Cours familier de Littérature - Volume 26
XXXIX
Madame de Staël reçut le 9 avril, anniversaire de la mort de son père, l'ordre de sortir de France et de résider à Coppet, sous la surveillance du préfet de Genève annexée par la conquête à l'empire. Le besoin de mouvement et de public la poussa bientôt au delà du Rhin. Elle séjourna quelque temps à Vienne et s'y prépara dans la société des poëtes et des hommes de lettres à illustrer la Germanie comme elle avait illustré l'Italie. Revenue à Coppet, en 1809, elle écrivit son livre de l'Allemagne, titre modeste sous lequel se cachait le plus beau commentaire du génie littéraire moderne en philosophie, en politique, en poésie; Corinne était éclipsée par l'auteur de Corinne. Le livre de l'Allemagne était plus qu'un livre; c'était un manifeste européen contre le matérialisme de la philosophie du dix-huitième siècle et contre la brutalité du despotisme français abaissant la pensée dans tout l'univers, afin d'abaisser les caractères.
Ce livre terminé, elle obtint avec peine l'autorisation de se rapprocher de quarante lieues de Paris pour en surveiller l'impression. Elle croyait que l'intention secrète de ce livre, cachée sous des commentaires littéraires, échapperait à la police inintelligente de l'Empire. Mais la police avait la divination du despotisme; elle ordonna des retranchements sans nombre au manuscrit. Madame de Staël les consentit tous pour enlever le prétexte de l'interdiction du livre. L'ouvrage, enfin imprimé, devait paraître dans quelques jours et récompenser par une légitime admiration les longues veilles de l'écrivain, quand un ordre arbitraire du ministre de la police, Savary, duc de Rovigo, fit mettre en pièces les dix mille exemplaires. Le manuscrit échappa à peine à l'inquisition impériale par les soins furtifs de quelques amis. Cette mesure fut suivie d'un ordre de sortir de France dans le délai de trois jours. Frappée inopinément dans sa sécurité, dans sa liberté, dans sa gloire, madame de Staël implora pour toute grâce une prolongation de huit jours pour se préparer à cette transplantation de son existence.
Napoléon avait dit à ceux qui lui demandaient grâce pour une femme: «Cette femme monte les esprits dans un sens qui ne convient pas à mes vues; je ne sais comment il se fait que, quand on l'a lue, on m'aime moins.» L'exécuteur impassible de ses rigueurs, Savary, ajouta, dans la lettre qu'il répondit à madame de Staël, l'humiliation à la douleur. Cette lettre est un monument du dédain soldatesque du moment pour les suspects de génie et d'indépendance.
«J'ai reçu, madame, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. M. votre fils a dû vous apprendre que je ne voyais pas d'inconvénient à ce que vous retardassiez votre départ de sept à huit jours. Je désire qu'ils suffisent aux arrangements qui vous restent à prendre, parce que je ne puis vous en accorder davantage.
«Il ne faut point rechercher la cause de l'ordre que je vous ai signifié dans le silence que vous avez gardé à l'égard de l'empereur dans votre dernier ouvrage, ce serait une erreur: il ne pouvait pas y trouver une place qui fût digne de lui. Mais votre exil est une conséquence naturelle de la marche que vous suivez constamment depuis plusieurs années. Il m'a paru que l'air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n'en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez.
«Votre dernier ouvrage n'est point français; c'est moi qui en ai arrêté l'impression. Je regrette la perte qu'il va faire éprouver au libraire, mais il ne m'est pas possible de le laisser paraître.
«Vous savez, madame, qu'il ne vous avait été permis de sortir de Coppet que parce que vous aviez exprimé le désir de passer en Amérique. Si mon prédécesseur vous a laissée habiter le département de Loir-et-Cher, vous n'avez pas dû regarder cette tolérance comme une révocation des dispositions qui avaient été arrêtées à votre égard. Aujourd'hui vous m'obligez à les faire exécuter strictement; il ne faut vous en prendre qu'à vous-même.
«Je mande à M. Corbigny de tenir la main à l'exécution de l'ordre que je lui ai donné, lorsque le délai que je vous accorde sera expiré.
«Je suis aux regrets, Madame, que vous m'ayez contraint de commencer ma correspondance avec vous par une mesure de rigueur: il m'aurait été plus agréable de n'avoir qu'à vous offrir le témoignage de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être,
«Madame,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«P. S. J'ai des raisons, Madame, pour vous indiquer les ports de Lorient, La Rochelle, Bordeaux et Rochefort, comme étant les seuls ports dans lesquels vous pouvez vous embarquer. Je vous invite à me faire connaître celui que vous aurez choisi.»
XL
Les deux fils de madame de Staël, innocents des opinions et du génie de leur mère, se présentèrent en vain à Fontainebleau pour intercéder auprès de Napoléon; ils reçurent l'ordre de s'éloigner et furent compris dans l'exil. Le séjour de Coppet fut converti en prison d'État par le préfet de Genève. Les habitants ne pouvaient étendre leurs promenades que dans un rayon de deux lieues du château: les amis qui venaient les visiter encouraient eux-mêmes l'exil. M. Mathieu de Montmorency et madame Récamier, deux cœurs tentés par le péril quand il fallait avouer ou consoler l'amitié, bravèrent cet ordre et subirent la peine de leur courageuse générosité.
«Le même jour, Napoléon frappa l'illustration et la vertu dans M. de Montmorency, la beauté dans madame Récamier, et, si j'ose le dire, en moi quelque réputation de talent. Peut-être s'est-il aussi flatté d'attaquer le souvenir de mon père dans sa fille, afin qu'il fût bien dit que sur cette terre, ni les morts, ni les vivants, ni la pitié, ni les charmes, ni l'esprit, ni la célébrité, n'étaient de rien sous son règne. On s'était rendu coupable quand on avait manqué aux nuances délicates de la flatterie, en n'abandonnant pas quiconque était frappé de sa disgrâce. Il ne reconnaît que deux classes d'hommes, ceux qui le servent et ceux qui s'avisent, non de lui nuire, mais d'exister par eux-mêmes. Il ne veut pas que dans l'univers, depuis les détails de ménage jusqu'à la direction des empires, une seule volonté s'exerce sans relever de la sienne.
«Madame de Staël, disait le préfet de Genève, s'est fait une existence agréable chez elle; ses amis et les étrangers viennent la voir à Coppet; l'empereur ne veut pas souffrir cela.» Et pourquoi me tourmentait-il ainsi? Pour que j'imprimasse un éloge de lui? Et que lui faisait cet éloge, à travers les milliers de phrases que la crainte et l'espérance sont empressées à lui offrir? Bonaparte a dit une fois: «Si l'on me donnait à choisir entre faire moi-même une belle action ou induire mon adversaire à commettre une bassesse, je n'hésiterais pas à préférer l'avilissement de mon ennemi.» Voilà toute l'explication du soin particulier qu'il a mis à déchirer ma vie. Il me savait attachée à mes amis, à la France, à mes ouvrages, à mes goûts, à la société; il a voulu, en m'ôtant tout ce qui composait mon bonheur, me troubler assez pour que j'écrivisse une platitude dans l'espoir qu'elle me vaudrait mon rappel. En m'y refusant, je dois le dire, je n'ai pas eu le mérite de faire un sacrifice. L'empereur voulait de moi une bassesse, mais une bassesse inutile; car, dans un temps où le succès est divinisé, le ridicule n'eût pas été complet, si j'avais réussi à revenir à Paris, par quelque moyen que ce pût être. Il fallait, pour plaire à notre maître, vraiment habile dans l'art de dégrader ce qu'il reste encore d'âmes fières, il fallait que je me déshonorasse pour obtenir mon retour en France, qu'il se moquât de mon zèle à le louer, lui qui n'avait cessé de me persécuter, et que ce zèle ne me servît à rien. Je lui ai refusé ce plaisir vraiment raffiné; c'est le seul mérite que j'aie eu dans la longue lutte qu'il a établie entre sa toute-puissance et ma faiblesse.
«La famille de M. de Montmorency, désespérée de son exil, souhaita, comme elle le devait, qu'il s'éloignât de la triste cause de cet exil, et je vis partir cet ami sans savoir si jamais sa présence honorerait encore ma demeure sur cette terre. C'est le 31 août 1811 que je brisai le premier et le dernier de mes liens avec ma patrie; je le brisai, du moins, par les rapports humains qui ne peuvent plus exister entre nous; mais je ne lève jamais les yeux au ciel sans penser à mon respectable ami, et j'ose croire aussi que dans ses prières il me répond. La destinée ne m'accorde plus une autre correspondance avec lui.»
XLI
Cette page des mémoires de la femme persécutée dans ses amis respire la vengeance d'une âme libre; elle atteste aussi plus de constance dans la dignité de l'âme que le despotisme n'était accoutumé à en rencontrer autour de lui. Si le gémissement est disproportionné au malheur chez une exilée au sein de sa famille, de son opulence et de ses jardins dans l'Oasis enchantée du lac de Genève, on ne peut s'empêcher de reconnaître que madame de Staël, qui pouvait se relever de la proscription par une phrase d'éloge au despotisme, montra un véritable courage en la refusant. Femme, elle fut plus homme que les hommes: de trop illustres exemples pouvaient excuser sa faiblesse. Peu d'écrivains de cette époque se firent scrupule d'adorer au moins d'une génuflexion et d'un enthousiasme le maître de la force. M. Michaud, l'auteur royaliste du Printemps d'un Proscrit, dédiait un poëme impérial, le treizième chant de l'Énéide, à la dynastie napoléonienne. M. de Chateaubriand célébrait, dans l'exorde d'un discours de réception à l'Institut, le nouveau Cyrus en style de prophète; M. de Maistre lui-même, le philosophe du despotisme, converti à l'usurpation par le succès, écrivait de Pétersbourg dans sa correspondance, aujourd'hui publiée, des adorations à la fortune de Napoléon. Si on la compare à ces hommes, madame de Staël paraît seule plus grande que le sort. Ils y cédaient, elle lui résistait, et sa résistance est d'autant plus belle qu'on ne lui demandait qu'une ligne de sa main pour prix de la faveur et de la liberté.
XLII
Elle se décida à la fuite. Le récit de cette fuite rouvre toutes les cicatrices d'un cœur de fille et de mère déchiré dans ses affections, dans ses souvenirs et dans ses habitudes.
«Déchirée la veille par l'incertitude, je parcourus, dit-elle, le parc de Coppet; je m'assis dans tous les lieux où mon père avait coutume de se reposer pour contempler la nature; je revis ces mêmes beautés des ondes et de la verdure que nous avions souvent admirées ensemble; je leur dis adieu en me recommandant à leur douce influence. Le monument qui renferme les cendres de mon père et de ma mère, et dans lequel, si le bon Dieu le permet, les miennes doivent être déposées, était une des principales causes de mes regrets en m'éloignant des lieux que j'habitais; mais je trouvais presque toujours, en m'en approchant, une sorte de force qui me semblait venir d'en haut. Je passai une heure en prière devant cette porte de fer qui s'est refermée sur les restes du plus noble des humains, et là, mon âme fut convaincue de la nécessité de partir. Je me rappelai ces vers fameux de Claudien, dans lesquels il exprime l'espèce de doute qui s'élève dans les âmes les plus religieuses lorsqu'elles voient la terre abandonnée aux méchants et le sort des mortels comme flottant au gré du hasard. Je sentais que je n'avais plus la force d'alimenter l'enthousiasme qui développait en moi tout ce que je puis avoir de bon, et qu'il me fallait entendre parler ceux qui pensaient comme moi pour me fier à ma propre croyance et conserver le culte que mon père m'avait inspiré. J'invoquai plusieurs fois, dans cette anxiété, la mémoire de mon père, de cet homme, le Fénelon de la politique, dont le génie était en tout l'opposé de celui de Bonaparte; et il en avait du génie, car il en faut au moins autant pour se mettre en harmonie avec le ciel que pour évoquer à soi tous les moyens déchaînés par l'absence des lois divines et humaines. J'allai revoir le cabinet de mon père, où son fauteuil, sa table et ses papiers sont encore à la même place; j'embrassai chaque trace chérie, je pris son manteau que jusqu'alors j'avais ordonné de laisser sur sa chaise, et je l'emportai avec moi pour m'en envelopper si le messager de la mort s'approchait de moi. Ces adieux terminés, j'évitai le plus que je pus les autres adieux qui me faisaient trop de mal, et j'écrivis aux amis que je quittais, en ayant pris soin que ma lettre ne leur fût remise que plusieurs jours après mon départ.
«Le lendemain samedi, 23 mai 1812, à deux heures après midi, je montai dans ma voiture en disant que je reviendrais pour dîner; je ne pris avec moi aucun paquet quelconque; en descendant l'avenue de Coppet, je m'évanouis; ma fille me prit la main et me dit: «Ma mère, songe que tu pars pour l'Angleterre, le pays de la liberté.» À Berne, mon fils me quitta, et, quand je ne le vis plus, je pus dire comme lord Russel: «La douleur de la mort est passée.»
Après avoir traversé l'Allemagne et la Pologne, elle se rendit en Russie pendant que Napoléon marchait avec un million d'hommes sur Moscou. L'empereur Alexandre la reçut à Pétersbourg comme il aurait reçu une alliée qui lui apportait pour concours l'opinion du monde libre, cette puissance qui équivaut aux armées et qui leur survit. Cependant elle n'osa pas résider ouvertement dans le seul pays ennemi de la France où sa résidence eût été un crime, puni peut-être dans la fortune de ses enfants. Elle chercha un asile à Stokholm auprès de ce même Bernadotte devenu prince royal de Suède. Tout fait présumer qu'elle augurait alors une fortune plus haute encore pour cet ancien ami, transfuge de la république, ennemi caché de Napoléon, allié secret et bientôt allié avoué de ses ennemis, que le flot de la guerre avait porté sur le trône de Suède et qu'un autre reflux pouvait reporter sur le trône de France. Bernadotte, Moreau et madame de Staël étaient alors les trois Coriolans de leur patrie.
Mais madame de Staël n'était française que par la conquête et par la servitude. Ce qui était crime dans Moreau et dans Bernadotte n'était en elle que légitime aspiration de sa liberté personnelle et de la liberté du monde. Après quelques mois de séjour à Stokholm, elle passa en Angleterre; elle y fut reçue avec l'enthousiasme dû à son nom, à son génie, à son indépendance. Ce fut là qu'elle vécut pendant ces deux dernières années où la fortune de Napoléon, s'écroulant pièce à pièce aussi rapidement qu'il l'avait construite, coalisa l'Europe soulevée contre lui et vengea, par l'invasion de Paris, l'invasion de tant de capitales.
XLIII
Ces représailles déplorables, mais ordinaires, du sort rouvrirent Paris à madame de Staël. Elle y rentra avec les Bourbons et avec la liberté constitutionnelle; elle y rentra, de plus, comme une exilée de la gloire que l'enthousiasme de sa patrie venge d'une longue oppression. Quel que soit le deuil de convenance qu'elle affectât un moment de porter sur les revers de l'empereur, sur la ruine de l'empire, sur l'invasion de la patrie, on ne peut croire à la sincérité bien poignante de cette douleur. Elle avait été elle-même un des membres les plus efficaces de cette coalition; elle avait recruté, comme Annibal, des ennemis à Napoléon dans tout l'univers; elle n'était rentrée que par la brèche de Paris dans Paris; elle y retrouvait la patrie, la fortune, la liberté, l'exercice de son génie, l'écho tout français de sa gloire, une grande influence sur les esprits, sur les souverains coalisés, sur les Bourbons eux-mêmes. Ces hypocrisies de sentiment ne siéent pas au véritable génie; le captif ne maudit pas sincèrement la main qui brise ses chaînes.
La rentrée de madame de Staël fut une restauration comme celle de Louis XVIII. Le roi la combla de faveurs comme roi et comme lettré; il caressa dans madame de Staël la fille de M. Necker dont jeune il avait partagé les opinions libérales, l'ennemie de Napoléon, la femme éloquente, la femme poëte, la femme politique qui, par son exemple et par son influence, ramenait aux Bourbons les républicains convertis à la monarchie tempérée. Elle ne fut pas un débris à cette époque, elle fut une puissance; son salon, où se groupaient pour l'entendre tous les hommes éminents de toutes les opinions et de toutes les nations réunies par la coalition de Paris, devint la tribune du monde. Jamais elle ne régna plus universellement sur la pensée de l'Europe. Indépendamment de ses opinions anglaises, qui la portaient à favoriser l'établissement d'un régime représentatif en France pour corriger une longue servitude et pour retremper les mœurs avilies par le despotisme, elle avait un grand intérêt de famille à complaire au roi.
La France devait à son père deux millions, que M. Necker en fuyant de Paris avait laissés en gage au trésor public. Ces deux millions, englobés dans les banqueroutes générales de la révolution, ne pouvaient être restitués à la famille de M. Necker que par une justice exceptionnelle du prince; elle en sollicitait la restitution. Cette faveur dépendait de la bienveillance autant que de l'équité du roi; une opposition acerbe et prématurée aurait aigri le gouvernement qu'il fallait fléchir. Les Bourbons n'étaient donc pas seulement pour madame de Staël la liberté et la patrie, ils étaient la fortune; elle les accueillait par réminiscence, mais elle les accueillait aussi par politique.
XLIV
Elle se hâta de profiter de la liberté de la pensée et de la parole pour publier son premier titre de gloire, ce beau livre de l'Allemagne que Napoléon avait fait impitoyablement lacérer par ses censeurs.
