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Cours familier de Littérature - Volume 28

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The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 28

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Title: Cours familier de Littérature - Volume 28

Author: Alphonse de Lamartine

Release date: July 15, 2015 [eBook #49446]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE - VOLUME 28 ***

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE

Paris.—Typ. Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-Saint-Germain, 43.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. DE LAMARTINE

TOME VINGT-HUITIÈME

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR
9, RUE CAMBACÉRÈS (ANCIENNE RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43)
1869

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

CLXIIIe ENTRETIEN
CHATEAUBRIAND
(SUITE)

XXXIII

Cet épisode eut plus de charme que le poëme: la société contemporaine, en retrouvant son pays et ses mœurs, sentit mieux la grandeur du peintre et l'universalité du pinceau.

René resta son premier ouvrage, triste comme la forêt humaine, religieux comme l'infini de la passion, éternellement retentissant comme la solitude du cœur.

À dater de René, Chateaubriand fut grand comme l'inconnu.

L'envie et la haine s'acharnèrent sur lui. Ce fut alors que ses ennemis découvrirent l'Essai sur les Révolutions, publié et retiré de la publicité par les conseils de ses amis, pour être remplacé par le Génie du Christianisme.

Ils le firent réimprimer et le répandirent avec profusion dans la foule pour faire contraster ses déclamations chrétiennes avec ses déclamations philosophiques. Ils triomphèrent, mais il n'y avait en vérité pas de quoi.

L'Essai sur les Révolutions est, au fond, plus remarquable que le Génie du Christianisme. Rien n'y jurait avec le sentiment religieux de l'auteur que quelques phrases de scepticisme mal articulées sur le dogme religieux du moment. Quant au talent, il était au moins aussi grand, et la logique, plus libre, était plus conséquente.

Nous venons de le lire tout entier, et il nous paraît impossible que la jeunesse de l'écrivain ne promît pas une force étonnante quand la pensée l'aurait mûrie. Le style était neuf comme celui de Bernardin de Saint-Pierre.

On y sentait l'homme d'État futur sous les teintes du coloriste. On y sentait surtout le cœur sensible de l'homme de douleur battre dans une grande poitrine, et la mélancolie pensive entraîner l'humanité vaincue dans ce torrent de larmes amassées par les calamités politiques.

XXXIV

Je ne veux en citer qu'un mémorable chapitre, chapitre complet; car il fait pleurer autant que penser. Écoutez et admirez! Jamais Chateaubriand n'a délayé plus de larmes dans plus de couleurs:

AUX INFORTUNÉS

«Ce chapitre n'est pas écrit pour tous les lecteurs:

plusieurs peuvent le passer sans interrompre le fil de cet ouvrage. Il est adressé à la classe des malheureux; j'ai tâché de l'écrire dans leur langue, qu'il y a longtemps que j'étudie.

«Celui-là n'était pas un favori de la prospérité qui répétait les deux vers qu'on voit à la tête de ce chapitre. C'était un monarque, le malheureux Richard II, qui, le matin même du jour où il fut assassiné, jetant à travers les soupiraux de sa prison un regard sur la campagne, enviait le pâtre qu'il voyait assis tranquillement dans la vallée auprès de ses chèvres.

«Quelles qu'aient été tes erreurs, innocent ou coupable, né sur un trône ou dans une chaumière, qui que tu sois, enfant du malheur, je te salue: Experti invicem sumus, ego ac fortuna.

«On a beaucoup disputé sur l'infortune comme sur toute autre chose. Voici quelques réflexions que je crois nouvelles.

«Comment le malheur agit-il sur les hommes? Augmente-t-il la force de leur âme? La diminue-t-il?

«S'il l'augmente, pourquoi Denys fut-il si lâche?

«S'il la diminue, pourquoi la reine de France déploya-t-elle tant de fortitude?

