de son génie. Son maître, le peintre Ghirlandaio, obtint pour lui de Laurent la permission d'aller dans ses jardins étudier les beaux vestiges d'art qui arrivaient de Grèce. Laurent s'attacha à cet enfant, lui ouvrit sa maison, le reçut à sa table avec ses propres enfants. Il pourvut, par une pension, aux besoins de son père. C'est là que, jusqu'à la mort de son protecteur, Michel-Ange connut tous les hommes remarquables de la Toscane et de l'Italie. Politien le devina et l'aima par analogie de génie. «Donnez-lui une bonne chambre dans le palais de Laurent,» écrit-il à ceux qui en disposent sous ses ordres. Le sculpteur devint ainsi peintre, poëte, architecte. Homme aussi grand qu'universel, il fit partie de la grandeur et de la gloire des Médicis: un grand homme féconde un grand siècle. Michel-Ange répandit son génie sur la Toscane et sur Rome, il égala l'antiquité sans l'imiter. La nature, en même temps, lui créa dans Raphaël d'Urbin un émule et un rival; ils s'admirèrent l'un l'autre en sentiment et ne se confondirent que dans la double immortalité qu'ils répandaient sur leur pays. Les Médicis les protégèrent, l'un le mérite, l'autre la popularité.
II
La mort, cependant, s'approchait de Laurent; il l'accueillait avec la même philosophique résignation qu'avait montrée Côme, son père. Il s'entourait, à Careggi, de la nature, de la solitude et de ses amis. Ses ennemis même venaient assister à ce spectacle. Le fourbe et fanatique Savonarole, qui voulait prendre pied sur un cadavre pour se montrer plus dévoué au peuple, osa troubler son agonie en venant lui offrir sa bénédiction dans des termes qui semblaient révoquer en doute sa foi chrétienne; il l'interrogea sur ses sentiments. Mais, lui ayant demandé s'il avait la résolution de remettre au peuple toscan la liberté anarchique dont il jouissait avant lui, Laurent ne daigna pas répondre. Savonarole alors se retira sans lui avoir donné sa bénédiction. L'homme d'État ne voulut pas mentir; l'homme d'Église ne voulut pas pardonner.
III
Politien ne le quitta plus; il fit venir à son insu un célèbre médecin de Ferrare, Lazaro de Ticino; il en attendait un miracle. Lazaro fit dissoudre des perles et des diamants qui ne firent qu'accroître le mal. Laurent fit approcher alors Pierre, son fils et son héritier, et lui parla longtemps des intérêts de la république et de sa famille.
«Je ne doute point, lui dit Laurent, que vous ne jouissiez, après moi, d'autant de crédit et d'autorité dans l'État que j'en ai eu moi-même; mais, comme la république, bien qu'elle ne forme qu'un seul corps, est composée d'un grand nombre de têtes, vous devez vous attendre qu'il ne vous sera pas possible de vous conduire, en toute occasion, de manière à obtenir l'approbation de chaque individu. Ressouvenez-vous donc de vous conformer toujours et dans tous les cas aux décisions de la plus stricte équité, et de consulter les intérêts du grand nombre plutôt que la satisfaction d'une portion des citoyens.»
IV
Il prit ensuite la main de Politien et la serra dans les siennes. Politien ne put retenir ses sanglots et se retira dans la chambre voisine pour cacher ses larmes. Celui qui avait chanté Dieu comme poëte le pria comme mourant. Il expira doucement, dans le silence et dans la contemplation des grandeurs et des volontés du Tout-Puissant. Il pressa, jusqu'au dernier soupir, sur ses lèvres le crucifix précieux qu'on lui avait apporté. Le nouveau Périclès venait de manquer, jeune encore, à la nouvelle Athènes. Il laissait après lui l'ordre au dedans, la paix au dehors; il n'avait combattu que pour la rétablir ou pour la maintenir partout. Pas une goutte de sang ne pesait sur son âme; il s'était borné à être ce qu'avait été son père, un grand citoyen. Sa modération était son titre à son pouvoir tout volontaire et tout électif. C'était le pouvoir de tous dans un seul.
V
C'était le 8 avril 1492; le désespoir saisit ses concitoyens. Son médecin courut consterné à la ville et se précipita dans un puits du faubourg. «Jamais personne, dit Machiavel à la fin de son Histoire, ni en Italie ni ailleurs, ne mourut avec une telle réputation de sagesse et de prudence, et ne causa un plus grand deuil à sa patrie; et comme sa mort devait entraîner de grandes ruines, de grands signes l'annoncèrent au monde.»
Il fut transporté sans pompe, mais non sans unanime douleur, à San Lorenzo, tombeau de sa famille. Michel-Ange décora plus tard ces sépulcres où manqua celui de Laurent. «Ce grand homme, s'écria le roi de Naples en apprenant sa fin, a vécu assez pour sa gloire, pas assez pour le bonheur de l'Italie. Plaise au ciel que l'ambition ne trame pas après lui des projets qu'elle n'aurait pas osé concevoir pendant qu'il vivait!»
VI
Son second fils, Jean de Médicis, écrivit de Rome à Pierre de Médicis, qui héritait de sa place et de son influence: «De quoi puis-je aujourd'hui t'entretenir, si ce n'est de ma douleur? car, en songeant à la perte que nous avons éprouvée par la mort de notre père, je suis bien plus disposé à verser des larmes qu'à parler de mes peines. Quel père, hélas! Jamais il n'en fut de plus tendre; tout le prouve et l'atteste: il n'est donc pas surprenant que je me plaigne, que je verse des pleurs, que je ne puisse goûter aucun repos. Si quelque chose au moins peut alléger ma douleur, c'est que tu me restes, ô mon frère, toi que j'honorerai toujours comme le père que j'ai perdu: tu commanderas, et je me ferai un devoir de t'obéir; tes ordres me feront toujours un plaisir inexprimable: éprouve-moi, commande, je n'hésiterai pas un instant. Je t'en conjure cependant, mon cher Pierre, fais en sorte d'être envers tout le monde, et surtout envers les tiens, tel que je le désire, bon, doux, affable, généreux: qualités par lesquelles il n'est rien qu'on n'obtienne et qu'on ne puisse conserver. Si je te fais ces représentations, ce n'est pas que je me défie de toi, mais c'est que mon devoir m'y oblige. Beaucoup de choses me soutiennent et me consolent; le concours de ceux qui pleurent avec nous notre perte, la douleur générale qui se manifeste dans toute la ville, le deuil public, et beaucoup d'autres considérations de cette nature, propres à adoucir en grande partie notre chagrin: mais ce qui me console le plus, c'est de t'avoir; c'est d'avoir un frère en qui j'ai plus de confiance et d'espoir que je ne le saurais dire. On n'a point entretenu Sa Sainteté sur l'objet dont tu avais recommandé qu'on lui parlât, parce que ce parti a paru plus sage; on prendra une autre voie, comme tu le verras par les lettres des ambassadeurs: je crois que l'on trouvera un moyen plus commode et plus facile, dont tu seras content; du moins je l'espère. Adieu. Ma santé est bonne autant qu'elle peut l'être.
«De Rome, ce 12 avril 1492.»
VII
Pierre avait la puissance, mais non la prudence de Laurent. L'Italie recommença à s'agiter; la main qui en tenait la balance s'était éteinte. Le roi de France, Charles, descendit à Milan, à la requête de Sforza, pour aller conquérir le royaume de Naples. Il attaqua Sarzana, forteresse florentine, en passant. Pierre, pour imiter gauchement Laurent, alla au-devant de Charles, commença à négocier, finit par supplier et par lui remettre lâchement Sarzana, Pietra Santa, Livourne, honneur et force de Florence. Les citoyens humiliés de la Toscane le contraignirent à se réfugier à Venise. Les Français entrèrent à Florence et dévastèrent les magnifiques monuments de Laurent. Pic de la Mirandole et Politien ne survécurent pas à leur ami. Ce dernier composa une élégie si pathétique sur la mort de Laurent, que sa raison s'égara et qu'il mourut à la fin de la seconde strophe:
«Oh! qui pourra prêter à mes yeux une source intarissable de larmes? La nuit, je verserai des pleurs; le jour, j'en veux répandre encore. Ainsi le tendre ramier, séparé de sa fidèle colombe, le cygne près d'expirer, le rossignol privé de ses petits, exhalent leurs douleurs en gémissements plaintifs. Ah! malheureux! malheureux! Ô douleur! ô douleur!—Le voilà gisant dans la poussière, et frappé par la foudre redoutable, ce laurier naguère la gloire de nos campagnes, cher à la troupe sacrée des Muses, aux chœurs des nymphes. Hélas! sous son ombre propice, la lyre de Phœbus rendait des sons plus touchants, la voix du poëte se modulait en accents plus remplis de charme. Désormais, un morne silence règne autour de lui; tout est sourd à nos plaintes.—Oh! donnez à mes yeux une source intarissable de larmes!... Etc.»
On calomnia jusqu'à sa douleur, en attribuant ces strophes, dont Politien mourut, aux regrets amoureux que lui inspira la mort d'un jeune Grec, son élève.
Le cardinal Bembo chanta sa mort et l'attribua à sa véritable cause, le désespoir de la mort de Laurent de Médicis. Il fut enseveli, selon ses désirs, dans l'église du couvent de Saint-Marc. Depuis les anciens, le monde n'avait pas entendu de pareils accents.
VIII
Savonarole profita de l'exil de Pierre pour incendier la populace de ses féroces déclamations. Un accès de démence parut avoir saisi le peuple et les moines. Vingt des principaux citoyens de Florence furent décapités par les ordres de Savonarole: théocratie gouvernée par des tribuns insensés. Quand on lit l'histoire authentique de ces temps, on s'étonne de voir de nos jours traiter de prophète ce moine furieux: il périt enfin, couvert de honte, dans le feu qu'il avait allumé. Sa fourberie reçut sa récompense.
IX
Pierre de Médicis s'allia à la France contre l'Espagne; il périt, après un exil de dix ans, dans un bateau surchargé de combattants, à la bataille de Garigliano; il avait cru sa fortune indestructible, il avait aspiré au despotisme. Peu de jours avant sa mort, il avait été réduit à demander à sa patrie la grâce d'un tombeau. Le cardinal Jean de Médicis se retira de Rome en France; après la bataille de Ravenne, il rentra à Rome et s'étudia à capter les Florentins. Soderini gouvernait alors Florence sous le titre de gonfalonier décennal. Les amis de sa famille renversèrent Soderini, et réhabilitèrent les Médicis. Le cardinal, leur chef, y fut rappelé et accueilli. À peine rapatrié, le conclave le rappela à Rome; il y fut nommé pape, à trente-sept ans, sous le nom de Léon X, qu'il immortalisa par les mêmes faveurs qui avaient valu à sa maison le sceptre moral de la Toscane. Il amnistia tous ses ennemis, et rappela Soderini à Rome; il plaça les fils et les filles de Laurent dans toutes les grandes familles royales de l'Italie et de l'Europe; il donna son nom à son siècle, et il mérita cette gloire. Ce fut le point culminant de l'Église romaine; Michel-Ange et Raphaël en furent les architectes, les praticiens et les peintres. La foi fournissait les trésors. Les trésors nécessitent la vente des indulgences; la simonie corrompit Rome. Luther insurgea l'Allemagne; l'unité se rompit sous le poids de l'or mal acquis; mais le génie de Léon X régnait toujours. Rome, comme capitale des lettres et des arts, régit l'Italie avec le génie de Laurent de Médicis. Elle égala, si elle ne surpassa pas, l'époque d'Auguste. Sa libéralité ne distingua pas entre Rome et Florence; il se fit une clientèle morale partout. Julien de Médicis, dernier fils de Laurent, fut nommé duc de Nemours par François Ier. Michel-Ange, dans la fameuse chapelle de San Lorenzo, lui construisit son sépulcre, à jamais célèbre: les statues de la Nuit et du Jour y représentent l'éternelle vicissitude des événements et la brièveté de la gloire. Julien n'avait point eu d'enfants de Philiberte de Savoie, qu'il avait épousée. Il ne laissa qu'un fils illégitime, qui fut le célèbre cardinal Hippolyte de Médicis.
X
Le descendant de Laurent par Lucrezia Salviati, sa fille, reprit le nom vénéré de Côme et le titre de grand-duc. Alexandre de Médicis fut nommé doge de la république par l'influence du pape Clément VII, Médicis lui-même. Alexandre n'était point méchant, mais ses mœurs étaient dépravées par l'amour; il fit de Florence le sérail de ses plaisirs; il corrompait ou séduisait les femmes ou les filles des plus illustres maisons de la capitale. Ce vice le perdit.