Ce livre, retardé ainsi par la brutalité du despotisme, parut bien plus à son heure en ce moment qu'il n'aurait fait trois ans plus tôt au milieu des destructions de la guerre européenne et au bruit de l'écroulement de l'empire. Napoléon sans le vouloir avait servi par cette tyrannie la gloire de son ennemie: ce livre fut la restauration du spiritualisme dans la philosophie, de l'originalité dans la littérature, de la liberté dans sa politique, de la conscience dans l'esprit humain. Il fit pour la littérature ce que le Génie du Christianisme de M. de Chateaubriand avait fait pour le catholicisme; il fit plus, car dans son livre de l'Allemagne madame de Staël inaugurait une force nouvelle dans le domaine de l'intelligence et de l'art. Elle créait, au lieu de la monarchie classique et plagiaire des lettres grecques et latines, la république du génie. La France se mourait d'imitation dans le fond et dans la forme des œuvres de l'esprit; elle lui ouvrait des sources neuves et intarissables d'inspiration dans l'originalité, cette muse qui se rajeunit avec les siècles. Elle trouvait le génie dans l'âme au lieu de le chercher dans l'artifice; elle faisait de la pensée exprimée par la littérature non plus un métier, mais une religion; elle réhabilitait le verbe humain avili par les lettrés de profession jusqu'à un vain battelage de mots et d'images transmis d'Athènes à Rome et de Rome à nous par les écoles.
Penser fortement, sentir sincèrement, agir dignement, parler éloquemment, agir au besoin héroïquement étaient à ses yeux une même condition littéraire. La religion, la liberté, l'amour, la vertu faisaient partie essentielle du génie. La littérature ainsi comprise, au lieu d'être un jeu de l'esprit, devenait une sublime morale révélée par le talent; c'était le culte du beau inséparable du bien et confondant la vérité et la gloire; en un mot, la littérature de la conscience au lieu de la littérature de l'imagination.
LXV
Cette critique créatrice de madame de Staël, appliquée avec une merveilleuse éloquence aux grandes œuvres philosophiques, lyriques ou dramatiques des grands écrivains du Nord, procédait par l'admiration au lieu de procéder par le dénigrement. C'est à la flamme de l'enthousiasme qu'elle faisait comparaître le génie, non pour énumérer froidement ses taches, mais pour s'extasier sur ses chefs-d'œuvre. L'homme grandissait aux yeux de l'homme, au lieu de se rapetisser à cette optique; on sortait de cette étude comme d'un temple où l'on venait contempler les merveilles de l'esprit humain et où la grandeur de l'intelligence révélait la grandeur de celui qui l'a créé; l'admiration devenait piété. Un tel livre était l'hymne du spiritualisme chanté par une voix émue sur les débris de la littérature matérialiste qui venait d'apostasier Dieu, l'âme, l'immortalité, la liberté, et de se ravaler au service et à la glorification de la tyrannie.
Le style de l'écrivain de l'Allemagne était partout à la hauteur de cette pensée; c'était un chant plutôt qu'un style. Qu'on en juge par ce qu'elle dit de la poésie à l'occasion de sa rencontre à Weymar avec Gœthe et Schiller, ces deux poëtes dont le génie, au lieu de faire deux rivaux, fit deux amis immortels.
«Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l'homme ne peut être défini; s'il y a des mots pour quelques traits, il n'y en a point pour exprimer l'ensemble, et surtout le mystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est facile de dire ce qui n'est pas de la poésie; mais si l'on veut comprendre ce qu'elle est, il faut appeler à son secours les impressions qu'excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regard d'un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la divinité. La poésie est le langage naturel à tous les cultes. La Bible est pleine de poésie, Homère est plein de religion; ce n'est pas qu'il y ait des fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère; mais l'enthousiasme rassemble dans un même foyer des sentiments divers, l'enthousiasme est l'encens de la terre vers le ciel, il les réunit l'un à l'autre.
«Le don de révéler par la parole ce qu'on ressent au fond du cœur est très-rare; il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d'affections vives et profondes; l'expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver. Le poëte ne fait, pour ainsi dire, que dégager le sentiment prisonnier au fond de l'âme; le génie poétique est une disposition intérieure de la même nature que celle qui rend capable d'un généreux sacrifice; c'est rêver l'héroïsme que composer une belle ode. Si le talent n'était pas mobile, il inspirerait aussi souvent les belles actions que les touchantes paroles; car elles partent toutes également de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-mêmes.
«Un homme d'un esprit supérieur disait que la prose était factice, et la poésie naturelle: en effet les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie, et dès qu'une passion forte agite l'âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur insu d'images et de métaphores; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour exprimer ce qui se passe en eux d'inexprimable. Les gens du peuple sont beaucoup plus près d'être poëtes que les hommes de bonne compagnie, car la convenance et le persiflage ne sont propres qu'à servir de borne: ils ne peuvent rien inspirer.
«Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poésie et la prose, et la plaisanterie doit toujours se mettre du côté de la prose; car c'est rabattre que de plaisanter. L'esprit de société est cependant très-favorable à la poésie de la grâce et de la gaieté dont l'Arioste, La Fontaine, Voltaire sont les brillants modèles. La poésie dramatique est admirable dans nos premiers écrivains; la poésie descriptive, et surtout la poésie didactique a été portée chez les Français à un très-haut degré de perfection; mais il ne paraît pas qu'ils soient appelés jusqu'à présent à se distinguer dans la poésie lyrique ou épique, telle que les anciens et les étrangers la conçoivent.
«La poésie lyrique s'exprime au nom de l'auteur même; ce n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui-même qu'il trouve les divers mouvements dont il est animé: J.-B. Rousseau dans ses Odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montrés poëtes lyriques; ils étaient nourris des psaumes et pénétrés d'une foi vive; néanmoins les difficultés de la langue et de la versification française s'opposent presque toujours à l'abandon de l'enthousiasme. On peut citer des strophes admirables dans quelques-unes de nos odes; mais y en a-t-il une entière dans laquelle le Dieu n'ait point abandonné le poëte? De beaux vers ne sont pas de la poésie; l'inspiration dans les arts est une source inépuisable qui vivifie depuis la première parole jusqu'à la dernière: amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l'ode, c'est l'apothéose du sentiment; il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l'harmonie céleste, et considérer l'univers entier comme un symbole des émotions de l'âme.
«L'énigme de la destinée humaine n'est de rien pour la plupart des hommes; le poëte l'a toujours présente à l'imagination. L'idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d'effroi, sans lequel l'on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s'astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux; elle plane sur les pays et sur les siècles; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l'homme s'élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d'être, et dont le cœur tremblant et fort en même temps, s'enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu.
«Les Allemands réunissant tout à la fois, ce qui est très-rare, l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'idées dont une religion spiritualiste leur a donné l'habitude; et si cependant cette profondeur n'était point revêtue d'images, ce ne serait pas de la poésie; il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l'homme pour qu'il puisse s'en servir comme de l'emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux aux poëtes du paganisme; la solitude des forêts, l'Océan sans bornes, le ciel étoilé peuvent à peine exprimer l'Éternel et l'infini dont l'âme des chrétiens est remplie.
«Les Allemands n'ont pas plus que nous de poëme épique; cette admirable composition ne paraît pas accordée aux modernes, et peut-être n'y a-t-il que l'Iliade qui réponde entièrement à l'idée qu'on se fait de ce genre d'ouvrage: il faut pour le poëme épique un concours singulier de circonstances qui ne s'est rencontré que chez les Grecs, l'imagination des temps héroïques et la perfection du langage des temps civilisés. Dans le moyen âge, l'imagination était forte, mais le langage imparfait; de nos jours le langage est pur, mais l'imagination est en défaut. Les Allemands ont beaucoup d'audace dans les idées et dans le style, et peu d'invention dans le fond du sujet; leurs essais épiques se rapprochent presque toujours du genre lyrique. Ceux des Français rentrent plutôt dans le genre dramatique, et l'on y trouve plus d'intérêt que de grandeur. Quand il s'agit de plaire au théâtre, l'art de se circonscrire dans un cadre donné, de deviner le goût des spectateurs, et de s'y plier avec adresse, fait une partie du succès; tandis que rien ne doit tenir aux circonstances extérieures et passagères dans la composition d'un poëme épique. Il exige des beautés absolues, des beautés qui frappent le lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels et son imagination plus hardie. Celui qui voudrait trop hasarder dans un poëme épique, pourrait bien encourir le blâme sévère du bon goût français; mais celui qui ne hasarderait rien n'en serait pas moins dédaigné.
«Boileau, tout en perfectionnant le goût et la langue, a donné à l'esprit français, l'on ne saurait le nier, une disposition très-défavorable à la poésie. Il n'a parlé que de ce qu'il fallait éviter; il n'a insisté que sur des préceptes de raison et de sagesse qui ont introduit dans la littérature une sorte de pédanterie très-nuisible au sublime élan des arts. Nous avons en français des chefs-d'œuvre de versification; mais comment peut-on appeler la versification de la poésie? Traduire en vers ce qui était fait pour rester en prose, exprimer en dix syllabes comme Pope, les jeux de cartes et leurs moindres détails, ou comme les derniers poëmes qui ont paru chez nous, le trictrac, les échecs, la chimie, c'est un tour de passe-passe en fait de paroles, c'est composer avec les mots, comme avec les notes, des sonates sous le nom de poëme.
«Il faut cependant une grande connaissance de la langue poétique pour décrire ainsi noblement les objets qui prêtent le moins à l'imagination, et l'on a raison d'admirer quelques morceaux détachés de ces galeries de tableaux; mais les transitions qui les lient entre eux sont nécessairement prosaïques, comme ce qui se passe dans la tête de l'écrivain. Il s'est dit:—Je ferai des vers sur ce sujet, puis sur celui-ci, puis sur celui-là.—Et, sans s'en apercevoir, il nous met dans la confidence de sa manière de travailler. Le véritable poëte conçoit, pour ainsi dire, tout son poëme à la fois au fond de son âme: sans les difficultés du langage, il improviserait, comme la sibylle et les prophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses conceptions, comme par un événement de sa vie. Un monde nouveau s'offre à lui; l'image sublime de chaque situation, de chaque caractère, de chaque beauté de la nature frappe ses regards, et son cœur bat pour un bonheur céleste qui traverse comme un éclair l'obscurité du sort. La poésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite; le talent fait disparaître les bornes de l'existence et change en images brillantes le vague espoir des mortels.
«Il serait plus aisé de décrire les symptômes du talent que de lui donner des préceptes; le génie se sent comme l'amour par la profondeur même de l'émotion dont il pénètre celui qui en est doué; mais si l'on osait donner des conseils à ce génie, dont la nature veut être le seul guide, ce ne serait pas des conseils purement littéraires qu'on devrait lui adresser; il faudrait parler aux poëtes comme à des citoyens, comme à des héros, il faudrait leur dire:—Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres, respectez ce que vous aimez, cherchez l'immortalité dans l'amour, et la divinité dans la nature; enfin, sanctifiez votre âme comme un temple, et l'ange des nobles pensées ne dédaignera pas d'y apparaître.»
Ne croit-on pas entendre la poésie elle-même devenue ce que Dieu l'a faite, la sibylle de la nature et la prêtresse du cœur humain?
XLVI
La poésie intime et domestique des Allemands, la seule épopée possible de nos jours, parce que les lumières ont fait évanouir de l'esprit humain les prodiges, cette poésie du mensonge, n'inspire pas moins bien madame de Staël dans sa critique de Woss, le précurseur de Gœthe dans son poëme d'Hermann et Dorothée.
«La pureté naïve et pathétique, qui est le principal charme du poëme de Woss, intitulé Louise, se fait sentir surtout, dit-elle, dans la bénédiction nuptiale du pasteur allemand en mariant sa fille.
«Ma fille, lui dit-il avec une voix émue, que la bénédiction de Dieu soit avec toi. Aimable et vertueux enfant, que la bénédiction de Dieu t'accompagne sur la terre et dans le ciel. J'ai été jeune et je suis devenu vieux, et, dans cette vie incertaine, le Tout-Puissant m'a envoyé beaucoup de joie et de douleur. Qu'il soit béni pour toutes deux! Je vais bientôt reposer sans regret ma tête blanchie dans le tombeau de mes pères, car ma fille est heureuse; elle l'est, parce qu'elle sait qu'un Dieu paternel soigne notre âme par la douleur comme par le plaisir. Quel spectacle plus touchant que celui de cette jeune et belle fiancée! Dans la simplicité de son cœur elle s'appuie sur la main de l'ami qui doit la conduire dans le sentier de la vie; c'est avec lui que, dans une intimité sainte, elle partagera le bonheur et l'infortune; c'est elle qui, si Dieu le veut, doit essuyer la dernière sueur sur le front de son époux mortel. Mon âme était aussi remplie de pressentiments lorsque, le jour de mes noces, j'amenai dans ces lieux ma timide compagne; content, mais sérieux, je lui montrai de loin la borne de nos champs, la tour de l'église et l'habitation du pasteur où nous avons éprouvé tant de biens et de maux.
«Mon unique enfant, car il ne me reste que toi, d'autres à qui j'avais donné la vie dorment là-bas sous le gazon du cimetière; mon unique enfant, tu vas t'en aller en suivant la route par laquelle je suis venu. La chambre de ma fille sera déserte; sa place à notre table ne sera plus occupée; c'est en vain que je prêterai l'oreille à ses pas, à sa voix. Oui, quand ton époux t'emmènera loin de moi, des sanglots m'échapperont et mes yeux mouillés de pleurs te suivront longtemps encore, car je suis homme et père, et j'aime avec tendresse cette fille qui m'aime aussi sincèrement. Mais bientôt, réprimant mes larmes, j'élèverai vers le ciel mes mains suppliantes, et je me prosternerai devant la volonté de Dieu qui commande à la femme de quitter sa mère et son père pour suivre son époux. Va donc en paix, mon enfant, abandonne ta famille et la maison paternelle; suis le jeune homme qui maintenant te tiendra lieu de ceux à qui tu dois le jour; sois dans sa maison comme une vigne féconde, entoure-la de nobles rejetons. Un mariage religieux est la plus belle des félicités terrestres; mais, si le Seigneur ne fonde pas lui même l'édifice de l'homme, qu'importe ses vains travaux?»
«Voilà, ajoute-t-elle, de la vraie simplicité, celle de l'âme, celle qui convient au peuple comme aux rois, aux pauvres comme aux riches; enfin, à toutes les créatures de Dieu. On se lasse promptement de la poésie descriptive, quand elle s'applique à des objets qui n'ont rien de grand en eux-mêmes; mais les sentiments descendent du ciel, et dans quelque humble séjour que pénètrent leurs rayons, ils ne perdent rien de leur beauté.»
FIN DU CLIIIe ENTRETIEN.
Paris.—Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du
Four-St-Germain, 43.
CLIVe ENTRETIEN
MADAME DE STAËL
SUITE
XLVII
Les citations de la poésie allemande révèlent sa prédilection pour les sujets graves, tendres ou pieux, les seuls véritablement poétiques, parce qu'ils touchent à l'infini par la pensée, par le sentiment ou par la religion, cet infini du cœur. Wilhelm Schlegel, son ami et son compagnon de voyage en Allemagne, lui fournit deux de ses plus belles pages; la première est un sonnet sur l'attachement à la vie.
«Souvent l'âme, fortifiée par la contemplation des choses divines, voudrait déployer ses ailes vers le ciel. Dans le cercle étroit qu'elle parcourt, son activité lui semble vaine, et sa science du délire; un désir invincible la presse de s'élancer vers des régions élevées dans des sphères plus libres; elle croit qu'au terme de sa carrière un rideau va se lever pour lui découvrir des scènes de lumière: mais quand la mort touche son corps périssable, elle jette un regard en arrière vers les plaisirs terrestres et vers ses compagnes mortelles. Ainsi, lorsque jadis Proserpine fut enlevée dans les bras de Pluton, loin des prairies de la Sicile, enfantine dans ses plaintes, elle pleurait pour les fleurs qui s'échappaient de son sein.»
La seconde est une ode dialoguée entre l'aigle et le cygne. «La pièce de vers suivante doit perdre encore plus à la traduction que le sonnet, dit-elle;» elle est intitulée: Mélodies de la vie. Le cygne y est mis en opposition avec l'aigle, l'un comme l'emblème de l'existence contemplative, l'autre comme l'image de l'existence active: le rhythme du vers change quand le cygne parle et quand l'aigle lui répond, et les chants de tous les deux sont pourtant renfermés dans la même stance que la rime réunit: les véritables beautés de l'harmonie se trouvent aussi dans cette pièce, non l'harmonie mais la musique intérieure de l'âme. L'émotion la trouve sans réfléchir, et le talent qui réfléchit en fait de la poésie.
«Le cygne: Ma vie tranquille se passe dans les ondes, elle n'y trace que de légers sillons qui se perdent au loin, et les flots à peine agités répètent comme un miroir pur mon image sans l'altérer.»
«L'aigle: Les rochers escarpés sont ma demeure, je plane dans les airs au milieu de l'orage; à la chasse, dans les combats, dans les dangers, je me fie à mon vol audacieux.»
«Le cygne: L'azur du ciel serein me réjouit, le parfum des plantes m'attire doucement vers le rivage, quand, au coucher du soleil, je balance mes ailes blanches sur les vagues pourprées.»
«L'aigle: Je triomphe dans la tempête quand elle déracine les chênes des forêts, et je demande au tonnerre si c'est avec plaisir qu'il anéantit.»
«Le cygne: Invité par le regard d'Apollon, j'ose me baigner dans les flots de l'harmonie; et reposant à ses pieds, j'écoute les chants qui retentissent dans la vallée de Tempé.»
«L'aigle: Je réside sur le trône même de Jupiter: il me fait signe et je vais lui chercher la foudre; et pendant mon sommeil, mes ailes appesanties couvrent le sceptre du souverain de l'univers.»
«Le cygne: Mes regards prophétiques contemplent souvent les étoiles et la voûte azurée qui se réfléchit dans les flots, et le regret le plus intime m'appelle vers ma patrie, dans le pays des cieux.»
«L'aigle: Dès mes jeunes années, c'est avec délices que dans mon vol j'ai fixé le soleil immortel; je ne puis m'abaisser à la poussière terrestre, je me sens l'allié des dieux.»
«Le cygne: Une douce vie cède volontiers à la mort: quand elle viendra me dégager de mes liens et rendre à ma voix sa mélodie, mes chants jusqu'à mon dernier souffle célébreront l'instant solennel.»
