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Cours familier de Littérature - Volume 26

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The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 26

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Title: Cours familier de Littérature - Volume 26

Author: Alphonse de Lamartine

Release date: July 10, 2015 [eBook #49408]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Carlo Traverso, Christine
P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team
at http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by The Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE - VOLUME 26 ***

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE

XXVI

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. DE LAMARTINE

TOME VINGT-SIXIÈME

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR
9, RUE CAMBACÉRÈS (ANCIENNE RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43)
1868

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

CLIe ENTRETIEN
MOLIÈRE ET SHAKESPEARE

I

Voilà Molière.

Voyons Shakespeare.

Jugeons ces deux représentants de deux grands peuples.

L'un est l'art dans un pays déjà civilisé: Molière.

L'autre est la nature dans un pays déjà cultivé aussi, mais sans goût encore. Voltaire a dit un sauvage ivre; nous ne dirons pas une telle grossièreté, mais nous disons un novice de génie dans un pays à l'aurore de sa littérature.

Ces deux hommes procèdent d'eux-mêmes et d'eux seuls; ils sortent l'un et l'autre de la même souche, la souche primitive de la population: l'artisan. Ils sont grands hommes par hasard. Nous avons vu comment Molière entre malgré sa famille dans une troupe de comédiens, où l'amour le convie et le retient; voyons comment Shakespeare échappe même à la famille et à l'amour pour aller entrer dans une troupe de comédiens aussi par la porte des plus ignobles emplois; ni dans l'un ni dans l'autre, aucune prétention, aucun système, le besoin de vivre, de gagner son pain; à côté du pain ils trouvent, par surcroît, la gloire. Nous nous acharnons en ce moment à attendre des légions de grands hommes par l'instruction obligatoire. J'attends plutôt les grands hommes par nécessité. Ce n'est pas la politique qui enfante le génie, c'est la nature.

ENTRETIEN CLI

II

Shakespeare arrive à Londres pauvre et inconnu. Il débute comme un vendeur de contre-marques à la porte d'un de nos théâtres de boulevard. Il garde et promène les chevaux des spectateurs pendant que ceux-ci regardent la pièce. Ce triste métier lui donne un pain amer. À la fin, il s'élève de cette abjection au grade d'aboyeur, c'est-à-dire qu'il appelle les domestiques pour venir mettre le pied à l'étrier de leur maître. De temps en temps, il entre lui-même dans les coins obscurs de la salle et il boit l'avant-goût du talent dans la coupe du pauvre. Cela le fait réfléchir et il se dit: Ne pourrais-je pas en faire autant? Il laisse la bride de ses chevaux et il tente quelques farces grossières qui font rire la taverne. N'est-ce pas la même chose que Molière suivant la Béjart en Languedoc et débutant, par amour, par les rapsodies de Sganarelle et de Georges Dandin, imitées de mauvais théâtres italiens?

III

Victor Hugo, après une consciencieuse et pénible étude, raconte ainsi la statistique de ces tréteaux.

«Les décors étaient simples. Deux épées croisées, quelquefois deux lattes signifiaient une bataille; la chemise par-dessus l'habit signifiait un chevalier; la jupe de la ménagère des comédiens sur un manche à balai signifiait un palefroi caparaçonné. Un théâtre riche, qui fit faire son inventaire en 1598, possédait «des membres de maures, un dragon, un grand cheval avec ses jambes, une cage, un rocher, quatre têtes de turcs et celle du vieux Méhémet, une roue pour le siége de Londres et une bouche d'enfer.» Un autre avait «un soleil, une cible, les trois plumes du prince de Galles avec la devise: ICH DIEN, plus six diables, et le pape sur sa mule.» Un acteur barbouillé de plâtre et immobile signifiait une muraille; s'il écartait les doigts, c'est que la muraille avait des lézardes. Un homme chargé d'un fagot, suivi d'un chien et portant une lanterne, signifiait la lune; sa lanterne figurait son clair. On a beaucoup ri de cette mise en scène de clair de lune, devenue fameuse par le Songe d'une nuit d'été, sans se douter que c'est là une sinistre indication de Dante. Voir l'Enfer, chant XX. Le morisque, épiant si le moment d'entrer en scène était venu, ou le menton glabre d'un comédien jouant les rôles de femme. Glabri histriones, dit Plaute. Dans ces théâtres abondaient les gentilshommes, les écoliers, les soldats et les matelots. On représentait là la tragédie de lord Buckhurst, Gorboduc ou Ferrex et Porrex, la mère Bombic, de Lily, où l'on entendait les moineaux crier phip phip, le Libertin, imitation du Convivado de Piedra qui faisait son tour d'Europe, Felix and Philiomena, comédie à la mode, jouée d'abord à Greenwich devant la «reine Bess,» Promos et Cassandra, comédie dédiée par l'auteur George Whetstone à William Fletwood, recorder de Londres, le Tamerlan et le Juif de Malte de Christophe Marlowe, des interludes et des pièces de Robert Greene, de George Peele, de Thomas Lodge et de Thomas Kid, enfin les comédies gothiques, car, de même que la France a l'Avocat Pathelin, l'Angleterre a l'Aiguille de ma commère Gurton. Tandis que les acteurs gesticulaient et déclamaient, les gentilshommes et les officiers avec leurs panaches et leurs rabats de dentelle d'or, debout ou accroupis sur le théâtre, tournant le dos, hautains et à leur aise au milieu des comédiens gênés, riaient, criaient, tenaient des brelans, se jetaient les cartes à la tête, ou jouaient ensemble dans l'ombre, sur le pavé; parmi les pots de bière et les pipes, on entrevoyait le peuple. Ce fut par ce théâtre-là que Shakespeare entra dans le drame.

Tel était le théâtre vers 1580, à Londres, sous «la grande reine;» il n'était pas beaucoup moins misérable, un siècle plus tard, à Paris, sous «le grand roi;» et Molière, à son début, dut, comme Shakespeare, faire ménage avec d'assez tristes salles. Il y a, dans les archives de la Comédie-Française, un manuscrit inédit de quatre cents pages, relié en parchemin et noué d'une bande de cuir blanc. C'est le journal de Lagrange, camarade de Molière. Lagrange décrit ainsi le théâtre où la troupe de Molière jouait par ordre du sieur de Rataban, surintendant des bâtiments du roi: «... trois poutres, des charpentes pourries et étayées, et la moitié de la salle découverte et en ruine.» Ailleurs, en date du dimanche 15 mars 1671, il dit: «La troupe a résolu de faire un grand plafond qui règne par toute la salle, qui, jusqu'au dit jour 15, n'avait été couverte que d'une grande toile bleue suspendue avec des cordages.» Quant à l'éclairage et au chauffage de cette salle, particulièrement à l'occasion des frais extraordinaires qu'entraîna la Psyché, qui était de Molière et de Corneille, on lit ceci: «chandelles, trente livres; concierge, à cause du feu, trois livres.» C'étaient là les salles que «le grand règne mettait à la disposition de Molière.»

IV

Shakespeare obtint à la fin un rôle muet dans une pièce; il fut chargé d'apporter son casque au géant Agrapardo.

En 1589, il écrivit sa première pièce Periclès, qui frappa quelques lecteurs; en 1597 il écrivit Roméo et Juliette, copie exacte d'un libretto italien, solennisé et éternisé par une touchante et sublime déclamation de Shakespeare. Six ans après, il écrivit et représenta Hamlet, puis Othello, puis la belle tragédie historique de la mort de Jules César. Il ne livrait point de manuscrit, il écrivait chaque rôle de la pièce sur des feuilles détachées qu'il distribuait à ses acteurs. Après la mort de son père, en 1599, il devint chef de troupe et entrepreneur de théâtre.

Mort obscur quelques années après, il ne ressuscita un peu que sous la Restauration, et donna alors, sous le nom de Davenant, réputé son fils, ses pièces. Dryden le déclara hors d'usage; on abattit sa maison, on coupa son mûrier, tout fut dit.

Voltaire, en revenant d'Angleterre en 1728, en parle, comme on sait: barbare de génie, sauvage ivre. Sa gloire fut ainsi ensevelie jusqu'au grand comédien Garrik, qui la fit revivre. Depuis Garrik, elle redevint immense; elle dépassa même la portée du réel. La vraie immortalité a le temps d'attendre, elle est éternelle. Hugo en fait plus qu'un homme, une date du genre humain. Examinons juste ce qu'il mérite; prenons ses pièces, et voyons qui juge mieux de Hugo ou de Voltaire.

V

Hugo dit: «Shakespeare, c'est le globe dans la sphère; il y a le tout, il y a l'homme. Ici, le mystère extérieur; là, le mystère intérieur. Lucrèce, c'est l'être; Shakespeare, c'est l'existence. De là tant d'ombre dans Lucrèce; de là tant de fourmillement dans Shakespeare. L'espace, le bleu, comme disent les Allemands, n'est certes pas interdit à Shakespeare. La terre voit et parcourt le ciel; elle le connaît sous ses deux aspects, obscurité et azur, doute et espérance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est un secret, une sorte de parenthèse énigmatique entre la naissance et l'agonie, entre l'œil qui s'ouvre et l'œil qui se ferme. Ce secret, Shakespeare en a l'inquiétude. Lucrèce est; Shakespeare vit. Dans Shakespeare, les oiseaux chantent, les buissons verdissent, les cœurs aiment, les âmes souffrent, le nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les forêts et les foules parlent, le vaste songe éternel flotte. La séve et le sang, toutes les formes du fait multiple, les actions et les idées, l'homme et l'humanité, les vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux des êtres, le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakespeare et dans Shakespeare, et, ce génie étant la terre, les morts en sortent. Certains côtés sinistres de Shakespeare sont hantés par les spectres. Shakespeare est frère de Dante. L'un complète l'autre. Dante incarne tout le surnaturalisme, Shakespeare incarne toute la nature; et comme ces deux régions, nature et surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans l'absolu la même unité, Dante et Shakespeare, si dissemblables pourtant, se mêlent par les bords et adhèrent par le fond; il y a de l'homme dans Alighieri, et du fantôme dans Shakespeare. La tête de mort passe des mains de Dante dans les mains de Shakespeare; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-être même dégage-t-elle un sens plus profond et un plus haut enseignement dans le second que dans le premier. Shakespeare la secoue et en fait tomber des étoiles. L'île de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère d'Armuyr, la plate-forme d'Elseneur, ne sont pas moins éclairées que les sept cercles de la spirale dantesque par la sombre réverbération des hypothèses. Le que sais-je? demi-chimère, demi-vérité, s'ébauche là comme ici. Shakespeare autant que Dante laisse entrevoir l'horizon crépusculaire de la conjecture. Dans l'un comme dans l'autre, il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. Quant au réel, nous y insistons, Shakespeare en déborde; partout la chair vive; Shakespeare a l'émotion, l'instinct, le cri vrai, l'accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c'est lui, et en même temps, c'est vous. Comme Homère, Shakespeare est élément. Les génies recommençants, c'est le nom qui leur convient, surgissent à toutes les crises décisives de l'humanité; ils résument les phases et complètent les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de l'Asie et le commencement de l'Europe; Shakespeare marque la fin du moyen âge. Cette clôture du moyen âge, Rabelais et Cervantès la font aussi; mais, étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu'un aspect partiel; l'esprit de Shakespeare est un total. Comme Homère, Shakespeare est un homme cyclique. Ces deux génies, Homère et Shakespeare, ferment les deux premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. C'était là leur mission, ils l'ont accomplie; c'était là leur tâche, ils l'ont faite.

«Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Lucrèce, Juvénal, saint Jean, saint Paul, Tacite, Dante, Rabelais, Cervantès, Shakespeare, ceci est l'œuvre des immortels géants de l'esprit humain.—Aux yeux des songeurs, ces génies occupent des trônes dans l'idéal.»

Cette strophe n'a qu'un défaut: elle exagère, elle n'est pas vraie; l'enthousiasme y devient engouement.

VI

Examinons ce qui justifie cet engouement devenu immortalité dans le nom et dans l'œuvre de Shakespeare; prenons le point culminant de cette œuvre; selon moi, c'est le drame de Macbeth.

Qu'est-ce que Macbeth? c'est l'assassinat politique, l'ambition jusqu'à la mort, jusqu'au délire, jusqu'au remords, jusqu'au désespoir. Régner ou mourir; mourir, non-seulement pour cette vie, mais même pour l'autre; mourir éternellement!

Macbeth, jeune et pur encore, est le héros de cette ambition. Il a une femme jeune, belle, ambitieuse aussi, lady Macbeth. L'amour se joint en elle à sa passion pour son mari, et dans son mari à sa passion pour elle; il est impossible que ces deux passions n'enfantent pas le monstre du forfait.

Le drame s'ouvre par un conciliabule de sorcières ou de fées du moyen âge, pendant une tempête, sur une bruyère montagneuse, aride et désolée. Elles y préparent leur enchantement et s'envolent à travers l'air impur.

Le roi d'Écosse, le vertueux Duncan, passe sur la bruyère; les combattants le rejoignent en armes et lui racontent les exploits de Macbeth et de Banquo, ses deux généraux, qui ont vaincu le roi de Norwége et les troupes insurgées de son propre pays, dirigées par le thane de Cawdor. Le récit de leurs exploits est homérique et héroïque, comme ces combats primitifs des héros du Nord; il enthousiasme le roi Duncan de reconnaissance et d'admiration pour Macbeth. Le roi lui donne en souveraineté le pays qu'il a reconquis, et la scène change (Macbeth et Banquo). «Salut à Macbeth, qui est roi!» s'écrient les sorcières.

Angus, messager du roi Duncan, les aborde et les invite à se rendre au palais de Fores pour y recevoir l'hospitalité. Ils le suivent.

SCÈNE V

À Inverness.—Un appartement du château de Macbeth.
entre LADY MACBETH, lisant une lettre de Macbeth.

«Les sorcières sont venues à moi au jour du succès, et j'ai appris par le plus incontestable témoignage qu'en elles résidait une intelligence plus qu'humaine. Lorsque je brûlais de leur faire d'autres questions, elles se sont confondues dans l'air et y ont disparu. J'étais encore éperdu de surprise, lorsque des envoyés du roi sont venus me saluer thane de Cawdor. C'était sous ce titre que les sœurs du Destin s'étaient d'abord adressées à moi, me renvoyant ensuite aux événements à venir par ces autres paroles: Salut, toi qui seras roi. J'ai cru que cela était bon à te faire connaître, chère compagne de ma grandeur: je n'ai pas voulu te frustrer de ta portion de joie, en te laissant ignorer les grandes destinées qui me sont promises. Place ceci dans ton cœur. Adieu.»—(Lady Macbeth reprend en rêvant:)

Tu es thane de Glamis et de Cawdor, et tu seras aussi ce qu'on t'a prédit.—Cependant, je crains ta nature trop abondamment composée du lait des tendresses humaines pour te conduire par le chemin le plus court. Tu voudrais bien t'agrandir, tu n'es pas sans ambition; mais tu ne la voudrais pas accompagnée du crime: ce que tu veux orgueilleusement, tu le voudrais saintement; tu ne voudrais pas être déloyal, et cependant tu voudrais acquérir déloyalement. Noble Glamis, ce que tu veux obtenir te crie: «Voilà ce qu'il te faut faire si tu prétends obtenir.» Voilà ce que tu crains de faire plutôt que tu ne désires que cela ne soit pas fait. Hâte-toi d'arriver, que je transmette à ton oreille le courage qui m'anime, et que ma langue valeureuse dompte tout ce qui pourrait arrêter ta route vers ce cercle d'or dont les destins et cette assistance surnaturelle semblent, d'accord, vouloir te couronner.—(Entre un serviteur.) Quelles nouvelles apportes-tu?

LE SERVITEUR.

Le roi arrive ici ce soir.

LADY MACBETH.

Il faut que tu aies perdu le sens. Ton maître n'est-il pas avec lui? Si ce que tu dis était vrai, il m'aurait avertie de me préparer à recevoir le roi.

LE SERVITEUR.

Avec votre permission, rien n'est plus vrai; notre thane est en chemin: un de mes camarades a été chargé de le devancer. Hors d'haleine, et presque mort de fatigue, à peine a-t-il eu la force d'accomplir son message.

LADY MACBETH.

Prends soin de lui; il apporte de grandes nouvelles! (Le serviteur sort.) La voix est près de manquer au corbeau lui-même, dont les croassements annoncent l'entrée fatale de Duncan dans l'intérieur de mes murailles.—Venez, venez, esprits qui excitez les pensées homicides; dépouillez-moi de mon sexe en cet instant, et remplissez-moi du sommet de la tête jusqu'à la plante des pieds, remplissez-moi de la plus atroce cruauté. Épaississez mon sang; fermez tout accès, tout passage aux remords; et que la nature, par aucun retour d'une pitié repentante, ne vienne ébranler mon cruel projet, ou faire trêve à son exécution. Venez dans mes mamelles changer mon lait en fiel, ministres du meurtre; venez, quelque part que vous soyez, substances invisibles, occupées à épier le moment de nuire au genre humain.—Viens, épaisse nuit; enveloppe-toi des plus noires fumées de l'enfer, afin que mon poignard acéré ne voie pas la blessure qu'il va faire, et que le ciel ne puisse, perçant d'un regard ta ténébreuse couverture, me crier: Arrête! arrête!—(Entre Macbeth.) Illustre Glamis, digne Cawdor, élevé encore au-dessus de ces deux titres par le salut qui les a suivis, ta lettre m'a transportée au delà de ce présent rempli d'ignorance, et je sens déjà l'avenir exister pour moi.

MACBETH.

Mon cher amour, Duncan arrive ici ce soir.

LADY MACBETH.

Et quand part-il d'ici?

MACBETH.

Demain; c'est son projet.

LADY MACBETH.

Oh! jamais le soleil ne verra ce demain.—Votre visage, mon cher thane, est un livre où l'on pourrait lire d'étranges choses. Pour cacher vos desseins dans cette circonstance, prenez le maintien qui convient à la circonstance; que vos yeux, vos gestes, votre langue donnent la bienvenue; paraissez tel que la fleur innocente, mais que le serpent soit caché dessous. Il faut avoir soin de l'hôte qui nous arrive: c'est moi que vous chargerez de dépêcher le grand ouvrage de cette nuit, après lequel nos nuits et nos jours ne reconnaîtront plus d'autre règle que le pouvoir souverain.

MACBETH.

Nous en reparlerons.

LADY MACBETH.

Songez seulement à montrer un visage serein: changer de visage est toujours un signe de crainte.—Laissez tout le reste à mes soins.

(Ils sortent.)

VII

Le roi Duncan entre avec sa suite, plein de joie et de confiance, il parcourt du regard le château de Macbeth, où il a pris asile.

SCÈNE VI

Toujours à Inverness, devant le château de Macbeth.—(Hautbois. Cortége composé des gens de Macbeth.)
entrent DUNCAN, MALCOLM, DONALBAIN, BANQUO, LENOX, MACDUFF, ROSSE, ANGUS; suite.

DUNCAN.

Ce château occupe une riante situation; l'air, doux et léger, pénètre agréablement dans les sens calmés.

BANQUO.

Cet hôte des étés, le martinet, habitant des temples, cherchant en ces lieux le séjour qu'il aime, nous annonce que l'haleine des cieux les caresse avec amour. Pas une frise saillante, pas une corniche, pas un seul angle commode où cet oiseau n'ait suspendu son lit et le berceau de ses enfants. Partout où ces oiseaux nichent et se voient fréquemment, je l'ai remarqué, l'air est toujours pur.

(Entre lady Macbeth.)

DUNCAN.

Voyez, voilà notre honorable hôtesse.—L'amitié qui s'attache à nous nous cause quelquefois des embarras que nous accueillons encore avec des remerciements, comme des marques d'affection. Ainsi je suis pour vous une occasion d'apprendre à prier Dieu de nous récompenser de vos peines, et à nous remercier de l'embarras que nous vous donnons.

LADY MACBETH.

Tout notre effort, fût-il doublé et redoublé, ne serait qu'une faible et solitaire offrande à opposer à ce large amas d'honneurs dont votre majesté accable notre maison. Vos anciens bienfaits, et les dignités nouvelles que vous venez d'accumuler sur les premières, nous laissent sous l'engagement de prier pour vous.

DUNCAN.

Où est le thane de Cawdor? Nous courions sur ses talons, et voulions être son introducteur auprès de vous; mais il est bon cavalier, et la force de son amour, aussi aiguë que son éperon, lui a fait atteindre sa maison avant nous. Belle et noble lady, nous serons votre hôte pour cette nuit.

LADY MACBETH.

Vos serviteurs ne se regarderont jamais eux-mêmes, les leurs et tout ce qu'ils possèdent, que comme des biens tenus en compte, pour les faire sans cesse, et selon le plaisir de votre grandeur, servir à la balance de ce qu'elle a droit de réclamer comme sien.

DUNCAN.

Donnez-moi votre main, conduisez-moi vers notre hôte; nous l'aimons grandement et continuerons de répandre sur lui nos bienfaits.—Avec la permission de notre hôtesse.

(Ils sortent.)

SCÈNE VII

Toujours à Inverness.—Un appartement dans le château de Macbeth. Des hautbois, des flambeaux.
Entrent et passent sur le théâtre un maître d'hôtel et plusieurs domestiques portant des plats et des choses de service. Entre ensuite MACBETH.

MACBETH.

Si, lorsque ce sera fait, c'était fini, le plus tôt fait serait le meilleur. Si l'assassinat tranchait à la fois toutes ses conséquences, et que le moment qui le termine lui livrât le succès; qu'après ce seul coup on pût dire: Voilà tout, voilà qui finit tout, au moins ici-bas, sur ce rivage, sur cette île étroite du temps, nous jetterions au hasard la vie à venir.—Mais, en pareil cas, nous subissons toujours cet arrêt, que les sanglantes leçons enseignées par nous tournent, une fois apprises, à la ruine de leur inventeur. La Justice, à la main toujours égale, fait accepter à nos propres lèvres le calice empoisonné que nous avons composé nous-mêmes.—Il est ici sous la foi d'une double sauvegarde. D'abord je suis son parent et son sujet, deux puissants motifs contre cette action; ensuite je suis son hôte et devrais fermer la porte à son meurtrier, loin de saisir moi-même le couteau. D'ailleurs ce Duncan est né d'un caractère si doux, il a rempli sa tâche de roi d'une manière si irréprochable, que ses vertus, comme des anges à la voix de trompette, s'élèveront contre la damnable atrocité du crime de sa destruction; et la pitié, semblable à un pauvre petit nouveau-né tout nu, fendant les tourbillons, ou portée comme un chérubin au ciel sur les invisibles courriers de l'air, frappera si vivement tous les yeux de l'horreur de cette action que leurs larmes en éteindront le souffle du vent. Je n'ai pour presser les flancs de mon projet d'autre éperon que cette ambition qui, s'élançant et se retournant sur elle-même, retombe sans cesse sur lui.—(Entre lady Macbeth.) Eh bien, quelles nouvelles?

LADY MACBETH.

Il a bientôt soupé: pourquoi avez-vous quitté la salle?

MACBETH.

M'a-t-il demandé?

LADY MACBETH.

Sans doute; ne le saviez-vous pas?

MACBETH.

Nous n'avancerons pas plus loin dans ce dessein. Il vient de me combler d'honneurs, et j'ai acquis parmi les hommes de toutes les classes une réputation brillante comme l'or, dont je dois me parer dans l'éclat de sa première fraîcheur, au lieu de m'en dépouiller si vite.