XI
Il y avait alors à Florence un jeune homme de la famille des Médicis nommé Lorenzino, en souvenir de Laurent. La petitesse de sa taille et la gentillesse apparente de son humeur lui avaient valu ce nom familier. Il avait longtemps habité Rome sous la protection du pape et sous le patronage de sa parenté avec les grandes familles de Florence. Quand Alexandre avait pris le titre de doge et affecté le despotisme, Lorenzino était venu à sa cour et avait conquis, par mille flatteries et par de honteux services, la confiance d'Alexandre. Il s'était fait le ministre de ses plaisirs secrets, le complaisant de ses débauches. Mais, soit conception, fort voilée sous une apparente complicité imitée de la folie de Brutus, soit tentation soudaine d'un crime mémorable, née en lui de la facilité et de l'occasion, il avait résolu d'être le meurtrier de son ami et le libérateur de sa patrie. Il faisait cependant des allusions obscures à la pensée qui le dominait en présence d'Alexandre lui-même. Benvenuto Cellini raconte qu'étant entré un jour au palais en montrant son portrait gravé au duc, il le trouva indisposé et couché sur le même lit que son cousin, et qu'ayant demandé à Lorenzino s'il ne consentirait pas à lui donner le sujet d'un revers de sa médaille, celui-ci lui avait répondu avec enjouement «qu'il fût tranquille et qu'en ce moment même il pensait à lui en fournir un digne de la gloire d'Alexandre, et qui étonnerait le monde.» Alexandre se tourna avec un sourire de pitié dédaigneuse sur son lit et se rendormit. La plaisanterie devint bientôt tragique.
XII
Alexandre poursuivait de ses assiduités une jeune femme vertueuse de Florence, épouse de Ginori, d'une des familles les plus considérables de la Toscane. Il venait d'envoyer son mari à Naples, comme ambassadeur, espérant ainsi éloigner sa surveillance; Lorenzino, feignant de presser la jeune dame de consentir aux désirs du duc, affecte enfin d'avoir reçu une réponse favorable et de la transmettre au prince. Il lui assigna une entrevue chez lui, dans une maison peu éloignée du palais, et fit préparer un appartement pour les deux amants. Il avait préalablement enrôlé dans le complot un de ces hommes d'action qui ne reculent devant aucun crime, pourvu qu'il leur présente des espérances indéfinies de salaire et de faveur. Cet homme, dont le nom vulgaire attestait la vileté de son métier, se nommait Scoroncocolo. L'instrument était ignoble comme le crime.
XIII
La nuit, à l'heure convenue, Alexandre, ayant couvert d'un masque son visage, suivit Lorenzino et entra furtivement dans sa maison, en apparence déserte. Après quelques badinages, il se coucha sur le lit de son cousin pour attendre l'arrivée de la jeune femme. Lorenzino, qui s'était évadé comme pour la recevoir et la conduire, plaça Scoroncocolo dans une antichambre d'où il pût venir à son aide au bruit de la lutte; puis, étant rentré dans la chambre et croyant Alexandre endormi, il lui demanda à voix basse s'il dormait déjà, et, s'approchant du lit, il lui perça la poitrine de son épée. Le duc, qui n'était que blessé, se précipite, pour s'évader, vers la porte.
Scoroncocolo l'empêcha de franchir le seuil et lui porta un coup de son poignard au visage. Lorenzino, le saisissant par le milieu du corps, le fit retomber sur le lit. Alexandre, dans l'étreinte, mordit le doigt de Lorenzino avec tant de fureur que Scoroncocolo, craignant de blesser son complice en le secourant, saisit son couteau et égorgea le prince; il n'apprit qu'alors que c'était le grand-duc qu'il venait de tuer; il resta anéanti de son crime et de son danger. Lorenzino lui dit que ce n'était pas l'heure de délibérer et qu'ils n'avaient que l'un de ces deux partis à prendre pour leur salut: ou sortir le poignard sanglant à la main et appeler le peuple à la liberté; ou s'évader pendant que le forfait était ignoré encore et aller rejoindre les émigrés. Ils s'arrêtèrent à ce dernier parti comme au plus sûr, franchirent la maison, qui ne renfermait plus qu'un cadavre, sautèrent à cheval et coururent vers Bologne.
XIV
Les émigrés, à la tête desquels était Philippe Strozzi, tentèrent de surprendre Florence dans le tumulte qui éclata quand on eut découvert l'horrible fin du duc. Philippe, fait prisonnier et gardé un an dans les cachots de Castille, mourut en Romain, en se frappant, comme Caton, de sa propre main. Côme II accourut et reçut l'empire sous le titre de chef de la république. Lorenzino se sauva jusqu'à Constantinople, revint ensuite à Venise, y vécut onze ans et mourut assassiné par deux soldats florentins, laissant une renommée équivoque entre l'héroïsme et la folie, juste punition d'un forfait plus semblable à un caprice qu'à une pensée.
Tout fut monarchie à Florence, excepté le nom.
XV
Les rois de l'Europe s'empressèrent de rechercher en mariage les filles de cette illustre maison, qui commença la dynastie par les alliances. Catherine de Médicis et Marie de Médicis régnèrent en France; l'Italie poétique et artistique émigra avec elles, les arts les suivirent; elles bâtirent le Louvre et le charmant château des Tuileries; leur règne fut le règne de quelques vices et de beaucoup de génie. C'est par elles que la France toucha à l'Italie et à la Grèce. Puis vint Louis XIV, qui lui rendit le caractère fanatique et somptueux de la Gaule et de l'Espagne. La littérature fleurit; mais après les Valois, les arts déclinèrent, l'influence des Médicis, excepté en Toscane, périt avec eux.
XVI
En remontant le cours des siècles, on ne trouve pas un autre exemple d'une monarchie entièrement fondée par le commerce, la fortune et l'estime que les simples vertus des citoyens étalèrent dans leur pays. Ils acquirent la richesse, mais ils ne la conquirent par aucune violence: leur or leur donna une clientèle, mais ne corrompit pas l'esprit public; ce fut la monarchie de la civilisation, la dynastie des familles.
Aussi ne trouve-t-on pas dans l'histoire une famille de simples citoyens offrant l'hérédité du mérite, du travail et des vertus continues, et rassemblés avec des qualités présentes diverses, tels que Côme Ier, Laurent, Julien et Côme II, chacun ajoutant un échelon de plus à la grandeur des autres. Ajoutons-y Léon X, plus Toscan et plus Médicis encore que pontife. L'Église ajouta sous ces deux papes sa puissance réelle et respective à l'influence des Médicis; les cours de France et d'Espagne y ajoutèrent leurs armes; estime, vénération, politique se réunirent aussi pour les consacrer, mais ce furent les lettres qui leur donnèrent l'empire. Leur supériorité fut toute morale, ce fut l'aristocratie de la littérature. Il faut toujours qu'on la retrouve quelque part, ou dans l'esprit, ou dans le trésor, ou dans le bras. Le genre humain n'est point de niveau, Dieu ne l'a point fait ainsi; la démocratie absolue est une chimère, l'égalité est une utopie. Robespierre ne la maintint que par le glaive; Platon, que par des rêves qui trompent les hommes en les séduisant; l'un est un bourreau, l'autre un sophiste; ni l'un ni l'autre ne fut un homme d'État. Jean-Jacques Rousseau ne fut qu'un écrivain chimérique, rédigeant bien des phrases, incapable de rédiger une loi. Il faut que, dans la démocratie même, l'autorité soit quelque part, sans quoi tout s'écroule. La supériorité n'est point un abus, c'est une loi de Dieu, volontaire et mobile dans la démocratie, immobile et tyrannique dans la monarchie absolue. Dans le siècle des Médicis, la supériorité fut dans la force qui civilise les hommes. C'est cette force qui les fit rois: leur supériorité s'élève naturellement comme une végétation du sol et de la mer. On les voyait grandir, on ne les sentait pas opprimer.
XVII
L'esprit humain, ébranlé par les grandes catastrophes de l'Orient et par la ruine des ruines de la Grèce à Athènes et à Constantinople, avait la passion de se reconstruire de ses propres débris; c'était ce qu'on appelle une renaissance. La passion universelle poussait les hommes vers cette reconstruction d'une humanité transcendante. Un Platon, un savant grec, un livre étaient une victoire sur la nuit. C'était une illusion, si vous voulez, mais de temps en temps l'humanité est saisie d'une de ces manies générales qui deviennent la passion du moment; la plus populaire est celle qui la sert le mieux.
Les Médicis, bourgeois de Toscane, ayant acquis de grandes richesses, les consacrèrent à seconder et à semer cette passion à Florence, à Naples, à Venise; ils devinrent ainsi les apôtres de la renaissance, Évangile nouveau qui s'associait bien avec l'Évangile romain. Nul ne les égalant en zèle, nul ne pouvait les égaler en moyens; leurs navires couvraient toutes les mers pour opérer le sauvetage du vieux monde et le rapporter à l'ancien monde italien. Nous avons vu il y a quelques années, en France et en Angleterre, une illusion aussi généreuse s'emparer de tous les esprits pour ressusciter la Grèce, qui ne pouvait être ressuscitée, car on ne ressuscite pas les nations; mais on l'espérait, l'espérance fut du fanatisme. Cependant, les Médicis ramenaient quelque chose de réel en Italie, une langue, des marbres, des manuscrits, des savants, des traductions, des modèles, mais nous ne rapportions rien que des songes. Aussi nous ne faisions que ranimer des illusions. Les Médicis fondèrent un nom immortel et presque un empire; ils étaient, par le hasard de leur opulence et par le hasard de leur mérite, ceux de tous les citoyens du moment qui pouvaient le mieux se consacrer à l'idée en vogue: le rajeunissement de l'esprit humain. Ils n'étaient point guerriers, ils ne voulaient point l'être; leur pays natal était trop étroit pour les porter à la grande ambition des conquêtes; les Apennins d'un côté, Rome inviolable de l'autre faisaient de la Toscane une avendie, un rien; ils le comprirent et n'eurent que l'ambition pastorale et pacifique d'une famille de patriarches.
XVIII
La nature aussi les servit bien: leurs premiers ancêtres furent des hommes spéciaux et obscurs, qui s'élevèrent à la grande richesse par le commerce, qui n'offense personne et qui égalise tout le monde. Quand ils commencèrent à primer en Toscane, ils ne primèrent que par la démocratie, à laquelle ils furent utiles. Ils ne tenaient pas aux grandes résistances militaires du moyen âge, ils aidaient seulement le peuple à payer ces bandes de condottieri qu'on louait pour se défendre, et qui méprisaient ceux qui les payaient. La guerre achevée, ils les congédiaient, et la république restait libre. Lisez Machiavel et son Borgia: Borgia, tant de fois vainqueur en Italie, alla finir sa carrière d'aventurier au siége d'une bicoque en Espagne. Les Médicis ne voulaient ni de cette gloire soldée, ni de ces chutes honteuses; ils préféraient leur rôle civique et leur croissance régulière par l'estime publique dans un pays prospère et libre. Leur argent négociait pour eux, et ils prêtèrent plus d'une fois des sommes considérables au roi de Naples, à l'Espagne, à l'Angleterre, à la France, pour équilibrer le monde et pour se faire des clients des rois.
XIX
Quand enfin l'attention du monde se fut portée sur leur puissance, ils n'affectèrent point de prétentions orgueilleuses sur leurs concitoyens. Côme Ier fut le plus modeste des hommes; sa seule ambition fut de se confondre tellement avec la république, qu'on ne put le distinguer que par ses services et par ses vertus des meilleurs d'entre les Florentins. La fréquentation des hommes littéraires, l'accueil fait aux étrangers illustres de la Grèce, l'hospitalité européenne, la protection des lettres antiques, la fondation des académies, la gloire de son immense commerce, la culture utile de ses domaines rustiques à Careggi et ailleurs le rendaient l'égal des paysans toscans comme des princes de l'Europe. Sa vie fut celle d'un philosophe, sa mort fut celle d'un chrétien. Ses enfants furent des fils de la république; il partagea entre eux son âme et ses richesses. Il n'avait excité l'envie de personne, il mourait avec l'amitié de tous.