«L'aigle: L'âme, comme un phénix brillant, s'élève du bûcher, libre et dévoilée; elle salue sa destinée future, le flambeau de la mort la rajeunit en la consumant.»
XLVIII
Mais rien ne surpasse son analyse et sa traduction du drame de Faust, par Gœthe, et cette scène à laquelle ni l'antiquité ni Shakespeare n'ont de scène tragique à opposer. Laissons parler ici madame de Staël:
«Le séducteur Faust, dit-elle, apprend que Marguerite emprisonnée a tué l'enfant qu'elle a mis au jour, espérant ainsi se dérober à la honte. Son crime a été découvert, on l'a mise en prison, et le lendemain elle doit périr sur l'échafaud. Faust maudit Méphistophélès avec fureur; Méphistophélès accuse Faust avec sang-froid, et lui prouve que c'est lui qui a désiré le mal, et qu'il ne l'a aidé que parce qu'il l'avait appelé. Une sentence de mort est portée contre Faust, parce qu'il a tué le frère de Marguerite. Néanmoins, il s'introduit en secret dans la ville, obtient de Méphistophélès les moyens de délivrer Marguerite, et pénètre de nuit dans son cachot, dont il a dérobé les clefs.
«Il entend de loin murmurer une chanson qui prouve l'égarement de son esprit; les paroles de cette chanson sont très-vulgaires, et Marguerite était naturellement pure et délicate. On peint d'ordinaire les folles, comme si la folie s'arrangeait avec les convenances et donnait seulement le droit de ne pas finir les phrases commencées, et de briser à propos le fil des idées; mais cela n'est pas ainsi: le véritable désordre de l'esprit se montre presque toujours sous des formes étrangères à la cause même de la folie, et la gaieté des malheureux est bien plus déchirante que leur douleur.
«Faust entre dans la prison; Marguerite croit qu'on vient la chercher pour la conduire à la mort.»
MARGUERITE, se soulevant sur lit de paille, s'écrie
Ils viennent! ils viennent! oh! que la mort est amère!
FAUST, bas.
Doucement, doucement, je vais te délivrer.
Il s'approche d'elle pour briser ses fers.
MARGUERITE.
Si tu es un homme, mon désespoir te touchera.
FAUST.
Plus bas, plus bas, tu éveilleras la garde par tes cris.
MARGUERITE se jette à genoux.
Qui t'a donné, barbare, cette puissance sur moi? Il n'est que minuit: pourquoi viens-tu déjà me chercher? Aie pitié de mes larmes, laisse moi vivre encore: demain matin, n'est-ce pas assez tôt? (Marguerite se relève.) Je suis pourtant si jeune, si jeune; et dois-je déjà mourir? J'étais belle aussi, c'est ce qui a fait ma perte; mon ami était alors près de moi; il est maintenant bien loin. Les fleurs de ma guirlande sont dispersées. Ne me prends pas la main avec tant de violence. Ménage-moi. Ne me laisse pas pleurer en vain. Jamais, jusqu'à ce jour, je ne t'ai vu.
FAUST.
Comment supporter sa douleur?
MARGUERITE.
Je suis tout à fait en ton pouvoir. Seulement, laisse-moi allaiter mon enfant; je l'ai pressé sur mon cœur toute la nuit. Ils me l'ont ôté pour m'affliger. N'ont-ils pas prétendu que je l'avais tué? Jamais je ne redeviendrai ce que j'étais. N'ont-ils pas chanté des chansons contre moi, ces méchants! que voulaient-ils donc dire?
FAUST, se jette à ses pieds.
Ton amant est à tes pieds; il vient ouvrir les portes de cette horrible prison.
MARGUERITE.
Oui, mettons-nous à genoux; appelons les saints à notre secours. Les cris de l'enfer se font entendre et les mauvais génies nous attendent sur le seuil de mon cachot.
FAUST.
Marguerite! Marguerite!
C'était la voix de mon ami. (Elle se précipite vers Faust, et ses fers tombent.) Où est-il? Je l'ai entendu m'appeler. Je suis libre. Personne ne pourra plus me retenir en prison. Je m'appuierai sur son bras, je me reposerai sur son sein. Il appelle Marguerite, il est là, devant la porte. Au milieu des hurlements de l'impitoyable mort, j'entends la douce et touchante harmonie de sa voix!
FAUST.
Oui, c'est moi, Marguerite!
MARGUERITE.
C'est toi; dis-le encore une fois. (Elle le serre contre son cœur.) C'est lui! c'est lui! Qu'est devenue l'angoisse des fers et de l'échafaud? C'est toi! je suis sauvée! J'aperçois devant moi la route où je te vis pour la première fois, le jardin si riant où Marthe et moi nous attendions.
FAUST.
Viens, viens.
MARGUERITE.
Il m'est si doux de rester quand tu demeures! Ah! ne t'éloigne pas!
Hâte-toi, nous payerions bien cher le moindre retard.
MARGUERITE.
Quoi! tu ne réponds point à mes embrassements? Mon ami, il y a si peu de temps que nous nous sommes quittés! as-tu donc déjà désappris à me serrer contre ton cœur? Jadis tes paroles, tes regards appelaient sur moi tout le ciel! Embrasse-moi, de grâce, embrasse-moi! Ton cœur est donc froid et muet? Qu'as-tu fait de ton amour? Qui me l'a ravi?
FAUST.
Viens, suis-moi, chère amie; prends courage; je t'aime avec transport; mais suis-moi, c'est ma seule prière.
MARGUERITE.
Es-tu bien Faust? est-ce bien toi?
FAUST.
Oui, sans doute; oui, viens.
MARGUERITE.
Tu me délivres de mes chaînes, tu me reprends de nouveau dans tes bras. D'où viens que tu n'as pas horreur de Marguerite? Sais-tu bien, mon ami, sais-tu bien qui tu délivres?
FAUST.
Viens, viens; déjà la nuit est moins profonde.
MARGUERITE.
Ma mère! c'est moi qui l'ai tuée! Mon enfant! c'est moi qui l'ai noyé! N'appartenait-il pas à toi comme à moi? Est-il donc vrai, Faust, que je te vois? N'est-ce pas un rêve? Donne-moi ta main, ta main chérie. Oh! ciel! elle est humide. Essuie-la. Je crois qu'il y a du sang! Cache-moi ton épée; où est mon frère? je t'en prie, cache-la moi.
FAUST.
Laisse donc dans l'oubli l'irréparable passé; tu me fais mourir.
MARGUERITE.
Non, il faut que tu restes. Je veux te décrire les tombeaux que tu feras préparer dès demain. Il faut donner la meilleure place à ma mère; mon frère doit être près d'elle. Moi, tu me mettras un peu plus loin; mais cependant pas trop loin, et mon enfant à droite sur mon sein: mais personne ne doit reposer à mes côtés. J'aurais voulu que tu fusses près de moi; mais c'était un bonheur doux et pur. Il ne m'appartient plus. Je me sens entraînée vers toi, et il me semble que tu me repousses avec violence; cependant tes regards sont pleins de tendresse et de bonté.
FAUST.
Ah! si tu me reconnais, viens.
MARGUERITE.
Où donc irais-je?
FAUST.
Tu seras libre.
MARGUERITE.
La tombe est là dehors. La mort épie mes pas. Viens; mais conduis-moi dans la demeure éternelle: je ne puis aller que là. Tu veux partir? Oh! mon ami, si je pouvais....
FAUST.
Tu le peux, si tu le veux; les portes sont ouvertes.
MARGUERITE.
Je n'ose pas sortir; il n'est plus pour moi d'espérance. Que me sert-il de fuir? Mes persécuteurs m'attendent. Mendier est si misérable; et surtout avec une mauvaise conscience! Il est triste aussi d'errer dans l'étranger; et d'ailleurs partout ils me saisiront.
FAUST.
Je resterai près de toi.
MARGUERITE.
Vite, vite, sauve ton pauvre enfant. Pars, suis le chemin qui borde le ruisseau; traverse le sentier qui conduit à la forêt; à gauche, près de l'écluse, dans l'étang, saisis-le tout de suite, il tendra ses mains vers le ciel; des convulsions les agitent. Sauve-le! Sauve-le!
FAUST.
Reprends tes sens; encore un pas, et tu n'as plus rien à craindre.
MARGUERITE.
Si seulement nous avions déjà passé la montagne.... L'air est si froid près de la fontaine. Là, ma mère est assise sur un rocher, et sa vieille tête est branlante. Elle ne m'appelle pas; elle ne me fait pas signe de venir; seulement ses yeux sont appesantis; elle ne s'éveillera plus. Autrefois nous nous réjouissions quand elle dormait.... Ah! quel souvenir.
FAUST.
Puisque tu n'écoutes pas mes prières, je veux t'entraîner malgré toi.
MARGUERITE.
Laisse-moi. Non, je ne souffrirai point la violence; ne me saisis pas ainsi avec ta force meurtrière. Ah! je n'ai que trop fait ce que tu as voulu.
FAUST.
Le jour paraît, chère amie! chère amie!
MARGUERITE.
Oui, bientôt il fera jour; mon dernier jour pénètre dans ce cachot; il vient pour célébrer mes noces éternelles; ne dis à personne que tu as vu Marguerite cette nuit. Malheur à ma couronne, elle est flétrie: nous nous reverrons, mais non pas dans les fêtes. La foule va se presser, le bruit sera confus; la place, les rues suffiront à peine à la multitude. La cloche sonne, le signal est donné. Ils vont lier mes mains, bander mes yeux; je monterai sur l'échafaud sanglant, et le tranchant du fer tombera sur ma tête.... Ah! le monde est déjà silencieux comme le tombeau.
FAUST.
Ciel! pourquoi donc suis-je né?
MÉPHISTOPHÉLÈS paraît à la porte.
Hâtez-vous, ou vous êtes perdus; vos délais, vos incertitudes sont funestes; mes cheveux frissonnent; le froid du matin se fait sentir.
MARGUERITE.
Qui sort ainsi de la terre? C'est lui, c'est lui; renvoyez-le. Que ferait-il dans le saint lieu? C'est moi qu'il veut enlever.
FAUST.
Il faut que tu vives.
MARGUERITE.
Tribunal de Dieu, je m'abandonne à toi!
MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust.
Viens, viens, ou je te livre à la mort avec elle.
MARGUERITE.
Père céleste, je suis à toi; et vous, anges, sauvez-moi: troupes sacrées, entourez-moi, défendez-moi. Faust, c'est ton sort qui m'afflige....
MÉPHISTOPHÉLÈS
Elle est jugée.
Des voix du ciel s'écrient
Elle est sauvée.
MÉPHISTOPHÉLÈS, à Faust.
Suis-moi.
Méphistophélès disparaît avec Faust; on entend encore dans le fond du cachot la voix de Marguerite qui rappelle vainement son ami.
Faust! Faust!
La pièce est interrompue après ces mots. L'intention de l'auteur est sans doute que Marguerite périsse, et que Dieu lui pardonne; que la vie de Faust soit sauvée, mais que son âme soit perdue.
XLIX
Mais le génie de madame de Staël s'élève encore avec le sujet dans le troisième volume de l'Allemagne, qui traite de la philosophie, de la conscience, de la liberté, de la politique. Elle plane en philosophe, en moraliste, en citoyen, en homme d'État, sur tous les ouvrages qu'elle analyse; et comme un créateur, elle complète tout ce qu'elle touche. Les mépris du matérialisme sont sublimes.
«Les preuves de la spiritualité de l'âme ne peuvent se trouver dans l'empire des sens, le monde visible est abandonné à cet empire; mais le monde invisible ne saurait y être soumis; et si l'on n'admet pas des idées spontanées, si la pensée et le sentiment dépendent en entier des sensations, comment l'âme, dans une telle servitude, serait-elle immatérielle? Et si, comme personne ne le nie, la plupart des faits transmis, les sens sont sujets à l'erreur, qu'est-ce qu'un être normal qui n'agit que lorsqu'il est excité par des objets extérieurs et par des objets même dont les apparences sont souvent fausses?
«Un philosophe français a dit, en se servant de l'expression la plus rebutante, que la pensée n'était autre chose qu'un produit matériel du cerveau. Cette déplorable définition est le résultat le plus naturel de la métaphysique qui attribue à nos sensations l'origine de toutes nos idées. On a raison, si c'est ainsi, de se moquer de ce qui est intellectuel, et de trouver incompréhensible tout ce qui n'est pas palpable.
«Si notre âme n'est qu'une matière subtile, mise en mouvement par d'autres éléments plus ou moins grossiers, auprès desquels même elle a le désavantage d'être passive; si nos impressions et nos souvenirs ne sont que les vibrations prolongées d'un instrument dont le hasard a joué, il n'y a que des fibres dans notre cerveau, que des forces physiques dans le monde, et tout peut s'expliquer d'après les lois qui les régissent. Il reste bien encore quelques petites difficultés sur l'origine des choses et le but de notre existence, mais on a bien simplifié la question, et la raison conseille de supprimer en nous-mêmes tous les désirs et toutes les espérances que le génie, l'amour et la religion font concevoir; car l'homme ne serait alors qu'une mécanique de plus dans le grand mécanisme de l'univers: ses facultés ne seraient que des rouages, sa morale un calcul, et son culte le succès.
«Tout ce qui est visible parle à l'homme de commencement et de fin, de décadence et de destruction. Une étincelle divine est seule en nous l'indice de l'immortalité. De quelle sensation vient-elle? Toutes les sensations la combattent, et cependant elle triomphe de toutes. Quoi, dira-t-on, les causes finales, les merveilles de l'univers, la splendeur des cieux qui frappe nos regards, ne nous attestent-elles pas la magnificence et la bonté du Créateur? Le livre de la nature est contradictoire, l'on y voit les emblèmes du bien et du mal presque en égale proportion; et il en est ainsi pour que l'homme puisse exercer sa liberté entre des probabilités opposées, entre des craintes et des espérances à peu près de même force. Le ciel étoilé nous apparaît comme les parois de la divinité; mais tous les maux et tous les vices des hommes obscurcissent ces feux célestes. Une seule voix sans parole, non pas sans harmonie, sans force, mais irrésistible, proclame un Dieu au fond de notre cœur: tout ce qui est vraiment beau dans l'homme naît de ce qu'il éprouve intérieurement et spontanément: toute action héroïque est inspirée par la liberté morale; l'acte de se dévouer à la volonté divine, cet acte que toutes les sensations combattent et que l'enthousiasme seul inspire, est si noble et si pur, que les anges eux-mêmes, vertueux par nature et sans obstacle, pourraient l'envier à l'homme.
«On ne saurait nier, dira-t-on peut-être, que cette doctrine ne soit avilissante; mais néanmoins, si elle est vraie, faut-il la repousser et s'aveugler à dessein? Certes, ils auraient fait une déplorable découverte ceux qui auraient détrôné notre âme, condamné l'esprit à s'immoler lui-même, en employant ses facultés à démontrer que les lois communes à tout ce qui est physique lui conviennent; mais, grâce à Dieu, et cette expression est ici bien placée, grâce à Dieu, dis-je, ce système est tout à fait faux dans son principe, et le parti qu'en ont tiré ceux qui soutenaient la cause de l'immortalité est une preuve de plus des erreurs qu'il renferme.
«Si la plupart des hommes corrompus se sont appuyés sur la philosophie matérialiste, lorsqu'ils ont voulu s'avilir méthodiquement et mettre leurs actions en théorie, c'est qu'ils croyaient, en soumettant l'âme aux sensations, se délivrer ainsi de la responsabilité de leur conduite. Un être vertueux, convaincu de ce système, en serait profondément affligé, car il craindrait sans cesse que l'influence toute-puissante des objets extérieurs n'altérât la pureté de son âme et la force de ses résolutions. Mais, quand on voit des hommes se réjouir en proclamant qu'ils sont en tout l'œuvre des circonstances, et que ces circonstances sont combinées par le hasard, on frémit au fond du cœur de leur satisfaction perverse.
«Lorsque les sauvages mettent le feu à des cabanes, l'on dit qu'ils se chauffent avec plaisir à l'incendie qu'ils ont allumé: ils exercent alors du moins une sorte de supériorité sur le désordre dont ils sont coupables, ils font servir la destruction à leur usage; mais, quand l'homme se plaît à dégrader la nature humaine, qui donc en profitera?»
L
«C'est de la poésie, s'écrie-t-elle ailleurs, que toute cette manière de considérer le monde physique; mais on ne parvient à le connaître d'une manière certaine que par l'expérience; et tout ce qui n'est pas susceptible de preuves peut être un amusement de l'esprit, mais ne conduit jamais à des progrès solides.—Sans doute les Français ont raison de recommander aux Allemands le respect pour l'expérience; mais ils ont tort de tourner en ridicule les pressentiments de la réflexion, qui seront peut-être un jour confirmés par la connaissance des faits. La plupart des grandes découvertes ont commencé par paraître absurdes, et l'homme de génie ne fera jamais rien s'il a peur des plaisanteries; elles sont sans force quand on les dédaigne, et prennent toujours plus d'ascendant quand on les redoute. On voit dans les contes des fées des fantômes qui s'opposent aux entreprises des chevaliers et les tourmentent jusqu'à ce que ces chevaliers aient passé outre. Alors tous les sortiléges s'évanouissent, et la campagne féconde s'offre à leurs regards. L'envie et la médiocrité ont bien aussi leurs sortiléges; mais il faut marcher vers la vérité, sans s'inquiéter des obstacles apparents qui se présentent.
«Lorsque Keppler eut découvert les lois harmoniques du mouvement des corps célestes, c'est ainsi qu'il exprima sa joie: «Enfin, après dix-huit mois, une première lueur m'a éclairé, et, dans ce jour remarquable, j'ai senti les purs rayons des vérités sublimes. Rien à présent ne me retient: j'ose me livrer à ma sainte ardeur, j'ose insulter aux mortels, en leur avouant que je me suis servi de la science mondaine, que j'ai dérobé les vases d'Égypte pour en construire un temple à mon Dieu. Si l'on me pardonne, je m'en réjouirai; si l'on me blâme, je le supporterai. Le sort en est jeté, j'écris ce livre: qu'il soit lu par mes contemporains ou par la postérité, n'importe; il peut bien attendre un lecteur pendant un siècle, puisque Dieu lui-même a manqué, durant six mille années, d'un contemplateur tel que moi.» Cette expression hardie d'un orgueilleux enthousiasme prouve la force intérieure du génie.
