Cours familier de Littérature - Volume 27
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Title: Cours familier de Littérature - Volume 27
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: July 10, 2015 [eBook #49409]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
REVUE MENSUELLE
XXVII
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE
UN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. DE LAMARTINE
TOME VINGT-SEPTIÈME
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR
9, RUE CAMBACÉRÈS (ANCIENNE RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43)
1869
CLVIIe ENTRETIEN
MARIE STUART
(REINE D'ÉCOSSE)
(SUITE ET FIN.)
XXIV
Le matin sema l'horreur avec le bruit de ce meurtre dans le peuple d'Édimbourg. L'émotion fut telle, que la reine crut devoir quitter Holyrood et se réfugier dans la citadelle. Elle fut insultée par les femmes en traversant les rues; des affiches vengeresses couvraient déjà les murs, invoquant la paix sur l'âme de Darnley, la vengeance du ciel sur sa criminelle épouse. Bothwell, à cheval, l'épée à la main, parcourut au galop les rues en criant: «Mort aux séditieux et à ceux qui parlent contre la reine!» Knox monta pour la dernière fois à la tribune sans se laisser intimider, et s'écria: «Que ceux qui survivent parlent et vengent!» Puis il secoua la poussière de ses pieds, sortit d'Édimbourg et se retira au milieu des bois, dans une cabane de bûcheron, pour attendre ou le supplice ou la vengeance!
XXV
Telle fut la mort de Darnley; jusque-là on pouvait soupçonner la reine, on ne pouvait la convaincre. La suite ne laissa aucun doute sur sa participation. En épousant le meurtrier, elle adoptait le crime.
La sédition une fois calmée, elle afficha dans Holyrood la douleur avec le deuil d'une épouse. Elle resta quatorze jours enfermée dans ses appartements, sans autre clarté que celle des lampes. Bothwell fut accusé de régicide devant les juges d'Édimbourg par le comte de Lennox, père du roi. Le favori, soutenu par son audace, par la reine et par les troupes toujours dévouées à celui qui règne, parut en arme devant les juges et imposa insolemment l'absolution; il montait ce jour-là un des chevaux favoris de Darnley, que le peuple reconnut avec horreur sous son assassin. La reine, de son balcon, lui fit un geste d'encouragement et de tendresse. L'ambassadeur de France surprit ce geste et transmit à sa cour l'indignation qu'il en ressentit.
XXVI
«La reine est folle, écrit, à la même époque, un des témoins de ces scandales de passion, tout ce qui est infâme domine maintenant à cette cour, que Dieu nous sauve! Bientôt la reine épousera Bothwell; elle a bu toute honte: «Peu m'importe, disait-elle hier, que je perde pour lui, France, Écosse, Angleterre! Plutôt que de le quitter, j'irai au bout du monde avec lui en jupon blanc.» Elle ne s'arrêtera pas qu'elle n'ait tout ruiné ici; on lui a persuadé de se laisser enlever par Bothwell pour accomplir plus tôt leur mariage; c'était chose concertée entre eux avant le meurtre de Darnley dont elle est la conseillère et lui l'exécuteur.»
C'était le langage d'un ennemi, mais l'événement justifia bientôt après la prophétie de la colère. Quelques jours après, le 24 avril, comme elle revenait de Stirling, où elle avait été visiter son fils élevé loin d'elle, Bothwell, avec un groupe de ses amis en armes, l'attendit au pont d'Almondbridge. Il descendit de cheval, prit respectueusement la bride de celui de la reine, feignit une légère violence, et la conduisit, captive volontaire, dans son château de Dunbar, dont il était gouverneur comme lord des frontières. Elle y passa huit jours avec lui, comme si elle eût subi le rapt et la violence, et revint le 8 mai avec lui à Édimbourg, résignée désormais, disait-elle, à épouser par consentement celui qui avait disposé d'elle par force. Cette comédie ne trompa personne, mais sauva à Marie Stuart la honte d'épouser par choix l'assassin de son mari. Bothwell, indépendamment du sang qui tachait ses mains, avait trois autres femmes vivantes. Il en fit disparaître deux par or ou par menaces, et divorça avec la troisième, lady Gardon, sœur de lord Huntly. Il consentit, pour obtenir le divorce, à se laisser condamner pour adultère. Les poésies de Marie Stuart adressées à cette époque à Bothwell, prouvent sa jalousie contre cette femme répudiée, mais encore aimée:
..........
... Ses paroles fardées,
Ses pleurs, ses plaincts remplis de fiction,
Et ses hauts cris et lamentation,
Ont tant gagné que par vous sont gardées
Ses escrits où vous donnez encor foy.
Aussi l'aymez, et croyez plus que moy.
Vous la croyez, las! trop je l'apperceoy,
Et vous doubtez de ma ferme constance.
Ô mon seul bien et ma seule espérance,
Et ne vous puis asseurer de ma foy.
Vous m'estimez légère que je voy,
Et si n'avez en moy mille asseurence,
Et soupçonnez mon cœur sans apparence,
Vous défiant à trop grand tort de moy.
Vous ignorez l'amour que je vous porte,
Vous soupçonnez qu'aultre amour me transporte,
Vous estimez mes paroles du vent,
Vous dépeignez de cire, hélas! mon cueur,
Vous me pensez femme sans jugement,
Et tout cela augmente mon ardeur.
..........
Mon amour croist, et plus en plus croistra,
Tant que vivray ....
..........
Comment, après de tels aveux, gravés pour l'immortalité poétique, calomnier une reine qui se calomnie ainsi de sa propre main?
Elle ne refusait à Bothwell qu'une chose: la tutelle et la garde de son fils enfermé à Stirling. Des luttes terribles et retentissantes eurent lieu à Holyrood, la veille même de la cérémonie du mariage, entre la veuve et l'assassin du mari. L'ambassadeur de France en avait entendu le bruit. Bothwell avait insisté; la reine, obstinée dans sa résistance, avait demandé à grands cris un poignard pour se tuer. «Le lendemain, à la cérémonie, écrit l'ambassadeur, je m'aperçus d'étranges nuages de physionomie entre elle et son mari, ce qu'elle me voulut excuser en me disant que, si je la voyais triste, c'était pour ce qu'elle n'avait pas sujet de se réjouir, ne désirant que la mort!»
L'expiation commençait, mais l'amour consumait plus que l'ennui. Son ami Bothwell fut roi. Une ligue d'indignation, formée entre les grands d'Écosse contre elle et Bothwell, se noua contre les deux régicides. Les lords, confédérés pour venger le trône ensanglanté et déshonoré, se rencontrèrent, le 13 juin 1567, en face des troupes de Bothwell et de la reine, à Corberry-hill; le courage avait abandonné leurs partisans avant la bataille. Ils furent défaits; Bothwell, couvert de sang, rapprocha son cheval de celui de la reine, au moment où tout espoir de fuite était déjà perdu pour eux. «Sauvez votre vie, lui dit la reine, il le faut pour moi; nous nous retrouverons dans un temps plus heureux!» Bothwell voulait mourir. La reine insistait avec larmes. «Me garderez-vous fidélité, Madame, lui dit-il avec un accent de doute, comme à un mari et à un roi?—Oui! dit la reine, et, en signe de ma promesse, voici ma main!» Bothwell porta la main à ses lèvres et la baisa, puis il s'enfuit, suivi seulement de douze cavaliers, vers Dunbar.
Les lords la conduisirent prisonnière à la citadelle d'Édimbourg. En traversant l'armée, elle fut couverte des imprécations des soldats et du peuple. La soldatesque agitait devant son cheval un drapeau sur lequel était représenté le cadavre de Darnley, couché à côté de son page dans le verger de Kirkoldfield, et le petit roi Jacques à genoux, invoquant le ciel contre sa mère et contre l'assassin de son malheureux père. Arrivée à Édimbourg, elle parut reprendre courage dans l'excès de son humiliation. «Elle parut, dit la Chronique d'Édimbourg, à sa fenêtre qui donne sur Hightgat, s'adressant au peuple d'une voix forte et disant comment elle avait été jetée en prison par ses propres sujets qui l'avaient trahie; elle se présenta plusieurs fois à la même fenêtre, dans un misérable état, ses cheveux épars sur ses épaules et sur son sein; le corps nu et découvert presque jusqu'à la ceinture. «Par cette main royale,» dit-elle à lord Ruthven et à Lindsay, qui avaient aidé au meurtre jamais pardonné de son premier favori, Rizzio, «j'aurai vos têtes, tôt ou tard!» Puis d'autres fois, s'attendrissant et prenant avec eux l'accent de suppliante: «Cher Lethington,» disait-elle à ce conseiller de Murray, «toi qui as le don de persuader, parle aux lords, et dis-leur que je leur pardonne à tous, s'ils consentent à me réunir sur un vaisseau avec Bothwell, avec celui que j'ai épousé de leur consentement dans Holyrood, et s'ils nous laissent aller au hasard des flots, où le vent et la mer nous conduiront.» Elle écrivait les lettres les plus passionnées à Bothwell, lettres interceptées aux portes de sa prison par ses geôliers.» Enfin, on la conduisit, sous une faible escorte, tant le pays lui était hostile, au château de Lochleven, appartenant aux Douglas. Lady Douglas, qui l'habitait, avait été la rivale de Marie Stuart à la main du roi d'Écosse. Le château situé au pied du Ben Lomond, haute montagne d'Écosse, était construit au milieu d'un lac qui battait ses murs et qui interceptait toute fuite. Elle y fut traitée par les Douglas avec les respects dus à son rang et à ses revers. La reine Élisabeth parut voir avec alarme le triomphe de la révolte contre une reine. Elle s'entendit avec le comte de Murray pour que ce frère de Marie Stuart, respecté des deux partis, reprît le gouvernement pendant la captivité de la reine. Murray vint à Lochleven conférer avec sa sœur captive sur le sort du royaume et de Jacques, l'héritier enfant du trône. Elle le vit avec espérance saisir une autorité qu'elle crut avec raison plus indulgente pour elle. Elle apprit par lui la fuite de Bothwell dans les îles Shetland d'où il s'était embarqué pour le Danemark, pour y reprendre, avec ses anciens écumeurs de mer, la vie de pirate et de brigand, seul refuge que lui laissait sa fortune.
Nous le verrons achever, dans la captivité et dans la démence, une vie passée tour à tour dans l'opprobre et sur le trône, dans les exploits et dans les assassinats. L'âme de la reine ne pouvait s'en détacher.
Elle tenta plusieurs fois de s'échapper de Lochleven pour le rejoindre ou pour se réfugier en Angleterre. L'historien que nous citons et qui a visité ses ruines décrit ainsi cette première prison de la reine:
«Ce séjour de Lochleven, sur lequel le roman et la poésie ont répandu des lueurs si charmantes, l'histoire plus vraie ne peut le peindre que dans sa nudité et dans ses horreurs. Le château, ou plutôt le fort, n'était qu'un bloc massif de granit, flanqué de deux lourdes tours, peuplé de hiboux et de chauves-souris, éternellement noyé dans la brume, défendu par les eaux du lac. C'est là que gémissait Marie Stuart, opprimée sous les violences des lords presbytériens, déchirée par le remords, troublée par les fantômes du passé et par les terreurs de l'avenir.»
Elle y portait dans son sein un fruit de son criminel amour; elle y mit au monde une fille qui mourut ignorée, dans un couvent de femmes, à Paris.
L'ambassadeur d'Élisabeth en Écosse, Drury, raconte ainsi à sa souveraine sa dernière tentative d'évasion:
«Vers le 25 du mois dernier (avril 1568), elle faillit s'échapper, grâce à sa coutume de passer toutes les matinées dans son lit. Elle s'y prit ainsi: la blanchisseuse vint de bonne heure, ce qui lui était déjà arrivé plusieurs fois; et la reine, suivant ce qui avait été convenu, mit la coiffe de cette femme, se chargea d'un paquet de linge, et se couvrant la figure de son manteau, elle sortit du château et entra dans la barque qui sert à passer le loch. Au bout de quelques instants, un des rameurs dit en riant: «Voyons donc quelle espèce de dame nous avons là?» Il voulait en même temps découvrir son visage. Pour l'en empêcher, elle leva les mains. Il remarqua leur beauté et leur blancheur, qui firent aussitôt soupçonner qui elle était. Elle parut peu effrayée. Elle ordonna, sous peine de la vie, aux mariniers de la conduire à la côte; mais, sans faire attention à ses paroles, ils ramèrent aussitôt en sens contraire, lui promettant le secret, surtout envers le lord à la garde duquel elle était confiée. Il semble qu'elle connaissait le lieu où, une fois débarquée, elle se serait réfugiée, car on voyait et l'on voit encore rôder dans un petit village nommé Kinross, près des bords du loch, George Douglas, avec deux serviteurs de Marie, jadis très-dévoués et paraissant l'être toujours.»
George Douglas, le plus jeune des fils de cette maison, était en effet éperdument épris de la captive; le fanatisme de la beauté, de la pitié, du rang, le dévouait à tous les hasards, pour lui rendre la liberté et le trône. Il s'entendait par des signaux avec les Hamilton et d'autres chefs montagnards, qui épiaient sur le rivage opposé à Lochleven, l'heure d'une entreprise en faveur de la reine. Le signal convenu de la fuite qui consistait dans un feu nocturne, allumé sur la plus haute plate-forme des tours du château, brilla enfin aux regards des Hamilton; bientôt une barque inaperçue, voguant sur le lac et abordant la rive, leur livra la reine fugitive. Ils se jetèrent à ses pieds, l'entraînèrent dans leurs montagnes, levèrent leurs vassaux catholiques, lui formèrent une armée, révoquèrent son abdication, combattirent sous ses yeux pour sa cause, à Longside, contre les troupes de Murray, et furent vaincus une seconde fois. Marie Stuart, sans asile et sans espérance, s'enfuit en Angleterre, où les lettres d'Élisabeth lui faisaient croire à l'accueil que les rois doivent aux rois.
«Je vous supplie, écrivit-elle, des frontières du Cumberland, à Élisabeth, de m'envoyer chercher le plus tôt possible que vous pourrez, car je suis en pitoyable état, non-seulement pour une reine, mais pour une gentille femme. Je n'ai chose au monde que ma personne, telle que je me suis sauvée, faisant soixante milles à travers champs le premier jour, et n'ayant depuis jamais osé aller que la nuit... Faites-moi connaître aujourd'hui la sincérité de votre naturelle affection vers votre bonne sœur, cousine et jurée amie. Souvenez-vous que je vous ai envoyé mon cœur sur une bague, et maintenant je vous apporte le vrai cœur et le corps avec, pour plus sûrement nouer ce nœud d'amitié entre nous!..»
XXVII
On voit par le ton de cette lettre, si différent des jactances de Marie Stuart, quand elle menaçait Élisabeth de déchéance, et l'Angleterre d'invasion des Écossais catholiques, combien son âme et sa langue savaient se plier aux temps. Élisabeth avait à choisir entre deux politiques: l'une magnanime qui consistait à accueillir et à relever sa cousine vaincue; l'autre, franchement ennemie, qui consistait à profiter de ses revers et à la détrôner une seconde fois, par son éclatante réprobation; elle en choisit une troisième, indécise, dissimulée, caressante en paroles, odieuse en actions, laissant tour à tour l'espérance ou le désespoir, user dans l'attente le cœur de sa rivale, comme si elle eût voulu charger la douleur, l'angoisse et le temps d'être ses bourreaux. Cette reine, grande par le génie, mesquine par le cœur, cruelle par la politique et encore plus par ses jalousies féminines, était la digne fille d'Henri VIII, dont chaque passion s'assouvissait dans le sang. Elle ouvrit à Marie Stuart le château de Carlisle, comme un asile royal, et elle le referma sur elle comme une prison. Elle lui répondit qu'elle ne pourrait convenablement traiter Marie en reine d'Écosse et en sœur, qu'après qu'elle se serait lavée des crimes que lui imputaient ses sujets d'Écosse. Elle évoqua ainsi, à son tribunal de reine étrangère, ce grand procès entre Marie Stuart et son peuple. Son intervention en Écosse dont elle tenait la reine dans ses mains, et dont le régent Murray avait tout à espérer ou à craindre, devenait toute-puissante par cette attitude d'Élisabeth; elle allait régner en arbitre et sans troupes sur ce royaume. Sa politique conseillée, dit-on, par le grand ministre Cécil, était ignoble, mais elle était anglaise. Honorer Marie Stuart, c'était amnistier l'assassinat de Darnley, le mariage avec Bothwell, la royauté de l'adultère. La restaurer sur le trône d'Écosse, c'était offenser mortellement l'Angleterre protestante et la moitié presbytérienne de l'Écosse. Rendre la liberté à Marie Stuart, c'était livrer à l'Espagne, à la France, à la maison catholique d'Autriche, le levier tout-puissant, à l'aide duquel ces puissances remueraient l'Écosse pour la donner au papisme. Ces pensées étaient justes en politique, mais les avouer était humiliant pour une reine et surtout pour une femme, encore plus pour une parente. Tout le secret de la temporisation d'Élisabeth est dans cette impossibilité d'avouer une politique qui la servait, mais qui la déshonorait devant l'Europe.
«Non, Madame, lui répondit Marie Stuart du château de Carlisle, je ne suis pas venue ici pour me justifier devant mes sujets, mais pour les châtier et pour vous demander vos secours contre eux. Je ne puis ni ne veux répondre à leurs fausses accusations, mais oui bien pour amitié et bon plaisir me veux justifier envers vous de bonne volonté, non en forme de procès avec mes sujets; eux et moi ne sommes en rien compagnons égaux, et quand je devrais être tenue à perpétuité ici, encore mieux aimerais-je mourir que me reconnaître telle!»
Elle était déjà retenue ou captive en effet: l'ambassadeur d'Espagne à Londres, qui était allé lui porter les condoléances de sa cour, décrit ainsi sa demeure au château de Carliste:
«La pièce que la reine habite est obscure, écrit don Gusman de Silva, vers cette époque, à Philippe II; elle n'a qu'une seule croisée garnie de barreaux de fer. Elle est précédée de trois autres pièces gardées et occupées par des arquebusiers. Dans la dernière, celle qui fait antichambre au salon de la reine, se tient lord Scrope, gouverneur des districts de la frontière de Carlisle; la reine n'a auprès d'elle que trois de ses femmes. Ses serviteurs et domestiques dorment hors du château. On n'ouvre les portes que le matin à dix heures. La reine peut sortir jusqu'à l'église de la ville, mais toujours accompagnée de cent arquebusiers. Elle a demandé à lord Scrope un prêtre pour dire la messe. Celui-ci a répondu qu'il n'y en avait pas en Angleterre.»
Épouvantée des intentions d'Élisabeth, Marie Stuart implora la France. Elle oublia sa sourde haine contre Catherine de Médicis et lui écrivit; elle écrivit au roi Charles IX et au duc d'Anjou pour leur demander de la secourir.
Elle écrivit au cardinal de Lorraine dans le même but.
De Carlisle, 21 juin 1568.
«Je n'ay de quoy achetter du pain, ny chemise, ny robe.
«La royne d'icy m'a envoyé ung peu de linge et me fournit un plat. Le reste je l'ai empruntay, mais je n'en trouve plus. Vous aurez part en cette honte. Sandi Clerke, qui a resté en France de la part de ce faulx bastard (Murray), s'est vanté que vous ne me fourniriez pas d'argent et ne vous mesleriez de mes affaires. Dieu m'esprouve bien. Pour le moins assurez-vous que je mourray catholique. Dieu m'ostera de ces misères bien tost. Car j'ai souffert injures, calomnies, prison, faim, froid, chaud, fuite sans sçavoir où, quatre-vingt et douze milles à travers champs sans m'arrester ou descendre, et puis couscher sur la dure, et boire du laict aigre, et manger de la farine d'aveine sans pain, et suis venue trois nuits comme les chahuans, sans femme, en ce pays, où, pour récompense, je ne suis gueres mieulx que prisonnière. Et cependant on abast toutes les maisons de mes serviteurs et je ne puis les ayder, et pend-on les maistres, et je ne puis les recompenser; et toutes foys tous demeurent constantz vers moy, abhorrent ces cruels traistres, qui n'ont trois mil hommes à leur commandement, et si j'avais secours, encores la moytié les laisserait pour seur. Je prie Dieu qu'il me mette remède, ce sera quand il luy plaira, et qu'il vous donne santé et longue vie.
«Votre humble et obéissante niepce,
Le silence d'Élisabeth la glaçait d'effroi; elle s'abaissait jusqu'à la câlinerie féminine pour lui arracher un mot:
«De Carliste, 5 juillet 1568.
«...... Ma bonne sœur.... Je penseroys vous satisfaire en tout, vous voyant. Hélas! ne faites comme le serpent qui se bouche l'ouye: car je ne suis un enchanteur, mais vostre sœur et cousine... Je ne suis de la nature du basilic, ny moins du caméléon, pour vous convertir à ma semblance, quand bien je seroye si dangereuse et mauvaise que l'on dit, et vous estes assez armée de constance et de justice, laquelle je requiers à Dieu, et qu'il vous donne grace d'en bien user avecques longue et heureuse vie.
«Vostre bonne sœur et cousine,
Les appréhensions de Marie Stuart ne pouvaient manquer de se réaliser: Élisabeth tenait à l'éloigner des Marches écossaises.
Le 28 juillet 1568, l'auguste captive, malgré ses énergiques protestations, fut conduite dans le comté d'York, au château de Bolton, qui appartenait à lord Scrope, beau-frère du duc de Norfolk.
Transportée au château de Bolton, maison des ducs de Norfolk, elle écrit d'un style bien différent à la reine d'Espagne, femme de Philippe II:
«Si j'avais de vous et des rois, vos parents, espérance de secours, lui dit-elle, je mettrais la religion ici subs (c'est-à-dire je ferais triompher le catholicisme) ou je mourrais à la peine. Tout ce pays où je suis est entièrement dédié à la foi catholique, et à cause de cela et de mon droit que j'ai, à moi, sur ce royaume, il faudrait peu de chose pour apprendre à cette reine d'Angleterre de se mêler d'aider les sujets rebelles contre leurs princes! Au reste, vous avez des filles, Madame, et j'ai un fils.....; la reine Élisabeth n'est pas fort aimée d'aucune des deux religions, et Dieu merci, j'ai gagné une bonne partie des cœurs des gens de bien de ce pays-ci depuis ma venue, jusqu'à hasarder tout ce qu'ils ont pour moi et pour ma cause!... Gardez-moi bien secret, car il m'en coûterait la vie!... J'ai la fièvre de cette lettre.»
On voit que, dès les premiers jours de son séjour en Angleterre, en caressant d'une main Élisabeth, elle nouait de l'autre, avec l'étranger et avec ses propres sujets, la trame dans laquelle elle finit par se prendre elle-même. La captivité était son excuse, la religion son prétexte, le malheur son droit; mais, si elle pouvait alléguer son infortune, elle ne pouvait, sans mentir, alléguer son innocence. Elle ne cessait de demander à Madrid et à Paris des interventions armées contre l'Écosse et contre Élisabeth. Sa vie entière, pendant sa captivité, ne fut qu'une longue conjuration. La politique inhumaine et déloyale de la reine d'Angleterre la justifiait de sa propre duplicité.
XXVIII
Le récit circonstancié de cette captivité et de cette conspiration de dix-neuf ans, intéressant dans une vie, est monotone pour l'histoire. Rien ne les diversifie que les sites de ces prisons et les trames toujours renaissantes et toujours coupées de la reine captive.
On ouvrit à Hamptoncourt, palais de Henri VIII, des conférences pour juger le procès de Marie Stuart avec ses sujets. Murray et les Écossais y produisirent les preuves de la complicité de Marie Stuart dans le meurtre de son mari, ses sonnets d'amour à Bothwell, les lettres de ce favori renfermées dans une cassette d'argent ciselé aux armes de son premier mari François II.