XX
Laurent hérita de toutes ses qualités, et il avait de plus cette vertu grandiose des hommes d'État qu'on appelle la magnificence et qui donne aux peuples le pressentiment de la souveraineté. On le sacra du nom populaire de Laurent le Magnifique, mais c'était lui-même qui s'était sacré de ce titre; il ne prit de l'autorité populaire que le soin de faire les honneurs de sa patrie; il en accomplit les devoirs avec héroïsme dans son voyage téméraire auprès du roi de Naples; il en rapporta la paix à Florence.
Le pape le haïssait et forma la conspiration mortelle des Pazzi ou des aristocrates contre lui. Il y perdit le plus séduisant des hommes, Julien, frappé à côté de lui sur les marches de l'autel. Ce danger et cette mort lui valurent l'enthousiasme du peuple; la nation vit qu'il fallait aimer celui que les grands et les étrangers voulaient perdre. On le délivra malgré lui de ses implacables ennemis; de ce jour il régna sans titres, mais avec quelle prudence et quelle modestie! On peut dire qu'il reçut l'investiture de ses vertus, et n'exerça d'autre dictature que celle de ses bienfaits; il n'employa sa puissance qu'à maintenir la paix partout en Italie. Il fut philosophe et poëte sur le trône. Quand il mourut, Florence était libre, la Toscane prospère, l'Italie pacifique, l'Europe édifiée de ses vertus; il fallait ou reconnaître son ascendant ou se déclarer le peuple le plus ingrat de la terre.
Son successeur, Pierre de Médicis, renouvela les troubles par son inhabile témérité. Il goûta de l'exil, et ses partisans émigrés ne rentrèrent que par la violence. Côme II fut forcé de régner, et régna avec un titre plus absolu, mais sur les principes de Laurent. La république fut anéantie, mais la Toscane appartint aux Médicis.
Le gouvernement doux et fraternel de cette maison déclina, comme toutes les choses humaines, et finit par devenir un fief impérial de la maison d'Autriche, une espèce de noviciat du trône impérial, où les héritiers présomptifs de l'empire s'exerçaient à régner. Joseph II, Léopold, influencés par la douceur traditionnelle du gouvernement des Médicis, y régnèrent par des lois de Platon. Le dernier grand-duc, chassé par les Piémontais, était un souverain digne du nom des Médicis. On n'a pas pu trouver un prétexte pour détrôner sa modération et sa vertu; il aurait été le type d'un gouvernement fédéral en Italie. Il subit son exil jusqu'à ce que le roi de l'Italie, unitaire contre la nature et l'histoire, transporte son trône ambulant de capitale en capitale pour trouver une bonne place sur la terre des Romains; il y détrône un pontife désarmé, sans soldats et sans peuple, vainqueur par les armes françaises, d'une théocratie qui ne devait être remplacée que par la liberté de Dieu sur la terre.
XXI
La mort de Laurent le Magnifique, admirablement et pathétiquement racontée par Politien, son ami, résume sa vie. Nous vous traduisons cette lettre, qui fit pleurer l'Italie et qui est écrite pour faire pleurer la France. La voici:
Ange Politien a Jacobsons, antiquaire S. D.
«Ordinairement, quand on est un peu en retard pour répondre aux lettres de ses amis, on donne pour excuse de grandes occupations: quant à moi, si j'ai un peu trop tardé à vous écrire, je ne veux pas tant mettre ma faute sur le compte de mes occupations, quoiqu'elles ne m'aient pas manqué, que sur le chagrin bien amer de la perte de cet homme sous le patronage duquel j'étais naguère si heureux de me trouver, avec tous ceux qui font profession de littérature ou avec tous les gens de lettres. Maintenant que nous n'avons plus celui qui fut le premier auteur d'un travail d'érudit, mon ardeur à écrire s'éteint, et je n'ai presque plus ce grand bonheur que me donnait l'étude des anciens; cependant, si vous avez un si vif désir de connaître mon malheur, et comment s'est montré ce grand homme dans les derniers actes de sa vie, bien que je sois empêché par mes larmes, et que mon esprit recule même devant un souvenir qui doit renouveler ma douleur, je cède cependant à vos si vives et si honnêtes instances; et je ne veux pas manquer à l'amitié qui nous unit. Je me trouverais par trop impoli et inhumain, si j'osais vous refuser quoi que ce fût sur un homme de cette trempe et qui m'a tant aimé.
«Au reste, puisque ce que vous me demandez est d'une telle nature, qu'il est bien plus facile de la sentir en silence au fond de l'âme que de l'exprimer par des paroles, je vous obéis, à cette condition que je ne vous promets pas ce que je ne puis tenir, et que j'ai de bons motifs pour ne pas vous refuser.
«Pendant deux mois, Laurent de Médicis avait été tourmenté par ces douleurs qu'on appelle hypocondriaques, parce qu'elles s'attachent aux cartilages des viscères. Quoique ces douleurs, par leur violence, ne tuent personne, elles passent cependant, et à bon droit, pour les plus insupportables, parce qu'elles sont les plus poignantes. Dans Laurent, est-ce fatalité, ou ignorance et incurie des médecins? pendant le traitement pour ses douleurs, une fièvre se déclara, et la plus perfide de toutes; elle se glissa peu à peu, et finit par envahir non pas seulement, comme il arrive souvent, les artères et les veines, mais les membres, les viscères, les nerfs, les os et leur moelle.—Subtile, latente et d'abord peu sensible, elle se montra bientôt ouvertement; comme elle n'avait pas été traitée avec les soins et la promptitude qu'elle réclamait, elle affaiblit et abattit tellement le malade, que non-seulement ses forces, mais son corps lui-même semblaient se fondre: c'est pourquoi la veille du jour où il paya son tribut à la nature, malade et couché dans la villa Careggi, il fut tellement frappé tout à coup, qu'il ne laissa aucun espoir de salut. Avec sa prévoyance, il comprit son état et n'eut rien de plus à cœur que d'appeler le médecin de l'âme, pour lui faire, en vrai chrétien, la confession générale des manquements et des fautes de toute sa vie. J'ai presque entendu dire à ce digne prêtre, qui fut ensuite si admirable, qu'il n'avait jamais rien vu de plus grand, de plus incroyable que la constance et l'imperturbabilité de Laurent en face de la mort, sa mémoire de son passé, sa façon de disposer les choses présentes, et le soin si sage, si religieux qu'il montra dans sa prévoyance de l'avenir. Vers minuit, il reposait et méditait, lorsqu'on lui annonça la présence du prêtre avec le saint sacrement. Se secouant aussitôt, il s'écria: «Loin, bien loin de ma pensée de souffrir que mon Jésus qui m'a créé et qui m'a racheté vienne jusqu'à mon lit. Vite, vite, ôtez-moi d'ici pour que j'aille au-devant de mon Seigneur.» Ce disant, il se soulève autant qu'il le peut, et par la vigueur de son âme soutenant son corps, il s'avance entre les mains de ses familiers et va au-devant du vieillard jusqu'à son vestibule, et là, se traînant à ses genoux, suppliant et en larmes: «Mon doux Jésus, dit-il, vous daignez visiter le plus mauvais de vos serviteurs! que dis-je, serviteur? ennemi, devrais-je dire, et certes, le plus ingrat, lui qui, comblé par vous de tant de bienfaits, fut si peu docile à votre parole et qui offensa tant de fois votre majesté! Par cet amour qui vous fait embrasser tout le genre humain, qui vous a fait descendre du ciel et revêtir notre humanité nue, qui vous a fait souffrir la faim, la soif, le froid, la chaleur, le labeur, les moqueries, le mépris, les coups, la flagellation, la mort enfin sur une croix; par cet excès d'amour, ô mon Sauveur Jésus, je vous supplie et vous conjure de détourner vos regards, votre face de mes péchés, afin que cité à comparaître devant votre tribunal, ce que je sens devoir être très-prochain, je ne sois pas puni pour mes fraudes, mes péchés, mais pardonné par les mérites de votre croix: qu'il plaide, qu'il plaide en ma faveur, ce sang, le plus précieux de tous, que vous avez répandu sur ce sublime autel de notre rédemption, et pour rendre l'homme libre, donner à l'homme la liberté.» Après ces paroles et d'autres encore, devant tous les assistants en pleurs, le prêtre ordonna qu'on le relevât et qu'on le mît dans son lit pour qu'on lui administrât plus facilement le sacrement: il s'y opposa d'abord; mais, de crainte de manquer d'obéissance au vieillard, il se laissa fléchir, et répétant avec fermeté les paroles sacramentales, déjà sanctifié et vénérable par une sorte de majesté divine, il reçut le corps et le sang du Seigneur. Il donna des consolations à Pierre, l'un de ses fils, car ses autres frères n'étaient pas là; il l'exhorta à supporter avec égalité d'âme la violence de la nécessité; il lui dit que la protection du ciel, qui n'avait jamais fait défaut au père dans la bonne et la mauvaise fortune, ne manquerait pas à son fils; qu'il s'évertuât seulement à être un homme de bien et un bon esprit; que les choses mûries par la réflexion produisaient, dans la pratique, des fruits excellents. Après ces paroles, il se reposa quelque temps comme dans la contemplation. Bientôt, il appela encore ce fils seul, lui donna des avertissements sur bien des choses, des leçons sur beaucoup d'autres qui n'ont pas encore transpiré au dehors, mais qui, comme nous l'avons entendu dire, étaient pleines d'une sagesse et d'une sainteté exquises. Je vous en écris une qu'il m'a été permis de savoir: «Les citoyens te reconnaîtront pour mon successeur, je n'en doute pas. Je ne crains pas non plus que ton autorité soit inférieure à celle que j'ai eue jusqu'à ce jour: mais parce qu'une cité entière est un corps à plusieurs têtes, comme l'on dit, et qu'on ne peut pas être au gré d'un chacun, souviens-toi, au milieu de cette diversité, de suivre toujours le dessein que tu jugeras le plus honnête, et d'avoir égard à l'intérêt de tous plutôt qu'à l'intérêt d'un seul.» Il donna ensuite des ordres pour ses funérailles, pour qu'elles se fissent à l'instar de celles de son aïeul Côme, dans la mesure enfin qui convient à un simple particulier. Ticine Lazare, votre médecin, réputé très-habile, vint. Appelé un peu tard, il se mit à essayer d'un remède composé avec une poudre de toutes sortes de pierres précieuses pilées. Laurent s'enquit alors d'un de ses familiers, car plusieurs de nous avaient été admis près de lui, de ce qu'élaborait le médecin. Je lui répondis qu'il préparait un cataplasme pour lui réchauffer les entrailles. Il reconnut à l'instant ma voix, et me regardant avec complaisance, selon son habitude: «Eh! mon cher Politien!» se mit-il à dire, et soulevant avec peine ses bras presque sans force, il me saisit et me serra les deux mains. J'éclatais en sanglots et en larmes que je voulais cacher, en m'efforçant de détourner ma tête; mais lui, nullement ému, me prenait et me reprenait les mains. Mais il les laissa peu à peu, insensiblement, et comme en dissimulant, comme pour venir en aide à mes larmes. Je me jetai aussitôt et en pleurant vers le fond du lit, et là, pour ainsi dire, je lâchai la bride à ma douleur et à mes larmes. Je repris bientôt ma place, après avoir, autant que je le pouvais, essuyé mes yeux. Laurent, en le voyant, et il le vit aussitôt, me rappela et me demanda, avec un surcroît de douceur, ce que faisait son ami Pic de la Mirandole. «Il est en ville, répondis-je, parce qu'il a craint d'être fâcheux en venant ici.—Et moi aussi, ajouta-t-il, si je ne craignais que la course le dérangeât, je voudrais bien lui dire un dernier adieu avant de vous quitter.—Désirez-vous qu'il vienne?—Oui, et le plus tôt possible.» Voici ce que je fis: il était déjà venu et s'était assis près de moi, qui me tenais contre les genoux de Laurent, pour entendre plus facilement sa voix qui commençait à baisser. Bon Dieu! avec quelle politesse, quelle humanité et presque quelles caresses il accueillit Mirandole! Il le pria d'abord de l'excuser de lui avoir donné cette peine et de la mettre sur le compte de l'affection et de la bienveillance qu'il avait pour lui; qu'il rendrait plus volontiers l'âme s'il avait d'abord rassasié ses yeux mourants de la vue d'un ami qui lui était si cher. Alors il nous jeta quelques paroles toujours remplies, selon sa coutume, d'urbanité, d'affection et d'amitié; il plaisantait même avec nous, et, en nous regardant tous deux: «J'aurais bien voulu, nous dit-il, que la mort eût différé son arrivée jusqu'au jour où j'aurais entièrement complété votre bibliothèque; il ne s'en fallait pas de beaucoup.» À peine Pic s'était éloigné, que Jérôme de Ferrare, homme remarquable et par son savoir et par sa sainteté, prédicateur distingué de la science céleste, entra dans la chambre à coucher et l'exhorta à bien garder sa foi: «Oui, et inébranlable, répondit-il avec assurance;» de prendre la résolution de vivre le plus irréprochablement possible: «Sans aucun doute, répondit-il encore avec fermeté»; qu'enfin, s'il le fallait, il supportât la mort avec calme: «Rien ne m'est plus agréable que de mourir, si Dieu le veut.» Après cela, Jérôme se retirait, lorsque Laurent: «Hé! votre bénédiction, mon père, avant de me quitter.» Aussitôt, courbant la tête, abaissant son regard et offrant la plus parfaite image de la piété, il répondit de mémoire et sacramentalement aux paroles et aux prières du prêtre, nullement ému de l'expression de la douleur de ses familiers qui éclatait et ne se dissimulait plus. Vous auriez dit que Laurent seul avait appris à mourir. Seul il ne donnait aucun signe de douleur, de trouble et de tristesse. Jusqu'à son dernier souffle, il manifesta la vigueur habituelle, la fermeté, l'égalité et la grandeur de son âme. Ses médecins insistaient encore, et, pour n'avoir pas l'air de ne rien faire, ils tourmentaient le malade par leurs offices empressés. Lui, cependant, ne refusait rien, ne montrait aucune répugnance pour ce qu'on lui offrait, non qu'il se flattât de l'illusion de prolonger sa vie, mais parce qu'il craignait en mourant de faire la plus légère offense.