LADY MACBETH.

Était-elle dans l'ivresse cette espérance dont vous vous étiez fait honneur? a-t-elle dormi depuis? et ne se réveille-t-elle maintenant que pour devenir si pâle et si livide à l'aspect de ce qu'elle a fait de si bon cœur? Dès ce moment je commence à juger par là de ton amour pour moi. Craindras-tu de montrer tes actions et ta puissance égales à ton désir? aspireras-tu à ce que tu regardes comme l'ornement de la vie pour vivre en lâche à tes propres yeux, laissant, comme le pauvre chat du proverbe, le je n'ose pas se placer sans cesse auprès du je voudrais bien!

MACBETH.

Laisse-moi en paix, je t'en prie; j'ose tout ce qui appartient à un homme: celui qui ose davantage n'en est pas un.

LADY MACBETH.

À quelle bête apparteniez-vous donc lorsque vous vous êtes ouvert à moi de cette entreprise? Quand vous avez osé la former, c'est alors que vous étiez un homme; et en osant devenir plus grand que vous n'étiez, vous n'en seriez que plus homme. Ni l'occasion ni le lieu ne vous secondaient alors, et cependant vous vouliez les faire naître l'une et l'autre: elles se sont faites d'elles-mêmes; et vous, par l'à-propos qu'elles vous offrent, vous voilà défait! J'ai allaité, et je sais combien il est doux d'aimer le petit enfant qui suce mon lait: eh bien, au moment où il me souriait, j'aurais arraché ma mamelle de ses molles mâchoires, et je lui aurais fait sauter la cervelle, si je l'avais juré comme vous avez juré ceci.

MACBETH.

Si nous allions manquer notre coup?

LADY MACBETH.

Nous, manquer notre coup! Songez seulement à cheviller votre courage en quelque lieu d'où il ne bouge plus, et nous ne manquerons pas notre coup. Lorsque Duncan sera endormi (et le fatigant voyage qu'il a fait aujourd'hui va l'entraîner dans un sommeil profond), j'aurai soin, moi, à force de vin et de santés, de décomposer si bien ses deux chambellans, que leur mémoire, cette gardienne des idées, ne sera plus qu'une fumée, et le réservoir de leur raison un alambic. Lorsqu'un sommeil brutal accablera comme la mort leurs corps saturés de boisson, que ne pouvons-nous pas exécuter, vous et moi, sur Duncan laissé sans défense? Que ne pouvons-nous pas imputer à ses officiers pleins de vin, qui porteront pour nous le crime de ce grand meurtre?

MACBETH.

Ne mets au jour que des fils, car la trempe de ton âme inflexible ne peut convenir qu'à des hommes.—En effet, ne pourra-t-on pas croire, lorsque nous aurons teint de sang, dans leur sommeil, ces deux gardiens de sa chambre, et frappé avec leurs poignards, que ce sont eux qui ont fait le coup?

LADY MACBETH.

Et qui osera le voir autrement, lorsque nous ferons tout retentir de nos douleurs et des cris que nous donnerons à sa mort?

MACBETH.

Me voilà décidé; et tous les agents de l'action sont tendus en moi à cette terrible exécution. Sortons et amusons-les par les plus beaux dehors: la trahison du visage doit cacher les secrets du cœur d'un traître.

(Ils sortent.)

MACBETH et son serviteur.

Va, dis à ta maîtresse de sonner un coup de cloche quand ma boisson sera prête. Va te mettre au lit. (Le domestique sort.)—Est-ce un poignard que je vois là devant moi, la poignée tournée vers ma main? Viens, que je te saisisse.—Je ne te tiens pas, et cependant je te vois toujours. Fatale vision, n'es-tu pas sensible au toucher comme à la vue? ou n'es-tu qu'un poignard né de ma pensée, le produit mensonger d'une tête fatiguée du battement de mes artères? Pourtant je te vois, et sous une forme aussi palpable que celui que je tire en ce moment. Tu me marques le chemin que j'allais suivre, et l'instrument dont j'allais me servir.—Ou mes yeux sont de mes sens les seuls abusés, ou bien ils valent seuls tous les autres.—Je te vois toujours, et sur ta lame, sur ta poignée, je vois des gouttes de sang qui n'y étaient pas tout à l'heure.—Il n'y a là rien de réel. C'est mon projet sanguinaire qui prend cette forme à mes yeux.—Maintenant sur la moitié du monde la nature semble morte, et des songes funestes abusent le sommeil enveloppé de rideaux. Maintenant les sorcières célèbrent leurs sacrifices à la pâle Hécate. Voici l'heure où le meurtre décharné, averti par sa sentinelle, le loup dont les hurlements lui servent de mot du guet, dérobant, comme Tarquin le ravisseur, ses pas allongés, s'avance semblable à un spectre vers l'exécution de ses desseins.—Ô toi, terre solide et ferme, garde-toi d'entendre mes pas, quelque chemin qu'ils prennent, de peur que tes pierres n'aillent se dire entre elles où je suis, et ravir à ce moment l'horrible occasion qui lui convient si bien.—Tandis que je menace, il vit.—Les paroles portent un souffle trop froid sur la chaleur de l'action. (La cloche sonne.)—J'y vais. C'en est fait, la cloche me sollicite. Ne l'entends pas, Duncan; c'est la cloche mortuaire qui t'appelle au ciel ou aux enfers.

(Il sort.)

SCÈNE II

Au même lieu.
LADY MACBETH entre

LADY MACBETH.

Ce qui les a enivrés m'a enhardie, ce qui les a éteints m'a remplie de flamme.—Écoutons; silence! C'est le cri du hibou, fatal sonneur qui donne le plus funeste bonsoir.—Il est à son ouvrage; les portes sont ouvertes, et les serviteurs, pleins de vin, se moquent en ronflant du devoir de leur office. J'ai composé leur boisson du soir de telle sorte que la Nature et la Mort débattent entre elles s'ils vivent ou meurent.

MACBETH, derrière le théâtre.

Qui est là? quoi? holà!

LADY MACBETH.

Hélas! je tremble qu'ils ne se soient éveillés et que la chose ne soit pas faite. Nous sommes perdus si la tentative n'est pas suivie de l'action. Écoutons.—J'avais apprêté leurs poignards, il ne pouvait manquer de les voir.—S'il n'eût pas ressemblé à mon père endormi, je m'en serais chargée.—Mon mari!

MACBETH.

J'ai frappé le coup.—N'as-tu pas entendu un bruit?

LADY MACBETH.

J'ai entendu crier la chouette et chanter le grillon.—N'avez-vous pas parlé?

MACBETH.

Quand?

LADY MACBETH.

Tout à l'heure.

MACBETH.

Comme je descendais?

LADY MACBETH.

Oui.

MACBETH.

Écoute.—Qui couche dans la seconde chambre?

LADY MACBETH.

Donalbain.

MACBETH regardant ses mains.

C'est là une triste vue!

LADY MACBETH.

Quelle folie d'appeler cela une triste vue!

MACBETH.

L'un des deux a ri dans son sommeil, et l'autre a crié au meurtre! Ils se sont éveillés l'un et l'autre: je me suis arrêté les écoutant; mais ils ont fait leurs prières et se sont remis à dormir.

LADY MACBETH.

Ils sont deux logés dans la même chambre.

MACBETH.

L'un s'est écrié: Dieu nous assiste! et l'autre: amen, comme s'ils m'avaient vu, avec ces mains de bourreau, écoutant ce qu'ils disaient; et je n'ai pu répondre amen lorsqu'ils disaient Dieu nous assiste!

LADY MACBETH.

N'allez pas creuser cette idée.

MACBETH.

Mais pourquoi n'ai-je pu prononcer amen? Je n'avais jamais eu autant de besoin d'une bénédiction, et amen s'est arrêté dans mon gosier.

LADY MACBETH.

Il ne faut pas se travailler ainsi l'esprit sur ces sortes d'actions; on en deviendrait fou.

MACBETH.

Il m'a semblé entendre une voix crier: «Plus de sommeil! Macbeth tue le sommeil, l'innocent sommeil, le sommeil qui remet en ordre l'écheveau confus de nos soucis; le sommeil, mort tranquille de la vie de chaque jour, bain accordé à l'âpre travail, baume de l'âme malade, loi tutélaire de la nature, l'aliment principal du tutélaire festin de la vie.»

LADY MACBETH.

Que voulez-vous dire?

MACBETH.

Elle criait toujours dans toute la maison: «Plus de sommeil! Glamis a tué le sommeil; ainsi Cawdor ne dormira plus, Macbeth ne dormira plus!»

LADY MACBETH.

Qui criait donc ainsi?—Quoi! digne thane, vous laissez votre noble courage se relâcher jusqu'à ces rêveries d'un cerveau malade? Allez, prenez de l'eau, et lavez votre main de cette tache qui témoigne contre vous.—Pourquoi avez-vous apporté ici ces poignards? Il faut qu'ils restent de l'autre côté. Allez, reportez-les, et teignez de sang les deux serviteurs endormis.

MACBETH.

Je n'y rentrerai pas; je suis effrayé en songeant a ce que j'ai fait. Le regarder de nouveau! non, je n'ose.

LADY MACBETH.

Que vous êtes faible dans vos résolutions!—Donnez-moi ces poignards. Ceux qui dorment, ceux qui sont morts, ressemblent à des figures peintes: il n'y a que l'œil de l'enfance qui s'effraye à la vue d'un diable en peinture. S'il a coulé du sang autour de lui, j'en rougirai la face des deux serviteurs, car il faut que le crime leur soit attribué.

(Elle sort.)

(On frappe derrière le théâtre.)

MACBETH.

Pourquoi frappe-t-on ainsi?—Que suis-je donc devenu, que le moindre bruit m'épouvante?—Quelles mains j'ai là! Elles me font sortir les yeux de la tête.—Prétendre que tout l'océan du grand Neptune puisse laver ce sang et nettoyer ma main! Non, en vérité, ma main ensanglanterait plutôt l'immensité des mers, et ferait de leur teinte verdâtre un seule teinte rouge.

(Rentre lady Macbeth.)

LADY MACBETH.

Mes mains sont de la couleur des vôtres; mais j'ai honte d'avoir conservé mon cœur si blanc.—J'entends frapper à la porte du sud.—Retirons-nous dans notre chambre: un peu d'eau va nous laver de cette action; voyez donc combien cela est aisé. Votre courage vous a abandonné en chemin. (On frappe.)—Écoutez: on frappe encore plus fort. Prenez votre robe de nuit, de crainte que nous n'ayons occasion de paraître et de laisser voir que nous étions éveillés. Ne restez donc pas ainsi misérablement perdu dans vos réflexions.

MACBETH.

Il me faut rester maintenant avec la connaissance de ce que j'ai fait!—Mieux vaudrait n'avoir plus la connaissance de moi-même. (On frappe.)—Éveille Duncan à force de frapper.—Plût au ciel vraiment que tu le pusses!

(Ils sortent.)

VIII

La nuit a été bien étrange, dit le portier du château d'Inverness.

LENOX.

La nuit a été bien étrange! Dans le lieu où nous couchions, les cheminées ont été abattues par le vent: l'on a, dit-on, entendu dans les airs les lamentations, d'horribles cris de mort, et des voix prédisant avec des accents terribles d'affreux bouleversements, des événements confus, nouvellement éclos du sein de ces temps désastreux. L'oiseau des ténèbres a poussé toute la nuit des cris aigus; quelques-uns prétendent que la terre, saisie de fièvre, a tremblé.

MACBETH.

Ç'a été une cruelle nuit!

LENOX.

Ma mémoire n'est pas assez ancienne pour m'en rappeler aucune qu'on puisse comparer à celle-là.

MACDUFF entre en s'écriant:

Ô horreur! horreur! horreur! il n'y a ni cœur ni langue qui puisse te concevoir ou t'exprimer.

MACBETH et LENOX.

Qu'est-ce que c'est?

MACDUFF.

L'abomination a fait ici son chef-d'œuvre. Le meurtre le plus sacrilége a ouvert par force le temple sacré du Seigneur, et a dérobé la vie qui en animait la structure.

MACBETH.

Que dites-vous? la vie?

MACDUFF.

Meurtre! trahison! éveillez-vous! Malcolm, Banquo, éveillez-vous! secouez ce tranquille sommeil qui n'est que l'image de la mort; venez voir la mort elle-même! ô Banquo! Banquo, votre maître est assassiné! Emportez lady Macbeth.

Malcolm et Macbeth se réfugient en Angleterre. Ils s'évadent.

IX

Le troisième acte commence. Un crime en commande un autre; Banquo doit périr pour que le forfait de lady Macbeth soit utile.

MACBETH.

Je vous souhaite des chevaux légers et sûrs. Allez donc vous confier à leur dos. Adieu! (Banquo sort.) (Aux courtisans.) Que chacun dispose à son gré de son temps jusqu'à sept heures du soir. Pour trouver nous-même plus de plaisir au retour de la société, nous resterons seul jusqu'au souper: d'ici là, que Dieu soit avec vous!—(Sortent lady Macbeth, les seigneurs, les dames, etc.) Holà, un mot: ces hommes attendent-ils nos ordres?

UN DOMESTIQUE.

Oui, mon seigneur, ils sont à la porte du palais.

MACBETH.

Amenez-les devant nous.—Être où je suis n'est rien si l'on n'y est en sûreté.—Nos craintes se sont profondément fixées sur Banquo, et dans ce naturel empreint de souveraineté domine ce qu'il y a de plus à craindre. Ce qu'il sait oser va bien loin, et à cette disposition intrépide il joint une sagesse qui enseigne à sa valeur la route la plus sûre. Je ne vois que lui dont l'existence m'inspire de la crainte: il intimide mon génie, comme César, dit-on, celui de Marc-Antoine. Je l'ai vu gourmander les sœurs lorsqu'elles m'imposèrent le nom de roi; il leur commanda de lui parler; et alors, d'une bouche prophétique, elles le proclamèrent père d'une race de rois.—Elles n'ont placé sur ma tête qu'une couronne sans fruit et ne m'ont donné à saisir qu'un sceptre stérile que m'arrachera une main étrangère, sans qu'aucun fils sorti de moi me succède. S'il en est ainsi, c'est pour la race de Banquo que j'ai souillé mon âme; c'est pour ses enfants que j'ai assassiné cet excellent Duncan; pour eux seuls j'ai mêlé d'odieux souvenirs la coupe de mon repos, et j'aurai livré à l'ennemi du genre humain mon éternel trésor pour les faire rois! Les enfants de Banquo rois! Plutôt qu'il en soit ainsi, je t'attends dans l'arène, Destin; viens m'y combattre à outrance.—Qui va là? (Rentre le domestique avec deux assassins.) Retourne à la porte, et restes-y jusqu'à ce que nous t'appelions. (Le domestique sort.)—N'est-ce pas hier que nous avons eu ensemble un entretien?

PREMIER ASSASSIN.

C'était hier, avec la permission de votre grandeur.

MACBETH.

Eh bien, avez-vous réfléchi sur ce que je vous ai dit? Soyez sûrs que c'est lui qui autrefois vous a tenus dans l'abaissement, ce que vous m'avez attribué, à moi qui en étais innocent. Je vous en ai convaincus dans notre dernière entrevue; je vous ai fait voir jusqu'à l'évidence comment vous aviez été amusés, traversés, quels avaient été les instruments, qui les avait employés, et tant d'autres choses qui, n'eussiez-vous que la moitié d'une âme et une intelligence altérée, vous diraient: «Voilà ce qu'a fait Banquo.»

PREMIER ASSASSIN.

Vous nous l'avez fait connaître.

MACBETH.

Complétement: allons plus loin, c'est l'objet de notre seconde entrevue.—Sentez-vous en vous-mêmes la vertu de patience tellement dominante que vous laissiez passer toutes ces choses? Êtes-vous si pénétrés de l'Évangile que vous puissiez prier pour cet homme et ses enfants, lui dont la main vous a courbés vers la tombe et réduits pour toujours à la misère?

PREMIER ASSASSIN.

Nous sommes des hommes, mon seigneur.

MACBETH.

Oui, je sais que dans le catalogue on vous compte pour des hommes, de même que les chiens de chasse, les bassets, les métis, les épagneuls, barbets, loups, demi-loups y sont tous appelés du nom de chien. Ensuite, parmi ceux qui en valent la peine, on distingue l'agile, le tranquille, le fin, le chien de garde, le chasseur, chacun selon la qualité qu'a renfermée en lui la bienfaisante nature, et il en reçoit un titre particulier ajouté au nom commun sous lequel on les a tous inscrits. Il en est de même des hommes. Si vous méritez de tenir quelque rang parmi les hommes, et de n'être pas rejetés dans la dernière classe, dites-le-moi, et alors je verserai dans votre sein ce projet dont l'exécution vous délivre de votre ennemi, vous fixe dans notre cœur et notre affection; car nous ne pouvons avoir, tant qu'il vivra, qu'une santé languissante que sa mort rendra parfaite.

SECOND ASSASSIN.

Je suis un homme, mon seigneur, tellement indigné par les indignes traitements du monde, ses outrageants rebuts, que pour me venger du monde toute action me sera indifférente.

PREMIER ASSASSIN.

Et moi un homme si las de malheurs, si ballotté de la fortune, que je mettrais ma vie sur le premier hasard qui me promettrait de l'améliorer ou de m'en délivrer.

MACBETH.

Vous savez tous deux que Banquo était votre ennemi?

SECOND ASSASSIN.

Nous en sommes persuadés, mon seigneur.

MACBETH.

Il est aussi le mien, et notre inimitié est si sanglante, que chaque minute de son existence me frappe dans ce qui tient de plus près à la vie. Je pourrais, en faisant ouvertement usage de mon pouvoir, le balayer de ma vue sans en donner d'autre raison que ma volonté; mais je ne dois pas le faire, à cause de quelques-uns de mes amis qui sont aussi les siens, dont je ne dois pas négliger l'affection, et avec qui il me faudra déplorer la chute de l'homme que j'aurai renversé moi-même. Voilà ce qui me rend votre assistance précieuse: elle me donne les moyens de cacher cette action à l'œil du public, comme je le désire par un grand nombre de puissants motifs.

SECOND ASSASSIN.

Nous exécuterons, mon seigneur, ce que vous nous commanderez.

PREMIER ASSASSIN.

Oui, quand notre vie.....

MACBETH.

Votre courage perce dans votre maintien. Dans une heure au plus, je vous indiquerai le lieu où vous devez vous poster. Ayez le plus grand soin d'épier et de choisir le moment convenable, car il faut que cela soit fait ce soir, et à quelque distance du palais, et ne perdez pas de vue que j'en veux paraître entièrement innocent, et afin qu'il ne reste dans l'ouvrage ni accrocs ni défauts, qu'avec Banquo son fils Fleance qui l'accompagne, et dont l'absence n'est pas moins importante pour moi que celle de son père, subisse les destinées de cette heure de ténèbres. Consultez-vous ensemble, et prenez votre résolution. Je vous rejoins dans un moment.

LES ASSASSINS.

Elle est prise, seigneur.

MACBETH.

Je vous ferai rappeler dans un instant. Ne sortez pas de notre palais. (Les assassins sortent.) C'est une chose arrêtée.—Banquo, si c'est vers les cieux que ton âme doit prendre son vol, elle les verra ce soir.

(Il sort.)

SCÈNE II

Un autre appartement dans le palais.
Entrent LADY MACBETH et UN DOMESTIQUE.

LADY MACBETH.

Banquo est-il sorti du palais?

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame; mais il revient ce soir.

LADY MACBETH.

Avertissez le roi que je voudrais, si cela est possible, lui dire quelques mots.

LE DOMESTIQUE.

J'y vais, madame.

(Il sort.)

LADY MACBETH.

On n'a rien gagné, et tout dépensé, quand on a obtenu son désir sans en être plus heureux: il vaut mieux être celui que nous détruisons, que de vivre par sa destruction dans des joies toujours inquiètes. (Macbeth entre.)—Qu'avez-vous, mon seigneur? pourquoi vous enfermer dans la solitude, ne cherchant pour compagnie que les images les plus funestes, toujours appliqué à des pensées qui, en vérité, devraient être mortes avec celui dont elles vous occupent? Les choses sans remède devraient être sans importance: ce qui est fait est fait.

MACBETH.

Nous avons tranché le serpent, mais nous ne l'avons pas tué; il réunira ses tronçons et redeviendra ce qu'il était, tandis que notre impuissante malice sera exposée aux dents dont il aura retrouvé la force. Mais que la structure de l'univers se décompose, que les deux mondes périssent avant que nous consentions ainsi à prendre notre repos dans la crainte, à passer le temps du sommeil dans l'affliction de ces terribles songes qui viennent nous bouleverser toutes les nuits! Il vaudrait mieux être avec le mort que, pour arriver où nous sommes, nous avons envoyé reposer en paix, que de demeurer ainsi, l'âme sur la roue, dans une angoisse sans relâche.—Duncan est dans son tombeau: sorti des redoublements de la fièvre de la vie, il dort bien; la trahison est à bout avec lui: ni le fer, ni le poison, ni les conspirations domestiques, ni les armées ennemies, rien ne peut plus l'atteindre.

LADY MACBETH.

Venez, mon cher époux, que le calme reparaisse dans vos regards troublés: soyez brillant et joyeux ce soir au milieu de vos convives.

MACBETH.

Je le serai, mon amour; et soyez de même aussi, je vous y exhorte: que votre continuelle attention s'occupe de Banquo; indiquez sa prééminence par vos regards et vos paroles.—Nous ne serons jamais en sûreté tant qu'il nous faudra sans cesse nous laver de notre grandeur dans ce cours de flatteries, et faire de nos visages le masque qui doit servir à déguiser nos cœurs.

LADY MACBETH.

Ne pensez plus à cela.

MACBETH.

Ô chère épouse, mon esprit est rempli de scorpions. Tu sais que Banquo et son fils Fleance respirent?

LADY MACBETH.

Mais la copie de nature qui leur a été remise n'est pas éternelle.

MACBETH.

Il y a même de plus cette consolation qu'ils ne sont pas inattaquables. Ainsi, tiens-toi joyeuse. Avant que la chauve-souris ait cessé son vol circulaire, avant qu'aux appels de la noire Hécate l'escarbot cuirassé ait sonné, par son murmure assoupissant, le bourdon qui appelle les bâillements de la nuit, on aura consommé une action importante et terrible.

LADY MACBETH.

Que doit-on faire?

MACBETH.

Demeure innocente de la connaissance du projet, ma chère poule, jusqu'à ce que tu applaudisses à l'action.—Viens, ô nuit, apportant ton bandeau: couvre l'œil sensible du jour compatissant, et de ta main invisible et sanguinaire arrache et mets en pièces le lien puissant qui fixe la pâleur sur mon front.—La lumière s'obscurcit, et déjà le corbeau dirige son vol vers la forêt qu'il habite. Les honnêtes habitués du jour commencent à languir et à s'assoupir, tandis que les noirs agents de la nuit se lèvent pour saisir leur proie.—Tu es étonnée de mes discours; mais sois tranquille: les choses que le mal a commencées se consolident par le mal. C'en est assez; je te prie, viens avec moi.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Toujours à Fores.—Un parc ou une prairie donnant sur une des portes du palais.

Entrent trois ASSASSINS.

PREMIER ASSASSIN.

Mais qui t'a dit de venir te joindre à nous?

TROISIÈME ASSASSIN.

Macbeth.

SECOND ASSASSIN.