«Gœthe a dit, sur la perfectibilité de l'esprit humain, un mot plein de sagacité: Il avance toujours en ligne spirale. Cette comparaison est d'autant plus juste qu'à beaucoup d'époques il semble reculer, et revient ensuite sur ses pas, en ayant gagné quelques degrés de plus. Il y a des moments où le scepticisme est nécessaire au progrès des sciences; il en est d'autres où, selon Hemsterhuis, l'esprit merveilleux doit l'emporter sur l'esprit géométrique. Quand l'homme est dévoré, ou plutôt réduit en poussière par l'incrédulité, cet esprit merveilleux est le seul qui rende à l'âme une puissance d'admiration, sans laquelle on ne peut comprendre la nature.
«La théorie des sciences en Allemagne a donné aux esprits un élan semblable à celui que la métaphysique avait imprimé dans l'étude de l'âme. La vie tient dans les phénomènes physiques le même rang que la volonté dans l'ordre moral. Si les rapports de ces deux systèmes les font bannir tous deux par de certaines gens, il y en a qui verraient dans ces rapports la double garantie de la même vérité. Ce qui est certain au moins, c'est que l'intérêt des sciences est singulièrement augmenté par cette manière de les rattacher toutes à quelques idées principales. Les poëtes pourraient trouver dans les sciences une foule de pensées à leur usage, si elles communiquaient entre elles par la philosophie de l'univers, et si cette philosophie de l'univers, au lieu d'être abstraite, était animée par l'inépuisable source du sentiment. L'univers ressemble plus à un poëme qu'à une machine; et s'il fallait choisir, pour le concevoir, de l'imagination ou de l'esprit mathématique, l'imagination approcherait davantage de la vérité.»
LI
Ses dédains contre la doctrine de la soi-disant vertu, fondée sur l'intérêt personnel, et sa flétrissure de l'égoïsme, s'élèvent jusqu'à la sublimité de l'invective.
«Non, certes, la vie n'est pas si aride que l'égoïsme nous l'a faite: tout n'y est pas prudence, tout n'y est pas calcul, et quand une action sublime ébranle toutes les puissances de notre être, nous ne pensons pas que l'homme généreux qui se sacrifie a bien connu, bien combiné son intérêt personnel; nous pensons qu'il immole tous les plaisirs, tous les avantages de ce monde, mais qu'un rayon divin descend dans son cœur pour lui causer un genre de félicité qui ne ressemble pas plus à tout ce que nous revêtons de ce nom, que l'immortalité à la vie.
«Ce n'est pas sans motif cependant qu'on met tant d'importance à fonder la morale sur l'intérêt personnel: on a l'air de ne soutenir qu'une théorie, et c'est en résultat une combinaison très-ingénieuse pour établir le joug de tous les genres d'autorité. Nul homme, quelque dépravé qu'il soit, ne dira qu'il ne faut pas de morale; car, celui même qui serait le plus décidé à en manquer, voudrait encore avoir à faire à des dupes qui la conservassent. Mais quelle adresse d'avoir donné pour base à la morale la prudence! Quel accès ouvert à l'ascendant du pouvoir, aux transactions de la conscience, à tous les mobiles conseils des événements!
«Si le calcul doit présider à tout, les actions des hommes seront jugées d'après le succès: l'homme dont les bons sentiments ont causé le malheur, sera justement blâmé; l'homme pervers mais habile sera justement applaudi. Enfin, les individus ne se considérant entre eux que comme des obstacles ou des instruments, ils se haïront comme obstacles, et ne s'estimeront pas plus que comme moyens. Le crime même a plus de grandeur, quand il tient au désordre des passions enflammées, que lorsqu'il a pour objet l'intérêt personnel: comment donc pourrait-on donner pour principe à la vertu ce qui déshonorerait même le crime?»
LII
L'enthousiasme lui révèle la beauté suprême du sacrifice, cette foi en action dans l'immortalité.
«C'est manquer, dit-elle, tout à fait de respect à la Providence, que de nous supposer en proie à ces fantômes qu'on appelle les événements: leur réalité consiste dans ce qu'ils produisent sur l'âme, et il y a une égalité parfaite entre toutes les situations et toutes les destinées, non pas vues extérieurement, mais jugées d'après leur influence sur le perfectionnement religieux. Si chacun de nous veut examiner attentivement la trame de sa propre vie, il y verra deux tissus parfaitement distincts: l'un, qui semble en entier soumis aux causes et aux effets surnaturels; l'autre, dont la tendance tout à fait mystérieuse, ne se comprend qu'avec le temps. C'est comme les tapisseries de haute lice, dont on travaille les peintures à l'envers, jusqu'à ce que, mises en place, on en puisse juger l'effet. On finit par apercevoir, même dans cette vie, pourquoi l'on a souffert, pourquoi l'on n'a pas obtenu ce qu'on désirait. L'amélioration de notre propre cour nous révèle l'intention bienfaisante qui nous a soumis à la peine; car les prospérités de la terre auraient même quelque chose de redoutable, si elles tombaient sur nous après que nous serions coupables de grandes fautes: on se croirait alors abandonné par la main de celui qui nous livrait au bonheur ici-bas comme à notre seul avenir.
«Ou tout est hasard, ou il n'y en a pas un seul dans ce monde, et s'il n'y en a pas, le sentiment religieux consiste à se mettre en harmonie avec l'ordre universel (qu'il soit pour nous ou contre nous), parce qu'il est la volonté divine.
LIII
Son dernier chapitre qui est la réhabilitation lyrique de l'enthousiasme, cette divination de la nature, de la vie, de la mort, de l'amour, de l'immortalité, est une des plus belles odes raisonnées qui ait jamais jailli de l'âme d'un homme ou d'une femme.
«Les écrivains sans enthousiasme ne connaissent, de la carrière littéraire, que les critiques, les jalousies, tout ce qui doit menacer la tranquillité, quand on se mêle aux passions des hommes; ces attaques et ces injustices font quelquefois du mal; mais la vraie, l'intime jouissance du talent, peut-elle en être altérée? Quand un livre paraît, que de moments heureux n'a-t-il pas déjà valu à celui qui l'écrivit selon son cœur et comme un acte de son culte! Que de larmes pleines de douceur n'a-t-il pas répandues dans sa solitude sur les merveilles de la vie, l'amour, la gloire, la religion? Enfin, dans ses rêveries, n'a-t-il pas joui de l'air comme l'oiseau, des ondes comme un chasseur altéré, des fleurs comme un amant qui croit respirer encore les parfums dont sa maîtresse est environnée? Dans le monde on se sent oppressé par ses facultés, et l'on souffre souvent d'être seul de sa nature au milieu de tant d'êtres qui vivent à si peu de frais; mais le talent-créateur suffit, pour quelques instants du moins, à tous nos vœux; il a ses richesses et ses couronnes, il offre à nos regards les images lumineuses et pures d'un monde idéal, et son pouvoir s'étend quelquefois jusqu'à nous faire entendre dans notre cœur la voix d'un objet chéri.
«Croient-ils connaître la terre, croient-ils avoir voyagé, ceux qui ne sont doués d'une imagination enthousiaste? Leur cœur bat-il pour l'écho des montagnes? L'air du Midi les a-t-il enivrés de sa suave langueur? Comprennent-ils la diversité des pays, l'accent et le caractère des idiomes étrangers? Les chants populaires et les danses nationales leur découvrent-ils les mœurs et le génie d'une contrée? Suffit-il d'une seule sensation pour réveiller en eux une foule de souvenirs?
«La nature peut-elle être sentie par des hommes sans enthousiasme? Ont-ils pu lui parler de leurs froids intérêts, de leurs misérables désirs? Que répondraient la mer et les étoiles aux vanités étroites de chaque homme pour chaque jour? Mais, si notre âme est émue, si elle cherche un Dieu dans l'univers, si même elle veut encore de la gloire et de l'amour, il y a des nuages qui lui parlent, des torrents qui se laissent interroger, et le vent dans la bruyère semble daigner nous dire quelque chose de ce qu'on aime.
«Enfin, quand elle arrive, la grande lutte, quand il faut à son tour se présenter au combat de la mort, sans doute l'affaiblissement de nos facultés, la perte de nos espérances, cette vie si forte qui s'obscurcit, cette foule de sentiments et d'idées qui habitaient dans notre sein, et que les ténèbres de la tombe enveloppent, ces intérêts, ces affections, cette existence qui se change en fantôme avant de s'évanouir, tout cela fait mal, et l'homme vulgaire paraît, quand il expire, avoir moins à mourir! Dieu soit béni, cependant, pour le secours qu'il nous prépare encore dans cet instant; nos paroles seront incertaines, nos yeux ne verront plus la lumière, nos réflexions qui s'enchaînaient avec clarté, erreront, isolées, sur de confuses traces; mais l'enthousiasme ne nous abandonnera pas, ses ailes brillantes planeront sur notre lit funèbre, il soulèvera les voiles de la mort, il nous rappellera ces moments où, pleins d'énergie, nous avions senti que notre cœur était impérissable, et nos derniers soupirs seront peut-être comme une noble pensée qui remonte vers le ciel.»
Tel est ce livre, le résumé vivant de la pensée d'un grand esprit, que l'étude approche de la sainteté, l'explosion éclatante d'une âme chargée par une longue vie et prête à s'évanouir dans sa lumière. Il eut peu de lecteurs comme ce qui dépasse le vulgaire, mais il forma entre ceux qui le lurent et qui le comprirent, la famille intellectuelle de madame de Staël, la secte du beau, la religion de l'esprit.
Elle se reposait cependant en écrivant, pour le vulgaire cette fois, un dernier livre bien plus populaire, parce qu'il condescendait à bien plus de faiblesses d'esprit et à bien plus de banalités de son temps. Nous voulons parler de ses Considérations sur la Révolution française. Ce livre, publié après sa mort, eut sa récompense dans l'engouement du jour, cette contrefaçon courte et fausse de la vraie gloire.
Une femme peut être un grand philosophe, un grand poëte, un grand écrivain, nous venons de le voir. Elle peut être difficilement un grand homme d'État et un grand historien politique. L'impartialité est la condition essentielle de l'histoire et de l'homme d'État. Quelle femme, et c'est là sa vertu, peut être souverainement impartiale? La femme est l'être passionné ou elle cesse d'être femme: la passion et l'impartialité s'excluent. Le sentiment élève souvent la femme jusqu'à l'héroïsme, jamais jusqu'à l'impassibilité, cette sérénité supérieure de l'esprit, condition de la politique et de l'industrie. Juger, c'est n'incliner pour aucun parti; la femme incline toujours du côté du cœur, madame de Staël inclinait nécessairement du côté de son père. Ce n'était pas la vérité qui était pour elle la vérité, c'était M. Necker; or M. Necker n'était qu'un homme de bien, un sophiste consciencieux. Madame de Staël, élevée à cette école d'où sortit plus tard la secte politique de 1830, qu'on appela doctrinaire, non à cause de ses doctrines, mais à cause de son dogmatisme, ne comprenait pas assez la révolution française pour en écrire.
La révolution française, ou plutôt la révolution européenne, couvant et éclatant dans le foyer de la France, avait deux buts: un but humain, l'émancipation de la classe la plus nombreuse, ou du peuple, de toute servitude et de toute inégalité aristocratique; un but surhumain, l'émancipation de la raison et de la conscience de toute religion imposée et de toute servitude religieuse; le détrônement des castes privilégiées par la loi, et le détrônement des églises d'État; la loi égale et la foi libre, voilà la révolution. La question monarchique n'y était que secondaire et presque indifférente. L'égalité devant la loi, et la liberté devant la foi solidement constituée, il importait peu à cette révolution que le pouvoir exécutif ou le ressort actif du gouvernement politique s'appelât roi ou président, monarque ou dictateur, qu'il fût héréditaire, ou qu'il fût électif; mais il importait infiniment que ce grand ressort actif du gouvernement fût affranchi de toute aristocratie privilégiée et de toute théocratie prédominante. Les citoyens égaux, les prêtres libres, les religions volontaires, les cultes salariés par eux-mêmes et dans la mesure de la foi qu'ils admettront, les concordats abolis, Dieu hors la loi parce qu'il est au-dessus de toute loi, tels étaient et tels sont les dogmes que la révolution française s'est donné mission d'établir en faits. Elle a pu être entravée comme toute entreprise humaine, tantôt par les anarchies, tantôt par les despotismes militaires, ces phases habituelles et courtes de toutes les révolutions; mais elle se continuera jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à ses deux fins. Elle n'est pour cela ni antisociale, ni antireligieuse, puisqu'elle a pour objet de faire triompher la justice des priviléges, cette tyrannie des castes, et de faire triompher la foi des superstitions, cette tyrannie de l'esprit. C'est un second accès, mais plus radical, de la réforme du seizième siècle, mais au lieu de la réforme ou le protestantisme qui ne fut qu'un schisme dans la politique et dans la foi, c'est une réforme par la raison, c'est-à-dire une rénovation progressive du corps et de l'âme de la société européenne. Quiconque ne discerne pas cette double philosophie de la révolution française ne peut ni la comprendre, ni la juger, ni l'aimer, ni la raconter. Il en verra, tour à tour, avec fanatisme ou avec horreur, tantôt une phase, tantôt une autre: ici une vertu, là un crime; ici une sédition, là une réaction; aujourd'hui 1789, demain 1793; ici la gloire, là la terreur; un flux et reflux, un échafaud, un trône, une anarchie, un despotisme; mais il n'en saisira jamais d'un seul coup d'œil l'ensemble, la tendance, les fausses routes, les progrès, les chutes, les repos, les recrudescences, les colères, les découragements, le vrai courant.
Or madame de Staël ne comprenait de cette révolution que ce qui en était compris, en 1789, dans le salon aristocratique et courtisanesque, et dans l'esprit étroit de M. Necker. La révolution ne fut jamais pour elle, comme pour M. Necker, que la dépossession de la noblesse de cour par une bourgeoisie aristocratique, une meilleure répartition de l'impôt en faveur des plébéiens propriétaires, une administration des finances contrôlées par des États-Généraux composés de trois ordres, et tout au plus une représentation nationale divisée en deux assemblées, l'une héréditaire, l'autre élective, partageant le pouvoir législatif avec un roi limité. Tout ce qui dépassait dans l'âme de la révolution ce cadre étroit et arbitraire n'existait pas pour ces familiers de M. Necker. C'était là leur horizon, ils ne voyaient rien au delà et encore avait-il fallu l'insurrection nationale des États-Généraux et le grand geste de Mirabeau à la tribune, le 14 juillet, pour lui faire accepter cette fusion des ordres de l'État et cette limitation de la royauté et de l'aristocratie. Toute la politique de madame de Staël se résumait donc, en 1814 comme en 1790, dans un plagiat de la constitution anglaise, constitution antipapale et antiplébéienne, faite par la révolution tout aristocratique et tout ecclésiastique de 1688, et qui s'était arrêté selon sa nature à une aristocratie parlementaire et à une église d'État. Tel était le modèle de la révolution et le type de constitution que M. Necker et ses amis rêvaient pour la France. Tel était le texte que madame de Staël commentait avec une vaine éloquence dans ses considérations sur la révolution française. Un texte si faux ne pouvait découler qu'en sophismes plus ou moins spécieux et en applications plus sophistiques encore. C'était le lit de Procuste sur lequel une femme plébéienne de naissance, aristocrate de société, protestante de religion, couchait le géant révolutionnaire du dix-huitième siècle pour l'y rapetisser à la mesure de la féodalité et du puritanisme anglais du seizième siècle. Il ne pouvait sortir d'un tel effort qu'une constitution imitée et caduque, une royauté enchaînée, une chambre des pairs héréditaire, une chambre des communes ombrageuse, une anarchie à trois pouvoirs, placées en face les unes des autres, pour se condamner à la lutte ou à l'immobilité. Mais il y a des mensonges de circonstance qui ont pour un moment le succès d'une vérité. On voit souvent ce phénomène dans les révolutions au moment où les partis fatigués ou impuissants ont besoin de se mentir à eux-mêmes et aux autres, pour feindre une transaction nécessaire à tous, et pour attendre une occasion de rompre la trêve. Tel fut le prétexte du succès du livre de madame de Staël sur la révolution française. La royauté restaurée jouissait des respects qu'une fille de M. Necker affectait pour elle; ces respects lui paraissent une grande sanction donnée par une femme révolutionnaire elle-même, de sa nécessité; l'aristocratie, relevée de ses chutes dans une chambre des pairs souveraine, se félicitait d'une institution qui l'élevait politiquement plus haut qu'avant la révolution; enfin les révolutionnaires de toute date et de toute nature, abrités dans une constitution quelconque, ne tarissaient pas en feinte admiration pour un livre qui accordait dans une chambre plébéienne la réalité du pouvoir aux plébéiens ambitieux et éloquents.