«Il conserva si bien jusqu'au dernier moment toute sa fermeté, qu'il plaisanta parfois sur sa mort. Ainsi, à qui lui avait offert un peu de nourriture et qui lui demandait comment il se trouvait: «Comme un mourant,» répondit-il. Ensuite, après nous avoir caressés et embrassés tous, et demandé pardon pour les choses fâcheuses dont sa maladie avait pu être cause à l'égard de quelqu'un d'entre nous, il fut tout entier à l'extrême-onction et aux dernières paroles qu'on adresse à l'âme qui part. On commença ensuite la lecture de cette partie de l'Évangile où sont décrites les souffrances de Jésus-Christ. Par le mouvement de ses lèvres, par ses yeux vers le ciel, par l'agitation de ses doigts, il montrait qu'il en savait par cœur toutes les pensées et tous les mots. Enfin, après avoir de tous côtés regardé fixement, et baisé de temps en temps un crucifix d'argent orné magnifiquement de perles et de pierres précieuses, il expira.
Cet homme, né pour toutes les grandes choses, navigua si bien par le flux et le reflux des événements, qu'il est difficile de savoir s'il montra plus de constance dans la prospérité que d'égalité d'âme et de calme dans la mauvaise fortune: quant à son génie, il était si grand, si facile, si pénétrant, qu'il excellait autant en toutes choses que d'autres dans quelques-unes. La probité, la justice, la bonne foi, personne n'ignore qu'elles avaient choisi le cœur et toute l'âme de Laurent pour leur domicile et le temple qui leur était le plus agréable. L'affection si exquise, si distinguée de tout le peuple et de toutes les classes sans exception, montra clairement combien étaient remarquables en lui l'affabilité, la politesse et l'humanité. Parmi ses grandes qualités éclataient une libéralité et une magnificence dont la gloire l'avait presque élevé jusqu'aux dieux, et cependant il n'avait rien fait par zèle pour sa renommée et pour son nom, mais par le seul amour du bien et de la vertu. Dans quelle affection n'embrassait-il pas les gens de lettres! quels honneurs, quels respects n'avait-il pas pour eux! Que de travail et d'industrie ne mit-il pas dans la recherche et l'achat, dans tous les coins du monde, des livres écrits dans les diverses langues! Il fit même pour cela de telles dépenses, que non-seulement ses contemporains et ce siècle, mais la postérité ont immensément perdu en perdant un tel homme. Ce qui nous console dans ce grand deuil général, ce sont ses enfants, si éminemment dignes de leur père, et Pierre, l'un d'eux, leur aîné, qui, à peine dans sa vingt et unième année, soutient le poids des affaires de toute la république avec une gravité, une sagesse et une autorité telles, qu'il fait croire à une vie nouvelle du père dans son fils. Jean, son second frère, à dix-huit ans, est déjà un cardinal illustre, ce qui, à cet âge n'est jamais arrivé à personne. Il est encore l'égal du souverain pontife, non pas seulement dans les États de l'Église, mais dans sa propre patrie. Dans des affaires si ardues, il se montre tellement habile, qu'il fait naître d'incroyables espérances auxquelles il répondra pleinement. Julien, enfin, le dernier de tous, qui est encore un enfant, s'attache tous les cœurs de la cité par sa modestie, sa beauté, et par une nature merveilleuse et suave qui se décèle dans sa probité, son honnêteté et son esprit. Si je ne poursuis pas à présent sur les qualités des autres enfants, je ne puis cependant me retenir sur le sujet de Pierre et sur le témoignage que son père lui a rendu dans une affaire récente.—Deux mois environ avant sa mort, Laurent, assis sur son lit, selon sa coutume, causant avec nous philosophie et littérature, me disait qu'il voulait consacrer le reste de sa vie à des études qui nous étaient communes, à lui, à moi et à Pic de la Mirandole, et cela loin du bruit et du fracas de la ville. «Mais, lui dis-je, les citoyens ne vous le permettront pas, parce que, de jour en jour, ils aiment davantage vos conseils et votre autorité.» Souriant alors, il me dit: «J'ai déjà délégué mes fonctions à votre élève et je l'ai chargé de tout le poids des affaires.—Mais, avez-vous, lui répondis-je, surpris assez de force dans ce jeune homme pour que nous puissions avec confiance nous reposer sur lui?—J'ai découvert dans Pierre des qualités telles, qu'elles m'ont offert un fondement solide qui portera, sans aucun doute, tout ce que je pourrai édifier sur lui. Politien, remarquez encore que, de tous mes enfants, nul n'a montré une nature égale à celle de Pierre, de telle sorte qu'il me fait augurer et espérer qu'il ne le cédera à aucun de ses ancêtres, à moins que les expériences que j'ai déjà faites de ses talents ne me trompent.» Il m'a donné récemment une preuve de la vérité du jugement et de la prévision de son père, quand nous l'avons vu sans cesse près de lui dans sa maladie, toujours prévenant dans les services les plus intimes et les plus désagréables, supportant le plus patiemment possible les veilles, la privation d'aliments, ne pouvant souffrir qu'on l'arrachât du lit de son père que pour les affaires les plus urgentes de la république, et tout cela avec une merveilleuse piété répandue sur toute sa personne. Il dévorait avec une incroyable vertu ses gémissements et ses pleurs, de peur d'ajouter, par sa douleur, à la maladie et aux sollicitudes de son père. Mais ce qu'il y eut de plus beau dans une circonstance si triste, ce fut le tableau de ce père qui, de son côté ne voulait pas, par sa tristesse, aggraver la tristesse de son fils, se faisait un autre visage, contenait ses larmes dans ses yeux, et ne laissait aucunement paraître son âme brisée, tant que son fils était sous son regard: ainsi, tous deux faisaient violence à leur affection et s'efforçaient de rentrer leurs larmes, l'un par piété filiale et l'autre par piété paternelle.
Aussitôt que Laurent eut cessé de vivre, à peine pourrais-je vous dire avec quelle humanité et quelle gravité notre Pierre reçut tous les citoyens qui affluaient dans sa demeure; comme il fut convenable et même caressant dans les diverses réponses qu'il fit aux condoléances, aux consolations et aux offres de service; et bientôt quelle adresse, quelle sollicitude il montra dans l'arrangement des affaires de famille; comment il secourut et releva tous ses amis frappés par ce grand malheur; comment le moindre d'entre eux, celui-là même qui lui avait fait de l'opposition dans l'adversité, fut relevé dans son abattement, ravivé, encouragé; comment, dans le gouvernement de la république, il suffit à toutes choses, au temps, au lieu, aux personnes, et ne se relâcha en rien. Il parut ainsi avoir pris une voie et y marcher d'un pas si ferme, qu'il fit croire qu'il atteindrait bientôt son père en marchant sur ses traces. Sur ses funérailles, je n'ai rien à vous dire, elles se firent selon ce qu'il avait prescrit à son lit de mort et pareilles à celles de son aïeul. Nous n'avons pas souvenir qu'il y ait jamais eu un tel concours de mortels de tous les rangs, de toutes les classes. Voici, à peu près, les prodiges avant-coureurs de sa mort, sans parler de ceux qui ont couru dans le peuple. Aux nones d'avril, vers la troisième heure du jour et le troisième avant sa mort, une femme, je ne sais laquelle, dans l'église qu'on dit dédiée à Maria Novella, écoutait le prédicateur, lorsque tout à coup, au milieu d'une masse de peuple, elle se leva effrayée, consternée, courant comme une folle, poussant d'effroyables cris et disant: «Ah! hé! citoyens! ne voyez-vous pas ce terrible taureau, qui, avec des cornes tout en flammes, renverse ce vaste temple?» Ajouterai-je qu'à la première veille, des nuages ayant tout à coup assombri le ciel, le dôme de cette magnifique basilique, dont la coupole, par son admirable travail, surpasse la plus belle du monde entier, fut frappé d'un tel coup de foudre, que de grandes portions s'en détachèrent, et que des marbres énormes furent ébranlés par une force et un choc horribles, et principalement dans cette partie qui est en vue du palais des Médicis!
Dans ce présage, on remarqua aussi qu'une seule colonne dorée de ce dôme, une seule, fut renversée par la foudre, comme pour n'être pas d'un trop mauvais augure pour cette illustre famille. Ce qu'il ne faut pas oublier non plus, c'est qu'après l'explosion, le ciel reprit aussitôt sa sérénité. Dans la nuit de la mort de Laurent, une étoile plus grande et plus brillante qu'à l'ordinaire, se levant sur le faubourg de la ville dans lequel mourut Laurent, parut perdre peu à peu de son éclat et s'éteindre au moment même où l'on apprit qu'il venait de quitter la vie. On vit, dit-on, des flammes descendre des montagnes de Fiésole, scintiller quelque temps sur cette partie du temple où reposent les restes de la famille des Médicis, et enfin disparaître. Vous parlerai-je encore de ce couple des plus beaux lions gardés dans une cage pour un jardin public, et qui en vint aux prises avec une telle férocité, que l'un d'eux fut horriblement maltraité et l'autre tué? On dit même que, sur le sommet de la citadelle d'Arezzo, brillèrent deux flammes comme la constellation de Castor et Pollux, et que, sous les murs de la ville, des louves poussèrent d'effroyables hurlements. Il y eut aussi quelques personnes, ainsi court l'imagination, qui virent un présage dans la destinée de ce médecin, le plus grand de notre temps. Son art et ses ordonnances lui ayant fait défaut, il en fut désespéré, se jeta dans un puits, et médecin, si vous regardez au mot, il rendit sa part d'honneurs au chef de la famille des Médicis.
Mais je m'aperçois que même en passant sous silence beaucoup d'autres et de belles choses, je suis plus long dans mon récit que je ne voulais en le commençant. Si je l'ai prolongé, c'est d'abord par le désir de vous être agréable et de vous obéir, à vous si excellent, si savant, si sage, si bien mon ami, dont le zèle pour tout ce qui tient à ce grand homme se serait difficilement contenté, si j'avais été plus court; enfin, poussé par une certaine douceur amère et, le dirai-je, par une foule de démangeaisons, à faire un retour sur le souvenir de ce grand homme et à m'y complaire. Si notre siècle en a produit un autre et un pareil, il peut hardiment, et par l'éclat et par la gloire du nom, lutter avec tout ce que l'antiquité nous a offert.
Adieu!
15 des kalendes de juin 1482.
FIN DU CXLIXe ENTRETIEN.
Paris.—Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain,
43.
CLe ENTRETIEN
MOLIÈRE
I
Shakespeare et Molière! voilà, pour le théâtre, les deux noms culminants du monde moderne; accorder la supériorité à l'un des deux, ce serait convenir de l'infériorité de l'autre. Il vaut mieux laisser le rang indécis et proclamer la presque égalité de ces deux hommes.