Il ne doit pas nous donner de méfiance, puisque nous le voyons parfaitement instruit de notre commission et de ce que nous avons à faire.

PREMIER ASSASSIN.

Reste donc avec nous.—Le couchant luit encore de quelques traits du jour: c'est le moment où le voyageur attardé pique avec ardeur pour gagner l'auberge située à la fin de sa journée; et celui que nous attendons ici en approche de bien près.

TROISIÈME ASSASSIN.

Écoutez; j'entends des chevaux.

BANQUO derrière le théâtre.

Donnez-nous de la lumière, holà!

SECOND ASSASSIN.

C'est sûrement lui. Tous ceux qui sont sur la liste des personnes attendues sont déjà rendus à la cour.

PREMIER ASSASSIN.

On emmène ces chevaux.

TROISIÈME ASSASSIN.

À près d'un mille d'ici; mais il a coutume, et tous en font autant, d'aller d'ici au palais en se promenant.

(Entrent Banquo et Fleance; un domestique marche devant eux avec un flambeau.)

SECOND ASSASSIN.

Un flambeau! un flambeau!

TROISIÈME ASSASSIN.

C'est lui.

PREMIER ASSASSIN.

Tenons-nous prêts.

BANQUO.

Il tombera de la pluie cette nuit.

PREMIER ASSASSIN.

Qu'elle tombe!

(Il attaque Banquo.)

BANQUO.

Ô trahison!—Fuis, cher Fleance, fuis, fuis, fuis; tu pourras me venger.—Ô scélérat!

(Il meurt. Fleance et le domestique se sauvent.)

TROISIÈME ASSASSIN.

Qui a donc éteint le flambeau?

PREMIER ASSASSIN.

N'était-ce pas le parti le plus sûr?

TROISIÈME ASSASSIN.

Il n'y en a qu'un de tombé: le fils s'est sauvé.

SECOND ASSASSIN.

Nous avons manqué la plus belle moitié de notre coup.

PREMIER ASSASSIN.

Allons toujours dire ce qu'il y a de fait.

(Ils sortent.)

SCÈNE IV

Un appartement d'apparat dans le palais.—Le banquet est préparé.

Entrent MACBETH, LADY MACBETH, ROSSE, LENOX et autres SEIGNEURS; suite.

MACBETH.

Vous connaissez chacun votre rang, prenez vos places. Depuis le premier jusqu'au dernier, je vous souhaite à tous une sincère bienvenue.

LES SEIGNEURS.

Nous rendons grâces à votre majesté.

MACBETH.

Pour nous, comme un hôte modeste, nous nous mêlerons parmi les convives. Notre hôtesse garde sa place d'honneur; mais dans un moment favorable nous lui demanderons sa bienvenue.

(Les courtisans et les seigneurs se placent, et laissent un siége au milieu pour Macbeth.)

LADY MACBETH.

Acquittez-m'en, seigneur, envers tous nos amis; car mon cœur leur dit qu'ils sont tous les bienvenus.

(Entre le premier assassin; il se tient à la porte.)

MACBETH.

Vois, ils te rendent tous des remerciements du fond de leur cœur.—Le nombre des convives est égal des deux côtés. Je m'assiérai ici au milieu.—Que la joie s'épanouisse. Tout à l'heure nous boirons une rasade à la ronde. (À l'assassin.) Il y a du sang sur ton visage.

L'ASSASSIN.

C'est donc du sang de Banquo.

MACBETH.

J'aurai plus de plaisir à te voir hors de cette salle que lui dedans. Est-il expédié?

L'ASSASSIN.

Seigneur, il a la gorge coupée; c'est moi qui lui ai rendu ce service.

MACBETH.

Tu es le premier des hommes pour couper la gorge; mais il a son mérite aussi celui qui en a fait autant à Fleance. Si c'était toi, tu n'aurais pas ton pareil.

L'ASSASSIN.

Mon royal seigneur, Fleance a échappé.

MACBETH.

Voilà mon accès qui me reprend. Sans cela tout était parfait: j'étais entier comme le marbre, établi comme le roc, au large et libre de me répandre comme l'air qui m'environne; mais maintenant je suis comprimé, resserré et emprisonné.

X

Entrent les assassins de Banquo. Pendant que Macbeth traite ses amis dans la salle du festin, il apprend que Fleance son fils a échappé à l'assassinat. Son remords le reprend sous la forme de l'inquiétude. Lady Macbeth s'en aperçoit et révèle aux convives une prétendue maladie de son mari; lui-même l'avoue pour s'excuser, puis il retombe dans ses transes nerveuses. Lady Macbeth le rassure et tâche de donner le change à ses convives.

Quelles balivernes! C'est une vision créée par votre peur, comme ce poignard dans l'air qui, m'avez-vous dit, guidait vos pas vers Duncan. Oh! ces tressaillements, ces soubresauts, symptômes qui ne devraient accompagner qu'une crainte fondée, feraient à merveille dans le récit d'une histoire qu'une femme raconte au coin du feu, d'après l'autorité de sa grand'mère.—C'est une vraie honte! Pourquoi faire cette figure? Tout est fini, et vous êtes là à regarder une chaise!

MACBETH.

Je te prie, regarde de ce côté; vois là, vois. Que me dites-vous? vous demandez de quoi je m'inquiète?—Puisque tu peux remuer la tête, tu peux aussi parler. Si les cimetières et les tombeaux doivent nous renvoyer ceux que nous ensevelissons, nos monuments seront donc semblables au gésier des milans?

(L'ombre disparaît.)

LADY MACBETH.

Quoi! la folie s'est-elle emparée de tous vos sens?

MACBETH.

Comme je suis ici, je l'ai vu.

LADY MACBETH.

Fi! quelle honte!

MACBETH.

Ce n'est pas la première fois qu'on a répandu le sang. Dans les anciens temps, avant que des lois humaines eussent purgé de crimes les sociétés adoucies, oui vraiment, et même depuis, il s'est commis des meurtres trop terribles pour que l'oreille en supporte le récit; et l'on a vu des temps où, lorsqu'un homme avait la cervelle enlevée, il mourait, et tout finissait là. Mais aujourd'hui ils se relèvent avec vingt blessures sur le crâne, et viennent nous chasser de nos siéges: cela est plus étrange que ne le peut être un pareil meurtre.

LADY MACBETH.

Mon digne seigneur, vos nobles amis vous attendent.

MACBETH.

Ah! j'oubliais... Ne prenez pas garde à moi, mes dignes amis. J'ai une étrange infirmité qui n'est rien pour ceux qui me connaissent. Allons, amitié et santé à tous! Je vais m'asseoir: donnez-moi du vin; remplissez jusqu'au bord. Je bois aux plaisirs de toute la table, et à notre cher ami Banquo, qui nous manque ici. Que je voudrais qu'il y fût! (L'ombre sort de terre.) Nous buvons avec empressement à vous tous, à lui. Tout à tous!

LES SEIGNEURS.

Nous vous présentons nos hommages et faisons raison.

MACBETH.

Loin de moi! ôte-toi de mes yeux! que la terre te cache! Tes os sont desséchés, ton sang est glacé; rien ne se reflète dans ces yeux que tu ouvres ainsi.

LADY MACBETH.

Ne voyez là dedans, mes bons seigneurs, qu'une chose qui lui est ordinaire, rien de plus: seulement elle gâte tout le plaisir de ce moment.

MACBETH.

Tout ce qu'un homme peut oser, je l'ose. Viens sous la forme de l'ours féroce de la Russie, du rhinocéros armé, ou du tigre d'Hyrcanie, sous quelque forme que tu choisisses, excepté celle-ci, et la fermeté de mes nerfs ne sera pas un instant ébranlée; ou bien reviens à la vie, défie-moi au désert avec ton épée: si alors je demeure tremblant, déclare-moi une petite fille au maillot.—Loin d'ici, fantôme horrible, insultant mensonge! loin d'ici! (L'ombre disparaît.) À la bonne heure.—Dès qu'il disparaît, je redeviens un homme. De grâce, restez à vos places.

LADY MACBETH.

Vous avez fait fuir la gaieté, détruit tout le plaisir de cette réunion par un désordre qui a excité le plus grand étonnement.

MACBETH.

De telles choses peuvent-elles arriver et nous surprendre, sans exciter en nous plus d'étonnement que ne le ferait un nuage d'été?—Vous me mettez de nouveau hors de moi-même, lorsque je songe maintenant que vous pouvez contempler de pareils objets et conserver le même incarnat sur vos joues, tandis que les miennes sont blanches de frayeur.

ROSSE.

Quels objets, seigneur?

LADY MACBETH.

Je vous prie, ne lui parlez pas; son mal ne fait qu'empirer: les questions le mettent en fureur. Je vous souhaite le bonsoir à tous à la fois. Ne vous arrêtez pas à conserver l'ordre des rangs; sortez tous ensemble.

LENOX.

Nous souhaitons à votre majesté une meilleure nuit et une meilleure santé.

LADY MACBETH.

Bonne et heureuse nuit à tous.

(Sortent les Seigneurs et leur suite.)

MACBETH.

Il y aura du sang: ils disent que le sang veut du sang. On a vu les pierres se mouvoir et les arbres parler. Par le moyen des devins, par l'intelligence que nous avons de certains rapports, les pies, les hiboux, les corbeaux ont souvent mis en lumière l'homme de sang le mieux caché.—Quelle heure est-il de la nuit?

LADY MACBETH.

À ne savoir qui l'emporte d'elle ou du matin.

MACBETH.

Que dites-vous de Macduff, qui refuse de se rendre en personne à nos ordres souverains?

LADY MACBETH.

Avez-vous envoyé vers lui, mon seigneur?

MACBETH.

Non, je l'ai su indirectement: mais j'enverrai. Il n'y a pas un d'eux dans la maison de qui je ne tienne un homme à mes gages. J'irai trouver demain, et de bonne heure, les sœurs du Destin: il faudra qu'elles parlent encore; car à présent je me précipiterai par les pires moyens dans la connaissance de ce qu'il y a de pire; je ferai céder à mon avantage tous les autres motifs. Me voilà avancé si loin dans le sang, que si je m'arrêtais à présent, retourner en arrière serait aussi fatigant que d'aller en avant. J'ai dans la tête d'étranges choses qui passeront dans mes mains, des choses qu'il faut exécuter avant d'avoir le temps de les examiner.

LADY MACBETH.

Vous avez besoin de ce qui ranime toutes les créatures, du sommeil.

MACBETH.

Oui, allons dormir. L'étrange erreur où je me suis laissé entraîner est l'effet d'une crainte novice et qu'il faut mener un peu rudement. Nous sommes jeunes dans l'action.

XI

Ces sœurs du Destin causent entre elles en faisant leurs enchantements. Ceci est évidemment pour la populace et n'ajoute rien à l'horreur de la tragédie. Macbeth les interroge:

Je vous conjure par l'art que vous professez, répondez-moi, dussent les vents par vous déchaînés livrer l'assaut aux églises! dussent les vagues échevelées bouleverser et engloutir les navires! dût le blé chargé d'épis coucher abattu sur la terre! les arbres être renversés! dussent les châteaux s'écrouler sur la tête de leurs gardiens! dût le faîte des palais et des pyramides s'incliner vers leurs fondements! dût le trésor des germes de la nature rouler confondu jusqu'à rendre la destruction lasse d'elle-même! répondez à mes questions.

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Parle.

DEUXIÈME SORCIÈRE.

Demande.

TROISIÈME SORCIÈRE.

Nous répondrons.

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Dis, aimes-tu mieux recevoir la réponse de notre bouche ou de celle de nos maîtres?

MACBETH.

Appelez-les, que je les voie.

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Versons du sang d'une truie qui ait dévoré ses neuf marcassins, et de la graisse exprimée du gibet d'un meurtrier; et jetons-les dans la flamme.

LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.

Viens, haut ou bas; montre-toi, et fais ton devoir comme il convient.

(Tonnerre.—On voit s'élever le fantôme d'une tête armée d'un casque.)

MACBETH.

Dis-moi, puissance inconnue...

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Il connaît ta pensée; écoute ses paroles, mais ne dis rien.

LE FANTÔME.

Macbeth! Macbeth! Macbeth! garde-toi de Macduff; garde-toi du thane de Fife.—Laissez-moi partir.—C'est assez.

(Le fantôme s'enfonce sous la terre.)

MACBETH.

Qui que tu sois, je te rends grâce de ton bon avis. Tu as touché la corde de ma crainte. Mais un mot encore.

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Il ne souffre pas qu'on lui commande. En voici un autre plus puissant que le premier.

(Tonnerre.—On voit s'élever le fantôme d'un enfant ensanglanté.)

LE FANTÔME.

Macbeth! Macbeth! Macbeth!

MACBETH.

Je t'écouterais de trois oreilles si je les avais.

LE FANTÔME.

Sois sanguinaire, intrépide et décidé. Ris-toi jusqu'à l'insulte du pouvoir de l'homme. Nul homme né d'une femme ne peut nuire à Macbeth.

(Le fantôme s'enfonce sous la terre.)

MACBETH.

Vis donc, Macduff; qu'ai-je besoin de te redouter? Cependant je veux rendre ma tranquillité doublement tranquille, et prendre mes sûretés avec le destin. Il faut que tu meures, afin que je puisse dire à la peur au pâle courage qu'elle en a menti, et dormir en paix en dépit du tonnerre. (Tonnerre.—On voit s'élever le fantôme d'un enfant couronné, ayant un arbre dans sa main.) Quel est celui qui s'élève semblable au fils d'un roi, et qui porte sur le front d'un petit enfant la couronne fermée d'un prince souverain?

LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.

Écoute, mais ne parle pas.

LE FANTÔME.

Sois de la nature du lion, orgueilleux comme lui: ne t'embarrasse pas de ceux qui s'irritent, s'emportent et conspirent contre toi. Jamais Macbeth ne sera vaincu, jusqu'à ce que la grande forêt de Birnam marche contre lui vers la haute colline de Dunsinane.

(Le fantôme rentre dans la terre.)

MACBETH.

Cela n'arrivera jamais. Qui peut faire mouvoir la forêt, commander à l'arbre de mettre en mouvement sa racine attachée à la terre? Ô douces prédictions! ô bonheur! Rébellion, ne lève point la tête jusqu'à ce que je voie se lever la forêt de Birnam; et Macbeth, au faîte de la grandeur vivra tout le bail de la nature, et son dernier soupir sera le tribut payé à la vieillesse et à la loi de mort.—Cependant mon cœur palpite encore du désir de savoir une chose: dites-moi (si votre art va jusqu'à me l'apprendre), la race de Banquo régnera-t-elle un jour dans ce royaume?

TOUTES LES SORCIÈRES ENSEMBLE.

Ne cherche point à en savoir davantage.

MACBETH.

Je veux être satisfait. Si vous me le refusez, qu'une malédiction éternelle tombe sur vous!—Faites-moi connaître ce qui en est.—Pourquoi cette chaudière qui se renverse? Quel est ce bruit?

(Hautbois.)

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Paraissez.

DEUXIÈME SORCIÈRE.

Paraissez.

TROISIÈME SORCIÈRE.

Paraissez.

LES TROIS SORCIÈRES ENSEMBLE.

Paraissez à ses yeux et affligez son cœur.—Venez comme des ombres, et éloignez-vous de même.

(Huit rois paraissent marchant à la file l'un de l'autre, le dernier tenant un miroir dans sa main. Banquo les suit.)

MACBETH.

Tu ressembles trop à l'ombre de Banquo; à bas! ta couronne brûle mes yeux dans leur orbite.—Et toi, dont le front est également ceint d'un cercle d'or, tes cheveux sont pareils à ceux du premier.—Un troisième ressemble à celui qui le précède. Sorcières impures, pourquoi me montrez-vous ces objets?—Un quatrième! Fuyez, mes yeux.—Quoi! cette ligne se prolongera-t-elle jusqu'à ce que le monde se brise au dernier jour?—Encore un autre!—Un septième! Je n'en veux pas voir davantage.—Et cependant en voilà un huitième qui paraît, portant un miroir où j'en découvre une foule d'autres: j'en vois quelques-uns qui portent deux globes et un triple sceptre. Effroyable vue! Oui, je le reconnais à présent; rien n'est plus certain, car voilà Banquo, tout souillé du sang de ses plaies, qui me sourit et me les montre comme siens.—Quoi! serait-il donc vrai?

PREMIÈRE SORCIÈRE.

Oui, seigneur, de toute vérité.—Mais pourquoi Macbeth reste-t-il ainsi saisi de stupeur? Venez, mes sœurs, égayons ses esprits, et faisons-lui connaître nos plus doux plaisirs. Je vais charmer l'air pour en faire sortir des sons, tandis que vous exécuterez votre antique ronde; il faut que ce grand roi puisse, dans sa bonté, reconnaître que nous l'avons reçu avec les hommages qui lui sont dus.

(Musique.—Les sorcières dansent et disparaissent.)

MACBETH.

Où sont-elles? parties!—Que cette heure funeste soit maudite dans le calendrier!—Venez, vous qui êtes là dehors.

(Entre Lenox.)

LENOX.

Que désire votre grâce?

MACBETH.

Avez-vous vu les sœurs du Destin?

LENOX.

Non, mon seigneur.

MACBETH.

N'ont-elles pas passé près de vous?

LENOX.

Non, en vérité, mon seigneur.

MACBETH.

Infecté soit l'air qu'elles traverseront, et damnation sur tous ceux qui croiront en elles!—J'ai entendu galoper des chevaux: qui donc est arrivé?

LENOX.

Deux ou trois personnes, seigneur, apportent la nouvelle que Macduff s'est sauvé en Angleterre.

MACBETH.

Il s'est sauvé en Angleterre?

LENOX.

Oui, mon bon seigneur.

MACBETH.

Ô temps! tu devances mes œuvres redoutées. Le projet trop lent laisse tout échapper si l'action ne marche pas avec lui. Désormais, les premiers mouvements de mon cœur seront aussi les premiers mouvements de ma main; dès à présent, pour couronner mes pensées par les actes, il faut, par une exécution aussi prompte que ma volonté, surprendre le château de Macduff, m'emparer de Fife, passer au fil de l'épée sa femme, ses petits enfants, et tout ce qui a le malheur d'être de sa race. Il n'est pas question de se vanter comme un insensé; je vais accomplir cette entreprise avant que le projet se refroidisse. Mais, plus de visions!.... (À Lenox.) Où sont ces gentilshommes? Viens, conduis-moi vers eux.

(Ils sortent.)

XII

Remarquez comme l'ambition devient frénésie et comme le fourbe devient scélérat à mesure qu'il boit plus de sang.

Maintenant il a ordonné à ses seïdes d'aller tuer Macduff et ses enfants pour se délivrer d'un compétiteur au trône.

On les voit à l'œuvre au château de Macduff.

Pourquoi mon mari est-il parti? dit lady Macduff à sa cousine; le pauvre Roitelet, le moindre des oiseaux, dispute donc son nid, ses petits au hibou.—Mon enfant, dit la mère à son enfant comme par pressentiment, votre père est mort, comment vivrez-vous? L'enfant répond par les vers de Racine: Comme vivent les oiseaux, ma mère. Pauvre petit oiseau, répond la mère, ainsi tu ne craindras pas le filet, la glu, le piége, le trébuchet?—Pourquoi les craindrais-je? répond l'enfant; ils ne sont pas destinés aux tout petits enfants.

Arrive un messager qui avertit lady Macduff qu'on la poursuit, ainsi que ses petits enfants, pour les égorger. Les assassins entrent et tuent son fils sous ses yeux.

Il m'a tué, ma mère!...

XIII

Macduff apprend presque aussitôt la mort de ses enfants.

ROSSE.

Hélas! pauvre patrie! elle n'ose presque plus se reconnaître. On ne peut l'appeler notre mère, mais notre tombeau, cette patrie où rien que ce qui est privé d'intelligence n'a été vu sourire une seule fois; où l'air est percé de soupirs, de gémissements, de cris douloureux qu'on ne remarque plus; où la violence de la douleur est prise pour une des prétentions de notre temps à la sensibilité; où la cloche mortuaire sonne sans qu'à peine on demande pour qui; où la vie des hommes de bien s'évapore avant que soit séchée la fleur qu'ils portent sur leur chapeau, ou même avant qu'elle commence à se flétrir.

MACDUFF.

Ô récit trop cruel dans son exactitude, mais trop vrai!

MALCOLM.

Quel est le malheur le plus nouveau?

ROSSE.

Le malheur qui date d'une heure fait siffler celui qui le raconte: chaque minute en enfante un nouveau.

MACDUFF.

Comment se porte ma femme?

ROSSE.

Mais, bien.

MACDUFF.

Et tous mes enfants?

ROSSE.

Bien aussi.

MACDUFF.

Et le tyran n'a pas attenté à leur paix?
............
............

MACDUFF.

Et faut-il que je n'y sois pas! Ma femme tuée aussi!

ROSSE.

Je vous l'ai dit.

MALCOLM.

Prenez courage: cherchons dans une grande vengeance des remèdes propres à guérir cette mortelle douleur.

MACDUFF.

Il n'a point d'enfants!—Tous mes jolis enfants, avez-vous dit? tous? Oh! rejetons d'enfer! Tous! quoi! tous mes pauvres petits poulets et leur mère, tous enlevés d'un seul horrible coup!

MALCOLM.

Luttez en homme contre le malheur.

MACDUFF.

Je le ferai; mais il faut bien aussi que je le sente en homme; il faut bien que je me rappelle qu'il a existé un jour dans le monde des êtres qui étaient pour moi ce qu'il y a de plus précieux. Quoi! le ciel l'a vu et n'a pas pris leur défense! Coupable Macduff! ils ont tous été frappés pour toi. Misérable que je suis! ce n'est pas pour leurs fautes, mais pour les miennes, que le meurtre a fondu sur eux. Que le ciel maintenant leur donne la paix!

MALCOLM.

Que ce soit une pierre à aiguiser votre épée! que votre douleur se change en colère, qu'elle n'affaiblisse pas votre cœur, qu'elle l'enrage!

XIV

Il se sauve en Angleterre avec Malcolm, fils du roi Duncan.

Le cinquième acte les montre rentrant en Écosse avec des forces nombreuses. Macbeth se moque d'eux du haut de ses remparts inexpugnables. Sa femme lady Macbeth expire de remords et de terreur. Un de ses courtisans entre et lui dit: Monseigneur la reine est morte.

MACBETH.

Elle aurait dû mourir plus tard: il serait arrivé un moment auquel aurait convenu une semblable parole. Demain, demain, demain se glisse ainsi à petits pas d'un jour sur un autre, jusqu'à la dernière syllabe du temps qui nous est écrit; et tous nos hiers n'ont travaillé, les imbéciles, qu'à nous abréger le chemin de la mort poudreuse. Finis, finis, court flambeau: la vie n'est qu'une ombre ambulante; elle ressemble à un comédien qui se pavane et s'agite sur le théâtre tant que dure son heure; après quoi il n'en est plus question; c'est un conte raconté par un niais avec beaucoup de bruit et de chaleur, et qui ne signifie rien. (Entre un messager.)—Tu viens pour faire usage de ta langue: vite, ton histoire en peu de mots.

XV

Un autre courtisan lui annonce qu'on voit la forêt de Dunsinane s'avancer vers la forêt de Birnam. Ce sont des soldats anglais qui ont coupé les rameaux des arbres et qui marchent couverts de leur feuillage du côté du fort.