Une secte qui naissait alors dans le salon de madame de Staël, et qui a possédé le pouvoir sous deux règnes depuis, la secte jeune, lettrée et publiciste des doctrinaires, ces habiles exploitateurs des demi-révolutions, fit de ce livre son évangile; la France devint anglaise avec eux. Ils préconisèrent jusqu'au fanatisme du plagiat cette monarchie parlementaire importée de Londres à Paris, qui les éleva et qui les précipita deux fois avec elle. Ils crurent avoir arrêté la révolution à leur formule, mesurant sa dose de royauté au roi, sa dose de privilége à l'aristocratie, sa dose d'influence à l'église, sa dose de liberté à la nation. Madame de Staël le crut avec eux; elle enfanta cette génération d'hommes d'État. Ce fut le fruit de son livre et l'éblouissement de ses dernières années. Quel homme d'État véritable pourrait relire aujourd'hui ce livre sans être arrêté à chaque ligne par un contre-sens, par un sophisme, par une illusion? Le style seul est viril, la politique est chimérique, l'histoire est une histoire de famille, un piédestal à M. Necker, de la philosophie de coterie, de la littérature sur la révolution! Mais il y a une heure pour tout dans la vie des peuples, c'était en France l'heure de l'Angleterre. L'engouement britannique possédait Paris. Madame de Staël en le caressant devint l'oracle du jour. Elle écrivait avec génie le non-sens du vulgaire. Une seule vertu émane de son livre, une haine romaine contre la tyrannie.
LIV
Le retour de Napoléon au 20 mars 1815 la surprit dans ce travail de Pénélope que quelques baïonnettes allaient déchirer. L'état de son âme est trop fidèlement et trop admirablement retracé par un écrivain de génie, M. Villemain, dans ses souvenirs de cette époque, pour que nous laissions peindre à un autre qu'à ce grand peintre les angoisses d'une femme qui furent en ce moment les angoisses de toute une nation.
«Souvent depuis quelques mois, dit M. Villemain, j'avais vu madame de Staël dans cette maison et ailleurs éclairer d'une vive lumière quelques entretiens accidentels sur la politique, les lettres, les arts, parcourir le passé et le présent comme deux régions ouvertes partout à ses yeux, deviner ce qu'elle ne savait pas, aviser par le mouvement de l'âme ou l'éclair de la pensée ce qui n'était qu'un souvenir enseveli dans l'histoire, peindre les hommes en les rappelant, juger, par exemple, le cardinal de Richelieu avec une sagacité profonde, et il faut ajouter une noble colère de femme, puis l'empereur Napoléon qui résumait pour elle tous les despotismes, et que sa parole éloquente retrouvait à tous les points de l'horizon comme une ombre gigantesque qui les obscurcissait. Elle ne lui gardait pas de haine dans sa chute; mais elle haïssait l'autorité de ses exemples, la corruption funeste qu'ils avaient répandue, et cette doctrine de la fatalité, du mensonge et de la force qu'elle sentait et qu'elle prévoyait survivante après lui; avec quelle admiration curieuse nous l'avions encore entendue remuer tant de questions naguère interdites et comme inconnues en France, les principes de l'ancien droit public de l'Europe, les causes populaires de la victoire actuelle des droits coalisés, le travail tardif et la solidarité pour longtemps indissoluble de la coalition, les instincts différents et pourtant compatibles des monarques héréditaires et des parvenus au trône, d'Alexandre et de Bernadotte; enfin le génie collectif et pourtant inépuisable de l'Angleterre pouvant au besoin se passer du hasard d'un grand homme pour faire de grandes choses, et, forte d'une institution qui lui fournit toujours à temps des hommes résolus et capables, achevant, par la ténacité de lord Liverpool et de lord Castelreagh, ce qui avait consumé le génie et l'espérance de Pitt!
«Puis de ces hauteurs et de ces mille points de vue spéculatifs et anecdotiques où se plaisait madame de Staël, nous l'avions entendue revenant sans cesse à la France, insistant avec une joie naïve d'amour-propre sur l'ascendant que la paix et la liberté légale allaient rendre à cette terre natale de l'intelligence, disait-elle, à cette métropole des esprits dont la civilisation de l'Europe était une colonie. Et que de fois encore du milieu de toutes ces thèses si animées, de tout ce déplacement soudain de raison virile et d'éloquence, je l'avais vue passer vivement à des intérêts privés, les faire valoir avec le même feu, donner à quelque mérite modeste ou disgracié un appui décisif, par ces paroles d'une séduction impérative ou d'une bonté touchante, comme elle en savait dire aux hommes politiques le plus à l'abri de l'émotion!
«Que de fois, par cette ardeur conciliante qui lui était un lien avec les meilleurs représentants de tous les partis, et par ce droit légitime de son esprit qui ne lui donnait guère moins de pouvoir sur M. de Blacas ou sur M. de Montmorency, que sur M. de Lafayette ou sur le baron Louis, je l'ai vue dans la même soirée, faire admettre dans la maison du roi un homme de mérite aussi indépendant que malheureux, réintégrer dans leurs emplois quelques agents impériaux et dévoués, mais avec honneur, au pouvoir qu'elle avait combattu, et servir de son crédit des hommes de lettres qui, pendant son exil, avaient eu le malheur de nier son talent.
«Mais ce soir-là toute sa vivacité de libres pensées et de verve originale, toute cette chaleur de sympathie et de bienfaisance était comme éteinte par un seul et absorbant intérêt. Sous la parure qu'elle portait d'ordinaire à la fois brillante et négligée, sous ce turban de couleur écarlate qui renfermait à demi ses épais cheveux noirs et s'alliait à l'éclat expressif de ses yeux, madame de Staël ne semblait plus la même personne: son visage était abattu et comme malade de tristesse. Le feu d'esprit, qui habituellement le traversait et ranimait de mille nuances rapides, ne s'y marquait plus que par une expression singulière de mobile et pénétrante inquiétude, une sorte de divination dans le chagrin: on se sentait affligé en la voyant. On avait devant les yeux non pas l'historien, mais la victime de dix années d'exil, la personne qui avait soutenu au prix de tant de douleurs, un long défi contre le pouvoir absolu, avait compté en désespérant chacun de ses victorieux progrès, avait souffert ses rigueurs croissantes, les avait pressenties plus dures encore, et s'était enfin délivrée du mal par une fuite hardie, semant sur sa route de Genève à Londres, en passant par la Russie et la Suisse, la protestation contre la conquête universelle et le serment d'une résistance à vie.
«Seulement à l'affliction grave et agitée de ses traits, il semblait que toute cette série d'épreuves épuisées successivement par elle lui réapparaissait en masse dans l'avenir, à elle plus avancée dans la vie et d'une santé déjà languissante, et on eût dit en même temps, à l'effort de courage qui dominait sa tristesse, qu'elle se résignait à être frappée à mort par le triomphe de ce qu'elle avait le plus haï, le plus redouté, mais qu'elle en attendait, avec plus d'indignation encore que d'effroi personnel, bien d'autres maux pour le monde, pour la France et pour la grande cause qu'elle avait tant aimée. Un intérêt intime se mêlait alors en elle à l'anxiété publique; quelques jours auparavant son âme était tout entière à des soins de famille, à l'union la plus digne préparée pour sa fille, à la pensée du jeune homme de si noble nom et de si grandes espérances que sa fille et elle avaient choisi, et maintenant c'était des apprêts d'une fuite nouvelle, l'attente d'un nouvel ébranlement de l'Europe, d'une ruine publique où pouvait s'abîmer tout bonheur privé, qui de toutes parts obsédaient cette âme active, que les incertitudes ordinaires de la vie suffisaient à troubler parfois jusqu'à la souffrance.
«En ce moment le tourment d'angoisse et de douleur de madame de Staël paraissait extrême, mais sans incertitude, et sa résolution était invariablement prise pour être exécutée sur l'heure, soit qu'elle sût déjà l'événement de Lons-le-Saulnier et toutes ses conséquences, soit quelle eût conclu de l'état intérieur des Tuileries, d'où elle venait, la perte absolue de toute espérance. Elle n'eut pas de conversation générale, mais seulement quelques paroles expressives échangées avec les personnes les plus considérables de la réunion.
«À quelques nouvelles plus ou moins faussement favorables, à l'annonce d'une noble lettre de M. Octave de Ségur, parti pour rejoindre, comme aide de camp, le maréchal, à Lons-le-Saulnier, sa réponse était un sourire d'une tristesse inexprimable, elle serra longtemps la main de M. de Lafayette, et lui dit devant deux amis qui mêlaient leurs vœux aux siens. «Dans ce cahot prochain, vous devez demeurer, vous devez paraître, pour résister au nom du droit et représenter 1789. Moi, je n'ai plus que la force de fuir. Cela est affreux.» D'autres paroles, plus abandonnées, exprimaient, dit-on, avec une lucidité étonnante dans un pareil trouble public et privé, toutes les conditions de mécontentement intraitables, de secrètes hostilités, de défections cachées sous l'alliance dont Napoléon allait être entraîné de toutes parts à l'intérieur avec les périls et les démonstrations implacables du dehors.
«Madame de Staël fit encore quelques adieux plus marqués ou plus intimes que les autres à madame de Rumfort, qui, malgré son calme ordinaire et sa philosophie de personne riche et invulnérable, commençait à s'agiter un peu de l'inquiétude universelle; elle dit: «Restez tranquille ici, vous, chère madame, vos noms vous protégent, votre maison sera parfois comme a été la mienne, l'hospice des blessés politiques de tous les partis. Vous aurez encore au profit des persécutés quelque accès dans la cour de cet homme qui est parti despote vaincu, et qui revient tyran déguisé. Il sera obligé, cette fois, de ménager un peu d'abord même ceux qu'il appelait des Idéologues, vos amis Tracy, Sieyès, Volney, Garat; mais, moi, il me hait, il hait en moi mon père, mes amis, nos opinions à tous, l'esprit de 1789, la charte, la liberté de la France et l'indépendance de l'Europe. Il sera ici demain, quelle comédie jouera-t-il au début? Je l'ignore, mais vous savez ce qu'il a dit à Lyon, ses promesses générales d'oubli et ses affiches de proscriptions individuelles. Ses griffes ont déjà reparu tout entières avant qu'il ait bondi jusqu'à nous. Je n'ai pas d'armée entre lui et moi, et je ne veux pas qu'il me tienne prisonnière, car il ne m'aura jamais pour suppliante. Adieu, chère madame.» Et peu de minutes après, madame de Staël et quelques amis plus affidés de sa personne et de sa famille étaient sortis du salon pour partir cette nuit même.
LV
Coppet fut comme toujours son asile, mais cet asile cette fois était à l'abri de la violence de son persécuteur; il n'était pas autant à l'abri de ses séductions: tout semble indiquer que les plus chers et les plus habiles intermédiaires entre madame de Staël et Napoléon furent employés pour assurer une réconciliation dont les deux millions toujours en suspens dans la main du gouvernement français seraient le gage. Le retour à main armée de l'île d'Elbe était incontestablement le plus grand attentat de Napoléon contre la conscience publique, contre la paix du monde, et contre la fortune de la France. Après avoir animé par un reflux fatal mais naturel l'invasion étrangère dans les murs de Paris, après avoir traité libre encore de sa personne à Fontainebleau, après avoir abdiqué et résigné le trône aux Bourbons, se servir dès armes d'honneur qu'on lui avait laissées dans son asile pour violer la foi jurée, les traités, la paix du monde, descendre avec des troupes et du canon sur le rivage de la patrie, embaucher l'armée, corrompre les généraux, déchirer la constitution, chasser du trône le roi nécessaire et réconciliateur, pour ramener par un nouveau défi l'Europe entière au cœur de la France, et pour lui faire perdre à Waterloo les dernières gouttes de son sang, certes il n'y avait d'excuse à un pareil acte que l'ennui personnel de l'empire perdu, et l'impatience d'une ambition qui comptait le monde pour rien devant un caprice de domination ou de gloire. Napoléon le sentait lui-même et cherchait à colorer son attentat d'un prétexte de patriotisme. Il se présentait avec une impudeur que dénote assez son mépris pour la conscience humaine, comme le restaurateur de cette liberté qu'il avait détrônée. Ses paroles, ses proclamations étaient d'un despote repentant et presque d'un républicain. Ce n'était plus l'empire, c'était la dictature qu'il demandait l'épée à la main. Il faisait entreluire à travers les fusils de ses vétérans des lueurs de constitution populaire et de vieux républicanisme qui fascinaient la multitude et qui prêtaient un prétexte aux tergiversateurs. L'accession de madame de Staël à son nouveau règne aurait été une bonne fortune pour sa politique; sa réputation de libéralisme, son talent, son nom, son influence sur l'opinion de l'Europe, auraient donné à sa conversion à l'empire la valeur d'un manifeste européen. Qui pouvait hésiter à se rallier à un dictateur que sa plus implacable ennemie déclarait nécessaire à la patrie et à la liberté? Rien ne fut négligé pour ébranler l'opposition de madame de Staël. Un républicain sincère, Carnot, venait de consentir à s'allier au despotisme, par fanatisme pour des frontières. Un terroriste assoupli, Fouché, venait d'accepter le ministère de la police, s'approchant du cœur pour étudier de plus près l'heure de le frapper. Enfin un exemple plus sophistique et plus monstrueux de défection aux principes et aux sentiments venait d'être donné de plus près à madame de Staël par un homme dont l'ascendant avait été autrefois tout-puissant sur son cœur. Les versatilités effrontées de Rome sous le Bas-Empire n'ont rien dans Tacite qui égale l'apostasie de soi-même en quelques heures par Benjamin Constant. Ce publiciste de la liberté et de la restauration venait d'appeler aux armes tous les cœurs et tous les bras contre le tyran qui s'approchait de la capitale; son manifeste, devenu le dernier cri de la liberté, frémissait encore dans toutes les voix de l'Europe libre, quand on apprit que ce Caton, appelé d'un signe aux Tuileries et vêtu en courtisan de César, était devenu en vingt-quatre heures le conseiller intime et salarié du tyran, sur la tête duquel il venait de conjurer le poignard du monde. Mépris de soi-même, ou mépris du genre humain, Benjamin Constant laissa cette énigme à deviner à la postérité. Le cynisme fut avéré, le motif inconnu; mais ce qu'il y a de plus inexplicable pour les hommes qui n'ont pas sondé jusqu'au scandale les impudeurs de l'esprit de parti, c'est que ce même Benjamin Constant devint, trois mois après, un des bienvenus de la seconde restauration des Bourbons; puis quelques années plus tard, la voix, l'oracle et le modèle des puritains de la liberté; puis le complice rémunéré de la révolution de 1830; puis une renommée de secte; puis une mémoire apprenant à tout mépriser dans les temps de partis, même l'estime des hommes.
LVI
On croit que madame de Staël, tout en gémissant sur la versatilité de son ancien ami, eut, sinon quelque faiblesse, au moins quelques ménagements pour Napoléon pendant les cent jours, soit qu'elle eût une généreuse pitié pour le tyran luttant avec l'adversité qu'il supportait moins bien que les victoires; soit qu'elle espérât mieux de la liberté sous un second règne obligé de mendier du républicanisme le pardon du premier; soit qu'elle se défiât de la fortune et que, dans l'intérêt de ses enfants, elle crût devoir laisser une porte entr'ouverte à la restitution des deux millions dont le gouvernement marchandait son silence. Cet exil, volontaire cette fois, dans la délicieuse demeure de Coppet, loin du bruit des armes, qui décidaient du sort du monde sans altérer sa félicité domestique, ressemblait au recueillement de Cicéron dans son Tusculum pendant que César l'invitait à venir à Rome pour y partager l'amitié du maître du monde.
C'est dans ces beaux lieux, époque troublée mais culminante de sa vie, que nous entrevîmes une seule fois la figure de la femme historique, dont nous retraçons aujourd'hui l'image. Nous retrouvons en ce moment l'impression fugitive de cette apparition, dans une lettre à un de nos amis d'enfance qui nous a été restituée après la mort de cet ami; nous demandons pardon au lecteur d'en détacher cette page. Mais elle atteste, par le fanatisme de la curiosité dont elle est pleine, l'enthousiasme et l'éblouissement que le nom de l'auteur de Corinne inspirait à la jeunesse de son temps.
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«Tu me demandes si j'ai vu madame de Staël, pendant mon séjour sur les bords du lac de Genève? Tu me rappelles les journées que nous avons passées ensemble, il y a quelques mois dans la vallée d***, à circuler vainement autour des murs du parc d'un autre grand poëte pour apercevoir seulement de loin son ombre se glissant à travers les arbres sur les allées de son jardin. Hélas! je n'ai guère été plus heureux à Coppet qu'à ***. Notre timidité nous porte toujours malheur. À quel titre et sous quel prétexte me présenter aux portes de son château, et dans quel costume? Tu sais que je voyage à pied et en veste de toile, portant tout mon bagage dans un mouchoir de soie, au bout de la branche de houx que tu m'as donnée à Chambéry, quand nous allâmes visiter les Charmettes, ce pauvre Coppet de l'autre grand homme de Genève. D'ailleurs, cette visite n'aurait pas été convenable dans ma situation, lors même que j'aurais eu le courage de la risquer. Les habitants du château de V***, près de Coppet, chez lesquels j'ai reçu par aventure une hospitalité si imprévue et si maternelle, sont aussi ennemis de Bonaparte et de la tyrannie que tes oncles et les miens. Ils sont pleins d'admiration pour madame de Staël, leur voisine, mais ils ne la voient pas. Les opinions révolutionnaires de Coppet, leur antipathie contre M. Necker, et la situation réservée de madame de Staël, depuis le retour de Bonaparte à l'île d'Elbe, les éloignent de tout rapprochement avec elle. Ils s'occupent de ses opinions comme nous de ses œuvres. Je les aurais blessés dans leurs sentiments en allant à Coppet; ils n'auraient pas compris que je fusse à la fois royaliste et admirateur passionné de madame de Staël. Madame de*** m'a bien dit: Allez-y si vous voulez, je comprends qu'un jeune homme de votre âge et qui fait des vers se prive avec peine de l'occasion de voir cette femme de génie; mais je ne puis vous y conduire moi-même, on croirait ici et à Genève que je change de religion. Mais si vous ne tenez qu'à la voir sans lui parler, vous en aurez très-souvent l'occasion en vous promenant sur la route de Coppet à Morges. Elle y passe presque tous les jours en se promenant en voiture avec ses enfants et ses amis. La voir était assez pour moi; je me hâtai de profiter du renseignement. Hier, en sortant, comme à l'ordinaire, du château comme pour aller au lac, je pris la grande route de Coppet, et je me postai à l'ombre d'un saule, sur le revers du fossé, au bord du chemin. J'avais emporté avec moi un volume de Corinne, comme pour me porter bonheur; le livre ou le jour me portèrent en effet bonheur. Après avoir attendu une grande partie de la journée sans apercevoir autre chose sur la route que les petits nuages de poussière soulevés par le vent d'été, qui soufflait du lac vers les montagnes, le soleil baissait, j'allais reprendre tristement mon chemin pour rentrer à V***, quand un grand nuage de poussière et un bruit de roues attira mes regards du côté de Coppet. Le cœur me battit, le livre me tomba des mains; j'avais à peine eu le temps de me rasseoir au pied de mon saule, quand deux calèches découvertes, courant au grand trot des chevaux, vers Morges, défilèrent à demi voilées par la poussière devant moi. La première ne contenait que des jeunes gens sur le siége et de jeunes personnes dans la voiture; elles étaient charmantes, mais ce n'était pas de la beauté que je cherchais; dans la seconde, deux femmes d'un âge plus mûr étaient assises seules et causaient ensemble avec animation. L'une, on m'a dit le soir que c'était madame Récamier, m'éblouit comme le plus céleste visage qui ait jamais éclairé les yeux d'un poëte, trop beau comme un éclair pour être autre chose qu'une apparition! La seconde, un peu massive, un peu colorée, un peu virile pour une apparition, mais avec de grands yeux noirs et humides qui ruisselaient de flamme et de beauté, parlait avec une vivacité et avec des gestes qui semblaient accompagner de fortes pensées; elle se soulevait en parlant comme si elle eût voulu s'élancer de la calèche; ses cheveux, mal bouclés, s'épandaient au vent; elle tenait dans sa main une branche de saule qui lui servait d'éventail contre le soleil de juin; je ne vis plus qu'elle. Elle m'aperçut, et me montra du regard à son amie, qui se pencha à son tour pour regarder de mon côté.