«Prend-il le caractère de la victime? Mais s'il le prend, pourquoi Louis, si timide au jour du bonheur, se montra-t-il si courageux au jour de l'adversité? Et pourquoi ce Jacques II, si brave dans la prospérité, fuyait-il sur les bords de la Boyne lorsqu'il n'avait plus rien à perdre?

«Serait-ce que le malheur transforme les hommes? Sommes-nous forts parce que nous étions faibles, faibles parce que nous étions forts? Mais le pusillanime empereur romain qui se cachait dans les latrines de son palais au moment de sa mort avait toujours été le même, et le Breton Caractacus fut aussi noble dans la capitale du monde que dans ses forêts.

«Il paraît donc impossible de raisonner d'après une donnée certaine sur la nature de l'infortune.

«Il est vraisemblable qu'elle agit sur nous par des causes secrètes, qui tiennent à nos habitudes et à nos préjugés, et par la position où nous nous trouvons relativement aux objets environnants. Denys, si vil à Corinthe, eût peut-être été très-grand entre les mains de ses sujets à Syracuse.

«Autre recherche. Voilà le malheur considéré en lui-même; examinons-le dans ses relations extérieures.

«La vue de la misère cause différentes sensations chez les hommes. Les grands, c'est-à-dire les riches, ne la voient qu'avec un dégoût extrême; il ne faut attendre d'eux qu'une pitié insolente, que des dons, des politesses, mille fois pires que des insultes.

«Le marchand, si vous entrez dans son comptoir, ramassera précipitamment l'argent qui se trouve atteint: cette âme de boue confond le malheureux et le malhonnête homme!

«Quant au peuple, il vous traite selon son génie. L'infortuné rencontre en Allemagne la vraie hospitalité; en Italie, la bassesse, mais quelquefois des éclairs de sensibilité et de délicatesse; en Espagne, la morgue et la lâcheté, parfois aussi de la noblesse; le peuple français, malgré sa barbarie lorsqu'il s'assemble en masse, est le plus charitable, le plus sensible de tous envers le misérable, parce qu'il est sans contredit le moins avide d'or. Le désintéressement est une qualité que mes compatriotes possèdent éminemment au-dessus des autres nations de l'Europe. L'argent n'est rien pour eux, pourvu qu'ils aient exactement la vie. En Hollande, le malheureux ne trouve que brutalité; en Angleterre, le peuple méprise souverainement l'infortune; il sent, il frotte, il mord, il examine, il fait sonner son schelling, il ne voit partout que du cuivre ou de l'argent. Au reste, il est précisément le contraire du Français. Autant les individus qui le composent feraient de bassesses pour quelques demi-couronnes, autant ils sont généreux pris en corps. Au fait, je ne connais point deux nations plus antipathiques de génie, de mœurs, de vices et de vertus, que les Anglais et les Français, avec cette différence que les premiers reconnaissent généreusement plusieurs qualités dans les derniers, tandis que ceux-ci refusent toute vertu aux autres.

«Examinons maintenant si de ces diverses remarques on ne peut retirer quelques règles de conduite dans le malheur. J'en sais trois:

«Un misérable est un objet de curiosité pour les hommes. On l'examine, on aime à toucher la corde des angoisses, pour jouir du plaisir d'étudier son cœur au moment de la convulsion de la douleur, comme ces chirurgiens qui suspendent des animaux dans des tourments, afin d'épier la circulation du sang et le jeu des organes. La première règle est donc de cacher ses pleurs. Qui peut s'intéresser au récit de nos maux? Les uns les écoutent sans les entendre, les autres avec ennui, tous avec malignité. La prospérité est une statue d'or dont les oreilles ressemblent à ces cavernes sonores décrites par quelques voyageurs: le plus léger soupir s'y grossit en un son épouvantable.

«La seconde règle, qui découle de la première, consiste à s'isoler entièrement. Il faut éviter la société lorsqu'on souffre, parce qu'elle est l'ennemie naturelle des malheureux; sa maxime est: Infortuné,—coupable! Je suis si convaincu de cette vérité sociale, que je ne passe guère dans les rues sans baisser la tête.