«Voudriez-vous donc épouser ma sœur d'Écosse? demanda un jour ironiquement Élisabeth au duc de Norfolk, qu'on croyait épris de sa prisonnière.—Madame, répondit le duc soulevé d'horreur par ces témoignages, je n'épouserai jamais une femme dont le mari ne peut dormir en sécurité sur son oreiller.»
Ni les accusations, ni les justifications ne paraissant satisfaisantes, Élisabeth rompit les conférences sans prononcer de jugement. Témoin de la lutte entre les différentes factions qui déchiraient l'Écosse, tout indique qu'elle s'en rapporta à ces factions pour lui livrer tôt ou tard leur pays; elle parut l'abandonner à son sort.
XXIX
Murray, tuteur de l'enfant roi Jacques et dictateur du royaume, gouvernait avec adresse et vigueur ce malheureux pays. Un noble proscrit de la famille des Hamilton, nommé Bothwell-Haugh, dont Murray avait laissé la femme expirer de misère au seuil de sa propre demeure donnée par le dictateur à un de ses partisans, jura de venger sa femme et sa patrie du même coup; il ramassa une poignée de terre qui recouvrait le cercueil de sa femme, la porta sur lui dans sa ceinture comme une éternelle incitation à sa vengeance, se rendit déguisé dans une petite ville que Murray devait traverser en revenant à Édimbourg; il y tua Murray d'un coup de feu tiré d'un balcon, et, remontant sur un cheval qui l'attendait sur les derrières de la maison, il échappa, par la rapidité de sa course, aux gardes du dictateur. «Moi seul, s'écria Murray en expirant, je pouvais sauver l'Église, le royaume et l'enfant; l'anarchie va tout dévorer!...»
Son assassin passa en France et fut bien accueilli des Guise; ils virent en lui un instrument de meurtre propre à les délivrer de leur adversaire, l'amiral de Coligny. Ils s'adressèrent à leur nièce, Marie Stuart, pour obtenir d'elle qu'elle encourageât Bothwell-Haugh à ce forfait. La réponse de Marie Stuart a toute l'impudeur d'un temps où l'assassinat s'avouait comme un exploit de la haine.
«..... Quant à ce que vous m'écrivez, dit-elle, de mon cousin, M. de Guise, je vouldray qu'une si meschante créature, que le personnage dont il est question (M. l'amiral), fust hors de ce monde, et seroy bien ayse que quelqu'un qui m'appartienst en fust l'instrument, et encore plus qu'il fust pendu de la main d'un bourreau, comme il a mérité; vous sçavez comme j'ai cela à cueur..... Mais de me mesler de rien commander à cest endroit, ce n'est pas mon mestier.
«Ce que Bothwelhach (Bothwell-Haugh) a faict, a esté sans mon commandement; de quoi je lui sçay aussi bon gré et meilleur, que si j'eusse esté du conseil.....»
Murray était son frère, et avait été deux fois son ministre et son salut contre les vengeurs de Darnley. Élisabeth le pleura comme le protecteur de la religion réformée en Écosse. L'anarchie lui succéda comme il l'avait pressenti en mourant. Le comte de Lennox, père de Darnley, beau-père de Marie, aïeul de Jacques, fut nommé régent. Le parti de Jacques, fils de Marie Stuart, et le parti de sa mère luttèrent de forfaits; Lennox fut tué en combattant; le comte de Morton prit la régence à sa place; il régna en bourreau, le fer à la main; il anéantit le parti de la reine par la terreur d'un gouvernement, qui prépare des reflux de sang. À peine avait-il remis le royaume au roi son pupille, que les favoris du jeune roi le firent supplicier comme complice du meurtre de Rizzio. Il ne nia point le crime, et mourut en homme qui s'attendait à l'ingratitude du prince. Le fils de Marie, Jacques II, avait été nourri par lui dans l'horreur de la religion de sa mère et dans le mépris de sa mère elle-même.
XXX
Pendant cette minorité en Écosse, Marie Stuart conspirait avec le comte de Norfolk, qu'elle avait de nouveau fasciné, pour soulever l'Angleterre au nom du catholicisme. Les correspondances avec Rome, découvertes par d'infidèles agents, furent les preuves de la conspiration; Norfolk monta sur l'échafaud; Marie fut resserrée dans une captivité plus étroite. Élisabeth commença à sentir le danger de garder dans ses châteaux une magicienne dont tous les geôliers devenaient les adorateurs et les complices.
Les massacres de la Saint-Barthélemy, ces vêpres siciliennes de la religion et de la politique, firent frémir Élisabeth. L'exemple de cette conjuration triomphante pouvait tenter les catholiques d'Angleterre; ils avaient une autre Catherine de Médicis, plus jeune et aussi peu scrupuleuse que la reine mère et Charles IX.
Les conseillers d'Élisabeth lui représentèrent pour la première fois la nécessité du jugement de la reine d'Écosse et de sa mort pour la paix du royaume, et peut-être pour la sécurité de sa propre vie. Burleigh, Leicester, Walsingham, ses hommes d'État, furent unanimes à lui conseiller ce sacrifice.
«Hélas! leur répondait Élisabeth avec hypocrisie, la reine d'Écosse est ma fille; mais celle qui ne veut pas bien en user avec sa mère, mérite d'avoir une marâtre!»
Des malignités féminines impardonnables, faites par Marie Stuart à Élisabeth, aigrirent encore les sentiments et les rapports entre les deux reines. L'histoire ne les croirait pas si elle n'en avait les preuves écrites dans ses archives. Sachant la prédilection équivoque d'Élisabeth pour son beau favori Leicester, qu'elle avait espéré elle-même séduire, et avec lequel elle entretenait un commerce de lettres, elle eut l'audace de railler sa rivale, sur l'infériorité des charmes qu'Élisabeth pouvait offrir à ce favori.
Sous prétexte de récriminer contre la comtesse de Shrewsbury, qui avait accusé Marie Stuart d'avoir séduit à Scheffield son mari, Marie Stuart écrivit à Élisabeth une lettre dans laquelle elle attribue à lady Shrewsbury des propos tellement injurieux à Élisabeth, comme femme et comme reine, que le cynisme des expressions nous empêche de les citer.
Elle termine cette lettre ainsi: «Elle m'a dit que votre mort prochaine était prédite dans un vieux livre; que le règne après le vôtre ne durerait pas trois années. À ce livre il y avait ensuite un dernier feuillet, lequel elle ne m'a jamais voulu dire?»
On voit assez que ce dernier feuillet était relatif à Marie Stuart elle-même, et lui prédisait sans doute son avénement au trône d'Angleterre et la restauration de l'Église dans ce royaume! On voit aussi par les termes de cette lettre qu'elle était un moyen détourné, ingénieusement trouvé par la haine d'une rivale prisonnière, pour faire à son ennemie tous les outrages qui pouvaient être le plus sensibles au cœur d'une reine et d'une femme. On s'étonne de tant d'audace et d'insulte sous la main d'une reine captive, à qui un mot d'Élisabeth pouvait rétorquer la mort; mais la mort en ce moment était moins terrible à Marie Stuart que la vengeance ne lui était chère. Quel spectacle pour l'histoire, que celui de ces deux reines, s'avilissant à l'envi dans ces rixes acharnées où l'une provoquait le supplice, où l'autre le tenait vingt ans suspendu sur la tête de sa rivale!
XXXI
Cependant l'Europe sur laquelle Marie Stuart avait compté, l'oubliait; mais elle n'oubliait pas l'Europe. Sa détention d'abord royale s'était resserrée de plus en plus à mesure qu'elle changeait de résidence. Elle décrit en termes pathétiques, à l'envoyé de Charles IX à Londres, les disgrâces de son avant-dernière prison:
«Elle n'est que de vieille charpenterie, écrit-elle, entr'ouverte de demy pied en demy pied, de sorte que le vent entre de tous costez en ma chambre, je ne sais comme il sera en ma puissance d'y conserver si peu de santé que j'ay recouverte; et mon médecin, qui en ha esté en extresme peine durant ma diette, m'ha protesté qu'il se déchargeroit tout à fait de ma curation, s'il ne m'est pourveu de meilleur logis, luy mesme me veillant durant ma dite diette, ayant expérimenté la froydure incroyable qu'il faisoit la nuit en ma chambre, nonobstant les estuves et feu continuel qu'il y avoit et la chaleur de la saison de l'année; je vous laisse à juger quel il y fera au milieu de l'hyver, cette maison assise sur une montagne au milieu d'une plaine de dix milles à l'entour, estant exposée à tous ventz et injures du ciel... Je vous prye luy faire requeste en mon nom (à la reine Élisabeth), l'asseurant qu'il y a cent païsans en ce meschant villaige, au pied de ce chasteau, mieuz logez que moy, n'ayant pour tout logis que deux méchantes petites chambres... De sorte que je n'ay lieu quelconque pour me retirer à part, comme je peux en avoir diverses occasions, ni de me promener à couvert: et pour vous dire, je n'ay esté oncques si mal commodée en Angleterre...»
Les serviteurs écossais et les compagnes de sa fuite et de sa captivité succombaient un à un à cette longue agonie des prisons. Elle y apprit, on ne sait si ce fut avec joie ou avec douleur, la mort de son mari Bothwell; après une vie errante sur les flots de la mer du Nord, où il avait repris, comme on l'a vu, l'infâme métier de pirate, Bothwell, surpris dans une descente sur la côte de Danemark et enchaîné dans le cachot d'une prison sur un écueil, était mort dans la démence; l'excès des oscillations de sa fortune, le miracle de son élévation, l'étourdissement de sa chute avaient ébranlé sa raison. Il la reprit cependant au moment d'expirer, et, soit puissance de la vérité, soit tendresse, il dicta à ses geôliers une justification de la reine dans la mort de Darnley; il prit tout sur lui: crime et expiation. La reine fut touchée de ce dévouement posthume qui lui rendait aux yeux de ses partisans l'innocence qu'elle ne recouvra jamais aux yeux de ses ennemis. Bothwell était trop chargé de crimes pour que sa bouche, même en mourant, fût le gage d'une vérité. Mais cette attestation était du moins un gage de son amour survivant à vingt ans de séparation et de supplice.
XXXII
Les dangers que courrait la succession protestante en Angleterre si Élisabeth, qui avançait en âge et qui n'avait jamais voulu partager le trône avec un époux, venait à mourir avant Marie Stuart, paraissent avoir décidé son conseil au crime d'État que cette reine s'était refusée jusque-là à accomplir. Nul ne doutait de la conspiration permanente de la reine d'Écosse avec les princes catholiques étrangers et avec le parti catholique en Écosse et en Angleterre; cette conspiration, qui était le droit d'une reine captive, ne pouvait paraître un crime qu'aux yeux de ses geôliers et de ses persécuteurs. Ce crime n'avait pas paru suffisant jusque-là à Élisabeth et à ses plus honnêtes conseillers pour faire le procès à la reine d'Écosse. Il en fallait un plus flagrant et plus odieux pour soulever l'indignation de l'Angleterre et pour justifier le meurtre en Europe. La témérité sans scrupules de Marie Stuart et peut-être l'astuce de ses ennemis dans le conseil en fournirent l'occasion à Élisabeth.
Marie Stuart ne cessait pas de nouer et de renouer les fils des trames innombrables qui se rattachaient en elle à la cause catholique. Ses correspondances, aussi ardentes que ses soupirs, agitaient l'Écosse, l'Angleterre, le continent. Malgré son âge, sa beauté ineffaçable, sa grâce, sa séduction, son rang, son génie lui attiraient de nouveaux serviteurs dont le culte se confondait pour elle avec l'amour.
Un jeune homme du comté de Derby, nommé Babington, élevé chez le comte de Schrewsbury, où il avait connu la reine pendant qu'elle y était prisonnière, avait résolu de la servir et de la sauver. Babington avait passé sur le continent, il était à Paris l'intermédiaire des correspondances que la reine entretenait avec la France, l'Espagne, dans l'intérêt de sa délivrance et de sa restauration. La mort d'Élisabeth était le préliminaire de ce plan. Deux jésuites de Reims, nommés Allen et Ballard, ne reculèrent pas devant ce régicide; Ballard vint à Londres, chercha Babington qui y était revenu, l'embaucha pour le salut de la reine d'Écosse et embaucha par lui une poignée de conspirateurs catholiques, prêts à tout pour le triomphe de la religion. Le principal conseiller et ministre d'Élisabeth, Walsingham, avait des hommes à lui parmi ces conjurés. Un de ces espions, nommé Giffard, dont le dévouement paraissait au-dessus du soupçon à l'ambassade de France, dépôt des correspondances, recevait les lettres, feignait de les faire parvenir à leurs adresses, mais les portait préalablement à Walsingham. Ces lettres attestent quelque hésitation des conjurés sur la légitimité de l'assassinat d'Élisabeth; puis une résolution plus décidée du meurtre, d'après la consultation du père Ballard, le jésuite de Reims. Une de ces lettres, signée de Babington, disait textuellement à Marie Stuart:
«Très-chère souveraine, moy mesme avec dix gentilz hommes et cent aultres de nostre compaignie et suitte, entreprendrons la délivrance de vostre personne royalle des mains de vos ennemys.»
Marie Stuart répondait, après des remercîments et des conseils de prudence, par cette lettre qui ne laisse aucun doute sur sa participation de cœur à l'assassinat d'Élisabeth:
Nous n'en citerons que le passage sinistre relatif aux six gentilshommes chargés d'exécuter, à Londres, l'acte préliminaire de la révolution:
«..... Ces choses estant ainsy préparées, et les forces, tant dedans que dehors le royaulme toutes prestes, il fauldra alors mettre les six gentilshommes en besoigne, et donner ordre que leur desseing estant effectué, je puisse quant et quant estre tirée hors d'icy, et que toutes vos forces soyent en ung mesmes temps en campaigne pour me recevoir pendant qu'on attendra le secours estranger, qu'il fauldra alors haster en toute diligence......
Un plan détaillé de délivrance pour elle suivait cette approbation donnée si explicitement au plan du régicide sur Élisabeth.
Ces lettres remises par Giffard au conseil de cette princesse, Ballard et Babington furent arrêtés par Walsingham. Les six conjurés ne pouvaient nier le complot, car ils s'étaient fait peindre tous les six dans un tableau régicide avec cette devise écrite au bas de leurs portraits: «Nos périls communs sont le nœud de notre amitié!» Ils furent jugés et exécutés le 20 septembre avec Ballard et Babington.
XXXIII
Le supplice de ses amis fit pressentir à Marie Stuart son sort; aussi coupable et plus redoutée, elle ne pouvait l'attendre longtemps. Elle fut transférée, en effet, quelques jours après, au château de Fotheringay, sa dernière prison. Cette demeure féodale était solennelle et triste comme l'heure de la mort qui s'approchait. Élisabeth, après de longues et sérieuses hésitations devant son conseil, nomma enfin trente-six juges pour aller entendre Marie Stuart et pour faire leur rapport au conseil. La reine d'Écosse protesta contre le droit de juger une reine, et de la juger en terre étrangère où on la retenait de force dans les prisons.
«C'est donc ainsi, s'écria-t-elle en comparaissant devant les commissaires, que la reine Élisabeth fait juger les rois par leurs sujets! Je n'accepte cette place (en montrant) sur le gradin inférieur du siége des juges, que comme chrétienne qui s'humilie; ma place est là, dit-elle en tendant la main vers le dais, je suis reine dès le berceau, et le premier jour qui m'a vue femme m'a vue reine!» Puis, se tournant vers Melvil, son chevalier et son maître d'hôtel sur le bras de qui elle s'appuyait: «Voilà bien des juges, dit-elle, et pas un ami!» Elle nia avec force le consentement donné par elle au plan d'assassinat d'Élisabeth; elle insinua, sans le dire formellement, que des secrétaires pouvaient bien avoir ajouté au sens des lettres qu'on leur dictait. «Quand je vins en Écosse, dit-elle à lord Burleigh, chef des ministres, qui l'interrogeait, j'offris à votre maîtresse, par Lethington, une bague en cœur comme gage de mon amitié; et quand, vaincue par mes rebelles, j'entrai en Angleterre, j'avais reçu à mon tour un gage d'encouragement et de protection.» En disant ces paroles, elle tira de son doigt une bague que lui avait envoyée Élisabeth. «Regardez ce gage, milords, et répondez. Depuis dix-huit années que je suis sous vos verrous, de combien de manières votre reine et le peuple anglais ne l'ont-ils pas méconnu en ma personne?»
XXXIV
Les commissaires de retour à Londres, et rassemblés à Westminster, prononcèrent sa participation au complot contre la vie de la reine et l'arrêt de mort contre la reine d'Écosse. Les deux chambres du parlement ratifièrent la condamnation. Marie demanda pour toute grâce de n'être point suppliciée dans quelque lieu caché; mais devant ses domestiques et devant le peuple, afin qu'on ne lui attribuât pas une lâcheté indigne de son rang, et que tout le monde pût rendre témoignage de sa constance à souffrir le martyre; c'est ainsi qu'elle appelait déjà elle-même son supplice, consolation bien naturelle dans une reine qui voulait imputer sa mort à sa foi plutôt qu'à ses fautes. Elle écrivit à tous ses parents et à tous ses amis de France et d'Écosse.—«Mon bon cousin, disait-elle au duc de Guise, celuy que j'ay le plus cher au monde, je vous dis adieu, estant preste par injuste jugement d'estre mise à mort, telle que personne de nostre race, grasces à Dieu, n'a jamays receue, et moins une de ma qualité; mais mon bon cousin, louez-en Dieu, car j'estois inutile au monde en la cause de Dieu et de son Église, estant en l'estat où j'estois; et j'espère que ma mort tesmoignera ma constance en la foy, et promptitude de mourir pour le maintien et restauration de l'Église catholique en ceste infortunée isle; et, bien que jamais bourreau n'ait mis la main en nostre sang, n'en ayez honte, mon amy, car le jugement des hérétiques et ennemys de l'Église, et qui n'ont nulle jurisdiction sur moy, royne libre, est profitable devant Dieu aux enfants de son Église; si je leur adhérois, je n'aurois ce coup. Tous ceux de nostre maison ont tous esté persécutez par cette secte: témoin vostre bon père, avec lequel j'espère estre receue à mercy du juste Juge. Je vous recommande donc mes pauvres serviteurs, la décharge de mes dettes, et de faire fonder quelque obit annuel pour mon âme, non à vos dépens, mais faire la sollicitation et ordonnance comme sera requis, et qu'entendrez mon intention par ces miens pauvres désolez serviteurs, tesmoins oculaires de ceste mienne dernière tragédie.
«Dieu vous veuille prospérer, vostre femme, enfants et frères, et cousins, et surtout nostre chef, mon bon frère et cousin, et tous les siens; la bénédiction de Dieu et celle que je donnerois à mes enfants puisse estre sur les vostres, que je ne recommande moins à Dieu que le mien, mal fortuné et abusé.
«Vous recepvrez des tokeus de moy pour vous ramentevoir de faire prier pour l'âme de vostre pauvre cousine, destituée de tout ayde et conseil, que de celuy de Dieu, qui me donne force et courage de résister seule à tant de loups hurlants après moy: à Dieu en soyt la gloire!
«Croyez en particulier ce qui vous sera dit par une personne qui vous donnera une bague de rubis de ma part, car je prens sur ma conscience qu'il vous sera dit la vérité de ce que je l'ay chargée, spécialement de ce qui touche mes pauvres serviteurs et la part d'aulcun. Je vous recommande ceste personne, pour sa simple sincerité et honnesteté, à ce qu'elle puisse estre placée en quelque bon lieu. Je l'ai choisie pour la moins partiale, et qui plus simplement rapportera mes commandements. Je vous prye qu'elle ne soyt cognue vous avoir rien dit en particulier, car l'envie lui pourroit nuire.
«J'ay beaucoup souffert depuis deux ans et plus, et ne vous l'ay pu faire savoir pour cause importante. Dieu soit loué de tout, et vous donne la grasce de persévérer au service de son Église tant que vous vivrez, et jamays ne puisse cet honneur sortir de nostre race, que, tant hommes que femmes, soyons prompts de respandre nostre sang pour maintenir la querelle de la foy, tous aultres respects mondains mis à part; et, quant à moy, je m'estime née du costé paternel et maternel, pour offrir mon sang en icelle, et je n'ay intention de dégénérer. Jésus crucifié pour nous et tous les saints martyrs nous rendent, par leur intercession, dignes de la volontaire offerte de nos corps à sa gloire!
«L'on m'avoit, pensant me dégrader, fayt abattre mon days; et, depuis, mon gardien m'est venu offrir d'écrire à leur royne, disant n'avoir fait cet acte par son commandement, mais par l'avis de quelques-uns du conseil. Je leur ay monstré, au lieu de mes armes audit days, la croix de mon Sauveur. Vous entendrez tout le discours: ils ont été plus doux depuis.
Vostre affectionnée cousine et parfaitte amye,
Quand on lui lut la ratification de son jugement et l'ordre d'exécution signé par Élisabeth:
«C'est bien, dit-elle tranquillement; voilà la générosité de la reine Élisabeth! Aurait-on jamais cru qu'elle osât en venir à ces extrémités avec moi qui suis sa sœur, son égale, et qui ne saurais être sa sujette? Dieu soit loué de tout cependant, puisqu'il me fait cet honneur de mourir pour lui et son Église!»
Nous laissons parler sur les derniers instants de sa vie l'historien, à la fois érudit et pathétique, qui a recueilli pour ainsi dire chacun de ses derniers soupirs. La reine, jusque-là si coupable, fut transformée en martyre par l'approche de la mort. Quand l'âme est grande, elle grandit avec la destinée. Cette destinée était sublime, car elle était tout à la fois une expiation acceptée et une réhabilitation dans le sang.
«Il était nuit, raconte l'historien de Marie-Stuart. Elle entendit sans trouble ce terrible rendez-vous.
«Quand les comtes se retirèrent, Marie leur dit:
«Béni soit le moment qui terminera mon cruel pèlerinage! L'âme assez lâche pour ne pas accepter ce combat suprême sur la terre ne serait pas digne du ciel!»
«La reine rentra dans son oratoire et pria Dieu, les genoux nus sur les dalles nues; puis elle dit à ses femmes: «Je souhaiterais manger quelque chose, afin que demain le cœur ne me faillie pas, et que je ne fasse rien dont puissent rougir mes amis.» Ce dernier repas fut sobre, solennel, avec quelques éclairs d'affectueux enjouement. «Pourquoi, dit Marie à Bastien, autrefois le chef de ses bouffons, ne cherches-tu pas à m'égayer? Tu es cependant un bon mime, mais tu es un meilleur serviteur.» Revenant bientôt à cette pensée que sa mort était un martyre, et s'adressant à Bourgoing, son médecin, qui la servait, Melvil, son maître d'hôtel étant retenu aux arrêts, ainsi que Préau, son aumônier: «Bourgoing, dit-elle, n'avez-vous pas entendu le comte de Kent? Il aurait fallu un autre docteur pour me convaincre. Il a avoué, du reste, que le warrant de mon exécution était le triomphe de l'hérésie dans ce pays. C'est la vérité, reprit-elle avec une satisfaction religieuse. Ils ne me tuent pas comme complice de cette conspiration, mais comme reine dévouée à l'Église. À leur tribunal, mon crime, c'est ma foi; ce sera ma justification devant mon souverain juge.»
«Ses filles, ses officiers, tous ses gens étaient navrés et la considéraient en silence. Ils avaient peine à se contenir. Au dessert, Marie parla de son testament où pas un nom ne devait être omis. Elle demanda l'argent et les bijoux qui lui restaient. Elle les distribua de la main et du cœur. Elle adressa ses adieux à chacun avec ce tact délicat qui lui était si naturel, avec bonté, avec émotion. Elle leur demanda pardon, et pardonna aux présents et aux absents, Nau excepté. Tous alors éclatèrent en sanglots, et se jetèrent à genoux autour de la table. La reine, attendrie, but à leur santé, les invitant à boire à son salut. Ils obéirent en pleurant, et à leur tour ils burent à leur maîtresse, en portant à leurs lèvres leurs coupes où les larmes se mêlèrent avec le vin.