Nous savons que depuis quelque temps un engouement posthume se manifeste en faveur du grand poëte anglais, et que M. Victor Hugo lui-même, juge si compétent, vient de publier un livre qui fait de Shakespeare non le premier des hommes, mais plus qu'un homme; mais l'engouement, quelque fondé qu'il soit, est souvent une exagération de l'enthousiasme et une noble manie d'une époque. Il rend injuste envers les grands hommes de son propre siècle, et rapetisse Molière pour agrandir Shakespeare; la vérité est la juste mesure. Selon nous, le goût fait partie de la vérité; or le goût n'est pas une vertu démocratique, il est une impulsion savante de l'élite des juges dans tous les pays. Il ne juge pas Shakespeare sur les innombrables quolibets dont il assaisonne ses pièces pour complaire à la populace de ses auditeurs de tous les soirs, sur les tréteaux de son théâtre ambulant de New-Market; il ne dénigre pas Molière sur les farces du Médecin malgré lui ou de M. de Pourceaugnac; mais il prend l'œuvre entière de ces deux grands hommes, et il décide, comme Voltaire, que Shakespeare est le génie inculte d'une époque barbare, et que Molière est le génie cultivé d'un âge éclairé. C'est la vérité. Sans doute, la barbarie de Shakespeare monte quelquefois plus haut dans ses drames tragiques, et y atteint à des hauteurs philosophiques au delà desquelles il n'y a rien à éprouver qu'un frisson de chair de poule et une angoisse d'admiration; là, on ne peut le comparer à rien, il dépasse tout et efface tout; il est Shakespeare, le synonyme du sublime, l'entre ciel et terre du génie; mais il ne semble s'être élevé si haut dans l'Empyrée de l'idéal que pour vous précipiter dans la boue et pour vous étourdir par la chute. Il a, de plus, la rime tragique aussi bien que comique, et il est poëte de la famille d'Eschyle autant qu'il est poëte de la famille de Plaute ou d'Aristophane, c'est-à-dire universel; par là même, il est poëte plus haut que Molière; car la vraie poésie monte et descend, elle plane dans sa liberté partout où il lui plaît de s'élever. Ses beaux vers ou sa belle prose, peu importe, ne sont que la forme de ses idées, mais c'est l'idée seule qui est poétique, et Shakespeare a cette qualité du génie de plus; il est poëte quelquefois comme Job, mais il l'est rarement; et il tombe de son char comme Hippolyte emporté par ses coursiers, et il tombe très-bas, par la faute de son parterre plus que par la sienne.
II
Molière, au contraire, est moins poëte, il n'est même pas poëte tragique du tout, ce n'est pas du sang qu'il verse de sa coupe, ce ne sont pas des larmes, c'est de l'eau, mais c'est de l'eau limpide et rhythmée qui coule naturellement de sa veine, qui amuse l'auditeur ou le lecteur par le plaisir de la difficulté vaincue, mais qui ne lui est pas nécessaire; la preuve en est que mettez en vers les Précieuses ridicules ou en prose le Misanthrope, vous aurez toujours le même Molière devant vous: sa force est en lui, non dans sa forme; il est versificateur parfait; il n'est pas poëte, bien qu'il ait fait des milliers de vers faciles et agréables.
III
Voilà les deux seuls points où Shakespeare efface Molière; sous tous les autres rapports, il est effacé par le comique français.
Oubliez, en effet, la différence des genres et la supériorité de la grandeur tragique sur la verve comique; et, cette différence des deux genres admise, comparez les deux écrivains au point de vue de la perfection de leur ouvrage. Molière est moins grand, mais immensément plus parfait. La fantaisie écrit: Macbeth, Hamlet, le Roi Lear; le goût le plus pur écrit: le Misanthrope, Tartuffe, le Bourgeois gentilhomme, les Précieuses ridicules. Il n'y a pas une note fausse, pas un mot répréhensible, pas un trait qui ne porte au but: seulement ce but est le rire, il est placé moins haut, mais il est atteint, et il est atteint d'inspiration sans que le rieur, en s'examinant, ait à rougir des moyens qui le charment. Je conviens que ces moyens ont quelque chose qui rabaisse l'esprit du lecteur tout en l'amusant, et qu'un homme d'une grande âme, relégué par le malheur dans la solitude de ses tristes pensées, ne se nourrira pas de Molière comme des beaux morceaux de Shakespeare; mais, s'il consent à lire, il pourra lire tout, et s'il peut jouir encore, il jouira pleinement de cet art accompli qui lui fait admirer la justesse et les perfections de l'esprit humain.
IV
Voyons d'abord comment la nature et la société avaient formé ces deux hommes d'élite presque contemporains, Shakespeare et Molière.
Shakespeare, d'une race ancienne, mais déchue, était fils d'un boucher de Stratford-sur-Avon. Son père le fit instruire. Il apprit le latin comme un homme qui devait plus tard écrire Brutus et la Mort de César. Mais il continuait néanmoins le métier de son père, et il est vraisemblable que ces scènes de carnage d'une boucherie anglaise inspirent quelquefois à l'enfant des exclamations tragiques adressées aux cadavres des taureaux et des moutons immolés par sa main. L'histoire le rapporte, faut-il le croire? ces gaietés triviales semblables à notre horrible fête du carnaval et à nos promenades ironiques du bœuf gras dans Paris, où le peuple jouit cruellement de l'agonie de l'animal qu'il va frapper, le paraissent inspirer.
Quoi qu'il en soit, du boucher au bourreau, il n'y a de différence que dans la victime. Il prit le goût de la tragédie sur l'étal, l'instrument du meurtre était le même. Détournons les yeux.
V
Shakespeare s'éprit à dix-huit ans, dans la campagne voisine, de la fille d'un fermier plus âgée que lui de quelques années. Le fermier vendait sans doute du bétail au père de Shakespeare. Sa fille était douce et bonne; le mariage ne fut pas longtemps heureux; l'époux se mit à braconner, il tua un cerf dans le parc de sir Lucy; il devint bientôt chef des jeunes vagabonds du voisinage; poursuivi pour le délit, il fut condamné à la prison, et se réfugia à Londres.
Sa première industrie fut de garder les chevaux des seigneurs à la porte des théâtres. Il y en avait huit à Londres. Celui de Black-Friars était particulièrement fréquenté par lord Southampton, qui devint le protecteur du jeune et pauvre étranger.
VI
Dans le même temps, Molière, à Paris, jouait la comédie dans une salle improvisée sous trois poutres de charpentes pourries et étayées; l'autre moitié de la salle était à jour et en ruine.
Shakespeare passa bientôt au grade de garçon aboyeur, appelant par leurs noms les spectateurs distingués. Il était beau, il avait le front élevé, la barbe noire, l'air bienveillant, le regard limpide et profond. Il fréquentait les cabarets voisins de Black-Friars. On le remarquait surtout au cabaret de la Sirène, plein de beaux buveurs et de beaux esprits, et entre autres sir Walter Raleigh, le même à qui la reine Elisabeth donna l'autorisation d'aller combattre les Espagnols en Amérique, et qui en rapporta le trésor inconnu de la pomme de terre.
Shakespeare devint peu à peu ainsi directeur du théâtre et chef d'une troupe de comédiens. Il travaillait surtout pour le salaire; il devint assez riche. Il conserva son amitié pour Stratford-sur-Avon, où son père était mort. Il y perdit sa femme, habituellement négligée, et se fit bâtir une belle maison. Il aima, dit-on, dans le voisinage d'Oxford, une belle et aimable femme, maîtresse de l'hôtel de la Couronne. Il en eut un fils, qui écrivait plus tard à lord Rochester: «Sachez ce qui fait honneur à ma mère: je suis le fils de Shakespeare.»
À partir de 1613, il ne quitta plus sa maison de Stratford, occupé de la culture de son jardin, et oubliant ses drames. Il y planta un mûrier fameux, qui fut mutilé depuis par le fanatisme de ses admirateurs; il y mourut à cinquante-deux ans, le 23 avril 1616.
Il ne fut pas heureux. «Mon nom, écrivait-il peu de temps avant sa mort, est diffamé, ma nature est avilie; ayez quelque pitié pour moi, pendant que je bois le vinaigre.»
Que d'hommes pourraient en dire autant!
La reine Elisabeth, qui se proclamait protectrice des arts et des lettres, ne fit aucune attention à lui; son pays l'oublia pendant près de deux siècles; sa grande gloire d'aujourd'hui ne fut qu'une lente réaction du temps.
VII
Molière eut une destinée à peu près égale. Nous allons en puiser les principaux faits, étudiés avec soin dans les notes d'un homme studieux et excellent que nous avons perdu il y a peu d'années, M. Aimé Martin, notre ami le plus intime et le plus dévoué.
Qu'un ami véritable est une douce chose!
Le modèle accompli de l'amitié fut pour moi Aimé Martin. J'attendais avec impatience l'occasion de parler de lui; la voici, je la saisis; mais jamais mon cœur ne dira tout ce qu'il éprouve de reconnaissance et de tendresse quand j'entends prononcer son nom, ou quand je passe par hasard devant le seuil de sa studieuse maison, no 15 de la rue des Petits-Augustins, où je le vis penser, sentir, écrire et mourir!—Repassons sa vie:
Il était né, quelques années avant moi, dans un petit hameau des bords du Rhône, à quelques pas de Lyon, d'une famille humble, mais aisée, dont il était l'unique enfant et le plus cher souci. On lui fit faire de bonnes études; ses facultés s'y agrandirent; il vint de bonne heure les compléter et les polir à Paris. Il y joignit ces talents corporels qui développent l'énergie de l'âme et du corps; il devint bientôt un habitué des salles d'armes, le lion de l'escrime et l'agneau des fils de l'homme. On allait le voir avec enthousiasme lutter avantageusement avec la première épée de Paris. Les maîtres d'armes le montraient à leurs élèves; c'était le temps où cette gymnastique était de mode en France, et où M. de Bondy y conquérait cette réputation chevaleresque que nous cherchions à rivaliser de loin. Aimé Martin l'égalait. Ce fut dans ces joutes que je fis connaissance avec lui. Sa taille souple, sa tournure martiale et sa physionomie intelligente et douce le faisaient remarquer autant que son talent; il avait l'aplomb du gladiateur antique, mais aucune forfanterie dans son attitude. On voyait que l'escrime était un art, mais non une menace, chez lui; quand il se fendait en tierce ou en quarte, et qu'après avoir d'un coup d'œil infaillible ramassé le fleuret de son adversaire, écarté son épée et touché sa poitrine d'un coup qui faisait plier le fer dans sa main, il s'abaissait aux applaudissements des spectateurs et rougissait de son adresse au lieu de s'en glorifier. On jouissait de sa modestie autant que de son triomphe; ses admirateurs devenaient ses amis; son visage, penché en arrière, écartait d'une vive saccade les mèches de sa noire chevelure humides de sueur, mais sa bouche était toujours gracieuse, et, s'il n'eut pas eu le nez trop court et cassé par un coup de fer, il aurait ressemblé à un lutteur grec se reposant après le combat.
VIII
Quand Bonaparte, qu'Aimé Martin haïssait parce qu'il abusait trop du sabre et qu'il était plus Gaulois que Français, tomba, en 1814, pour retomber en 1815, il gémit sur le peuple tout en plaignant les soldats. Il n'y avait pas pour lui assez de philosophie dans la guerre; il ne l'aimait pas. La littérature était sa vocation.
IX
Il s'attacha comme secrétaire, à la fin du premier Empire, à un vieillard éminent qui s'était élevé, en 1790, au-dessus de tous les écrivains français de ce siècle par le sentiment: c'était Bernardin de Saint-Pierre, voyageur en Russie et aux Indes orientales. Né, élevé, grandi isolément dans une atmosphère supérieure au dix-huitième siècle, même à celle de Voltaire; dédaigneux et dédaigné par tous nos philosophes, excepté Jean-Jacques Rousseau; n'ayant de maître que la nature; méprisant nos controverses religieuses ou philosophiques, et qui était apparu tout à coup, comme une comète excentrique, Paul et Virginie à la main, homme bien supérieur à Chateaubriand, capable d'écrire mieux que le Génie du christianisme, le Génie du cœur humain.