Macbeth reconnaît la mort. À ce présage, son désespoir n'atteint pas son énergie, il meurt en combattant avec intrépidité; on sent dans ses dernières paroles, comme dans celles de Saül dans la Bible, l'âpre accent qui défie le ciel.

Tel est Macbeth dans son ensemble.

Dans ses détails, il est aussi complet et aussi pathétique.

C'est la plus magnifique analyse de l'ambition qui ait jamais été tracée par un génie humain.

On voit comment le crime se présente d'abord comme une tentation vague et facile à écarter.

Comment l'amour d'une femme vaine et perverse l'échauffe, l'embrase et y participe du cœur et de la main, en le facilitant et en l'accomplissant à demi elle-même.

Comment, une fois accompli, on en veut enfin le prix, et comment pour cueillir la paix et pour étouffer le remords, il mène à tous les crimes, puis à la mort.

La peinture de ce remords rendu visible par la tache indélébile de sang sur la main de l'assassin, que toutes les vagues de l'Océan ne peuvent faire disparaître, est une image digne de Job.

La mort de lady Macbeth et la féroce intrépidité de son époux en lutte désespérée contre le destin, mais sans fléchir, même en succombant, relèvent tout, même le crime; on déteste, mais on admire. C'est l'horreur qui fait pitié, c'est le chef-d'œuvre du tragique. C'est Macbeth, la plus belle des tragédies. Lisez, relisez, et ne fermez le livre que pour vous en souvenir éternellement.

XVI

Comparez maintenant Molière à Shakespeare! Mais non, ne comparez rien, jouissez de tout. Il n'y a rien de commun entre les deux talents, pas plus qu'entre les deux peuples. Ce sont deux saisons qui ne se ressemblent pas et qu'il faut également admirer. Molière, qui ne ressemble à rien dans l'antiquité comique, rend en vers plaisants et merveilleux les plus facétieux détails des caractères humains; il n'a point d'égal, comme il n'eut point de modèle. Le comique est son nom, on ne l'effacera jamais.

Shakespeare plonge dans l'abîme des fortes passions humaines avec quelque sauvagerie sans doute, mais avec un élan, une profondeur, une largeur qui n'ont de comparaison dans aucune langue. Ne comparons donc pas ces deux grands esprits, l'un de l'abîme, l'autre des régions tempérées. Mais déclarons notre insuffisance en ne tentant pas de les rapprocher: l'un est au-dessus du goût, l'autre est au-dessus du sublime. Ineffables tous deux!

XVII

Hugo, dans une œuvre d'un style égyptien mais souvent taillé en blocs comme les pyramides, a analysé Shakespeare; il est difficile de mesurer et plus difficile de porter ces blocs; ils sont jetés avec profusion et souvent sans symétrie et sans choix les uns sur les autres, mais il y en a beaucoup qui révèlent la pensée et la force d'un cyclope du style.

Aimé Martin, le plus doux des hommes, a commenté Molière: trahit sua quemque coluptas. Il a écrit avec l'atticisme d'un écrivain du siècle de Louis XIV. C'était l'homme qu'il fallait pour comprendre et pour analyser cette charmante nature du poëte cultivé sous un grand roi biblique, devant un grand peuple poli comme son époque de génie renaissant et d'imitation classique; leur mérite est divers, mais leur entreprise est également recommandable. D'ailleurs, j'aime trop le commentateur de Molière pour être juste; je suis surtout ami! pardonnez aux faiblesses de l'amitié!

XVIII

Quand il eut fini son Molière et son Bernardin de Saint-Pierre, Aimé Martin quitta le secrétariat de la Chambre et se retira, jeune encore, dans les lettres. Il y vécut de ses travaux passés et persévérants avec sa charmante épouse, sœur de Virginie; lui-même, digne frère de Paul. C'est alors que la conformité du goût et du talent nous unit plus intimement, que j'allai plus souvent m'asseoir à leur vie de famille, et qu'ils vinrent eux-mêmes habiter plus fréquemment ces deux asiles de Saint-Point et Monceaux que la suite des événements politiques me laissait encore libres pour moi et pour mes amis.

Cette amitié, devenue entre nous presque une parenté, me fut douce et chère. Elle subsista sans vicissitude et sans langueur jusqu'à la veille de sa mort. Il y avait un adoucissement dans ses souffrances quand j'allai l'embrasser au moment de mon départ pour la Bourgogne. J'appris quelques jours après que j'avais été, comme sa femme, trompé sur son état et que sa belle âme était remontée à Dieu inopinément, en me laissant comme monument de tendresse, et en encourageant sa veuve à me laisser, après lui, la meilleure partie de son héritage. Ils n'avaient point d'enfants et ils m'adoptaient ainsi tous deux en quittant la terre! Jamais portion de fortune ne fut plus sacrée; elle est encore confondue dans le peu qui me reste, et forme à Saint-Point le complément du victuaire de couvent annexé au château pour l'éducation rurale d'une cinquantaine de jeunes filles des champs.

XIX

Sa chère et charmante femme ne lui survécut pas longtemps. Elle mourut retirée à Saint-Germain, fidèle à son attachement pour lui et à son amitié pour moi. Que Dieu les bénisse et me permette de les retrouver dans l'immortelle réunion promise à ceux qui s'aiment ici bas! La bonté est le génie de l'amitié.

Ô bons et tendres amis, vous dont l'affection si délicieuse, pendant que vous viviez, me donna tant de douceurs ici-bas et qui voulûtes vous survivre encore après la séparation comme une immortelle providence du haut du ciel, il ne se passe pas de jour depuis qui ne soit adouci, ou attendri, ou consolé dans ce monde de larmes par votre vivante mémoire. Les vicissitudes éclatantes du temps où vous m'avez laissé poursuivre ma route ici-bas m'ont éprouvé, dénudé, accablé. Je vis par grâce, et sans savoir si le morceau de pain amer que je mange ne m'étouffera pas d'angoisses; j'ai eu tort, mais je n'en suis que plus infortuné.

Un jour est venu inopinément pour moi où tout l'établissement politique de notre pays s'est évanoui et où, surpris à l'improviste par ce vaste écroulement, j'ai été appelé par mon nom à décider le sort de notre patrie et peut-être de l'Europe. J'ai prononcé le nom de république, appel suprême à l'intérêt et à la raison de tous. Ce mot était tellement sur toutes les lèvres qu'il est sorti à la fois et à l'unanimité du fond du pays; de cette heure, il n'y a pas eu un moment de repos pour moi; comme le bouc expiatoire d'Israël, j'ai été rejeté hors des murs et déclaré coupable du salut commun. Dieu seul connaît ce que j'ai souffert et ce que je suis destiné à souffrir encore en disputant, par un travail forcé, l'ombre de la dernière tuile de mon toit à l'inimitié du monde. Que vous êtes heureux, vous, d'avoir échappé par la mort à ce drame lugubre de votre ami! Si nous étions au temps de Caton d'Utique, j'y aurais depuis longtemps échappé par la même voie moi-même; mais nous vivons sous une loi plus patiente et qui nous commande d'attendre avec résignation la justice des hommes et le pardon de Dieu!

Vous qui vivez maintenant plus près de lui, aimez encore votre ami d'exil et priez pour lui.

Lamartine.

FIN DE L'ENTRETIEN CLI.
Paris.—Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.

CLIIe ENTRETIEN
MADAME DE STAËL

I

On agite sans cesse, sans la résoudre jamais, cette question en effet insoluble: Convient-il aux femmes d'écrire et d'aspirer à la gloire des lettres? S'il s'agissait de résoudre cette question d'une manière absolue, nous aimerions presque autant dire: Convient-il à la nature de donner du génie aux femmes?

Mais, s'il s'agit de la résoudre d'une manière relative et au point de vue de la société et de la famille, où la femme occupe une place si distincte de celle que la nature, la société, la famille, assignent à l'homme, la question prend un autre aspect, et nous présenterons à notre tour quelques considérations préliminaires à ceux qui cherchent à cet égard la convenance ou la vérité.

II

La nature, la société, la famille sont d'accord pour assigner aux deux sexes des rôles différents dans la vie civile. Le rôle public appartient essentiellement à l'homme; le rôle domestique, à la femme. L'action extérieure, la guerre, le gouvernement, la magistrature, le sacerdoce, la tribune, la chaire, la délibération, la parole, tout ce qui exige la publicité, la force, la lutte, la virilité, est masculin. Le foyer intérieur, l'allaitement de l'enfant, son éducation première, le soin des vieillards, la surveillance des serviteurs, l'assistance aux malades, l'aumône aux indigents, tout ce qui suppose la maternité, la pudeur, la grâce, la pitié, l'amour sous toutes ses formes et dans tous ses offices, est féminin. Ce n'est ni le hasard ni la tyrannie du sexe fort qui ont distribué ainsi les fonctions entre les deux sexes, c'est la nature. La société et la législation n'ont fait que suivre ses indications. La femme doit être chaste, par conséquent elle doit vivre à l'ombre; la femme doit inspirer l'amour à un seul, le respect, la tendresse, la pitié à tous; elle doit s'abstenir dans son intérêt même de tout ce qui sent le combat; l'altercation, la polémique, la haine, la colère, l'émulation envieuse, l'ambition implacable qui irritent la voix, endurcissent le cœur, défigurent les traits.

Les armes lui sont interdites comme aux prêtres, elle ne doit ni frapper ni verser le sang. Qui pourrait aimer une femme juge, soldat ou bourreau?

La femme doit porter neuf mois son fruit dans son sein, l'enfanter dans la douleur, remplir pour lui ses mamelles du lait, premier aliment de l'homme; approcher à toute heure du jour ou de la nuit cette source de vie des lèvres de son enfant, le porter dans ses bras pendant cette longue période de mois et d'années où le sein de la mère n'est pour ainsi dire qu'une seconde gestation de l'homme, lui apprendre à connaître, à balbutier, à aimer, à répondre à son sourire.

Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem! comme dit le poëte.

Quelle fonction de la vie publique, ou dans les camps, ou sur les champs de bataille, ou dans les cités, ou dans les assemblées délibérantes, ou dans les tribunaux, ou dans les temples, pourrait convenir à un être voué par son sexe à de si douces et si maternelles fonctions? Si les femmes combattaient comme l'homme, chaque coup mortel tuerait en elles deux êtres au lieu d'un; l'enfant dans son sein ou à sa mamelle périrait en même temps que la mère; les carnages humains seraient doubles, l'humanité serait décimée dans sa source comme dans sa fleur. Qui pourrait supporter la vue d'un champ de bataille où les nourrissons expirants se traîneraient parmi les cadavres pour sucer le lait tari dans les mamelles sanglantes des mères? Il en serait de même dans toutes les autres fonctions publiques. Qui pourrait supporter sans répulsion et sans dégoût des assemblées de mégères exaspérées par l'esprit de parti, par l'ardeur des factions, par les convoitises de l'ambition ou de l'orgueil, se disputant la tribune au milieu des vociférations de leurs rivales, et vomissant l'injure, le délire, l'imprécation de ces lèvres d'où ne doivent sortir que la douceur, la tendresse, la compassion, la paix?

III

L'autorité, cette nécessité du gouvernement politique, n'est pas moins interdite aux femmes que la lutte ou la discussion. Qui dit autorité, dit force d'un côté, soumission et obéissance de l'autre. La force suppose la rigueur, l'obéissance suppose souvent la contrainte. Il faut faire taire son cœur pour commander; il faut faire taire son orgueil pour obéir. La femme qui fait taire son cœur n'est plus une femme, les hommes qui obéissent en murmurant n'aiment pas ce qu'ils craignent. Que deviendrait une famille où les hommes verraient dans les femmes des maîtres, au lieu d'y voir des mères, des amantes, des épouses, des consolatrices? Que deviendrait l'amour dans une société où la femme ordonnerait au lieu de persuader, et punirait au lieu de plaindre? L'amour s'éteindrait le jour où la femme, affectant une égalité de droit impossible, lutterait de tyrannie avec l'homme, au lieu de le dompter par le charme, cette seule tyrannie adorée des yeux et du cœur. Les femmes qui, dans certains temps, ont voulu sortir de la vie intérieure pour se hisser dans la vie extérieure sur les tréteaux de la politique, ne sont pas des femmes; ce sont des êtres sans sexe, abdiquant l'un sans revêtir l'autre, scandalisant la nature plus encore que la société. Il n'y avait pas besoin de loi contre elles, il suffisait de l'ostracisme du dégoût. Quel homme aurait été chercher son épouse, quel fils sa mère, au pied de ces tribunes tumultueuses, entre les applaudissements et les huées de la place publique?

IV

Nous ne pousserons pas plus loin la démonstration de l'incompatibilité de la vie publique dans les femmes avec la vie domestique qui leur a été dévolue, non par la loi, mais par la nature, oracle de la loi. Plus on creuserait, plus on acquerrait l'évidence de cette distinction que nous avons faite en commençant. Dans la vie commune, l'homme est l'être public, la femme est l'être domestique. Ils n'agrandissent pas leur rôle en usurpant celui de l'autre sexe, ils le diminuent. Plus l'homme est un être public, plus il est viril; plus la femme est un être domestique, plus elle est femme; l'ombre de la maison la sanctifie et la divinise presque, la publicité la flétrit.

V

Or, la communication de la pensée par la parole ou par le livre est une publicité pour la femme. Cette publicité ne livre pas son corps, mais elle livre son esprit, son cœur, son âme au grand jour. Elle fait de la femme auteur l'entretien de tous; elle viole le foyer, elle lève le voile, elle écarte la pudeur, elle appelle sur le nom, sur le visage, sur l'intelligence, sur l'âme même de la femme célèbre, le regard, la pensée, l'applaudissement ou le sarcasme du monde; la femme devient une actrice qui ne monte pas sur la scène, mais c'est une actrice à domicile, qui s'introduit avec son livre dans le foyer de chacun, qui passe de mains en mains comme une chose vénale, qui sollicite, au lieu du silence, le bruit, au lieu du mystère l'éclat, au lieu de l'estime d'un seul la renommée de tous.

Une femme qui écrit, du jour qu'elle écrit, est de moins pour son mari tout ce qu'elle est de plus pour le public. Mais ce n'est pas seulement son nom que la femme célèbre expose à tous les hasards de la renommée, c'est le nom de son mari, de ses enfants, de sa famille. Si elle encourt la gloire pour elle seule, elle encourt pour eux tous les inconvénients de la célébrité, la critique, la calomnie, l'envie, le ridicule, le mépris, quelquefois la haine. Ce nom, abrité sous son obscurité, devient malgré lui l'occupation et souvent le jouet de l'opinion publique. Que de malédictions ceux qui le portent n'ont-ils pas le droit d'adresser tout bas à la femme téméraire qui les livre ainsi malgré eux à la merci du bruit littéraire!

VI

D'ailleurs, sur quels sujets convenables la femme ambitieuse de ce bruit écrira-t-elle?

Écrira-t-elle sur l'amour? La pudeur s'envole à ce mot, et le scandale s'empare de ses pages.

Écrira-t-elle sur la religion? Toutes les sectes contraires se déchaîneront contre elle avec les imprécations du fanatisme offensé.

Écrira-t-elle pour le théâtre? Son nom risquera les huées d'un parterre.

Écrira-t-elle sur la politique? Les partis, les factions, les journaux ameutés par ses opinions, ne respecteront plus en elle ni la pudeur, ni le génie, ni la beauté, ni le sexe; les injures, les calomnies, les sarcasmes, les invectives, armes ordinaires des opinions dans ces guerres civiles de l'esprit, souilleront son caractère comme son talent; elle sera traînée dans l'arène des partis jusqu'à l'ignominie, peut-être jusqu'à l'échafaud, comme madame Roland, et, pour comble d'infortune, elle y entraînera jusqu'à son mari, jusqu'à ses enfants.

Voilà une partie des inconvénients, des dangers, des catastrophes de la célébrité littéraire dans la femme. Les hommes sentent ces périls d'instinct. Ils encouragent cette ambition de bruit dans celles qui ne leur appartiennent ni par le sang, ni par le nom, ni par l'amour; ils la redoutent avec raison dans celles qui leur appartiennent. Nous sommes convaincu qu'il n'y a pas un jeune homme cherchant une compagne de sa vie, qui ne reculât d'effroi si on lui disait d'avance: «La femme que vous recherchez pour épouse deviendra une femme célèbre; au lieu de placer son bonheur dans son amour, et sa gloire dans sa modestie, elle placera son bonheur dans l'admiration du monde pour son génie, et sa gloire dans le vent du bruit public, et le nom modeste mais honorable que vous allez lui donner sera mis en contraste perpétuel avec la funeste célébrité du nom importun qu'elle va vous faire. Votre foyer sera un lieu banal et profané, où sa gloire éclairera malgré vous votre obscurité. Rien ne sera à vous chez vous, pas même votre nom; tout sera au public. La mère de vos enfants couvrira d'avance leur berceau ou d'un nom qu'il faudra excuser pour les revers de son amour-propre, ou d'un nom difficile à porter par l'excès même de sa célébrité.»

VII

Et cependant, nous le répétons, il n'y a point de règle si générale pour laquelle un heureux et invincible génie ne soit une exception. On ne peut interdire à la nature de donner du génie à une femme, et, quand ce génie éclate en dépit de toutes les considérations sociales, il faut plaindre le mari, la famille, les enfants, mais il faut féliciter le siècle. La célébrité est comme le feu, qui brûle de près et illumine de loin: heureux ceux qui sont à distance d'une gloire de femme!

Il y a eu, il y a, il y aura des femmes illustres par le talent littéraire, sans que cette célébrité ait coûté rien aux vertus de leur sexe, témoins Vittoria Colonna en Italie et madame de Sévigné en France. Mais il convient de remarquer que leur célébrité involontaire n'a été que le resplendissement involontaire aussi de leur nature féminine, et nullement une prétention ambitieuse à la gloire de l'écrivain; elles n'ont été écrivains que parce qu'elles étaient épouses et mères, elles n'écrivaient pas pour le public ou pour la postérité, elles écrivaient l'une pour son mari, l'autre pour sa fille. Les poésies conjugales de Vittoria Colonna ne cherchaient leur écho et leur gloire que dans le cœur d'un époux toujours adoré, le marquis de Pescaire; les lettres de madame de Sévigné ne briguaient d'autre prix que la tendresse d'une fille. Elles restaient femmes, elles restaient mères, elles croyaient rester obscures en écrivant pour leurs tendresses et non pour leur gloire. Cette gloire domestique, à son origine, n'a été que l'indiscrétion de leurs foyers. La postérité a entendu battre leur cœur de femme et a pénétré malgré elles dans ce secret de leur génie qui n'était, comme il sied à des femmes, que le génie de leur amour. Ce n'étaient pas des poëtes, ce n'étaient pas des prosateurs, c'étaient des femmes; leurs œuvres ne sont que leurs tendresses, seules œuvres qui conviennent au sexe fait pour aimer.

VIII

La femme dont nous allons raconter la vie et les œuvres sortit de son sexe; elle affronta le bruit, elle se jeta dans le tumulte d'un grand siècle, elle parla, elle chanta, elle écrivit sur la religion, la philosophie, la politique, la liberté, la tyrannie; elle brava l'échafaud, elle subit l'exil; elle combattit corps à corps tantôt les factions, tantôt le conquérant de l'Europe, et, si son nom ne nous rappelait son sexe, nous la placerions par ses œuvres au rang des grands hommes; si c'est sa gloire, c'est aussi son malheur; moins virile, elle nous intéresserait davantage. On ne sort pas impunément de sa nature: ce qu'on gagne en gloire on le perd en amour. Racontons:

IX

Madame de Staël était fille de M. Necker. On peut dire d'elle qu'elle naquit en pleine publicité et qu'elle fut bercée sur les genoux de son siècle.

M. Necker, son père, était un de ces hommes de bruit et de vent que l'engouement de leur époque enfle jusqu'aux proportions d'un grand homme, qui passent la moitié de leur vie à surexciter les espérances de leurs contemporains et l'autre moitié à les détromper de leur fausse supériorité; routinier en finances, banquier plutôt qu'administrateur du trésor public, novateur en paroles, stérile en mesures, pompeux en éloquence, vide en idées, boursoufflé en style, obscur en chiffres, nul en politique, soulevant témérairement toutes les questions sans avoir le génie d'en résoudre aucune, les laissant retomber de tout leur poids, tantôt sur le peuple, tantôt sur le roi, et ne sauvant jamais que sa propre popularité du naufrage.

Mais M. Necker, l'histoire doit le reconnaître, était en même temps un honnête homme: en trompant le roi, la cour et la nation, il se trompait lui-même. Le vertige dont il avait été saisi, en s'élevant de la banque de M. Thelusson au ministère des finances, lui faisait croire à son infaillibilité comme à un décret de la Providence. Il était vertueux avec faste et orgueilleux avec conscience. Il voulait le bien public non-seulement parce que le bien public était honnête, mais parce que le bien public était lui. Il remplissait de son importance l'État tout entier; il effaçait le roi, la cour, la noblesse, le peuple. Le peuple le rassasiait de confiance, de déférence, d'adulation, de popularité. Oracle pour les uns, idole pour les autres, il était passé à l'état de divinité.

Les hommes de lettres du dix-huitième siècle, depuis Buffon jusqu'à Thomas, lui formaient une cour de gloire et lui escomptaient l'immortalité. Voltaire même, tout en le mesurant, affectait de le grandir. Sa femme, madame Necker, plus enivrée encore que lui de cette apothéose, groupait dans sa maison tous les rayons de célébrité contemporaine pour faire autour de lui un éblouissement d'opinion.

Cette femme était une institutrice génevoise, froide, vertueuse, un peu puritaine, sincère dans sa tendresse, mais habile à donner l'exemple du fanatisme pour son mari. La maison de M. Necker était de verre; on y attirait sans cesse les regards du public; on y voyait, dans un temps de licence et de corruption des mœurs, des scènes un peu apprêtées de philosophie, de religion, de bienfaisance, d'amour conjugal, d'éducation maternelle, de culte filial. C'était un théâtre domestique de vertu privée, servant à accréditer l'homme public.

Tel était le berceau de mademoiselle Necker. Faut-il s'étonner qu'une enfant, respirant dans cette atmosphère de célébrité, en soit sortie avec la soif et la prédestination de la gloire? Il faut s'étonner seulement que tant de faveurs du sort n'aient pas étouffé le génie. Mais rien ne le donne et rien ne l'étouffe. Le génie n'est pas de la compétence de la société, il est arbitraire comme la nature.

X

L'éducation de la jeune fille fut conforme à cette opulence et à ce caractère de ses parents. Elle n'eut pas d'enfance; elle grandit et fleurit, comme une plante rare en serre chaude, sous la vertu de sa mère, sous la gloire de son père, sous les caresses et sous les admirations précoces des familiers illustres de la maison: ébauche de statue destinée au piédestal, sans cesse exposée dans le salon de son père comme dans un atelier de gloire à laquelle chacun des hôtes de la maison donnait tour à tour son coup de ciseau! Le public était sa perspective, la renommée son horizon; vivre pour elle, c'était briller. On doit admirer comme un prodige qu'après une pareille éducation il soit resté un cœur à l'idole. Le cœur y survécut, mais non la grâce.