«Est-ce mon costume? est-ce mon livre? est-ce l'enthousiasme involontaire exprimé par la rougeur ou par la pâleur sur mon visage? Me prirent-elles pour un étudiant allemand qui cherchait des fleurs dans la poussière des grands chemins, ou pour un poëte italien qui rêvait un sonnet à la liberté, à l'amour ou à la gloire de Corinne? Je ne sais; mais elles se retournèrent plusieurs fois pour regarder en arrière, et j'entendis, à travers le bruit des roues, quelques exclamations enjouées, qui me firent croire qu'elles avaient reconnu en moi un admirateur timide, et qu'elles riaient de mon embuscade d'enthousiasme sur un revers de fossé. Je tremblai même un instant qu'elle ne fît arrêter la voiture pour me demander ce que j'avais à lui dire. Je serais resté confondu et muet, car, pétrifié doublement par la beauté de l'une et par la gloire de l'autre, je ressemblais à un dieu terme qui voit passer sans parole le bruit et l'éclat du temps. Voilà mon cher V***, tout ce qu'il m'a été donné de voir de cette femme dont l'âme s'est si souvent répandue à la nôtre dans ses pages. Hélas! comme tout le monde, je n'ai saisi ma vision qu'au vol, et je n'ai vu l'amour et la gloire qu'à travers la poudre d'un grand chemin. Je t'envoie quelques vers que j'écrivis tristement le soir, en remontant à travers une forêt de châtaigniers, au château de V***, où l'on se moqua un peu de ma ferveur et de ma déception; mais je me suis bien gardé de les envoyer à madame de Staël, etc., etc.»
LVII
La rencontre que je racontais ainsi à mon ami avait lieu précisément le jour et à l'heure où le canon de Waterloo foudroyait du dernier coup la fortune de Napoléon et rendait l'air libre à madame de Staël. Les rayons du soleil couchant que j'avais vu briller sur son front étaient, à son insu les rayons du même soleil qui éclairait au même instant la chute et la fuite de son ennemi. Tout semblait conspirer alors au triomphe de sa politique, à la gloire de son nom, à la félicité de sa vie. La seconde restauration lui rendait Paris, le gouvernement représentatif, la liberté de la pensée, l'influence de la parole, la faveur de Louis XVIII, la fortune de M. Necker. Un de ses fils avait été tué en duel en Suède, mais il lui restait l'aîné, parfaite image de M. Necker, son grand-père. Ce jeune homme que nous avons connu après la mort de sa mère, aspirait à un rôle politique en France. Il avait la gravité précoce, la vertu froide, l'opinion faite, le caractère infaillible des hommes élevés dans le foyer domestique d'une grande gloire. Il était religieux envers Dieu, envers la liberté comme envers sa famille. Il promettait à madame de Staël un nom dignement continué dans l'avenir. Le mariage de sa fille était prémédité de loin avec M. le duc de Broglie, jeune orateur, à qui sa naissance, ses opinions, ses études politiques promettent la faveur que les principes libéraux assurent d'avance aux noms aristocratiques prêtés aux opinions populaires. Cette fille unique de madame de Staël, douée par la nature d'une beauté pour ainsi immatérielle, du génie de l'âme, supérieur au génie de l'imagination, et d'une vertu mûre au printemps, que la religion devait accomplir et couronner par une mort jeune, aurait fait l'orgueil de toutes les mères. Le génie, dans cette famille, semblait se perpétuer et se sanctifier par les femmes. Les hommes, depuis M. Necker, n'en avaient que l'effort, les femmes en avaient le don.
Pour comble de félicité domestique, le vide que l'échafaud, la mort naturelle, les années, les affections trompées avaient creusé dans le cœur de madame de Staël venait d'être, à l'insu du monde, comblé par un mariage secret et heureux. L'amour, qui débordait de son cœur comme de son esprit, avait trouvé tard, semblable à un repentir des jours perdus, son aliment dans un homme épris lui-même d'une sérieuse passion pour elle. Cet homme, plus jeune que madame de Staël de quelques années, était M. Rocca, d'une famille italienne transplantée à Genève. Officier de cavalerie dans l'armée française, blessé presque mortellement dans les guerres d'Espagne, il était revenu languir et mourir dans sa patrie. Sa rare beauté, la mélancolie de ses traits, la sombre et courte perspective de sa destinée avaient attendri sur lui le cœur de madame de Staël. L'enthousiasme et la reconnaissance avaient rajeuni et embelli de l'éternelle beauté madame de Staël aux yeux de son amant. Le mystère d'une passion que la vulgaire sagesse aurait désavouée avait ajouté à cet attachement mutuel les obstacles, les pudeurs, les charmes d'une secrète intelligence. L'amour avait triomphé des convenances. Madame de Staël avait donné sa main, mais sans perdre le nom sous lequel elle avait illustré son génie. Semblable à Mirabeau, elle n'avait pas voulu, en changeant de nom, désorienter la gloire. Ce fut une faiblesse de vanité que la femme n'aurait pas dû s'avouer, que l'amant n'aurait pas dû consentir. Rougir du nom, c'est rougir d'une partie de l'homme qu'on adore; quand une femme se donne, elle doit donner, sans retenue, ce qui est mille fois moins que son cœur, son nom et sa célébrité. Malgré cette réserve, cette union qui donna un fils à madame de Staël, fit le charme de ses dernières années. Elle aima comme une mère et fut aimée comme une amante. Ce second époux, qu'elle avait rendu heureux, ne put survivre à sa perte. Sa mort atteste la force et le désintéressement de son amour. Une faute, selon le monde, fut le tardif, mais suprême bonheur de sa vie.
LVIII
Cette vie, épuisée par tant d'agitation, tant de génie et tant d'amour, commençait à languir. Son amie, madame Necker de Saussure, raconte qu'à ses derniers moments elle songeait encore, comme Mirabeau mourant, à combattre le despotisme, qu'on tentait de réhabiliter sous le nom redevenu populaire de Napoléon.
«Elle était déjà dangereusement malade, dit madame Necker, lorsque le manuscrit venu de Sainte-Hélène causa en France une si vive sensation. Malgré l'état de faiblesse auquel madame de Staël était réduite, elle voulut que ses enfants lui fissent la lecture de cet ouvrage, et elle le jugea avec toute la force de son esprit. Les Chaldéens adoraient le serpent, dit-elle, les bonapartistes en font de même pour ce manuscrit de Sainte-Hélène; mais je sais loin de partager leur admiration. Ce n'est que le style des notes du Moniteur; et si jamais je me rétablis, je crois pouvoir réfuter cet écrit de bien haut.»
Ses derniers moments furent illuminés comme un soir de fête; ils resplendirent pour elle de la gloire de la vie terrestre qui allait s'éteindre sur sa couche, et des espérances de sa vie immortelle qui allait éclore. Son dernier soupir fut encore éloquent: «Quand je n'aurais pas la certitude d'une vie future, dit-elle à ses amis, je rendrais encore grâce à Dieu d'avoir vécu. Toutes les fois que je suis seule, je prie, disait-elle à sa fille, il n'y a point de solitude pour ceux qui vivent en présence de Dieu, il n'y a point d'absence, pour ceux que la mort ou la distance séparent, quand ils se rencontrent dans la prière.» Elle mourut ainsi dans les bras de sa fille. Dieu n'aurait pas pu lui envoyer la foi et la piété sous la forme d'un ange consolateur, plus fait pour sanctifier le dernier adieu. Le siècle entier porta ce deuil de famille; elle n'eut ni les funérailles populaires de Mirabeau, ni les funérailles littéraires de Voltaire, mais elle eut les pieuses funérailles de fille, d'épouse, de mère, sous les chênes de Coppet, au pied du cercueil de son père, sur les bords de ce lac, en face de ces Alpes, où sa mémoire se confond à jamais avec celle de J.-J. Rousseau, son maître, de Voltaire, son voisin, de Byron, son hôte et son ami. Heureuse dans son berceau, heureuse dans sa vie, heureuse dans sa tombe.
Fille d'un ministre dont elle respira en naissant la popularité, favorite d'une nation qui flattait en elle son père, élevée sur les genoux des grands, des philosophes, des poëtes, habituée à entendre les premiers balbutiements de sa pensée applaudis comme des oracles de talent; mêlée, sans en être trop rudoyée, au commencement d'une révolution qui grandit tout ce qu'elle touche, ses apôtres comme ses victimes; abritée de la hache pendant les proscriptions par le toit paternel, au sein d'une nature poétique, écrivant dans le silence de cette opulente retraite des ouvrages politiques ou littéraires égaux aux plus beaux monuments de son siècle; ne subissant qu'un peu les inconvénients de trop de gloire, en butte à une de ces persécutions modérées qui méritent à peine le nom de disgrâce, et qui donnent à celle qui les subit la grâce de la victoire sans les rigueurs de l'adversité; vengée par l'Europe, de son ennemi, qu'elle a la consolation de voir tomber et de plaindre, remplissant le monde de son bruit, et mourant encore aimée dans son triomphe et dans son amour.
Il n'a manqué à cette femme, pour être la première des femmes d'action et des femmes de gloire, que l'échafaud de Marie-Antoinette ou de madame Roland. Et cependant, pour en revenir aux considérations qui ouvrent ce récit et qui doivent le clore: quelle est la plus grande de cette femme de bruit ou d'une femme de silence, voilant jusqu'à son âme de la chaste pudeur de son sexe, renfermée dans l'ombre de son pauvre foyer conjugal, entre un époux qu'elle aime, des enfants qu'elle élève, des vieillards qu'elle honore, des infirmes qu'elle soulage, des misères qu'elle nourrit, des talents même qu'elle sacrifie à d'humbles devoirs? Si la vanité littéraire hésite à prononcer, le bon sens et la vertu n'hésitent pas: la plus grande des deux, c'est celle qui est le plus femme, c'est-à-dire la plus obscure; car selon la juste expression d'un ancien, la gloire déplacée n'est que la plus grande des petitesses. Le grand jour, sur la femme, est contre nature; tout ce qui la dévoile la flétrit, la célébrité n'est pour elle qu'une illustre exposition. Que serait-ce qu'une femme sur la tombe de laquelle on ne pourrait écrire, pour toute épitaphe, que ce vain mot: Elle a brillé!
LIX
Cependant il faut reconnaître, pour être juste, que la vie, les œuvres et le génie de madame de Staël ont eu un autre résultat pour sa patrie et pour l'Europe, que ce bruit de son nom et cet éclat de son génie. Elle a fait home aux hommes de leur servitude; elle a protesté contre la tyrannie; elle a entretenu ou rallumé dans les âmes le feu presque éteint de la liberté monarchique, représentative ou républicaine; elle a détesté à haute voix, quand tout se taisait ou applaudissait, le joug soldatesque, le pire de tous, parce qu'il est de fer, et qu'il ne se brise pas même, comme le joug populaire, par ses propres excès; elle a donné du moins de la dignité au gémissement de l'Europe; elle a été vaincue, mais elle n'a pas consenti à sa défaite, elle n'a pas loué l'oppression, elle n'a pas chanté l'esclavage, elle n'a pas vendu ou donné un seul mot de ses lèvres, une seule ligne de sa main à celui qui possédait l'univers pour doter ses adulateurs ou pour exiler ses incrédules; elle a édifié et consolé l'esprit humain; elle a relevé le diapason trop bas des âmes; elle a trouvé dans la sienne, elle a communiqué à ceux qui étaient dignes de la lire, un certain accent antique peu entendu jusqu'à elle, dans notre littérature monarchique et efféminée, accent qui ne se définit pas avec précision, mais qui se compose de la sourde indignation de Tacite, de l'angoisse des lettres de Cicéron, du murmure anonyme du Cirque quand Antoine présente la pourpre à César, du reproche de Brutus aux dieux quand il doute de leur providence après la défaite de la cause juste, du gémissement de Caton quand il se perce de son épée pour ne pas voir l'avilissement du genre humain! Cet accent n'est pas la liberté, mais il en est comme l'âpre arrière-goût, le regret amer, la vague espérance. C'est le remords de l'esprit humain. Il rappelle qu'il y a eu une vertu publique, et que si le peuple en a perdu la formule, la langue du moins en a conservé le retentissement.
C'est là la vraie gloire de madame de Staël. Ses ouvrages peuvent périr, mais son accent reste à la langue et aux caractères. On pense à elle toutes les fois qu'on se sent dans le cœur quelque chose de libre, de fort et de grand. C'est moins et plus que de la gloire littéraire, c'est de l'écho, mais c'est un écho romain.
FIN DE L'ENTRETIEN CLIV.
Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43
CLVe ENTRETIEN
VIE DE MICHEL-ANGE
(BUONARROTI)
I
Cet homme, trop grand pour être contenu dans un seul nom d'homme, devrait porter quatre noms; car son génie et ses œuvres suffiraient à quatre éternelles mémoires.
Si vous sortez du Parthénon chrétien, le temple de Saint-Pierre de Rome, écrasé par la masse, l'immensité, la majesté, la divinité de ces édifices, véritables temples de l'infini, qui semble avoir été construit pour faire comprendre et adorer deux des attributs de Dieu, l'espace et la durée, rendus sensibles, et si vous voulez résumer en un seul nom d'homme vos impressions confuses pour reporter cette merveille à son principal auteur, c'est le nom de Michel-Ange qui tombe de vos lèvres: l'architecte de Dieu!
Si vous montez l'escalier sans marches du Vatican, comme une colline aplanie pour laisser les vieux pontifes monter sans perdre haleine au sanctuaire de leurs oracles; si vous entrez dans la chapelle Sixtine pour contempler sur ses murs et sur ses voûtes le tableau du Jugement dernier, ce poëme dantesque du pinceau, peint par un géant, où l'imagination, le mouvement, l'expression, la forme, la couleur semblent défier la création par son image, et si vous demandez quelle main de Prométhée moderne a jeté derrière lui ces gouttes d'huile pour en faire des hommes, des anges, des démons, des dieux? les murailles et les voûtes répondent par le nom de Michel-Ange.
Si vous entrez, à Florence, dans la chapelle monumentale de San Lorenzo, cette pyramide mortuaire des Pharaons de la Toscane, les Médicis; si vous levez vos yeux sur ce peuple de pierre qui semble sortir des Catacombes pour veiller éternellement sur ces sarcophages; si les deux figures du Jour et de la Nuit, l'une image vivante de la vie, l'autre image, vivante aussi, de la mort, calment comme par enchantement vos pensées terrestres, et vous font envier d'être de pierre comme elles pour respirer éternellement la majesté dédaigneuse de la vie et la mélancolie sereine de la mort; et si vous demandez à ces statues: Qui vous a taillées ou plutôt animées d'un seul jet dans le bloc? elles vous répondent: Et quel autre que le sculpteur souverain pouvait frapper de ces coups qui fendaient le rocher; Moïse du ciseau, qui au lieu de l'eau fait jaillir la pensée et la vie de la pierre? c'est Michel-Ange.
Enfin, si, en feuilletant dans les bibliothèques poudreuses du Vatican, à Rome, ou du palais Pitti, à Florence, les manuscrits du quinzième siècle, vos regards tombent sur une de ces poésies à la fois platoniques et amoureuses, où les vers, forts comme des muscles de géant, et les pensées, tendres comme des rêves de femme, respirent à la fois la virilité du buste de Brutus et la mélancolie des sonnets de Pétrarque; et si vous demandez quel était ce poëte avec lequel la plus belle, la plus poétique et la plus chaste des femmes de son siècle, Vittoria Colonna, entretenait ce commerce de cœur et de génie qui consolait l'un de sa vieillesse, l'autre de son veuvage d'un héros? Ces vers, écrits avec le fiel du Dante, les larmes de Pétrarque et les songes dorés de Platon, étaient les délassements, les mugissements ou les consolations de Michel-Ange.
Quatre hommes en un, dont le moindre est égal aux plus grands d'un siècle où tout était grand; un homme réel, et cependant un homme fabuleux, voilà Michel-Ange. Disons brièvement sa vie: elle fut longue, comme la vie de ceux à qui la Providence réserve beaucoup d'espace pour ce qu'ils ont à accomplir ici-bas.