«La reine, affectée de ce spectacle douloureux, voulut être seule.
«Elle écrivit son testament.
«Cet écrit achevé, Marie, seule dans son cabinet avec Jeanne Kennethy et Élisabeth Curle, s'informa de ce qu'elle avait d'argent. Elle possédait cinq mille écus qu'elle sépara en autant de lots différents qu'elle avait de serviteurs, proportionnant les sommes aux rangs, aux fonctions, aux besoins. Ces lots, elle les plaça dans autant de bourses pour le lendemain.»
Elle demanda ensuite de l'eau; elle se fit laver les pieds par ses filles d'honneur.
Elle écrivit ensuite:
«.......... Je vous recommande encore mes serviteurs. Vous ordonnerez, s'il vous plaist, que, pour mon âme, je soys payée de partie de ce que me debvez, et qu'en l'honneur de Jésus-Christ, lequel je prieray demain, à ma mort, pour vous, me soyt laissé de quoy fonder un obit et faire les aumosnes requises.
«Ce mercredy, à deux heures après minuit.
«Marie sentit la nécessité de se reposer. Elle se mit au lit. Ses femmes s'étant approchées: «J'aurois préféré, dit-elle, à cette hache une épée à la françoise.» Puis elle s'assoupit. Elle dormit un peu, et même alors, au mouvement de ses lèvres, son sommeil paraissait une prière. Son visage, pénétré d'une béatitude intérieure et comme éclairé du dedans, n'avait jamais brillé d'une beauté si charmante et si pure. Il était tellement illuminé d'un ravissement doux, tellement baigné de la grâce de Dieu, qu'il «semblait rire aux anges.» Élisabeth Curle, une de ses filles d'honneur, raconte que la reine dormit et pria; elle pria plus qu'elle ne dormit, à la lueur d'une petite lampe d'argent que Henri II lui avait donnée, et qu'elle avait gardée dans toutes ses fortunes. Cette petite lampe fut la dernière lumière de Marie dans sa prison, et comme le crépuscule de sa tombe: humble meuble tragique par les souvenirs qu'il rappelait!
«Éveillée avant le jour, la reine se leva. Sa première pensée fut l'éternité. Elle consulta l'horloge et dit: «Je n'ai plus que deux heures à vivre ici-bas.» Il était six heures du matin.»
«Elle ajouta à sa lettre au roi de France qu'elle désirait que les revenus de son douaire fussent payés après sa mort à ses serviteurs,—que leurs gages et pensions leur fussent payés leur vie durant,—que son médecin (Bourgoing) fût reçu au service du roi,—que Didier, un vieux officier de sa bouche, conservât le greffe qu'elle lui avait donné: «.......... Plus, que mon aumosnier soyt remis à son estat, et, en ma faveur, pourveu de quelque petit bénéfice pour prier Dieu pour mon ame le reste de sa vie..........
«Faict le matin de ma mort, ce mercredy huictiesme février 1587.
«Une pâle aube d'hiver éclaira ces dernières lignes. Marie s'en aperçut. Elle appela Élisabeth Curle et Jeanne Kennethy. Elle leur fit signe de la revêtir de sa dernière robe, pour ce dernier cérémonial de la royauté.
«Pendant que ces mains amies l'habillaient, Marie fut silencieuse.
«Quand elle fut parée, elle passa devant l'un de ses deux grands miroirs incrustés de nacre, et sembla se considérer avec commisération. Elle se retourna et dit à ses filles: «Voici le moment de ne pas faiblir. Je me souviens que, dans ma jeunesse, monsieur mon oncle François me dit un jour à sa maison de Meudon: «Ma nièce, il y a surtout une marque à laquelle je vous reconnais de mon sang. Vous êtes brave comme le meilleur de mes hommes d'armes; et si les femmes se battaient comme aux temps anciens, j'estime que vous sauriez bien mourir.»—Il me reste à montrer, reprit-elle, à mes amis et à mes ennemis, de quel lieu je sors.»
«Elle avait demandé son aumônier Préau; on lui envoya deux ministres protestants. «Madame, nous venons vous consoler, dirent-ils en franchissant le seuil de la chambre.—Êtes-vous des prêtres catholiques? s'écria-t-elle.—Non, répondirent-ils.—Je n'aurai donc que mon Seigneur Jésus pour consolateur,» reprit-elle avec une fermeté triste; et elle les congédia.
«Elle entra dans son oratoire. Elle y avait façonné elle-même un autel, où son aumônier lui disait quelquefois la messe en secret. Là, s'étant agenouillée, elle fit plusieurs prières à demi-voix. Elle récitait les prières des agonisants, lorsqu'un coup frappé à la porte de sa chambre l'interrompit brusquement. «Que me veut-on?» demanda la reine en se levant. Bourgoing lui répondit de la chambre où il était avec les autres serviteurs, que les lords attendaient Sa Majesté.—«Il n'est pas temps encore, reprit la reine; qu'on revienne à l'heure convenue.» Alors, se précipitant de nouveau à genoux entre Élisabeth Curle et Jeanne Kennethy, elle fondit en larmes, se frappant la poitrine, rendant grâce à Dieu de tout, lui demandant avec ferveur, avec sanglots, de la soutenir durant les dernières épreuves. S'étant calmée peu à peu en essayant de calmer ses deux compagnes, elle se recueillit profondément. Que se passa-t-il dans sa conscience?..............
«Puis elle alla jusqu'à sa fenêtre, regarda le paisible horizon, la rivière, la prairie, le bois; revenant au milieu de sa chambre, et jetant un coup d'œil sur son horloge appelée la Reale, elle dit: «Jeanne, l'heure est sonnée; ils ne tarderont pas.»
«À peine avait-elle prononcé ces mots, qu'Andrews, shériff du comté de Northampton, frappa une seconde fois à la porte. «Ce sont eux,» dit Marie; et comme ses femmes refusaient d'ouvrir, elle le leur ordonna doucement. L'officier de justice entra en habit de deuil, le bâton blanc dans la main droite, et s'inclinant devant la reine, il dit à deux reprises: «Me voici.»
«Une faible rougeur monta aux joues de la reine, qui, s'avançant avec majesté, répondit: «Allons.»
«Elle prit le crucifix d'ivoire qui ne l'avait pas quittée depuis dix-sept ans, et qu'elle avait transporté de donjon en donjon, le suspendant partout à ses oratoires de captive. Comme elle souffrait de douleurs contractées dans l'humidité de ses prisons, elle s'appuya sur deux de ses domestiques, qui la menèrent jusqu'au seuil de sa chambre. Là, ils s'arrêtèrent, Bourgoing expliqua à la reine le scrupule étrange de ses gens, qui désiraient ne pas avoir l'air de la conduire à la boucherie. La reine, bien qu'elle eût mieux aimé s'appuyer encore sur eux, condescendit à leur faiblesse et se contenta, pour la soutenir, de deux gardes de Pawlet. Alors tous les serviteurs de Marie Stuart s'acheminèrent avec elle jusqu'à la rampe supérieure de l'escalier, où les arquebusiers leur barrèrent le passage malgré leurs supplications, leur désespoir, leurs lamentations, leurs bras étendus vers leur chère maîtresse, aux traces de laquelle il fallut les arracher.
«La reine, profondément peinée, se hâta un peu dans le dessein de réclamer contre cette violence et d'obtenir une plus douce escorte.
«Sir Amyas Pawlet et sir Drue Drury, les gouverneurs de Fotheringay, le comte de Shrewsbury, le comte de Kent, les autres commissaires et plusieurs seigneurs de distinction, parmi lesquels sir Henri Talbot, Édouard et Guillaume Montague, sir Richard Knightly, Thomas Brudnell, Beuil, Robert et Jean Wingfield, la reçurent au bas de l'escalier.»
Apercevant Melvil courbé sous sa douleur:
—«Courage! lui dit-elle, mon fidèle ami, apprends de moi à te résigner.
—«Oh! Madame, s'écria Melvil en se rapprochant de sa maîtresse et en tombant à ses pieds, j'ai trop vécu, puisque mes yeux étaient réservés à vous voir la proie du bourreau, et que ma bouche devra redire à l'Écosse l'affreux supplice.» Des sanglots s'exhalèrent de sa poitrine au lieu de paroles.
—«Pas de faiblesse, mon cher Melvil! Plains ceux qui ont été altérés de mon sang et qui le répandent injustement. Mais moi, ne me plains pas. La vie n'est qu'une vallée de larmes, et je la quitte sans regret. Je meurs pour la foi et dans la foi catholique; je meurs amie de l'Écosse et de la France. Rends partout témoignage de la vérité. Encore une fois, cesse de t'affliger, Melvil, et réjouis-toi plutôt de ce que tous les malheurs de Marie Stuart vont finir. Dis à mon fils qu'il se souvienne de sa mère.»
«Pendant que la reine parlait, Melvil à genoux versait des torrents de larmes. Marie l'ayant relevé, lui prit la main et se penchant vers lui, elle l'embrassa. «Adieu, ajouta-t-elle, adieu, mon cher Melvil; ne m'oublie jamais ni dans ton cœur ni dans tes prières.»
«S'adressant ensuite aux comtes de Shrewsbury et de Kent, elle leur demanda qu'il fût fait grâce à son secrétaire Curle: Nau fut omis. Les comtes ayant gardé le silence, elle les supplia encore de permettre que ses femmes et ses serviteurs pussent l'accompagner et assister à sa mort. Le comte de Kent répondit que cela serait insolite et même dangereux; que les plus hardis voudraient tremper leurs mouchoirs dans son sang; que les plus timides, les femmes surtout troubleraient au moins par leurs cris le cours de la justice d'Élisabeth. Marie persista. «Milords, dit-elle, si votre reine était ici, votre reine vierge, elle trouverait convenable à notre rang et à notre sexe que je ne fusse pas seule pour mourir au milieu de tant de gentilshommes, et elle m'accorderait quelques-unes de mes femmes à mon dur et dernier chevet.» Chacun pensa au billot. Elle était si éloquente et si touchante que tous les seigneurs qui l'entouraient auraient cédé sans l'attitude obstinée du comte de Kent. La reine s'en aperçut, et, regardant le comte puritain, elle s'écria d'une voix profonde: «Versez le sang de Henri VII, mais ne le méconnaissez pas. Ne suis-je plus Marie Stuart? une sœur de votre maîtresse et sa pareille, deux fois sacrée, deux fois reine: reine douairière de France, reine légitime d'Écosse.» Le comte de Kent ne fut pas attendri, mais ébranlé.
Marie alors adoucissant de plus en plus son accent et son regard: «Milords, dit-elle, je vous engage ma parole que mes serviteurs éviteront tout ce que vous craignez. Hélas! les pauvres âmes ne feront rien que prendre adieu de moi. Certainement vous ne refuserez ni à moi ni à eux cette triste satisfaction. Songez, Milords, à vos propres serviteurs, à ceux qui vous plaisent le mieux, aux nourrices qui vous ont allaités, aux écuyers qui ont porté vos armes à la guerre; ces serviteurs de vos prospérités vous sont moins chers qu'à moi les serviteurs de mes infortunes. Encore une fois, Milords, n'écartez pas les miens de mon agonie, ils ne désirent rien que m'aimer jusqu'au bout, que ne point m'abandonner et que me voir mourir.»
Les comtes, après s'être consultés, obtempérèrent au souhait de Marie Stuart. Le comte de Kent dit pourtant encore qu'il redoutait les lamentations des femmes pour les assistants et pour la reine. «Je réponds d'elles, dit Marie. Leur amour pour moi leur prêtera des forces, et je leur donnerai l'exemple du courage. Il me sera doux de savoir que les miens sont là, et que j'ai des témoins de ma persévérance dans la foi.»
Les commissaires n'insistèrent plus, et accordèrent à la reine quatre serviteurs et deux de ses filles. La reine choisit Melvil, son maître d'hôtel; Bourgoing, son médecin; Gervais, son chirurgien; Gorion, son pharmacien; Jeanne Kennethy et Élisabeth Curle, les deux compagnes qui avaient remplacé dans son cœur et dans sa vie Élisabeth de Pierrepont. Melvil, qui était là, fut averti par la reine elle-même. Les autres serviteurs, qui étaient restés au balcon supérieur de l'escalier, furent mandés par un huissier de Pawlet. Ils s'empressèrent de descendre, heureux dans leur angoisse de ce dernier devoir offert à leur dévouement et à leur fidélité.
Apaisée par cette complaisance des comtes, la reine fit signe au shériff et au cortége d'avancer. Ce fut elle qui interrompit cette halte lugubre entre la prison et l'échafaud. Arrivée à la salle de l'exécution, elle considéra, non sans pâleur, mais sans défaillance, les apprêts du supplice, partout le deuil: le billot, la hache, le bourreau et son aide; la sciure de chêne répandue sur le parquet pour boire son sang; et, dans un coin obscur, la bière, sa dernière prison.
Il était neuf heures lorsque la reine parut dans la salle funèbre. Flechter, doyen de Peterborough, et des curieux privilégiés, au nombre de plus de deux cents, y étaient réunis. Cette salle était toute tapissée de drap noir; l'échafaud, qu'on y avait dressé à deux pieds et demi de terre, était tendu de frise noire de Lancastre; le fauteuil où Marie devait s'asseoir, le carreau où elle devait s'agenouiller, le billot où elle devait poser sa tête, étaient aussi recouverts de velours noir.
La reine était vêtue de noir comme la salle et tous les insignes du supplice. Sa robe de velours à haut collet et à manches pendantes était bordée d'hermine. Son manteau, doublé de martre zibeline, était de satin à boutons de perles et à longue queue. Une chaîne de boules odorantes, à laquelle se rattachait un scapulaire et qui se terminait par une croix d'or, descendait sur sa poitrine. Deux rosaires étaient suspendus à sa ceinture, et un long voile de dentelle blanche, qui adoucissait un peu son costume de veuve et de condamnée, l'enveloppait.
«Elle était précédée du shériff, de Drury et de Pawlet, des comtes et des nobles d'Angleterre; elle était suivie de ses deux femmes et de quatre de ses officiers, parmi lesquels on remarquait Melvil, qui portait la queue du manteau royal. La démarche de Marie était assurée et majestueuse. Un moment elle releva son voile, et sa figure, où brillait une espérance qui n'était plus de ce monde, parut belle comme au jour de sa jeunesse. L'assemblée fut éblouie. Elle tenait un de ses chapelets d'une main et le crucifix de l'autre. Le comte de Kent lui dit rudement: «Il faudrait avoir Christ dans son cœur.—Et comment, reprit vivement la reine, l'aurais-je dans la main si je ne l'avais pas dans le cœur?» Pawlet l'aidant à monter les degrés de l'échafaud, elle jeta sur lui un regard plein de douceur: «Sir Amyas, dit-elle, je vous remercie de votre courtoisie; c'est la dernière peine que je vous donnerai et le plus agréable service que vous puissiez me rendre.»
Parvenue à l'échafaud, Marie Stuart prit place dans le fauteuil qui lui avait été préparé, le visage tourné vers les spectateurs. Après elle, le doyen de Peterborough, en grand costume ecclésiastique, s'assit à droite de la reine sur un pliant sans dossier, un carreau de velours noir à ses pieds. Les comtes de Kent et de Shrewsbury s'assirent comme lui, à droite, mais sur des pliants à dossiers. De l'autre côté de la reine, le shériff Andrews était debout avec sa baguette blanche. En face de Marie Stuart, on distinguait le bourreau et son aide à leurs vêtements de velours noir, à leur crêpe rouge au bras gauche. Derrière le fauteuil, adossés à la muraille, pleuraient les serviteurs et les filles de Marie Stuart. Dans la salle, l'auditoire de nobles et de bourgeois des comtés voisins était contenu par les arquebusiers de sir Amyas Pawlet et de sir Drue Drury, au delà d'une balustrade qui avait été la barre du tribunal.
«On lui relut sa sentence; elle répondit en protestant au nom de la royauté et de l'innocence, mais en acceptant au nom de la foi.
«Elle s'agenouilla devant le billot; le bourreau voulut lui ôter son voile. Elle l'arrêta et le repoussa du geste; puis se tournant vers les comtes et la rougeur au front: «Je ne suis point accoutumée à me déshabiller en si nombreuse compagnie et par de tels valets de chambre.» Elle appela Jeanne Kennethy et Élisabeth Curle. Ce furent elles qui lui ôtèrent son manteau, son voile, ses chaînes, sa croix et son scapulaire. Comme elles touchaient à sa robe, la reine leur dit d'en dégager seulement le corsage et d'en rabattre le collet d'hermine, afin de laisser son cou nu à la hache. Ses filles lui rendirent ces tristes soins en pleurant. Melvil et les trois autres serviteurs pleuraient aussi et criaient. Marie posa un doigt sur sa bouche pour les inviter au silence. «Mes amis, s'écria-t-elle, j'ai répondu de vous; ne m'amollissez point. Ne devriez-vous pas plutôt louer Dieu de ce qu'il inspire à votre maîtresse courage et résignation?» À son tour néanmoins, cédant à sa propre sensibilité, elle embrassa ses filles avec effusion; puis les pressant de descendre l'échafaud, où toutes deux s'attachaient à sa robe, à ses mains qu'elles baignaient de larmes, elle leur adressa une tendre bénédiction et un dernier adieu. Melvil et ses compagnons demeurèrent comme suffoqués à peu de distance de la reine. Entraînés, subjugués par l'accent de Marie Stuart, les exécuteurs eux-mêmes la supplièrent à genoux de leur pardonner. «Je vous pardonne, leur dit-elle, à l'exemple de mon Rédempteur.»
«Alors elle arrangea le mouchoir brodé de chardons d'or dont elle s'était fait bander les yeux par Jeanne Kennethy. Elle baisa trois fois le crucifix, disant à chaque étreinte: «Seigneur, je remets mon âme entre vos mains.» Elle s'agenouilla de nouveau, et s'inclina sur le billot déjà sillonné de profondes entailles. Dans cette attitude suprême, elle récita encore quelques prières.
«Le bourreau l'interrompit en la frappant de la hache au troisième verset. La hache tremblant dans sa main ne fit qu'effleurer la nuque. Elle gémit. Le bourreau redoubla et d'un seul coup trancha la tête. Il la montra par la fenêtre aux assistants et au peuple en s'écriant suivant l'usage: «Ainsi périssent tous les ennemis de notre reine!»
«Les filles d'honneur de la reine et ses serviteurs l'ensevelirent et réclamèrent son corps pour le transporter en France. Cette relique de leur tendresse et de leur foi leur fut impitoyablement refusée. On craignait les reliques qui font revivre les fanatismes.»
Mais le fanatisme trompa ces prudences cruelles de la politique. Sa mort, expliquée par la politique, avait ressemblé à un martyre; sa mémoire, exécrée par les presbytériens d'Écosse et par les protestants d'Angleterre, fut adoptée par les catholiques comme celle d'une sainte. Elle fut jugée par les passions, c'est-à-dire qu'elle ne l'est pas encore et qu'elle ne le sera jamais.
Si elle est jugée par ses charmes, par ses talents, par les séductions magiques qu'elle exerça jusqu'à sa mort sur tous les hommes qui l'approchèrent, c'est la Sapho du seizième siècle. Tout ce qui n'était pas amour dans son âme était poésie; ses vers ont, comme ceux de Ronsard, son adorateur et son maître, une mollesse grecque avec une naïveté gauloise; ils sont écrits avec des larmes qui conservent, après tant d'années, quelque chose de la chaleur de ses soupirs.
Si elle est jugée par sa vie, c'est une Sémiramis de l'Écosse, immolant Darnley non pour l'empire, mais pour l'amour, se jetant après le crime, aux yeux de toute l'Europe, dans les bras de l'assassin de son époux et donnant pour toute moralité à son peuple, précipité par elle dans les guerres civiles, le scandale du couronnement de l'assassinat! On a voulu nier sa participation directe et personnelle au meurtre de son jeune époux; rien, excepté des lettres suspectes, ne prouve en effet qu'elle ait accompli ou permis personnellement le forfait; mais qu'elle ait attiré la victime dans le piége, qu'elle ait donné à Bothwell le droit et l'espérance de succéder au mort sur le trône et dans son cœur; qu'elle ait été le but, le moyen et le prix avéré du crime; enfin, qu'elle l'ait absous en unissant sa main à la main du meurtrier, aucun doute sur tout cela n'est possible. Provoquer et absoudre ainsi, n'est-ce pas assassiner? Enfin, si elle est jugée par sa mort, comparable par sa majesté, sa piété et son courage aux plus héroïques et aux plus saints trépas de l'antiquité, l'horreur et le mépris qu'on éprouvait fortement pour elle se changent à la fin en pitié, en estime et en admiration. Tant qu'elle n'a pas expié, elle est une meurtrière; après l'expiation, elle devient victime à son tour. Le sang semble laver le sang dans son histoire; on dirait que son crime coule de ses veines avec le sien; on n'absout pas, mais on compatit; compatir ainsi, ce n'est pas absoudre, mais c'est presque aimer; on cherche des excuses dans les mœurs féroces et dissolues du siècle, dans l'éducation à la fois dépravée, sanguinaire et fanatique de la cour des Valois, dans la jeunesse, dans la beauté, dans l'amour, et l'on est tenté de dire comme M. Dargaud, l'auteur le plus développé de cette histoire: «Je ne juge pas, je raconte.» Il a raconté en effet la vie de cette reine et de ce siècle comme on ne la racontera plus. Nous lui devons tout, et nous serions ingrat de ne pas lui rapporter tout; ceci n'est qu'une étude, son livre est une histoire.
FIN DU CLVIIe ENTRETIEN.
Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43
CLVIIIe ENTRETIEN
MONTESQUIEU
I
Montesquieu Charles de Secondat, (baron de la Brède et de Montesquieu) naquit au château de la Brède, à trois lieues de Bordeaux, le 18 janvier 1689, d'une famille noble de Guyenne. Ce fut dans ce château féodal qu'il passa son enfance, sous la direction d'un père qui avait quitté le service militaire où il s'était distingué, pour se renfermer dans la vie de famille. Ce père, comme celui de Montaigne, mit tous ses soins à cultiver les dispositions de son fils qui annonça de bonne heure une grande vivacité d'intelligence. Ayant un frère président à mortier au parlement de Bordeaux, il le destina à la magistrature. Le jeune Charles étudia avec ardeur les lois dans les différents recueils de Codes, qui existaient alors; il fut reçu conseiller, le 24 février 1714. Il se fit remarquer par ses aptitudes spéciales et par ses qualités aimables et spirituelles.
Ce n'était pas un simple jurisconsulte, c'était un homme au courant de toutes les choses littéraires de son siècle, et qui partageait les idées nouvelles. Il hérita des biens et de la charge de son oncle, qui, après la perte d'un fils unique, reporta sur son neveu toutes ses affections. La charge de président lui échut le 13 juillet 1716.
Quelques années après, en 1722, le parlement de Bordeaux le chargea de faire des remontrances relatives à un impôt sur les vins; il le fit, et obtint gain de cause; ce qui fut un succès pour lui, mais non pas un grand soulagement pour le pays; car l'impôt ne tarda pas à reparaître sous une autre forme. Telle est la propriété des impôts, qui se métamorphosent avec la facilité et l'énergie du vieux Protée; on n'en voulut pas à Montesquieu.
Une académie avait été fondée à Bordeaux; on ne s'y occupait que de musique et de littérature; Montesquieu y était naturellement entré; mais, quoiqu'il fût sensible à tous les agréments de l'esprit et des arts, et qu'il dût le prouver plus tard avec éclat par la publication des Lettres persanes, il ne jugea pas l'académie de Bordeaux assez sérieuse, et secondé par le duc de la Force, il la transforma peu à peu en une sorte d'académie des sciences. Il y lut plusieurs écrits sur l'Histoire naturelle, et entre autres morceaux historiques, une dissertation sur la politique des Romains dans la religion, prélude d'un de ses chefs-d'œuvre.