Sa figure, à quatorze ans, inspirait déjà plus d'étonnement que d'attrait. Toute sa beauté était dans les yeux, foyer de l'intelligence, qui doivent avoir dans la femme moins d'éclat que de douceur. Ses yeux étaient noirs et bien ouverts, mais ils supportaient le regard avec trop de fermeté pour une jeune fille; ses cheveux, noirs comme ses yeux, étaient naturellement bouclés, mais ils n'avaient pas cette finesse de tissu qui fait suivre mollement à la chevelure les contours du front, des joues, des épaules, et qui déplie un voile naturel sur la femme; son front était large, carré, un peu trop haut comme celui de son père; son nez régulier, mais large comme celui des fils de l'Helvétie, où la grasse fécondité du sol donne à la charpente du visage humain, comme à celle du bœuf de ces pâturages, un peu plus de matière et de solidité qu'il ne convient à la délicatesse des traits. Les pommettes de ses joues étaient saillantes et nuisaient à la courbe de l'ovale; la bouche, grande et presque toujours entr'ouverte, respirait à grands souffles l'air et l'enthousiasme. Le contour de lèvres épaisses était éloquent, même dans le silence; ces lèvres palpitaient de paroles muettes qui montaient de l'âme perpétuellement. Le menton était trop accentué et trop lourd pour un visage de femme. Le cou, gros et court, se rattachait par des muscles vigoureux à de belles épaules. Des bras arrondis, charnus, rappelaient la vigueur paysanesque des montagnards de sa patrie; la gorge était riche; la taille, massive sans flexibilité et sans affaissement, avait trop d'aplomb pour le poids d'une femme; sa stature courte et virile ne donnait ni élégance ni noblesse de race à sa personne. Mais la richesse de la séve et la fraîcheur alpestre du teint répandaient sur cette figure une jeunesse et un éblouissement qui suppléaient au dessin par le coloris: on croyait voir une vigoureuse fille des neiges de la Suisse, mais étrangère au milieu de l'aristocratie de Paris.

XI

La chaleur de l'âme répondait à cette teinte animée du visage. Une jeune fille de Genève, que madame Necker avait appelée auprès d'elle pour donner un objet aux premières amitiés de sa fille encore enfant, raconte ainsi les premiers épanchements de son amie: «Elle me parla avec une chaleur et une facilité qui étaient déjà de l'éloquence et qui me firent une grande impression. Nous ne jouâmes point comme des enfants; elle me demanda tout de suite quelles étaient mes leçons, si je savais quelques langues étrangères, si j'allais souvent au spectacle. Quand je lui dis que je n'y avais été que trois ou quatre fois, elle se récria, me promit que nous irions souvent ensemble à la comédie, ajoutant qu'au retour il faudrait écrire le sujet des pièces et ce qui nous aurait frappées, que c'était son habitude... Ensuite, me dit-elle encore, nous nous écrirons tous les matins.

«Nous entrâmes dans le salon. À côté du fauteuil de madame Necker était un petit tabouret de bois où s'asseyait sa fille, obligée de se tenir bien droite. À peine eut-elle pris sa place accoutumée, que trois ou quatre vieux personnages s'approchèrent d'elle, lui parlèrent avec le plus tendre intérêt. L'un d'eux, qui avait une petite perruque ronde, prit ses mains dans les siennes, où il les retint longtemps, et se mit à faire la conversation avec elle comme si elle avait eu vingt-cinq ans.

Cet homme était l'abbé Raynal. Les autres étaient MM. Thomas, Marmontel, le marquis de Pesay et le baron de Grimm.

«On se mit à table. Il fallait voir comment mademoiselle Necker écoutait! Elle n'ouvrait pas la bouche, et cependant elle semblait parler à son tour, tant ses traits mobiles avaient d'expression! Ses yeux suivaient les regards et les mouvements de ceux qui causaient; on aurait dit qu'elle allait au-devant de leurs idées. Elle était au fait de tout, même des sujets politiques, qui, à cette époque, faisaient déjà un des grands intérêts de la conversation.

«Après le dîner, il vint beaucoup de monde. Chacun, en s'approchant de madame Necker, disait un mot à sa fille, lui faisait un compliment ou une plaisanterie... Elle répondait à tout avec aisance et avec grâce; on se plaisait à l'attaquer, à l'embarrasser, à exciter cette petite imagination qui se montrait déjà si brillante. Les hommes les plus marquants par leur esprit étaient ceux qui s'attachaient davantage à la faire parler; ils lui demandaient compte de ses lectures, lui en indiquaient de nouvelles, lui donnaient le goût de l'étude en l'entretenant de ce qu'elle savait ou de ce qu'elle ignorait.»

XII

Dès cette époque la partialité de monsieur Necker pour les qualités brillantes de l'esprit de sa fille, et la sévérité de madame Necker, qui voyait des dangers dans la précocité de ce génie, établirent entre le père et la fille une intimité d'esprit qui blessa la mère. Madame Necker dissimula mal sa jalousie contre une enfant qui l'éclipsait dans son salon et jusque dans le cœur de son père. Une froideur qui ne se réchauffa plus jamais glaça les rapports de la mère et de la fille. Madame Necker avait voulu faire de sa fille un modèle, la nature en avait fait un prodige; elle s'alarma d'un éclat qu'elle ne pouvait ni modérer ni voiler. Elle ne fut bientôt plus que la seconde merveille dans sa propre maison. Son orgueil ne souffrit pas moins que sa prévoyance maternelle: elle fut la première éclipsée par le chef-d'œuvre qu'elle avait voulu montrer aux mères. Ce fut dès ce jour l'amertume du reste de sa vie.

On retrouve les traces de cette tristesse de la mère et de cet éloignement de la fille dans les entretiens de madame Necker et dans les écrits de madame de Staël. L'une gémit, l'autre se tait; on sent le froid qui s'est introduit dans la famille.

La passion de la célébrité qui possède également ces trois personnes devient leur châtiment; cette célébrité attire de loin les regards du monde sur la fille et glace de près ces trois cœurs qui éprouvent la rivalité dans leur propre sang. Il y a peu de leçons comparables à cet exemple: la publicité à laquelle on a témérairement voué la fille devient le fléau du foyer.

XIII

La conversation ne suffisait déjà plus à cette ardeur de gloire que l'éducation avait allumée dans l'âme de la jeune fille. L'époque toute littéraire et la société toute lettrée au milieu de laquelle on l'avait jetée ne s'entretenaient que des chefs-d'œuvre de la littérature; la gloire de la tribune et celle des champs de bataille, qui allaient naître pour la France révolutionnaire, n'étaient pas encore nées. Un livre était un homme, une nation, un siècle, une postérité. Voltaire et J. J. Rousseau étaient, l'un par son aptitude universelle, l'autre par son éloquence morose, les rois du bruit. Tout le monde aspirait à quelques lambeaux de leur gloire: écrire alors c'était régner. Une renaissance de la pensée libre éclatait sur l'Europe. Le foyer de cette renaissance, allumé en Angleterre un demi-siècle auparavant, était alors Paris. Cette renaissance s'appelait la philosophie française; chacun y empruntait ou y apportait son rayon. Le salon de M. Necker les condensait tous; mais, par une politique personnelle qui s'appliquait à recruter des partisans dans tous les partis de la pensée, monsieur et madame Necker gardaient une certaine neutralité caressante entre tous ces philosophes et tous ces écrivains, promulguant les principes, ajournant les applications, ménageant les rivalités, vénérant le passé, saluant l'avenir, se réfugiant dans la tolérance pour n'avoir pas à se prononcer entre la philosophie et le christianisme, entre l'aristocratie et le peuple, entre la monarchie et la république.

Par indulgence pour le crédit du ministre dont on briguait les faveurs, on était tacitement convenu de respecter cette équivoque. On s'extasiait également sur les théories philosophiques du père et sur les œuvres pieuses de la mère. Tout se conciliait dans une religiosité supérieure et élastique qui se prêtait à toutes les opinions théologiques et qui enveloppait d'une égale tolérance les sectes contraires. Mais en réalité M. Necker était alors un théiste, madame Necker une protestante. L'un et l'autre se séparaient au moins du scepticisme ou de l'athéisme régnant par une foi vive dans la Divinité, dans la Providence et dans la destinée immortelle de l'âme.

Leur fille était née dans une atmosphère plus libre que celle de Genève, ville théologique où respire toujours le souffle contentieux de Calvin; elle vivait depuis son enfance sur les genoux des philosophes, elle inclinait par sentiment comme par éducation vers la religion philosophique de son père.

L'âme éloquente de J. J. Rousseau, son compatriote, avait passé dans cette enfant. Elle était de la religion qui parlait le plus éloquemment de la nature et de la liberté en s'élevant cependant à l'adoration du Créateur: c'était alors celle du philosophe de Genève exprimée dans la profession de foi du Vicaire Savoyard.

Les philosophes, plus secs de cœur et plus implacables de logique, ne pardonnaient pas à J. J. Rousseau sa condescendance pour le christianisme, qu'ils ne remplaçaient que par l'athéisme: de là, deux sectes dans la philosophie nouvelle, celle des philosophes impies et celle des philosophes pieux. Mademoiselle Necker était de celle de son père et du fils de l'horloger, comme on appelait alors J. J. Rousseau; mais elle était surtout de la religion littéraire du moment, la déclamation, l'éloquence, la gloire, le génie humain. Elle brûlait du désir de prendre place dans la renommée du siècle, dont le salon de son père était le cénacle.

XIV

Elle essaya ses forces dans la langue qui tente et qui trompe le plus les jeunes imaginations, celle des vers. Ses premiers essais de lyrisme et de drame furent malheureux. L'outil était trop lourd pour une main d'enfant, trop lourd même pour une main de femme. À l'exception de la virile Sapho, dont cinq ou six vers attestent l'énergie poétique, aucune femme, dans aucune langue antique ou moderne, n'a laissé un seul fragment de ces vers que les siècles se transmettent en les répétant comme un monument du sentiment ou de la pensée humaine. Cette lacune universelle, dans la littérature de tous les pays et de tous les âges, est au moins une présomption contre l'aptitude des femmes à la haute poésie exprimée en vers.

De toute la création, la femme est cependant l'être le plus essentiellement poétique, puisqu'elle est certainement l'être le plus richement doué des quatre facultés qui font le poëte suprême, l'imagination, la sensibilité, l'amour, l'enthousiasme. Pourquoi donc aucune femme ne fut-elle jusqu'ici un grand poëte en vers? C'est qu'apparemment le vers est un instrument exclusivement viril qui veut, comme l'éloquence de la tribune, une main d'homme pour le faire vibrer complétement à l'oreille, au cœur, à la raison, à la passion de l'humanité. C'est le mystère de la langue plus que celui de la nature. Le vers français, dont nous avons accusé ailleurs le vice et la puérilité trop musicale dans notre poésie rimée, est cependant la dernière expression de la condensation, de l'harmonie, de la vibration, de l'image, de la grâce ou de l'énergie dans la parole humaine. C'est la transcendance du langage, c'est la concentration de la pensée ou du sentiment dans peu de mots, c'est l'explosion de la phrase éclatant comme le canon sous la charge qu'une main vigoureuse a introduite et bourrée dans le tube de bronze; c'est l'idée, le sentiment, l'image, le son, la brièveté fondus ensemble d'un seul jet au feu de l'inspiration et formant ce métal de Corinthe dont nul n'a pu découvrir le secret en le décomposant; c'est l'algèbre sans chiffres qui abrége tout, qui dit tout, qui peint tout d'un seul trait; c'est la conception et l'enfantement de l'âme en un seul acte, c'est le délire raisonné surexcitant au dernier degré les facultés expressives de l'homme, mais c'est le délire se connaissant, se possédant, s'exaltant en se jugeant, se contenant avec la suprême autorité du sang-froid comme le coursier emporté qui tiendrait lui-même son propre frein. Peut-être la tension prodigieuse d'esprit nécessaire au grand poëte pour cette éjaculation à la fois passionnée et raisonnée des vers, est-elle disproportionnée à la force et à la délicatesse des organes de la pensée dans la femme? Peut-être sa main débile, qui n'a pas été façonnée pour l'effort, ne peut-elle jamais parvenir à tendre assez puissamment la corde de l'arc pour que la flèche du vers atteigne le but et touche l'âme en la charmant, comme le trait invisible de l'archer qui déchire l'air en le traversant et qui résonne à l'oreille en perçant le cœur? Nous l'ignorons, mais c'est un fait historique et universel qu'aucune femme encore n'a pu chanter comme Homère ni parler comme Démosthène.

Le poëme et le discours sont œuvres viriles, parce que l'un est le trépied, l'autre la tribune; l'un monte trop haut dans le ciel, l'autre descend trop bas dans le tumulte humain. La femme, même la femme de génie, veut un piédestal plus rapproché des yeux et des cœurs.

XV

Mademoiselle Necker, convaincue par cette première épreuve de l'inégalité de ses forces à son ambition de gloire poétique, renonça pour quelque temps aux vers; elle écrivit son premier ouvrage en prose, les Lettres sur les écrits et le caractère de J. J. Rousseau. Ces premières pages révélèrent plus qu'un grand style, une grande âme dans cette jeune femme: J. J. Rousseau y est jugé comme il doit l'être par la pitié et par l'enthousiasme. Mademoiselle Necker n'avait pas encore atteint les années arides du bons sens.

Les utopies spéculatives de l'auteur du Contrat social, de l'Émile, des plans chimériques de constitution de Pologne et de Corse, n'étaient pas à la portée de sa critique. Mais les malheurs de Rousseau, sa misanthropie tour à tour chagrine ou plaintive, l'éloquence de ses sentiments qui cachait le néant de ses idées, étaient de la compétence de son cœur. Elle emprunta quelque chose du style de ce grand harmoniste et de ce grand coloriste pour parler de lui. On reconnut dans le portrait la manière du modèle; on y reconnut surtout une certaine audace d'idées et une certaine indépendance de jugements qui rappelaient la séve étrangère et qui marquaient alors toutes les œuvres écrites au bord du lac de Genève. Cette vallée de Kachemire de l'Occident, cette colonie de la liberté religieuse et de la liberté républicaine, encaissée dans des remparts de neige entre le Jura et les Alpes, semblait donner de l'étrangeté et de la hardiesse à la pensée. J. J. Rousseau en était sorti pour étonner la société de ses invectives, et pour peindre la nature de couleurs neuves empruntées aux aspects, aux forêts, aux neiges, aux eaux de cette Tempé de l'Helvétie. Haller y avait chanté des odes pindariques, hymnes spontanées de la création au Créateur. Gessner y avait transplanté les scènes pastorales d'un Théocrite des Alpes. Gibbon y était venu d'Angleterre pour être plus libre dans ses jugements sur les religions et sur la société; il y avait écrit, pendant une séance de dix ans, la grande histoire de la décomposition et de la transformation de l'empire Romain par le christianisme. L'esprit de parti et l'esprit de secte sont parvenus à le décréditer aujourd'hui d'un dénigrement inique, mais cette œuvre n'en ressortira pas moins de cette éclipse comme le plus inaltérable monument d'érudition, de saine critique, d'impartialité historique et de récit sévère que le dix-huitième siècle ait légué à l'Europe.

Voltaire avait abrité en Suisse, à soixante-deux ans, son génie, au moment où sa vie littéraire finissait, et où il commençait sa vie philosophique. L'air des montagnes avait retrempé même son talent politique affadi par l'air des cours. La fille de M. Necker devait bientôt y écrire les plus beaux livres de sa maturité, et lord Byron les plus beaux chants de son Child Harold, cette odyssée de l'âme d'un poëte incomparable.

Les Lettres sur J. J. Rousseau, ainsi que plusieurs opuscules de cette première adolescence de mademoiselle Necker, n'eurent pas besoin de l'indulgence due à son âge et de la courtisanerie des familiers de son père pour faire sensation dans le monde lettré à Paris. On n'était pas accoutumé à une telle virilité romaine d'idées et d'accents sous une main de jeune femme. Un immense applaudissement accueillit ces essais. On ne pouvait y méconnaître une force étonnante sous un peu de déclamation, mais la déclamation dans la première jeunesse est comme l'écume du génie qui court trop vite et qui gronde trop fort au commencement de sa course; on pardonne ce bouillonnement de style au premier jet.

Quand la déclamation est vide et froide, elle prouve le néant de l'âme; mais, quand elle est pleine et chaude, elle prouve la surabondance d'idées. L'une est l'hypocrisie du sentiment, l'autre n'en est que l'exagération; entre feindre ce qu'on ne sent pas ou exagérer ce qu'on sent, il y a la distance du mensonge à l'emphase. D'ailleurs, à l'exception de Voltaire, qui avait trop de muscles dans la pensée pour recourir à l'enflure, tout le dix-huitième siècle déclamait un peu: Diderot, Thomas, Buffon, Guibert, Raynal, Marmontel, la cour entière de philosophes et d'hommes de lettres groupés autour de M. Necker, n'étaient pas exempts de déclamation dans leur style. J. J. Rousseau lui-même, excepté dans son chef-d'œuvre des Confessions, n'avait été que le plus sublime des déclamateurs.

Madame Necker faisait déclamer la vertu; M. Necker faisait déclamer jusqu'aux chiffres. Il n'est pas étonnant que leur fille ait contracté dans cette société le vice du temps. C'était un siècle de recherche en tout genre. Chacun aspirait à la vérité en religion, en politique, en littérature, en système; chacun enflait sa voix pour se persuader à lui-même et pour persuader aux autres qu'il l'avait trouvée.

XVI

Ces premiers succès placèrent mademoiselle Necker sur un piédestal dans le salon et dans le monde de son père. Elle avait été l'enfant de l'espérance, elle devint le prodige de la jeunesse. Ce fut de cette époque qu'elle prit le goût et la passion de ce qu'elle appelle sans cesse dans ses ouvrages la société, c'est-à-dire un cercle plus ou moins étendu d'hommes oisifs et de femmes désœuvrées qui se réunissent le soir dans un salon pour causer au hasard de toutes choses. Cette étrange institution du commérage, connue seulement des grandes courtisanes et des marchandes d'herbes d'Athènes, était incompatible avec la civilisation antique de l'Orient et même de l'Occident. Ni dans les Indes, ni dans la Chine, ni en Égypte, ni en Perse, ni en Arabie, ni en Grèce, ni à Rome, la législation, la religion, les mœurs n'auraient admis cette promiscuité élégante et garrule des deux sexes dans des réunions habituelles pour se donner en spectacle et en divertissement d'esprit les uns aux autres.

Ici régnaient l'esclavage et la polygamie; là les usages, la modestie, l'ombre du foyer domestique imposés aux filles, aux femmes, aux mères, les renfermaient dans le sanctuaire de leur foyer ou ne leur permettaient que les visites et les conversations entre elles. Le moyen âge ne connaissait pas davantage cette société mixte d'hommes et de femmes se rencontrant à jour et à heure fixes dans un salon pour causer ensemble. Les mœurs austères des premières nations chrétiennes auraient vu dans cette institution de plaisir intellectuel un souvenir de la bayadère des Indes ou de la courtisane de Rome. Les Tartares de la Russie, les Germains, les Bretons l'ignoraient; les hommes et les femmes s'y réunissaient et s'y réunissent encore séparément. La conversation, bornée aux choses domestiques entre les femmes, aux choses publiques entre les hommes, ne confondait que rarement, et pour des solennités religieuses, les deux sexes dans les temples ou dans les spectacles.

Les Italiens, dans la décadence des mœurs sous les papes à Rome et sous les Médicis à Florence, et les Français après les Italiens, furent les premiers qui ouvrirent ces lices d'esprit dans des cours, dans des salons privés, où la conversation devint la seule fête des conviés. L'Italie les borna aux délices de la poésie et de l'amour, ces consolations des pays esclaves; la sociabilité française, vice et qualité de la nation, les multiplia et les étendit à tous les sujets, depuis la galanterie et la littérature jusqu'à la politique et à la philosophie. Elle appela ces entretiens la société par excellence. La conversation, besoin d'échange des esprits et des cœurs, devint une nécessité et presque une institution du pays.

Le commérage relevé à la dignité d'entretien, tantôt léger, tantôt sérieux, passa en loi. Les visites furent des devoirs de société, les salons des assemblées publiques, sans contrôle des gouvernements. L'opinion publique, cette atmosphère, cette aura dont vivent et meurent les gouvernements, y naquit pour devenir peu à peu la véritable souveraineté nationale; les fauteuils furent des tribunes, les causeurs des orateurs, les causeries des harangues.

XVII

Beaucoup de femmes éminentes par l'esprit ou les grâces y portèrent l'agrément; mademoiselle Necker essaya d'y porter pour la première fois l'éloquence. Le temps s'y prêtait autant que la nature toute littéraire et toute politique de l'esprit des salons. La révolution française, prête à éclater dans les actes, fermentait déjà partout dans les âmes. La France était travaillée des frissons et des douleurs d'un grand enfantement; elle sentait remuer dans son sein quelque chose, un génie ou un monstre, elle ne savait pas bien quoi; mais les vieilles choses s'écroulaient pour faire place aux nouveautés.

La parole était à tout le monde; c'était le bruit général d'un grand déplacement de foi, d'idées, d'institutions, de souveraineté, de lois, de mœurs, de préjugés, devant la raison, devant la philosophie, devant la nation, qui s'avançaient pour tout remplacer ou pour tout confondre.

Le salon de M. Necker, que l'on croyait l'initiateur et le modérateur du mouvement, était le foyer le plus retentissant de tout ce bruit. Hommes de lettres, hommes de cour, femmes avides d'adoration ou d'importance, diplomates étrangers, voyageurs de toutes les nations du continent, orateurs du parlement britannique, républicains d'Amérique consacrés par l'auréole de leur liberté naissante, se pressaient chaque soir dans ce salon. Le silence obligé du premier ministre, la réserve un peu contrainte de la mère affligée de l'éclat prématuré de sa fille, y laissaient la parole à mademoiselle Necker. L'admiration ou l'adulation générale l'encourageait; les applaudissements devançaient le mot; l'enthousiasme éclatait à chaque phrase. La société transformée en auditoire provoquait, au lieu de l'entretien, le discours. La jeune femme, habituée de bonne heure au monologue par l'exercice quotidien de sa plume et par l'éloquence des hommes supérieurs entendus dès l'enfance chez son père, se laissait emporter par son enthousiasme; la charmante timidité de son sexe et de son âge, cette pudeur de l'âme, aussi rougissante que celle du corps, n'était jamais née en elle. La publicité de son enfance l'avait supprimée. Il ne manquait à son esprit que cette grâce, mais cette grâce eût été en même temps son silence. On regrettait un moment en elle cette innocence du génie qui s'ignore et doute de lui-même; on finissait par l'oublier au charme de son improvisation virile. Ce n'était plus une femme, c'était un poëte et un orateur.

Le personnage oratoire et poétique de Corinne, qu'elle a dépeint plus tard dans son voyage d'Italie, n'est pas une fiction; c'est le portrait de mademoiselle Necker peinte devant sa glace par elle-même. À cette époque de sa vie, dans ce portrait, elle flatta sa figure, mais non son talent.