«Troisième règle: Fierté intraitable. L'orgueil est la vertu du malheur. Plus la fortune nous abaisse, plus il faut nous élever, si nous voulons sauver notre caractère. Il faut se ressouvenir que partout on honore l'habit et non l'homme. Peu importe que vous soyez un fripon, si vous êtes riche; un honnête homme, si vous êtes pauvre. Les positions relatives font dans la société l'estime, la considération, la vertu. Comme il n'y a rien d'intrinsèque dans la naissance, vous fûtes roi à Syracuse, et vous devenez particulier malheureux à Corinthe. Dans la première position, vous devez mépriser ce que vous êtes; dans la seconde, vous enorgueillir de ce que vous avez été; non qu'au fond vous ne sachiez à quoi vous en tenir sur ce frivole avantage, mais pour vous en servir comme d'un bouclier contre le mépris attaché à l'infortune. On se familiarise aisément avec le malheureux; et il se trouve sans cesse dans la dure nécessité de se rappeler sa dignité d'homme, s'il ne veut que les autres l'oublient.

«Enfin, vient une grande question sur le sujet de ce chapitre: Que faut-il faire pour soulager ses chagrins? Voici la pierre philosophale.

«D'abord, la nature du malheur n'étant pas parfaitement connue, cette question reste pour ainsi dire insoluble. Lorsqu'on ne sait où gît le siége du mal, où peut-on appliquer le remède?

«Plusieurs philosophes anciens et modernes ont écrit sur ce sujet. Les uns nous proposent la lecture, les autres la vertu, le courage. C'est le médecin qui dit au patient: Portez-vous bien.

«Un livre vraiment utile au misérable, parce qu'on y trouve la pitié, la tolérance, la douce indulgence, l'espérance, plus douce encore, qui composent le seul baume des blessures de l'âme: ce sont les Évangiles. Leur divin auteur ne s'arrête point à prêcher vainement les infortunés, il fait plus: il bénit leurs larmes, et boit avec eux le calice jusqu'à la lie.

«Il n'y a point de panacée universelle pour le chagrin, il en faudrait autant que d'individus. D'ailleurs, la raison trop dure ne fait qu'aigrir celui qui souffre, comme la garde maladroite qui, en tournant l'agonisant dans son lit pour le mettre plus à son aise, ne fait que le torturer. Il ne faut rien moins que la main d'un ami pour panser les plaies du cœur, et pour vous aider à soulever doucement la pierre de la tombe.

«Mais, si nous ignorons comment le malheur agit, nous savons du moins en quoi il consiste: en une privation. Que celle-ci varie à l'infini: que l'un regrette un trône, l'autre une fortune, un troisième une place, un quatrième un abus: n'importe, l'effet reste le même pour tous. M*** me disait: «Je ne vois qu'une infortune réelle; celle de manquer de pain. Quand un homme à la vie, l'habit, une chambre et du feu, les autres maux s'évanouissent. Le manque du nécessaire absolu est une chose affreuse, parce que l'inquiétude du lendemain empoisonne le présent.» M*** avait raison, mais cela ne tranche pas la question.

«Car que faudrait-il faire pour se procurer ce premier besoin? Travailler, répondent ceux qui n'entendent rien au cœur de l'homme. Nous supportons l'adversité non d'après tel ou tel principe, mais selon notre éducation, nos goûts, notre caractère, et surtout notre génie. Celui-ci, s'il peut gagner passablement sa vie par une occupation quelconque, s'apercevra à peine qu'il a changé de condition; tandis que celui-là, d'un ordre supérieur, regardera comme le plus grand des maux de se voir obligé de renoncer aux facultés de son âme, de faire sa compagnie de manœuvres, dont les idées sont confinées autour du bloc qu'ils scient, ou de passer ses jours, dans l'âge de la raison et de la pensée, à faire répéter des mots aux stupides enfants de son voisin. Un pareil homme aimera mieux mourir de faim que de se procurer à un tel prix les besoins de la vie. Ce n'est donc pas chose si aisée que d'associer le nécessaire et le bonheur: tout le monde n'entendra pas ceci.