II
Malgré la gravité de ces études, il fit bientôt paraître, mais sans les signer de son nom, ses Lettres persanes, parfaitement dans le goût de l'époque, et qui eurent une vogue singulière.
«Faites-nous des Lettres persanes,» disaient les libraires à tous les auteurs, comme si ces livres-là se faisaient deux fois. Montesquieu crut devoir de nouveau sacrifier aux grâces, mais lui-même n'éleva qu'un monument factice, son Temple de Gnide, que madame du Deffand, frappée de la froideur étudiée qui le caractérisait, appela l'Apocalypse de la galanterie. Le génie de Montesquieu n'était pas là, et les Lettres persanes avaient été une bonne fortune de sa jeunesse.
Bonne fortune, en effet, car elles le conduisirent à l'Académie française, en dépit de leur légèreté qui leur valut tout d'abord les résistances du cardinal Fleury.
Voltaire assure que Montesquieu parvint à faire lire au cardinal un exemplaire particulier des Lettres persanes soigneusement revu et purgé, ad usum Delphini, en quelque sorte; Voltaire attribue à Montesquieu un tour qu'il eût été bien capable de jouer, lui, Voltaire, en pareil cas; mais on pense généralement que Montesquieu le prit de plus haut; qu'il menaça fièrement de s'exiler, et que l'amitié du maréchal d'Estrées adoucit les scrupules du cardinal Fleury. On fit courir le bruit qu'un libraire impudent avait mêlé aux Lettres persanes des lettres qui n'étaient pas dans le manuscrit original, ce qui n'était pas exact le moins du monde. Cependant le cardinal Fleury voulut bien le croire et cessa de faire opposition au nom du roi. L'auteur fut académicien en 1728.
III
Montesquieu avait vendu sa charge de président à mortier au parlement de Bordeaux pour être plus libre de ses mouvements et pour se livrer aux grandes pensées qui emplissaient son cerveau et demandaient à se formuler. Il songea d'abord à visiter les nations et à étudier sur place leurs mœurs et leurs lois. Possesseur d'une belle fortune, il pouvait le faire honorablement sans avoir l'intention de jeter son argent par la portière de sa voiture: il alla d'abord à Vienne où il rencontra le prince Eugène, ce Coriolan, qui n'avait pas épargné sa patrie; de là il passa en Hongrie et ensuite en Italie; il connut à Venise l'Écossais Law, tout meurtri des ricochets de son système, bombe éclatée entre ses mains, mais qui n'était pas un financier vulgaire; il s'y entretint aussi avec le comte de Bonneval, aventurier destiné à mourir pacha. De Venise, il se rendit à Rome, où il contracta des liaisons d'amitié avec le cardinal Corsini, depuis pape sous le nom de Clément XII, et avec le cardinal de Polignac, l'auteur de l'Anti-Lucrèce. Il avait aussi rencontré lord Chesterfield, écrivain élégant, mais d'une morale un peu relâchée, même dans les conseils qu'il donne à son fils, enfant naturel qu'il promenait à travers le monde.
IV
On voit que Montesquieu ne se montrait pas extraordinairement sévère sur le choix de ses connaissances, pendant son voyage; le scepticisme de son esprit ne fit que s'accroître, et l'on raconte que, dans la ville éternelle, il dégagea spirituellement sa bourse des étreintes de la fiscalité du Vatican. Étant allé faire ses adieux à Benoît XIV, celui-ci lui fit cadeau de bulles de dispense qu'il accepta avec reconnaissance; mais, lorsqu'on lui présenta la note des frais d'expédition de ces bulles, il refusa obstinément d'en payer le montant, en disant qu'il croirait faire injure au Saint-Père s'il ne s'en rapportait pas à sa parole. C'était se tirer d'affaire en habile homme.
Il passa en Suisse, parcourut les bords du Rhin, s'arrêta en Hollande, et ayant retrouvé à la Haye lord Chesterfield, s'embarqua avec lui pour l'Angleterre, le 31 octobre 1729.
On n'a pas beaucoup de détails sur son séjour en Angleterre; mais il s'est plu lui-même à rapporter une réponse qu'il fit à la reine d'Angleterre, et qui prouve qu'il savait, au besoin, être bon courtisan. «Je dînais chez le duc de Richemond, le gentilhomme ordinaire de La Boine, qui étant un fat quoique envoyé de France en Angleterre, soutint que l'Angleterre n'était pas plus grande que la Guyenne. Je tançai mon envoyé. Le soir, la reine me dit: «Je sais que vous nous avez défendu contre M. de La Boine.—Madame, je n'ai pu m'imaginer qu'un pays où vous régnez ne fût pas un grand pays.» Ce sont là de ces mots qui posent un homme dans une cour. Cependant Montesquieu n'avait pas toujours la même présence d'esprit et lord Chesterfield lui avait fait perdre la tête à Venise, en postant sur sa route un homme qui lui fit croire trop aisément que le Conseil des dix avait les yeux sur lui.
V
De retour en France, Montesquieu se confina, pendant deux ans, dans son château de la Brède, où l'on montre encore, au coin de la cheminée, l'empreinte du pied de ce profond penseur; il écrivit ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, qu'il publia en 1734. Ce ne fut que quatre ans après qu'il mit au jour son grand ouvrage sur l'Esprit des Lois, où il donna enfin la mesure complète de son génie.
Montesquieu n'était point indifférent à la souffrance des peuples; il ne l'était pas non plus à celle des individus. On cite de lui un trait qui fait le plus grand honneur à ses sentiments d'humanité non moins qu'à sa modestie. Un de ses meilleurs et derniers biographes, le baron Walckenaer raconte en ces termes un acte de charité de Montesquieu, devenu célèbre, et que le théâtre a même reproduit, d'après Fréron, sous le titre de: le Bienfait anonyme.»
«Il allait souvent à Marseille, dit le baron Walckenaer dans la Biographie universelle, visiter madame d'Héricourt. Se promenant un jour sur le port, pour prendre le frais, il est invité par un jeune matelot de bonne mine, à choisir de préférence son bateau pour aller faire un tour en mer. Dès qu'il est entré dans le bateau, Montesquieu croit s'apercevoir, à la manière dont ce jeune homme rame, qu'il n'exerce pas ce métier depuis longtemps. Il le questionne et apprend qu'il est joaillier de profession; qu'il se fait batelier les fêtes et les dimanches pour gagner quelque argent et seconder les efforts de sa mère et de ses sœurs; que tous quatre travaillent et économisent dans le but d'amasser deux mille écus pour racheter leur père esclave à Tétouan.
«Montesquieu, touché du récit de ce jeune homme et de l'état de cette famille intéressante, s'informe du nom du père, du nom du maître auquel il appartient; il se fait conduire à terre, donne au batelier sa bourse qui contenait seize louis d'or et quelques écus, et s'échappe.... Six semaines après, le père revient dans sa maison. Il juge bientôt à l'étonnement des siens qu'il ne leur doit pas sa liberté comme il l'avait cru d'abord, et il leur apprend que, non-seulement on l'a racheté, mais qu'encore, après avoir pourvu aux frais de son habillement et de son passage, on lui a remis une somme de cinquante louis. Le jeune homme alors soupçonna un nouveau bienfait de l'inconnu et se mit en devoir de le chercher.
«Après deux ans d'inutiles démarches, il le rencontre par hasard dans la rue, se précipite à ses genoux, le conjure, les larmes aux yeux, de venir partager la joie d'une famille au bonheur de laquelle il ne manque que de pouvoir jouir de la présence de son bienfaiteur et de lui exprimer toute sa reconnaissance. Montesquieu reste impassible, ne veut convenir de rien, et s'éloigne à la faveur de la foule qui l'entourait.
«Celle belle action serait toujours demeurée ignorée, si les gens d'affaires de Montesquieu n'eussent trouvé, après sa mort, une note écrite de sa main, indiquant qu'une somme de sept mille cinq cents francs avait été envoyée par lui à M. Main, banquier anglais à Cadix; ils demandèrent à ce dernier des éclaircissements: M. Main répondit qu'il avait employé cette somme pour délivrer un Marseillais, nommé Robert, esclave à Tétouan, conformément aux ordres de M. le président de Montesquieu. La famille de Robert a raconté le reste.»
VI
Nous avons eu la curiosité de lire le drame composé sur ce sujet, par Joseph Pilhes, de Tarascon, en 1784; ce drame est médiocre, et le nom de Montesquieu, changé en celui de Saint-Estieu, produit un effet assez ridicule; cependant il a dû faire couler des larmes, surtout pendant la révolution où il se jouait encore, et où les pièces dans lesquelles triomphaient l'humanité et la nature, réussissaient d'autant plus que l'époque était plus terrible et plus agitée. Le public des théâtres ressemblait à des passagers qui se seraient amusés de la représentation de scènes pastorales, tandis que la tempête grondait autour de leur vaisseau et le soulevait sur les flots.
VII
Montesquieu mourut d'une fièvre inflammatoire, le 10 février 1755, à l'âge de soixante-six ans. Il était presque aveugle, et l'une de ses filles lui servait de lectrice. Il avait eu deux filles et un fils de Jeanne de Lartigues avec qui il s'était marié dès 1715. Il paraît que Voltaire ne s'était pas tout à fait aventuré en parlant de corrections faites aux Lettres persanes. Deux pères jésuites tourmentèrent Montesquieu à son lit de mort pour obtenir ces corrections, mais il refusa de les leur remettre et les confia à deux de ses amies, mesdames d'Aiguillon et Dupré de Saint-Maur, en leur disant: «Tout pour la religion si l'on veut,—pour les jésuites rien.» On ajoute qu'il répondit au prêtre qui lui apportait le viatique, et qui lui répétait: «Comprenez-vous, monsieur, combien Dieu est grand?—Oui, mon père, et combien les hommes sont petits!» Il mourut ainsi, avec toute sa tranquillité d'âme; sans trop regretter une existence où une heure de lecture avait toujours dissipé ses plus grands ennuis.
VIII
Telle fut la vie de cet homme distingué que le dix-huitième siècle prit pour un grand homme sur parole, et dont il ne lut guère que les Lettres persanes, feuille du Mercure, légère et spirituelle, mais peu digne, en somme, de la plume d'un législateur.
J'avoue qu'à l'âge où je suis arrivé, je ne connaissais Montesquieu que de nom, et que je serais mort sur la prévention de son mérite transcendant, si je n'avais eu enfin, dans ces derniers temps, le loisir de l'étudier à fond et la volonté de m'en faire une idée juste. Combien n'en ai-je pas été détrompé! J'avais, il est vrai, lu souvent dans l'inimitable Correspondance de Voltaire, quelques phrases très-succinctes et presque très-dédaigneuses sur ce prétendu Esprit des Lois, qu'il appelait avec raison, comme son amie madame du Deffant: De l'esprit sur les lois. Mais je pensais que la gravité du sujet avait peut-être rebuté l'esprit si charmant, quoique si solide, de Voltaire, et qu'il ne fallait pas demander à un homme universel,—réputé léger,—un jugement sur un magistrat—réputé érudit.—Je m'étais réservé de lire à fond Montesquieu quand j'en aurais le temps et de me faire une idée juste de l'Aristote de la France.
IX
Je viens de le faire, et je vais me rendre compte à moi-même de mes impressions.
Si l'on me demande: Montesquieu est-il un écrivain de premier ordre? un de ces hommes après lesquels il n'est plus permis d'écrire sur le sujet qu'ils ont traité et dont ils ont, du premier coup, effleuré toute la superficie ou épuisé tout l'intérêt? Je réponds: Non; l'écrivain, dans Montesquieu, est agréable, suffisant, mais plus original de prétention que de fonds; il a le pédantisme de l'ignorance; il masque par la profondeur de l'intention le peu de profondeur des idées; en un mot, il est grave de formes, très-léger de fonds.
Montesquieu est-il un philosophe consommé? un de ces hommes qui secouent par la vigueur de leur intelligence les traditions populaires ou les préjugés contemporains de leur temps pour faire place à des idées plus justes, et pour substituer des institutions neuves et pratiques aux vieilleries nuisibles ou usées de leur époque? Non; c'est un homme d'étude qui a eu l'intention d'être un philosophe, qui n'a point faussé les idées générales de son temps ni de son pays, qui s'est tenu toujours à la hauteur de son époque, mais qui ne lui a pas fait faire un pas en avant, qui a rédigé si raisonnablement et spirituellement ce qu'on a discuté, mais qui n'a pensé que sur ce qu'on a pensé avant lui.
Montesquieu est-il un législateur prématuré? un homme de la race de Confucius, d'Aristote, qui, jetant sur les institutions de l'Europe un regard créateur, infaillible, prophétique, ait cherché dans l'idéal vrai les principes d'amélioration, de perfectionnement, de justice, de nature à les introduire dans les lois sans subvertir le monde et à inoculer au corps social une dose de vérités absolues sans le faire mourir dans son opération médicale? Non; il a marché à reculons sans voir l'avenir, et en contemplant uniquement le passé pour y découvrir ce qui a été fait, pourquoi cela a été fait, sans se préoccuper nullement de ce qui sera fait pour conformer les lois futures à une plus grande justice ou à une plus parfaite moralité. Non, Montesquieu n'a pas été un profond législateur; il a été ou il a voulu être un simple érudit en législation, et il s'est trompé neuf fois sur dix dans ses prémisses et dans ses conclusions.—Et n'étant échauffé, comme un érudit, par aucune flamme idéale, illusionné par aucun rêve, il a écrit froidement; il a remplacé par quelques traits d'esprit les généreuses erreurs que le rêve ajoute en ce genre à la vérité; il a laissé à Platon son idéal, quelquefois brillant, souvent absurde, de sa République; à J. J. Rousseau ses fantaisies sans base du Contrat social; à Fénelon ses utopies illogiques du Salluste; il n'a point eu leurs erreurs, mais il n'a point eu leurs vertus.
Aussi, chose bien remarquable, Montesquieu écrivait sur le seuil même d'une révolution, d'une tentative la plus forte qui fut jamais pour rectifier et renouveler les lois du monde moderne, et, depuis Mirabeau jusqu'à Condorcet, Danton, Robespierre, personne ne s'est inspiré de lui, personne n'a prononcé son nom, et la Convention n'en a pas parlé plus que de Confucius ou d'Aristote: ce n'était pas l'homme de l'avenir, c'était l'homme du passé. Il était, à vingt ans de distance, aussi mort et aussi oublié que le passé lui-même. Quelques juristes érudits l'avaient dans leur bibliothèque; les ignorants avaient entendu parler de son nom; mais il n'était dans l'idéal ou dans le cœur de personne. Voilà Montesquieu.
X
Examinons pourquoi je ne l'ai bien compris qu'aujourd'hui.
On voit l'esprit général du livre et de l'auteur dans sa préface.
«Si, dans le nombre infini de choses qui sont dans ce livre, il y en avait quelqu'une qui, contre mon attente, pût offenser, il n'y en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je n'ai point naturellement l'esprit désapprobateur. Platon remerciait les dieux de ce qu'il était né du temps de Socrate; et moi je rends grâces à Dieu de ce qu'il m'a fait naître dans le gouvernement où je vis, et de ce qu'il a voulu que j'obéisse à ceux qu'il m'a fait aimer.
«Je demande une grâce que je crains qu'on ne m'accorde pas: c'est de ne pas juger par la lecture d'un moment d'un travail de vingt années, d'approuver ou de condamner le livre entier, et non pas quelques phrases. Si l'on veut chercher le dessein de l'auteur, on ne peut le bien découvrir que dans le dessein de l'ouvrage.
«J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru que dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies.
«J'ai posé les principes, et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes; les historiens de toutes les nations n'en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre plus générale.
«Quand j'ai été rappelé à l'antiquité, j'ai cherché à en prendre l'esprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différents, et ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables.
«Je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses.
«Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu'après qu'on aura vu la chaîne qui les lie à d'autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails mêmes, je ne les ai pas tous donnés; car qui pourrait dire tout sans un mortel ennui?
«On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent caractériser les ouvrages d'aujourd'hui. Pour peu qu'on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s'évanouissent; elles ne naissent d'ordinaire que parce que l'esprit se jette tout d'un côté et abandonne tous les autres.
«Je n'écris point pour censurer ce qui est établi, dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes; et on en tirera naturellement cette conséquence: qu'il n'appartient de proposer des changements qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitution d'un État.
«Il n'est pas indifférent que le peuple soit éclairé. Les préjugés des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. Dans un temps d'ignorance on n'a aucun doute, même lorsqu'on fait les plus grands maux; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu'on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction; mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal, si l'on craint le pire; on laisse le bien, si l'on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble; on examine toutes les causes pour voir les résultats.
«Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois, qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays et dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve, je me croirais le plus heureux des mortels.
«Si je pouvais faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu'ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirais le plus heureux des mortels.
«Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J'appelle ici préjugés non pas ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on s'ignore soi-même.
«C'est en cherchant à instruire les hommes que l'on peut pratiquer cette vertu générale, qui comprend l'amour de tous. L'homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu'on la lui montre, et d'en perdre jusqu'au sentiment lorsqu'on la lui dérobe.
«J'ai bien des fois commencé et bien des fois abandonné cet ouvrage; j'ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j'avais écrites; je sentais tous les jours les mains paternelles tomber; je suivais mon objet sans former de dessein; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions; je ne trouvais la vérité que pour la perdre. Mais, quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi; et dans le cours de vingt années, j'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer et finir.
«Si cet ouvrage a du succès, je le devrai beaucoup à la majesté de mon sujet; cependant je ne crois pas avoir totalement manqué de génie. Quand j'ai vu ce que tant de grands hommes en France et en Allemagne ont écrit avant moi, j'ai été dans l'admiration, mais je n'ai point perdu le courage: Et moi aussi, je suis peintre! ai-je dit avec le Corrége.»
XI
Maintenant je vais lire avec vous.
Et d'abord je remarque, à l'ouverture même du livre, une vérité vieille comme le monde et hardie à force de vétusté.
La connaissance et la reconnaissance d'un Dieu, source et principe de toutes les lois et portant en soi-même la raison et la sanction de toutes les lois. Il ne faut pas oublier que, pendant que les philosophes modernes: Voltaire, Rousseau, Helvétius, d'Holbach et mille autres, et toute l'innombrable société lettrée ou érudite de l'Europe, niaient la vérité suprême, Dieu, ou s'efforçaient de noyer ce principe des principes dans des controverses plus ou moins ambiguës, Montesquieu commençait son examen des lois par la profession nette de la Divinité. Il admettait la nature des choses comme base de toute législation; et nature des choses, qu'est-ce autre chose que Dieu?
Il faut lui payer un grand et juste hommage pour ce courage, supérieur encore à l'entendement.
Il définit ainsi la loi:
«Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses; et dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois. La Divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l'homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l'homme a ses lois.
«Ceux qui ont dit «qu'une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde» ont dit une grande absurdité; car quelle plus grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui aurait produit des êtres intelligents?
«Il y a donc une raison primitive; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux.
«Dieu a du rapport avec l'univers comme Créateur et comme Conservateur; les lois selon lesquelles il a créé sont celles selon lesquelles il conserve: il agit selon les règles parce qu'il les connaît; il les connaît parce qu'il les a faites; il les a faites parce qu'elles ont du rapport avec sa sagesse et sa puissance.
«Les êtres particuliers intelligents peuvent avoir des lois qu'ils ont faites; mais ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des êtres intelligents, ces êtres étaient possibles; ils avaient donc des rapports possibles, et par conséquent des lois possibles. Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux.
«L'homme, comme être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, et change celles qu'il établit lui-même. Il faut qu'il se conduise, et cependant il est un être borné, il est sujet à l'ignorance et à l'erreur, comme toutes les intelligences finies; les faibles connaissances qu'il a, il les perd encore; comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvait à tous les instants oublier son Créateur; Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion. Un tel être pouvait à tous les instants s'oublier lui-même; les philosophes l'ont averti par les lois de la morale. Fait pour vivre dans la société, il y pouvait oublier les autres; les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles.
«Avant toutes ces lois sont celles de la nature, ainsi nommées parce qu'elles dérivent uniquement de la constitution de notre être. Pour les connaître bien, il faut considérer un homme avant l'établissement des sociétés. Les lois de la nature seront celles qu'il recevrait dans un état pareil.
«Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes l'idée d'un Créateur, nous porte vers lui, est la première des lois naturelles par son importance, et non pas dans l'ordre de ces lois. L'homme dans l'état de nature aurait plutôt la faculté de connaître, qu'il n'aurait des connaissances. Il est clair que ses premières idées ne seraient point des idées spéculatives: il songerait à la conservation de son être avant de chercher l'origine de son être. Un homme pareil ne sentirait d'abord que sa faiblesse; sa timidité serait extrême: et si l'on avait là-dessus besoin de l'expérience, l'on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages; tout les fait trembler, tout les fait fuir.
«Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse; l'égalité qui était entre eux cesse, et l'état de guerre commence.
«Chaque société particulière vient à sentir sa force, ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur force; ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société, ce qui fait entre eux un état de guerre.
«Ces deux sortes d'états de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitants d'une si grande planète qu'il est nécessaire qu'il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux; et c'est le droit des gens. Considérés comme vivant dans une société qui doit être maintenue, ils ont des lois dans le rapport qu'ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés; et c'est le droit politique. Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont entre eux; et c'est le droit civil.
«Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.
«L'objet de la guerre, c'est la victoire; celui de la victoire, la conquête; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens.
«Toutes les nations ont un droit des gens. Les Iroquois mêmes, qui mangent leurs prisonniers, en ont un. Ils envoient et reçoivent des ambassades; ils connaissent des droits de la guerre et de la paix; le mal est que ce droit des gens n'est pas fondé sur les vrais principes.
«Outre le droit des gens, qui regarde toutes les sociétés, il y a un droit politique pour chacune. Une société ne saurait subsister sans un gouvernement. La réunion de toutes les forces particulières, dit très-bien Gravina, forme ce que l'on appelle l'état politique.
«La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine.
«Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un très-grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre.
«Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu'on veut établir; soit qu'elles le forment, comme font les lois politiques; soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois civiles.
»Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat, glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin, elles ont des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies; c'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer.
«C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rapports, ils forment tous ensemble ce que l'on appelle l'esprit des lois.
«J'examinerai d'abord les rapports que les lois ont avec la nature et avec le principe de chaque gouvernement; et, comme ce principe a sur les lois une suprême influence, je m'attacherai à le bien connaître; et si je puis une fois l'établir on en verra couler les lois comme de leur source. Je passerai ensuite aux autres rapports qui semblent être plus particuliers.»
XII
Montesquieu distingue dans le deuxième chapitre les gouvernements en trois natures: premièrement, la république, oubliant qu'il y a autant de natures de gouvernements dans la république que dans la monarchie. Il appelle le gouvernement républicain, démocratie; mais quelle nature de démocratie découvre-t-il dans le gouvernement aristocratique et inquisitorial de Venise, où la démocratie ne conserve d'autre droit que le droit d'être espionnée et corrompue? Quelle démocratie dans la république de Pologne, où un seul noble à cheval prononçant le liberim veto et se sauvant ensuite à bride abattue, a le pouvoir légal d'entraver seul la révolution de tous?
Il donne pour base à cette démocratie la vertu!
Secondement, le gouvernement monarchique qui reconnaît un chef ou un roi;—mais quelle similitude entre la monarchie d'Angleterre, par exemple, véritable république active avec un roi inactif, et la monarchie ottomane où le souverain est tout?
Il cherche le principe conservateur de ce gouvernement et il trouve l'honneur! Mais quel honneur y a-t-il à obéir servilement aux fantaisies d'un sultan qui vous demande votre tête sans jugement?