«Elle était vêtue, comme la sibylle du Dominiquin, d'un châle des Indes, tourné autour de sa tête, et ses cheveux, du plus beau noir, étaient entremêlés avec ce châle; sa robe était blanche; une draperie bleue se rattachait au-dessous de son sein; son costume était très-pittoresque, sans s'écarter cependant assez des usages reçus pour que l'on pût y trouver de l'affectation. Son attitude (sur le char) était noble et modeste; on apercevait bien qu'elle était contente d'être admirée, mais un sentiment de timidité se mêlait à sa joie et semblait demander grâce pour son triomphe; l'expression de sa physionomie, de ses yeux, de son sourire, intéressait pour elle, et le premier regard fit de lord Nelvil son ami, avant même qu'une impression plus vive le subjuguât. Ses bras étaient d'une éclatante beauté; sa taille, grande, mais un peu forte, à la manière des statues grecques, caractérisait énergiquement la jeunesse et le bonheur; son regard avait quelque chose d'inspiré. L'on voyait, dans sa manière de saluer et de remercier pour les applaudissements qu'elle recevait, une sorte de naturel qui relevait l'éclat de la situation extraordinaire dans laquelle elle se trouvait; elle donnait à la fois l'idée d'une prêtresse d'Apollon qui s'avançait vers le temple du Soleil et d'une femme parfaitement simple dans les rapports habituels de la vie; enfin, tous ses mouvements avaient un charme qui excitait l'intérêt et la curiosité, l'étonnement et l'affection.»

XVIII

La célébrité de mademoiselle Necker, qui aurait effrayé les hommes supérieurs qui cherchent dans une femme une épouse et non une émule de gloire, éblouissait les hommes médiocres; ils se flattaient de donner leur nom à une femme qui ajouterait à ce nom le lustre du génie; ils s'imaginaient qu'un reflet futur de cette gloire rejaillirait sur leur propre médiocrité; ils oubliaient qu'un homme ordinaire n'est jamais que l'ombre de cet éclat emprunté, que le mari d'une femme célèbre n'a plus même pour abriter sa vie intérieure l'obscurité de son foyer domestique. Partout où une telle épouse porte la lumière, elle attire le regard du public; son mari et sa famille deviennent visibles aux yeux importuns qu'ils voudraient en vain éviter.

Ces considérations cependant éloignaient ces prétendants français, anglais ou italiens de la main de cette fille unique, malgré la fortune, le crédit, la popularité de son père; mais les hommes du Nord, plus candides et plus enthousiastes, ne sont pas retenus par ce scrupule de leur amour-propre. La supériorité d'une épouse les offusque moins, parce qu'ayant moins de prétention pour eux-mêmes, ils placent leur orgueil dans la gloire de leur idole; ils s'honorent d'admirer de plus près l'épouse que le monde admire loin; leur amour n'a pas besoin de l'égalité, il est un culte; ils se sacrifient en se subordonnant à celles qu'ils adorent.

Le baron de Staël, ami de Gustave III et ambassadeur de Suède à Paris, brigua et obtint la main de mademoiselle Necker. Il ne manquait à cette famille, parvenue au sommet de l'importance et du crédit par la richesse et par la faveur, qu'une alliance illustre qui les naturalisât dans l'aristocratie européenne. La naissance, le nom, le rang du baron de Staël anoblissaient l'épouse et rejaillissaient sur les parents. M. et madame Necker, qui tendaient à la supériorité sociale par toutes les voies avaient trop senti les froissements de leur vanité à la cour pour ne pas apprécier à leur prix de hautes alliances; en anoblissant leur fille en Suède, ils anoblissaient en France leur propre sang; ils s'apatriaient dans toutes les noblesses de l'Europe.

Le baron de Staël fut agréé. Le roi de Suède promit, pour faciliter le mariage, qu'il conserverait pendant de longues années à ce gentilhomme la place d'ambassadeur à Paris. M. de Staël, de son côté, s'engagea, par contrat, à ne jamais forcer sa femme à le suivre en Suède. À ce prix, il obtint la main de mademoiselle Necker.

C'était un homme déjà mûr d'années, d'une figure noble, d'une distinction de manières qui répondait à sa considération personnelle dans le monde, d'un esprit suffisant pour jouir des succès de sa femme sans prétendre à l'égaler, un de ces hommes qui acceptaient les seconds rangs partout, même dans leur maison.

Cette union sans tendresse, mais sans orages, ne fit qu'ajouter le nom, le rang, la liberté, la considération d'une ambassadrice de Suède à Paris, à la célébrité littéraire précoce de madame de Staël et à sa qualité de fille du ministre le plus influent du conseil du roi.

Trois enfants, deux fils et une fille naquirent de ce mariage. Il ne fut troublé que plus tard par des séparations de fortune dans l'intérêt des enfants, séparations de biens qui amenèrent des séparations de personnes; mais, quoique relâchés et peu intimes, les rapports entre deux époux si disproportionnés de nature, d'âge et d'opinion, conservèrent toujours la décence, cette seule vertu que le monde avait le droit de demander alors à ces unions de convenance. La séparation même ne dura pas jusqu'à la mort; le baron de Staël revint, après la révolution française, mourir entre les soins de sa femme et les respects de ses enfants.

XIX

La révolution qui se précipitait par toutes les innovations que la popularité de M. Necker et la déférence de Louis XVI à ses avis lui avaient ouvertes, ne tarda pas à dépasser les idées de 89 et à détrôner le roi. Les états généraux du royaume, comme tout esprit politique l'avait prévu excepté M. Necker, s'étaient révolutionnés eux-mêmes le premier jour de leur réunion à Versailles. M. Necker, ne pouvant plus être leur modérateur, avait été leur jouet; la cour l'avait congédié comme leur complice; le peuple l'avait rappelé par l'insurrection du 14 juillet. Rejoint à Bâle par les messagers du roi et du peuple, il était rentré à Paris avec sa femme et sa fille, comme un triomphateur, par la dernière brèche de la monarchie.

Ce triomphe n'avait été que d'un jour; le lendemain, le peuple s'était indigné d'avoir accordé à son favori quelques têtes proscrites. M. Necker avait repris, sans influence et sans dignité, le rang, désormais illusoire, de premier ministre. Le ministère ne consistait plus qu'à être le témoin officiel des dégradations coup sur coup de la royauté, et à ratifier les empiètements de l'Assemblée et les émeutes de la capitale. Mirabeau, le vrai ministre de cette démolition, bafouait M. Necker de ses ironiques éloges; le peuple, à qui il n'avait plus rien à refuser, le livrait aux Jacobins qui lui promettaient des ruines plus complètes; le ministre déconcerté n'apportait au conseil que des plans de finances avortés, des gémissements et des déceptions.

XX

Aucun remords généreux ne lui inspira dans sa déchéance un parti capable de sauver le roi qu'il avait perdu, ou d'honorer du moins la chute du trône par un magnanime effort. Il se laissait emporter comme un débris inerte et sans volonté par ce courant de ruine. Quand il vit sa propre vie menacée par les séditions croissantes à Paris, il abandonna enfin le timon qui ne gouvernait déjà plus qu'au gré des tempêtes, et il se réfugia avec sa femme et sa fille dans son château de Coppet, à l'abri de la révolution, sur une terre étrangère.

Sa fille, protégée par son titre d'ambassadrice, ne tarda pas à revenir à Paris où la rappelaient ses opinions, ses attachements et son ardeur politique. Sa jeunesse, sa passion, ses enthousiasmes, ses liaisons avec les publicistes et les orateurs du temps lui avaient fait dépasser les opinions de son père.

M. Necker avait rêvé une monarchie à trois pouvoirs pondérés comme l'Angleterre, sans considérer que les gouvernements ne se copient pas, mais qu'ils se moulent sur le type des traditions, des idées, des mœurs, des classes préexistantes dans un pays. Les plagiats en politique ne sont pas seulement des platitudes, ce sont des chimères. La France qui n'a d'aristocratie que dans l'intelligence, et où par conséquent l'aristocratie est personnelle, ne pouvait reconstituer d'une main les priviléges politiques qu'elle détruisait de l'autre. Aristocratie et France moderne sont deux mots qui se nient l'un à l'autre. La force ou l'idée, voilà alternativement le gouvernement de la France; mais il n'y a point de place pour le gouvernement de convention et de préjugé. Les esprits y marchent trop vite pour s'arrêter dans les institutions moyennes. L'extrême en tout, c'est le vice et la vertu de cette nation.

XXI

Madame de Staël, imbue encore des illusions britanniques puisées dans le salon de son père, abandonnait facilement la monarchie pour la république, mais continuait à rêver l'aristocratie constituée dans la république; sa véritable opinion à cette époque était celle des Girondins avec la démocratie de moins et l'aristocratie de plus pour suppléer au trône aboli. Une gironde aristocrate, c'était sa vraie nature. Elle fut, avant madame Roland, girondine démocrate, l'âme des derniers ministères qui tentèrent de sauver à force de concessions, sinon la monarchie, au moins le roi et sa famille. Le jeune et beau comte Louis de Narbonne, ministre de la guerre avant Dumouriez, puisait ses inspirations dans les pensées de madame de Staël et sa récompense dans son amitié. Tout fut inutile: les vrais Girondins, dépassés eux-mêmes par les Jacobins le 10 août, furent contraints de se précipiter avant leur heure dans la république d'anarchie, au lieu de la république de principes, puis entraînés jusqu'à l'échafaud du roi et de là jusqu'à leur propre échafaud. Le gouvernement de la terreur remplaça le gouvernement de l'opinion. Les femmes s'enfuirent, les salons se turent; madame de Staël épouvantée se retira chez son père, à Coppet, pour laisser passer la hache qui fauchait tout, pour protester et surtout pour vivre. Cette terreur refoula son âme dans la réflexion et dans le sentiment, les deux puissances de la solitude.

XXII

Les écrits qu'elle composa alors portent l'empreinte d'une généreuse émotion. Elle faisait silence, cependant, de peur d'être entendue des Jacobins et de Robespierre, le Marius des idées dont J. J. Rousseau avait été le philosophe. Elle écrivit sous le voile de l'anonyme une défense de la reine Marie-Antoinette, adressée aux Français. Cette apologie au pied de l'échafaud était généreuse, mais sans péril. Tout porte à croire néanmoins que, s'il eût fallu devenir le Malesherbes des femmes et offrir sa tête aux juges pour sauver celle de la reine, madame de Staël n'aurait pas hésité à se nommer et à se montrer. Elle avait la magnanimité du caractère autant que la magnanimité de la pensée. Derrière l'échafaud elle voyait la gloire de le braver pour sauver un crime à la liberté; mais en ce moment, et en se montrant alors, elle n'aurait fait que perdre son père et ses enfants. Une protestation jetée au peuple par une main cachée, du sein du nuage, soulageait au moins sa conscience de femme. Les accents en étaient émus et rappelaient l'éloquence virile du grand orateur anglais Burke, qui avait fait frémir et pleurer l'Europe entière sur les outrages et la captivité de Marie-Antoinette.

«Depuis un an, dit en finissant madame de Staël, depuis un an que le secret le plus impénétrable entoure sa prison, on a dérobé tous les détails de ses douleurs; mille précautions ont été prises pour en étouffer le bruit. Un tel mystère honore le peuple français: on a craint son indignation, on peut donc encore espérer sa justice. Il aurait su, ce peuple, qu'on apporta devant la fenêtre de Marie-Antoinette la tête de son amie. Ignorant les fatales nouvelles de ce jour épouvantable, on la força, par un barbare silence, à contempler longtemps des traits ensanglantés qu'elle reconnaissait à peine à travers l'horreur et l'effroi. Elle se convainquit enfin qu'on lui présentait les restes défigurés de celle qui mourut victime de son attachement pour elle. Cruels ordonnateurs de cette scène! vous qui vîtes devant vous votre malheureuse reine prête à mourir de désespoir, saviez-vous alors tout ce qu'elle devait souffrir? Et les mouvements d'un cœur sensible, ces mouvements qui devaient vous être inconnus, les aviez-vous appris pour être plus certains de vos cœurs?

«Pendant le procès du roi, chaque jour abreuvait sa famille d'une nouvelle amertume; il est sorti deux fois avant la dernière, et la reine, retenue captive, ne pouvant parvenir à savoir ni la disposition des esprits ni celle de l'assemblée, lui dit trois fois adieu dans les angoisses de la mort; enfin le jour sans espérance arriva. Celui que les liens du malheur lui rendaient encore plus cher, le protecteur, le garant de son sort et de celui de ses enfants, cet homme, dont le courage et la bonté semblaient avoir doublé de force et de charme à l'approche de la mort, dit à son épouse, à sa céleste sœur, à ses enfants, un éternel adieu; cette malheureuse famille voulut s'attacher à ses pas, leurs cris furent entendus des voisins de leur demeure, et ce fut le père, l'époux infortuné qui se contraignit à les repousser. C'est après ce dernier effort qu'il marcha tranquillement au supplice, dont sa constance a fait la gloire de la religion et l'exemple de l'univers. Le soir, les portes de la prison ne s'ouvrirent plus, et cet événement, dont le bruit remplissait alors le monde, retombe tout entier sur deux femmes solitaires et malheureuses, et qui n'étaient soutenues que par l'attente du même sort que leur frère et leur époux. Nul respect, nulle pitié ne consola leur misère; mais rassemblant tous leurs sentiments au fond de leur cœur, elles surent y nourrir la douleur et la fierté. Cependant, douces et calmes au milieu des outrages, leurs gardiens se virent obligés de changer sans cesse les soldats apostés pour les garder; on choisissait avec soin, pour cette fonction, les caractères les plus endurcis, de peur qu'individuellement la reine et sa famille ne reconquissent la nation qu'on voulait aliéner d'elles. Depuis l'affreuse époque de la mort du roi, la reine a donné, s'il était possible, de nouvelles preuves d'amour à ses enfants. Pendant la maladie de sa fille, il n'est aucun genre de services que sa tendresse inquiète n'ait voulu lui prodiguer; il semblait qu'elle eût besoin de contempler sans cesse les objets qui lui restaient encore pour retrouver la force de vivre, et cependant un jour on est venu lui ôter son fils; l'enfant, pendant deux fois vingt-quatre heures, a refusé de prendre aucune nourriture. Jugez quelle est sa mère par le sentiment énergique et profond qu'à cet âge déjà elle a su lui inspirer! Malgré ses pleurs, au péril de sa jeune vie, on a persisté à les séparer. Ah! comment avez-vous osé, dans la fête du 10 août, mettre sur les pierres de la Bastille des inscriptions qui consacraient la juste horreur des tourments qu'on y avait soufferts? Les unes peignaient les douleurs d'une longue captivité, les autres l'isolement, la privation barbare des dernières ressources; et ne craigniez-vous pas que ces mots: ils ont enlevé le fils à la mère, ne dévorassent tous les souvenirs dont vous retraciez la mémoire!

«Voilà le tableau de l'année que cette femme infortunée vient de parcourir. Et cependant elle existe encore; elle existe parce qu'elle aime, parce qu'elle est mère. Ah! sans ce lien sacré, pardonnerait-elle à ceux qui voudraient prolonger sa vie? Mais, lorsque malgré tant de maux, il vous reste encore du bien à faire, traînerez-vous du cachot au supplice cette intéressante victime? Regardez-la, cruels! non pour être désarmés par sa beauté; mais, si les pleurs l'ont flétrie, regardez-la pour contempler les traces d'une année de désespoir! Que vous faudrait-il de plus si elle était coupable? Et que doivent donc éprouver les cœurs certains de son innocence?

«Je reviens à vous, femmes immolées toutes dans une mère si tendre, immolées toutes par l'attentat qui serait commis sur la faiblesse par l'anéantissement de la pitié; c'en est fait de votre empire si la férocité règne, c'en est fait de votre destinée si vos pleurs coulent en vain! Défendez la reine par toutes les armes de la nature; allez chercher cet enfant, qui périra s'il faut qu'il perde celle qu'il a tant aimée; il sera bientôt aussi lui-même un objet importun, par l'inexprimable intérêt que tant de malheurs feront retomber sur sa tête; mais qu'il demande à genoux la grâce de sa mère; l'enfance peut prier, l'enfance s'ignore encore.

«Mais malheur au peuple qui aurait entendu ses cris en vain! Malheur au peuple qui ne serait ni juste ni généreux! Ce n'est pas à lui que la liberté serait réservée. L'espérance des nations, si longtemps attachée au destin de la France, ne pourrait plus entrevoir dans l'avenir aucun événement réparateur de cette génération désolée.»

XXIV

Le neuf thermidor et la chute de Robespierre permirent à madame de Staël d'élever la voix. Ce fut alors pour la république modérée qu'elle écrivit ses réflexions sur la paix extérieure et sur la paix intérieure. Le premier de ces deux opuscules avait pour but de convaincre les puissances étrangères qu'il fallait pactiser avec la république française sous peine de l'irriter jusqu'à la frénésie et de lui faire révolutionner l'Europe. Le second avait pour objet de convaincre les partis intérieurs de la nécessité d'une conciliation dans la liberté mutuelle et légale sous peine d'éterniser l'anarchie et de recréer la tyrannie. La pensée dans ces deux écrits est d'un républicain sincère, le style est d'un grand publiciste. Ils replacèrent très-haut sur la scène politique la fille un moment oubliée de M. Necker. Les grandes voix de 89 et les grandes voix de la Gironde, Mirabeau, Barnave, madame Rolland, Vergniaud, André Chénier, s'étaient éteintes dans la mort naturelle ou dans la mort violente. Madame de Staël restait seule de ces deux partis pour rendre une parole énergique à la liberté modérée. Tout ce qui restait d'ennemis de l'anarchie et d'ennemis de la tyrannie fit écho à sa voix et se groupa autour d'elle. Elle revint à Paris occuper, dans le parti des républicains d'ordre, la place que madame Rolland égorgée par Robespierre avait occupée dans le parti des Girondins. Elle pouvait se flatter et elle se flatta de devenir à son tour l'âme invisible mais dominante d'une république dont elle inspirerait les conseils et dont elle dirigerait la main. Ce fut l'époque véritablement civique de sa vie.

XXV

Tous les hommes d'État, tous les écrivains, tous les orateurs sortis de la proscription, de l'ombre ou du silence après la terreur, se pressaient dans ses salons comme sous l'égide de la liberté retrouvée dans les ruines; elle contenait l'impatience des uns, elle modérait la réaction des autres, elle relevait le découragement, elle fortifiait la constance, elle réconciliait dans un patriotisme commun ceux que les factions avaient séparés pour le malheur de tous. Jamais son éloquence n'avait été si intarissable et si active; elle fut pendant quelques mois le seul orateur de la république. Sa tribune était partout où quelques hommes influents se réunissaient pour discuter les bases d'une constitution durable de la liberté. La littérature en ce moment était exclusivement politique; madame de Staël suivit d'autant plus naturellement ce courant qu'elle-même l'avait créé.

Son livre, sur l'Influence des passions, qu'elle publia alors, ajoute à sa renommée d'écrivain le caractère de moraliste. Ce livre, jugé aujourd'hui à distance avec le sang-froid de la critique, n'ajoute rien à sa véritable gloire. Le livre disserte au lieu d'émouvoir, il ne creuse pas assez profondément dans la nature de l'homme pour y découvrir des vérités nouvelles. C'est de l'esprit qui n'arrive pas jusqu'à la méditation, c'est de la métaphysique légère, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus vain et de plus fastidieux en littérature, des axiomes sans solidité, de la pesanteur sans prix, de l'ennui sans compensation. L'âge de la philosophie n'était pas venu pour elle. Elle était loin des années où le cœur refroidi et la vanité corrigée par le malheur ne laissent à l'homme et à la femme que la faculté de l'analyser eux-mêmes. L'ambition d'être un chef de parti dans la république, la soif de la gloire, l'enivrement des applaudissements publics, et le besoin plus impérieux d'aimer et d'être aimée, troublaient trop son âme pour la laisser voir au fond d'elle-même.

XXVI

Le dix-huit brumaire, le coup d'État du général Bonaparte retournant l'armée contre la révolution, dissipa cruellement dans madame de Staël une partie de ses illusions. Elle fut étourdie comme tout le monde du coup, sans en sentir au premier moment toute la portée. C'était le reflux de toutes les choses refoulées par la philosophie du dix-huitième siècle; c'était le démenti donné le sabre à la main à toutes les aspirations de l'Europe; c'étaient toutes les réactions généreuses, politiques, sociales, incarnées dans un seul homme et venant forcer le siècle à balbutier effrontément la grande apostasie de la liberté de penser et de la liberté d'institution; c'était la représaille de la terreur par une autre terreur plus durable, parce qu'elle est plus modérée et plus disciplinée, la terreur des soldats au lieu de la terreur des bourreaux. Ce fut surtout le coup d'État contre la philosophie.

Madame de Staël n'y vit pendant les premiers mois que l'impatience d'un jeune héros contre des assemblées inertes ou orageuses, qui prenait la dictature au nom de son génie pour régulariser la république, anéantir les factions, grandir la patrie et donner à la pensée confuse du siècle l'unité d'un grand homme. Elle se flatta même que ce jeune génie s'inclinerait devant le sien, qu'elle acquerrait plus facilement sur ce dictateur l'ascendant qu'elle cherchait à se créer sur des chefs de factions multiples, qu'elle serait l'Aspasie française de ce futur Périclès.

Dans cette pensée, elle chercha avec anxiété les occasions de rencontrer le général Bonaparte et de l'éblouir par sa conversation. Elle afficha l'enthousiasme pour sa gloire. Il n'y avait, selon elle, que deux grands hommes dans la république, faits pour s'entendre et se compléter, elle et lui.

Elle était en effet à cette époque la plus haute supériorité intellectuelle et sociale de Paris, elle régnait sur les salons, elle maniait les esprits, elle tenait les fils des factions les plus diverses, elle donnait le ton aux opinions, elle pouvait populariser ou dépopulariser d'un mot le nouveau gouvernement. Ce fut une des audaces les plus soldatesques de Bonaparte, que de dédaigner ce concours ou cette opposition. Négliger madame de Staël était un coup d'État contre Paris plus dangereux peut-être que celui de Saint-Cloud, un coup d'État contre l'opinion, contre la popularité, contre la littérature, contre la conversation, contre les salons.

Mais, décidé à n'en appeler qu'aux baïonnettes d'une armée dont les chefs ne connaissaient pas même de nom la fille de M. Necker, il portait, dès le lendemain du 18 brumaire, ce défi aux puissances de la pensée: tel fut le caractère du gouvernement militaire sous les Marius, sous les Sylla, sous les Césars de Rome.

XXVII

Il est curieux d'étudier, dans les confidences intimes de madame de Staël à cette époque, l'étonnement et l'irritation dont elle fut saisie en s'apercevant de l'éloignement que le premier consul montrait en toute occasion pour elle. Il ne se contentait pas de la tenir à distance, il cherchait à l'humilier quand elle se présentait devant lui. Tout le monde connaît la brusquerie célèbre dont il repoussa ses avances à une des réceptions des Tuileries, où madame de Staël s'efforçait de s'attirer un mot ou un sourire d'encouragement du dictateur: Quelle est à vos yeux la femme supérieure à toutes les femmes? lui demanda-t-elle avec une évidente intention de s'attirer une adulation personnelle. «Celle qui a eu le plus d'enfants,» lui répondit sèchement Bonaparte, manifestant ainsi, avec une rudesse sans ménagement et sans pitié pour son interlocuteur, qu'elle était à ses yeux une créature hors de son rôle, et que la seule gloire de la femme était la gloire domestique de l'obscurité et de la fécondité, ces deux vertus du foyer de l'homme.

Ce mot juste, mais cruel, fit comprendre à madame de Staël qu'il n'y avait point de place pour sa renommée, encore moins pour son influence, sous le gouvernement d'un homme qui reléguait la femme la plus illustre de son sexe dans l'ombre, dans le silence et dans la maternité. Elle espéra cependant, contre toute espérance, amollir la rudesse du dictateur en lui faisant sentir le prix d'un talent comme le sien pour seconder ses plans politiques de régénération de la liberté et de la république. Elle se trompait encore: Bonaparte haïssait la liberté et la république de toute l'ambition qui l'emportait vers l'empire. Son antipathie contre madame de Staël tenait moins à la crainte qu'il avait de son génie qu'à sa haine contre la révolution française. Le nom de M. Necker lui en rappelait l'origine, les écrits de madame de Staël lui en rappelaient les doctrines.