«Ainsi, nous ne sommes pas juges compétents du bon et du mauvais pour les autres: il ne s'agit pas de l'apparence, mais de la réalité.

«Je m'imagine que les malheureux qui lisent ce chapitre le parcourent avec cette avidité inquiète que j'ai souvent portée moi-même dans la lecture des moralistes, à l'article des misères humaines, croyant y trouver quelque soulagement. Je m'imagine encore que, trompés comme moi, ils me disent: «Vous ne nous apprenez rien; vous ne nous donnez aucun moyen d'adoucir nos peines: au contraire, vous prouvez trop qu'il n'en existe point.» Ô mes compagnons d'infortune! votre reproche est juste: je voudrais pouvoir sécher vos larmes, mais il vous faut implorer le secours d'une main plus puissante que celle des hommes. Cependant, ne vous laissez point abattre; on trouve encore quelques douceurs parmi beaucoup de calamités. Essayerai-je de montrer le parti qu'on peut tirer de la condition la plus misérable? Peut-être en recueillerez-vous plus de profit que de toute l'enflure d'un discours stoïque.

«Un infortuné parmi les enfants de la prospérité ressemble à un gueux qui se promène en guenilles au milieu d'une société brillante: chacun le regarde et le fuit. Il doit donc éviter les jardins publics, le fracas, le grand jour; le plus souvent même il ne sortira que la nuit. Lorsque la brune commence à confondre les objets, notre infortuné s'aventure hors de sa retraite, et, traversant en hâte les lieux fréquentés, il gagne quelque chemin solitaire, où il puisse errer en liberté. Un jour, il va s'asseoir au sommet d'une colline qui domine la ville et commande une vaste contrée; il contemple les feux qui brillent dans l'étendue du paysage obscur, sous tous ces toits habités. Ici, il voit éclater le réverbère à la porte de cet hôtel, dont les habitants, plongés dans les plaisirs, ignorent qu'il est un misérable, occupé seul à regarder de loin la lumière de leurs fêtes, lui qui eut aussi des fêtes et des amis! Il ramène ensuite ses regards sur quelque petit rayon tremblant dans une pauvre maison écartée du faubourg, et il se dit: «Là, j'ai des frères.»

«Une autre fois, par un clair de lune, il se place en embuscade sur un grand chemin, pour jouir encore à la dérobée de la vue des hommes, sans être distingué d'eux; de peur qu'en apercevant un malheureux, ils ne s'écrient, comme les gardes du docteur anglais, dans la Chaumière indienne: «Un paria! un paria!»

«Mais le but favori de ses courses sera peut-être un bois de sapins, planté à quelque deux milles de la ville. Là il a trouvé une société paisible, qui comme lui cherche le silence et l'obscurité. Ces sylvains solitaires veulent bien le souffrir dans leur république, à laquelle il paye un léger tribut; tâchant ainsi de reconnaître, autant qu'il est en lui, l'hospitalité qu'on lui a donnée.