Puis, enfin, le gouvernement despotique dont, selon lui, le principe fondamental est la peur.
Il y a dans ces trois définitions la manie systématique de définir à tout prix, mais il n'y a, en réalité, ni vérité ni raison.
Généraliser, c'est fausser! tout est faux dans ce début du livre, nom, principe et base.
Il y a autant de républiques ou de démocraties qu'il y a de natures d'élections.
Il y a autant de monarchies qu'il y a de natures d'hérédité et de contrôles.
Il y a autant de pouvoirs despotiques qu'il y a d'esclaves pour obéir à un seul.
La vertu n'est nullement le principe de la démocratie, puisque c'est le plus mobile et le plus vénal des régimes.—Où est la vertu dans le Vénitien ou dans le Polonais?
L'honneur n'est nullement le principe des monarchies, puisque la servilité et la corruption ont de tout temps régné dans les cours.
La peur n'est nullement le principe des despotismes, puisqu'un vice-roi qui apporte de trois cents lieues sa fortune et sa tête au roi de Perse, ou un pacha au sultan, n'agissent certainement pas par peur, mais par devoir.
Le sentiment du devoir, et de l'obéissance à ce que l'on croit être le droit du commandement, est le principe conservateur de toutes les formes de gouvernement.
Le commandement et l'obéissance, voilà partout le gouvernement.
Le commandement, légitime.
L'obéissance, par convention et par devoir!
XIII
Après avoir parcouru rapidement les propriétés distinctives de ces trois ordres de gouvernement, il en conclut que la république ne convient qu'aux petits États; la monarchie aux médiocres; le despotisme aux grands.
Il ne voit pas qu'il n'y aurait ainsi, pour toute politique, qu'à mesurer le territoire.
Il ne voit pas, de plus, que la rapidité des communications modifie toute cette géographie des États.
Il ne voit pas encore que cette géographie est fautive, que la distribution de ces natures de gouvernement tient à mille autres causes que la grandeur ou la petitesse des espaces, et que l'Amérique, par exemple, ou la Pologne, bien que très-mal constituées, sont des républiques malgré leurs vingt millions ou leurs quarante millions de sujets; il ne voit pas davantage que la Chine, malgré ses trois cent soixante-cinq millions d'habitants, n'est nullement despotique, mais la monarchie la plus tempérée qui ait jamais existé.
On s'aperçoit tout de suite que Montesquieu est un penseur léger, facile avec lui-même, très-superficiel, qui saisit au hasard la première considération venue pour en faire la base aventurée de sa politique et donner des axiomes géométriques pour des vérités politiques.
Faut-il tout dire? C'est un homme qui lit beaucoup, mais sans attention et sans critique; qui prend pour vérité un mensonge pittoresque du premier voyageur venu, et qui, de ce seul fait mal compris, mal interprété, souvent absurde, conclut ingénieusement tout un système politique ou législatif en opposition avec le bon sens. Nous allons vous en citer mille exemples:
XIV
Ce qu'il dit du gouvernement chinois est la preuve de la plus complète inintelligence.
«Nos missionnaires, dit-il, nous parlent de la Chine comme d'un gouvernement admirable, qui mêle ensemble, dans son principe, la crainte, l'honneur et la vertu.
«J'ignore, ajoute-t-il ironiquement, ce que c'est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu'à coups de bâton!»
Ceci serait plus digne des Lettres persanes que de l'Esprit des lois. M. de Montesquieu ne peut ignorer que le gouvernement chinois est un régime où le bâton n'est que le signe du mandarin qui rend la justice et qui frappe dans certains cas spécifiés le coupable avec sa baguette. M. de Montesquieu qui, à la page suivante, peint l'Angleterre comme le type du gouvernement parfait, ignore-t-il que le bâton appliqué à la discipline de l'armée y joue un rôle mille fois plus habituel que la baguette du mandarin dans le Céleste Empire, et cependant déshonore-t-il les institutions de la Grande-Bretagne parce qu'elles préfèrent, dans leur logique, cette peine disciplinaire à la prison?
«Le climat de la Chine est tel qu'il favorise prodigieusement la propagation de l'espèce humaine; les femmes y sont d'une fécondité si grande que l'on ne voit rien de pareil sur la terre.»
Montesquieu ignore-t-il donc que l'empire de la Chine renferme tous les genres de climats depuis le printemps éternel de Canton jusqu'aux glaces perpétuelles de la Tartarie, et qu'en conséquence on ne peut attribuer à la douceur du climat l'immense population de l'empire?
«Ne pourrait-il pas se faire que les missionnaires auraient été trompés par une apparence d'ordre; qu'ils auraient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d'un seul par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et qu'ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes, parce que, n'y allant que pour y faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu'ils peuvent tout faire, que de persuader aux peuples qu'ils peuvent tout souffrir?
Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes. Des circonstances particulières, et peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu'il devrait l'être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces de prodiges.
La Chine, comme tous les pays où croît le riz, est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre; il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs. La plupart sont d'abord exterminés; d'autres se grossissent, et se font exterminer encore. Mais, dans un si grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d'armée, va droit à la capitale, et le chef monte sur le trône.
Telle est la nature de la Chine, que le mauvais gouvernement y est d'abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux manque de subsistances. Ce qui fait que, dans d'autres pays, on revient si difficilement des abus, c'est qu'ils n'y sont pas des effets d'abord sensibles; le prince n'y est pas averti d'une manière prompte et éclatante comme il l'est à la Chine.
Il ne sentira point, comme nos princes, que s'il se gouverne mal, il sera moins heureux dans l'autre vie, moins puissant et moins riche dans celle-ci. Il saura que, si son gouvernement n'est pas bon, il perdra l'empire et la vie.
Comme, malgré les expositions d'enfants, le peuple augmente toujours à la Chine, il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir. Cela demande du gouvernement une attention qu'on n'a point ailleurs. Il est à tous les instants intéressé à ce que tout le monde puisse travailler sans crainte d'être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil qu'un gouvernement domestique.
Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme; mais ce qui est joint avec le despotisme n'a plus de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s'enchaîner; il s'arme de ses chaînes, et devient plus terrible encore.
«La Chine est donc un État despotique dont le principe est la crainte. Peut-être que, dans les premières dynasties, l'empire n'étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit; mais aujourd'hui, cela n'est pas.»
XV
Même légèreté et même ignorance dans la plupart des jugements portés par l'auteur sur les mille nations qu'il passe en revue devant lui pour donner l'intelligence de l'esprit de leurs lois.
«Ainsi, dit-il, il est contre la nature des choses qu'une république conquière!» Et il oublie que la république romaine, qu'il exalte, a cessé de vivre le jour où elle a cessé de conquérir!
«La monarchie ne peut être conquérante. Elle ne peut conquérir que pendant qu'elle reste dans les limites naturelles de son gouvernement.» Le bon sens lui répond:—Mais quelles sont ces limites naturelles au gouvernement d'une monarchie? Y a-t-il une monarchie qui ne se soit formée par conquêtes ou agglomérations successives? Que serait la monarchie espagnole sans Charles-Quint? Que serait la monarchie britannique sans le pays de Galles, l'Écosse, l'Irlande, les deux Indes et les flots de la mer sans cesse conquis? Que serait la Prusse sans Frédéric II? Que serait la Russie sans Pierre Ier et Catherine? Que serait l'Autriche sans la Hongrie? Que serait la France sans la Bretagne, la Guyenne, l'Alsace, la Franche-Comté? Qui lui aurait dit dans le passé et qui lui dira dans l'avenir: «Tes limites naturelles sont là, et tout ce que tu y ajouteras t'affaiblira?»
Mauvaise généralité, inappliquée et inapplicable, qui n'est ni sensée ni morale, parce qu'elle n'est pas vraie. La loi de croissance, loi naturelle et par conséquent divine, s'applique aux nations comme aux individus. Les grands fleuves absorbent les petits cours d'eau. La conquête, dans certains cas, est légitime comme la vie... République comme Rome, ou monarchie de quatre cents millions d'hommes comme la Chine.
«Il est encore contre la nature de la chose qu'une république démocratique conquière des villes qui ne sauraient entrer dans la sphère de sa démocratie. Il faut que le peuple conquis puisse jouir des priviléges de la souveraineté, comme les Romains l'établirent au commencement. On doit borner la conquête au nombre des citoyens que l'on fixera pour la démocratie.
«Si une démocratie conquiert un peuple pour le gouverner comme sujet, elle exposera sa propre liberté, parce qu'elle confiera une trop grande puissance aux magistrats qu'elle enverra dans l'État conquis.
«Alexandre fit une grande conquête. Voyons comment il se conduisit. On a assez parlé de sa valeur, parlons de sa prudence.
«Les mesures qu'il prit furent justes. Il ne partit qu'après avoir achevé d'accabler les Grecs; il ne se servit de cet accablement que pour l'exécution de son entreprise; il ne laissa rien derrière lui contre lui. Il attaqua les provinces maritimes, il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer pour n'être point séparé de sa flotte; il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre; il ne manqua point de subsistances; et s'il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.
«Voilà comme il fit ses conquêtes; il faut voir comme il les conservera.
«Il résista à ceux qui voulaient qu'il traitât les Grecs comme maîtres et les Perses comme esclaves. Il ne songea qu'à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu. Il abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire. Il prit les mœurs des Perses, pour ne point désoler les Perses, en leur faisant prendre les mœurs des Grecs. C'est ce qui fit qu'il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius, et qu'il montra tant de continence; c'est ce qui le fit tant regretter des Perses. Qu'est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? Qu'est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant se puisse vanter.
«Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se fait des deux peuples par des mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu'il avait vaincue; il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons permirent ces mariages; les Visigoths les défendirent en Espagne, et ensuite ils les permirent. Les Lombards ne les permirent pas seulement, mais ils les favorisèrent. Quand les Romains voulurent affaiblir la Macédoine, ils y établirent qu'il ne pourrait se faire d'union par mariages entre les peuples des provinces.
«Alexandre qui cherchait à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques. Il bâtit une infinité de villes, et il y cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu'après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.
«Pour ne point trop épuiser la Grèce et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs; il ne lui importait quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu'ils lui fussent fidèles.»
XVI
Voici, selon Montesquieu, comment, dans l'état florissant de la république, Rome perdit tout à coup sa liberté.
«Dans le feu des disputes entre les patriciens et les plébéiens, ceux-ci demandèrent que l'on donnât des lois fixes, enfin que les jugements ne fussent plus l'effet d'une volonté capricieuse ou d'un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le Sénat y acquiesça. Pour composer ces lois on nomma des décemvirs. On crut qu'on devait leur accorder un grand pouvoir, parce qu'ils avaient à donner des lois à des partis qui étaient presque incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats, et dans les comices ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouvèrent revêtus de la puissance consulaire et de la puissance tribunitienne. L'une leur donnait le droit d'assembler le Sénat, l'autre celui d'assembler le peuple. Dix hommes dans la république eurent seuls toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugements. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçait ses vexations, Rome était étonnée du pouvoir qu'il avait usurpé; quand les décemvirs exercèrent les leurs, Rome fut étonnée du pouvoir qu'elle avait donné.
«Mais quel était ce système de tyrannie produit par des gens qui n'avaient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connaissance des affaires civiles, et qui, dans les circonstances de ce temps-là, avaient besoin, au dedans, de la lâcheté des citoyens pour qu'ils se laissassent gouverner, et de leur courage, au dehors, pour les défendre?
«Le spectacle de la mort de Virginie immolée par son père à la pudeur et à la liberté fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé; tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva père. Le Sénat et le peuple rentrèrent dans une liberté qui avait été confiée à des tyrans ridicules.
«Le peuple romain, plus qu'un autre, s'émouvait par les spectacles. Celui du corps sanglant de Lucrèce fit finir la royauté. Le débiteur qui parut sur la place, couvert de plaies, fit changer la forme de la république. La vue de Virginie fit changer les décemvirs. Tour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du Capitole. La robe sanglante de César remit Rome dans la servitude.»
XVII
Après ces aperçus très-généraux et très-fautifs sur les lois politiques, Montesquieu passe aux lois qui règlent les rapports des citoyens entre eux. Mauvais publiciste, il redevient bon magistrat; c'est son métier; il analyse assez justement les causes de ces lois, mais il les quitte vite et revient, on ne sait pourquoi, aux lois politiques. Ce qu'il dit des troupes est plus ingénieux que vrai; le voici:
«Une maladie nouvelle s'est répandue en Europe; elle a suivi nos princes, et leur a fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublements, et elle devient nécessairement contagieuse: car sitôt qu'un État augmente ce qu'il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs, de façon qu'on ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu'il pourrait avoir si les peuples étaient en danger d'être exterminés, et on nomme paix cet état d'efforts de tous contre tous. Aussi l'Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seraient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n'auraient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l'univers; et bientôt à force d'avoir des soldats, nous n'aurons plus que des soldats et nous serons comme des Tartares.
«Les grands princes, non contents d'acheter les troupes des plus petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances, c'est-à-dire presque toujours à perdre leur argent.
«La suite d'une telle situation est l'augmentation perpétuelle des tributs, et ce qui prévient tous les remèdes à venir; on ne compte plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec son capital. Il n'est pas inouï de voir des États hypothéquer leurs fonds pendant la paix même, et employer pour se ruiner des moyens qu'ils appellent extraordinaires, et qui le sont si forts, que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine.
«La maxime des grands empires d'Orient, de remettre les tributs aux provinces qui ont souffert, devrait bien être portée dans les États monarchiques. Il y en a bien où elle est établie; mais elle accable plus que si elle n'y était pas, parce que le prince n'en levant ni plus ni moins, tout l'État devient solidaire. Pour soulager un village qui paye mal, on charge un autre qui paye mieux; on ne rétablit point le premier, on détruit le second.
Le peuple est désespéré entre la nécessité de payer, de peur des exactions, et le danger de payer, crainte des surcharges.
«Un État bien gouverné doit mettre pour le premier article de sa dépense une somme réglée pour les cas fortuits. Il en est du public comme des particuliers, qui se ruinent lorsqu'ils dépensent exactement les revenus de leurs terres.»
XVIII
Il définit bien la liberté légale:—«le droit de faire ce que les lois permettent.» La liberté naturelle est l'objet de la police des sauvages; l'indépendance des particuliers est l'objet des lois de la Pologne, et ce qui en résulte, c'est l'oppression de tous.
Il avait prévu l'oppression de la Prusse, de la Russie, de l'Autriche; tout principe faux de liberté, tout sophisme de civilisation porte en lui sa peine.
Il exalte d'une manière absolue le gouvernement, selon lui parfait, de l'Angleterre.
Il conseille aux États de régir leurs finances comme des particuliers économes.
Cette dernière considération est radicalement fausse.
La comparaison d'un particulier et d'un État est un sophisme dont on ne peut guérir les esprits irréfléchis. Ils ont plus besoin d'une comparaison que d'une vérité!
Le particulier a besoin d'un trésor en réserve parce qu'il est particulier et que s'il ne trouve pas sous sa main un trésor réservé pour les cas extrêmes, personne ne le lui fournira. L'État, au contraire, n'a nul besoin de stériliser la richesse en n'en faisant point usage, parce qu'il est l'État et que ses sujets, enrichis par l'usage bien entendu de leurs richesses, en fourniront par l'emprunt, véritable trésor des États bien gouvernés.
Le particulier meurt et l'État immortel vit éternellement.
Le particulier n'a qu'une richesse bornée, il en atteint le terme et il tombe dans l'insolvabilité.
La richesse de l'État est illimitée et elle s'accroît autant que le travail de la nation. Une seule industrie créée, telle que celle des chemins de fer, centuple sa richesse. On est étonné que Montesquieu n'ait pas su distinguer entre ces deux conditions complétement différentes, et qu'il ait donné faveur à ce misérable sophisme, l'opposé de toute vérité.
Le premier Napoléon avait le même préjugé. Il ne se soutenait que par la dépouille du monde conquis et rançonné; quand ces rançons et ces dépouilles, qui s'élevaient à trois cents millions dans ses caves, furent dépensées, il tomba, et, quand ses États, changeant de système après sa chute, eurent recours à l'emprunt, ils payèrent facilement la rançon de la France et la France fut sauvée et riche.
Maintenant, il faut le reconnaître, l'État a adopté le système de l'emprunt et la France regorge d'opulence.
Il ne s'agit que de modérer sa richesse.
XIX
Le quatorzième livre de l'Esprit des Lois est le plus erroné de tous. Montesquieu, cherchant toujours des causes générales, attribue aux différences des climats les différences de caractères des peuples.
«L'air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps; cela augmente leur ressort et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur de ces mêmes fibres, il augmente donc encore par là leur force. L'air chaud, au contraire, relâche les extrémités des fibres et les allonge; il diminue donc leur force et leur ressort.
«On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L'action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s'y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force, plus grande, doit produire bien des effets: par exemple, plus de confiance en soi-même, c'est-à-dire plus de courage; plus de connaissance de sa supériorité, c'est-à-dire moins de désir de la vengeance; plus d'opinion de sa sûreté, c'est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruses. Enfin, cela doit faire des caractères bien différents. Mettez un homme dans un lieu chaud et enfermé: il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très-grande. Si, dans cette circonstance, on va lui proposer une action hardie, je crois qu'on l'y trouvera très-peu disposé; sa faiblesse présente mettra un découragement dans son âme; il craindra tout, parce qu'il sentira qu'il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens.
«Si nous faisons attention aux dernières guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous nos yeux, et dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, imperceptibles de loin; nous citerons bien que les peuples du Nord transportés dans les pays du Midi, n'y ont pas fait d'aussi belles actions que leurs compatriotes, qui, combattant dans leur propre climat, y jouissaient de tout leur courage.
«La force des fibres des peuples du Nord fait que les sucs les plus grossiers sont tirés des aliments. Il en résulte deux choses: l'une, que les parties du chyle ou de la lymphe, sont plus propres par leur grande surface à être appliquées sur les fibres et à les nourrir; l'autre, qu'elles sont moins propres, par leur grossièreté, à donner une certaine subtilité au suc nerveux. Ces peuples auront donc de grands corps et peu de vivacité.
«Les nerfs qui aboutissent de tous côtés au tissu de notre peau sont chacun un faisceau de nerfs; ordinairement, ce n'est pas tout le nerf qui est remué, c'en est une partie infiniment petite. Dans les pays chauds où le tissu de la peau est relâché, les bouts des nerfs sont épanouis et exposés à la plus petite action des objets les plus faibles. Dans les pays froids, le tissu de la peau est resserré et les mamelons comprimés, les petites houppes sont en quelque façon paralytiques; la sensation ne passe guère au cerveau que lorsqu'elle est extrêmement forte et qu'elle est de tout te nerf ensemble. Mais c'est d'un nombre infini de petites sensations que dépendent l'imagination, le goût, la sensibilité, la vivacité.
«J'ai observé le tissu extérieur d'une langue de mouton, dans l'endroit où elle paraît, à la simple vue, couverte de mamelons. J'ai vu, avec un microscope, sur ces mamelons, de petits poils ou espèce de duvet; entre les mamelons étaient des pyramides qui formaient, par le bout, comme de petits pinceaux. Il y a grande apparence que ces pyramides sont le principal organe du goût.
«J'ai fait geler la moitié de cette langue, et j'ai trouvé, à la simple vue, les mamelons considérablement diminués; quelques rangs même des mamelons s'étaient enfoncés dans leur gaîne; j'en ai examiné le tissu avec un microscope, je n'ai plus vu de pyramides. À mesure que la langue s'est dégelée, les mamelons, à la simple vue, ont paru se relever, et au microscope, les petites houppes ont commencé à reparaître.
«Cette observation confirme ce que j'ai dit, que dans les pays froids les houppes nerveuses sont moins épanouies: elles s'enfoncent dans leurs gaînes, où elles sont à couvert de l'action des objets extérieurs. Les sensations sont donc moins vives.
«Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs; elle sera plus grande dans les pays tempérés; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourrait les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité. J'ai vu les opéras d'Angleterre et d'Italie: ce sont les mêmes pièces et les mêmes acteurs; mais la même musique produit des effets si différents sur les deux nations, l'une est si calme et l'autre si transportée, que cela paraît inconcevable; ce n'est pas la même musique.
«Il en sera de même de la douleur; elle est excitée en nous par le déchirement de quelques fibres de notre corps. L'Auteur de la nature a établi que cette douleur serait plus forte à mesure que le dérangement serait plus grand: or, il est évident que les grands corps et les fibres grossières des peuples du Nord sont moins capables de dérangement que les fibres délicates des peuples des pays chauds; l'âme y est donc moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment.
«Avec cette délicatesse d'organes que l'on a dans les pays chauds, l'âme est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l'union des deux sexes; tout conduit à cet objet.
«Dans les climats du Nord, à peine le physique de l'amour a-t-il la force de se rendre bien sensible; dans les climats tempérés, l'amour, accompagné de mille accessoires, se rend agréable par des choses qui d'abord semblent être lui-même et ne sont pas encore lui: dans les climats plus chauds, on aime l'amour pour lui-même, et il est la cause unique du bonheur, il est la vie.
«Dans les pays du Midi, une machine délicate, faible, mais sensible, se livre à un amour qui dans un sérail naît et se calme sans cesse, ou bien à un amour qui, laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du Nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du Nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise.
«Approchez des pays du Midi, vous croirez vous éloigner de la morale même; des passions plus vives multiplieront les crimes; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières, dans leurs vices mêmes et dans leurs vertus: le climat n'y a pas une qualité aussi déterminée pour les fixer eux-mêmes.
«La chaleur du climat peut être si excessive, que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l'abattement passera à l'esprit même; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux; les inclinations y seront toutes passives; la paresse y fera le bonheur; la plupart des châtiments y seront moins difficiles à soutenir que l'action de l'âme, et la servitude moins insupportable que la force d'esprit, qui est nécessaire pour se conduire soi-même.
«Nous avons déjà dit que la grande chaleur énervait la force et le courage des hommes, et qu'il y avait dans les climats froids une certaine force de corps et d'esprit qui rendait les hommes capables des actions longues, pénibles, grandes et hardies. Cela se remarque non-seulement de nation à nation, mais encore, dans le même pays, d'une partie à une autre. Les peuples du nord de la Chine sont plus courageux que ceux du midi; les peuples du midi de la Gorée ne le sont pas tant que ceux du nord.
«Il ne faut donc pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. C'est un effet qui dérive de sa cause naturelle.
«Ceci s'est encore trouvé vrai dans l'Amérique; les empires despotiques du Mexique et du Pérou étaient vers la ligne, et presque tous les petits peuples libres étaient et sont encore vers les pôles.
«Les relations nous disent que le nord de l'Asie, ce vaste continent qui va du 40e degré ou environ jusqu'au pôle, et des frontières de la Moscovie jusqu'à la mer Orientale, est dans un climat très-froid; que ce terrain immense est divisé de l'ouest à l'est par une chaîne de montagnes qui laissent au nord la Sibérie et au midi la grande Tartarie; que le climat de la Sibérie est si froid, qu'à la réserve de quelques endroits, elle ne peut être cultivée; et que, quoique les Russes aient des établissements tout le long de l'Irtis, ils n'y cultivent rien; qu'il ne vient dans ce pays que quelques petits sapins et arbrisseaux; que les naturels du pays sont divisés en de misérables peuplades, qui sont comme celles du Canada; que la raison de cette froidure vient, d'un côté, de la hauteur du terrain, et de l'autre, de ce qu'à mesure que l'on va du midi au nord les montagnes s'aplanissent; de sorte que le vent du nord souffle partout sans trouver d'obstacles; que ce vent qui rend la Nouvelle-Zemble inhabitable, soufflant dans la Sibérie, la rend inculte; qu'en Europe, au contraire, les montagnes de Norvége et de Laponie sont des boulevards admirables qui couvrent de ce vent les pays du nord; que cela fait qu'à Stockholm, qui est à 59e degrés de latitude ou environ, le terrain produit des fruits, des grains, des plantes; et qu'autour d'Abo qui est au 61e degré, de même que vers les 63e et les 64e, il y a des mines d'argent, et que le terrain est assez fertile.
«Nous voyons encore dans les relations que la Grande Tartarie, qui est au midi de la Sibérie, est aussi très-froide; que le pays ne se cultive point; qu'on n'y trouve que des pâturages pour les troupeaux; qu'il n'y croît point d'arbres, mais quelques broussailles, comme en Islande; qu'il y a, auprès de la Chine et du Mogol, quelques pays où il croît une espèce de millet, mais que le blé ni le riz n'y peuvent mûrir; qu'il n'y a guère d'endroits, dans la Tartarie chinoise, aux 43e, 44e et 45e degrés, où il ne gèle sept ou huit mois de l'année; de sorte qu'elle est aussi froide que l'Islande, quoiqu'elle dut être plus chaude que le midi de la France; qu'il n'y a point de villes, excepté quatre ou cinq vers la mer Orientale, et quelques-unes que les Chinois, par des raisons de politique, ont bâties près de la Chine; que, dans le reste de la Grande Tartarie, il n'y en a que quelques-unes placées dans les Boucharies, Turkestan et Charrisme; que la raison de cette extrême froidure vient de la nature du terrain nitreux, plein de salpêtre et sablonneux, et de plus de la hauteur du terrain. Le P. Verbiest avait trouvé qu'un certain endroit, à 80 lieues au nord de la grande muraille, vers la source de Kavamhuram, excédait la hauteur du rivage de la mer près de Pékin de 3,000 pas géométriques; que cette hauteur est cause que, quoique quasi toutes les grandes rivières de l'Asie aient leur source dans le pays, il manque cependant d'eau, de façon qu'il ne peut être habité qu'auprès des rivières et des lacs.
«Ces faits posés, je raisonne ainsi: L'Asie n'a point proprement de zone tempérée, et les lieux situés dans un climat très-froid y touchent immédiatement ceux qui sont dans un climat très-chaud, c'est-à-dire la Turquie, la Perse, le Mogol, la Corée et le Japon.
«En Europe, au contraire, la zone tempérée est très-étendue, quoiqu'elle soit située dans des climats très-différents entre eux, n'y ait point de rapport entre les climats d'Espagne et d'Italie, et ceux de Norvége et de Suède. Mais, comme le climat y devient insensiblement froid en allant du midi au nord, à peu près à proportion de la latitude de chaque pays, il y arrive que chaque pays est à peu près semblable à celui qui en est voisin; qu'il n'y a pas une notable différence, et que, comme je viens de le dire, la zone tempérée y est très-étendue.
«De là il suit qu'en Asie les nations sont opposées aux nations du fort et du faible; les peuples guerriers braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux, timides: il faut donc que l'un soit conquis, et l'autre conquérant. En Europe, au contraire, les nations sont opposées du fort au fort; celles qui se touchent ont à peu près le même courage. C'est la grande raison de la faiblesse de l'Asie et de la force de l'Europe, de la liberté de l'Europe et de la servitude de l'Asie; cause que je ne sache pas que l'on ait encore remarquée. C'est ce qui fait qu'en Asie, il n'arrive jamais que la liberté augmente; au lieu qu'en Europe, elle augmente ou diminue selon les circonstances.
«Que la noblesse moscovite ait été réduite en servitude par un de ses princes, on y verra toujours des traits d'impatience que les climats du Midi ne donnent point. N'y avons-nous pas vu le gouvernement aristocratique établi pendant quelques jours? Qu'un autre royaume du Nord ait perdu ses lois, on peut s'en fier au climat, il ne les a pas perdues d'une manière irrévocable.»
XX
Quelle série d'inconséquences et quelle profondeur d'ignorance! Est-ce que les Grecs n'ont pas vaincu la Sicile et les Campaniens? Est-ce qu'Alexandre n'a pas triomphé des Scythes? Est-ce que les Romains, habitant le plus chaud climat de l'univers, n'ont pas attaqué les Parthes, les Gaulois et les Germains dans les forêts? Les Perses n'ont-ils pas prévalu longtemps sur les Grecs et sur tous les peuples septentrionaux de l'Inde? Les Romains n'ont-ils pas courbé les pays chauds ou froids sous leurs lois? Les Espagnols de Charles-Quint n'ont-ils pas assujetti les Pays-Bas et la Hollande glacée? Les Français n'ont-ils jamais vaincu ni les Allemands, ni les Russes? Les Espagnols n'ont-ils pas repoussé ces mêmes Français de leur pays? La supériorité des peuples et des lois tient à des causes mobiles et multiples qu'une intelligence comme celle de Montesquieu devait étudier et approfondir, au lieu de l'attribuer à une seule cause que la nature et l'histoire démentent à chaque ligne de la vie des nations.
Son opinion sur l'esclavage ne le repousse pas; il ne tend qu'à l'adoucir.
Celle sur les mariages est très-peu chrétienne et très-libre: il admet la réclusion des femmes dans les États conservateurs.
Tout ce qu'il dit sur la famille, en Orient, est dépourvu de notions vraies et justes. Ce n'est pas la loi, c'est la religion qui y protége le sexe faible.
Ce qu'il dit des causes de la population relative est également erroné. Ce n'est point la fertilité du sol qui règle la population; c'est la sécurité, la liberté, l'industrie. Telle création d'une industrie vaut une adjonction immense de territoire. Le travail favorisé et garanti vaut un empire. Voyez la Hollande à demi submergée! voyez l'Angleterre! voyez la Chine! ses quatre cents millions d'hommes sont la récompense de la sagesse miraculeuse de ses lois! Montesquieu n'y a rien compris!
XXI
Ce qu'il dit de l'influence du terrain sur la population n'est pas moins démenti par les faits. La seule population du Céleste Empire dépasse les populations réunies de l'Europe, de l'Afrique et de l'Amérique. (Quatre cents millions d'habitants vivant jusqu'ici sous une même loi.)
«Les nations qui ne cultivent pas la terre, ajoute-t-il, n'ont point de luxe.»
Voyez, en démenti de cet axiome, le luxe prodigieux de Carthage,—et celui du Tyr!—L'industrie et le commerce par la navigation produisent mille fois plus de richesses et de luxe (qui est l'abus des richesses) que la vie pastorale et agricole.
Ne lisez Montesquieu que l'histoire à la main. Elle le dément presque à toutes les lignes. L'homme est ingénieux, mais il n'est pas sûr.
De temps en temps, il voit juste, comme dans cette allusion à la France:
«S'il y avait dans le monde une nation qui eût une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées; qui fût vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrète, et qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d'honneur, il ne faudrait point chercher à gêner par des lois ses manières, pour ne point gêner ses vertus. Si, en général, le caractère est bon, qu'importe de quelques défauts qui s'y trouvent?
«On y pourrait contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs, et borner leur luxe; mais qui sait si on n'y perdrait pas un certain goût qui serait la source des richesses de la nation, et une politesse qui attire chez elle les étrangers?
«C'est au législateur de suivre l'esprit de la nation, lorsqu'il n'est pas contraire aux principes du gouvernement; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement et en suivant notre génie naturel.
«Qu'on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l'État n'y gagnera rien, ni pour le dedans, ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses.»
Plus loin, il rend justice au gouvernement chinois en montrant qu'il fut le seul gouvernement philosophique:
«Les législateurs de la Chine firent plus: ils confondirent la religion, les lois, les mœurs et les manières; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce que l'on appela les rites. Ce fut dans l'observation exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha. On passa toute sa jeunesse à les apprendre, toute sa vie à les pratiquer. Les lettrés les enseignèrent, les magistrats les prêchèrent; et comme ils enveloppaient toutes les petites actions de la vie, lorsqu'on trouva le moyen de les faire observer exactement, la Chine fut bien gouvernée.»
XXII
Il est évident que ce premier volume de l'Esprit des Lois, rempli de quelques axiomes sages et vrais, et d'une nuée d'axiomes légers et inconsidérés, n'était point un livre de législation dans la pensée de Montesquieu, mais un recueil de premiers aperçus rassemblés par lui pour faire plus tard un livre. On n'y rencontre qu'une expression toujours ingénieuse et une foule d'idées aventurées et fausses. Le manque de connaissances, de travail et de réflexion, y choque à chaque instant le lecteur. Cela ne peut servir à rien au législateur sérieux. Aristote écrivait de la politique plus solide; Machiavel, plus intelligente, en mettant de côté la pure morale; Platon, Fénelon, J. J. Rousseau écrivaient de plus beaux rêves; mais c'étaient des rêves plus dangereux que des réalités. De tous ces écrivains législateurs, le plus sensé eût été incontestablement Machiavel, si Machiavel n'avait pas trop souvent la théorie de la tyrannie à la solde des tyrans.
Montesquieu était un honnête homme, mais un écrivain trop irréfléchi. Il n'a voulu tromper personne; il s'est lui-même trompé. On lui doit estime et non confiance. Il cherchait le vrai, mais pas assez pour le trouver. Il n'a qu'un mérite: il n'a pas rêvé. Il a considéré la législation politique comme un produit de l'histoire; il a cru que la législation des peuples n'avait rien à demander à l'imagination; seulement il a imaginé l'histoire. Voilà son caractère. Il lui a dû sa colossale réputation. Aujourd'hui, ce n'est qu'un nom illustre dans notre littérature; il ne faut pas le délustrer; mais il ne peut nous être utile que par la considération qu'il donne à la France. Au moins ne lui donne-t-il point de songes et point de délire. La Révolution française l'a tué. Je croyais qu'il vivait encore, il ne vit plus. Il faut qu'un autre Montesquieu surgisse et fasse le triage des erreurs et des vérités.
Ces erreurs et ces vérités sont locales. Les influences des lois et leurs causes sont dans les mœurs, dans les habitudes, dans les territoires, dans les terres, dans les mers, dans les circonstances, dans les religions, dans les ambitions, dans les grands hommes des peuples qui les communiquent à leurs nationaux et à leur temps. L'Esprit des Lois n'est que le résultat de tous ces hasards: bonnes ici, les mêmes lois sont mauvaises là, selon le peuple et le temps.
Qui voudrait, excepté Saint-Just et Robespierre, gouverner la France comme la Crète, ou Lacédémone, comme Jérusalem sous ses prêtres, ou l'Égypte sous ses Pharaons? Les meilleures lois des Pyramides ou du Temple deviendraient les plus détestables axiomes appliqués au jour où nous sommes. Il n'y a qu'un esprit des lois, c'est le rapport exact des lois et des croyances. On ne peut pas faire un ouvrage dogmatique sur l'esprit des lois. On ne connaît pas leur occasion ni leur cause; on ne connaît pas même ces lois: il faudrait connaître minutieusement l'histoire de ces milliers de peuples qu'elles ont régis tour à tour. Les éléments de cette connaissance n'existent pas. Ces généralités ne s'appliquent qu'à des êtres abstraits et non à des hommes. Chaque peuple est une exception, chaque siècle est un phénomène. On ne peut dire que la tendance à tout conserver soit plus sage que la tendance à tout détruire; car, si vous examinez l'histoire à ce point de vue, alors là vous trouvez, en général, qu'il y a autant de vice à tout conserver qu'il y a de danger à tout détruire: les conservateurs à tout prix seraient donc aussi coupables que les révolutionnaires à toute heure. Voilà la vérité.
XXIII
En résumé, il n'y a pas de législation éternelle. Les législateurs en axiomes sont des esprits chimériques ou menteurs. Il n'y a pas plus de généralités pratiques en législation qu'il n'y a de panacées universelles en médecine. Les circonstances, les mœurs, le temps sont la mesure des vérités pratiques. Dieu seul sonne l'heure de l'introduction ou de l'application de ces vérités relatives, dans le gouvernement des différents groupes de ses créatures; il y mêle sa providence et sa force; et alors tout réussit.
Il n'y a qu'un axiome toujours vrai et jamais trompeur: «Aspirez au mieux, et poussez-y le monde dans la proportion exacte de ce qu'il peut accepter et dans la proportion de votre force.» Si vous voulez plus, vous ne serez qu'un philosophe; si vous voulez moins, vous ne serez qu'un faible d'esprit. L'absolu n'est qu'à Dieu, le relatif est à l'homme. Le législateur est l'homme qui, mesurant l'absolu à la portée de la capacité humaine de son temps, n'en verse ni trop ni trop peu dans la coupe, et fait des lois et non des théories. Le meilleur tireur n'est pas celui qui vise au blanc et qui fait un grand bruit avec son arme, mais celui qui vise juste et qui atteint l'objet qu'il s'est proposé.
FIN DU CLVIIIe ENTRETIEN.
Paris.—Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du
Four-St-Germain, 43
CLIXe ENTRETIEN
L'HISTOIRE, OU HÉRODOTE
I
Hérodote passe pour le premier (en ordre de date) des historiens grecs, cela n'est certainement pas vrai; car Homère, dont il a écrit la biographie, est bien plus ancien qu'Hérodote, et l'histoire a, sans contredit, précédé la poésie et surtout la poésie parfaite.
Hérodote est bien loin de Moïse, l'historien hébreu; plus loin encore des historiens fabuleux de l'Inde, ces hommes antédiluviens du Thibet, de l'Himalaya, ou de la Chine; mais enfin il passe pour le Père de l'histoire, prenons-le pour tel un moment, et faisons semblant de le croire, quoique nous n'en croyions rien. C'est une vérité convenue, c'est-à-dire un mensonge admis. Passons.
II
On sait peu de choses sur lui, pas même des fables; le Père de l'histoire n'a pas même une biographie.
Il était né à Halicarnasse, 484 ans avant Jésus-Christ. Il paraît que sa famille était distinguée et même illustre. Son père s'appelait Tixès, sa mère Dryo. On l'envoya habiter Samos. Il s'y perfectionna dans le dialecte ionien, le plus doux des dialectes grecs. Après cette étude, il entreprit de longs et lointains voyages pour connaître la terre et les hommes. Il n'écrivit que ce qu'il avait vu ou appris de la bouche des plus érudits de ses contemporains.
La Grèce, l'Ionie, l'Assyrie, l'Égypte, la Perse, les bords du Pont-Euxin, la Scythie ou la Russie, quelques parties du littoral de l'Italie et de la Sicile forment la carte de ses voyages. Voyage historique, littéraire, religieux, à travers le monde alors connu des Grecs, ce serait le vrai nom de ce qu'on appelle son Histoire. C'est un Child-Harold-Commines qui parcourt l'univers et qui le raconte. Il ne commande point la crédulité, il la discute. Son livre est plein de critique; c'est un homme d'esprit sans parti pris, qui vous mène promener à travers le monde et qui vous dit: «Regardez et concluez.» Il a aussi beaucoup d'analogie avec Voltaire dans ses Mœurs des nations. Bref, c'est le contraire de ce que l'on suppose de lui. Voilà pourquoi il est bon de l'étudier à fond. La plupart de nos préjugés sont des erreurs.
III
Au retour de ses voyages, Hérodote écrivit son Histoire à Samos. Il la lut en partie aux jeux Olympiques, en 456. Thucydide, alors âgé de quinze ans, assistait à cette lecture, et c'est là que ce jeune homme, déjà lettré, conçut la pensée d'écrire lui-même. Thucydide lui fut présenté. Cette lutte littéraire entre les premiers historiens de la Grèce devant l'Académie d'Athènes est loin de l'espèce de barbarie que l'on attribue à ces temps.
À quarante ans, il lut devant le même public son Histoire achevée. Les hommes éclairés le comblèrent d'éloges et l'autorisèrent à donner à chacun des livres de cette Histoire le nom d'une Muse, comme le seul digne de sa perfection. Le peuple ajouta à ces honneurs des gratifications pécuniaires. Mais l'envie se déchaîna contre lui et le força à quitter l'Attique et Samos. Il franchit la mer et vint habiter à Sybaris, dans la Grande Grèce. On y lit encore son épitaphe: «Cette terre recouvre le corps d'Hérodote, fils de Tixès, maître en l'art d'écrire. En fuyant la critique acharnée de ses compatriotes, il était venu chercher ici une nouvelle patrie.»
Voilà tout ce qu'on sait de la vie, des œuvres, de la mort de ce grand homme.
Parcourons son œuvre.
IV
Clio est le titre de son premier livre.
«Hérodote d'Halicarnasse expose ici le résultat de ses recherches, afin que le souvenir des événements passés ne se perde pas avec le temps; que les grandes et mémorables actions, soit des Grecs, soit des barbares, aient une juste célébrité, et que la cause des guerres qui ont éclaté entre eux soit connue.»
Il attribue toutes ces causes à des enlèvements de belles femmes, telles qu'Hélène, Médée. Plus tard, la Grèce attaque, sans motif autre que son ambition, les États voisins de l'Ionie; il en raconte les guerres presque fabuleuses; il s'attache surtout à Crésus le roi de Lydie, dont Sardes était la capitale.
«Crésus, après avoir soumis les Grecs du continent d'Asie et les avoir rendus tributaires, songea à construire une flotte pour attaquer ceux des îles. Il s'occupait de cette idée, et déjà les vaisseaux étaient sur le chantier, quand il abandonna son projet, détourné, suivant les uns, par Bias de Priène, suivant d'autres, par Pittacus de Mitylène, qui, se trouvant à Sardes, et interrogé par Crésus sur ce que l'on disait de nouveau en Grèce, lui avait répondu en ces termes: «On y fait courir le bruit que les habitants des îles lèvent dix mille hommes de cavalerie, et ont le dessein de vous attaquer dans Sardes.» Crésus, prenant ces paroles au sérieux, s'écria: «Puissent faire les dieux que réellement ces insulaires pensent à venir attaquer avec de la cavalerie les enfants de la Lydie!...» Alors, celui avec lequel il s'entretenait reprit en ces mots: «Ô Crésus, si c'est avec raison qu'une juste espérance du succès vous fait désirer vivement que les habitants des îles viennent réellement attaquer le continent avec de la cavalerie, que pensez-vous que ces mêmes insulaires doivent de leur côté souhaiter plus ardemment, lorsqu'ils ont appris que vous étiez occupé à faire construire des vaisseaux, que de rencontrer vos Lydiens en mer, et de vous voir ainsi leur offrir vous-même l'occasion de venger les malheurs des Grecs du continent, que vous venez de réduire en servitude?» Crésus, frappé de cette réflexion, et se laissant aisément persuader par ce discours plein de sens, renonça aux préparatifs maritimes qu'il avait commencés; il fit même un traité d'hospitalité réciproque avec les Ioniens des îles.
«Dans la suite, Crésus porta la guerre chez les diverses nations qui habitent en deçà du fleuve Halys, et parvint à les subjuguer toutes, à l'exception des Ciliciens et des Lyciens. Voici les noms des peuples rangés sous son obéissance: les Lydiens, les Phrygiens, les Mysiens, les Marandiniens, les Chalybiens, les Paphlagoniens, les Thraces (d'Asie), c'est-à-dire les Thyniens et les Bithyniens, les Cariens, les Ioniens, les Doriens, les Éoliens et les Pamphyliens.
«Lorsque tous les peuples soumis par Crésus eurent été ajoutés à l'empire de Lydie, on vit arriver successivement dans la ville de Sardes, alors florissante et comblée de richesses, presque tout ce que la Grèce avait, à cette époque, d'hommes célèbres par leurs connaissances et leur sagesse. De ce nombre fut Solon d'Athènes. Après avoir donné des lois aux Athéniens, qui lui en avaient demandé, il s'était décidé à s'expatrier et à voyager pendant dix ans, sous le prétexte de visiter d'autres régions, mais réellement pour n'être point forcé à changer quelque chose à ces lois. Les Athéniens ne pouvaient les modifier eux-mêmes sans violer le serment solennel qu'ils avaient fait de les observer pendant dix ans, telles que Solon les avait données.
«Dans cet état de choses, Solon, étant censé toujours voyager par curiosité, vint d'abord en Égypte, près du roi Amasis, et ensuite à Sardes, près de Crésus. Il fut reçu avec distinction, et logé dans le palais. Le troisième ou le quatrième jour après son arrivée, les domestiques de Crésus, suivant ses ordres, conduisirent Solon dans les chambres qui contenaient les trésors du roi, et lui montrèrent les immenses richesses qu'elles renfermaient et le bonheur de Crésus. Après qu'il eut vu tout en détail, et tout examiné à loisir, Crésus lui adressa ces paroles: «Mon hôte d'Athènes, comme la réputation que vous vous êtes acquise par votre sagesse et par les voyages que vous avez entrepris pour observer, en philosophe, tant de pays divers est venue jusqu'à nous, j'ai le plus grand désir d'apprendre de vous quel est l'homme que vous avez connu jusqu'ici pour le plus heureux.» En faisant cette question, Crésus était persuadé que Solon allait le nommer; mais Solon, incapable de flatter et qui ne savait dire que la vérité, répondit: «C'est Tellus l'Athénien.» Crésus, surpris, demanda vivement par quelle raison il estimait ce Tellus le plus heureux des hommes. «Tellus, répondit Solon, vivait dans un temps où Athènes était florissante. Déjà heureux du bonheur de sa patrie, il eut des enfants sains et d'un bon naturel; tous lui donnèrent des petits-fils, et il n'eut à pleurer la perte d'aucun d'eux. Enfin, il jouissait d'une fortune aisée, telle qu'on l'entend parmi nous, et termina sa vie par la mort la plus brillante. Dans un combat qui eut lieu entre les Athéniens et leurs voisins d'Éleusis, après avoir déployé une rare valeur, et mis en fuite un grand nombre d'ennemis, il périt glorieusement. Athènes lui fit élever, aux frais du trésor public, un tombeau dans la place même où il avait succombé, et rendit à sa mémoire les plus grands honneurs.»
«Solon ayant ainsi trompé tout à fait l'opinion de Crésus en insistant avec autant de détails sur le bonheur de Tellus, le roi lui demanda quel était, après Tellus, celui qu'il placerait au second rang, espérant l'obtenir au moins pour lui. «Je le donnerais, repartit Solon, à Cléobis et à Biton. Ces deux frères, originaires d'Argos, vivaient dans une honnête aisance; ils étaient de plus distingués par la force du corps, et avaient remporté des prix dans les jeux publics. Voici ce que l'on raconte d'eux. On célébrait à Argos la fête de Junon, et leur mère se préparait à monter sur son char pour se rendre au temple; mais les bœufs, qui devaient être attelés, n'étaient point encore revenus des champs. Les deux jeunes gens, surpris par l'heure, prennent la place des animaux, et, se mettant eux-mêmes sous le joug, traînent le char sur lequel leur mère s'était assise. Ils parcoururent ainsi l'espace de quarante-cinq stades pour arriver au temple. La mort la plus heureuse fut la récompense de cet acte de piété filiale, qui se passa à la vue de tout le peuple rassemblé pour la fête; et la Divinité déclara, dans cette occasion, qu'il est plus heureux pour les hommes de mourir que de continuer à vivre. Les citoyens d'Argos, témoins de ce spectacle, admiraient la force des jeunes gens, et leur donnaient de grands éloges: les femmes félicitaient la mère, et l'estimaient heureuse d'avoir de tels fils. Enivrée de joie, et flattée également de l'action de ses enfants et des applaudissements qu'elle recevait, la mère de Cléobis et de Biton, debout en face de la statue de Junon, pria pour ses enfants, qui venaient de lui donner une si grande preuve de respect, et conjura la déesse de leur accorder ce qu'il y avait de meilleur pour l'homme. Cette prière faite, les jeunes gens offrirent leur sacrifice, et, après le festin qui le suivit, s'endormirent dans le temple même. Ils ne se réveillèrent pas, et finirent ainsi de vivre. Les Argiens consacrèrent leurs images à Delphes, comme celles de deux hommes parfaitement pieux.»
«C'est ainsi que Solon assigna la seconde place aux deux Grecs. Crésus, mécontent, s'écria: «Ainsi, Solon, vous comptez ma prospérité pour si peu de chose, que vous ne daignez pas me mettre sur la même ligne que ces simples particuliers?—Ô Crésus, repartit Solon, pourquoi m'interrogez-vous sur la destinée des hommes, moi qui sais combien la Divinité, toujours jalouse des prospérités humaines, est prompte à les bouleverser? Que de choses nous sommes condamnés à voir et à souffrir dans le cours d'un long âge! Supposons que soixante-dix années soient le terme de la vie d'un homme. Ces soixante-dix années donnent vingt-cinq mille deux cents jours, sans compter les mois intercalaires; et, si nous faisons une année sur deux plus longue d'un mois pour ramener les saisons aux époques convenables, nous aurons, pour soixante-dix années, trente-cinq mois intercalaires, et ces trente-cinq mois donneront mille cinquante jours. La totalité des soixante-dix années sera par conséquent de vingt-six mille deux cent cinquante jours, et cependant il n'y a pas un seul de ces jours qui soit, dans toutes ces circonstances, exactement semblable à un autre. L'homme est donc, ô Crésus, tout misère! Vous vous montrez aujourd'hui riche et puissant à mes yeux; je vous vois roi d'un grand peuple; cependant, je ne dirai pas de vous ce que vous me demandez de dire, jusqu'à ce que j'apprenne que votre vie a fini heureusement. Hélas! l'homme le plus riche n'est pas plus heureux que celui qui vit au jour le jour, si le sort ne lui laisse pas terminer sa carrière dans cet état de prospérité; on voit même des hommes avec de grandes richesses être malheureux, tandis que beaucoup d'autres dans la médiocrité sont parfaitement heureux. En effet, l'homme qui possède ces grandes richesses et qui n'est pas satisfait d'ailleurs, n'a sur celui qui, pauvre, est cependant bien partagé en toute autre chose, que deux sortes d'avantages, tandis que celui-ci en a une foule sur l'homme riche et malheureux du reste. L'un peut, à la vérité, remplir tous ses désirs, et réparer promptement une perte ou un dommage qu'il éprouve; mais l'autre, s'il n'a pas la même facilité, est déjà (dans l'état de bonheur où nous le supposons) à l'abri de ces désirs ou de ces pertes. De plus (toujours dans la même supposition) il jouit de toutes ses facultés, il est d'une bonne santé, exempt de maux, content de ses enfants, d'une belle figure; et, si, indépendamment de tant d'avantages, il termine bien sa carrière, il sera celui que vous cherchez, et digne d'être appelé heureux; mais, avant sa mort, il faut suspendre notre jugement et l'appeler, jusque-là, l'homme favorisé de la fortune, et non l'homme heureux. Actuellement, ô Crésus, réunir tant de biens n'est pas d'un mortel. Une même contrée ne produit pas toutes les choses nécessaires; elle en donne une, il lui en manque une autre; seulement, celle qui en fournit le plus est regardée comme la meilleure: il en est ainsi de l'homme. Un même individu n'a pas tous les avantages: il en possède quelques-uns, d'autres lui sont refusés. Celui qui, dans le cours de la vie, se maintient avec le plus grand nombre de ces avantages, et arrive au terme sans les avoir perdus, est celui seul qui, à mon avis, est digne de porter le nom d'heureux. Il faut donc, dans toutes les choses, considérer leur fin et comme elles se résolvent, puisque la Divinité ruine souvent de fond en comble ceux à qui elle a fait entrevoir la félicité.»
«Solon se tut. Crésus, de plus en plus mécontent, cessa de faire cas du sage, et le renvoya. Il finit même par regarder comme un homme sans lumières celui qui, mettant de côté la prospérité présente, recommandait d'attendre la fin de toutes choses pour les juger.
«Lorsque Solon fut parti, la Divinité voulut, à ce qu'il paraît, par une vengeance éclatante, punir Crésus de s'être estimé le plus heureux des hommes; et un songe qu'il eut peu de temps après lui présagea le sort funeste d'un de ses enfants. Crésus avait deux fils: l'un, très-maltraité par la nature, était muet; l'autre, au contraire, surpassait en tout les jeunes gens de son âge: ce dernier s'appelait Atys. Crésus vit donc en songe Atys périr, blessé par une pointe de fer. Il se réveille frappé de terreur, et, après avoir réfléchi sur son rêve, il se détermine à donner une femme à son fils, et lui ôte le commandement de ses troupes qu'il avait coutume de lui confier. En même temps il ordonna de retirer de l'appartement des hommes les lances, les javelots, enfin toutes les armes en usage à la guerre, et les fit déposer dans l'intérieur du palais, de crainte qu'une de ces armes qui sont ordinairement suspendues aux murailles n'atteignît son fils.
«Tandis qu'on faisait les préparatifs du mariage d'Atys, on vit arriver à Sardes un homme poursuivi par le malheur, et dont les mains étaient souillées. Il était Phrygien de nation, et de race royale. Il se présenta au palais du roi, et le supplia de le purifier suivant le mode d'expiation établi par les lois du pays. Crésus y consentit, et le purifia. Le mode d'expiation des Lydiens est à peu près semblable à celui qui est en usage chez les Grecs. Lorsque la cérémonie expiatoire fut terminée, Crésus, voulant savoir qui était cet homme et d'où il sortait, lui adressa la parole en ces termes: «Étranger, dites-moi qui vous êtes, de quel lieu de la Phrygie êtes-vous venu vous asseoir en suppliant près de mes foyers? Enfin, quel homme ou quelle femme a péri par vos mains?—Ô roi, répondit l'étranger, je suis fils de Gordius et petit-fils de Midas. Mon nom est Adraste. J'ai tué involontairement mon frère: après ce meurtre, mon père m'a chassé; et je suis aujourd'hui sans asile.—Ceux à qui vous devez le jour, reprit Crésus, sont nos amis, et c'est parmi des amis que vous vous trouvez ici. Restez avec nous, vous n'y manquerez de rien; en supportant patiemment votre disgrâce, vous l'allégerez, et vous lui serez peut-être redevable d'un meilleur sort.» Adraste continua donc à vivre près de Crésus.
«En ce temps, un sanglier d'une grosseur extraordinaire, né dans l'Olympe Mysien et sorti de cette montagne, désolait le pays et ruinait tous les travaux champêtres. Plusieurs fois, les Mysiens s'étaient réunis pour l'attaquer, mais n'avaient pu l'atteindre, et le mal qu'il leur faisait s'accroissait de jour en jour. Enfin ils envoyèrent des députés qui, se présentant devant Crésus, lui parlèrent ainsi: «Ô roi, un sanglier d'une grandeur démesurée désole nos campagnes, et, malgré tous nos efforts, nous n'avons pu parvenir à le détruire. Nous vous supplions donc de laisser venir avec nous votre fils, et d'envoyer des jeunes gens et des chiens pour nous aider à délivrer notre pays de ce monstre.» Crésus, qui n'avait point oublié ce qu'il avait vu en songe, leur répondit: «Il ne faut pas parler de mon fils, je ne puis vous le donner: il vient de se marier, et d'autres soins l'occupent. Mais je ferai partir une troupe choisie de chasseurs, avec tout ce qui leur sera nécessaire, et je leur prescrirai de se réunir à vous pour délivrer votre pays du sanglier qui le dévaste.»
«Telle fut la réponse de Crésus. Les Mysiens, satisfaits, allaient se retirer; mais Atys, qui avait entendu leur demande, apprenant que son père s'y était refusé, entra et parla en ces termes: «Ô mon père, c'était autrefois mon plus beau droit et mon plus noble privilége d'aller chercher la gloire à la guerre ou dans les chasses périlleuses. Maintenant, vous me tenez renfermé dans un honteux repos, comme si vous aviez à me reprocher quelque marque de crainte ou quelque faiblesse! De quel œil voulez-vous que l'on me voie tous les jours aller à la place publique, et en revenir? Quelle opinion vont prendre de moi mes concitoyens? Quelle idée s'en fera ma nouvelle épouse? À quelle homme pensera-t-elle s'être unie? Ou laissez-moi la liberté d'aller à cette chasse, ou veuillez, du moins, m'expliquer comment vous croyez me servir en vous y refusant?
«—Ô mon fils, répondit Crésus, si j'en use ainsi, ce n'est pas que j'aie aperçu en toi quelque marque de faiblesse, ou que tu m'aies déplu. Je cède seulement à la crainte que m'inspire un songe que j'ai eu pendant mon sommeil: il m'avertit que tu dois vivre peu de temps, et que la blessure d'une pointe de fer causera ta mort. C'est ce songe qui m'a fait presser ton mariage; il m'empêche de te laisser prendre part à la chasse qui se prépare, et me force à te tenir renfermé près de moi pour te dérober, s'il est possible, au moins pendant ma vie, au péril qui te menace. Hélas! je n'ai que toi d'enfant; je ne puis, tu le sais, compter ton frère, à qui le sens de l'ouïe manque entièrement.
«—Ô mon père! répliqua le jeune homme, le songe que vous avez eu justifie la contrainte où vous me retenez, et je dois vous en savoir gré. Qu'il me soit permis cependant de vous dire que, dans ce moment, vous oubliez le sens véritable de votre songe, et il est facile de vous le prouver. Vous me dites qu'il annonce que je dois périr par la pointe d'un fer; mais un sanglier a-t-il des mains? Quelle pointe de fer avez-vous donc à redouter ici? Si je devais, par exemple, périr sous la dent de quelque bête sauvage, ou de toute autre manière, il serait, j'en conviens, raisonnable d'agir comme vous le faites; mais, puisqu'il n'est point question de combat entre hommes, laissez-moi aller.
«—Tu l'emportes, mon fils, reprit Crésus; cette explication que tu donnes à mon rêve me persuade, et je cède à tes raisons; je reviens donc sur ma résolution, et consens que tu prennes part à cette chasse.»
«En achevant ces mots, Crésus fit appeler le Phrygien Adraste et lui parla ainsi: «Adraste, lorsque, chargé du poids importun d'un malheur que je suis loin de vous reprocher, vous êtes venu me trouver, je vous ai purifié. Je vous ai ensuite admis dans ma propre maison, et je n'ai rien épargné pour subvenir à vos besoins. Je dois aujourd'hui compter que, pour prix de ces services, vous êtes prêt à m'en rendre. Je vous charge donc de la garde de mon fils, qui va partir pour la chasse, et de sa défense, si quelques brigands viennent vous attaquer sur la route. Il convient, d'ailleurs, que vous vous montriez partout où l'occasion de se distinguer par des actions d'éclat peut se présenter. C'est une inclination que vous devez tenir de votre naissance, et la force du corps ne vous manque pas pour la suivre.
«—Je ne me serais pas, dit Adraste, proposé pour cette expédition: je sais trop bien qu'il ne faut pas qu'un malheureux tel que moi se mêle avec ceux de son âge qui n'ont encore connu que la prospérité. Je n'en formais même pas le désir, et j'ai su m'abstenir d'une demande indiscrète. Mais, puisque c'est vous-même qui le souhaitez et que je dois consentir à tout ce qui vous est agréable (je n'ai que ce moyen de reconnaître vos bienfaits), je suis prêt à faire ce que vous attendez de moi: comptez donc que je vous ramènerai le fils dont vous me confiez la garde, et qu'il sera préservé de tout mal, autant que cela pourra dépendre du défenseur que vous lui donnez.»
«Après cette réponse, l'un et l'autre se mirent en marche, accompagnés d'une troupe choisie de jeunes gens, et suivis d'un grand nombre de chiens. Ils arrivent au mont Olympe, et l'on se met en quête du sanglier. On le rencontre, on parvient à l'entourer de toutes parts; et les chasseurs, formant un cercle autour de lui, l'attaquent à coups de traits. Dans ce moment, l'hôte de Crésus, celui que Crésus avait purifié, Adraste lance sa javeline, manque le but, et, au lieu de frapper l'animal, atteint le fils de Crésus, qui, blessé mortellement par une pointe de fer, accomplit en mourant le funeste présage du songe. Un messager, arrivé en toute hâte à Sardes, annonça à Crésus et le succès de la chasse et la mort de son fils.
«Crésus, consterné, ressentait une douleur d'autant plus vive, que ce fils avait lui-même présidé à la purification du meurtrier. Dans son désespoir, il invoquait Jupiter Expiateur, et le prenait à témoin du crime de l'étranger qu'il avait admis chez lui comme son hôte. Il adjurait encore ce même dieu par les noms de Jupiter Éphestien et de Jupiter Hétéréen: sous le premier, comme protecteur des foyers, parce qu'il avait permis que le meurtrier de son fils vécût dans sa maison et y jouît des droits de l'hospitalité; sous le second, comme garant de la foi entre les compagnons d'armes, parce que le compagnon et le gardien de son fils était devenu son plus cruel ennemi.
«Cependant parurent les Lydiens portant le corps inanimé: le meurtrier suivait derrière: arrivé en présence du roi, il se plaça en avant du cadavre, puis, les mains étendues, se livra lui-même à Crésus, le conjurant de l'égorger sur le corps de son fils, et s'écriant qu'il ne lui était plus permis de vivre après avoir causé la mort de celui qui l'avait purifié d'un premier meurtre. Crésus, malgré l'excès de ses malheurs domestiques, touché des cris d'Adraste, en prit pitié, et lui dit: «Ô malheureux hôte, tu satisfais à toute la vengeance que je pouvais tirer de toi, en te condamnant toi-même: va, tu n'es pas la cause de mon malheur, ton action fut involontaire. C'est ce dieu, celui sans doute qui naguère m'a prédit ce triste avenir, qui seul en est l'auteur.» Il ordonna ensuite de faire à son fils des funérailles dignes de sa naissance. Lorsqu'elles furent terminées, et que le tumulte eut cessé autour du monument, le petit-fils de Midas, le fils de Gordius, l'infortuné Adraste, meurtrier de son propre frère, meurtrier de son bienfaiteur, désespéré, et s'estimant le plus malheureux des hommes, se poignarda sur la tombe.
«Crésus porta pendant deux années le grand deuil.
«Après ce temps, la chute de l'empire d'Astyage, fils de Cyaxare, renversé par Cyrus, fils de Cambyse, et les progrès des Perses, en occupant la pensée de Crésus d'autres soins, firent taire sa douleur. Il sentait la nécessité d'arrêter les Perses avant qu'ils eussent atteint toute leur grandeur, et voulait, s'il était possible, détruire une puissance qui s'accroissait chaque jour. Ce projet formé, il résolut avant tout d'éprouver les oracles de la Grèce et de la Libye, en envoyant des députés aux plus célèbres, tels que ceux de Delphes, d'Abas en Phocide, de Dodone, d'Amphiaraüs, de Trophonius et des Branchides, dans le pays des Milésiens; tous oracles renommés chez les Grecs et que Crésus désirait consulter. Enfin il s'adressa aussi à l'oracle d'Ammon, en Libye. Il voulait seulement, par cette première consultation, s'assurer de la science des oracles; et, dans le cas où il lui serait prouvé qu'ils connussent réellement la vérité, il se proposait d'y recourir une seconde fois pour savoir s'il devait entreprendre la guerre contre les Perses.»
V
La guerre tourna contre Crésus. Les Perses entrèrent dans Sardes; un soldat perse s'élança pour tuer le roi. Son fils, jusque-là muet, recouvra la parole pour sauver son père: «Soldat, ne tue pas Crésus!» dit-il au Perse. Crésus fut fait prisonnier, et Cyrus, qui régnait alors en Perse, le fit attacher au bûcher pour y périr du supplice des rois. Une pluie miraculeuse éteignit l'incendie. Cyrus le fit détacher, et reçut ses conseils comme ceux d'un sage protégé par les dieux.
VI
Ici, Hérodote passe à l'histoire des Mèdes et des Perses. Les Scythes, pères des Russes, vinrent pour attaquer l'Égypte.
«Astyage régnait en Perse.
«Astyage, fils de Cyaxare, hérita de l'empire. Ce roi eut une fille à laquelle il avait donné le nom de Mandane. Une nuit, il crut la voir en songe répandre une si grande quantité d'eau, que non-seulement elle inondait la ville où il faisait son séjour, mais qu'il lui sembla même que toute l'Asie en était couverte. Frappé de cette vision, il en demanda l'explication à ceux des mages qui sont versés dans la science d'interpréter les songes, et la réponse qu'il en reçut lui causa beaucoup d'effroi. Cependant, Mandane étant devenue nubile, Astyage, retenu par ce songe, ne voulut la donner en mariage à aucun des Mèdes dont la maison pouvait s'allier à la sienne, mais il fit choix pour elle d'un Perse nommé Cambyse, homme d'un caractère paisible et d'une bonne famille, mais qu'il regardait néanmoins comme au-dessous même d'un Mède né dans la classe moyenne.
«Cambyse et Mandane étant unis, Astyage eut, dans la première année de leur mariage, un autre rêve: il lui parut voir naître de sa fille une vigne dont les rameaux s'étendaient sur toute l'Asie. Il consulta de nouveau les interprètes des songes. Sur leur avis, il fit venir de la Perse auprès de lui sa fille, qui se trouvait alors enceinte, et la retint sous une garde étroite, décidé à faire périr l'enfant dont elle accoucherait, les mages lui ayant prédit que le fils de sa fille devait un jour régner à sa place. Lors donc que Mandane fut accouchée, Astyage fit appeler Harpagus, un de ses familiers les plus intimes, homme d'une fidélité à toute épreuve, et lui dit: «Harpagus, je vais te confier une commission importante. N'hésite pas à la remplir, et ne cherche pas à éluder mes ordres. Garde-toi surtout, en voulant complaire à d'autres, d'attirer par la suite de grands malheurs sur ta tête. Va prendre l'enfant de Mandane, porte-le chez toi; et, après l'avoir mis à mort, fais-le enterrer.—Seigneur, répondit Harpagus, jusqu'ici vous ne m'avez jamais vu songer à vous déplaire, et je ne me rendrai pas plus coupable à l'avenir. Puisque vous l'avez décidé, et qu'il vous plaît que les choses soient ainsi, c'est à moi d'obéir.»
«Après cette réponse, Harpagus alla prendre l'enfant condamné à périr, qu'on lui remit paré de langes magnifiques, et l'emporta en pleurant. Arrivé chez lui, il confia les ordres qu'il avait reçus d'Astyage à sa femme, qui lui demanda quel était son dessein? «De ne point faire, dit Harpagus, ce que le roi m'a commandé. Non, dût-il se montrer encore plus rigoureux et plus insensé qu'il ne l'est actuellement, je ne me soumettrai point à son ordre. Je ne serai pas l'agent direct d'un tel meurtre. Que de motifs n'ai-je pas, d'ailleurs, pour refuser d'être l'assassin de cet enfant! Il tient à ma famille par les liens du sang; Astyage est déjà vieux, et n'a point d'enfant mâle. Si, après sa mort, l'empire doit passer dans les mains de sa fille, dont j'aurai fait mourir le fils, à quels dangers ne suis-je pas exposé? Cependant, ma propre sûreté veut que cet enfant périsse; mais il faut que ce soit un des domestiques d'Astyage qui lui donne la mort, et qu'il ne la reçoive ni de moi ni d'aucun des miens.»
«En finissant ces mots, il envoya chercher un des principaux pâtres d'Astyage, qu'il savait habiter au milieu des meilleurs pâturages, dans le sein des montagnes les plus fréquentées par les bêtes sauvages. Ce pâtre s'appelait Mitradate. Il avait épousé une femme, esclave comme lui, dont le nom peut se rendre en grec par le mot Cyno, mais qui, en langage mède, était Spaca (Spaca, en mède, signifie une chienne). Les bois montueux où se trouvent les pâturages qui nourrissaient les nombreux troupeaux de bœufs du pâtre sont situés au nord d'Ecbatane, en allant vers le Pont-Euxin; et cette contrée de la Médie qui touche aux Saspires, très-élevée, abonde en épaisses forêts; tout le reste est un pays de plaine. Lorsque Mitradate, empressé de se rendre aux ordres qu'il avait reçus, fut arrivé, Harpagus lui parla en ces termes: «Astyage t'ordonne de prendre cet enfant et de l'exposer dans le lieu le plus désert de tes montagnes, où il trouvera une mort prompte. Je suis, de plus, chargé de te dire que, si tu balances à le faire périr, ou si tu le laisses vivre, de quelque manière que ce soit, tu dois t'attendre toi-même à la mort la plus affreuse. J'aurai soin, au surplus, de m'assurer si tu as obéi.»
«Le pâtre, ayant entendu, prit l'enfant et retourna avec lui dans sa rustique demeure. Le hasard voulut que sa femme, qu'il avait laissée dans les derniers jours d'une grossesse, en atteignît le terme pendant le temps de son voyage. Ainsi, tous les deux réciproquement étaient inquiets l'un de l'autre: le mari, craignant que la femme n'accouchât en son absence; celle-ci, troublée par le message d'Harpagus, qui pour eux était un événement tout nouveau. Lorsque Mitradate fut de retour, sa femme, qui avait presque perdu l'espoir de le revoir, s'empressa de lui demander par quel motif Harpagus l'avait envoyé chercher en si grande hâte. «Ô ma femme, répondit le pâtre, j'ai vu et entendu dans Ecbatane des choses qu'il eût été mieux pour moi de ne pas voir et de ne pas entendre. Ah! je croyais nos maîtres à l'abri de tels malheurs. J'ai trouvé la maison d'Harpagus en larmes et dans les gémissements; frappé de ce spectacle, j'entre; je vois un enfant couché, se débattant et jetant des cris douloureux. Il était richement paré d'or et de vêtements précieux. Lorsque Harpagus m'aperçut, il me commanda de prendre cet enfant, de l'emporter avec moi et de l'exposer dans le lieu le plus sauvage de nos montagnes. Il me dit qu'Astyage l'ordonnait ainsi, et me menaça des plus cruels supplices si je ne faisais pas ce qu'il me prescrivait. Je l'ai reçu, persuadé qu'il était né de quelque domestique de la maison, et ne pouvant m'imaginer d'abord ce qu'il pouvait être. J'admirais cependant la magnificence de ses vêtements, et j'étais également surpris du deuil que je voyais chez Harpagus. Mais bientôt j'ai appris tout d'un homme de la maison, qui m'a accompagné jusqu'au dehors de la ville, et a remis l'enfant dans mes mains. J'ai su, de cette manière, qu'il était le fils de Mandane, fille d'Astyage, et de Cambyse, fils de Cyrus, et qu'Astyage avait ordonné qu'on le fît périr. Le voilà!»
«Le pâtre cessa de parler, et découvrit l'enfant qu'il portait. La femme, considérant sa taille, touchée des grâces de sa figure, se prit à pleurer et, embrassant les genoux de son mari, le conjura, par tout ce qu'elle put imaginer propre à l'émouvoir, de ne point obéir. Mitradate lui répondit: «qu'il lui était impossible de ne pas exécuter ce qui lui avait été ordonné; que les espions d'Harpagus ne manqueraient pas de venir observer ce qui se passerait, et qu'il serait perdu sur-le-champ s'il désobéissait.» La femme, voyant qu'elle ne pouvait persuader son mari, eut recours à un autre moyen, et lui dit: «Puisque je ne saurais te déterminer à conserver cet enfant, et qu'il faut pour ta sûreté que tu puisses en montrer un étendu à terre, fais ce que je vais t'indiquer. Je viens aussi d'accoucher, et mon enfant est mort; prends-le, va l'exposer, et à sa place nous élèverons le fils de la fille d'Astyage, comme s'il était le nôtre. De cette manière, tu ne risques pas ta vie en désobéissant à tes maîtres et nous n'aurons pas à nous reprocher une mauvaise action. L'enfant mort aura la sépulture destinée aux fils des rois, et l'enfant qui existe ne perdra pas le jour.»
«Le pâtre se rendit à l'avis de sa femme, et fit sur-le-champ ce qu'elle conseillait. Il lui remit donc l'enfant qu'il avait apporté. Il plaça ensuite son propre fils mort dans le berceau, et après l'avoir revêtu des riches vêtements qui avaient servi à l'autre enfant, alla l'exposer dans le lieu le plus désert de la montagne. Trois jours écoulés, le pâtre, ayant laissé un des bergers qu'il avait sous ses ordres à la garde du cadavre, se rendit à la ville et avertit Harpagus qu'il était prêt, quand on le voudrait, à montrer le corps de l'enfant qu'il avait été chargé d'exposer. Harpagus envoya sur les lieux quelques-uns de ses gardes les plus affidés: à leur retour, ils lui présentèrent effectivement un cadavre, qui n'était que celui du fils du pâtre, et auquel il fit donner la sépulture. Cependant la femme de Mitradate nourrit et éleva près d'elle l'autre enfant, qui fut par la suite connu sous le nom de Cyrus: elle lui en avait donné un différent.
«L'enfant ayant atteint l'âge de dix ans, une aventure que je vais rapporter le fit reconnaître. Souvent, près du village où se rassemblaient les troupeaux de bœufs dont nous avons parlé, il jouait au milieu de la route avec plusieurs enfants du même âge que lui. Dans leurs jeux, ces enfants, quoiqu'ils ne le crussent que le fils du pâtre, l'avaient choisi pour roi; et lui, usant de ses droits, donnait aux uns la charge de bâtir un palais, faisait les autres ses gardes du corps, nommait celui-ci œil du roi, chargeait celui-là de la fonction de recevoir les messages, distribuant ainsi les emplois de sa cour à chacun. Parmi les compagnons de ses jeux, il en était un, fils d'Artembarès, homme considéré parmi les Mèdes. Un jour, cet enfant s'étant refusé à exécuter les ordres qui lui avaient été donnés, Cyrus commanda aux autres de s'emparer de lui. Ils obéirent, et le jeune rebelle fut fouetté sévèrement. Irrité de ce traitement, le fils d'Artembarès, dès qu'il put s'échapper, se rendit à Ecbatane, et vint se plaindre amèrement à son père de ce qu'avait osé Cyrus, ne le nommant pas cependant par ce nom, car il ne le portait pas, mais le désignant comme le fils d'un des pâtres d'Astyage. Artembarès, transporté de colère à ce récit, se rendit sur-le-champ près d'Astyage, et, menant avec lui son fils, se plaignit au roi de l'affront qu'il avait reçu. «Ô roi, s'écria-t-il en découvrant les épaules de son fils, c'est par un de vos esclaves, c'est par le fis d'un pâtre que nous avons été ainsi outragés!»
«Astyage, après avoir entendu ces plaintes et vu la trace des coups, voulut, par égard pour Artembarès qu'il honorait, venger l'injure faite à cet enfant, et ordonna que l'on fît venir le pâtre avec son fils. Lorsqu'ils furent en sa présence, Astyage, regardant Cyrus, lui dit: «C'est donc toi, toi, fils de cet homme, qui as osé traiter avec tant d'indignité le fils d'un des premiers de ma cour?—Seigneur, répondit Cyrus, je n'ai rien fait que je n'eusse le droit de faire. Les enfants du village, du nombre desquels est celui-ci, m'ont, dans leurs jeux, choisi pour roi: probablement, ils m'ont jugé le plus digne de l'être. Tous obéissaient à mes ordres: seul, il n'a pas voulu les reconnaître et n'en a fait aucun cas. Il en a porté la peine. Si cependant, pour cela, je mérite quelque punition, me voilà prêt.»
«Tandis qu'il parlait, un pressentiment se glissait dans l'esprit d'Astyage. Il semblait au roi que les traits du visage de cet enfant se rapprochaient des siens. La réponse qu'il venait de faire, si ferme et si libre, son âge parfaitement d'accord avec le temps où le fils de Mandane avait dû périr, tant de rapports frappaient Astyage. Il resta quelque temps sans parler. Enfin, ayant rappelé avec peine ses esprits, il dit à Artembarès, qu'il voulait éloigner pour avoir la liberté d'interroger le pâtre: «Allez, j'aurai soin que vous et votre fils soyez satisfaits.» Artembarès sortit; et les domestiques d'Astyage ayant, par son ordre, conduit Cyrus dans l'intérieur du palais, le roi, resté seul avec le pâtre, lui demanda «où il avait pris cet enfant? qui le lui avait donné?» Le pâtre répondit: «qu'il était son fils, et que sa femme, qui l'avait mis au monde, était encore avec lui.» Astyage lui répliqua qu'il entendait mal ses intérêts en dissimulant, puisqu'il serait bientôt forcé par les tourments d'avouer ce qu'il voulait cacher. En disant ces mots, le roi appela ses gardes et leur ordonna de s'emparer du pâtre. Mais à peine fut-il présenté à la question, qu'il se décida à dire les choses telles qu'elles étaient, et fit un récit véridique de tout ce qui s'était passé: en le terminant, il supplia le roi de lui accorder son pardon.
«Astyage, instruit de la vérité par la déclaration du pâtre, ne le jugea pas digne de sa colère, et, la tournant tout entière contre Harpagus, ordonna à ses gardes de le faire venir sur-le-champ. Dès qu'il parut, Astyage lui adressa cette question: «Harpagus, de quelle manière avez-vous fait périr l'enfant qui vous a été livré par mon ordre?» Harpagus, tandis que le roi parlait, ayant aperçu le pâtre, ne chercha point à recourir à un mensonge qui l'aurait perdu dès qu'il en aurait été convaincu, et répondit en ces termes: «Ô roi, lorsque cet enfant m'a été remis, je me suis consulté sur la manière dont j'exécuterais vos ordres, et j'ai cherché comment, en ne me rendant pas coupable de désobéissance envers vous, j'éviterais cependant de verser de ma main le sang de votre fille et le vôtre même. Voici donc le parti que j'ai pris: j'ai fait venir ce pâtre, je lui ai donné l'enfant, et je lui ai dit que vous aviez résolu qu'il fût mis à mort. En lui parlant ainsi, je n'ai point dit un mensonge. N'aviez-vous pas réellement ordonné cette mort? Quand il eut reçu l'enfant, je lui prescrivis de l'exposer dans le lieu le plus désert des montagnes, de l'observer et de bien s'assurer qu'il avait cessé de vivre. Je le menaçai en même temps des plus grands supplices s'il n'exécutait pas fidèlement ces ordres. Dès que je fus informé qu'il avait obéi, et que l'enfant n'était plus, j'ai envoyé sur les lieux les plus affidés de mes eunuques; ils m'ont rapporté le corps, que j'ai vu, et j'ai pris soin moi-même de lui faire donner la sépulture. C'est ainsi que tout s'est passé, ô roi, et par quel genre de mort l'enfant a péri.»
«Harpagus avait dit la vérité. Astyage, dissimulant le vif ressentiment que lui inspirait ce qui s'était passé, raconta de son côté à Harpagus ce qu'il avait appris du pâtre, et, après avoir tout répété, termina en disant: «que l'enfant vivait encore, et qu'il s'en réjouissait; car, ajouta-t-il, je souffrais beaucoup de ce que j'avais fait, et je n'étais pas moins affligé de la peine que j'avais causée à ma fille. Mais, puisque le hasard a tout réparé, envoyez votre fils près de l'enfant qui vient de nous être rendu, et revenez à mon souper pour prendre part au sacrifice d'actions de grâces que je veux offrir aux dieux sauveurs.»
«Harpagus, ayant entendu ces paroles, se prosterna pour adorer le roi; et, se félicitant que sa faute non-seulement n'eût pas de suites fâcheuses, mais que, par une faveur de la fortune, elle lui procurât encore l'honneur d'être appelé au souper du roi, il retourna chez lui le plus vite qu'il put. Harpagus n'avait qu'un seul fils, âgé à peine de treize ans. Il s'empressa en arrivant de lui dire de se rendre près d'Astyage, et d'exécuter tout ce qu'il ordonnerait. Il raconta ensuite à sa femme ce qui était arrivé, et lui fit partager sa joie. Cependant, dès que le fils d'Harpagus fut arrivé au palais, Astyage le fait égorger, ordonne que l'on coupe son corps en morceaux, et qu'après les avoir mis rôtir ou bouillir, on les apprête pour sa table. Quand, à l'heure du souper, les invités, au nombre desquels était Harpagus, furent placés, le roi se fit donner, ainsi qu'au reste des convives, du mouton; mais on ne servit à Harpagus que les membres de son fils, à l'exception de la tête et des extrémités des pieds et des mains, qu'on avait mis à part dans une corbeille. Lorsque Harpagus eut cessé de manger, Astyage lui demanda s'il avait trouvé bon le repas qu'il venait de faire: Harpagus lui ayant répondu qu'il était excellent, le roi lui fit présenter la corbeille qui contenait la tête, les mains et les pieds du jeune homme, couverte d'un voile, et lui dit qu'il pouvait lever ce voile et prendre ce qu'il voudrait de ce qu'il trouverait dessous. Harpagus obéit, découvre la corbeille et voit les restes de son fils; mais, à cette vue, il ne témoigne aucune surprise et reste parfaitement maître de lui-même. Astyage, insistant, le presse de dire s'il connaît le gibier dont il venait de manger. Harpagus répond froidement qu'il le connaît, mais qu'il devait trouver bien tout ce qu'il plaisait au roi de faire. Après cette réponse, il recueillit ces tristes débris, les emporta dans sa maison et les réunit dans la tombe.
«Telle fut la vengeance qu'Astyage tira d'Harpagus. Voulant ensuite délibérer sur ce qu'il devait faire de Cyrus, il appela près de lui les mêmes mages qu'il avait autrefois consultés, et leur demanda quel était le vrai sens de l'interprétation qu'ils avaient donnée à son rêve. Les mages répondirent qu'ils l'avaient entendu en ce sens: «qu'il était dans la destinée que l'enfant devait régner un jour, si sa vie était épargnée, et s'il ne périssait pas en naissant.—Eh bien, dit Astyage, il vit! Nourri aux champs, les enfants de son village l'ont nommé roi, et il a fait tout ce que les rois qui règnent réellement ont coutume de faire. Il s'est donné des gardes, des huissiers, des messagers; enfin il a réglé autour de lui tout ce qui tient à la royauté. Que pensez-vous actuellement de ces diverses circonstances?—Puisque l'enfant a survécu, répondirent les mages; puisque, par un pur hasard, il a fait les fonctions de roi, vous pouvez actuellement vous rassurer, et votre esprit ne doit plus concevoir d'inquiétude. Certainement, ce même enfant ne régnera pas une seconde fois. Souvent, nos prédictions s'accomplissent ainsi par les moindres événements, et les présages contenus dans les songes se résolvent par les plus petites choses.—Et moi aussi, je pense comme vous, répliqua Astyage. Je crois que l'enfant ayant porté le nom de roi, mon rêve, en ce qui le concerne, est accompli et qu'il n'est plus à craindre. Cependant, donnez-moi encore votre opinion sur un autre sujet, et, après y avoir mûrement réfléchi, dites quelles mesures il faut prendre pour garantir dans l'avenir la stabilité de ma maison, et en même temps votre propre sûreté?» À cette nouvelle question, les mages répondirent: «Ô roi, il est tout à fait dans notre intérêt que votre empire s'affermisse; s'il tombe dans une nation étrangère en passant à cet enfant, Perse d'origine, nous, qui sommes Mèdes, descendus au rang de sujets, nous ne sommes plus rien en comparaison des Perses, nous devenons nous-mêmes étrangers. Tant que vous régnerez, au contraire, notre roi est notre concitoyen, nous avons part à l'autorité souveraine, et c'est à nous que vos bienfaits et les honneurs sont destinés. Nous devons donc considérer, avant tout, ce qui touche à la stabilité de votre empire ou à la durée de votre existence, et, si nous apercevons quelque danger, ne pas perdre un moment pour vous l'indiquer. Toutefois, nous avons la confiance que votre songe est maintenant sans objet, et nous vous engageons à voir de même; mais nous pensons aussi qu'il faut bannir cet enfant de vos yeux, et l'envoyer chez les Perses, auprès de ceux qui lui ont donné le jour.»
«Astyage se rendit aisément à cet avis, qui lui était d'ailleurs agréable. Il fit donc venir Cyrus et lui dit: «Enfant, sur la foi d'un vain songe, j'en ai mal usé avec toi; ta bonne fortune t'a sauvé: sois joyeux. Tu vas te rendre actuellement en Perse; une suite convenable t'accompagnera dans la route. Là, tu trouveras un père et une mère, qui ne sont ni le pâtre Mitradate ni sa femme.»
«Cyrus, ainsi congédié par Astyage, arriva chez Cambyse. Dès qu'il se fut fait connaître, ses parents le reçurent avec des caresses d'autant plus vives, qu'ils le croyaient mort au moment de sa naissance, et lui demandèrent avec empressement de quelle manière il avait échappé. Cyrus leur répondit: «qu'il n'en avait rien su avant son départ, que jusque-là il était resté dans une entière ignorance de ce qui le concernait, et qu'il avait appris seulement en route sa propre histoire; qu'il se croyait le fils d'un des pâtres d'Astyage, mais que les gens qui l'accompagnaient l'avaient instruit de tout.» Alors il raconta comment il avait été nourri par la femme du pâtre; et, en faisant un grand éloge d'elle, il répéta plusieurs fois dans son récit le nom de Cyno. Les parents de Cyrus, frappés du double sens de ce mot, en profitèrent; et, afin de laisser croire aux Perses qu'il y avait quelque chose de divin dans la conservation de leur fils, ils firent courir le bruit que Cyrus, abandonné et exposé, avait été nourri par une chienne. Cette fable s'est répandue et fut longtemps en crédit.
Cyrus, parvenu à la virilité, était le plus robuste de ceux de son âge, et le plus aimé. Vers ce temps, Harpagus, qui brûlait du désir de se venger de la cruauté d'Astyage, et qui ne pouvait rien tenter par lui-même, comme simple particulier, eut l'idée de s'adresser à Cyrus, et lui envoya des présents. Il le voyait déjà dans un âge convenable, et se flattait de le faire aisément entrer dans ses vues, en confondant leurs communes injures. Déjà même il avait médité l'exécution de ce dessein; et Astyage, devenu chaque jour plus odieux aux Mèdes par son excessive rigueur, le secondait.
«Harpagus, mettant donc à profit la disposition des esprits, entretenait des liaisons particulières avec les premiers du pays, et leur persuada de déposer Astyage pour appeler Cyrus à la tête des affaires. Lorsque cette résolution fut prise, et tout préparé, il s'agissait d'en instruire Cyrus, qui habitait la Perse. Harpagus, n'osant se lier aux messagers ordinaires (les chemins étaient rigoureusement surveillés), eut recours à la ruse. Il fendit le ventre d'un lièvre dont il eut soin de conserver la peau intacte, sans en arracher aucun poil, et renferma dans l'intérieur des tablettes où il avait écrit ce qu'il voulait faire savoir. Il le donna ensuite, après l'avoir recousu avec soin, à un de ses domestiques affidés, qu'il fit habiller en chasseur, portant des filets, et lui ordonna de se rendre en Perse. Le lièvre devait être remis à Cyrus, et le messager était chargé de lui dire de vive voix de découper de ses propres mains l'animal, et de n'avoir personne auprès de lui quand il l'ouvrirait.
«Tout s'exécuta comme Harpagus l'avait ordonné. Cyrus reçut le lièvre, et l'ayant ouvert lui-même, trouva et lut les tablettes qui portaient ces mots: «Fils de Cambyse, les dieux ne vous perdent pas de vue; s'il en était autrement, votre conservation n'eût pas été si miraculeuse. Mais il vous reste à vous venger d'Astyage, de votre assassin, puisque son dessein fut de vous faire mourir; et, si vous vivez, les dieux seuls vous ont sauvé. Vous avez, je n'en doute pas, appris depuis longtemps ce qui s'est passé à votre égard; vous savez aussi tout ce que j'ai souffert d'Astyage pour avoir refusé de vous donner la mort, pour vous avoir confié au pâtre qui vous a élevé. Maintenant, si vous m'en croyez, vous régnerez bientôt sur tout le pays où règne aujourd'hui Astyage. Il suffit, pour y réussir, d'exciter les Perses à la défection: déterminez-les à s'armer et à marcher contre les Mèdes; et alors, soit qu'Astyage me mette à la tête des troupes qu'il enverra à votre rencontre, soit qu'il en confie le commandement à qui que ce soit de distingué parmi les Mèdes, comptez sur un succès certain. Les grands du pays, déjà déclarés pour vous, se révolteront et ôteront l'empire à Astyage. Tout est disposé ici; faites donc ce que je vous dis, et faites-le promptement.
«Cyrus, instruit par ce message, examina de quelle manière il amènerait les Perses à se révolter; et, après avoir longtemps délibéré, il s'arrêta à un stratagème dont le succès lui parut certain: voici en quoi il consistait. Il supposa qu'il avait reçu des tablettes (il y avait écrit lui-même ce qui convenait à son projet), puis il convoqua les Perses, ouvrit ces tablettes en leur présence, et, les ayant lues publiquement, il fit croire à l'assemblée qu'Astyage l'avait nommé général des Perses. Il ordonna ensuite en cette qualité à chaque individu de se munir d'une faux, et de se tenir prêt à exécuter ce qu'il prescrirait. On compte, au surplus, parmi les Perses plusieurs tribus différentes. Celles que Cyrus réunit en assemblée, et qu'il voulait détacher des Mèdes, sont les plus considérées, et toutes les autres en dépendent: ce sont les Pasargades, les Marophiens et les Maspiens. Dans ce nombre, les Pasargades sont les plus nobles, et c'est parmi eux que se trouve la famille des Achéménides, dont les rois perses sont sortis. Des autres sont, en premier lieu, les Panthéialens, les Dérusiéens, les Germaniens, tous laboureurs; en second lieu, les Daans, les Mardes, les Dropiciens, et les Sagartiens, qui sont nomades.
«Lorsque tous les Perses, suivant l'ordre qu'ils avaient reçu, parurent, chacun muni d'une faux, comme il leur avait été prescrit, Cyrus leur enjoignit de nettoyer en un jour une certaine portion du territoire de la Perse, qui, dans l'espace de dix-huit ou vingt stades, était couvert entièrement d'épines. Quand ils eurent fini ce travail, il leur ordonna de se retrouver au même lieu le lendemain, après s'être baignés. Cependant, il rassembla les troupeaux de bœufs, de chèvres et de moutons appartenant à son père, et en fit tuer la quantité nécessaire pour nourrir cette troupe. Il y joignit, en vin et autres denrées tout ce dont elle pouvait avoir besoin. Le jour suivant, les Perses revinrent, et Cyrus, les ayant fait asseoir dans les prairies voisines, les traita avec magnificence. Le repas terminé, il leur demanda lequel des deux jours leur paraissait préférable. Tous lui répondirent qu'il y avait une grande différence, que le premier avait été un jour de fatigues et de peines, et que le second n'avait offert que des plaisirs et des jouissances. Cyrus, reprenant alors la parole, leur découvrit sa pensée et leur dit: «Citoyens de la Perse, il en sera de même à jamais pour vous, si vous voulez me suivre. Vous vous assurez alors les biens dont vous jouissez aujourd'hui, avec une infinité d'autres, et vous n'aurez plus à supporter les travaux de l'esclavage. Si vous me refusez, les peines que vous avez endurées hier, et d'autres sans nombre, seront votre partage: laissez-vous donc persuader par moi, et devenez libres. Je sens que les dieux m'ont fait naître pour mettre en vos mains tant de biens; et vous les obtiendrez, car je sais que vous n'êtes inférieurs aux Mèdes ni dans la guerre, ni dans aucun genre. Si donc vous êtes ce que je crois, cessez sur-le-champ d'obéir à Astyage.»
«Les Perses, fatigués depuis longtemps de la domination des Mèdes, charmés d'avoir un chef, se livrèrent à sa conduite, et se déclarèrent libres. Dès qu'Astyage fut instruit des menées de Cyrus, il lui adressa l'ordre de revenir; mais Cyrus renvoya le courrier avec ces mots: «Dites à Astyage qu'il me verra plutôt qu'il ne voudra.» Sur cette réponse, Astyage fit armer les Mèdes, et choisit pour général (c'était un dieu sans doute qui l'égarait) Harpagus même, oubliant les justes sujets de ressentiment qu'il lui avait donnés. Lorsque les Mèdes en vinrent aux mains avec les Perses, ceux qui n'étaient pas dans la confidence combattirent de bonne foi; mais les autres, instruits du dessein du chef, étant passés du côté des Perses, bientôt la majeure partie de l'armée faiblit et prit la fuite.
«Les Mèdes furent ainsi honteusement défaits. À cette nouvelle, Astyage, après s'être écrié d'un ton menaçant: «Cyrus n'aura pas toujours lieu de se réjouir!» commença par faire mettre en croix les mages interprètes des songes, qui lui avaient conseillé de renvoyer Cyrus. Il fait ensuite prendre les armes à tous les habitants d'Ecbatane, jeunes et vieux, restés dans la ville, les mène contre les Perses, livre une bataille, la perd, et tombe vivant au pouvoir de l'ennemi: son armée y fut entièrement détruite.
«Harpagus, au comble de la joie de voir Astyage dans les fers, le poursuivit d'injures, et, entre autres insultes, animé par le souvenir de l'horrible repas où il avait été contraint de manger les membres de son propre fils, il demanda à Astyage: «comment il trouvait l'esclavage, après la royauté?» Astyage, au lieu de répondre, fixant ses regards sur Harpagus, lui demanda à son tour: «s'il s'appropriait ce que Cyrus avait fait?» Harpagus répliqua qu'il pouvait justement le regarder comme son propre ouvrage, puisque c'était lui qui avait écrit à Cyrus pour le lui conseiller. «Eh bien, donc, lui dit Astyage, s'expliquant plus clairement, tu es le plus inepte et le plus injuste des hommes: le plus inepte, si, étant maître de te faire roi toi-même, ce qui devait être en ton pouvoir du moment où tu te vantes d'être l'auteur de tout ce qui vient de se passer, tu as cédé l'empire à un autre; et le plus injuste, si, pour te venger d'un souper, tu livres les Mèdes à l'esclavage! Car enfin, ajouta Astyage, puisque tu voulais donner la royauté à quelque autre et ne pas la garder pour toi, n'était-il pas juste, du moins, que la puissance tombât entre les mains d'un Mède, plutôt que dans celles d'un Perse? Tout ce que tu as fait aujourd'hui n'aboutit au contraire qu'à rendre les Mèdes, innocents envers toi, esclaves, eux qui étaient les maîtres, et à leur donner pour maîtres les Perses, qui n'étaient jusqu'ici que leurs esclaves.»
«Telle fut la fin du règne d'Astyage; il avait duré trente-cinq ans. Son extrême sévérité fit passer sous le joug des Perses les Mèdes, qui avaient dominé sur l'Asie, au delà du fleuve Halys, pendant cent vingt-huit ans, non compris le temps de l'invasion des Scythes. Par la suite, à la vérité, ils ont essayé de secouer le joug et se révoltèrent contre Darius; mais ils furent vaincus dans un combat, et soumis de nouveau. Du reste, les Perses, qui, sous la conduite de Cyrus, s'étaient soustraits à la puissance des Mèdes, furent, depuis la défaite d'Astyage, les maîtres de l'Asie. Quant à Astyage personnellement, Cyrus ne lui fit aucun mal, et le garda constamment près de lui jusqu'à sa mort. C'est ainsi que Cyrus devint roi, après avoir essuyé à sa naissance et dans son éducation les divers accidents que j'ai rapportés. J'ai dit plus haut comment ensuite il renversa la puissance de Crésus, qui l'avait injustement attaqué. Cette victoire mit toute l'Asie sous son empire.»