X
Bernardin de Saint-Pierre était alors un beau vieillard semblable à Platon; ses cheveux blancs couronnés de roses, parfumés du souvenir de Paul et Virginie, rappelaient et écartaient à la fois les images de la vieillesse en annonçant l'éternité de la jeunesse. Il avait épousé mademoiselle Didot et en avait eu un fils appelé Paul. Il avait perdu cette première épouse par la mort; il n'avait renoncé ni au bonheur ni à l'amour. Quelque temps après, en visitant l'établissement de Saint-Ouen, il avait distingué mademoiselle de Pelleport, à peine en âge de correspondre à ses sentiments, et il s'était épris pour cette enfant d'une affection plus paternelle encore que conjugale. La jeune élève, sans guide dans la vie, sans fortune et sans gloire, s'était sentie flattée de trouver tous ces titres dans un seul homme. Devenir l'épouse de l'auteur de Paul et Virginie lui paraissait un don du ciel, supérieur à tous les dons de la terre. En se laissant aimer, elle avait aimé d'un attachement sévère et doux ce vieillard. Elle était elle-même d'une beauté candide et pure, comme le rêve d'un philosophe sur le berceau d'un enfant; la mélancolie de sa bouche et la fraîcheur de ses joues imprimaient les grâces de l'innocence sur le sérieux de ses pensées.
J'ai beaucoup connu, dans ma première jeunesse, une de ses tantes, chanoinesse, amie de ma mère, retirée à Lyon; quelque chose d'aventureux et d'héroïque dans sa physionomie révélait en elle je ne sais quel ressouvenir martial, empreint dans les races héroïques. Une de mes propres tantes la soutenait dans ses infortunes.
XI
L'union fut consolante pour le vieillard, douce pour la jeune fille. Elle lui servit de secrétaire intime; elle prit, avec lui, le goût de la haute littérature et de la philosophie naturelle. Elle l'inspira, elle l'aima, elle se fit sa fille. Quand on voyait le magnifique auteur de Paul et Virginie passer dans nos rues, et prêtant son bras à cette charmante enfant, on n'était point tenté de rire de ce contraste des âges; on respectait la félicité tardive de ce philosophe qui voulait aimer jusqu'à la mort; on sentait l'amour sous le dévouement de cette enivrante beauté. Cela continua ainsi jusqu'au moment suprême où la Providence sépara le maître et l'élève et fit tomber, chargé d'années, le vieux tronc à côté du fruit vert. On n'avait fait à Bernardin de Saint-Pierre qu'un reproche envieux et injuste: on l'accusait, lui, homme sans fortune, d'avoir sollicité avec trop d'anxiété des libraires, de l'Académie, du gouvernement, des ministres, les modestes tributs que l'État accordait à son génie indigène; mais on oublia qu'il n'avait aucun patrimoine que ce génie, qu'il avait à nourrir un enfant et une jeune épouse, qu'il sentait derrière lui, à peu de distance, la mort, épiant sa fin prochaine, les menacer d'un abandon éternel. C'est ainsi que les heureux d'ici-bas jugent et condamnent ce qu'ils ne savent pas. Tout était faux, ou calomnie cruelle, dans ces accusations contre ce beau et infortuné génie.
XII
Quand Bernardin de Saint-Pierre eut expiré sous les larmes de sa jeune femme, elle se retira quelque temps dans l'asile où elle avait abrité son enfance; mais le jeune homme qui avait servi volontairement d'élève et de secrétaire à son mari ne pouvait oublier le trésor de beauté, d'intelligence et de vertu, dont elle lui avait donné le spectacle et le chaste amour pendant qu'il fréquentait sa maison, du temps où il y entrait librement auprès d'elle pour travailler avec son mari. L'isolement de madame de Saint-Pierre était un intérêt et un attrait de plus. Ce souvenir revivait aussi dans le cœur de la jeune veuve; le malheur fut l'unique intermédiaire de ces deux amants. Après des obstacles vaincus par leur constance, ils s'unirent et furent heureux. Aimé Martin sentit, à partir de ce moment, que sa vie devait changer comme ses devoirs, et qu'il fallait vivre, penser, travailler pour deux. Il accomplit sa mission sévère, récompensé par le bonheur.
M. Lainé, le Cicéron et le Platon des premières années de la Restauration, le connut, le prit en estime et en affection, et le fit parvenir promptement aux honneurs de la questure de la Chambre. Il y trouvait dignité et aisance. Il envoyait à son vieux père, à la campagne, près de Lyon, les économies de son emploi et le salaire de son travail. Il écrivit, dans ses loisirs, des commentaires intéressants des livres de Bernardin de Saint-Pierre; le génie du maître survivait dans le disciple. Quant à sa femme, elle portait dans son regard et dans les traits de sa bouche tout le cœur à la fois si tendre et si sublime de son premier mari, et tout le bonheur qu'elle devait au second. C'était un couple virgilien qui faisait un plaisir antique à regarder.
XIII
Aimé Martin, après avoir relevé la fortune de cette jeune femme par l'édition des Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, dans laquelle la veuve l'aidait, composa en vers et en prose, procédé littéraire fort usité alors, des Lettres sur la mythologie, qui eurent un double succès; se livra à des travaux importants sur l'éducation des mères de famille, source de toute lumière dans le cœur; puis, à des éditions de nos grands écrivains, qu'il connaissait mieux que personne; enfin, il étudia Molière, et le commenta en six volumes; c'était la résurrection du classique, genre fort méprisé de la jeunesse de cette époque. Il replaça la statue du grand homme sur son piédestal, elle y est restée depuis, elle y restera toujours.
Il comprit l'unité de l'auteur et de l'ouvrage, comme nous l'avions comprise depuis; il étudia Molière comme homme avant de nous le révéler comme écrivain. Tous les faux systèmes tombèrent devant lui; il ne déplaça pas l'intérêt de sa vie en nous formulant, comme on le fait aujourd'hui, un génie naissant sur un grand homme consommé arrivant du ciel ici-bas, avec un arsenal d'idées préconçues, comme si rien n'eût existé avant lui, et apportant comme un soleil de l'art une lumière incréée jusque-là à la terre. Ce n'est pas ainsi que procèdent le génie et la nature. Non; Molière commença comme tout commence, comme Shakespeare lui-même, par balbutier, tâtonner, hésiter; puis il suivit laborieusement et pas à pas, tantôt heureux, tantôt malheureux dans sa conception, le goût de son siècle et l'ornière des événements de sa vie, jusqu'ici triomphe où la mort jalouse le prit et l'enleva pour l'immortalité. Voici sa carrière admirablement notée par Aimé Martin; on ne s'informait pas alors si un écrivain comme l'auteur de Macbeth, ou comme l'auteur du Tartuffe, était né dans la démocratie ou dans l'aristocratie; la gloire était neutre, le génie n'avait point de caste. Qu'on eût gardé des chevaux à la porte de New-Market, ou fait le lit du roi à Versailles, personne ne s'en humiliait ou ne s'en glorifiait. Le mérite est comme le Nil, nul ne connaît sa source; il suffit qu'il coule et qu'il féconde; on boit ses eaux sans leur demander leur nom; ouvrier ou grand seigneur, on est grand homme et c'est assez.
XIV
Molière n'était, en naissant, ni l'un ni l'autre; il n'y songeait pas. Il était né dans cette bonne bourgeoisie qui fut toujours la moelle de la France, à distance égale de l'ouvrier, démocrate par situation, ou gentilhomme oisif, par désœuvrement. Bonne place à l'entrée dans la vie, où l'on reçoit une éducation libérale, où l'on ne méprise personne, parce qu'on touche à tous, où l'on n'est dédaigné de personne, parce qu'on n'accepte pas le dédain. Il y avait de l'honneur dans cette famille. Le père de Molière s'appelait Poquelin; il était tapissier, valet de chambre du roi. La comédie, déjà populaire en Italie, naissait seulement en France; on s'occupa peu du jeune Molière.
À quatorze ans, il suivait seulement l'ornière banale des études de collége, grec et latin. À cette époque, son grand-père s'aperçut de son penchant pour la comédie, et le conduisit chez les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, troupe isolée et libre qui amusait Paris. «Avez-vous donc envie d'en faire un comédien? dit son père à son grand-père.—Plût à Dieu! répondit le vieillard, qu'il pût ressembler à Bellerose!» fameux acteur du temps. Molière se dégoûta de l'état de tapissier et s'engoua de celui de comédien. Son père l'envoya faire ses études aux Jésuites; il y resta cinq ans et s'éleva jusqu'à la philosophie.
XV
Le père de Molière vieillissait; il envoya son fils, en qualité d'apprenti tapissier, accompagner le roi dans un voyage de la cour à Narbonne. Au retour Molière devint avocat, et s'associa aussi à quelques bourgeois amateurs de Paris pour jouer la comédie; il y connut la Béjart, dont il devint amoureux. Elle avait été mariée avec M. de Modène, et en avait eu une fille, qu'elle élevait auprès d'elle et qui se prit d'une vive affection d'enfant pour Molière. Ce fut la source des malheurs du poëte, on l'accusa calomnieusement d'aimer dans cette enfant sa propre fille et plus tard de l'avoir épousée. Elle était née sept ans avant que Molière eût connu la mère.
XVI
Il suivit la Béjart à la cour du prince de Conti, en Languedoc. Il dirigeait sa troupe; il refusa, par amour pour la Béjart, l'emploi de secrétaire que lui offrait le prince, frappé de son talent. Rentré à Paris, il y adressa au roi un discours du haut de la scène, pour lui demander l'autorisation de jouer devant lui des divertissements scéniques. Le roi accorda cette permission, et y joignit le don du Petit-Bourbon, qu'occupe aujourd'hui la colonnade du Louvre, pour y représenter ces comédies italiennes qui amusaient le prince. Molière composa d'abord sur ce thème, imité de l'italien l'Étourdi et le Dépit amoureux, deux pièces de grands succès. Ces succès l'encouragèrent, et il écrivit les Précieuses ridicules, qui attirèrent une telle foule qu'on fut obligé d'en donner deux représentations le même jour. «Courage! Molière, s'écria du parterre une voix de vieillard enthousiasmé; voilà enfin la bonne comédie!» Le Cocu imaginaire suivit les Précieuses ridicules. Il eut le même succès: le cynisme et le comique s'y touchaient, l'un était de l'Aristophane, l'autre du Plaute. On sentit d'instinct dans les deux débuts l'hésitation d'un homme qui imite des théâtres étrangers et la confiance d'un homme qui croit en lui-même. Cependant les Précieuses ridicules, pièce satirique et personnelle, peignent des vices de salons propres à la nation française.
XVII
Don Garcia de Navarre échoua complétement, ainsi que le Prince jaloux. La verve comique y manquait, c'était de l'imagination plus que du ridicule; le Français ne l'aime pas. L'École des maris le releva; les Fâcheux réussirent, l'envie se déchaîna contre lui. Il fut applaudi, mais injurié. «Il est inégal!» murmura-t-on. Il était inégal comme le génie; le génie est capricieux comme l'inspiration. Ses farces renouvelées qu'il avait fait représenter dans ses courses en province devenaient des comédies à Paris. L'École des femmes n'eut pour ennemies que celles dont il médisait en riant. Louis XIV lui fit une pension de mille francs pour l'attacher à la cour. Cette somme, équivalant à trois mille d'aujourd'hui, était surtout un honneur qui signifiait la protection assurée du roi.
Ses malheurs commencèrent avec sa fortune.