«Lorsque les chances de la destinée nous jettent hors de la société, la surabondance de notre âme, faute d'objet réel, se répand jusque sur l'ordre muet de la création, et nous y trouvons une sorte de plaisir que nous n'aurions jamais soupçonné. La vie est douce avec la nature. Pour moi, je me suis sauvé dans la solitude, et j'ai résolu d'y mourir, sans me rembarquer sur la mer du monde. J'en contemple encore quelquefois les tempêtes, comme un homme jeté seul sur une île déserte, qui se plaît, par une secrète mélancolie, à voir les flots se briser au loin sur les côtes où il fit naufrage. Après la perte de nos amis, si nous ne succombons à la douleur, le cœur se replie sur lui-même; il forme le projet de se détacher de tout autre sentiment et de vivre uniquement avec ses souvenirs. S'il devient moins propre à la société, sa sensibilité se développe aussi davantage. Le malheur nous est utile, sans lui les facultés aimantes de notre âme resteraient inactives: il la rend un instrument tout harmonie, dont, au moindre souffle, il sort des murmures inexprimables. Que celui que le chagrin mine s'enfonce dans les forêts; qu'il erre sous leur voûte mobile; qu'il gravisse la colline, d'où l'on découvre d'un côté de riches campagnes, de l'autre le soleil levant sur des mers étincelantes, dont le vert changeant se glace de cramoisi et de feu; sa douleur ne tiendra point contre un pareil spectacle: non qu'il oublie ceux qu'il aima, car alors ses maux seraient préférables; mais leur souvenir se fondra avec le calme des bois et des cieux: il gardera sa douceur et ne perdra que son amertume. Heureux ceux qui aiment la nature; ils la trouveront, et trouveront seulement elle, au jour de l'adversité.

«À l'aspect attendrissant du convolvulus, qui entoure de ses fleurs pâles quelque aune décrépit, il croit voir une jeune fille presser de ses bras d'albâtre son vieux père mourant; l'ulex épineux, couvert de ses papillons d'or, qui présente un asile assuré aux petits des oiseaux, lui montre une puissance protectrice du faible; dans les thyms et le calamens, qui embellissent généreusement un sol ingrat de leur verdure parfumée, il reconnaît le symbole de l'amour de la patrie. Parmi les végétaux supérieurs, il s'égare volontiers sous ces arbres dont les sourds mugissements imitent la triste voix des mers lointaines; il affectionne cette famille américaine qui laisse pendre ses branches négligées comme dans la douleur; il aime ce saule au port languissant, qui ressemble, avec sa tête blonde et sa chevelure en désordre, à une bergère pleurant au bord d'une onde. Enfin il recherche de préférence, dans ce règne aimable, les plantes qui par leurs accidents, leurs goûts, leurs mœurs, entretiennent des intelligences secrètes avec son âme.

«Oh! qu'avec délices, après cette course laborieuse, on rentre dans sa misérable demeure chargé de la dépouille des champs! Comme si l'on craignait que quelqu'un ne vînt ravir ce trésor, fermant mystérieusement la porte sur soi, on se met à faire l'analyse de sa récolte, blâmant ou approuvant Tournefort, Linné, Vaillant, Jussieu, Solander. Cependant la nuit approche. Le bruit commence à cesser au dehors, et le cœur palpite d'avance du plaisir qu'on s'est préparé. Un livre qu'on a eu bien de la peine à se procurer, un livre qu'on tire précieusement du lieu obscur où on le tenait caché, va remplir ces heures de silence. Auprès d'un humble feu et d'une lumière vacillante, certain de n'être point entendu, on s'attendrit sur les maux imaginaires des Clarisse, des Clémentine, des Héloïse, des Cécilia. Les romans sont les livres des malheureux: ils nous nourrissent d'illusions, il est vrai; mais en sont-ils plus remplis que la vie?

«Eh bien, si vous le voulez, ce sera un grand crime, une grande vérité, dont notre solitaire s'occupera: Agrippine assassinée par son fils. Il veillera au bord du lit de l'ambitieuse Romaine, maintenant retirée dans une chambre obscure, à peine éclairée d'une petite lampe. Il voit l'impératrice tombée faire un reproche touchant à la seule suivante qui lui reste, et qui elle-même l'abandonne; il observe l'anxiété augmentant à chaque minute sur le visage de cette malheureuse princesse, qui dans une vaste solitude écoute attentivement le silence. Bientôt on entend le bruit sourd des assassins qui brisent les portes extérieures; Agrippine tressaille, s'assied sur son lit, prête l'oreille. Le bruit approche, la troupe entre, entoure la couche; le centurion tire son épée et en frappe la reine aux tempes; alors: Ventrem feri! s'écrie la mère de Néron: mot dont la sublimité fait hocher la tête.