Cette femme jeune, éloquente, populaire encore, était à ses yeux une idée survivante de 1789, qu'il était dangereux de laisser briller au cœur de la France si près de la servitude qu'il voulait sans voix. Il aurait accepté volontiers les services de madame de Staël esclave; mais le contraste de madame de Staël libre dans un pays asservi lui répugnait. Cette femme était à ses yeux une tribune à elle seule. Il ne voulait que le silence ou l'applaudissement; il s'en expliqua nettement avec ses frères, Joseph et Lucien Bonaparte, moins dédaigneux que lui des influences littéraires et des puissances morales sur l'opinion.

«Le plus grand grief de l'empereur Napoléon contre moi, dit-elle, c'est le respect dont j'ai toujours été pénétrée pour la véritable liberté. Ces sentiments m'ont été transmis comme un héritage, et je les ai adoptés dès que j'ai pu réfléchir sur les hautes pensées dont ils dérivent et sur belles actions qu'ils inspirent. Les scènes cruelles qui ont déshonoré la révolution française, n'étant que de la tyrannie sous des formes populaires, n'ont pu, ce me semble, faire aucun tort au culte de la liberté. L'on pourrait tout au plus s'en décourager pour la France; mais si ce pays avait le malheur de ne savoir posséder le plus noble des biens, il ne faudrait pas pour cela le proscrire sur la terre. Quand le soleil disparaît de l'horizon du pays du nord, les habitants de ces contrées ne blasphèment pas ses rayons qui luisent encore pour d'autres pays plus favorisés du ciel.

«Peu de temps après le 18 brumaire, il fut rapporté à Bonaparte que j'avais parlé dans ma société contre cette oppression naissante dont je pressentais les progrès aussi clairement que si l'avenir m'eût été révélé. Joseph Bonaparte, dont j'aimais l'esprit et la conversation, vint me voir et me dit: «Mon frère se plaint de vous. Pourquoi, m'a-t-il répété hier, pourquoi madame de Staël ne s'attache-t-elle pas à mon gouvernement? Qu'est-ce qu'elle veut? le payement du dépôt de son père? je l'ordonnerai: le séjour de Paris? je le lui permettrai. Enfin, qu'est-ce qu'elle veut?»—Mon Dieu! répliquai-je, «il ne s'agit pas de ce que je veux, mais de ce que je pense.» J'ignore si cette réponse lui a été rapportée, mais je suis bien sûre du moins que, s'il l'a sue, il n'y a attaché aucun sens; car il ne croit à la sincérité des opinions de personne, il considère la morale en tout genre comme une formule qui ne tire pas plus à conséquence que la fin d'une lettre; et, de même qu'après avoir assuré quelqu'un qu'on est son très-humble serviteur, il ne s'ensuit pas qu'il puisse rien exiger de vous, ainsi Bonaparte croit que lorsque quelqu'un dit qu'il aime la liberté, qu'il croit en Dieu, qu'il préfère sa conscience à son intérêt, c'est un homme qui se conforme à l'usage, qui suit la manière reçue pour expliquer ses prétentions ambitieuses ou ses calculs égoïstes. La seule espèce de créatures humaines qu'il ne comprenne pas bien, ce sont celles qui sont sincèrement attachées à une opinion, quelles qu'en puissent être les suites; Bonaparte considère de tels hommes comme des niais ou comme des marchands qui surfont, c'est-à-dire, qui veulent se vendre trop cher. Aussi, comme on le verra par la suite, ne s'est-il jamais trompé dans ce monde que sur les honnêtes gens, soit comme individus, soit surtout comme nations.»

Lamartine.

FIN DE L'ENTRETIEN CLII.
Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43

CLIIIe ENTRETIEN
MADAME DE STAËL
SUITE.

XXVIII

La guerre ouverte entre le dictateur et la femme de génie ne tarda pas à éclater; Bonaparte avait laissé subsister, dans le tribunat, une ombre de tribune libre, mais en corrompant les orateurs. Un de ces orateurs était Benjamin Constant. Ce nom tant de fois fait, défait et refait par les factions alternatives qu'il a servies et desservies tour à tour avec un talent plus effronté qu'éclatant, est retombé déjà dans l'indifférence, et il ne fut jamais qu'une gloire de parti. La liaison de Benjamin Constant avec madame de Staël fut le malheur de cette femme politique. Cet homme n'avait ni dans sa nature, ni dans son âme, ni dans son caractère, l'enthousiasme, l'énergie, la vertu publique, faits pour justifier un tel attachement. Son amitié abaissait au lieu de relever l'âme qui s'inspirait de lui. Né dans les rangs de l'aristocratie helvétique, élevé dans les préjugés et dans les intrigues des réfugiés français en Allemagne pendant l'émigration, familier du duc de Brunswick, généralissime de l'armée prussienne en 1792; rédacteur présumé du fameux manifeste de la coalition contre la France[1], rentré en France grâce à un nom cosmopolite, après la terreur; zélateur ardent des modérés contre les terroristes, publiciste attaché au Directoire, auteur, après le 18 fructidor, d'une adresse aux Français pour rappeler les terroristes au secours du coup d'État contre les royalistes, nommé tribun après la constitution nouvelle pour contrôler le gouvernement des consuls, lié avec les aristocrates par sa naissance, avec les républicains par ses services, avec les consuls par ses espérances, avec les hommes de lettres par sa littérature, avec les révolutionnaires par la tribune où rien ne résonne mieux que l'opposition, affamé de bruit, nécessiteux de fortune, sceptique d'idées, homme à tout comprendre, à tout dire et à tout contredire, il avait, par le charme de sa conversation, séduit madame de Staël. L'esprit de Benjamin Constant, étincelant dans un salon, lui réverbérait le sien. Elle avait pris cet éblouissement pour de la lumière et ce phosphore pour de la chaleur. L'extérieur de Benjamin Constant, mélange d'élégance française et de profondeur germanique, sa taille haute, frêle et souple, son visage oblong, son teint pâle, ses cheveux blonds et soyeux déroulés en ondes sur ses épaules, on ne sait quoi de mystique ou de satanique dans le regard, qui rappelait à volonté un Méphistophélès politique ou un Werther de la liberté, avaient complété la fascination.

Madame de Staël avait livré son amitié politique sans être sûre d'avoir livré toute son estime. L'amitié passionnée d'une telle femme était pour Benjamin Constant une trop haute fortune pour qu'il n'en décorât pas sa vie. Cette amitié persuadait aux autres son génie. L'ascendant qu'il exerçait sur son amie lui donnait deux forces pour une: il était pressé d'en user et d'en abuser pour sa gloire, il la précipitait plus vite et plus loin dans l'opposition prématurée au Consulat qu'elle ne l'aurait voulu. Il jugeait, comme il avait tout jugé, trop légèrement, cette nouvelle phase de la révolution; il voulait prendre les devants sur l'opinion, se faire craindre, peut-être apprécier; il méditait un éclat de tribune, dont le retentissement rejaillirait sur son amie et ferait cesser les ménagements que le gouvernement avait encore pour elle. Madame de Staël s'enorgueillissait et tremblait à la fois de cette rupture.

Écoutons-la raconter cette scène d'intérieur, qui précéda de quelques heures l'exil et les agitations de toute sa vie.

XXIX

«Quelques tribuns voulaient établir dans leur assemblée une opposition analogue à celle d'Angleterre et prendre au sérieux la Constitution, comme si les droits qu'elle paraissait assurer avaient eu rien de réel, et que la division prétendue des corps de l'État n'eût pas été une simple affaire d'étiquette, une distinction entre les diverses antichambres du consul dans lesquelles des magistrats de différents noms pouvaient se tenir. Je voyais avec plaisir, je l'avoue, le petit nombre des tribuns qui ne voulaient point rivaliser de complaisance avec les conseillers d'État; je croyais surtout que ceux qui précédemment s'étaient laissé emporter trop loin dans leur amour pour la république, se devaient de rester fidèles à leur opinion, quand elle était devenue la plus faible et la plus menacée.

«L'un de ces tribuns, ami de la liberté et doué d'un des esprits les plus remarquables que la nature ait départi à aucun homme, M. Benjamin Constant, me consulta sur un discours qu'il se proposait de faire pour signaler l'aurore de la tyrannie. Je l'y encourageai de toute la force de ma conscience. Néanmoins, comme on savait qu'il était de mes amis intimes, je ne pus m'empêcher de craindre ce qu'il pourrait m'en arriver. J'étais vulnérable par mon goût pour la société. Montaigne a dit jadis: Je suis Français par Paris, et s'il pensait ainsi il y a trois siècles, que serait-ce depuis que l'on a vu réunies tant de personnes d'esprit dans une même ville, et tant de personnes accoutumées à se servir de cet esprit pour les plaisirs de la conversation? Le fantôme de l'ennui m'a toujours poursuivie; c'est par la terreur qu'il me cause que j'aurais été capable de plier devant la tyrannie, si l'exemple de mon père et son sang qui coule dans mes veines ne l'emportaient pas sur cette faiblesse. Quoi qu'il en soit, Bonaparte la connaissait très-bien; il discerne promptement le mauvais côté de chacun, car c'est par leurs défauts qu'il soumet les hommes à son empire. Il joint à la puissance dont il menace, aux trésors qu'il fait espérer, la dispensation de l'ennui, et c'est aussi une terreur pour les Français. Le séjour à quarante lieues de la capitale, en contraste avec tous les avantages que réunit la plus agréable ville du monde, fait faiblir à la longue la plupart des exilés, habitués dès leur enfance aux charmes de la vie de Paris.

«La veille du jour où Benjamin Constant devait prononcer son discours, j'avais chez moi Lucien Bonaparte, MM... et plusieurs autres encore, dont la conversation, dans des degrés différents, a cet intérêt toujours nouveau qu'excitent et la force des idées et la grâce de l'expression. Chacun, Lucien excepté, lassé d'avoir été proscrit par le Directoire, se préparait à servir le nouveau gouvernement, en n'exigeant de lui que de bien récompenser le dévouement à son pouvoir. Benjamin Constant s'approche de moi et me dit tout bas: «Voilà votre salon rempli de personnes qui vous plaisent. Si je parle, demain il sera désert; pensez-y.» «Il faut suivre sa conviction,» lui répondis-je. L'exaltation m'inspira cette réponse; mais, je l'avoue, si j'avais prévu ce que j'ai souffert à dater de ce jour, je n'aurais pas eu la force de refuser l'offre que M. Constant me faisait de renoncer à se mettre en évidence pour ne pas me compromettre.

«Ce n'est rien aujourd'hui, sous le rapport de l'opinion, que d'encourir la disgrâce de Bonaparte: il peut vous faire périr, mais il ne saurait entamer votre considération. Alors, au contraire, la nation n'était point éclairée sur ses intentions tyranniques; et, comme chacun de ceux qui avaient souffert de la révolution espérait de lui le retour d'un frère ou d'un ami, ou la restitution de sa fortune, on accablait du nom de Jacobin quiconque osait lui résister, et la bonne compagnie se retirait de vous en même temps que la faveur du gouvernement: situation insupportable, surtout pour une femme, et dont personne ne peut connaître les pointes aiguës sans l'avoir éprouvée.

«Le jour où le signal de l'opposition fut donné dans le tribunat par l'un de mes amis, je devais réunir chez moi plusieurs personnes dont la société me plaisait beaucoup, mais qui tenaient toutes au gouvernement nouveau. Je reçus dix billets d'excuse à cinq heures; je supportai assez bien le premier, le second; mais, à mesure que ces billets se succédaient, je commençais à me troubler. Vainement j'en appelais à ma conscience, qui m'avait conseillé de renoncer à tous les agréments attachés à la faveur de Bonaparte; tant d'honnêtes gens me blâmaient, que je ne savais pas m'appuyer assez ferme sur ma propre manière de voir. Bonaparte n'avait encore rien fait de précisément coupable; beaucoup de gens assuraient qu'il préservait la France de l'anarchie; enfin, si dans ce moment il m'avait fait dire qu'il se raccommodait avec moi, j'en aurais eu plutôt de la joie; mais il ne veut jamais se rapprocher de quelqu'un sans en exiger une bassesse, et, pour déterminer à cette bassesse, il entre d'ordinaire dans des fureurs de commande qui font une telle peur qu'on lui cède tout. Je ne veux pas dire par là que Bonaparte ne soit pas vraiment emporté; ce qui n'est pas calcul en lui est de la haine, et la haine s'exprime d'ordinaire par la colère.

«Quand il convint au premier consul de faire éclater son humeur contre moi, il gronda publiquement son frère aîné, Joseph Bonaparte, sur ce qu'il venait dans ma maison. Joseph se crut obligé de n'y pas mettre les pieds pendant quelques semaines, et son exemple fut le signal que suivirent les trois quarts des personnes que je connaissais. Ceux qui avaient été proscrits le 18 fructidor prétendaient qu'à cette époque j'avais eu le tort de recommander à Barras M. de Talleyrand pour le ministère des affaires étrangères, et ils passaient leur vie chez ce même M. de Talleyrand qu'ils m'accusaient d'avoir servi. Tous ceux qui se conduisaient mal envers moi se gardaient bien de dire qu'ils obéissaient à la crainte de déplaire au premier consul; mais ils inventaient chaque jour un nouveau prétexte qui pût me nuire, exerçant toute l'énergie de leurs opinions politiques contre une femme persécutée et sans défense, et se prosternant aux pieds des plus vils Jacobins, dès que le premier consul les avait régénérés par le baptême de la faveur.

«Le ministre de la police, Fouché, me fit demander pour me dire que le premier consul me soupçonnait d'avoir excité celui de mes amis qui avait parlé dans le tribunal. Je lui répondis, ce qui assurément était vrai, que M. Constant était un homme d'un esprit trop supérieur pour qu'on pût s'en prendre à une femme de ses opinions, et que d'ailleurs le discours dont il s'agissait ne contenait absolument que des réflexions sur l'indépendance dont toute assemblée délibérante doit jouir, et qu'il n'y avait pas une parole qui dût blesser le premier consul personnellement. Le ministre en convint. J'ajoutai encore quelques mots sur le respect qu'on devait à la liberté des opinions dans un corps législatif, mais il me fut aisé de m'apercevoir qu'il ne s'intéressait guère à ces considérations générales; il savait déjà très-bien que, sous l'autorité de l'homme qu'il voulait servir, il ne serait plus question de principes, et il s'arrangeait en conséquence. Mais, comme c'est un homme d'un esprit transcendant en fait de révolution, il avait déjà pour système de faire le moins de mal possible, la nécessité du but admise. Sa conduite précédente ne pouvait en rien annoncer de la moralité, et souvent il parlait de la vertu comme d'un conte de vieille femme. Néanmoins une sagacité remarquable le portait à choisir le bien comme une chose raisonnable, et ses lumières lui faisaient parfois trouver ce que la conscience aurait inspiré à d'autres. Il me conseilla d'aller à la campagne et m'assura qu'en peu de jours tout serait apaisé. Mais, à mon retour, il s'en fallait de beaucoup que cela fût ainsi.»

XXX

La colère du premier consul adoucie par le ministre n'éclata pas encore sur l'amie de Benjamin Constant. Madame de Staël employa M. Necker, son père, pour détourner ou suspendre le coup qui la menaçait. M. Necker, à la sollicitation de sa fille, se présenta à Bonaparte pendant le séjour que le consul fit à Genève, en se préparant le passage des Alpes, avant la campagne d'Italie. L'entretien du vieux ministre et du jeune dictateur fut long et dut être intéressant: c'était la rencontre de deux hommes, dont l'un avait perdu une monarchie, dont l'autre reconstruisait tout ce que le premier avait démoli. On sait seulement que le premier consul, en sortant de cet entretien, témoigna son étonnement du vide d'idées qu'il avait reconnu sous l'emphase de ce caractère. La fortune et la popularité avaient évidemment porté M. Necker à un poste trop haut pour ses facultés natives. Depuis qu'on pouvait le mesurer à terre, il ne restait de lui qu'un honnête homme, un philosophe ténébreux, un fastidieux écrivain, la ruine d'une illusion d'homme d'État. Mais il en restait un bon père, idolâtre de sa fille. Il implora pour cette fille l'indulgence du consul, et l'autorisation de résider à Paris, où ses talents, dit M. Necker, ne pourraient que décorer un gouvernement qui s'annonçait comme une renaissance des lettres. Bonaparte accorda cette faveur aux prières de M. Necker. Madame de Staël disparut à ses yeux dans la gloire de la campagne d'Italie: elle passa l'hiver de 1800 à 1801 sans être recherchée ni inquiétée par le gouvernement; elle s'obstinait néanmoins encore à rencontrer les occasions de frapper l'imagination du premier consul; elle en fait l'aveu dans une page de ses mémoires.

«Je fus invitée, dit-elle, chez le général Berthier, à une fête où le premier consul devait se trouver. Comme je savais qu'il s'exprimait très-mal sur mon compte, il me vint dans l'esprit qu'il m'adresserait peut-être quelques-unes de ces choses grossières qu'il se plaisait souvent à dire aux femmes, même à celles qui lui faisaient la cour, et j'écrivis à tout hasard, avant de me rendre à la fête, les diverses réponses fières et piquantes que je pourrais lui faire, selon les choses qu'il me dirait. Je ne voulais pas être prise au dépourvu, s'il se permettait de m'offenser, car c'eût été manquer encore plus de caractère que d'esprit; et, comme nul ne peut se promettre de n'être pas troublé en présence d'un tel homme, je m'étais préparée d'avance à le braver. Heureusement cela fut inutile: il ne m'adressa que la question la plus commune du monde. Il en arriva de même à ceux des opposants auxquels il croyait la possibilité de lui répondre. En tout genre, il n'attaque jamais que quand il se sent de beaucoup le plus fort. Pendant le souper, le premier consul était debout derrière la chaise de madame Bonaparte et se balançait sur un pied et sur l'autre, à la manière des princes de la maison de Bourbon. Je fis remarquer à mon voisin cette vocation pour la royauté, déjà si manifeste.»

«J'allai, suivant mon heureuse coutume, passer l'été auprès de mon père. Je le trouvai très-indigné de la marche que suivaient les affaires, et, comme il avait toute sa vie autant aimé la vraie liberté que détesté l'anarchie populaire, il se sentait le désir d'écrire contre la tyrannie d'un seul, après avoir combattu si longtemps celle de la multitude. Mon père aimait la gloire, et, quelque sage que fût son caractère, l'aventureux en tout genre ne lui déplaisait pas, quand il fallait s'y exposer pour mériter l'estime publique. Je sentais très-bien les dangers que me ferait courir un ouvrage de mon père qui déplairait au premier consul; mais je ne pouvais me résoudre à étouffer ce chant du cygne, qui devait se faire entendre encore sur le tombeau de la liberté française. J'encourageai donc mon père à travailler, et nous renvoyâmes à l'année suivante la question de savoir s'il ferait publier ce qu'il écrivait.»

XXXI

Le premier consul voyait avec un juste ombrage les liaisons de madame de Staël à Paris avec un homme ambigu qu'elle cherchait à lui susciter pour rival. Cet homme était le général Bernadotte, depuis roi de Suède, qui caressait alors les restes du parti jacobin. Bernadotte, spirituel et ambitieux, était propre à briguer avec la même indifférence une dictature populaire ou un trône; il n'avait cherché dans la révolution qu'une fortune, également prêt à la saisir dans une contre-révolution.

Cette liaison de madame de Staël avec un homme suspect au premier consul fut la véritable cause de son exil.

«Je partis pour Coppet dans ces entrefaites, dit-elle, et j'arrivai chez mon père dans un état très-pénible d'accablement et d'anxiété. Des lettres de Paris m'apprirent qu'après mon départ le premier consul s'était exprimé très-vivement contre mes rapports de société avec le général Bernadotte. Tout annonçait qu'il était résolu à m'en punir; mais il s'arrêta devant l'idée de frapper le général Bernadotte, soit qu'il eût besoin de ses talents militaires, soit que les liens de famille le retinssent, soit que la popularité de ce général dans l'armée française fût plus grande que celle des autres, soit enfin qu'un certain charme dans les manières de Bernadotte rendît difficile, même à Bonaparte, d'être tout à fait son ennemi.

«Il se formait alors autour du général Bernadotte un parti de généraux et de sénateurs qui voulaient savoir de lui s'il n'y avait pas quelques résolutions à prendre contre l'usurpation qui s'approchait à grands pas. Il proposa divers plans qui se fondaient tous sur une mesure législative quelconque, regardant tout autre moyen comme contraire à ses principes. Mais pour cette mesure il fallait une délibération au moins de quelques membres du sénat, et pas un d'eux n'osait souscrire un tel acte. Pendant que toute cette négociation très-dangereuse se conduisait, je voyais souvent le général Bernadotte et ses amis; c'était plus qu'il n'en fallait pour me perdre, si leurs desseins étaient découverts. Bonaparte disait que l'on sortait toujours de chez moi moins attaché à son gouvernement.»

On voit dans ces aveux que madame de Staël, accoutumée à l'influence politique depuis le salon de son père et depuis ses liaisons avec MM. de Narbonne, Lafayette, Benjamin Constant, s'obstinait imprudemment à un grand rôle dans la république et fomentait dans l'âme de Bernadotte une rivalité qui ne pouvait être pardonnée par Bonaparte. Mais cette rivalité devait retomber sur la femme assez téméraire pour y attacher ses espérances. Bonaparte était un parti, Bernadotte n'était qu'une intrigue.

XXXII

Le premier consul fit insinuer à madame de Staël qu'elle ferait bien de ne pas revenir à Paris. Cette insinuation fut un coup de foudre pour une femme qui avait placé depuis son enfance le foyer de sa gloire, de son importance et de ses sentiments dans la capitale de la France. Paris était la patrie de ses talents, de son génie, de ses affections, de ses vanités, de ses ambitions; la France était son public; l'univers n'existait pour elle qu'à Paris. Cette faiblesse puérile et presque maladive de son âme lui faisait envisager comme le comble de l'infortune l'éloignement de ce centre de toutes ses pensées. La grandeur de son esprit ne la défendait pas contre la petitesse de cette terreur de l'exil. C'est la paille dans son caractère; c'est par là qu'il faiblit et qu'il se brisa plus d'une fois dans sa vie. Certes, pour toute autre âme que la sienne, ce n'était pas une bien tragique rigueur du sort qu'une résidence plus ou moins contrainte dans le château de sa famille, auprès d'un père adoré et d'enfants chéris, au sein de la plus pittoresque contrée de l'Europe, au bord du lac qui roule autant de poésies que de vagues, au pied des jardins de Coppet, entre Lausanne et Genève, deux villes habitées et visitées par l'élite des voyageurs lettrés ou illustres de toute l'Europe; consolée dans sa propre patrie par toutes les délices de l'opulence et par tous les charmes d'une grande hospitalité! Ajoutez à l'agrément de cette résidence la liberté de parcourir et d'habiter à son gré tout l'univers, excepté l'étroite enceinte de Paris.