On a vu qu'il avait aimé de bonne heure la Béjart, avec laquelle il partageait les soucis et les bénéfices de la direction du théâtre. Cette femme avait une fille de quatorze ou quinze ans, qui regardait Molière comme son père, et qui l'appelait son mari depuis son enfance. Molière conçut pour elle l'affection d'un père, mais aussi la passion d'un mari. Cette passion, partagée un moment par la fille de la Béjart, les rendit tous les trois insensés. «Molière avait passé, dit son commentateur, des badinages qu'on se permet avec un enfant à l'amour le plus violent qu'on a pour une maîtresse; mais il savait que la mère avait d'autres vues, qu'il aurait de la peine à déranger. C'était une femme altière et peu raisonnable lorsqu'on n'adhérait pas à ses sentiments; elle aimait mieux être l'amie de Molière que sa belle-mère: ainsi, il aurait tout gâté de lui déclarer le dessein qu'il avait d'épouser sa fille. Il prit le parti de le faire sans rien dire à cette femme; mais comme elle l'observait de fort près, il ne put consommer son mariage pendant plus de neuf mois: c'eût été risquer un éclat qu'il voulait éviter sur toute chose, d'autant plus que la Béjart, qui le soupçonnait de quelque dessein sur sa fille, le menaçait souvent en femme furieuse et extravagante de le perdre, lui, sa fille et elle-même, si jamais il pensait à l'épouser. Cependant la jeune fille ne s'accommodait point de l'emportement de sa mère, qui la tourmentait continuellement et qui lui faisait essuyer tous les désagréments qu'elle pouvait inventer: de sorte que cette jeune personne, plus lasse peut-être d'attendre le plaisir d'être femme que de souffrir les duretés de sa mère, se détermina un matin de s'aller jeter dans l'appartement de Molière, fortement résolue de n'en point sortir qu'il ne l'eût reconnue pour sa femme, ce qu'il fut contraint de faire. Mais cet éclaircissement causa un vacarme terrible; la mère donna des marques de fureur et de désespoir, comme si Molière avait épousé sa rivale, ou comme si sa fille fût tombée entre les mains d'un malheureux. Néanmoins, il fallut bien s'apaiser; il n'y avait point de remède, et la raison fit entendre à la Béjart que le plus grand bonheur qui pût arriver à sa fille était d'avoir épousé Molière, qui perdit par ce mariage tout l'agrément que son mérite et sa fortune pouvaient lui procurer, s'il avait été assez philosophe pour se passer d'une femme[20]. Celle-ci ne fut pas plutôt madame de Molière, qu'elle crut être au rang d'une duchesse, et elle ne se fut pas donnée en spectacle à la comédie, que le courtisan désoccupé lui en conta. Il est bien difficile à une comédienne, belle et soigneuse de sa personne, d'observer si bien sa conduite, que l'on ne puisse l'attaquer. Qu'une comédienne rende à un grand seigneur les devoirs qui lui sont dus, il n'y a point de miséricorde, c'est son amant. Molière s'imagina que toute la cour, toute la ville en voulaient à son épouse. Elle négligea de l'en désabuser; au contraire, les soins extraordinaires qu'elle prenait de sa parure, à ce qu'il lui semblait, pour tout autre que pour lui, qui ne demandait point tant d'arrangement, ne firent qu'augmenter sa jalousie. Il avait beau représenter à sa femme la manière dont elle devait se conduire pour passer heureusement la vie ensemble, elle ne profitait point de ses leçons, qui lui paraissaient trop sévères pour une jeune personne, qui d'ailleurs n'avait rien à se reprocher. Ainsi Molière, après avoir essuyé beaucoup de froideur et de dissensions domestiques, fit son possible pour se renfermer dans son travail et dans ses amis, sans se mettre en peine de la conduite de sa femme.[21]
XVIII
On conçoit les infortunes d'un homme trop sensible, tiraillé entre le remords de son ingratitude pour la mère et son amour délirant pour la fille. Cette crise dura un an, et ne tarda pas à être punie par la passion de sa jeune femme pour le comte de Guiche. Molière la subit et s'y résigna sans cesser d'adorer l'infidèle. Il ne s'en servait que comme d'une distraction, mais son génie éteint dans ses larmes se retrouvait tout entier dans ses pièces. Il n'en montrait pas moins pour s'assurer des acteurs. On le voit dans les soins qu'il prit du jeune Baron, enfant de douze ans, amené à Paris par la Raisin. La Raisin était une belle veuve qui jouait des espèces de farces au coin de la rue Guénégaud. Elle était suivie d'un officier éperdûment amoureux d'elle et qui lui mangeait son bien tout en l'adorant. Elle avait découvert à Villejuif, près de Paris, le jeune Baron, enfant prodige, qui jouait en maître sur son théâtre. Molière le découvrit et voulut se l'attacher.
Le petit Baron était en pension à Villejuif; un oncle et une tante, ses tuteurs, avaient déjà mangé la plus grande et la meilleure partie du bien que sa mère lui avait laissé; et lui en restant peu qu'ils pussent consommer, ils commençaient à être embarrassés de sa personne. Ils poursuivaient un procès en son nom: leur avocat, qui se nommait Margane, aimait beaucoup à faire de méchants vers; une pièce de sa façon, intitulée la Nymphe dodue, qui courait parmi le peuple, faisait assez connaître la mauvaise disposition qu'il avait pour la poésie. Il demanda un jour à l'oncle et à la tante de Baron ce qu'ils voulaient faire de leur pupille. «Nous ne le savons point, dirent-ils; son inclination ne paraît pas encore: cependant il récite continuellement des vers.—Eh bien! répondit l'avocat, que ne le mettez-vous dans cette petite troupe de Monsieur le Dauphin, qui a tant de succès?» Ces parents saisirent ce conseil, plus par envie de se défaire de l'enfant, pour dissiper plus aisément le reste de son bien, que dans la vue de faire valoir le talent qu'il avait apporté en naissant. Ils l'engagèrent donc pour cinq ans dans la troupe de la Raisin (car son mari était mort alors). Cette femme fut ravie de trouver un enfant qui était capable de remplir tout ce que l'on souhaiterait de lui; et elle fit ce petit contrat avec d'autant plus d'empressement, qu'elle y avait été fortement incitée par un fameux médecin qui était de Troyes, et qui, s'intéressant à l'établissement de cette veuve, jugeait que le petit Baron pouvait y contribuer, étant fils d'une des meilleures comédiennes qui aient jamais été.
Le petit Baron parut sur le théâtre de la Raisin avec tant d'applaudissements, qu'on fut le voir jouer avec plus d'empressement que l'on n'en avait eu à chercher l'épinette. Il était surprenant qu'un enfant de dix ou onze ans, sans avoir été conduit dans les principes de la déclamation, fît valoir une passion avec autant d'esprit qu'il le faisait.
La Raisin s'était établie, après la foire, proche du vieux hôtel de Guénégaud; et elle ne quitta point Paris qu'elle n'eût gagné vingt mille écus de bien. Elle crut que la campagne ne lui serait pas moins favorable; mais à Rouen, au lieu de préparer le lieu de son spectacle, elle mangea ce qu'elle avait d'argent avec un gentilhomme de M. le prince de Monaco, nommé Olivier, qui l'aimait à la fureur, et qui la suivait partout; de sorte qu'en très-peu de temps sa troupe fut réduite dans un état pitoyable. Ainsi destituée de moyens pour jouer la comédie à Rouen, la Raisin prit le parti de revenir à Paris avec ses petits comédiens et son Olivier.
Cette femme, n'ayant aucune ressource, et connaissant l'humeur bienfaisante de Molière, alla le prier de lui prêter son théâtre pour trois jours seulement, afin que le petit gain qu'elle espérait de faire dans ses trois représentations lui servît à remettre sa troupe en état. Molière voulut bien lui accorder ce qu'elle lui demandait. Le premier jour fut plus heureux qu'elle ne se l'était promis; mais ceux qui avaient entendu le petit Baron en parlèrent si avantageusement que, le second jour qu'il parut sur le théâtre, le lieu était si rempli que la Raisin fit plus de mille écus.
Molière, qui était incommodé, n'avait pu voir le petit Baron les deux premiers jours; mais tout le monde lui en dit tant de bien, qu'il se fit porter au Palais-Royal à la troisième représentation, tout malade qu'il était. Les comédiens de l'hôtel de Bourgogne n'en avaient manqué aucune, et ils n'étaient pas moins surpris du jeune acteur que l'était le public, surtout la Duparc, qui le prit tout d'un coup en amitié, et qui bien sérieusement avait fait de grands préparatifs pour lui donner à souper ce jour-là. Le petit homme, qui ne savait auquel entendre pour recevoir les caresses qu'on lui faisait, promit à cette comédienne qu'il irait chez elle; mais la partie fut rompue par Molière, qui lui dit de venir souper avec lui. C'était un maître et un oracle quand il parlait: et ces comédiens avaient tant de déférence pour lui, que Baron n'osa lui dire qu'il était retenu; et la Duparc n'avait garde de trouver mauvais que le jeune homme lui manquât de parole. Ils regardaient tous ce bon accueil comme la fortune de Baron, qui ne fut pas plutôt arrivé chez Molière, que celui-ci commença par envoyer chercher son tailleur pour le faire habiller (car il était en très-mauvais état), et il recommanda au tailleur que l'habit fût très-propre, complet, et fait dès le lendemain matin. Molière interrogeait et observait continuellement le jeune Baron pendant le souper, et il le fit coucher chez lui, pour avoir plus le temps de connaître ses sentiments par la conversation, afin de placer plus sûrement le bien qu'il lui voulait faire.
XIX
Le lendemain matin, le tailleur exact apporta, sur les neuf à dix heures, au petit Baron, un équipage tout complet. Il fut tout étonné et fort aise de se voir tout d'un coup si bien ajusté. Le tailleur lui dit qu'il fallait descendre dans l'appartement de Molière pour le remercier. «C'est bien mon intention, répondit le petit homme; mais je ne crois pas qu'il soit encore levé.» Le tailleur l'ayant assuré du contraire, il descendit, et fit un compliment de reconnaissance à Molière, qui en fut très-satisfait, et qui ne se contenta pas de l'avoir si bien fait accommoder; il lui donna encore six louis d'or, avec ordre de les dépenser à ses plaisirs. Tout cela était un rêve pour un enfant de douze ans, qui était depuis longtemps entre les mains de gens durs, avec lesquels il avait souffert; et il était dangereux et triste qu'avec les favorables dispositions qu'il avait pour le théâtre, il restât en de si mauvaises mains. Ce fut cette fâcheuse situation qui toucha Molière; il s'applaudit d'être en état de faire du bien à un jeune homme qui paraissait avoir toutes les qualités nécessaires pour profiter du soin qu'il voulait prendre de lui; il n'avait garde d'ailleurs, à le prendre du côté du bon esprit, de manquer une occasion si favorable d'assurer sa troupe en y faisant entrer le petit Baron.
Molière lui demanda ce que sincèrement il souhaiterait le plus alors. «D'être avec vous le reste de mes jours, lui répondit Baron, pour vous marquer ma vive reconnaissance de toutes les bontés que vous avez pour moi.—Eh bien! lui dit Molière, c'est une chose faite; le roi vient de m'accorder un ordre pour vous ôter de la troupe où vous êtes.» Molière, qui s'était levé dès quatre heures du matin, avait été à Saint-Germain supplier Sa Majesté de lui accorder cette grâce; et l'ordre avait été expédié sur-le-champ.
La Raisin ne fut pas longtemps à savoir son malheur: animée par son Olivier, elle entra toute furieuse le lendemain matin dans la chambre de Molière, deux pistolets à la main, et lui dit que s'il ne lui rendait son acteur, elle allait lui casser la tête. Molière, sans s'émouvoir, dit à son domestique de lui ôter cette femme-là. Elle passa tout d'un coup de l'emportement à la douleur; les pistolets lui tombèrent des mains, et elle se jeta aux pieds de Molière, le conjurant, les larmes aux yeux, de lui rendre son acteur, et lui exposant la misère où elle allait être réduite, elle et toute sa famille, s'il le retenait. «Comment voulez-vous que je fasse? lui dit-il, le roi veut que je le retire de votre troupe: voilà son ordre.» La Raisin, voyant qu'il n'y avait plus d'espérance, pria Molière de lui accorder du moins que le petit Baron jouât encore trois jours dans sa troupe. «Non-seulement trois, répondit Molière, mais huit, à condition pourtant qu'il n'ira point chez vous, et que je le ferai toujours accompagner par un homme qui le ramènera dès que la pièce sera finie.» Et cela de peur que cette femme et Olivier ne séduisissent l'esprit du jeune homme, pour le faire retourner avec eux. Il fallait bien que la Raisin en passât par là; mais ces huit jours lui donnèrent beaucoup d'argent, avec lequel elle voulut faire un établissement près de l'hôtel de Bourgogne, mais dont le détail et le succès ne regardent plus mon sujet.
Molière, qui aimait les bonnes mœurs, n'eut pas moins d'attention à former celles de Baron que s'il eût été son propre fils: il cultiva avec soin les dispositions extraordinaires qu'il avait pour la déclamation. Le public sait comme moi jusqu'à quel degré de perfection il l'a élevé: mais ce n'est pas le seul endroit par lequel il nous ait fait voir qu'il a su profiter des leçons d'un si grand maître. Qui, depuis sa mort, a tenu plus sûrement le théâtre comique que Baron?
Le roi se plaisait tellement aux divertissements fréquents que la troupe de Molière lui donnait, qu'au mois d'août 1665, Sa Majesté jugea à propos de la fixer tout à fait à son service, en lui donnant une pension de sept mille livres. Elle prit alors le titre de troupe du roi, qu'elle a toujours conservé depuis; et elle était de toutes les fêtes qui se faisaient partout où était Sa Majesté.
Le roi accorda alors une pension de sept mille francs à sa troupe et le titre de comédiens du roi.