«Peut-être aussi, lorsque tout repose, entre deux ou trois heures du matin, au murmure des vents et de la pluie qui battent contre votre fenêtre, écrivez-vous ce que vous savez des hommes. L'infortuné occupe une place avantageuse pour les bien étudier, parce que, étant hors de leur route, il les voit passer devant lui.

«Mais, après tout, il faut toujours en revenir à ceci: sans les premières nécessités de la vie, point de remèdes à nos maux. Otway, en mendiant le morceau de pain qui l'étouffa; Gilbert, la tête troublée par le chagrin, avalant une clef à l'hôpital, sentirent bien amèrement à cet égard, quoique hommes de lettres, toute la vanité de la philosophie.»

XXXV

Voici un autre passage de l'Essai sur les Révolutions, où l'idée majestueuse de Dieu se fait jour comme un pressentiment ou comme un remords parmi les doutes, et manifeste l'immortalité de l'âme surnageant au scepticisme du jeune homme. Il le déroba à l'Essai sur les Révolutions, et l'inséra presque en entier dans le Génie du Christianisme; c'était plutôt le génie du déisme.

«Il est un Dieu. Les herbes de la vallée et les cèdres du Liban le bénissent, l'insecte bruit ses louanges, et l'éléphant le salue au lever du soleil, les oiseaux le chantent dans le feuillage, le vent le murmure dans les forêts, la foudre tonne sa puissance, et l'Océan déclare son immensité; l'homme seul a dit: «Il n'y a point de Dieu!»

«Il n'a donc jamais, celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel? Ses regards n'ont donc jamais erré dans ces régions étoilées, où les mondes furent semés comme des sables? Pour moi, j'ai vu, et c'en est assez, j'ai vu le soleil suspendu aux portes du couchant dans des draperies de pourpre et d'or. La lune, à l'horizon opposé, montait comme une lampe d'argent dans l'orient d'azur. Les deux astres mêlaient au zénith leurs teintes de céruse et de carmin. La mer multipliait la scène orientale en girandoles de diamants, et roulait la pompe de l'Occident en vagues de roses. Les flots calmés, mollement enchaînés l'un à l'autre, expiraient tour à tour à mes pieds sur la rive, et les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttaient sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées.

«Ô toi, que je ne connais point; toi, dont j'ignore et le nom et la demeure, invisible Architecte de cet univers, qui m'as donné un instinct pour te sentir et refusé une raison pour te comprendre, ne serais-tu qu'un être imaginaire, que le songe doré de l'infortune? Mon âme se dissoudra-t-elle avec le reste de ma poussière? Le tombeau est-il un abîme sans issue ou le portique d'un autre monde? N'est-ce que par une cruelle pitié que la nature a placé dans le cœur de l'homme l'espérance d'une meilleure vie à côté des misères humaines? Pardonne à ma faiblesse, Père des miséricordes! Non, je ne doute point de ton existence; et soit que tu m'aies destiné une carrière immortelle, soit que je doive seulement passer et mourir, j'adore tes décrets en silence, et ton insecte confesse ta divinité.

«Lorsque l'homme sauvage, errant au milieu des déserts, eut satisfait aux premiers besoins de la vie, il sentit je ne sais quel autre besoin dans son cœur. La chute d'une onde, la susurration du vent solitaire, toute cette musique qui s'exhale de la nature, et qui fait qu'on s'imagine entendre les germes sourdre dans la terre et les feuilles croître et se développer, lui parut tenir à cette cause cachée. Le hasard lia ces effets locaux à quelques circonstances heureuses ou malheureuses de ses chasses; des positions relatives d'un objet ou d'une couleur le frappèrent aussi en même temps: de là le manitou du Canadien et le fétiche du nègre, la première de toutes les religions.