II
Il naquit, le 6 mars 1474, dans un château du Cosentin, province de Toscane, dans le voisinage d'Arezzo. Son père, d'une famille illustre de Florence, était podestat ou gouverneur, pour les Médicis, de ce district. Il se nommait Ludovico Buonarroti-Simoni, de la maison de Canossa. Sa mère était aussi de race noble, et estimée pour l'honnêteté de ses mœurs et la dignité de sa vie dans la province. À l'expiration de ses fonctions annuelles de podestat dans le Cosentin, le père de Michel-Ange revint habiter sa maison de Settignano, où il possédait une métairie plantée de figuiers, d'oliviers et de vigne, sur une colline aux portes de Florence. C'est de cette colline que naquit la vocation sculpturale de Michel-Ange. Settignano était, comme autrefois Paros, comme aujourd'hui Carrare, une carrière de marbre où les statuaires et les architectes de Florence venaient chercher leurs blocs et où ils les faisaient ébaucher par leurs élèves et leurs ouvriers. L'enfant eut pour nourrice la femme d'un de ces carriers du village paternel. Il attribue lui-même, plus tard, son inclination pour la statuaire à ces premiers blocs qu'il voyait dégrossir dans la maison de sa nourrice et à ces outils de sculpteur avec lesquels ses petites mains jouaient dès le berceau. Les plus grandes vocations n'ont souvent pas d'autre origine. Les plus grands fleuves, à leur source, ne prennent souvent leur direction que d'un caillou qui leur ferme la route ou d'une rigole qui la favorise par la main d'un enfant sur la pente où ils doivent couler.
«Giorgio, disait-il un jour avec enjouement à son ami Vasari, à l'époque où il remplissait déjà l'Italie de son nom et de ses œuvres, si j'ai eu quelque grandeur et quelque bonheur dans le génie, cela m'est venu d'être né dans la pauvreté et dans l'élasticité de votre air des collines d'Arezzo; et c'est ainsi que je tirai, pour ainsi dire, du lait de ma nourrice, à Settignano, le ciseau et le maillet avec lesquels je fais mes figures.»
III
La famille de Ludovico Buonarroti devenue plus nombreuse avec les années, par la fécondité de sa femme, le père de Michel-Ange, pour élever ses fils, fut obligé de les mettre en apprentissage dans les manufactures de laine et de soie de Florence, qu'on appelait en Toscane les Arts, et qui, dans un pays gouverné par des artisans devenus princes, ne dérogeaient point à la noblesse des familles. Le jeune Michel-Ange, placé par son père dans une école de grammaire, tenue par Francesco d'Urbino, se refusait à toute autre étude qu'à celles auxquelles la nature et ses premières impressions d'enfance chez sa nourrice le prédestinaient. On le surprenait toujours le crayon à la main, dessinant des figures sur ses livres. Son père et ses oncles, qui voulaient violenter sa vocation et qui regardaient la sculpture et la peinture comme des métiers ignobles et mercenaires, indignes de leur sang, gourmandaient et frappaient en vain l'enfant pour le contraindre aux études, selon eux, plus nobles du commerce. Sa vocation, comme il arrive toujours, se fortifiait et s'irritait par la résistance paternelle. À la fin, le père céda, moins par conviction que par lassitude; l'enfant fut placé comme élève chez le célèbre peintre Dominico Ghirlandaïo, dont l'école était alors la première de Florence. Michel-Ange y entra à quatorze ans. Une note du livre de comptes de son père, retrouvée et conservée par les érudits toscans, ne laisse aucun doute sur ces commencements de Michel-Ange:
«Le premier jour d'avril 1588, moi, Ludovico di Buonarrota, j'ai engagé mon fils, Michel-Agnolo, chez Dominico Ghirlandaïo et David Cunado, pour trois ans, aux conditions suivantes: que ledit Michel-Agnolo, mon fils, devra rester chez ces maîtres pendant le susdit temps pour apprendre à dessiner et pour faire tout ce que ces maîtres lui commanderont; et que ces susdits maîtres lui donneront pour ces trois années vingt-quatre florins de gages, savoir: six florins la première année, huit florins la seconde, dix florins la troisième, en tout quatre-vingt-seize livres. Suit la quittance des six premiers florins. Signé: Ludovico di Lionardo di Buonarrota.»
IV
La nature sembla se venger par la rapidité et par le prodige du talent de l'enfant des résistances qu'on lui avait opposées. Il osa corriger plusieurs fois avec supériorité les ébauches du maître en son absence. À la fin de sa peinture à la coupole de Santa Maria Novella, œuvre pendant laquelle Michel-Ange avait étonné et secondé son maître, «Cet enfant en ferait déjà plus que moi!» s'écria Ghirlandaïo!
Laurent de Médicis ayant demandé un jour au grand peintre quelques jeunes gens capables de raviver la sculpture qui dépérissait en Toscane depuis la mort de Donato, Ghirlandaïo lui offrit Michel-Ange. Laurent de Médicis admit le jeune élève dans l'école de sculpture qu'il institua dans les jardins de son palais, sous la direction d'un vieillard survivant de l'école de Donato.
Le ciseau, que Michel-Ange n'avait jamais manié depuis la maison de sa nourrice, égala en peu de jours dans ses mains les prodiges de son pinceau chez Ghirlandaïo. Laurent de Médicis, témoin des jeux de ce génie enfant, qui dépassait du premier jet ses modèles et ses maîtres, se prit d'une tendre et paternelle admiration pour Michel-Ange; il lui donna une chambre dans son propre palais; il l'admit à sa table, où Laurent le Magnifique, entouré de ses enfants, des poëtes, des savants, des philosophes, des artistes les plus renommés de la république, prolongeait dans la nuit les entretiens dignes des temps de Périclès, pour faire rejaillir jusque sur le père de Michel-Ange les bontés qu'il avait pour le fils. Il donna à Ludovico Buonarroti un emploi lucratif dans l'administration de la république. Le fils avait un traitement fixe et cinq ducats d'or par mois, et de temps en temps des présents magnifiques, parmi lesquels Michel-Ange cite un riche manteau brodé pareil à ceux que Laurent donnait à ses propres fils.
La mort de Laurent de Médicis, en 1492, interrompit cette douce familiarité de Michel-Ange avec le Périclès de l'Italie et le renvoya à la maison de son père. Les chefs-d'œuvre que le jeune statuaire avait exécutés pendant ces quatre années avaient fait oublier Donato; les Médicis, grâce à lui, avaient retrouvé dans le marbre on ne sait quoi de moins harmonieux, mais de plus grandiose que la statuaire grecque, et de plus grec que la statuaire romaine. L'art toscan était né de la pensée et de la main de cet enfant. Le génie de la sculpture étrusque, mystère dans son passé, mystère à sa renaissance, apparaissait au monde comme un phénomène de l'esprit humain qui ne sera jamais expliqué. La beauté des marbres de Michel-Ange et de son école tient plus de la Fable que de l'histoire et de la Divinité que de la nature. Phidias dessine plus correctement et proportionne plus suavement ses ligures à la taille et aux contours des modèles parfaits que lui fournit l'Attique ou l'Ionie, ces deux terres de la beauté virile et de la beauté féminine. Michel-Ange conçoit, imagine, rêve toujours un peu plus grand et un plus beau que nature. La ligne droite, base fondamentale de ses statues, depuis l'orteil jusqu'au sommet de la tête, est plus longue et plus élancée que la ligne grecque; les inflexions, plus hardies et plus étranges de cette ligne donnent aux traits, aux formes et aux mouvements de ses statues des nervures, des attitudes, des torsions, des majestés, des hardiesses qui dressent l'homme plus haut sur ses pieds et qui semblent faire escalader l'art jusqu'au ciel. Et cependant cette légère exagération de la stature étrusque n'altère ni la réalité ni la beauté, elle les dépasse. Phidias humanise l'idéale beauté, Michel-Ange la transfigure et la divinise. Voilà le caractère des deux sculpteurs les plus accomplis des deux plus grands siècles: celui de Périclès, celui de Léon X; l'un est un homme, l'autre est un géant; l'un a plus de perfection, l'autre a plus de race; l'un charme, l'autre éblouit; l'un est la nature, l'autre est le miracle. Dire quel est le plus accompli des deux, c'est facile; mais dire quel est le plus grand, nul ne l'oserait sans craindre de blasphémer dans l'un l'imitation de la nature, dans l'autre l'imagination du surnaturel.
Tel apparut, dès le premier coup de ciseau, Michel-Ange aux Médicis. En exhumant, comme ils le faisaient par leurs agents en Morée, les chefs-d'œuvre enfouis de l'art grec, ils avaient trouvé mieux que des statues mortes, ils avaient trouvé la statuaire vivante dans ce jeune nourrisson des carrières de Settignano.
V
Pierre de Médicis, qui venait de succéder à Laurent le Magnifique et qui avait contracté une amitié de jeune homme avec le commensal des jardins et du palais de son père, continua sa faveur à Michel-Ange; il lui commanda différents bas-reliefs; il se fit même un jeu de son génie et lui fit exécuter, un jour d'hiver, une gigantesque statue de neige pour décorer ses jardins. Un rayon de soleil fondit ce chef-d'œuvre. Mais la fécondité de Michel-Ange, égale à celle de la nature, prodiguait la conception comme la nature prodiguait la matière. Neige ou bronze, tout lui était indifférent, pourvu qu'il enfantât ce qu'il avait conçu. Les Florentins pleurèrent cependant le chef-d'œuvre de neige. Mais Michel-Ange les consola par un crucifix en bois pour l'autel de l'église du Saint-Esprit. Le prieur de ce monastère, pour faciliter au jeune artiste la représentation de la mort divine, prêta à Michel-Ange la clef des salles où l'on exposait les cadavres de la paroisse avant la sépulture. C'est dans ces salles funèbres que Michel-Ange, enfermé pendant les nuits, étudiait, à la lueur de la lampe des morts, cette anatomie du corps humain dans tous les âges qui devint comme la charpente cachée de ses statues.
Tout lui promettait la richesse et la gloire sous les auspices des Médicis, ses patrons dans sa patrie, quand les Médicis eux-mêmes, expulsés de Florence par une révolution populaire, emportèrent avec eux la fortune de leur protégé. Michel-Ange, craignant les ressentiments du peuple contre les familiers de ceux qu'on appelait les tyrans de la patrie, s'évada de Florence et se réfugia d'abord à Bologne, puis à Venise. N'ayant trouvé à Venise ni protection ni travail, il revint à Bologne; on l'y jeta en prison comme un aventurier qui n'avait ni passe-port ni répondant. Un des membres du gouvernement, Aldovrandi, s'intéressa à sa jeunesse, le délivra de sa captivité et lui donna pendant un an l'hospitalité dans son palais. C'est dans la familiarité d'Aldovrandi, passionné pour la littérature, que le jeune Florentin s'exerça à la poésie en lisant à son hôte, charmé de son accent toscan, les vers de Dante, de Pétrarque et la prose de Boccace. Cet exil, qui reposait sa main et cultivait son esprit, cessa par un retour de fortune des Médicis rentrés à Florence. Michel-Ange y rentra avec eux. Une épreuve ingénieuse et involontaire de son talent le conduisit bientôt après à Rome. Il avait sculpté secrètement pour un riche Milanais, nommé Baldossari, un Amour endormi, qui fit l'admiration de son Mécène. Baldossari, ravi de cette œuvre, la porta à Rome, la fit enfouir dans une de ses vignes, voisine de Rome; puis, l'ayant fait découvrir comme par hasard dans une fouille, toute souillée et toute mutilée, la fit offrir au cardinal de Saint-Georges comme une statue antique. Le cardinal, dupe du subterfuge, n'hésita pas à la payer deux cents écus romains; mais, ayant été bientôt informé de la vérité, il perdit avec son illusion toute son admiration pour la statue. Elle fut vendue sous son véritable nom au duc de Valentinois, qui en fit présent à la duchesse de Mantoue, où elle est restée depuis, plus admirée qu'une œuvre antique. Les Romains raillèrent cruellement le cardinal, mauvais juge du mérite intrinsèque des œuvres d'art, et qui appréciait par la date ce qui doit être apprécié par le ciseau. La réputation de Michel-Ange se répandit rapidement à Rome par le bruit que fit cette supercherie de Baldossari. Le barbier du cardinal de Saint-Georges, qui se mêlait de peinture, employa le pinceau de Michel-Ange à corriger et à perfectionner ses misérables ébauches. Michel-Ange en fit des chefs-d'œuvre. Le barbier lui paya bien sa gloire usurpée. Le cardinal Borano lui commanda un groupe en marbre représentant le Christ mort descendu de la croix par les saintes femmes, œuvre que ne pensera jamais à rivaliser, dirent les artistes romains, aucun statuaire, en dessin, en grâce, en maniement assoupli du marbre. La mort, ajoutèrent-ils, n'y fut jamais aussi morte! C'est un vrai miracle qu'en si peu de temps la pierre informe et brute se soit transfigurée en une telle perfection de vie, d'attitude, d'expression, de langueur, de pathétique et de piété.
Ce groupe fut placé dans le temple de Mars, devenu un sanctuaire de la Vierge. Les Romains et les étrangers s'y rendaient en masse pour l'admirer. Michel-Ange, pour étudier sur l'impression de la multitude les beautés ou les imperfections de son œuvre, se confondait quelquefois, inconnu, au milieu de la foule. Il entendit un jour deux étrangers qui attribuaient, par ignorance, ce groupe au ciseau d'un autre sculpteur romain; bien que Michel-Ange n'eût pas l'habitude de marquer ses œuvres d'un autre signe que leur immortelle perfection, il craignit cette fois que le temps ou l'erreur populaire ne lui dérobât sa gloire, et, rentrant la nuit dans la chapelle, il grava son nom en petits caractères sur l'étroite ceinture qui retient la robe de la Vierge au-dessous du sein.
VI
Rappelé à cette époque par les magistrats de Florence, il enrichit pendant quelques années les monuments de sa patrie de marbres immortels. Sans rival déjà parmi les sculpteurs du siècle, il rivalisait en se jouant les maîtres de la peinture, indifférent à l'instrument et à la matière, pourvu qu'il reproduisît la forme, l'attitude, le contour ou la couleur en toute chose créée ou pensée. Au lieu de parole, la nature semblait lui avoir donné le dessin, hiéroglyphe vivant et universel de la création. L'époque lui réservait à égaler ou à vaincre tour à tour les deux artistes les plus inimitables et les plus invincibles des siècles modernes: Léonard de Vinci et Raphaël d'Urbin; Léonard de Vinci appelé de Milan à Florence pour peindre à fresque la vaste salle du conseil, dans le palais d'État. Le gonfalonier de Florence, Sadevini, fier de son compatriote, donna à peindre à Michel-Ange la moitié de la même salle en concurrence avec Léonard de Vinci. Michel-Ange y peignit les scènes nationales de la guerre des Florentins contre Pise. Le dessin du tableau principal qu'il composa pour lutter face à face avec Léonard représentait une alerte imaginaire de l'armée florentine surprise par l'approche des Pisans pendant une halte au bord de l'Arno, où les soldats se baignaient après une longue marche. Cette ingénieuse invention du sujet fournissait à Michel-Ange l'occasion et le prétexte d'exceller dans la représentation du nu et de peindre des hommes au lieu de peindre des vêtements. Les écrivains florentins décrivent ce carton de Michel-Ange comme un poëme national, prélude du poëme universel de son Jugement dernier, et nullement inférieur à ce prodige du crayon et du pinceau:
«Pendant que les soldats sortaient en hâte des ondes ruisselantes sur leurs membres, on voyait parmi eux, dit Vasari, par la main divine de Michel-Ange, la figure d'un vétéran qui, pour s'ombrager du soleil pendant le bain, s'était coiffé la tête d'une guirlande de lierre, lequel s'étant accroupi sur le sable pour remettre sa chaussure que l'humidité de ses jambes empêchait de glisser sur sa peau, et entendant en même temps les cris de ses compagnons et le roulement du tambour appelant aux armes, se hâtait pour faire entrer de force son pied dans sa chaussure mouillée; en outre, ajoute Vasari, que tous les muscles et tous les nerfs du vétéran se dessinaient en saillie dans l'effort, toute sa physionomie exprimait son angoisse, depuis la bouche jusqu'à l'extrémité de ses pieds. On y voyait encore des tambours, des sonneurs de clairons, et d'autres figures innombrables, leurs habits empaquetés sous le bras, qui couraient tout nus vers la mêlée, et des attitudes pittoresques s'y prêtaient à tous les jeux du pinceau, les uns debout, les autres agenouillés, ceux-ci pliés en deux, ceux-là se relevant de terre, tous formant des groupes admirablement combinés pour faire éclater la supériorité de l'artiste dans cette partie de l'art. Aussi tous les hommes de cette profession resteront-ils stupéfaits d'admiration en contemplant cette extrémité de l'art atteinte et dépassée par l'ébauche de ce tableau que Michel-Ange leur découvrit; d'où ceux qui contemplèrent ces figures surnaturelles confessèrent unanimement que jamais, ni de la main d'aucun artiste, ni de la main de Michel-Ange lui-même, rien n'avait jamais été vu qui attestât par aucun génie une telle divinité de l'art.
«Et certes, poursuit le commentateur florentin, on peut les croire, car, quand le carton eut été terminé et exposé comme modèle à Rome, dans la salle du pape, tous ceux qui étudièrent ce chef-d'œuvre et qui s'efforcèrent d'y copier la nature, excellèrent dans leur art, tels que Sangallo, Ghirlandaïo, Bandinelli, André del Sarto, et enfin Raphaël d'Urbin. Et c'est pour cela que cette merveille, devenue ainsi un objet d'étude et de reproduction éternel pour les artistes du dessin, fut transportée au palais des Médicis, dans la grande salle d'en haut, d'où il arriva que livré avec trop de confiance aux mains des artistes, on négligea de le surveiller pendant la maladie de Julien de Médicis, et il fut lacéré par eux en plusieurs lambeaux dont chacun emporta ici et là une relique dans toutes les villes d'Italie!