Une telle proscription, qui fait sourire plus que frémir, paraîtrait le suprême bonheur à la plupart des hommes sensés; pour madame de Staël, c'était la suprême adversité. Elle en détournait sa pensée comme elle l'aurait détournée de l'échafaud. Est-ce effémination d'une âme trop accoutumée dès le berceau aux caresses de la destinée? Est-ce petitesse d'un esprit si vaste d'ailleurs, mais qui s'est localisé dans les habitudes d'une seule ville? Est-ce besoin incessant de l'écho et de l'applaudissement de ces salons qui lui renvoyaient tous les soirs la gloire et l'enthousiasme pour chaque phrase? Est-ce regret d'une actrice descendue de la scène avant l'âge, et qui ne peut renoncer sans désespoir aux rôles qu'elle s'était dessinés pour sa vie? tout cela à la fois peut-être; mais rien de cela n'est assez grand pour n'être pas dédaigné au besoin par une grande âme, et pour motiver l'éternelle désolation qui gémit depuis ce jour dans les écrits et dans les sanglots de madame de Staël. Il est impossible de ne pas soupçonner un plus sérieux motif à une telle douleur. Ce motif non avoué ne peut être qu'une grande ambition irrémédiablement déçue par la rigueur du premier consul.

Depuis son enfance jusqu'à la terreur, depuis le 9 thermidor jusqu'au consulat, madame de Staël avait aspiré, par l'éloquence et par l'influence sur les hommes marquants, à l'action politique. Habituée pendant dix ans à gouverner l'esprit de son père qui gouvernait la France, le gouvernement était devenu un besoin pour elle; elle l'avait repris sous les Girondins, elle l'avait perdu sous les Jacobins, elle l'avait recouvré sous le Directoire, elle avait espéré le perpétuer sous le Consulat; elle le cherchait de nouveau dans une conspiration nouvelle avec les Jacobins et avec Bernadotte. L'éloigner de Paris, c'était la destituer à jamais de toute influence sur le gouvernement; l'absence la détrônait, voilà pourquoi elle la redoutait à l'égal de la mort. L'exil, il est vrai, lui laissait le génie et la gloire des lettres; on ne pouvait exiler sa pensée; mais la gloire des lettres n'était que la moitié de son existence. Elle voulait régner, on la laissait seulement briller. C'est là, selon nous, le secret de cette douleur sans proportions et sans bornes, dont l'expression dans ses mémoires excite presque la pitié à force d'exagération.

XXXIII

Elle parut se résigner néanmoins à la seule célébrité littéraire par la publication du roman de Delphine, celle de ses œuvres qui respire le plus de passion. L'impression de la jeunesse de la femme s'y fait sentir plus que dans les autres livres, c'est une réminiscence toute chaude encore de sentiments mal éteints. L'intérêt, quoique allongé par des dissertations étrangères au sujet, mais analogues au temps comme dans la Nouvelle Héloïse de J. J. Rousseau, y est entraînant. Le style égale souvent celui du Génevois, son modèle et son maître.

Le succès du livre fut immense, le bruit s'accrut de toutes les critiques acharnées dont les hommes de lettres complaisants du gouvernement nouveau s'efforcèrent de dénigrer le livre et l'auteur: on l'accusa de corrompre les mœurs que le consulat voulait épurer par sa police plus que par ses exemples. L'accusation n'avait ni fondement, ni prétexte: le livre triompha de l'opposition, et madame de Staël, qui n'avait signalé jusque-là que son génie de controverse et d'éloquence, signala sa puissance dans l'expression de la passion. Nulle part elle ne fut plus femme que dans Delphine; elle ne perdit pas un enthousiasme, elle conquit des émotions. Elle méditait dès ce moment Corinne, son œuvre la plus lyrique, où elle voulait fondre ensemble l'émotion et l'enthousiasme pour éblouir à la fois l'imagination par le génie et pénétrer le cœur par l'amour.

XXXIV

Protégée par le succès de Delphine, elle crut pouvoir se rapprocher assez de Paris pour entendre le bruit de sa gloire. Regnault de Saint-Jean d'Angély qui, tout en servant la tyrannie, ne la concevait contre les femmes que comme une lâcheté, lui offrit l'asile d'une de ses maisons de campagne à quelques lieues de Paris. Elle n'accepta pas l'hospitalité, de peur de compromettre l'hôte. Elle emprunta le toit de madame de la Tour qu'elle ne connaissait que par des amis communs.

«J'arrivai donc dans la campagne d'une personne que je connaissais à peine, au milieu d'une société qui m'était tout à fait étrangère, et portant dans le cœur un chagrin cuisant que je ne voulais pas laisser voir. La nuit, seule avec une femme dévouée depuis plusieurs années à mon service, j'écoutais à la fenêtre si nous n'entendrions point les pas d'un gendarme à cheval; le jour, j'essayais d'être aimable pour cacher ma situation. J'écrivis de cette campagne à Joseph Bonaparte une lettre qui exprimait avec vérité toute ma tristesse. Une retraite à dix lieues de Paris était l'unique objet de mon ambition, et je sentais avec désespoir que, si j'étais une fois exilée, ce serait pour longtemps, peut-être pour toujours. Joseph et son frère Lucien firent généreusement tous leurs efforts pour me sauver, et l'on va voir qu'ils ne furent pas les seuls.

«Madame Récamier, cette femme si célèbre pour sa figure, et dont le caractère est exprimé par sa beauté même, me fit proposer de venir demeurer à sa campagne, à Saint-Brice, à deux lieues de Paris. J'acceptai, car je ne savais pas alors que je pouvais nuire à une personne si étrangère à la politique, je la croyais à l'abri de tout, malgré la générosité de son caractère. La société la plus agréable se réunissait chez elle, et je jouissais là, pour la dernière fois, de tout ce que j'allais quitter.»

Le silence du gouvernement lui fit espérer sa tolérance. Elle quitta la maison de madame Récamier pour revenir avec une pleine sécurité à son premier asile. Cette sécurité n'était que le sommeil de la tyrannie. Elle raconte ainsi son lugubre réveil.

XXXV

«J'étais à table avec trois de mes amis, dans une salle d'où l'on voyait le grand chemin et la porte d'entrée. C'était à la fin de septembre. À quatre heures, un homme en habit gris, à cheval, s'arrête à la grille et sonne; je fus certaine de mon sort. Il me fit demander; je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celles de la nature! Cet homme me dit qu'il était le commandant de la gendarmerie de Versailles, mais qu'on lui avait ordonné de ne pas mettre son uniforme dans la crainte de m'effrayer; il me montra une lettre signée de Bonaparte, qui portait l'ordre de m'éloigner à quarante lieues de Paris, et enjoignait de me faire partir dans les vingt-quatre heures en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d'un nom connu. Il prétendait que j'étais étrangère, et, comme telle, soumise à la police. Cet égard pour la liberté individuelle ne dura pas longtemps, et bientôt après moi d'autres Français et d'autres Françaises furent exilés sans aucune forme de procès. Je répondis à l'officier de gendarmerie que partir dans vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfants, et en conséquence je lui proposai de m'accompagner à Paris, où j'avais besoin de passer trois jours pour faire les arrangements nécessaires à mon voyage. Je montai donc dans ma voiture avec mes enfants et cet officier, qu'on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet, il me fit des compliments sur mes écrits. «Vous voyez, lui dis-je, monsieur, où cela mène, d'être une femme d'esprit; déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l'occasion.» J'essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe dans mon cœur.

«Je m'arrêtai quelques instants chez madame Récamier; j'y trouvai le général Junot, qui, par dévouement pour elle, promit d'aller parler le lendemain au premier consul. Il le fit en effet avec la plus grande chaleur. On croirait qu'un homme si utile par son ardeur militaire à la puissance de Bonaparte devait avoir sur lui le crédit de le faire épargner une femme; mais les généraux de Bonaparte, tout en obtenant de lui des grâces sans nombre pour eux-mêmes, n'ont aucun crédit. Quand ils demandent de l'argent ou des places, Bonaparte trouve cela convenable; ils sont dans le sens de son pouvoir, puisqu'ils se mettent dans sa dépendance; mais si, ce qui leur arrive rarement, ils voulaient défendre des infortunés, ou s'opposer à quelque injustice, on leur ferait sentir bien vite qu'ils ne sont que des bras chargés de maintenir l'esclavage en s'y soutenant eux-mêmes.

«J'arrive à Paris dans une maison nouvellement louée, et que je n'avais pas encore habitée; je l'avais choisie avec soin dans le quartier et l'exposition qui me plaisaient; et déjà, dans mon imagination, je m'étais établie dans le salon avec quelques amis dont l'entretien est, selon moi, le plus grand plaisir dont l'esprit humain puisse jouir. Je n'entrais dans cette maison qu'avec la certitude d'en sortir, et je passais les nuits à parcourir ces appartements dans lesquels je regrettais encore plus de bonheur que je n'en avais espéré. Mon gendarme revenait chaque matin, comme dans le conte de Barbe-Bleue, me presser de partir le lendemain, et chaque fois j'avais la faiblesse de demander encore un jour... Mes amis venaient dîner avec moi, et quelquefois nous étions gais, comme pour épuiser la coupe de la tristesse, en nous montrant les uns pour les autres le plus aimables qu'il nous était possible, au moment de nous quitter pour si longtemps. Ils me disaient que cet homme, qui venait chaque jour me sommer de partir, leur rappelait ces temps de la terreur pendant lesquels les gendarmes venaient demander leurs victimes.

«On s'étonnera peut-être que je compare l'exil à la mort; mais de grands hommes de l'antiquité et des temps modernes ont succombé à cette peine. On rencontre plus de braves contre l'échafaud que contre la perte de la patrie. Dans tous les codes des lois, le bannissement perpétuel est considéré comme une des peines les plus sévères; et le caprice d'un homme inflige en France, en se jouant, ce que des juges consciencieux n'imposent qu'à regret aux criminels! Des circonstances particulières m'offraient un asile et des ressources de fortune dans la patrie de mes parents, la Suisse; j'étais à cet égard moins à plaindre qu'un autre, et néanmoins j'ai cruellement souffert. Je ne serai donc point inutile au monde, en signalant tout ce qui doit porter à ne laisser jamais aux souverains le droit arbitraire de l'exil. Nul député, nul écrivain n'exprimera librement sa pensée s'il peut être banni quand sa franchise aura déplu; nul homme n'osera parler avec sincérité, s'il peut lui en coûter le bonheur de sa famille entière. Les femmes surtout, qui sont destinées à soutenir et à récompenser l'enthousiasme, tâcheront d'étouffer en elles les sentiments généreux, s'il doit en résulter, ou qu'elles soient enlevées aux objets de leur tendresse, ou qu'ils leur sacrifient leur existence en les suivant dans l'exil.»

XXXVI

On ne peut s'empêcher de s'étonner et cependant de s'émouvoir des angoisses de cette femme, à qui le monde est ouvert, que sa maison, son père, ses enfants, sa patrie attendent, et qui se cramponne aux portes de Paris, comme si la terre et la vie allaient lui échapper avec l'horizon brumeux de cette ville! Elle part enfin pour Berlin, avec Benjamin Constant; elle y est accueillie par la belle reine de Prusse et par le prince Louis de Prusse, dont le sort était de succomber bientôt, l'une sous les insultes, l'autre sous le fer de Napoléon. La nouvelle du meurtre du duc d'Enghien lui arriva à Berlin; sa haine contre le meurtrier s'en réjouit autant que sa pitié s'en affligea pour la victime. C'était enfin un crime non-seulement contre la politique, mais contre la nature, à détester dans son persécuteur. On voit à l'accent du récit qu'elle fait de cet événement, dans son livre Dix années d'exil, qu'elle éprouva quelque chose de semblable à ce qu'éprouva Agrippine à la première révélation de l'inhumanité de son fils, une consternation mêlée de joie tragique, parce qu'elle avait enfin le droit de haïr celui qu'elle craignait.

«Je demeurais, dit-elle, à Berlin, sur le quai de la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à huit heures, on m'éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand était à cheval sous mes fenêtres, et me demandait de venir lui parler. Très-étonnée de cette visite si matinale, je me hâtai de me lever pour aller vers lui. Il avait singulièrement bonne grâce à cheval, et son émotion ajoutait encore à la noblesse de sa figure. «Savez-vous, me dit-il, que le duc d'Enghien a été enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire, et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris?»—«Quelle folie! lui répondis-je; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit?» En effet, je l'avoue, ma haine, quelque forte qu'elle fût contre Bonaparte, n'allait pas jusqu'à me faire croire à la possibilité d'un tel forfait. «Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je vais vous envoyer le Moniteur, dans lequel vous lirez le jugement.»

«Il partit à ces mots, et l'expression de sa physionomie présageait la vengeance ou la mort. Un quart d'heure après, j'eus entre mes mains ce Moniteur du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort, prononcé par la commission militaire séant à Vincennes contre le nommé Louis d'Enghien! C'est ainsi que des Français désignaient le petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie. Quand on abjurerait tous les préjugés d'illustre naissance que le retour des formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de Rocroi? Ce Bonaparte qui en a gagné, des batailles! ne sait pas même les respecter; il n'y a ni passé ni avenir pour lui; son âme impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour l'opinion; il n'admet le respect que pour la force existante. Le prince Louis m'écrivait en commençant son billet par ces mots: «Le nommé Louis de Prusse fait demander à Madame de Staël, etc.» Il sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, au souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment, après cette horrible action, un seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier avec un tel homme? La nécessité? dira-t-on. Il y a un sanctuaire de l'âme où jamais son empire ne doit pénétrer; s'il n'en était pas ainsi, que serait la vertu sur la terre? un amusement libéral qui ne conviendrait qu'aux paisibles loisirs des hommes privés.

«Une personne de ma connaissance m'a raconté que peu de jours après la mort du duc d'Enghien elle alla se promener autour du donjon de Vincennes. La terre encore fraîche marquait la place où il avait été enseveli. Des enfants jouaient aux petits palets sur ce tertre de gazon, seul monument pour de telles cendres. Un vieux invalide, à cheveux blancs, assis non loin de là, était resté quelque temps à contempler ces enfants; enfin, il se leva, et, les prenant par la main, il leur dit, en versant quelques pleurs: «Ne jouez pas là, mes enfants, je vous en prie.» Ces larmes furent tous les honneurs qu'on rendit au descendant du grand Condé, et la terre n'en porta pas longtemps l'empreinte.

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«Entre l'ordre de l'enlever et celui de le faire périr, plus de huit jours s'étaient écoulés, et Bonaparte commanda le supplice du duc d'Enghien longtemps d'avance, aussi tranquillement qu'il a depuis sacrifié des millions d'hommes à ses ambitieux caprices.

«On se demande maintenant quels ont été les motifs de cette terrible action, et je crois facile de les démêler. D'abord Bonaparte voulait rassurer le parti révolutionnaire, en contractant avec lui l'alliance du sang. Un ancien Jacobin s'écria, en apprenant cette nouvelle: «Tant mieux! le général Bonaparte s'est fait de la Convention.» Pendant longtemps, les Jacobins voulaient qu'un homme eût voté la mort du roi pour être premier magistrat de la République: c'était ce qu'ils appelaient avoir donné des gages à la révolution. Bonaparte remplissait cette condition du crime, mise à la place de la condition de propriété exigée dans d'autres pays; il donnait la certitude que jamais il ne servirait les Bourbons. Ainsi ceux de leur parti qui s'attachaient au sien, brûlaient leurs vaisseaux sans retour.

«À la veille de se faire couronner par les mêmes hommes qui avaient proscrit la royauté, de rétablir une noblesse par les fauteurs de l'égalité, il crut nécessaire de les rassurer par l'affreuse garantie de l'assassinat d'un Bourbon. Dans la conspiration de Pichegru et de Moreau, Bonaparte savait que les républicains et les royalistes s'étaient réunis contre lui; cette étrange coalition, dont la haine qu'il inspire était le nœud, l'avait étonné. Plusieurs hommes, qui tenaient des places de lui, étaient désignés pour servir la révolution qui devait briser son pouvoir, et il lui importait que désormais tous ses agents se crussent perdus sans ressources, si leur maître était renversé; enfin, surtout, ce qu'il voulait, au moment de saisir la couronne, c'était d'inspirer une telle terreur que personne ne sût lui résister. Il viola tout dans une seule action: le droit des gens européens, la constitution telle qu'elle existait encore, la pudeur publique, l'humanité, la religion. Il n'y avait rien au delà de cette action; donc on pouvait tout craindre de celui qui l'avait commise. On crut pendant quelque temps en France que le meurtre du duc d'Enghien était le signal d'un nouveau système révolutionnaire, et que les échafauds allaient être relevés. Mais Bonaparte ne voulait qu'apprendre une chose aux Français, c'est qu'il pouvait tout, afin qu'ils lui sussent gré du mal qu'il ne faisait pas, comme à d'autres d'un bienfait. On le trouvait clément quand il laissait vivre; on avait si bien vu comme il lui était facile de faire mourir!»

Cette interprétation, la seule que puisse adopter l'histoire après un demi-siècle de conjectures, aurait été celle de Machiavel, comme elle fut celle de madame de Staël et de M. de Chateaubriand: c'était un meurtre italien que le génie de la France se refusait à comprendre.

XXXVII

Madame de Staël apprit peu de jours après à Berlin la dernière maladie de M. Necker; elle partit précipitamment pour Coppet, espérant recevoir encore le dernier soupir de son père. Sa douleur, comme dans toutes les âmes émues, devient poésie sous sa plume.

«Dans ce fatal voyage de Weymar à Coppet, j'enviais toute la vie qui circulait dans la nature, celle des oiseaux, des mouches qui volaient autour de moi; je demandais un jour, un seul jour, pour lui parler encore, pour exciter sa pitié; j'enviais ces arbres des forêts dont la durée se prolonge au delà des siècles. Mais l'inexorable silence du tombeau a quelque chose qui confond l'esprit humain; et, bien que ce soit la vérité la plus connue, jamais la vivacité de l'impression qu'elle produit ne peut s'éteindre. En approchant de la demeure de mon père, un de mes amis me montra sur la montagne des nuages qui ressemblaient à une grande figure d'homme qui disparaîtrait vers le soir, et il me sembla que le ciel m'offrait ainsi le symbole de la perte que je venais de faire. Il était grand, en effet, cet homme qui, dans aucune circonstance de sa vie, n'a préféré le plus important de ses intérêts au moindre de ses devoirs, cet homme dont les vertus étaient tellement inspirées par sa bonté qu'il eût pu se passer de principes et dont les principes étaient si fermes qu'il eût pu se passer de bonté.

«En arrivant à Coppet, j'appris que mon père, dans la maladie de neuf jours qui me l'avait enlevé, s'était constamment occupé de mon sort avec inquiétude. Il se faisait des reproches de son dernier livre, comme étant la cause de mon exil; et, d'une main tremblante, il écrivit, pendant sa fièvre, au premier consul une lettre où il affirmait que je n'étais pour rien dans la publication de ce dernier ouvrage, qu'au contraire, j'avais désiré qu'il ne fût pas imprimé. Cette voix d'un mourant avait tant de solennité! cette dernière prière d'un homme qui avait joué un si grand rôle en France, demandant pour toute grâce le retour de ses enfants dans le lieu de leur naissance et l'oubli des imprudences qu'une fille, jeune encore alors, avait pu commettre, tout me semblait irrésistible; et, bien que je connusse le caractère de l'homme, il m'arriva ce qui, je crois, est dans la nature de ceux qui désirent ardemment la cessation d'une grande peine: j'espérai contre toute espérance. Le premier consul reçut cette lettre et me crut sans doute d'une rare niaiserie d'avoir pu me flatter qu'il en serait touché. Je suis à cet égard de son avis.»

On voit que l'impatience de madame de Staël pour le séjour de Paris l'emportait encore dans son âme sur l'horreur du meurtre du duc d'Enghien et qu'elle consentait à implorer celui qu'elle avait cessé d'estimer (dégradation de dignité du caractère qu'on ne pardonnerait pas dans un homme et qu'on déplore même dans une femme)! Implorer la tyrannie qu'on déteste, c'est s'enlever le droit de la détester. Toute cette époque de la vie de madame de Staël fut pleine d'oscillations féminines qu'on ne peut justifier; on y sent la mauvaise influence d'un homme qui faisait fléchir son caractère sous ses propres versatilités. Elle se glorifiait devant les ennemis de Bonaparte du titre de victime, mais les seules victimes méritoires sont les victimes volontaires; l'héroïsme malgré soi est plus voisin de l'ostentation et du ridicule que de la vraie gloire. Éloignée de Paris, madame de Staël avait besoin de changer de scène.

XXXVIII

Après avoir payé à la mémoire de son père le tribut d'affection qu'elle lui avait toujours portée dans une notice apologétique de sa vie et dans la publication de ses manuscrits, elle partit pour l'Italie, terre de son imagination. Son voyage était un poëme. Elle y prépara les matériaux de son plus important ouvrage littéraire, le roman poétique de Corinne. Corinne était sa propre personnification. Elle se retraçait elle-même sous ce nom. Une jeune femme, dont l'imagination enthousiaste anime, colore, passionne toute la nature et toute l'histoire en parcourant la plus grande scène du monde antique, inspire un amour d'admiration plutôt que de cœur à un voyageur anglais qu'elle rencontra à Rome.

L'amour plus méridional et plus absolu qu'elle ressent elle-même pour lui redouble son génie et divinise, pour ainsi dire, son enthousiasme. Les chants qu'elle improvise au Capitole ou au cap Misène lui méritent la couronne du Tasse et de Pétrarque.

Mais son amant s'épouvante de la splendeur même de son idole; il craint avec raison que cette divinité d'intelligence ne puisse redescendre sur la terre au rôle modeste d'épouse obscure et de mère de famille. Ses faibles yeux ne peuvent supporter tant d'éclat, son cœur modéré ne peut fournir d'aliment à tant de flammes. Il s'éloigne, il se décourage, il épouse dans sa patrie une jeune parente d'une beauté virginale, d'un esprit médiocre, d'un caractère plus rassurant pour sa félicité domestique. Corinne, punie de sa beauté et de son génie, expire de tristesse sous l'excès même des dons qu'elle a reçus de la nature. Elle perd l'amour et la vie pour avoir conquis le bruit et la gloire.

Voilà le livre. On y sent à chaque page l'amertume d'une âme qui aurait voulu réunir dans une seule vie ce qui illustre l'existence et ce qui la voile, mais qui combat contre la nature des choses et contre la véritable destinée de la femme, qui est vaincue par le bons sens ou par ce qu'elle appelle les préjugés de la société.

Le livre de Corinne fut l'apogée du talent de madame de Staël. Le style est un reflet brûlant du ciel d'Italie, aperçu par-dessus les cimes des Alpes. Tantôt voyage, tantôt roman, le voyage est incomplet, le roman est déclamatoire. Mais l'âme, tantôt virile, tantôt féminine de madame de Staël, en inonde les pages d'une si magique et d'une si touchante poésie de cœur et de style, qu'on oublie le livre pour admirer l'écrivain. La jalouse persécution que madame de Staël subissait ajoutait son intérêt à l'ouvrage. Le succès fut immense, le nom de madame de Staël atteignit ou dépassa toutes les renommées littéraires du temps. Le siècle n'avait point de poëte français en vers, point d'orateur en action; il adopta cette femme comme la poésie et l'éloquence de l'époque. Elle revint jouir de sa gloire à Coppet, à Genève, à Rouen, à Auxerre, enfin dans une terre de M. de Castellane, à douze lieues de Paris, sans oser s'en rapprocher davantage. Le bruit qu'elle y faisait était trop grand pour le silence absolu que l'empire faisait en France.

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