«Cet élément du culte, une fois développé, ouvrit la vaste carrière des superstitions humaines. Les affections du cœur se changèrent bientôt dans les plus aimables des dieux; et le sauvage en élevant le mont du tombeau à son ami, la mère en rendant à la terre son petit enfant, vinrent chaque année, à la chute des feuilles de l'automne, le premier répandre des larmes, la seconde épancher son lait sur le gazon sacré. Tous les deux crurent que ce qu'ils avaient tant aimé ne pouvait être insensible à leur souvenir; ils ne purent concevoir que ces absents si regrettés, toujours vivants dans leurs pensées, eussent entièrement cessé d'être; qu'ils ne se réuniraient jamais à cette autre moitié d'eux-mêmes. Ce fut sans doute l'Amitié en pleurs sur un monument qui imagina le dogme de l'immortalité de l'âme et la religion des tombeaux.

«Cependant l'homme, sorti de ses forêts, s'était associé à ses semblables. Des citoyens laborieux, secondés par des chances particulières, trouvèrent les premiers rudiments des arts, et la reconnaissance des peuples les plaça au rang des divinités. Leurs noms, prononcés par différentes nations, s'altérèrent dans des idiomes étrangers. De là le Thoth des Phéniciens, l'Hermès des Égyptiens, et le Mercure des Grecs. Des législateurs fameux par leur sagesse, des guerriers redoutés par leur valeur, Jupiter, Minos, Mars, montèrent dans l'Olympe. Les passions des hommes se multipliant avec les arts sociaux, chacun déifia sa faiblesse, ses vertus ou ses vices: le voluptueux sacrifia à Vénus, le philosophe à Minerve, le tyran aux déités infernales. D'une autre part, quelques génies favorisés du ciel, quelques âmes sensibles aux attraits de la nature, un Orphée, un Homère, augmentèrent les habitants de l'immortel séjour. Sous leurs pinceaux, les accidents de la nature se transformèrent en esprits célestes: la Dryade se joua dans le cristal des fontaines; les Heures, au vol rapide, ouvrirent les portes du jour; l'Aurore rougit ses doigts, et cueillit ses pleurs sur les feuilles de roses humectées de la fraîcheur du matin; Apollon monta sur son char de flammes; Zéphire, à son aspect, se réfugia dans les bois, Téthys rentra dans ses palais humides, et Vénus, qui cherche l'ombre et le mystère, enlaçant de sa ceinture le beau chasseur Adonis, se retira avec lui et les Grâces dans l'épaisseur des forêts.

«Des hommes adroits, s'apercevant de ce penchant de la nature humaine à la superstition, en profitèrent. Il s'éleva des sectes sacerdotales, dont l'intérêt fut d'épaissir le voile de l'erreur. Les philosophes se servirent de ces idées des peuples pour sanctifier de bonnes lois par le sceau de la religion, et le polythéisme, rendu sacré par le temps, embelli du charme de la poésie et de la pompe des fêtes, favorisé par les passions du cœur et l'adresse des prêtres, atteignit, vers le siècle de Thémistocle et d'Aristide, à son plus haut point d'influence et de solidité.»

XXXVI

Après les deux romans d'Atala et de René, il en ébaucha un troisième: le Dernier des Abencérages; mais, à l'exception de l'incomparable romance:

Combien j'ai douce souvenance,

ce roman, entièrement d'imagination, ne fut qu'un roman français sans vérité et sans succès, très-inférieur aux deux autres.

Atala avait trouvé sa nouveauté et sa vérité dans les déserts d'Amérique; René, dans l'abîme du cœur du jeune écrivain; le Dernier des Abencérages ne fut qu'un conte de Marmontel. Il fallait un fond solide à l'invention de Chateaubriand, autrement il s'évanouissait avec les nuages:

Combien j'ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance!
Ma sœur, qu'ils étaient beaux, les jours
De France!
Ô mon pays, sois mes amours
Toujours!

Te souvient-il que notre mère,
Au foyer de notre chaumière,
Nous pressait sur son cœur joyeux,
Ma chère;
Et nous baisions ses blancs cheveux
Tous deux?