XX
En ce temps, Molière osa enfin habiter avec sa femme Madeleine Béjart. Sa belle-mère s'en irrita, la maison devint intenable; on s'apaisa, mais l'affection que la Béjart avait eue pour lui s'éteignit. Il resta pénétré du sentiment de son ingratitude entre une amie qu'il avait trahie et une jeune épouse qui devait le trahir; mais son talent le consolait toujours. Il avait été faible et il était bon.
Baron, objet de la jalousie de la Béjart, en reçut des injures et un soufflet; il se retira chez la Raisin. Molière le conjura de rentrer chez lui. Le regret et le remords l'attendrirent. Il revint. Molière le combla de caresses.
Peu de temps après, un homme, dont le nom de famille était Mignot, et Mondorge celui de comédien, se trouvant dans une triste situation, prit la résolution d'aller à Auteuil, où Molière avait une maison et où il était actuellement, pour tâcher d'en tirer quelques secours pour les besoins pressants d'une famille qui était dans une misère affreuse. Baron, à qui ce Mondorge s'adressa, s'en aperçut aisément, car ce pauvre comédien faisait le spectacle du monde le plus pitoyable. Il dit à Baron, qu'il savait être un assuré protecteur auprès de Molière, que l'urgente nécessité où il était lui avait fait prendre le parti de recourir à lui, pour le mettre en état de rejoindre quelque troupe avec sa famille; qu'il avait été le camarade de M. de Molière en Languedoc, et qu'il ne doutait pas qu'il ne lui fît quelque charité, si Baron voulait bien s'intéresser pour lui.
Baron monta dans l'appartement de Molière, et lui rendit le discours de Mondorge, avec peine, et avec précaution pourtant, craignant de rappeler désagréablement à un homme fort riche l'idée d'un camarade fort gueux. «Il est vrai que nous avons joué la comédie ensemble, dit Molière, et c'est un fort honnête homme; je suis fâché que ses petites affaires soient en si mauvais état. Que croyez-vous, ajouta-t-il, que je doive lui donner?» Baron se défendit de fixer le plaisir que Molière voulait faire à Mondorge, qui, pendant que l'on décidait sur le secours dont il avait besoin, dévorait dans la cuisine, où Baron lui avait fait donner à manger. «Non, répondit Molière, je veux que vous déterminiez ce que je dois lui donner.» Baron, ne pouvant s'en défendre, statua sur quatre pistoles, qu'il croyait suffisantes pour donner à Mondorge la facilité de joindre une troupe. «Eh bien, je vais lui donner quatre pistoles pour moi, dit Molière à Baron, puisque vous le jugez à propos; mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour vous: je veux qu'il connaisse que c'est à vous qu'il a l'obligation du service que je lui rends. J'ai aussi, ajouta-t-il, un habit de théâtre dont je crois que je n'aurai plus besoin: qu'on le lui donne; le pauvre homme y trouvera de la ressource pour sa profession.» Cependant cet habit, que Molière donnait avec tant de plaisir, lui avait coûté deux mille cinq cents livres, et il était presque tout neuf. Il assaisonna ce présent d'un bon accueil qu'il fit à Mondorge, qui ne s'était pas attendu à tant de libéralité.
XXI
Bien qu'il eût un revenu de trente mille livres de rente, il n'avait pour son service personnel qu'une servante, pleine de bon sens et dont il interrogeait l'instinct avant de donner ses pièces. Elle se nommait Laforest, et il la rendit ainsi à jamais célèbre. Rohault et Mignard, le fameux peintre, le consolaient par leur affection de ses disgrâces. Ils allaient souvent s'enfermer avec lui dans sa maison de campagne d'Auteuil.
«Ne me plaignez-vous pas, leur dit-il un jour d'abandon, d'être d'une profession et dans une situation si opposées aux sentiments et à l'humeur que présentement? J'aime la vie tranquille, et la mienne est agitée par une infinité de détails communs et turbulents, sur lesquels je n'avais pas compté dans les commencements, et auxquels il faut absolument que je me donne tout entier malgré moi. Avec toutes les précautions dont un homme peut être capable, je n'ai pas laissé de tomber dans le désordre où tous ceux qui se marient sans réflexion ont accoutumé de tomber.—Oh! oh! dit M. Rohault.—Oui, mon cher monsieur Rohault, je suis le plus malheureux des hommes, ajouta Molière, et je n'ai que ce que je mérite. Je n'ai pas pensé que j'étais trop austère pour une société domestique. J'ai cru que ma femme devait assujettir ses manières à sa vertu et à mes intentions; et je sens bien que, dans la situation où elle est, elle eût encore été plus malheureuse que je ne le suis si elle l'avait fait. Elle a de l'enjouement, de l'esprit; elle est sensible au plaisir de le faire valoir; tout cela m'ombrage malgré moi. J'y trouve à redire, je m'en plains. Cette femme, cent fois plus raisonnable que je ne le suis, veut jouir agréablement de la vie; elle va son chemin; et, assurée par son innocence, elle dédaigne de s'assujettir aux précautions que je lui demande. Je prends cette négligence pour du mépris; je voudrais des marques d'amitié, pour croire que l'on en a pour moi, et que l'on eût plus de justesse dans sa conduite pour que j'eusse l'esprit tranquille. Mais ma femme, toujours égale et libre dans la sienne, qui serait exempte de tout soupçon pour tout autre homme moins inquiet que je ne le suis, me laisse impitoyablement dans mes peines; et, occupée seulement du désir de plaire en général, comme toutes les femmes, sans avoir de dessein particulier, elle rit de ma faiblesse. Encore, si je pouvais jouir de mes amis aussi souvent que je le souhaiterais, pour m'étourdir sur mes chagrins et sur mon inquiétude! mais vos occupations indispensables, et les miennes, m'ôtent cette satisfaction.» M. Rohault étala à Molière toutes les maximes d'une saine philosophie pour lui faire entendre qu'il avait tort de s'abandonner à ses déplaisirs. «Eh! lui répondit Molière, je ne saurais être philosophe avec une femme aussi aimable que la mienne; et peut-être qu'en ma place, vous passeriez encore de plus mauvais quarts d'heure.»
XXII
Son ami de collége et de table, Chapelle, l'amusait par ses ivresses, mais ne le consolait pas. Aimé Martin raconte ses scandales et son égoïsme; Molière en avait pitié, mais continuait par habitude à l'aimer.
Le Tartuffe parut alors; il fut fort goûté aux lectures. Le roi, qui ne se doutait pas de l'usage qu'on en ferait un jour, vit sans crainte cette satire contre la fausse dévotion, dont il redoutait les excès. Sa morale, fort relâchée avec les femmes, ne sentait pas les contre-coups qui frappaient sur lui-même. On lui fit des représentations: il défendit de jouer le Tartuffe. Il était alors à l'armée; Molière, qu'il aimait tendrement, alla se plaindre. Bah! dit le roi, les hypocrites permettent qu'on joue Dieu et le ciel, mais ne veulent pas qu'on les joue eux-mêmes. Jouez-les toujours; la fausse dévotion n'est qu'un mensonge; les vices sont à vous.»
Louis XIV, charmé du bon sens de Molière, se plaisait à l'entretenir quatre ou cinq heures tête à tête. La protection du prince sauva plusieurs fois la bonne comédie: Tartuffe, les Précieuses, le Bourgeois gentilhomme, les vices du cœur, de l'esprit, des salons, de la langue même, pâlirent devant le roi du bon sens. Il fut complice de tout ce que Molière imagina pour amuser et corriger son règne. M. Michelet a merveilleusement analysé tout cela, en l'exagérant un peu, comme les critiques philosophes, mais le fond est vrai et les couleurs authentiques.
XXIII
Le Misanthrope, le meilleur de ses drames, et dont le seul défaut est que le dénoûment ne sort pas du caractère, mais de l'autorité, tomba; le sujet était trop triste pour un parterre de Français. Il faut réfléchir pour l'accepter. Le rire est la loi suprême de la comédie, on est plus tenté de pleurer au Misanthrope. Le Misanthrope n'est pas un caractère, c'est une manie. Une manie amuse un moment, mais ne fournit pas un long drame. Molière se résigna et il attendit; il avait tellement travaillé son sujet, qu'il ne pouvait s'imaginer qu'il se fût trompé. Les vers, sans être poétiques, étaient de la plus vigoureuse satire. C'était de la poésie de Boileau, son voisin et son ami d'Auteuil.
Il se raccommoda avec le peuple par une farce grossière appelée le Sabotier. «Si je ne travaillais que pour des philosophes, disait-il à ce propos, mes ouvrages seraient tournés tout autrement, mais je parle aux foules, où il y a peu de gens d'esprit. Si c'était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession.» C'est alors qu'il fit jouer M. de Pourceaugnac, cette farce immortelle qui fait rire encore le peuple d'aujourd'hui. L'éclat de rire qu'on arrache au peuple par les moyens souvent ignobles est la grimace du ridicule, le sublime du commun; mais le vrai génie s'abaisse comme il s'élève, et quand il daigne y descendre, il le trouve et le rend impérissable. Le chef-d'œuvre est de réunir les deux. C'est ce que Molière fit dans le Bourgeois gentilhomme. La pièce déplut au public, et charma Louis XIV; il en félicita Molière, il était assez homme de goût pour y saisir les deux ridicules de la noblesse et de la bourgeoisie, il était placé assez haut pour se moquer de son peuple.
Le Bourgeois gentilhomme fut joué pour la première fois à Chambord, au mois d'octobre 1670. Jamais pièce n'a été plus malheureusement reçue que celle-là, et aucune de celles de Molière ne lui a donné tant de déplaisir. Le roi ne lui en dit pas un mot à son souper, et tous les courtisans la mettaient en morceaux. «Molière nous prend assurément pour des grues, de croire nous divertir avec de telles pauvretés, disait M. le duc de...—Qu'est-ce qu'il veut dire avec son haluba, balachou? ajoutait M. le duc de...; le pauvre homme extravague, il est épuisé: si quelque autre auteur ne prend le théâtre, il va tomber; cet homme-là donne dans la farce italienne.» Il se passa cinq jours avant que l'on représentât cette pièce pour la seconde fois, et pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se tint caché dans sa chambre; il appréhendait le mauvais compliment du courtisan prévenu; il envoyait seulement Baron à la découverte, qui lui rapportait toujours de mauvaises nouvelles. Toute la cour était révoltée.
Cependant on joua cette pièce pour la seconde fois. Après la représentation, le roi, qui n'avait point encore porté son jugement, eut la bonté de dire à Molière: «Je ne vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation, parce que j'ai appréhendé d'être séduit par la manière dont elle avait été représentée; mais, en vérité, Molière, vous n'avez encore rien fait qui m'ait plus diverti, et votre pièce est excellente.» Molière reprit haleine au jugement de Sa Majesté; et aussitôt il fut accablé de louanges par les courtisans, qui tout d'une voix répétaient, tant bien que mal, ce que le roi venait de dire à l'avantage de cette pièce. «Cet homme-là est inimitable, disait le même duc de...; il y a un vis comica dans tout ce qu'il fait que les anciens n'ont pas aussi heureusement rencontré que lui.» Quel malheur pour ces messieurs que Sa Majesté n'eût point dit son sentiment la première fois! ils n'auraient pas été à la peine de se rétracter, et de s'avouer faibles connaisseurs en ouvrages. Je pourrais rappeler ici qu'ils avaient été auparavant surpris par le sonnet du Misanthrope. À la première lecture, ils en furent saisis, ils le trouvèrent admirable; ce ne furent qu'exclamations, et peu s'en fallut qu'ils ne trouvassent fort mauvais que le Misanthrope fît voir que ce sonnet était détestable.
En effet, y a-t-il rien de plus beau que le premier acte du Bourgeois gentilhomme? Il devait, du moins, frapper ceux qui jugent avec équité par les connaissances les plus communes; et Molière avait bien raison d'être mortifié de l'avoir travaillé avec tant de soin, pour être payé de sa peine par un mépris assommant; et si j'ose me prévaloir d'une occasion si peu considérable par rapport au roi, on ne peut trop admirer son heureux discernement, qui n'a jamais manqué de justesse dans les petites occasions comme dans les grands événements.
Au mois de novembre de la même année 1670, que l'on représenta le Bourgeois gentilhomme à Paris, le nombre prit le parti de cette pièce. Chaque bourgeois y croyait trouver son voisin peint au naturel; et il ne se lassait point d'aller voir ce portrait: le spectacle d'ailleurs, quoique outré et hors du vraisemblable, mais parfaitement bien exécuté, attirait les spectateurs; et on laissait gronder les critiques sans faire attention à ce qu'ils disaient contre cette pièce.