VII
La renommée de Michel-Ange s'accrut tellement à Rome par le groupe de la Pieta et à Florence par ce tableau et par ses marbres, qu'à la mort d'Alexandre VI et à l'avénement de Jules II au pontificat, ce pape l'appela immédiatement à Rome pour lui confier l'exécution de son propre tombeau. Le goût des arts était tellement universel à cette époque en Italie, qu'un tombeau de marbre, sculpté par la main d'un Phidias moderne, paraissait un monument suffisant à tout un règne et que les papes, à l'exemple des Pharaons, croyaient construire eux-mêmes leur mémoire en construisant, dès leur couronnement, leur sépulcre.
Michel-Ange, qui n'avait encore que vingt-neuf ans, accourut à Rome, heureux d'avoir été choisi pour associer sa propre mémoire dans un monument impérissable à celle d'un souverain de Rome et du pontife de toute la chrétienté. On voit, dans la suite de la vie de Michel-Ange, que ce tombeau, conçu, commencé, interrompu, repris, abandonné, presque achevé, jamais fini, fut l'œuvre capitale et favorite du grand artiste, le rêve, le réveil, l'espoir et le désespoir de sa vie, poëme de marbre dont les vicissitudes du sort déchiraient les pages à mesure qu'il les avait composées et qu'il s'efforçait de les réunir. Le pape, ébloui lui-même du plan de ce sépulcre monumental et animé de statues vivantes dont Michel-Ange lui présenta le modèle, sentit s'élargir en lui son orgueil posthume aux proportions du génie de son statuaire. Il ne trouva que l'église de Saint-Pierre de Rome d'assez solennelle et d'assez sainte pour contenir ce tombeau, et il résolut, de ce jour-là, d'agrandir le temple pour envelopper le sépulcre. En plaçant sa cendre à côté de celle des apôtres et sous la consécration de l'art, il crut la consacrer deux fois au respect de l'avenir. Il se hâta, quoique très-jeune encore, d'envoyer Michel-Ange à Carrare pour faire excaver et transporter à Rome les blocs de marbre nécessaires à l'immensité du monument. Michel-Ange passa huit mois dans les montagnes de Carrare, ébloui des masses et de l'éclat du marbre où il taillait en imagination des poëmes de pierre, restés faute d'argent et de temps dans les grottes de Carrare. Il embarqua sur la mer et il fit remonter par le Tibre jusqu'à Rome une telle quantité de blocs de marbre, que la place entière de Saint-Pierre, plus vaste alors qu'aujourd'hui avant la construction des colonnades, en fut couverte comme une carrière. Les Romains étonnés se demandaient quelles mains pouvaient mouvoir et quelle pensée ordonner ces débris de montagnes de marbre jonchant le sol, sous l'ombre du môle d'Adrien!
VIII
Michel-Ange s'était construit un atelier pour tailler les statues de sa main sur ce champ de bataille. Le pape se plaisait à voir le génie du plus grand artiste de l'Europe travailler à sa propre immortalité. Pour venir plus commodément et plus familièrement assister au travail de son statuaire, il avait fait construire un pont-levis couvert par lequel il venait, sans être vu, du Vatican à l'atelier. La description du tombeau de Jules II, tel que Michel-Ange l'avait conçu, serait tout un poëme funéraire et demanderait des pages sans nombre. Qu'on imagine l'invention libre dans la tête de Michel-Ange, les trésors de la catholicité à sa disposition, le ciseau dans sa main, le pape devant lui applaudissant à sa propre apothéose. La mort de Jules II devança le sépulcre. Le ciseau tomba de la main de Michel-Ange. Des nombreuses statues qui devaient surmonter les corniches et décorer les quatre faces du tombeau, douze seulement étaient ébauchées, quatre achevées, deux accomplies. L'une de ces deux statues symboliques représentait dans saint Paul l'Action; l'autre dans Moïse, la contemplation ou la législation de l'homme d'État. La statue colossale de Moïse, dont la tête, reproduite depuis dans toutes les langues du dessin, s'est gravée dans la pensée des hommes comme une œuvre de la nature, n'a pas besoin d'être décrite pour être immortelle. C'est le confident de la sagesse et de la terreur de Jéhovah, le Jupiter Tonnant de l'Olympe biblique, la crainte de Dieu rendue visible aux hommes, l'autorité de la loi attestée par l'éclair de l'illumination, le commandement divin, infaillible et absolu fait homme, mais conservant dans son humanité la majesté du Dieu qu'on sent derrière l'homme. Il est assis comme l'éternité: d'une main, il tient les lois, symbole de la société; de l'autre il tient sa barbe touffue, symbole de la force; cette barbe descend en ondes si épaisses, si prodigues et si harmonieusement tressées sur sa poitrine, qu'on croit voir découler dans la multitude des tresses, des ondes, des poils qui les composent, la multitude innombrable des générations du peuple de Dieu. Elle est évidemment dans la pensée de Michel-Ange une allusion à l'ordre dans l'infini. Quant au rayonnement de la face; quant à cette terreur d'intelligence qu'elle inspire au regard; quant à ce reflet de divinité que le visage semble avoir contracté dans le commerce divin avec le feu du buisson, tout cela est tellement surhumain qu'on est tenté de s'écrier, comme le commentateur italien de cette statue, avec les Hébreux éblouis: «Mettez un voile sur votre face, car nous ne pouvons en supporter l'éclat!» C'est l'Apollon hébraïque, mais un Apollon mûr, impérieux, redoutable, qui commande et qui tue au lieu d'inspirer. Jamais l'esprit de la Bible ne prit un corps plus imposant dans un bloc de pierre. C'est que Michel-Ange lui-même était le prophète de la pierre; dans un autre âge, cet homme aurait taillé des dieux.
Les juifs de Rome trouvèrent la figure de leur législateur tellement divinisée par Michel-Ange, qu'ils ne cessèrent plus, depuis le jour où la statue fut dévoilée au public, d'aller le jour du sabbat contempler leur prophète transfiguré en marbre avant le jour de la suprême transfiguration.
Quarante statues de marbre dessinées et taillées par Michel-Ange devaient personnifier, à la suite du Moïse, l'Ancien et le Nouveau Testament évoqués autour du tombeau du dernier pontife.
IX
Le caractère de Michel-Ange participait de la fougue de son génie; la porte du Vatican lui ayant été refusée un jour que le pape avait interdit l'accès de ses appartements à ses familiers, il s'évada de Rome, fil vendre ses meubles et ses habits, abandonna tous ses travaux entrepris et se réfugia à Florence. La réconciliation entre le pape et lui se fit, avec un redoublement de crédit et de faveur, à Bologne, au prix de quelques chefs-d'œuvre de plus que Michel-Ange exécuta dans cette ville pontificale, pendant le séjour du pape.—«Il faut bien que je vienne à toi, lui dit le souverain pontife, puisque tu t'obstines à ne pas revenir toi-même à moi!»
Les rivaux de Michel-Ange, et principalement Bramante, l'architecte primitif de Saint-Pierre de Rome, étaient jaloux de l'empire universel que Michel-Ange usurpait sur toutes les œuvres monumentales du règne. Ils persuadent au pape de suspendre l'œuvre du tombeau et de charger Michel-Ange de peindre la voûte de la chapelle Sixtine. Ils espéraient que son infériorité en peinture devant Raphaël et son école, ruinerait le crédit du grand sculpteur. Michel-Ange, qui flairait le piége, ajourna longtemps l'exécution des ordres du pape; à la fin, la colère de son protecteur ne lui laissa plus d'excuse. Quinze mille écus romains lui furent assignés pour les frais et pour la récompense de cet immense travail. Michel-Ange fit venir de Florence à Rome les meilleurs peintres à fresque de la Toscane pour l'assister dans son œuvre; mais bientôt, mécontent de leur pinceau trop inégal à son génie, il les congédia tous et, s'enfermant dans la vaste enceinte dont il fit murer les portes à l'exception d'une étroite issue dont il emportait la clef, il conçut, dessina et peignit seul ce poëme de l'infini qu'il avait osé tenter. L'univers connaît cette chapelle du Vatican, dont les murs et les voûtes, animées et colorées par le pinceau d'un seul homme, semblent avoir été changés par un Verbe créateur en monde des vivants et en monde des morts, comparaissant dans toutes les attitudes de la terre, de l'enfer et du ciel, sous les regards de la Trinité divine qui évoque son œuvre pour la juger.
Si jamais l'imagination d'un mortel se jouant des formes et des couleurs pour reproduire la création par l'image, donna quelque idée de la conception divine se jouant dans sa puissance créatrice des temps, des espaces, des éléments, des êtres naissant et disparaissant sous ses yeux, c'est dans ce monde du pinceau de la chapelle Sixtine qu'il faut chercher, bien plus que dans la Divine Comédie de Dante, cette divine comédie de l'infini. Quand on promène ses regards autour de cette salle du Jugement dernier, de la base aux murailles, des corniches à la voûte, on éprouve un vertige des yeux tout à fait semblable à ce vertige de l'âme éprouvé par la pensée, quand, dans une nuit sereine et profonde, on se plonge dans l'infini du firmament, dont les avenues d'étoiles illuminent la voie en reculant sans cesse le fond. On commence par le trouble, on arrive à l'enthousiasme, on finit par l'anéantissement. Michel-Ange a dépassé l'homme; il est devenu là le Prométhée de l'imagination; le poëme vainement ébauché par le Dante, il l'a accompli avec le pinceau. La voûte chante mieux que les chantres de l'autel l'Hozanna visible et palpable de la création.
X
Le peintre, pendant cette longue gestation et ce long enfantement du chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre, avait tellement le sentiment du mystère et, pour ainsi dire, de la divinité de sa peinture qu'il ne permettait pas même au pape de venir la profaner d'un regard curieux. À la fin, le pontife, impatienté de cette longue attente, viola l'enceinte, fit renverser les échafaudages, déchirer les toiles qui masquaient la voûte et jeta une longue exclamation de joie et d'admiration. Bramante pâlit de terreur; Raphaël, qui s'était glissé dans la chapelle, confondu dans la suite du pape, oublia tout ce qu'il avait appris jusqu'à ce jour et comprit que la force faisait partie de la beauté, dans l'art comme dans la nature. En artiste souverain qu'il était lui-même, il ne conçut pour toute envie qu'une émulation respectueuse pour un génie qui n'éclipsait pas le sien, mais qui l'illuminait d'une révélation nouvelle. Il rentra dans son atelier et peignit les prophètes et les sibylles où l'on sent, si l'on ose ainsi parler, l'accent biblique, viril, héroïque de Michel-Ange. Bramante voulut en vain obtenir du pape que Raphaël fût admis à peindre dans la chapelle non encore terminée la façade opposée à celle du Jugement dernier. Michel-Ange s'indigna contre Bramante, qui voulait atténuer une gloire par une autre; Raphaël éluda modestement lui-même ce défi, le pape ne consentit pas à dégrader le talent qui faisait l'éclat de son règne. Michel-Ange en deux ans acheva son œuvre. Les siècles ne l'effaceront ni ne la renouvelleront jamais. Michel-Ange y avait perdu son temps, sa fortune et ses yeux; sa vue resta plusieurs années affaiblie par l'attitude forcée de la tête, qu'il avait dû renverser en peignant la voûte. Tout grand ouvrier en philosophie, en religion, en politique ou en art, laisse de sa vie dans son œuvre. L'homme n'a que lui-même à dépenser dans ce qu'il fait. Mais la renommée de Michel-Ange éclata de la chapelle Sixtine comme une illumination du Vatican. L'Italie et l'Europe furent pleines de son nom. Il n'y eut plus de miracles qu'on n'attendît de lui.
XI
Léon X, qui succéda peu de temps après à Jules II, était un de ces jeunes Médicis que Michel-Ange avait familièrement fréquentés dans son enfance. Ce pape, plus athénien que romain, était le Périclès naturel de cet autre Phidias. Il fit suspendre une seconde fois à Michel-Ange l'achèvement du tombeau de Jules II et l'envoya à Florence pour bâtir et décorer l'église funéraire de San Lorenzo, ce tombeau de sa propre famille. Être enseveli dans un temple et dans des sarcophages décorés de la main de Michel-Ange paraissait aux Médicis une fortune dans la postérité égale à leur fortune dans le temps. La terre donne des empires; le ciel seul donne la gloire aux règnes. Cette gloire est dans les grands hommes qui les illustrèrent. Le siècle de Léon X ou des Médicis égalait, à cet égard, celui de Périclès. L'Italie, sous leurs auspices, avait une seconde fécondité du printemps, supérieure, en ce qui concerne les arts, à celui d'Auguste. La Rome d'Auguste imitait lourdement la Grèce; la Rome de Léon X et la Florence des Médicis inventaient un art, une poésie, une philosophie plus attiques que la Rome des Césars; on peut même ajouter plus italiennes encore qu'attiques. C'était une floraison de l'esprit humain plus luxuriante sur des ruines; un confluent du paganisme retrouvé et du christianisme; confluent étrange et adultère, sans doute, mais productif pour l'imagination, pour l'art et pour la littérature, comme ces unions illicites, plus fécondes souvent que les unions légales, le vice même, la licence des dogmes, des idées, des mœurs y favorisant les libertés du génie; phénomène étrange entre tous les grands siècles! L'absence d'idée fondamentale et créatrice et le désordre d'idées incohérentes semblaient par ses aberrations mêmes y grandir l'esprit humain. L'éclectisme païen, déiste, chrétien, universel, n'ayant pour foi que le beau, pour gloire que l'art, pour culte que des pompes, pour morale que le plaisir sous les auspices d'un pontife lettré versant à l'Italie renaissante les tributs du monde; tel était le caractère du siècle de Léon X. Si le scepticisme osait jamais revendiquer son siècle, on ne pourrait lui contester celui-là; il fut la grande orgie de la pensée italienne, bruyant, éclatant, scandaleux et court, comme une orgie entre des tombeaux; une grande débauche de l'esprit humain; mais du sein de cette débauche, il jeta une lueur immense sur la terre et il laissa dans les lettres et dans les arts plus de monuments que les dix siècles de barbarie qui l'avaient précédé et que les quatre siècles de civilisation disciplinée qui l'ont suivi: argument bizarre, mais argument sans réplique en faveur des libertés et des licences même de la pensée. Si la morale en souffrit, l'imagination en profita. Ce fut sur la jeunesse du christianisme, la puberté du moyen âge, le jubilé donné par la papauté au monde.
XII
Michel-Ange, revenu à Florence dans toute la force de ses années, de sa renommée, de sa faveur chez les Médicis et de son génie, s'y consacra tout entier à ses tombeaux de San Lorenzo. Il était dans sa destinée d'avoir pour monuments des sépulcres, depuis celui de Jules II non achevé, et celui des Médicis qu'il allait construire, jusqu'à celui de l'apôtre saint Pierre qu'il devait bientôt élever dans le ciel.
La mort de Léon X, ce patron de l'art, suspendit encore une fois les conceptions ébauchées de Michel-Ange pour la construction des tombeaux des Médicis à San Lorenzo. Pendant le court pontificat d'Adrien VII, l'artiste découragé ne rentra pas à Rome. Il s'occupa silencieusement dans ses ateliers de Florence de tailler quelques-unes des quarante statues qu'il avait dessinées sous Jules II pour le monument de ce pape. Mais Clément VII, aussi fervent que Léon X pour l'embellissement de la capitale du monde chrétien, ne tarda pas à rappeler à Rome l'homme que la Providence semblait avoir marqué de son sceau pour devenir l'Esdras du catholicisme. Le pape, après un long entretien avec lui sur l'agrandissement de Saint-Pierre de Rome, lui permit d'aller mûrir ses idées sur cet édifice en achevant à Florence les tombeaux des Médicis commencés. Ce fut alors que Michel-Ange sculpta pour les sépulcres de Julien et de Cosme de Médicis les quatre statues du Jour et de la Nuit, du Crépuscule et de l'Aurore. «Statues, dit Vasari, qui, par la beauté accomplie des formes, par la majesté des attitudes, par la nature surhumaine des physionomies et par la perfection du travail du marbre devenu chair et muscles sous ses mains, suffiraient pour reporter l'art à son apogée, si les vestiges de l'antiquité n'existaient pas.» On reste frappé de stupeur en admirant, à côté de ces statues symboliques, les deux célèbres figures de Laurent et de Julien de Médicis; l'une, appelée le Penseur, parce que jamais la mélancolie muette de la méditation ne fut gravée en ombres plus transparentes et plus mouvantes sur une physionomie humaine; l'autre appelée le Guerrier parce que jamais la mâle beauté du soldat ne revêtit une expression à la fois plus calme et plus fière. Nous avons éprouvé bien souvent nous-même, aux différentes heures de la journée qui diversifient l'effet de l'ombre ou de la lumière sur ces marbres, la magie du ciseau de Michel-Ange autour de ces tombeaux. À l'exception de quelques tronçons des marbres de Phidias dorés par le soleil levant de l'Attique sur le fronton du Parthénon, aucun sculpteur ne transmit jamais mieux à nos sens et à notre âme la vie immortelle du marbre et la pensée immatérialisée dans la matière. Quiconque a passé seul une heure à San Lorenzo, dans la chapelle des tombeaux, au lever ou au déclin du jour, peut dire qu'il a respiré l'âme de Michel-Ange et qu'il s'est entretenu avec le grand mort qui revit éternellement de la vie de ses marbres.
La statue incomparable de l'Aurore qui se réveille et celle de la Nuit qui songe en s'assombrissant ont inspiré aux poëtes des apostrophes lyriques, célèbres dans la littérature de tous les temps. La poésie, qui cherche ses images dans la nature, a trouvé cette fois l'art assez surnaturel pour lui emprunter ses similitudes. Le colosse de Memnon, en Égypte, n'a pas inspiré aux poëtes plus d'illusions que la statue du Penseur, que celle de la Nuit ou que celle de l'Aurore.
Peu de jours après que ces marbres furent découverts, on trouva les vers suivants gravés sur le socle de la statue de la Nuit: