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Cours familier de Littérature - Volume 27

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VII

Euterpe est le titre de son second livre.

Il y continue l'histoire des Perses, mœurs et politique.

Cambyse succède à Cyrus; il marche à la conquête de l'Égypte.

On lui raconte beaucoup de fables absurdes, à Memphis, sur l'origine et la langue la plus antique du genre humain.

«C'est ce qui m'a été rapporté, dit-il, par les prêtres de Vulcain, à Memphis.»

«Les Grecs racontent sur le même sujet beaucoup d'absurdités; entre autres, que Psamméticus avait donné les enfants à nourrir à des femmes auxquelles il avait fait couper la langue. Du reste, je n'ai rien découvert de plus sur ce qui les concerne; mais, dans les divers entretiens que j'ai eus à Memphis avec ces mêmes prêtres de Vulcain, j'ai appris beaucoup d'autres particularités. Ensuite, je suis allé jusqu'à Thèbes et à Héliopolis pour vérifier si les rapports que je recueillerais dans ces deux villes s'accorderaient avec ceux qui m'avaient été faits à Memphis. Les habitants d'Héliopolis passent pour les plus instruits de tous les Égyptiens dans l'histoire de leur pays; mon intention n'est pas cependant de publier tout ce que j'ai appris sur la religion des Égyptiens, mais seulement de donner les noms de leurs divinités, parce que je pense qu'ils sont connus généralement de tous. Au surplus, je ne parlerai de ces divinités et de la religion que lorsque l'ordre de la narration m'y obligera nécessairement.»

VIII

La description géographique de l'Égypte est plausible et admissible. Il suppose que ce pays, d'abord semblable au golfe de la mer Rouge, a pu être comblé pendant vingt mille ans par les terres amenées par le courant du Nil. Il discute les opinions sur les sources du fleuve comme nous le faisons encore aujourd'hui. Il les attribue aux pluies attirées et retenues pendant l'été sur le soleil de la Libye, puis ramenées au printemps tout à coup sur le ciel d'Égypte.

«Comme les Égyptiens, dit-il, sont extrêmement religieux et plus que le reste des hommes, ils ont des rites particuliers que je veux rapporter. Ils ne boivent que dans des vases de cuivre qu'ils frottent et nettoient tous les jours avec un soin extrême, et cet usage n'est pas observé par les uns et négligé par les autres, mais il est commun à tous indistinctement. Ils portent des vêtements de toile de lin, toujours fraîchement lavés, et ont grand soin de ne les point tacher. Ils ont adopté la circoncision par recherche de propreté, et paraissent faire plus de cas d'une pureté de corps parfaite que de tout autre ornement. Leurs prêtres se rasent entièrement le corps tous les trois jours, dans la crainte que quelque insecte ou quelque souillure ne s'y attache pendant qu'ils exercent leur ministère. Ces prêtres ne font usage que de vêtements de lin et de souliers de papyrus, et ne peuvent porter ni d'autres habits ni d'autre chaussure. Ils se lavent deux fois le jour dans l'eau froide et deux fois la nuit. Enfin, ils sont assujettis à mille pratiques superstitieuses. Du reste, ils jouissent en retour de beaucoup d'avantages. Ils n'ont aucun soin domestique ni aucune dépense à faire; les mets consacrés leur servent de nourriture, et chaque jour on leur présente en abondance de la chair de bœuf et des oies. On leur fournit en outre du vin de raisin; mais il ne leur est pas permis de manger du poisson. Les Égyptiens ne sèment jamais de fèves dans leurs champs, et si quelques-unes y croissent naturellement, ils ne doivent les manger ni crues ni cuites; les prêtres ne peuvent même en supporter la vue, ils regardent ce légume comme impur. Les Égyptiens adorent le bœuf, choisi par leurs prêtres: c'est un instrument actif de labourage et un symbole de la fécondité du travail.

IX

Les Égyptiens se rattachent aux Grecs par Osiris. Hercule, Neptune, les Dioscores, suivant Hérodote, paraissent avoir la même origine grecque par la navigation. En revanche, selon lui, les Grecs ont donné à l'Égypte les oracles et Jupiter, le dieu des dieux olympiens. Les femmes éthiopiennes qui vinrent en Phénicie étaient noires. Elles balbutiaient comme des oiseaux, et de là leur vint le nom de colombes. Puis elles apprirent la langue de la Grèce, et fondèrent la langue ambiguë des oracles.

X

Hérodote raconte ainsi la légende du roi d'Égypte Rhampsinite.

«Ce roi posséda de telles richesses, qu'aucun de ses successeurs ne put jamais les surpasser, ni même en approcher: il fit élever, pour mettre ses trésors en sûreté, un bâtiment en pierre; mais l'ouvrier chargé de la construction de cet édifice voulut se ménager la faculté de se rendre maître d'une partie de l'argent qui y serait déposé. Il imagina donc de pratiquer dans un des côtés de la muraille extérieure une issue secrète, et y réussit en disposant une des pierres de cette muraille de manière qu'elle pouvait être facilement retirée en dehors par deux hommes, et même par un seul. Quand le bâtiment fut terminé, le roi y renferma ses immenses trésors. Quelque temps après, l'ouvrier qui l'avait construit, voyant approcher sa fin, fit appeler ses fils (il en avait deux), et leur dit qu'ayant voulu leur assurer les moyens de vivre dans l'opulence, il avait eu recours, en bâtissant le trésor du roi, à un artifice qu'il allait leur faire connaître. Il entra ensuite avec eux dans le détail de ce qu'il avait pratiqué pour donner la facilité de retirer une des pierres de la muraille. Il leur indiqua la grandeur et la situation de cette pierre, et leur fit sentir qu'en gardant le secret pour eux, ils pouvaient à leur gré disposer des richesses du roi. Il mourut après cette confidence, et ses fils ne tardèrent pas à mettre la main à l'ouvrage. Ils se rendirent une nuit au palais, trouvèrent la pierre qui leur avait été indiquée dans le bâtiment du trésor, la déplacèrent sans peine, et emportèrent avec eux une grande quantité d'argent.

«Le roi, étant venu visiter son trésor, fut surpris de trouver les vases qui renfermaient ses richesses entamés, et une partie de l'argent dérobée, sans pouvoir en accuser qui que ce soit, puisque la chambre était parfaitement fermée et le sceau qu'il appliquait sur les portes bien entier. Il revint une seconde fois, puis une troisième, et remarquant toujours une diminution nouvelle dans le trésor (les voleurs ne cessaient d'y puiser), il fut obligé de recourir à la ruse, et fit fabriquer des piéges qu'il tendit dans le voisinage des vases. Les voleurs revinrent comme de coutume, et celui des deux qui entra le premier, s'étant approché d'un de ces vases, fut saisi subitement par le piége. Lorsqu'il s'aperçut de son malheur, il appela son frère, lui dit ce qui venait de lui arriver, et le conjura de lui couper sur-le-champ la tête pour empêcher qu'on ne le reconnût, et sauver au moins l'un des deux. Convaincu qu'il ne lui restait pas d'autre ressource celui-ci obéit, et, ayant remis la pierre, en place, se retira chez lui, emportant la tête de son frère.

«Lorsque le jour parut, le roi, revenu dans le trésor, fut frappé d'étonnement en voyant le corps d'un voleur pris au piége, mais n'ayant pas de tête, et de trouver cependant la chambre intacte, n'offrant aucune trace d'issue ni d'entrée. Pour dissiper le doute où cette vue le jeta, il imagina d'ordonner que le cadavre fût attaché à une muraille; et, plaçant des gardes alentour, il leur enjoignit de saisir et de lui amener tous ceux qu'ils verraient pleurer ou témoigner quelque pitié à ce spectacle. L'ordre fut exécuté et le corps suspendu à un mur. La mère des voleurs, instruite du traitement fait aux restes de son fils, et ne pouvant contenir sa douleur, déclara à celui qui avait survécu qu'il fallait que, d'une manière ou de l'autre, il trouvât le moyen de détacher le corps de son frère et de le lui apporter; que s'il s'y refusait, elle était déterminée à se rendre près du roi et à lui découvrir l'auteur du vol.

«Le jeune homme, maltraité par sa mère et n'ayant pu lui persuader de renoncer à ce qu'elle exigeait de lui, se détermina à tenter de la satisfaire. Il prit un certain nombre d'ânes, sur chacun desquels il plaça une outre remplie de vin, et les chassa devant lui, se dirigeant vers les soldats qui gardaient le corps suspendu à la muraille. Arrivé près d'eux, il détacha adroitement les liens qui fermaient l'orifice de deux ou trois outres; et, quand le vin commença à couler, il se frappa la tête comme un homme désespéré qui ne savait auquel de ses ânes il courrait d'abord pour arrêter le mal. Les soldats, voyant le vin se répandre dans la route, accoururent avec ce qu'ils trouvèrent sous leur main, pour le recueillir et en faire leur profit. Cependant le conducteur, en colère, les accablait de reproches et d'injures; mais les gardes cherchant de leur côté à le consoler, il feignit de s'apaiser; et ils l'aidèrent alors à faire ranger les ânes hors du chemin pour rétablir leur chargement. Enfin, après quelques plaisanteries, le conducteur des ânes, remis en bonne humeur, fit présent à la troupe d'une de ses outres de vin; les soldats s'assirent pour boire et engagèrent celui qui les traitait si bien à leur tenir compagnie; il eut l'air de se laisser persuader et resta. Lorsque la première outre fut épuisée, une autre succéda, et les gardes burent si abondamment que bientôt ils s'enivrèrent, et, accablés par la vapeur du vin, s'endormirent à la place même où ils avaient bu. Tandis qu'ils étaient plongés dans le sommeil, le jeune homme détacha, au milieu de la nuit, le corps de son frère, et après avoir, par dérision, rasé la joue droite de chacun des soldats, il mit le cadavre sur un de ses ânes et le porta chez lui, ayant ainsi exécuté les ordres de sa mère.

«Dès que le roi sut que le corps du voleur était enlevé, il montra le plus violent chagrin; cependant, comme il voulait absolument connaître l'auteur de tant de ruses, il eut recours à un moyen que je regarde comme une fable tout à fait incroyable, mais que je ne laisserai pas de rapporter. Il fit établir sa propre fille dans un lieu de prostitution, et lui ordonna de recevoir indifféremment tous les hommes qui se présenteraient, en exigeant néanmoins, avant de se livrer, que chacun lui racontât ce qu'il avait fait dans sa vie de plus adroit et de plus remarquable par l'audace ou la scélératesse; il lui enjoignit de plus que, dans le cas où un de ceux qui se présenteraient lui dirait quelque chose de ce qui s'était passé dans le vol du trésor, elle s'emparât de cet homme sur-le-champ et ne le laissât point échapper. La fille du roi obéit; mais le voleur, se doutant par quel motif Rhampsinite avait pris cet étrange parti, voulut l'emporter sur le roi en fécondité d'inventions. Après avoir coupé, à la naissance de l'épaule le bras d'un cadavre encore récent, il le cacha sous son manteau et alla trouver la fille du roi. Interrogé par elle comme les autres, il lui dit: «que ce qu'il avait fait de plus hardi et de plus criminel était d'avoir coupé la tête de son frère, pris à un piége tendu dans le trésor du roi; et que ce qu'il avait fait de plus adroit était d'être parvenu à enlever le corps de ce frère, après avoir enivré les soldats chargés de le garder.» Lorsque la fille du roi entendit cet aveu, elle se jeta sur le jeune homme et crut l'avoir arrêté, mais comme elle n'avait saisi que le bras mort dont il s'était muni, il s'évada par la porte et parvint à s'enfuir.

«Au récit de cette nouvelle ruse, le roi, frappé d'admiration pour les ressources de l'esprit et l'audace d'un tel homme, fit publier dans toutes les villes de ses États qu'il lui accordait l'impunité, et qu'il lui destinait même de grandes récompenses s'il voulait se montrer. On dit que le voleur, se fiant à cette promesse, se présenta, que Rhampsinite lui fit un grand accueil, et lui donna sa fille comme au plus industrieux de tous les hommes, puisque les Égyptiens étant regardés comme supérieurs à tous les autres peuples, il s'était montré supérieur à tous les Égyptiens.»

XI

Cambyse, infatué de sa fortune, devint furieux. Il poignarda le bœuf Apis. Il tua d'un coup de pied sa sœur, qu'il avait épousée. Tout annonçait en lui l'aliénation d'esprit. Les Perses se révoltèrent. Darius lui succéda.

Il écouta les conseils d'Atossa, sa femme, qui désirait avoir à son service des matrones grecques; il envoya d'abord en Scythie quelques-uns de ses courtisans pour étudier la route de la Grèce, le long du Pont-Euxin. Hérodote visita sans doute la Russie, il en donne une exacte et minutieuse description, en commençant par l'Ister ou le Danube qui la borde et la sépare de la Grèce. Les mœurs barbares des Scythes font horreur et pitié. Darius, mieux conseillé, abandonna la Scythie à elle-même, et revint en Ionie, pour passer de là dans le Péloponèse en traversant l'Hellespont sur un pont semblable à celui qu'il avait laissé sur le Danube. Il laissa à son lieutenant favori Mégabaze un corps d'armée, composé de trois cent mille Persans d'élite, et de troupes ioniennes auxiliaires, pour conquérir la Grèce.

Hérodote revint en Perse; puis, avant de passer à la guerre de Mégabaze et de Darius contre le Péloponèse, il raconte, dans les détails les plus intéressants, la colonisation grecque des Cyrénéens en Égypte, origine des Carthaginois; le commerce des Carthaginois avec les peuples de la Libye, l'Oasis et le temple de Jupiter Ammon.

Mégabaze revient en Europe, attaque sur les bords de la mer Noire les Thraces, la nation, après les Indes, la plus nombreuse de l'Europe.

«J'ai déjà parlé des Gètes, qui ont pris le surnom d'immortels. Les Trauses ont, dans le plus grand nombre de leurs institutions, beaucoup de rapport avec celles des autres Thraces, mais ils en diffèrent par les pratiques qu'ils observent à la naissance ou à la mort des individus. Lorsqu'un enfant vient de naître, tous ses parents, rangés autour de lui, pleurent sur les maux qu'il aura à souffrir depuis le moment où il a vu le jour, et comptent en gémissant toutes les misères humaines qui l'attendent. À la mort d'un de leurs concitoyens, ils se livrent au contraire à la joie, le couvrent, en plaisantant, de terre, et le félicitent d'être enfin heureux, puisqu'il est délivré de tous les maux de la vie.

«Les Thraces, qui habitent le pays au-dessus de Crestone, ont aussi quelques usages particuliers. Un homme peut épouser plusieurs femmes, et quand il vient à mourir, il s'élève entre elles de grands démêlés, soutenus avec chaleur par leurs amis, pour décider laquelle a été le plus tendrement aimée du défunt. Celle qu'un jugement solennel a désignée, après avoir reçu les félicitations et les éloges, tant des femmes que des hommes, se rend sur le tombeau du mort où le plus proche de ses parents l'égorge; on l'enterre ensuite avec le corps de son mari. Les autres femmes regardent cette préférence comme un affront.»

XII

Darius, qui avait succédé au roi de Perse, vint lui-même fortifier son lieutenant.

Peu de temps après, Pigrès et Mantyès, deux Péoniens qui méditaient de se faire proclamer tyrans de leur patrie, et qui avaient suivi Darius pour obtenir son appui, avaient amené, à Sardes, leur sœur, femme d'une grande taille et d'une remarquable beauté.

«Un jour, après avoir épié le moment où Darius venait s'asseoir dans le faubourg des Lydiens, ils imaginèrent de la parer des plus beaux habillements qu'ils purent se procurer et de l'envoyer chercher de l'eau, portant sur sa tête une cruche, en même temps qu'elle conduisait un cheval dont la bride était passée dans son bras, et qu'elle filait une quenouille de lin. Quand cette belle femme parut, elle excita vivement l'attention de Darius, l'attirail dans lequel elle se montrait n'étant dans les mœurs ni des femmes perses, ni de celles de Lydie, ni enfin d'aucun peuple de l'Asie. Darius, pressé de satisfaire sa curiosité, ordonna à quelques-uns de ses gardes d'aller observer ce que cette femme ferait du cheval qu'elle conduisait. Les gardes la suivirent, et, lorsqu'elle fut arrivée près du fleuve, ils virent qu'elle commença par faire boire son cheval, qu'après l'avoir abreuvé, elle remplit d'eau sa cruche, et qu'elle reprit le même chemin, portant l'eau sur sa tête, tirant après elle le cheval, dont elle repassa la bride dans son bras, et tournant son fuseau.

«Darius, frappé du rapport de ses gardes, et de ce qui se passait sous ses yeux, ordonna qu'on amenât cette femme en sa présence. Lorsqu'elle y fut conduite, ses frères, qui avaient tout observé de loin, parurent avec elle, et Darius ayant demandé de quel pays elle était, les jeunes gens, prenant la parole, répondirent qu'ils étaient Péoniens, et qu'elle était leur sœur. «Et qui sont, reprit le roi, les Péoniens? quelle partie du monde habitent-ils, et par quelle raison vous-mêmes êtes-vous venus à Sardes?» Les jeunes gens satisfirent à ces questions. «Nous sommes venus, dirent-ils, pour nous donner au roi; la Péonie est un pays situé sur les bords du Strymon, et qui renferme plusieurs villes; le Strymon est un fleuve peu éloigné de l'Hellespont; enfin les Péoniens, ajoutèrent-ils, se regardent comme les descendants des Teucriens et une colonie de Troie.» Après avoir écouté ces détails, Darius leur demanda encore: «si, dans leur pays, les femmes étaient toutes aussi laborieuses que celle-ci?» Les jeunes gens s'empressèrent de répondre affirmativement, car c'était pour arriver à cette réponse qu'ils avaient tout combiné.

«Sur-le-champ, Darius donna l'ordre à Mégabaze, qu'il avait laissé général de l'armée perse en Thrace, de faire sortir de leur pays tous les Péoniens, et de les lui envoyer avec leurs femmes et leurs enfants. Un courrier à cheval fut dépêché immédiatement pour porter cet ordre. Le courrier arriva sur l'Hellespont, le passa, et remit les lettres de Darius à Mégabaze, qui, après les avoir lues, prit des guides en Thrace et marcha contre les Péoniens.

«Les Péoniens, instruits que les Perses s'avançaient, réunirent leurs forces; ils se dirigèrent sur la mer, persuadés qu'ils devaient être attaqués de ce côté, et, véritablement, ils étaient alors en mesure de repousser Mégabaze; mais les Perses, informés à leur tour que les Péoniens s'étaient rassemblés et qu'ils défendaient l'entrée du pays vers la mer, prirent, avec le secours de leurs guides, et à l'insu des Péoniens, la route par les montagnes, pour tomber à l'improviste sur les villes: ils les trouvèrent sans défenseurs, et s'en emparèrent facilement. Dès que l'armée péonienne apprit que les villes étaient au pouvoir de l'ennemi, elle se dispersa; chacun se retira chez soi, et tout le pays finit par se soumettre aux Perses. Ainsi les Péoniens, connus sous le nom de Siropéoniens et de Péoples, et ceux qui habitent le pays qui s'étend jusqu'au lac de Prasias, furent arrachés à leurs demeures et conduits en Asie.

«Quant aux Péoniens habitant les environs du mont Pangée, les Débores, les Agrianes, les Odomantes, et ceux du lac Prasias, ils ne furent point soumis par Mégabaze, et ce fut même inutilement qu'il tenta de réduire les derniers, qui se trouvaient protégés contre ses attaques par la nature de leurs demeures. Je vais les faire connaître. Les Péoniens du lac de Prasias se sont construit, au milieu de ce lac, un sol artificiel composé de planchers en bois, soutenus par de longs pilotis; et cet emplacement ne communique à la terre que par une chaussée très-étroite et un seul pont. Anciennement, tous les habitants contribuèrent en commun à la fondation des pilotis qui soutiennent les planchers; mais ils ont pourvu depuis à leur entretien par une loi particulière, qui oblige tout homme, quand il épouse une femme, et il peut en épouser plusieurs, à fournir trois de ces pilotis, pris dans une montagne nommé l'Orbélus. Voici actuellement en quoi consistent leurs habitations. Chacun d'eux possède sur ce sol artificiel une cabane, dans laquelle il vit: à l'intérieur, une sorte de porte ou de trappe qui se replie sur elle-même donne accès dans le lac à travers les pilotis; et quand elle est ouverte, pour empêcher les enfants de tomber dans l'eau, ils ont soin de leur attacher un pied avec une corde. Ils nourrissent leurs chevaux et les autres bêtes de somme avec du poisson, qui abonde tellement, qu'il suffit pour le pêcher d'ouvrir la trappe sur le lac et de descendre dans l'eau une corbeille de jonc vide, que l'on retire un moment après entièrement pleine. Les poissons de ce lac sont de deux genres: un que l'on nomme le paprax et l'autre le tilon. Les Péoniens soumis furent, comme je l'ai dit, conduits en Asie.

«Mégabaze, après cette expédition, envoya en Macédoine une députation composée de sept Perses, et choisie parmi ce qu'il y avait de plus distingué dans l'armée. Ils étaient chargés de se rendre près d'Amyntas et de lui demander, au nom de Darius, l'eau et la terre. Du lac de Prasias en Macédoine, la route est courte, et c'est près de ce lac que se trouve une mine d'argent (Alexandre en retira dans la suite le poids d'un talent par jour). Après avoir dépassé cette mine, il ne reste plus qu'à franchir le mont Dysorus, et vous vous trouvez en Macédoine.

«La députation, conduite en présence d'Amyntas, lui demanda la terre et l'eau pour Darius: Amyntas les donna, et invita ensuite les députés à recevoir chez lui l'hospitalité. Un festin splendide fut préparé, et Amyntas y traita ses hôtes avec une grande cordialité. Lorsqu'on eut cessé de manger, et que l'on se fut mis à boire, un des Perses, s'adressant à Amyntas, lui dit: «L'usage est parmi nous, quand nous donnons un grand repas, d'y appeler et de faire asseoir, entre les convives, nos concubines et même nos femmes légitimes. Vous, qui nous recevez avec tant d'amitié, qui nous traitez avec tant de magnificence, et qui, enfin, n'avez point refusé la terre et l'eau au roi Darius, pourquoi ne suivez-vous pas aujourd'hui les usages des Perses?—Nos coutumes, répondit Amyntas, sont bien différentes; elles veulent que les femmes restent toujours séparées des hommes; cependant, puisque vos lois permettent le contraire, et que vous êtes actuellement nos maîtres, il faut bien vous satisfaire.» En disant ces mots, Amyntas ordonna que l'on fît entrer les femmes, qui vinrent se ranger et se placer vis-à-vis des Perses. À la vue de ces femmes, les députés, frappés de leur beauté, reprenant la parole, dirent à Amyntas: «Ce n'est pas en user convenablement; il eût mieux valu ne pas faire venir vos femmes, que de les empêcher, après les avoir appelées, de s'asseoir à nos côtés, et les tenir en face de nous pour le tourment seul de nos yeux.» Amyntas, forcé à ce nouvel acte de complaisance, ordonna aux femmes de se mettre près de ses hôtes: elles obéirent; mais, à peine y étaient-elles, que les Perses, pour la plupart pris de vin, portèrent leurs mains sur le sein de ces femmes, et essayèrent même de leur prendre des baisers.

«Amyntas, témoin de ces insultes, quoique irrité dans l'âme, ne laissa rien percer de son ressentiment, par la crainte que lui inspirait la puissance des Perses; mais Alexandre, son fils, qui était présent et voyait ce qui se passait, jeune et sans expérience des maux qu'il pouvait attirer sur son pays, ne put se contenir; et, dans l'indignation qu'il éprouvait, dit à son père: «Laissez, mon père, laissez cette jeunesse avec laquelle il ne vous convient pas de vous commettre, et allez prendre quelque repos; donnez ordre seulement qu'on n'épargne pas le vin. Je resterai ici, et j'aurai soin de veiller à ce qu'il ne manque rien à nos hôtes.» Amyntas comprit, par ces mots, qu'Alexandre avait conçu quelque projet extraordinaire et lui répondit: «Vos discours sont d'un homme que la colère enflamme, et je vois très-bien que vous cherchez à m'écarter pour exécuter un dessein que vous méditez; mais, je vous en conjure, ne risquez rien contre de tels hommes, si vous ne voulez nous perdre: résignez-vous, et ne vous opposez pas à ce qu'ils voudront faire; cependant, je me rends à votre avis, et je vais m'éloigner.»

«Amyntas s'étant en effet retiré après cette prière, Alexandre dit aux Perses: «Ces femmes sont à vous, soit que vous souhaitiez les avoir toutes à votre disposition, soit que vous choisissiez seulement quelques-unes entre elles; veuillez seulement nous faire connaître vos intentions. Mais, comme l'heure de se retirer approche, et que je vois que vous avez assez bu, laissez-les, si vous l'avez pour agréable, aller au bain; elles viendront vous retrouver ensuite.»

Les Perses applaudirent à cette proposition; et Alexandre ordonna aux femmes de se retirer dans leur appartement. Il fit en même temps habiller comme elles un nombre égal de jeunes gens encore imberbes, après leur avoir fait cacher à chacun un poignard sous ses vêtements, et les introduisit lui-même dans la salle du festin, en adressant aux Perses ces paroles: «Vous le voyez, rien n'a été négligé pour vous recevoir avec la plus grande magnificence. Non-seulement tout ce que nous possédions, mais encore tout ce qu'il nous a été possible de nous procurer est à votre disposition; et, pour mettre le comble, voici que nous vous prodiguons nos mères et nos sœurs. Vous ne douterez donc pas que nous ne vous ayons traités comme vous êtes dignes de l'être, et vous pourrez rapporter au roi, qui vous envoie, qu'un Grec, actuellement simple gouverneur de la Macédoine, a su vous procurer tous les plaisirs que peuvent donner la table et le lit.»

Lorsque Alexandre eut cessé de parler, chacun des Macédoniens, qu'il était facile de prendre pour une femme, alla s'asseoir à côté d'un des députés, et au moment où les Perses voulurent porter les mains sur eux, les jeunes gens, tirant leurs poignards, les percèrent de coups.»

Ces Péoniens aux mœurs féroces devaient être les Albanais d'aujourd'hui: les noms changent, jamais les mœurs.

Les Spartiates ou Lacédémoniens paraissent en scène par la naissance de Léonidas. Voici comment Hérodote la raconte:

«Anaxandride, fils de Léon, n'était plus alors roi de Sparte; il venait de mourir. Cléomène, son fils, lui avait succédé, non pas par supériorité de mérite, mais par droit de naissance. Anaxandride avait épousé une fille de son frère, mais, quoiqu'il l'aimât tendrement, comme il n'en avait point eu d'enfant, les éphores l'avaient appelé et lui en avaient fait des reproches en ces termes: «Puisque vous n'y veillez pas vous-même, c'est à nous de veiller pour vous à ce que la race d'Eurysthène ne s'éteigne pas. La femme que vous avez ne vous donne pas d'enfants: épousez-en une autre, vous ferez ainsi une chose agréable aux Spartiates.» Anaxandride répondit aux éphores: «qu'il ne pouvait consentir à ce qu'ils exigeaient de lui; que ce n'était pas lui donner un avis raisonnable que de l'engager à renvoyer une femme qui n'était coupable envers lui d'aucun tort, pour en épouser une autre, et que jamais il ne suivrait un tel conseil.»

«Sur ce refus, les éphores et les anciens de la ville se réunirent, et, après en avoir délibéré, firent à Anaxandride une autre proposition. «Du moment, lui dirent-ils, que vous êtes si fortement attaché à votre femme, faites ce que nous allons vous proposer, et ne vous y refusez pas, si vous ne voulez contraindre les Lacédémoniens à prendre quelque résolution rigoureuse contre vous-même. Nous ne vous demandons plus de répudier votre femme: continuez à être pour elle ce que vous avez été jusqu'ici; mais prenez-en une seconde qui puisse vous donner des enfants.» Anaxandride y consentit, et eut ainsi deux femmes et deux foyers domestiques, contre les usages de Sparte.

«Peu de temps après, la nouvelle femme qu'il avait prise accoucha de ce Cléomène dont il est ici question. Tandis qu'elle donnait ainsi un successeur à la royauté de Sparte, il arriva, par une sorte de fatalité, que la première femme d'Anaxandride, qui jusque-là avait été stérile, devint grosse; mais, quoiqu'elle le fût bien réellement, les parents de la seconde épouse, affectant des doutes, prétendirent qu'elle se vantait à tort de sa fécondité, et qu'elle avait certainement le projet de supposer un enfant. Ces plaintes, devenues plus sérieuses chaque jour, excitèrent la défiance des éphores, qui, lorsque le terme de la grossesse approcha, surveillèrent soigneusement la femme, et se trouvèrent présents à l'accouchement. Elle donna le jour d'abord à Doriée; devenue grosse de nouveau, elle eut ensuite Léonidas, et enfin Cléombrote. Quelques-uns prétendent même que Cléombrote et Léonidas étaient jumeaux. Quant à la seconde femme d'Anaxandride, mère de Cléomène, elle n'eut point d'autre enfant. Elle était fille de Prinétadès, fils de Démarménus.»

XIII

Les habitants de l'île de Chypre s'unirent à ceux de Salamine contre Darius. Voici l'anecdote par laquelle le fait commença à s'expliquer:

«Le général au service des habitants de Chypre, Artybius, montait un cheval qui avait été dressé à se tenir droit sur ses jambes de derrière en présence d'un soldat armé. Onésilus, instruit de cette particularité, en parla à un de ses écuyers, Carien de naissance, homme très-expert dans l'art de la guerre, et d'une grande force d'âme. «Je sais, lui dit-il, que le cheval d'Artybius est accoutumé à se tenir droit sur ses jambes de derrière, et à attaquer de la bouche et des pieds de devant l'homme sur lequel on le porte. D'après cela, consulte-toi promptement, et dis-moi à qui, du cheval ou d'Artybius lui-même, tu préfères adresser tes coups?» L'écuyer répondit: «Seigneur, je suis prêt à frapper l'un et l'autre, ou l'un des deux seulement, à votre volonté, et enfin à faire tout ce que je crois le plus convenable à vos intérêts. Comme roi et général, je pense qu'il est dans l'ordre que vous ayez affaire à un autre roi et à un général: d'abord, parce que, si vous faites tomber sous vos coups un homme aussi distingué, une grande gloire vous en restera; et ensuite, parce que, s'il doit l'emporter sur vous, ce qu'aux dieux ne plaise, périr sous le fer d'un semblable adversaire est un malheur moins grand de moitié. Quant à nous, qui sommes de simples serviteurs, il nous convient de nous mesurer avec d'autres du même rang que nous, et avec un cheval même quand il est nécessaire. J'attaquerai donc celui d'Artybius, et je vous prie de ne point redouter les talents singuliers de cet animal: je vous réponds qu'il ne se lèvera plus sur ses jambes contre qui que ce soit.»

«Immédiatement après cette conversation, le combat s'engagea et sur terre et sur mer. Les Ioniens eurent dans cette journée une supériorité marquée, et battirent les Phéniciens. Parmi les vainqueurs, les Samiens obtinrent la palme du combat naval. Sur terre, les deux armées se chargèrent mutuellement et se mêlèrent. Quant aux deux généraux, voici ce qui se passa entre eux: lorsque Artybius, monté sur son cheval, se porta à la rencontre d'Onésilus, celui-ci, comme il en était convenu avec son écuyer, frappa le général des Perses; mais, tandis que le cheval, se dressant, lançait ses pieds sur le bouclier d'Onésilus, le Carien saisit cet instant et coupe avec une faux, dont il était armé, les jarrets de l'animal, qui tombe et entraîne dans sa chute Artybius.»

XIV

Erato, ou livre sixième, commence ici par le récit d'une grande bataille navale que les Ioniens perdirent en combattant pour la cause de Darius, leur allié.

Mais ce revers n'abattit point Darius. Il négociait avec Lacédémone contre Athènes et le reste de la Grèce; la légitimité du roi de Lacédémone était aussi contestée.

«Les Lacédémoniens prétendent, et en cela ils ne sont d'accord avec aucun poëte, que ce ne furent pas les fils d'Aristodémus, mais Aristodémus lui-même, fils d'Aristomachus, petit-fils de Cléodéus, et arrière-petit-fils d'Hyllus, qui les conduisit dans la contrée qu'ils possèdent aujourd'hui. Peu de temps après qu'ils y furent établis, la femme d'Aristodémus, qui se nommait Argia, fille, à ce qu'ils disent, d'Autésion, fils de Tisamène, petit-fils de Thersandre et arrière-petit-fils de Polynice, accoucha de deux enfants jumeaux, et Aristodémus, qui eut à peine le temps de les voir, mourut de maladie. À sa mort, les Lacédémoniens voulurent, comme la loi le prescrivait, prendre pour roi l'aîné de ces enfants; mais, ne pouvant les distinguer et n'ayant conséquemment aucune raison pour choisir l'un de préférence à l'autre, ils résolurent de consulter celle qui les avait mis au jour. Elle leur répondit qu'elle était, elle-même, hors d'état de distinguer l'aîné, quoique peut-être elle sût parfaitement la vérité; mais elle la taisait, parce qu'elle désirait que ses deux enfants fussent reconnus pour rois. Les Lacédémoniens, restés dans le doute, se déterminèrent à envoyer consulter l'oracle de Delphes sur le parti auquel il leur convenait de s'arrêter; et la pythie leur ordonna de prendre les deux enfants pour rois, mais cependant de rendre de plus grands honneurs au plus âgé. Par cette réponse, les Lacédémoniens se voyaient toujours dans la même incertitude, et ne trouvaient pas moins de difficultés qu'auparavant à discerner l'aîné, lorsqu'un Messénien qui s'appelait Panitès, leur suggéra un moyen de savoir la vérité. Il leur dit «d'observer avec soin la mère, et de remarquer quel était celui des deux enfants qu'elle lavait le premier et à qui elle donnait à manger avant l'autre; que s'ils s'assuraient que ce fût toujours au même qu'elle marquait cette préférence, ils découvriraient infailliblement ce qu'ils cherchaient à savoir; mais qu'au contraire, si elle faisait alternativement la même chose pour l'un et pour l'autre enfant, il était évident qu'elle n'en savait pas elle-même plus qu'eux, et qu'il faudrait alors chercher un autre moyen.» Les Lacédémoniens se rangèrent à l'avis de Panitès, et ayant fait suivre attentivement la mère des enfants d'Aristodémus, qui ne se doutait pas qu'elle fût épiée, ils reconnurent qu'elle montrait constamment plus d'égards pour un de ses enfants, et qu'elle le lavait ou le faisait manger toujours le premier. Ils s'emparèrent donc de celui que la mère distinguait ainsi, et le firent élever aux frais de l'État. Ils lui donnèrent le nom d'Euristhène; et à l'autre, qu'il regardaient comme le puîné, celui de Proclès. On assure que les deux frères, devenus grands, eurent de perpétuels débats pendant toute la durée de leur vie, et que la même discorde est passée chez les descendants de l'un et de l'autre.»

XV

Léonidas, devenu homme, fut le héros des Thermopyles contre les Perses. Hérodote raconte ainsi cet incroyable événement:

«Xerxès, qui s'avançait avec une armée de deux cent quarante mille Perses et qui ne doutait pas du triomphe, fit partir un homme à cheval pour les reconnaître et observer en quel nombre ils étaient et ce qu'ils faisaient. Il avait déjà entendu dire, en traversant la Thessalie, qu'un petit corps de troupes dont les Lacédémoniens étaient la principale force, s'était réuni aux Thermopyles, et qu'un descendant d'Hercule, Léonidas, le commandait. L'espion de Xerxès, s'étant avancé, observa et reconnut le camp, mais non pas toutes les troupes qui le composaient, car il ne pouvait apercevoir celles qui étaient en dedans du mur, que les Grecs venaient de relever dans la vue d'augmenter leurs moyens de défense. Il distingua donc seulement ceux qui étaient en dehors de ce mur sous les armes; et le hasard ayant voulu que dans ce moment les Lacédémoniens y fussent de garde, il vit les uns se livrer aux divers exercices du gymnase, et les autres occupés à peigner leur chevelure. Ce spectacle le frappa d'étonnement, et après avoir compté en quel nombre ils étaient et tout examiné avec soin, il revint tranquillement sur ses pas, sans être poursuivi, personne n'ayant daigné faire attention à lui. À son retour, il rendit compte en détail à Xerxès, de ce qu'il venait de voir.

«En écoutant ce récit, le roi ne put se figurer, ce qui était vrai pourtant, que ces Grecs s'attendaient bien à périr, mais ne voulaient perdre la vie qu'après l'avoir ôtée au plus grand nombre possible d'ennemis, et ne vit que de l'absurdité dans leur conduite. Il appela donc près de lui Démarate, fils d'Ariston, qui suivait, comme je l'ai dit, l'armée des Perses. Démarate ayant obéi, Xerxès lui adressa diverses questions, et désira savoir de lui ce qu'il croyait que les Lacédémoniens voulussent réellement faire. «Vous avez, lui répondit Démarate, entendu ce que je vous ai dit, en partant pour l'expédition de la Grèce, au sujet de ces Lacédémoniens et vous m'avez jugé insensé, parce que je prévoyais ce qui arrive aujourd'hui. C'est donc, ô roi, une lâche très-pénible pour moi d'avoir à dire encore des vérités qui blessent votre opinion; cependant, veuillez m'entendre. Ces hommes sont venus certainement avec le projet de combattre, pour défendre contre nous le défilé, et je n'en doute pas, parce que leur usage est de parer leurs têtes, toutes les fois qu'ils doivent exposer leur vie. Mais aussi, si vous êtes vainqueur des ennemis que vous avez en présence et ensuite de tous les Spartiates, qui jusqu'ici sont demeurés chez eux, il n'est alors aucune autre nation qui ose prendre les armes contre vous, dès que vous vous serez mesuré avec la ville la plus célèbre, avec la plus puissante royauté de la Grèce, et avec les plus braves des hommes.» Xerxès ne voulut ajouter aucune foi à ce discours, et interrogeant de nouveau Démarate, lui demanda: «comment une si petite poignée d'hommes s'y prendraient pour combattre contre toute son armée?—Ô roi, répondit Démarate, tenez-moi, j'y consens, pour un menteur, si les choses arrivent autrement que je le dis.»

«Malgré cette assurance, Xerxès ne fut pas persuadé. Il laissa donc passer quatre jours, espérant que les Grecs se retireraient. Le cinquième, comme ils ne s'éloignaient pas, il crut qu'ils ne s'obstinaient à demeurer que par une sorte de folie, et, s'irritant de ce qui lui paraissait un excès d'impudence, il envoya contre eux les Mèdes et les Cissiens, leur ordonnant de les faire tous prisonniers et de les lui amener vivants. Les Mèdes obéirent et attaquèrent les Grecs, mais ils furent repoussés et perdirent beaucoup de monde; d'autres succédèrent, et, quoiqu'ils tinssent ferme plus longtemps malgré les pertes qu'ils éprouvaient, l'événement de ces attaques fit connaître à tous ceux qui en étaient témoins, et au roi lui-même, qu'il y avait dans l'armée perse beaucoup d'hommes et peu de soldats. Le combat dura tout le jour.

«Les Mèdes, de plus en plus maltraités, étant revenus en arrière, le corps des Perses, à qui le roi a donné le nom d'Immortels, commandé par Hydarne, prit leur place, comme la troupe la plus propre à terminer avec facilité cette lutte. Mais, quand ils eurent joint les Grecs et que la mêlée fut engagée, ils n'en firent pas plus que n'avaient fait les Mèdes, et eurent le même sort. En combattant dans un défilé très-étroit, où la supériorité du nombre ne pouvait leur servir, ils avaient encore le désavantage des armes, les piques qu'ils maniaient étant plus courtes que celles des Grecs. Les Lacédémoniens, dans cette journée, s'acquirent une grande gloire; et, entre autres faits remarquables, montrèrent bien toute la supériorité que leur donnait la connaissance de l'art de la guerre sur des ennemis ignorants. De temps en temps, ils tournaient le dos comme s'ils allaient prendre tous la fuite, et les barbares, voyant ce mouvement, s'abandonnaient à leur poursuite, poussant de grands cris et frappant sur leurs armes; mais, au moment où ils allaient atteindre les Lacédémoniens, ceux-ci, se retournant subitement, faisaient tête, et, renouvelant le combat, jetaient sur la place un nombre infini de Perses. Les Spartiates n'éprouvèrent qu'une perte légère. Enfin, les Perses voyant, après ces inutiles tentatives, qu'il leur était impossible de s'emparer d'aucun point du défilé, prirent le parti de se retirer.

«On rapporte que le roi, témoin de ces combats, et tremblant pour le salut de son armée, s'élança trois fois de son trône. Cependant, après tant d'attaques, les barbares, persuadés que les Grecs, en si petit nombre, devaient nécessairement être tous blessés et hors d'état de se servir de leurs bras, en tentèrent encore une le jour suivant; mais elle n'eut pas un plus heureux succès que les autres. Les Grecs, rangés par ordre de peuples, prirent part tour à tour à ces divers combats, à l'exception cependant des Phocidiens, qui, placés sur la montagne en gardaient les sentiers. Enfin les Perses, n'ayant pas mieux réussi le dernier jour que le premier, rentrèrent dans leur camp.

«Tandis que Xerxès balançait sur le parti à prendre, un Mélien nommé Épialte, fils d'Eurydémus, étant venu le trouver, dans l'espoir d'en tirer une grande récompense, lui apprit qu'il existait dans la montagne un sentier qui conduisait aux Thermopyles, et par une si funeste révélation causa la perte de tous les Grecs placés à la défense du défilé. Cet Épialte, craignant, à la suite de sa trahison, la vengeance des Lacédémoniens, s'enfuit en Thessalie; et, dans une assemblée générale des amphictyons réunis aux Piles, sa tête fut mise à prix par les Pylagores. Quelque temps après cette proscription, Épialte revint à Anticyre où il fut tué par un habitant de Trachis nommé Athénade, mais pour un motif étranger à sa trahison, et que j'aurai par la suite l'occasion de faire connaître. Cependant Athénade n'en reçut pas moins des Lacédémoniens le prix fixé. Tel fut le sort d'Épialte, dont la mort suivit de près ces événements.

«Si l'on en croit d'autres récits, ce fut Onétès, fils de Phanagoras, habitant de Caryste, et Corydallus d'Anticyre, qui vinrent trouver le roi, et conduisirent l'armée perse par la montagne; mais cette tradition ne me paraît mériter aucune croyance, et, pour le prouver, il suffit de lui opposer que les Pylagores, qui sans doute connaissaient parfaitement la vérité, n'ont pas mis à prix les têtes d'Onétès et de Corydallus, mais seulement celle d'Épialte de Trachis, et l'on sait de plus que ce fut par ce motif qu'Épialte prit la fuite. Il serait à la vérité possible qu'Onétès, quoiqu'il ne fût pas Mélien, eut en connaissance de ce sentier, s'il avait beaucoup fréquenté le pays; mais je n'en persiste pas moins à établir que ce fut Épialte qui guida l'ennemi par la montagne, et c'est lui que j'accuse.

«Xerxès, enchanté de ce qu'Épialte venait de lui apprendre, s'empressa de détacher Hydarne, qui, suivi de la troupe qu'il commandait, partit du camp à l'heure où l'on allume les feux. Le sentier de la montagne avait été jadis découvert par les naturels du pays, les Méliens, et ils y avaient fait passer les Thessaliens, marchant contre les Phocidiens à l'époque où ces derniers, menacés de l'invasion des Thessaliens, élevèrent le mur qui fermait l'entrée de leur pays. On voit donc que, déjà dans ce temps, les Méliens firent mauvais usage de leur découverte.

«Cependant, au lever du soleil, Xerxès, ayant fait des libations, attendit l'heure du marché plein pour se mettre en mouvement: c'était celle qui avait été convenue avec Épialte, et calculée sur la descente de la montagne, qui demandait moins de temps que la montée. D'ailleurs, le chemin en allant vers les Thermopyles est beaucoup plus court que cette montée, jointe au détour qu'il avait fallu faire du côté opposé. Xerxès, ayant fait avancer l'armée à l'heure dite, les Grecs, sous le commandement de Léonidas, sortirent de leur camp, pour marcher sans hésiter à une mort certaine, et s'étendant beaucoup plus qu'ils n'avaient fait encore, parurent dans une partie plus large du défilé. Jusque-là, ils s'étaient couverts par la muraille, et pendant tous les jours précédents avaient combattu dans l'espace le plus étroit. Pour cette fois, ils en vinrent aux mains avec les barbares au delà du rétrécissement, et un nombre infini d'ennemis trouvèrent la mort dans ce combat. Indépendamment de ceux qui succombèrent sous le fer des Grecs, comme il y avait derrière les rangs des barbares des chefs de peloton armés de fouets, sans cesse occupés à pousser à grands coups les soldats en avant, beaucoup d'entre eux, ainsi pressés, tombèrent dans la mer et s'y noyèrent; d'autres, et en plus grand nombre encore, furent, sans qu'on y fît aucune attention, écrasés tout vivants sous les pieds de la foule des leurs, qui se succédaient sans interruption. Enfin, on ne peut se faire une juste idée de tout ce qui périt dans cette mêlée; car les Lacédémoniens, instruits d'avance que les troupes avaient franchi les montagnes, leur portaient la mort, ne songeant plus à se ménager, et, pour ainsi dire, hors d'eux-mêmes, déployèrent des forces surnaturelles contre les barbares.

«La plupart d'entre eux, ayant brisé leurs piques, continuèrent à combattre avec l'épée. Léonidas, couvert de gloire, tomba dans l'action, et près de lui les plus illustres Spartiates, hommes que l'on ne peut trop louer, et dont j'ai recueilli avec soin les noms: je connais même ceux de tous les trois cents.»

XVI

Ainsi fut non pas sauvée, mais immortalisée la Grèce par la défaite triomphante de Léonidas. Hérodote la raconte avec la simplicité du fait le plus vulgaire; mais l'histoire elle-même a des solennités. Léonidas et Thémistocle devinrent les deux noms de la Grèce.

XVII

Les batailles de Marathon et de Platée délivrèrent le Péloponèse et chassèrent les Perses. Hérodote s'arrête après la libération de sa patrie.

On voit qu'Hérodote est le premier des historiens, fort remarquables et fort éclairés, que la Grèce nous a donnés comme les sources de l'histoire; mais ce n'est point un historien primitif, tels que les grands ancêtres de l'esprit humain aux Indes, en Chine et en Judée nous ont apparu. Il écrivait bien des siècles après eux et dans un style fort différent. Il ne croyait pas aux fables qu'il racontait: le monde n'était plus assez jeune pour conserver la naïveté de son enfance. L'âge de la critique était venu: son livre en est plein. L'histoire est la foi des peuples: il n'y en avait plus que dans les sanctuaires ou dans les colléges des prêtres: aussi c'était là qu'il cherchait ses traditions pour les discuter. Il écrivit après les Indes, après la Chine, dont il ne connaissait pas même le nom; après Homère, prodige insondable d'histoire, de poésie, de philosophie et de langue pour la Grèce; après la Sicile et la Grande Grèce italique, où Pythagore avait enseigné; tout cela était vieux, lui seul était jeune. Il vaudrait autant prendre aujourd'hui Voltaire pour le père de l'histoire moderne. Excepté qu'il est plus sérieux, Hérodote a beaucoup de rapport avec l'auteur du Siècle de Louis XIV. Il est le père du bon sens dans l'histoire; mais de l'histoire, non; il faut aller aux Indes, il faut aller à Moïse, pour trouver les historiens sans critique, les historiens primitifs et miraculeux, miraculeux de style comme de traditions; l'époque critique naît longtemps après; la raison éclaire, mais elle n'impressionne pas. J'aime mieux le Fiat lux de Moïse que tout le sens commun d'Hérodote; mais Hérodote sert à prouver aussi que le sens commun est très-vieux.

FIN DE CLIXe ENTRETIEN.

Lamartine.

Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.

CLXe ENTRETIEN
SOUVENIRS DE JEUNESSE
LA MARQUISE DE RAIGECOURT

I

Aymond de Virieu, qui m'aimait comme un frère, parlait souvent de moi dans les maisons de la haute noblesse où sa naissance et ses relations de famille le rendaient familier. C'est à lui que je dus l'accueil empressé et l'amitié de madame la marquise de Raigecourt et de sa charmante famille. Je ne prononce jamais ce nom qu'avec attendrissement et respect. C'était une femme accomplie.

Son mari était pair de France. Il était attaché au roi comme émigré et dévoué aux ministres comme royaliste. Il tenait, dans la rue de Lille, en face de l'hôtel de la Légion d'honneur, une des maisons les plus intéressantes de Paris. Sa surdité l'empêchait de participer aux agréments de cette société très-distinguée, mais sa femme et ses filles attiraient chez lui la cour et la ville.

La marquise de Raigecourt, dont on vient de publier les Lettres, avait un titre sacré à l'amitié du roi Louis XVIII et au respect de tous les royalistes. Elle avait été, jusqu'au supplice de Madame Élisabeth, cet ange expiatoire, quoique immaculé, de la Révolution, sa dame d'honneur, sa favorite et son amie.

La jeune princesse en avait fait sa sœur; elle n'avait rien de caché pour elle. Ses Lettres, que nous venons de lire, découvrent en elle des qualités de caractère que l'on ne croyait pas jointes à tant d'innocence. Sa vertu avait la virilité d'un homme; elle s'était réservé son cœur pour aimer le roi et pour détester ses ennemis, mais elle laissait la vengeance à Dieu. Tous ses sentiments n'étaient que des vertus. Quand elle fut conduite à l'échafaud révolutionnaire pour y mourir avec plusieurs dames de la cour et avec leurs filles, elle demanda à mourir la dernière, et elle partagea avec elles le mouchoir qui protégeait son sein pour sauver au moins la pudeur de celles dont elle ne pouvait sauver la vie. La marquise de Raigecourt ne put la suivre, parce qu'elle était récemment mariée et en couche de son premier enfant.

On peut concevoir ce qu'une telle mort d'une telle amie laissa dans son âme d'énergie, d'horreur et de tendresse pendant sa vie. Cette mort, qui lui assurait un ange au ciel au lieu d'une amie sur la terre, ne lui laissa point de tristesse, mais cette gaieté sereine qui brave les malheurs ordinaires de la vie. Si madame de Sévigné avait échappé à la hache de ces jours terribles, c'est ainsi qu'elle eût survécu.

II

Dès qu'elle m'eut vu, elle conçut pour moi un sentiment qui était moins que l'amour, mais plus que l'amitié, une tendresse véritablement maternelle. J'avais mon couvert tous les jours à sa table. Quand je passais quelques jours sans la voir, elle prenait la peine de venir elle-même chez moi pour s'informer de ce qui me retenait; elle gardait mon argent de réserve avec le sien dans son tiroir; elle me préparait, si j'étais malade, au coin de mon feu, les tisanes commandées par le médecin; elle écrivait à ma mère des nouvelles de mon cœur et de mon âme; elle aurait remplacé la Providence, si la Providence s'était éclipsée pour moi; elle prenait à mes poésies, qui n'avaient pas encore paru, un intérêt partial, passionné, que je n'y prenais pas moi-même; elle me comparait à Racine enfant; elle était fière de préparer aux Bourbons un poëte encore inconnu, mais qu'elle rendrait royaliste et religieux comme elle.

Elle n'affectait pas de rigorisme avec moi; elle ne s'informait pas avec inquiétude des visites d'une belle princesse romaine qu'elle rencontrait quelquefois sur mon escalier, et dont elle admirait la beauté sans en connaître le nom. Elle savait que la jeunesse a besoin d'indulgence et que la discrétion est la vertu des mères.

Elle avait eu récemment un malheur de famille qui avait fait grand bruit dans le monde. L'aînée de ses filles, jeune personne très-jolie et très-intéressante, avait été demandée en mariage par un vieux gentilhomme riche de l'Est de la France. On la lui avait accordée sans prendre des informations suffisantes. Peu de temps après son arrivée dans le château, la jeune femme avait appris que son mari n'avait désiré en elle qu'une concubine de plus, et que sa couche légitime devait être partagée par une femme étrangère, maîtresse absolue du château. Elle avait trouvé moyen de faire porter par un domestique affidé une lettre à la poste prochaine adressée à sa mère à Paris. Madame de Raigecourt, indignée, mais prudente, était arrivée au château du comte de ***. La nuit suivante, elle s'était évadée avec sa fille par des sentiers secrets du parc. Elle l'avait ramenée à Paris, où elle n'osait la laisser sortir sans précaution, de peur des entreprises de son mari pour recouvrer sa femme. La jeune veuve de ce mari vivant vécut ainsi plusieurs années chez sa mère. Elle était aussi intéressante qu'adorable. Elle charmait tout le monde, mais elle n'eut de faiblesse pour personne. À la mort de son mari, elle ne profita de sa liberté et de sa fortune que pour entrer dans un monastère de charité aux environs de Paris, où je la vois une ou deux fois par an, toujours fidèle à sa famille et à ses amitiés, consacrant à Dieu ce que les hommes avaient si peu su respecter. Sa présence chez sa mère et le mystère qui l'entourait donnaient à la maison de la marquise de Raigecourt la grâce d'un secret deviné, mais jamais révélé.

III

Une de ses sœurs épousa le comte de Las Cases, officier des gardes du corps, un des hommes les plus loyaux que j'aie connus, avec lequel je suis resté lié jusqu'à présent. Le jeune et spirituel Cazalès, fils du célèbre orateur rival de Mirabeau, venait assidûment dans cette maison. Il était camarade des pages et ami du jeune Raigecourt; Raigecourt devait être riche et pair de France après la mort du marquis. Des événements inattendus lui enlevèrent sa fortune.

En 1848, à la fatale journée du 15 mars, où le peuple fit invasion dans l'Assemblée constituante et la dispersa par un acte de démence, j'y rentrai avec un bataillon de gardes mobiles et nous dispersâmes les séditieux, maîtres du palais de la Chambre; je haranguai les députés au son d'un tambour, et je montai à cheval pour marcher contre l'Hôtel de ville, occupé par six cents hommes et six pièces de canon braquées sur nous. En me retournant, je fus surpris de voir le duc de Laforce en habit de garde national, la baïonnette au bout du fusil, marcher résolument et plein d'enthousiasme patriotique derrière mon cheval; cela me frappa: je sentis qu'un pays où l'élite de la jeunesse opulente se dévouait ainsi par l'énergie du sang pour sauver l'ordre au risque de sa vie ne périrait jamais. Je vis du même coup d'œil, à mes côtés, le duc de Laforce, M. de Falloux, le fils du roi Murat, brave et calme comme son père, Ledru-Rollin, que j'avais rencontré et engagé à monter à cheval avec moi. L'Hôtel de ville fut pris et les chefs des factieux furent faits prisonniers avant la nuit. Ledru-Rollin, craignant avec raison qu'ils ne fussent massacrés par le peuple en allant à Vincennes, eut l'heureuse pensée de les garder jusqu'à la nuit à l'Hôtel de ville. J'y consentis avec empressement. Nous fûmes vainqueurs deux heures après avoir été vaincus. Aucune goutte de sang ne consterna la victoire. Le duc de Caumont-Laforce fut pour beaucoup dans cette journée. Je ne le rencontre jamais sans me rappeler l'impression qu'il produisit sur moi ce jour-là; depuis cette époque, il a marié sa charmante fille avec le fils de Raigecourt.

IV

La Restauration fut ingrate envers le jeune Cazalès. Un tel nom n'aurait jamais dû être oublié par les frères de Louis XVI. L'ingratitude porte malheur aux rois comme aux peuples. Cazalès, après 1830, hésita longtemps entre le mariage avec une jeune personne très-aimable, mais très-indécise comme lui, et l'Église, à laquelle ses mœurs pures et ses principes le disposaient. L'indécision de mademoiselle *** le décida enfin à entrer dans les ordres sacrés, où il est aujourd'hui humblement attaché comme simple prêtre à une église de Versailles.

Quant au marquis de Raigecourt, il épousa d'abord une riche héritière de Lyon. Devenu veuf peu de temps après, je contribuai beaucoup à lui faire épouser la beauté et la bonté le plus accomplies du royaume de Naples, la fille de M. Lefèvre, que j'avais connue et admirée dans ce pays de tous les prodiges. Hélas! elle lui fut trop promptement ravie par la mort. Depuis cette perte, il alla plusieurs fois en pèlerinage à Jérusalem, et vécut dans une modeste obscurité, après avoir passé son enfance dans toutes les promesses des cours, et sa jeunesse dans toutes les opulences et dans toutes les délices de son double mariage.

Sa mère était morte après 1830. Sa sœur survit heureuse et recueillie dans des œuvres de charité au couvent de..., près de Paris, d'où elle m'écrit quand quelque infortune lui rappelle mon nom. Sa porte que je salue toujours d'un sourire reconnaissant au coin de la rue Bellechasse et de la rue de Lille, vis-à-vis de la Légion d'honneur, fut la première porte par laquelle j'entrai dans le monde.

LE DUC DE ROHAN
(PRINCE DE LÉON)

I

Une autre amitié s'offre à ma mémoire quand elle revient sur ces premières années: c'est celle du prince de Léon, depuis duc de Rohan, puis prêtre, puis archevêque à Besançon, puis cardinal.

Le prince de Léon, à l'époque où il voulut bien oublier la distance que la naissance et la fortune avaient mise entre nous, était officier des mousquetaires, et, je crois, aide de camp du roi Louis XVIII. Je me souviens de l'avoir vu caracoler à la suite de ce prince, qui passait, en 1814, une revue sur le Carrousel. Je fus frappé de son admirable beauté. C'était la grâce d'une femme en uniforme; l'enharnachement du cheval, la coiffure militaire du jeune prince, sa taille souple et élevée, l'ondulation de ses cheveux fins et bouclés autour de son casque rappelaient Clorinde sous les murs de Sion. On était loin de voir succéder à ce costume le vêtement noir d'un pontife et la barrette du cardinal. Quelque chose de la gloire sanglante des armées de Napoléon se reflétait sur cette belle figure. On confondait les vieux et les jeunes militaires dans la même admiration.

Les mousquetaires de Louis XVIII et les grenadiers à cheval de l'Empire ne formaient, ce jour-là, qu'une même illustration; l'éclat de la noblesse relevait la sévérité de la démocratie militaire. La beauté du prince de Léon se grava tellement dans mon imagination, que, deux ans après, je m'en souvenais encore.

II

Après 1815, l'invasion de Napoléon, Waterloo et le second retour du roi, cette élégante image ne s'était pas effacée. Le prince de Léon était devenu le duc de Rohan par la mort de son frère. Il avait épousé mademoiselle de Sérent. Cette jeune femme était morte bientôt après son mariage, brûlée dans son appartement en faisant sa toilette pour aller au bal. Cette mort soudaine et terrible avait frappé la société du faubourg Saint-Germain d'une émotion qui durait encore. Les mousquetaires étaient supprimés, le duc de Rohan vivait seul et triste dans l'hôtel de sa belle-mère, au milieu de la rue de l'Université. Quelques amis et quelques courtisans de sa mélancolie étaient assidus près de lui. C'étaient, en général, des esprits distingués et religieux qui se destinaient à la prêtrise.

Le duc Mathieu de Montmorency était du nombre: ces grands noms de la monarchie, Montmorency, Rohan, la Rochefoucauld, se prêtaient une splendeur mutuelle. Quelques jeunes gens, comme M. Rocher, comme M. de Genoude, comme M. de Lamennais, comme M. Dupanloup, aujourd'hui évêque si éloquent d'Orléans et membre de l'Académie française, étaient en relation avec le duc de Rohan. Ils lui parlèrent de moi comme d'un jeune homme qui donnait de belles espérances à la poésie, au royalisme, et qui n'était point enrôlé dans le parti opposé à la religion. Genoude récita des fragments de mes vers à la fois tristes et vaguement éthérés. Le duc de Rohan en fut enthousiasmé; il témoigna un vif désir de me connaître; Genoude ne lui dissimula pas ma répugnance à aller me présenter moi-même chez un grand seigneur inconnu. Le duc de Rohan, qui avait les goûts très-littéraires et la passion des beaux vers, lui dit qu'à ses yeux le grand seigneur était celui qui avait le plus de parenté de nature avec Racine, et qu'il n'hésiterait pas à le prouver en venant lui-même chez moi solliciter mon amitié. Il fut convenu que, sans me prévenir, Genoude l'y amènerait le lendemain. Je les vis en effet entrer ensemble le jour suivant. Je reconnus le beau mousquetaire de la revue de 1814, aux traits charmants du duc de Rohan. Il me dit que la poésie rendait égaux tous les hommes et qu'il serait heureux de mon amitié. Je répondis timidement de mon mieux. De ce moment nous fûmes amis. Je passai peu de jours sans le voir. Il n'avouait pas encore ouvertement son penchant à la carrière ecclésiastique. Son peu de goût pour le mariage, qu'on imputait généralement à la mort affreuse de sa femme, le rendait trop compréhensible; mais les traditions de sa famille, la mémoire de son oncle le cardinal Louis de Rohan, si fameux par l'affaire du collier et de madame de Lamothe, plus fameux par son repentir sincère et par son retour courageux à la royauté de Louis XVI, ses instincts véritablement religieux le prédisposaient; on peut dire que le mousquetaire était né pontife. Il aimait la religion, surtout pour ses pompes et ses solennités. Tel était le duc de Rohan.

III

Cependant, il aimait aussi le monde et ses élégances pendant qu'il continuait à y vivre. Il venait souvent me prendre dans sa calèche pour nous promener au bois de Boulogne ou à Saint-Cloud; ses chevaux étaient magnifiques, ses équipages princiers, les grandes guides de son attelage étaient d'or et de soie; ses cochers ne les maniaient qu'avec des gants blancs pour ne pas les ternir; les livrées étaient de la même recherche; il attirait les regards de la foule partout où il passait. Il jouissait d'être l'objet de la contemplation envieuse de tous ceux à qui ces magnificences et sa belle figure le faisaient reconnaître; il tenait le sceptre de l'ostentation. Cela lui semblait un devoir de son nom.

Quand l'hiver fut remplacé par le printemps, il me demanda de l'accompagner dans sa résidence d'été, et d'y passer avec lui et ses amis quelques jours. Je ne m'y refusai pas. Il vint me prendre un matin, seul, en poste, dans sa calèche de voyage. Un courrier en riche livrée nous précédait pour faire préparer ses chevaux sur la route de Meulan. Le but du voyage était le beau château de la Roche-Guyon, demeure, avant la Révolution, de la duchesse d'Inville et du duc de la Rochefoucauld, son gendre, assassiné pour prix de ses vertus populaires en venant de Rouen à Paris.

Cette terre de la Roche-Guyon était devenue, j'ignore comment, la résidence favorite du duc de Rohan. Elle est revenue depuis à la duchesse de la Rochefoucauld-Liancourt, femme aussi spirituelle, aussi vertueuse, et plus solide que le duc de Rohan lui-même.

Le château, presque royal, est situé au bord de la Seine, dont il domine le cours. Un peu plus loin, les prairies s'élargissent et éloignent la rivière du château; là s'élève un petit château que le duc me donna pour en faire mon habitation personnelle, quand il me conviendrait de m'y fixer pendant la belle saison. Je crois que cela est devenu une maison hospitalière dépendant du château, asile ombragé et verdoyant dans les grands peupliers de la prairie. De là on repassait la route, et on entrait dans la cour d'honneur de la Roche-Guyon. Une espèce de tribune, surmontée d'une galerie, s'élevait au-dessus de l'escalier. Le duc, pour ne pas perdre l'habitude féodale de ses ancêtres, s'y fit apporter un sac de monnaie par le concierge, et jeta une poignée de pièces d'argent à quelques mendiants qui nous avaient suivis, et qui étaient entrés avec la voiture dans la cour; puis nous passâmes dans les appartements: c'était une suite de pièces décousues, composées de salle des gardes, de salle à manger, de salons, de chambres de lit ouvrant sur le penchant de la montagne récemment plantée en jardins pittoresques. Ces jardins s'élevaient, par des allées tournantes, jusqu'au sommet de la colline. Là, des avenues d'ormes en patte d'oie s'étendaient sur un large plateau, à perte de vue, dans les terres du domaine.

IV

Une autre aile du château était occupée par une chapelle vaste, décorée, desservie par des aumôniers, et dont on sentait que le duc faisait ou comptait faire la pièce principale de son palais. Les autels et tableaux, les décorations de tout genre la surchargeaient de luxe pieux. C'était vraiment la chapelle privée d'un futur cardinal. La vie de château, à la Roche-Guyon, avait quelque chose d'un séminaire. La salle à manger et les salons étaient remplis de jeunes ecclésiastiques ou aspirant à le devenir, pleins de mérite, dont quelques-uns, tels que les évêques de Perpignan et d'Orléans, n'ont pas depuis trompé les augures. J'étais peu à ma place dans cette société; mais le duc et ses commensaux me traitaient en poëte qui voit tout sans participer à rien. Je fus prié de faire quelques vers sur le château, et j'écrivis la Méditation intitulée La Roche-Guyon. J'en laissai en partant le manuscrit au château. Mais je me hâtai de revenir à Paris avec le duc et Genoude, pour retrouver la charmante princesse romaine que j'avais laissée malgré moi, et que je ne pouvais oublier. Je me souviens même qu'en route, entendant mes compagnons de voyage vanter les douceurs de la dévotion, je convins avec eux qu'elle avait ses charmes, quand elle était ardente et sincère, mais que l'amour pour une beauté accomplie me paraissait une dévotion des sens à laquelle je ne pouvais rien comparer sans me mentir à moi-même. On me traita de profane, on sourit et on parla d'autre chose.

Voilà comment commencèrent mes relations avec le duc de Rohan.

V

Je continuai ensuite à avoir une véritable amitié pour lui, et lui pour moi. Quand mes œuvres parurent en livre, il contribua beaucoup à les répandre: la diversité de nos vocations nous sépara plus tard, il était entré au séminaire et moi dans le monde des affaires.

En 1829, l'Académie française daigna me choisir. Il fut question de mon discours, dans lequel chacun cherchait une profession de foi politique qui devait décider de la ligne de ma vie. Le moment était difficile; les opinions étaient agitées et confuses. M. Royer-Collard avait augmenté la confusion, en ayant une conduite équivoque dans le vote de la Chambre sur le choix des ministres. Il avait voté contre le roi. Je n'y avais rien compris. Je le croyais ce que j'étais moi-même: un loyal royaliste, aussi incapable de manquer au roi qu'à la Charte. Son vote m'avait dérouté.

Quelques jours avant que je prononçasse mon discours à l'Académie, M. Cuvier donna pour moi un grand dîner dans son palais d'études au Jardin des plantes. Je dis palais d'études, parce que je fus frappé en y entrant par la disposition des chambres consacrées à ses divers travaux. Il y en avait douze, chacune avec une cheminée, une bibliothèque, une table, du papier, des plumes, de l'encre sous la main, pour que l'homme multiple, résumé dans M. Cuvier, n'eût qu'à changer de fauteuil pour changer de travail.

Avant de nous mettre à table, nous parcourûmes en groupes ces divers cabinets. M. Royer-Collard me prit à part dans l'embrasure d'une des douze portes et me fit signe qu'il désirait s'entretenir avec moi en particulier. «J'ai cru remarquer, me dit-il, que vous vous éloignez de moi avec une certaine réserve. Je comprends pourquoi: j'entrevois que vous ne me comprenez pas dans mon rôle à la Chambre depuis mon dernier discours et mon dernier vote.

«—Puisque vous me le dites vous-même, lui répliquai-je, je ne vous dissimulerai pas qu'en effet le vote et la conduite parlementaire d'un homme de votre loyauté et de votre importance me semblent inexplicables dans les circonstances où la monarchie des Bourbons, vos amis, se trouve engagée. Je n'approuve pas les tendances contre-révolutionnaires qu'on attribue au prince de Polignac. Je viens de le prouver tout récemment, en refusant de m'y associer par la place de sous-secrétaire d'État des affaires étrangères dans ce ministère. Mais je crois la Charte suffisante pour donner à la Chambre l'occasion et le droit de s'expliquer, et, si je crains qu'elle soit attaquée un jour par le ministre, je ne crains pas moins qu'elle ne soit violée par un coup d'État parlementaire. Or, déclarer au roi, dans une adresse, que ses ministres ne sont pas ceux de l'Assemblée et qu'on repoussera tout ce qui viendra d'eux, c'est, selon moi, dépasser les droits de l'Assemblée et nommer, en réalité, les ministres. Ce n'est pas la Charte, c'est le roi qui nomme les ministres.»

M. Royer-Collard me parut embarrassé; il rougit, et prenant un accent plus bas et plus intime de confidence:

«Eh! oui, sans doute, me répondit-il, je pense comme vous; mais j'ai jugé que, si la Chambre ne l'avertissait pas, par une adresse un peu violente et qui déclarerait l'incompatibilité des députés et des ministres, dès leur premier acte, c'est-à-dire dès l'acceptation de leurs fonctions, le roi se croirait encouragé à les maintenir et à tenter avec eux quelque chose contre la Charte.

«Et moi aussi, lui répliquai-je; mais je ne crois pas que violer la Charte soit un moyen de la maintenir, et je persiste à croire que le vote de l'adresse par les 221 est un défi à la royauté, et qu'il valait mieux attendre, pour défier, une occasion constitutionnelle qui avertît le roi sans prendre l'initiative d'attenter à l'esprit de la Constitution.»

M. Royer-Collard ne trouva pas de bonnes raisons pour défendre l'adresse, et me parut un homme qui avait voulu conserver sa popularité à un prix trop dangereux et flatter les 221 au delà de leur droit. Je trouvai cette explication confidentielle aussi subtile que l'adresse elle-même des 221 me semblait périlleuse. Peu de mois après, il vit que j'avais raison: le défi était porté par la Chambre, et le coup d'État qui y avait répondu avait renversé la Restauration par le gouvernement de 1830.

VI

Peu de jours auparavant, le duc de Rohan, qui était devenu déjà archevêque de Besançon et cardinal, vint me prendre dans sa voiture, en se rendant aux Tuileries, pour me dissuader d'une déclaration constitutionnelle que je devais faire dans mon discours à l'Académie. Les deux partis opposés mettaient beaucoup d'importance à cet engagement que je devais faire pour ou contre eux. «Prenez-y garde! me dit-il à la fin de sa conversation; votre destinée politique dépend de ce que vous allez dire; nous ne vous pardonnerons jamais si vous vous déclarez contre nous.—Je ne me déclarerai que contre les exagérés des deux partis, lui dis-je. Mais, si l'attachement à la Charte vous paraît dangereux pour mon avenir, condamnez-moi dès à présent, car j'ai cru cette conciliation nécessaire entre l'ancien régime et l'avenir de la France; et si c'est vous offenser que de le dire tout haut dans une occasion solennelle, soyons ennemis dès aujourd'hui; je ne vous en aimerai pas moins comme un de mes premiers amis.»

Nous nous fîmes ces adieux. Je fis mon discours tel que je l'avais conçu. Il eut un brillant succès, et de ce jour on me compta au nombre de ces royalistes libéraux fidèles à la monarchie éclairée, qui voulaient la défendre et non lui complaire en la perdant.

Le lendemain des journées de Juillet, le duc de Rohan s'évada de Paris pour se réfugier dans son diocèse. Il fut insulté dans un faubourg, arrêté par le peuple, puis relâché, et il se retira en Suisse. Je n'étais pas en France pendant ces journées, je n'y rentrai que quelques jours après. Le duc ne rentra lui-même à Besançon que quelques mois plus tard; il y fut reçu avec suspicion et inquiétude. Le bruit de l'inimitié du peuple de Paris contre lui s'était répandu; on le traitait en suspect; ses vertus épiscopales lui firent pardonner. Il y vécut en sage, repentant d'un peu trop de zèle; il y mourut à la fleur de son âge, plein de mansuétude et de précoces vertus. Telles furent la vie et la fin de cet excellent homme. Il avait racheté autant qu'il était en lui les légèretés du cardinal Louis de Rohan et réhabilité son nom dans l'Église.

LE DUC DE MONTMORENCY

I

Le duc Mathieu de Montmorency, le plus grand nom de France, avait eu pour premier maître en révolution et en religion politique l'abbé Sieyès. Sieyès, devenu célèbre par une brochure radicale au commencement des États généraux, avait été du premier bond au fond de la question, et, prenant uniquement pour logique le droit et l'intérêt du grand nombre, avait conclu dans son titre même: Qu'est-ce que le tiers état? C'est tout.

Absolu dans les principes, il avait été modéré dans les applications. Il voulait tout ébranler, mais ne rien détruire; car il avait des bénéfices et des fonctions ecclésiastiques comme grand vicaire de Chartres. On peut juger combien les doctrines d'un tel homme d'esprit devaient sourire à un très-jeune homme, qui en avait fait son oracle et qui portait dans ses votes populaires l'ardeur de son âge et l'illusion de sa passion du bien public. Aussi la Révolution, dans ses principes, le compte-t-elle parmi ses plus ardents apôtres. Il se lia avec ses plus éloquents promoteurs, les Mirabeau, les Lameth, les Barnave, les la Fayette. Toutes ses motions furent pour la démocratie la plus avancée. Quand on voulut détruire la noblesse, on emprunta sa main. Ce fut lui qui, dans la nuit fameuse du 7 août, commença cet abatis de priviléges, ce défrichement de la France qui la rendit invincible. Son impopularité bruyante parmi les défenseurs de l'ancien régime condamna son nom aux invectives et aux sarcasmes de l'Europe entière. Son nom devint le synonyme de l'apostasie. Il supporta avec la constance d'un néophyte convaincu les injures de son ordre, et ne témoigna aucun repentir de sa témérité jusqu'au jour où un crime, la mort de son frère chéri, l'épouvanta des conséquences que la démocratie furieuse tirait de son dévouement.

Il parut alors changer de principes en changeant de rôle: il émigra, non pas pour combattre son pays, mais pour se réfugier dans les larmes de ceux qui, en voulant faire beaucoup de bien, ont ouvert la porte à beaucoup de mal. Il était lié avec madame de Staël, fille de M. Necker. Il trouva en Suisse, dans la maison de Coppet, l'amitié la plus tendre, la religion la plus tolérante et toutes les consolations que les mêmes déceptions donnent aux illusions également trompées.

Au 18 brumaire, il espéra mieux de sa patrie, mais il craignit le despotisme du sabre et ne s'engagea pas avec le dictateur. La résipiscence ne pouvait être complète à ses propres yeux que quand il aurait contribué à rendre un trône aux frères de Louis XVI, auxquels il s'accusait d'avoir involontairement arraché le trône et la vie. Homme d'illusions immenses, il lui en fallait dans le repentir comme il en avait eu dans la lutte. Il se livra alors à la dévotion la plus entière et la plus vive, et il consacra à Dieu toutes les pensées éparses de sa vie.

II

Le duc de Montmorency, ayant entendu parler de moi avec les illusions de l'amitié, vint lui-même, avec une prévenance extrême, au-devant de ma timidité. M. de Genoude était avec lui. Je fus saisi et séduit au premier regard. Il n'avait du grand seigneur que les grâces. Je le retrouve tout entier dans le beau portrait de Gérard, qu'il avait légué à madame Récamier, son amie, avec la clause qu'elle me le léguerait elle-même en mourant, si je devais survivre à cette aimable et charmante femme. Elle me le légua, en effet, et je n'en ai pas encore été dépouillé par mon infortune.

Il a, dans cette image, l'air d'éternelle jeunesse qu'il avait dans ses plus beaux jours; sa physionomie le nomme. Ses cheveux, d'un blond tendre, ont gardé les inflexions du premier âge autour d'un front de vingt-cinq ans; ils jettent une ombre légère et mobile sur sa figure. Ses yeux, grands et bleus, laissent lire jusqu'au fond de son âme. Une teinte rosée relève la délicate blancheur de sa peau. Son nez est court; ses narines, bien accentuées et frémissantes, respirent la bravoure martiale des petits-fils des héros; sa bouche, parfaitement modelée, a l'élégance et les contours d'une bouche de femme; on n'y sent rien de l'enthousiasme révolutionnaire que l'abbé Sieyès lui avait inspiré. Les contours du visage sont élégants, mais fermes; on voit que l'homme serait bien mort pour une noble cause. On ne peut détacher le regard du portrait; on croit entendre sa voix douce et prévenante qui vous parle; il n'a rien à cacher; son timbre, juste et franc, sonne la sincérité avec le mot. Tel il est, tel il était. Je me figure l'entendre autant que le revoir.

III

Mathieu de Montmorency n'avait aucune ambition qui ne fût digne de son nom, de son caractère et de sa race. Excepté un rôle héroïque, il n'y avait point de rôle pour lui dans ce monde indécis. Il avait chez madame de Staël, à Coppet, deux charmes qui le retenaient: celui de madame de Staël elle-même, à laquelle il était dévoué depuis qu'il l'avait connue chez son père, M. Necker, et pendant les tempêtes de 1789; celui de madame Récamier, amie de madame de Staël et à laquelle il se consacrait avec une vertu que désavouerait l'amour, mais qui lui ressemblait trop pour être désintéressée.

Nous avons vu qu'après la Terreur il s'était résigné à la dévotion. C'était le moment où madame Récamier, à seize ans, sous le Directoire, apparaissait dans le monde comme un piége de beauté qui devait tenter tous les jeunes hommes. Mathieu de Montmorency, qui vivait alors séparé de sa femme, la vit et s'enthousiasma pour cette incomparable et énigmatique beauté d'un amour qu'il se déguisa à lui-même sous l'apparence d'une passion innocente, parce qu'elle lui semblait immatérielle. Il se la déguisa mieux encore en se la cachant sous les formes de l'amour de Dieu, amour vertueux et mystique qu'il s'efforça de communiquer à madame Récamier, pour préserver l'innocence de la femme et, à son insu, sa propre jalousie, contre les dangers du monde. Sa correspondance avec madame Récamier, que nous avons lue, laisse peu de doute à cet égard; elle laisse même une impression pénible à la franchise d'un homme de bien amoureux, elle ressemble trop à un sermon perpétuel où le prédicateur prêche plus pour lui-même que pour Dieu. Mais l'amour prend tous les masques innocemment, même celui de la vertu: c'est toujours l'amour.

IV

En 1814, Mathieu de Montmorency et son cousin le duc de Laval-Montmorency, amoureux aussi de madame Récamier, mais plus franc et moins sophistique que son cousin, saluèrent la chute de Bonaparte et le retour des Bourbons.

La duchesse d'Angoulême le choisit pour son chevalier d'honneur. Les Bourbons pardonnèrent tout à ce beau nom et à ce repentir attristé par tant de vertu. Il devint le modèle de l'aristocratie française. Ce fut alors qu'il désira me connaître, et dès qu'il me connut, sa curiosité bienveillante devint la plus honorable amitié. Il me mena quelquefois chez sa fille, devenue la femme du fils du duc de Doudeauville, et qui habitait alors la maison champêtre retirée de la vallée aux Loups, achetée, par complaisance, des dépouilles de M. de Chateaubriand. L'affection de M. de Montmorency pour moi m'y valait l'accueil le plus distingué. Je jouissais de fouler ces gazons semés autrefois par un grand homme et possédés aujourd'hui par le plus vertueux des hommes. Ces deux grandeurs m'éblouissaient; j'admirais l'une, je respectais et je chérissais l'autre.

M. de Montmorency prévoyait le jour où l'attachement de la cour, fière de l'estime universelle dont il jouissait, lui offrirait le ministère des affaires étrangères, que la considération de l'Europe l'engagerait à accepter pour être utile à la France. «Le premier acte ministériel que je signerai, ce sera la nomination de Lamartine au poste de ministre à l'étranger,» disait-il souvent à ses amis et aux miens. J'étais heureux de ma résidence à Naples. Nullement pressé d'avancement, je lui écrivais sans jamais lui parler de mon ambition. Il était devenu ministre, le congrès de Vérone l'occupait; M. de Chateaubriand, qui s'ennuyait à Londres et qui pensait déjà, de concert avec M. de Vitrole, à remplacer M. de Montmorency au ministère, parvint à se faire nommer plénipotentiaire à Vérone. Il plut à l'empereur de Russie et prémédita avec lui la guerre d'Espagne. Revenu à Paris, M. de Chateaubriand prit la place de son ami; cette ingratitude, qui avait l'air d'une perfidie, offensa toutes les âmes délicates. M. de Montmorency seul se montra impassible et crut devoir, par charité chrétienne, déguiser sa peine en feignant de ne pas sentir l'amertume que lui inspirait la conduite de M. de Chateaubriand. Étant en congé dans ce moment à Paris, j'essayai de lui en parler, mais il refusa de me répondre et je compris qu'il ne voulait pas qu'un seul mot de lui pût aggraver les torts de son ancien ami. Quelque temps après, Charles X nomma M. de Montmorency gouverneur du duc de Bordeaux, emploi qui lui convenait parfaitement, qui honorait son royalisme et qui unissait dans sa personne la fidélité aux Bourbons et la haute intelligence de la Charte.

Ce fut dans ces hautes fonctions que la mort le surprit et parut mettre le sceau à la sainteté de sa vie. Pendant la semaine sainte, étant allé entendre la messe à sa paroisse de Saint-Thomas d'Aquin, il inclina la tête à l'élévation et ne la releva plus. On s'aperçut qu'il était mort dans l'acte le plus fervent de sa piété. Ainsi finit cet homme de bien, qui ne laissa que des respects et des regrets sur cette terre. Ceux qui l'ont connu, comme moi, le regretteront et le respecteront doublement, car ses vertus et ses qualités privées dépassaient immensément ses qualités et ses vertus publiques. C'était un homme que Dieu seul pouvait juger, car il n'avait agi que pour lui.

Lamartine.

FIN DU CLXe ENTRETIEN.
Paris.—Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.

CLXIe ENTRETIEN
CHATEAUBRIAND

I

Je vins passer l'hiver et le printemps à Paris en 1816; j'étais très-pauvre à cette époque; mon père habitait avec ma mère et cinq filles la petite terre paternelle de Milly. Je l'avais considérablement agrandie depuis; les désastres très-immérités de ma fortune (quoi qu'on en dise) m'ont forcé de la vendre à bas prix, six cent mille francs, pour payer mes créanciers.

Je revois avec tristesse, mais sans remords, en allant de Monceau, terre et résidence de mon grand-père, à Saint-Point, un joli sentier à travers les prés, qui circule dans l'étroite vallée, au bord d'une petite rivière, près d'un moulin, et qui grimpe ensuite une colline rocailleuse, plantée de vignes, jusqu'à la cour et au jardin de la chère maison.

Dans ce jardin et dans cette cour où mon âme est née, il y a plus de mes pensées et de mes rêves, éclos et enracinés dans le sol et dans le ciment rongé des murs, qu'il n'y a de brins de mousse sur les lattes de pierre brute qui tapissent les vieux toits. Mon père, ma mère, mes sœurs ont laissé plus de traces dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mon cœur, que le vent qui court n'en laisse dans les genêts de la montagne de Milly. Oh! quand pourrai-je les revoir?

Et ceux et celles qui ont fleuri et séché après eux, où sont-ils, et dans quel monde nous attendent-ils?

II

J'avais laissé ce monde obscur et enchanté de Milly au commencement de l'hiver, et j'étais parti pour rejoindre à Paris les deux personnes que j'aimais le plus au monde. L'un était un ami, le fils du célèbre comte de Virieu, de l'Assemblée constituante de 1789.

Il revenait alors du Brésil où il avait accompagné le duc de Luxembourg dans son ambassade. Il vivait à Paris en gentilhomme élégant et spirituel, dans ce temps où la noblesse et l'élégance étaient à la fois, comme la restauration elle-même, un retour vers le passé et un élan vers l'avenir. Plus grand seigneur que moi, on lui offrait tout, il dédaignait tout. Plus modeste par situation et par nécessité, je ne m'attachais qu'à une seule personne et je vivais chez Virieu dans l'isolement et dans l'obscurité.

Mon camarade et mon ami habitait alors dans l'immense cour du vaste et splendide palais de l'ancien duc de Richelieu, entre le boulevard des Italiens et la Madeleine, la petite maison du concierge de l'hôtel qui lui rappelait à la fois la grandeur et la simplicité des maisons paternelles.

Un jeune valet de chambre, qui l'avait suivi dans son voyage du Brésil, faisait tout son service.

Virieu était lié de jeunesse et de parenté avec toute la cour: les Tourzel, les Raigecourt, les Latrémoille, la princesse de Saint-Maures, qu'on appelait précédemment princesse de Tarente, femme d'esprit et de faction, qui réunissait chez elle tous les royalistes exaltés, et à laquelle on faisait la cour avec des excès de paroles.

Je la connus plus tard, sous les auspices de mon ami; j'en fus très-favorablement reçu, comme jeune homme vierge en politique, qui faisait des vers non imprimés, mais récités, et qui rapporterait un jour quelque lointain souvenir de Racine aux descendants de Louis XIV.

Le seul défaut de Virieu, c'était de tenir un peu trop aux grands noms, qu'aimait sa mère; et, quand il pouvait dire de ces personnages: Mon cousin ou ma cousine, pour attester la même filiation princière, il se sentait plus à leur niveau. Il était de la caste des nobles enfants de l'Œil-de-Bœuf.

À cela près, il était extrêmement distingué. Sa figure, sans être belle, était perçante; il était impossible d'apercevoir dans un théâtre ou dans un salon cette figure de fils des preux, fière, gracieuse, accentuée, sans demander quel était ce jeune gentilhomme, et sans se souvenir de lui.

III

Il me proposa de loger chez lui, sachant que je ne venais à Paris que pour aimer et non pour briller. J'acceptai: cette proposition convenait à mes goûts de solitude et ne contrariait en rien mon dégoût du monde.

Je m'installai, avec ma malle, dans une petite chambre de son appartement, où personne ne passait, et qui communiquait avec la sienne. Je m'y enfermai avec mes pensées comme dans une cellule.

Le seul roulement des voitures pendant un carnaval bruyant faisait quelquefois tinter mes fenêtres et m'avertissait que j'étais dans une île au milieu des flots du monde, qui roulaient à mes pieds. Ce bruit ne m'inspirait aucune envie de m'y mêler. Le monde et moi nous étions deux.

C'était comme le murmure lointain du vent dans les bois, qui vous frappe l'oreille avec les bruissements des feuillages et qui vous dit: «Tu es seul, tu es mélancolique; resserre ton cœur; jouis de ta solitude et de ta tristesse, et laisse les autres jouir du bruit qu'ils font; ce qui t'attend ce soir vaut mieux que ce vain tumulte.»

IV

Quand mon ami, avant d'aller dans le monde, entrait un moment dans ma chambre pour étaler son costume devant ma cheminée, je le regardais en souriant d'une certaine pitié sans envie, et je lui disais: «Va te montrer, mais voici l'heure où, quand tu seras parti, je m'isolerai dans mon manteau; je me glisserai sans bruit le long des murailles et j'irai attendre, sur le quai du Louvre, qu'une lumière solitaire s'allume, entre deux persiennes, pour m'annoncer que le dernier visiteur est retiré du salon, et pour laisser place à l'ami inconnu qui rôde dans le voisinage, comme l'âme cherchant son corps et n'en voulant point d'autre dans la foule de ceux qui ne sont pas nés.»

V

Il sortait, et je restais seul au coin de mon feu, un livre à la main, jusqu'à ce que la cloche de Saint-Roch sonnât onze heures, et que ce même onzième coup sonnât de l'autre côté de la Seine, dans un cœur qu'il faisait transir ou frissonner.

Puis, repliant, comme un conspirateur, mon manteau sur mes yeux, je marchais rapidement vers le pavillon du milieu d'un hôtel monumental où l'on m'attendait.

Quelquefois j'arrivais un peu trop tôt, et je trouvais quelque homme ou quelque femme célèbre, achevant la conversation commencée avec la personne qui m'attirait seule, et s'étonnant de la présence de ce mélancolique jeune homme qui saluait respectueusement, mais qui mêlait rarement un mot court et convenable à l'entretien.

C'était M. Lainé, homme d'État de l'école de Cicéron; M. de Bonald, écrivain remarqué et remarquable, plus par la raison et la piété que par l'imagination et par le cœur; M. le baron Monnier, fils du président de l'Assemblée constituante, M. de Rayneval, son ami, les plus spirituels et les plus aimables des hommes; leurs deux femmes, Polonaises charmantes, qu'ils avaient épousées d'amour, à Varsovie, pendant la campagne de Pologne, et qui les aimaient comme elles en étaient aimées. Quelques autres personnes du même cercle, hommes de gouvernement, adoptés d'abord par l'empire, fidèles jusqu'à la fin, respectueux toujours, laissés sur la grève bonapartiste quand l'empire leur remit, après son abdication, leur fidélité; accueillis avec faveur par la Restauration, en 1814, et n'ayant pas cru devoir violer leurs serments parce que Bonaparte avait violé les siens en 1815.

VI

Quand ils avaient fini leur visite, ils se retiraient et je restais seul.

Quel délicieux moment! et combien les tristesses de la longue journée étaient compensées!

Nous nous étions rencontrés non par hasard, mais par attraction, il y avait un an et demi, dans les montagnes de la Savoie, divines solitudes pour commencer ou finir la vie!

L'amitié la plus naturelle était éclose entre nous. Elle était étrangère, plus âgée que moi; l'amour ne pouvait pas naître: mariée tard à un homme qui aurait été deux fois son père, l'amitié protectrice les unissait seule. Elle l'aimait à force de le respecter; elle ne lui avait jamais manqué de fidélité, mais son amitié était libre; il ne l'avait pas épousée pour la sevrer de toute douceur terrestre; régler son cœur, ce n'était pas le supprimer; il avait de l'affection involontaire pour moi; moi, pour lui, par reconnaissance et par admiration. Tels étaient nos sentiments: ils n'étaient point gênés, mais ils étaient purs. (Voyez Raphaël.)

VII

Quand j'avais passé une heure auprès d'elle, je la quittais, le cœur plein de délire, l'oreille tintante du timbre mélodieux de sa voix, l'âme affamée du désir du lendemain. Je rentrais en silence dans ma cellule, Virieu ne rentrait que dans la nuit. Je n'éprouvais aucun besoin de sortir; ma respiration était tout intérieure; je passais le jour à attendre le soir.

Quand la distance du matin au soir me paraissait trop longue, je prenais involontairement la plume et je lui écrivais ce que je n'aurais peut-être pas pu lui dire assez librement pendant la soirée suivante, afin que rien ne fût perdu de ce que la tendresse nous suggérait.

Ainsi coulait ma vie et je ne la sentais pas couler.

Quand elle fut morte, mon ami, qui la vit au dernier moment, me remit mes lettres. Je les gardai longtemps avec les siennes comme deux reliques qui ne formaient qu'un seul être, et un jour que je me sentis près de mourir moi-même, je pris mon grand courage et je brûlai ces deux rouleaux, qui formaient deux volumes, pour que les deux cendres ne restassent pas après nous sur cette terre, mais que nous les retrouvassions au ciel où elles allaient avant nous.

Quelquefois aussi, brûlant du désir de pouvoir rester à Paris toute l'année pour la revoir tous les soirs, je songeais, non par ambition, mais par amour, à me créer quelque emploi modeste, mais suffisant pour y vivre indépendant de ma famille.

Dieu sait à quoi je n'ai pas rêvé alors pour me procurer un appointement borné dans les derniers emplois du gouvernement! Les droits réunis, dirigés par M. de Barante; la diplomatie inférieure, influencée par M. de Saint-Aulaire, pourraient le dire; ma plume, dans l'ombre d'un bureau, avec mille écus de traitement m'auraient suffi. Tout eût été ennobli par le motif. J'aurais griffonné le jour, mais je l'aurais vue le soir; le monde m'aurait dédaigné, mais mon cœur m'aurait applaudi. Je ne fus jamais ambitieux que par amour, et j'aurais bien fait; car, de toutes les passions, une seule survit et renaît en nous jusqu'à la mort: c'est l'amour.

VIII

Je faisais donc quelquefois effort sur moi-même et trêve à ma solitude absolue pour me faire recommander tantôt à M. de Rayneval, tantôt à M. d'Hauterive, tantôt à M. de Barante, tantôt à M. de Vaublanc, et leur demander protection; ils me recevaient bien, mais en souriant de ma jeunesse et de ma figure, et me remettaient à d'autres temps. Mais ces temps n'arrivaient jamais et je m'impatientais de mon impuissance.

IX

Cet isolement cependant, en me forçant au travail, nourrissait un peu mes goûts prématurés de littérature.

De tous les hommes célèbres alors, il n'y en avait qu'un qui fût pour moi un grand homme, c'était M. de Chateaubriand.

Je sentais d'instinct que cet homme était d'une race supérieure à la mienne, et que le génie l'avait marqué au front. Je ne le comparais à aucun autre écrivain de son temps; c'était la nature qui l'avait fait ce qu'il était, et les misérables écrivains du métier, à l'exception d'un petit nombre qu'on appelait les écrivains ou les poëtes de l'empire, avaient beau s'insurger et bourdonner leur ironie contre lui comme des mouches malfaisantes, il ne daignait point les écraser de son courroux.

Le dieu poursuivait sa carrière.

Une seule chose m'avait offensé, car j'étais partial, mais j'étais juste; c'était une anecdote évidemment et sciemment calomniatrice qu'il avait insérée dans son pamphlet de guerre: De Buonaparte et des Bourbons.

Lancé par lui, en 1814, pour précipiter dans la boue celui qui venait de tomber du trône, il racontait, dans cette invective, que Bonaparte était allé voir le pape à Fontainebleau, et qu'il l'avait injurié et outragé de sa bouche et de ses mains en le traînant par ses cheveux blancs sur le plancher du palais. Il est permis à la colère d'aller à tous les excès, moins le mensonge. Cela m'avait laissé une mauvaise impression du caractère de M. de Chateaubriand.

J'avais pardonné cependant, quand je me rappelai que ce même écrivain, toujours pur selon lui et ses amis, avait fait la cour à l'empereur pour obtenir la place de secrétaire d'ambassade à Rome, sous le cardinal Fesch; qu'il avait ensuite été le favori de M. de Fontanes, favori lui-même de la princesse Élisa; qu'il passait son temps à Morfontaine, dans l'intimité de cette famille couronnée; qu'il avait obtenu par elle l'emploi de ministre plénipotentiaire en Valais; qu'il avait, il est vrai, donné sa démission après le meurtre du duc d'Enghien; mais que, dans sa harangue à l'Académie, peu de temps après, il avait proclamé Napoléon le nouveau Cyrus, en termes d'un poétique enthousiasme; le fond de mon cœur n'était pas sans quelque scrupule sur l'immaculée pureté du bourbonisme de M. de Chateaubriand. Mais le génie a bien des excuses pour effacer ses erreurs. Je n'y pensais plus.

X

Quand parut le Génie du Christianisme, j'étais au collége chez les Jésuites. Je fus ébloui, mais non convaincu. Tout jeune que j'étais, cela me fit l'effet d'un beau thème de rhétorique.

Je me vois d'ici au bord du Rhône, dans les environs de Sion-Châtel en Bugey, assis avec quelques-uns de mes camarades, dont plusieurs vivent encore, sur un gros tronc d'arbre couché à terre par les scieurs de long, aux clartés d'un beau soleil d'automne. Un jeune homme nous lisait les plus beaux morceaux du Génie du Christianisme; nous écoutions, ravis comme par un langage inconnu, ce merveilleux style. Il n'y a pas besoin de critique pour admirer, la nature sait tout et dit tout. Cependant je ne sais quel apprêt, tout en me charmant, me frappait.

Après un moment de silence:

—Eh bien! nous dit le lecteur, que dites-vous de ces chefs-d'œuvre?

—Que ce sont trop de chefs-d'œuvre, répondis-je. Ce n'est pas ainsi que la simple nature écrit et parle. Cela me fait frémir, mais cela me fait un peu souffrir; cela est grand comme le cœur humain, mais cela est de la beauté cherchée; cela sent la grande décadence, les magnifiques débris d'une vieille langue. Ni Cicéron ni Bossuet n'auraient trouvé ces beautés.

On commença par murmurer, on finit par être de mon avis.

Nous n'en restâmes pas moins amoureux de Chateaubriand: le beau est si beau que son imitation nous fascine.

Ce fut la première apparition de ce génie de la mélancolie à nos jeunesses. Nous brûlions de lire Atala ou René, qu'on ne nous avait pas laissés dans les mains.

XI

Qu'était-ce donc que ce génie inconnu qui se révélait tout à coup aux hommes? Voici ce que nous entendîmes murmurer çà et là par nos maîtres, en rentrant curieux des bords escarpés du Rhône à la ville.

C'était un jeune gentilhomme qui ne sortait d'aucune école que de celle de la mer, des forêts vierges du nouveau monde. On le disait jeune comme les prodiges qui n'ont point d'ancêtres, sauvage comme les prophètes qui ne ressortent que d'eux-mêmes et de Dieu, triste comme les immensités. Il avait paru tout à coup à son siècle, un livre à la main.

Ce livre était bien plus qu'un chef-d'œuvre, c'était un mystère; c'était bien plus encore, c'était un sentiment, une résurrection, un passé évoqué de toutes les tombes, de tous les cœurs. On ne lui demandait pas d'où il venait; mais on pleurait en le revoyant comme en revoyant une ombre.

Quel ascendant un pareil livre ne devait-il pas prendre au premier pas sur un monde renversé, bouleversé, dépouillé, égorgé, qui ne savait plus que croire, que sentir, que dire, et qui attendait une voix d'en haut pour reprendre haleine? Jamais une pareille réaction n'avait été mieux préparée ici-bas.

L'énigme de l'auteur se mêlait à l'énigme de l'ouvrage.

XII

Ce jeune homme, disait-on, était né sur les écueils de la Bretagne, au milieu des forêts et des lacs, dans un vieux château, demeure d'une vieille race.

Son père était sévère comme le temps; sa mère, tendre comme la soumission; ses sœurs, belles comme la modestie; lui, sauvage et insoumis comme la solitude.

Ils avaient été tous persécutés, emprisonnés, exilés pendant la longue Terreur. Ils étaient parents des grands proscrits du Sylla du peuple, entre autres de M. de Malesherbes qu'il rappela trop souvent pour un bon chrétien, car Malesherbes était le Socrate des philosophes.

Avant d'émigrer, Chateaubriand avait osé faire une rapide excursion en Amérique. Son imagination précoce en avait, en peu de mois, absorbé les sites, les mœurs, les noms; il en était revenu en 1790, comme s'il n'avait cherché qu'un prétexte d'écrire. Il avait émigré alors et quelque peu marché et guerroyé avec l'armée des princes.

Il s'était marié légèrement avec une de ses parentes, et avait oublié promptement ses nouveaux liens. Puis, il avait été chercher à Londres le licenciement et le subside des émigrés.

Il ne faut pas de longues résidences à ces hommes d'imagination. Quelques mois leur valent un siècle.

XIII

Il avait employé son temps à la fréquentation de quelques émigrés comme lui et à la rédaction d'une œuvre sérieuse inspirée par la Révolution française et intitulée Essai sur les Révolutions; c'était un tâtonnement de son génie. Il ne savait pas bien ce qu'il voulait écrire: une théorie du scepticisme où il y a de tout ce qui fermente dans la tête d'un homme; le dé jeté à la tête de tous les partis. Cela n'était ni chrétien ni impie. C'était souvent beau de forme et très-aventuré de fond. Cela pouvait servir de base à un écrivain, mais nullement à un philosophe.

À peine eut-il terminé ce livre, qu'il l'apporta à Paris et le communiqua à quelques amis de son premier temps, les uns mûris par les vicissitudes de la Révolution; les autres restés jeunes parmi tant de tombeaux. Les uns et les autres lui déconseillèrent cette publication qui allait l'engager avec les morts de la Révolution. Il fallait prendre garde: c'était un de ces moments où l'on ne s'engage pas impunément.

Bonaparte venait d'apparaître et d'hériter de tout le monde. On était las d'anarchie; il venait de rentrer d'Égypte et de tenter le 18 Brumaire à demi réussi. Son parti était composé des dégoûts de tout le monde; de là à une puissante réaction contre tous les partis il n'y avait pas loin.

La Révolution sérieuse, dont la France était incapable, devait aboutir à la monarchie; l'armée, enorgueillie de ses victoires et lasse d'attendre, allait transférer l'empire à un de ses chefs.

La France réunit toutes ses mains en une pour applaudir. Les courtisans, comme à l'ordinaire, donnèrent le signal.

Il fallait des doctrines au nouveau régime, ils les firent. C'est alors que la Providence, complice, fit signe à Chateaubriand. Il venait de rentrer. Un autre courtisan en fut l'interprète: c'était M. de Fontanes.

XIV

M. de Fontanes était un littérateur d'un talent réel et hardi. Il avait contesté aux révolutionnaires non-seulement leurs excès, mais leurs principes.

Émigré à Genève pendant la Terreur, il avait conservé de cette époque une antipathie qu'il ne cherchait point à déguiser. Lié avec André Chénier, la dernière victime de Robespierre, et avec quelques hommes alors modérés du parti thermidorien, il accueillit Chateaubriand comme un élève que l'Angleterre lui renvoyait pour le consoler de tant de pertes.

Les premières lectures qu'il entendit de l'auteur d'Atala lui révélèrent un monde nouveau. Il fut atterré d'enthousiasme comme Horace la première fois qu'il entendit Virgile à la table d'Auguste, après les proscriptions de Rome. Cette admiration désintéressée fait le plus grand éloge du caractère de M. de Fontanes.

Il faut être très-grand pour proclamer la grandeur d'un rival; il reconnut tout de suite, dans l'Essai sur les Révolutions, le germe d'un talent informe, mais magistral.

—Laissez cela, dit-il à son jeune disciple, vous portez secours au vainqueur, faites le contraire pour être juste et surtout pour être applaudi. Le monde a soif de justice; l'engouement nécessaire à toute vérité en Europe passe enfin du côté des persécutés. Allez au-devant de lui, vous serez plus vrai et surtout vous serez plus fort; la Providence vous a doué des magnificences du talent; consacrez-les aux larmes et aux dieux de la patrie; soyez le grand prêtre du passé; le monde vous attend et l'esprit nouveau se tournera vers vous comme le pieux regret qui embrasse passionnément une ombre. Vous avez ce bonheur, que les trois quarts de la France et de l'Europe vous devancent dans la voie des expiations et qu'un héros vous précède; vous ne pouvez douter que Bonaparte ne veuille s'allier à la religion tôt ou tard, pour rendre au peuple l'obéissance et pour mettre sous la sanction du Dieu des armées l'autorité dont il s'empare. Vous lui plairez donc et, s'il n'ose encore vous le dire, il vous le prouvera par ses faveurs.

XV

Chateaubriand écoutait en silence; il fut convaincu, il retira son Essai de chez les libraires.

Il se lia avec Fontanes, et il écrivit le Génie du Christianisme, préambule éloquent et passionné à la restauration religieuse. En l'écrivant, il savait assez que c'était la plus haute adulation qu'il pût adresser au restaurateur du vieux monde, qui pétrissait dans ses mains un monde nouveau.

Fontanes amena son jeune ami au futur empereur; c'était lui amener, dans un même homme, l'imagination de la jeunesse et des femmes, la religion et la pitié de la France: les trois prestiges de tout pouvoir nouveau. La figure et les manières du jeune homme plurent au futur souverain de l'empire.

Chateaubriand, que je n'ai connu que vieux, était alors dans le modeste éclat de sa jeunesse. Son front était penché comme sous une pensée méditative; ses traits étaient fins, comme ils sont restés depuis, mais nobles et francs; son expression profonde sans double entente, son œil intelligent mais sincère. Il abordait un homme quelconque de plain-pied; son tact merveilleux le plaçait juste dans l'attitude, ni trop haut ni trop bas; on voyait qu'il rendait tout ce qu'il devait rendre à son puissant interlocuteur, mais qu'il se sentait devant lui digne d'être regardé et respecté à son tour. Mais il n'y avait alors aucun orgueil déplacé dans sa physionomie. Il regardait la gloire avec assurance, en homme qui en connaissait le prix et qui savait qu'on la regarderait bientôt sur son propre front.

Il était petit de taille comme le grand homme du siècle, un peu penché sur l'épaule gauche; mais la grâce sévère du visage rachetait cette imperfection qui s'accrut avec les années.

Il parut plaire à Bonaparte, peu habitué à un coup d'œil d'égal à égal.

Telle fut sa première entrevue.

XVI

Fontanes ne s'y trompa pas.

Quels étaient les amis de France qui eurent sur lui tout d'abord une influence si directe et si heureuse?

M. de Chateaubriand avait, nous le savons, un tendre ami, Fontanes; cet ami était intimement lié avec M. Joubert; M. Joubert l'était avec madame de Beaumont, cette charmante fille de M. de Montmorin, qu'il nous a si bien fait connaître. L'initiation entre eux tous fut prompte et vive, la petite société de la Rue-Neuve-du-Luxembourg naquit à l'instant dans toute sa grâce.

Il y avait à cette époque (1800-1803) divers salons renaissants, les cercles brillants du jour, ceux de madame de Staël, de madame Récamier, de madame Joseph Bonaparte, des reines du moment, non pas toutes éphémères, quelques-unes depuis immortelles! Il y avait des cercles réguliers qui continuaient purement et simplement le dix-huitième siècle, le salon de madame Suard, le salon de madame d'Houdetot: les gens de lettres y dominaient, et les philosophes. Il allait y avoir un salon unique qui ressaisirait la fine fleur de l'ancien grand monde revenu de l'émigration, le salon de la princesse de Poix; si aristocratique qu'il fût, c'était pourtant le plus simple, le plus naturel à beaucoup près de tous ceux que j'ai nommés: on y revenait à la simplicité de ton par l'extrême bon goût. Mais le petit salon de madame de Beaumont, à peine éclairé, nullement célèbre, fréquenté seulement de cinq ou six fidèles qui s'y réunissaient chaque soir, offrait tout alors: c'était la jeunesse, la liberté, le mouvement, l'esprit nouveau, comprenant le passé et le réconciliant avec l'avenir.

Tandis que le jeune écrivain travaillait courageusement à corriger son œuvre sous l'œil de ses amis, il débuta dans la publicité en brisant une lance, assez peu courtoise, il faut le dire, contre madame de Staël, que la célébrité lui désignait comme sa grande rivale du moment.

M. de Fontanes, dans des articles du Mercure qui avaient fait éclat, avait critiqué et raillé l'ouvrage de madame de Staël sur la Littérature. Celle-ci crut devoir, en tête de la seconde édition de son ouvrage, répondre quelques mots à cette critique légère et cavalière qui prétendait trancher toute la question de la perfectibilité par les vers du Mondain. M. de Chateaubriand s'imagina qu'il était généreux à lui de venir au secours de Fontanes, lequel n'avait guère besoin d'aide, et aurait eu besoin plutôt de modérateur: dans une Lettre écrite à son ami, mais destinée au public, et qui fut en effet imprimée dans le Mercure, il prit à partie la doctrine de la perfectibilité en se déclarant hautement l'adversaire de la philosophie. Sa Lettre était signée l'Auteur du Génie du Christianisme.

Ce dernier ouvrage, très-annoncé à l'avance, était déjà connu sous ce titre avant de paraître. J'ai regret de le dire, mais l'homme de parti se montre à chaque ligne dans cette Lettre.

Nous n'avons plus affaire à ce jeune et sincère désabusé qui a écrit l'Essai en toute rêverie et en toute indépendance, y disant des vérités à tout le monde et à lui-même, et ne se tenant inféodé à aucune cause: ici il se pose, il a un but, et le rôle est commencé.

«Néophyte à cette époque, a-t-on dit spirituellement, il avait quelques-unes des faiblesses des néophytes, et s'il existait quelque chose qu'on pût appeler la fatuité religieuse, l'idée en viendrait, je l'avoue, en lisant ces lignes de sa critique: «Vous n'ignorez pas que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme madame de Staël la perfectibilité... Vous savez ce que les philosophes nous reprochent à nous autres gens religieux, ils disent que nous n'avons pas la tête forte... On m'appellera Capucin, mais vous savez que Diderot aimait fort les Capucins...»

Il parle à tout propos de sa solitude; il se donne encore pour solitaire et même pour sauvage, mais on sent qu'il ne l'est plus. Il y a même des passages qu'on relit par deux fois, tant ils semblent singuliers à force de personnalité blessante et de maligne insinuation, de la part d'un chevalier, d'un preux s'adressant à une femme.

«En amour, disait-il ironiquement, madame de Staël a commenté Phèdre: ses observations sont fines, et l'on voit par la leçon du scoliaste qu'il a parfaitement entendu son texte...»

Faut-il ajouter, pour aggraver le tort, qu'à cette époque madame de Staël commençait à encourir la défaveur ou du moins le déplaisir marqué de celui qui devenait le maître?

Fontanes, l'homme aux habiles pressentiments, pouvait deviner ces choses et n'en pas moins pousser sa pointe: il avait ses éperons à gagner, a-t-on dit, contre la nouvelle Clorinde; et d'ailleurs, sans chercher tant d'explications, il suivait son instinct de critique en même temps que d'homme du monde, très-décidé à n'aimer les femmes que quand elles étaient moins viriles que cela. Mais il n'était pas de la générosité de M. de Chateaubriand de mettre la main en cette affaire et de se tourner du premier jour contre celle que la célébrité n'allait pas garantir de la persécution. Enfin il fut homme de parti, c'est tout dire.

Dans la Préface d'Atala qui parut peu après cette Lettre d'attaque, l'auteur consignait à la fin une sorte de rétractation, mais dont les termes mêmes laissent à désirer.

XVII

Ce fut l'époque où M. de Fontanes, ami de la princesse Élisa, l'introduisit dans la familiarité intime de toute la maison Bonaparte à la ville et à la campagne. Et il fut évidemment le commensal et l'ami de tous ces jeunes hommes et de toutes ces jeunes femmes que visitait le premier consul. Sa répugnance n'était pas née.

On y lisait les premières pages d'Atala et de René et le beau chapitre de l'Essai sur les Révolutions, intitulé: Aux Infortunés.

«Je m'imagine que les malheureux qui lisent ce chapitre le parcourent avec cette avidité inquiète que j'ai souvent portée moi-même dans la lecture des moralistes, à l'article des misères humaines, croyant y trouver quelque soulagement. Je m'imagine encore que, trompés comme moi, ils me disent: Vous ne nous apprenez rien; vous ne nous donnez aucun moyen d'adoucir nos peines; au contraire, vous prouvez trop qu'il n'en existe point. Ô mes compagnons d'infortune! votre reproche est juste: je voudrais pouvoir sécher vos larmes, mais il vous faut implorer le secours d'une main plus puissante que celle des hommes. Cependant ne vous laissez point abattre; on trouve encore quelques douceurs parmi beaucoup de calamités. Essayerai-je de montrer le parti qu'on peut tirer de la condition la plus misérable? Peut-être en recueillerez-vous plus de profit que de toute l'enflure d'un discours stoïque.»

XVIII

Ce chapitre est le plus beau du livre. Jean-Jacques Rousseau ne le dépasse pas.

Il poursuit:

«Cependant la nuit approche; le bruit commence à cesser au dehors, et le cœur palpite d'avance du plaisir qu'on s'est préparé. Un livre qu'on a eu bien de la peine à se procurer, un livre qu'on tire précieusement du lieu obscur où on l'avait caché, va remplir ces heures de silence. Auprès d'un humble feu et d'une lumière vacillante, certain de n'être point entendu, on s'attendrit sur les maux imaginaires des Clarisse, des Clémentine, des Héloïse, des Cécilia. Les romans sont les livres des malheureux: ils nous nourrissent d'illusions, il est vrai; mais en sont-ils plus remplis que la vie?»

Ces femmes de grande race étaient ravies. Chateaubriand était le Racine futur de leur société. L'adulation qu'il y respirait le préparait mal à la haine.

Une lettre qu'il reçut à peu près à cette époque de madame de Farcy, sa sœur, lui annonça la mort de sa mère.

Elle mourut mécontente de son fils et dans l'abandon.

La lettre était cruelle:

«Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères: je t'annonce à regret ce coup funeste... Quand tu cesseras d'être l'objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non-seulement de piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire; et si le ciel touché de nos vœux permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur la terre; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est point pour nous, tandis que tu nous manques et que nous avons lieu d'être inquiets sur ton sort.»

XIX

Cette lettre l'attendrit; il crut y entendre une voix du ciel. Par quelle bouche Dieu parlerait-il au fils si ce n'est par celle de sa mère morte? Il revint à Dieu, et, malgré un scepticisme quelquefois renaissant, il essaya de persévérer.

C'est dans ces dispositions qu'il se résolut d'écrire et de faire paraître Atala, en attendant le Génie du Christianisme, qu'il achevait.

«Je ne sais, disait-il, si le public goûtera cette histoire qui sort de toutes les routes connues, et qui présente une nature et des mœurs tout à fait étrangères à l'Europe. Il n'y a point d'aventures dans Atala. C'est une sorte de poëme, moitié descriptif, moitié dramatique: tout consiste dans la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude; tout gît dans le tableau des troubles de l'amour au milieu du calme des déserts et du calme de la religion. J'ai donné à ce petit ouvrage les formes les plus antiques; il est divisé en Prologue, Récit et Épilogue. Les principales parties du récit prennent une dénomination, comme les Chasseurs, les Laboureurs, etc; c'était ainsi que, dans les premiers siècles de la Grèce, les Rhapsodes chantaient sous divers titres les fragments de l'Iliade et de l'Odyssée.

«Je dirai encore, écrivait M. de Chateaubriand dans sa Préface d'Atala, je dirai que mon but n'a pas été d'arracher beaucoup de larmes; il me semble que c'est une dangereuse erreur avancée, comme tant d'autres, par M. de Voltaire, que les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. Il y a tel drame dont personne ne voudrait être l'auteur, et qui déchire le cœur bien autrement que l'Enéide. On n'est point un grand écrivain parce qu'on met l'âme à la torture. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie; il faut qu'il s'y mêle autant d'admiration que de douleur.» C'est Priam disant à Achille: «Juge de l'excès de mon malheur, puisque je baise la main qui a tué mes fils.» C'est Joseph s'écriant: «Je suis Joseph votre frère que vous avez vendu pour l'Égypte.» Voilà les seules larmes qui doivent mouiller les cordes de la lyre et en attendrir les sons. Les Muses sont des femmes célestes qui ne défigurent point leurs traits par des grimaces; quand elles pleurent, c'est avec un secret dessein de s'embellir.»

XX

Silent terræ, le monde se tut d'étonnement et d'admiration en lisant.

Un seul homme était capable de comprendre et de sentir: il avait fait mieux; c'était un vieillard, Bernardin de Saint-Pierre!

Chactas commence son récit: Il est bien vieux, il a soixante-treize ans:

«À la prochaine lune des fleurs, il y aura sept fois dix neiges, et trois neiges de plus, que ma mère me mit au monde sur les bords du Meschacebé.»

Il raconte à René la grande aventure de sa jeunesse, quand il ne comptait encore que dix-sept chutes de feuilles. Son père, le guerrier Outalissi, de la nation des Natchez alliée aux Espagnols, l'a emmené à la guerre contre les Muscogulges, autre nation puissante des Florides. Son père a succombé dans le combat, et lui, resté sans protecteur à la ville de Saint-Augustin, il courait risque d'être enlevé pour les mines de Mexico, lorsqu'un vieil Espagnol, Lopez, s'intéresse à lui, l'adopte et essaye de l'apprivoiser à la vie civilisée. Mais après avoir passé trente lunes à Saint-Augustin, Chactas fut saisi du dégoût de la vie des cités:

«Je dépérissais à vue d'œil: tantôt je demeurais immobile pendant des heures à contempler la cime des lointaines forêts; tantôt on me trouvait assis au bord d'un fleuve que je regardais tristement couler. Je me peignais les bois à travers lesquels cette onde avait passé, et mon âme était tout entière à la solitude.»

Un matin, il revêt ses habits de sauvage et va se présenter à Lopez, l'arc et les flèches à la main, en déclarant qu'il veut reprendre sa vie de chasseur. Il part, s'égare dans les bois, est pris par un parti de Muscogulges et de Siminoles; il confesse hardiment, et avec la bravade propre aux Sauvages, son origine et sa nation:

«Je m'appelle Chactas, fils d'Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent chevelures aux héros muscogulges.»

Le chef ennemi Simaghan lui dit:

«Chactas, fils d'Outalissi, fils de Miscou, réjouis-toi; tu seras brûlé au grand village.»

«Tout prisonnier que j'étais, je ne pouvais, durant les premiers jours, m'empêcher d'admirer mes ennemis. Le Muscogulge, et surtout son allié le Siminole, respire la gaieté, l'amour, le contentement. Sa démarche est légère, son abord ouvert et serein, il parle beaucoup et avec volubilité; son langage est harmonieux et facile. L'âge même ne peut ravir aux Sachems cette simplicité joyeuse: comme les vieux oiseaux de nos bois, ils mêlent encore leurs vieilles chansons aux airs nouveaux de leur jeune postérité.

«Les femmes qui accompagnaient la troupe témoignaient pour ma jeunesse une piété tendre et une curiosité aimable. Elles me questionnaient sur ma mère, sur les premiers jours de ma vie; elles voulaient savoir si l'on suspendait mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables, si les brises m'y balançaient auprès du nid des petits oiseaux. C'étaient ensuite mille autres questions sur l'état de mon cœur: elles me demandaient si j'avais vu une biche blanche dans mes songes, et si les arbres de la vallée secrète m'avaient conseillé d'aimer.»

Cependant Atala apparaît pour la première fois à Chactas:

«Une nuit que les Muscogulges avaient placé leur camp sur le bord d'une forêt, j'étais assis auprès du feu de la guerre avec le chasseur commis à ma garde. Tout à coup j'entendis le murmure d'un vêtement sur l'herbe, et une femme à demi voilée vint s'asseoir à mes côtés. Des pleurs roulaient sous sa paupière; à la lueur du feu un petit crucifix d'or brillait sur son sein. Elle était régulièrement belle; l'on remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné dont l'attrait était irrésistible. Elle joignait à cela des grâces plus tendres; une extrême sensibilité, unie à une mélancolie profonde, respirait dans ses regards....»

XXI

On arrive au grand village d'Atala, la veille de la mort du prisonnier. Les deux amants errent ensemble dans la forêt vierge. Ils ont le pressentiment de l'amour et du bonheur.

Chactas s'extasie:

«Pompe nuptiale, digne de nos malheurs et de la grandeur de nos amours: superbes Forêts qui agitiez vos lianes et vos dômes comme les rideaux et le ciel de notre couche; Pins embrasés qui formiez les flambeaux de notre hymen; Fleuve débordé; Montagnes mugissantes, affreuse et sublime Nature, n'étiez-vous donc qu'un appareil préparé pour nous tromper, et ne pûtes-vous cacher un moment dans vos mystérieuses horreurs la félicité d'un homme!»

Mais Atala est secrètement chrétienne et vierge sur un vœu de sa mère. Elle s'empoisonne de peur de faillir.

«Le cœur, ô Chactas! est comme ces sortes d'arbres qui ne donnent leur baume pour les blessures des hommes, que lorsque le fer les a blessés eux-mêmes.»

Et encore, pour exprimer qu'il n'est point de cœur mortel qui n'ait au fond sa plaie cachée:

«Le cœur le plus serein en apparence ressemble au puits naturel de la savane Alachua: la surface en paraît calme et pure; mais, quand vous regardez au fond du bassin, vous apercevez un large crocodile, que le puits nourrit dans ses eaux.»

Les funérailles d'Atala sont d'une rare beauté et d'une expression idéale.

XXII

L'épilogue couronne dignement le poëme: c'est l'auteur lui-même, Chateaubriand, qui reprend la parole et qui raconte la suite de la destinée des personnages survivants (le père Aubry, Chactas), telle qu'il l'a apprise dans ses voyages aux terres lointaines. Il y a bien encore quelque trace de manière:

«Quand un Siminole me raconta cette histoire (transmise de Chactas à René, et des pères aux enfants), je la trouvai fort instructive et parfaitement belle, parce qu'il y mit la fleur du désert, la grâce de la cabane, et une simplicité à conter la douleur que je ne me flatte pas d'avoir conservée.»

Ce ton-ci, en effet, est bien moins de la simplicité que de la simplesse. Mais à côté se trouve le touchant tableau de la jeune mère indienne ensevelissant et berçant son enfant mort parmi les branches d'un érable.

Le discours du père Aubry à Atala et à Chactas est célèbre. Combien de fois quelques-unes de ces paroles ont été répétées depuis sans qu'on se rappelât bien d'où elles étaient tirées!

«L'habitant de la cabane et celui des palais, tout souffre, tout gémit ici-bas; les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et l'on s'est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois!»

«Est-ce votre amour que vous regrettez? Ma fille, il faudrait autant pleurer un songe. Connaissez-vous le cœur de l'homme, et pourriez-vous compter les inconstances de son désir? Vous calculeriez plutôt le nombre des vagues que la mer roule dans une tempête.»

M. Joubert, un de ses amis de ce temps, écrivait confidentiellement à madame de Beaumont, son idole:

«Il y a un charme, un talisman que tient un doigt de l'ouvrier. Il l'aura mis partout, parce qu'il a tout manié.»

C'était vrai: l'amour avait tout consacré dans ce premier livre de Chateaubriand. Il éclata comme la foudre du désert; il ne dura pas autant que Paul et Virginie, qui dure encore et qui durera toujours. Ce n'était que le chef-d'œuvre de l'art, Virginie était le chef-d'œuvre de la nature. Cependant, c'est encore avec René, la plus belle apparition du génie après la Révolution.

XXIII

Les critiques sont comme les mouches qui s'attachent sur les raisins cueillis dans le panier de la vendange, parce qu'ils sont parfumés et sucrés. Ils se jetèrent sur Atala.

On ne les écouta pas.

Les artistes furent plus désintéressés:

Girodet peignit son immortel tableau, les Funérailles d'Atala, multiplié par la gravure.

Atala, inerte et la tête appuyée sur quelques fleurs, est portée dans la grotte qui va lui servir de tombeau. Le vieux prêtre, le père Aubry, marche comme un vieillard expérimenté de la mort. L'amant les accompagne, stupéfié par la douleur. Il partira après la sépulture. Il laisse son âme dans le suaire d'Atala.

XXIV

M. de Sainte-Beuve parle avec un juste dédain de ces critiques de l'abbé Morellet et de Marie-Joseph Chénier.

«La même rencontre, dit-il, la même méprise se reproduit presque toutes les fois qu'un homme de génie apparaît en littérature. Il se trouve toujours sur son chemin, à son entrée, quelques hommes de bon esprit d'ailleurs et de sens, mais d'un esprit difficile, négatif, qui le prennent par ses défauts, qui essayent de se mesurer avec lui avec toutes sortes de raisons dont quelques unes peuvent être fort bonnes et même solides. Et pourtant ils sont battus, ils sont jetés de côté et à la renverse: d'où vient cela? c'est qu'ils ont affaire à un Génie.

«Ils ne s'en doutaient pas, et c'est par là qu'ils sont battus. La première supériorité du critique est de reconnaître l'avénement d'une puissance, la venue d'un Génie.

«Jeffrey n'a pas compris Byron. Fontanes a compris Chateaubriand, et n'a pas compris Lamartine.»

Je dirais bien pourquoi M. de Fontanes me fut contraire:

Premièrement il écrivait en vers, et moi aussi, de là une involontaire rivalité.

Secondement, il avait été lié avant moi avec la personne que j'idolâtrais. Il dut le savoir et en conserva quelque amertume. Je ne le connus jamais. Cependant j'obtins un jour un billet de faveur pour une séance de l'Institut, où il devait réciter des vers en l'honneur de Chateaubriand.

FIN DU CLXIe ENTRETIEN.
Paris.—Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.

CLXIIe ENTRETIEN
CHATEAUBRIAND
(SUITE.)

XXV

Je vis un gros homme, carré comme un Limousin, se lever et réciter d'une voix universitaire les strophes suivantes:

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