Ma sœur, te souvient-il encore
Du château que baignait la Dore
Et de cette tant vieille tour
Du Maure,
Où l'airain sonnait le retour
Du jour?

Te souvient-il du lac tranquille
Qu'effleurait l'hirondelle agile,
Du vent qui courbait le roseau
Mobile,
Et du soleil couchant sur l'eau
Si beau?

Oh! qui me rendra mon Hélène,
Et ma montagne, et le grand chêne?
Leur souvenir fait tous les jours
Ma peine:
Mon pays sera mes amours
Toujours!

Cela mérite seul d'être conservé, air et paroles. L'Auvergne avait produit l'air, le génie du jeune homme la tristesse amoureuse des paroles. C'est le seul passage de ses œuvres en vers où Chateaubriand a été poëte; partout ailleurs il ne fut que poétique. C'est la faiblesse de son génie, qui ne put s'élever jusqu'à la condensation du génie qui chante en vers.

Qu'eût été Virgile, si l'Énéide avait marché en prose cadencée au lieu de planer en vers immortels? L'ébauche d'un impuissant n'est pas le génie d'un grand homme; cette vérité triste fut l'éternel remords de Chateaubriand. Il y eut entre Virgile et lui l'éternelle distance qu'il y a entre Télémaque et l'Iliade: cela se ressemble, mais ne s'égale pas.

XXXVII

M. de Chateaubriand avait connu M. de Fontanes à Londres; ils y recevaient l'un et l'autre des secours de Louis XVIII, réfugié à Hartwell. Ils s'étaient rencontrés, connus, aimés. Fontanes avait quitté Londres avant M. de Chateaubriand; il avait reçu à Paris l'auteur de l'Essai; il l'avait introduit auprès de ses propres amis: M. Joubert, qui n'a laissé que des Pensées et qui aurait pu laisser des œuvres, mais esprit essentiellement critique, trop indolent pour rédiger autre chose que des impressions; M. de Bonald, ingénieux auteur d'écrits contre-révolutionnaires et religieux. M. de Lamoignon, émigré, rentré avant lui, parent par alliance de sa femme, née Mudson Lindsay, Anglaise aimable, le reçut discrètement aux Ternes. De là on le conduisit chez l'ami de M. de Fontanes, M. Joubert, son premier hôte, resté à jamais son ami.

Quelques littérateurs médiocres qu'il avait connus avant l'émigration, entre autres Flins des Oliviers, qui travaillait avec Fontanes au Mercure de France, l'admirent parmi eux. Ginguené, ambassadeur de la République sous le Directoire, le reconnut à peine du haut de son importance mal évanouie. Chateaubriand fut blessé de cet orgueil et ne le vit plus.

Fontanes lui tendit la plume et lui proposa d'écrire. Il écrivit avec légèreté une critique personnelle et amère de madame de Staël, qui lui en conserva rancune; et, bien que la lettre de Chateaubriand fût très-faible, elle lui ébaucha sa réputation. Exemple de plus de ce que peut le journalisme de réaction.

Peu de temps après, il publia Atala, dont il avait lu déjà des fragments à M. de Fontanes, à Londres. La mode, sel des nouveautés, lui fit un succès fanatique. Les femmes tombaient en délire; M. de Fontanes, attaché alors aux charmes de madame Bacciochi, se conduisit en ami sincère et désintéressé, et présenta Chateaubriand à la future grande-duchesse de Toscane et à Lucien Bonaparte.

«J'étais contraint d'aller dîner chez Lucien, au château du Plessis, près de Senlis.»

Quelle contrainte! on voit que la flatterie prenait le masque de l'opposition pour se plaindre, en servant l'ambition prévoyante du nouveau venu.

Toute cette époque où Chateaubriand est mêlé aux plaisirs, aux fêtes, aux intrigues de la famille Bonaparte, aurait besoin d'être publiée. Elle le fut, mais trop tard, dans des pamphlets amers, pour racheter, à force d'injures, des excès de caresses. Les Bourbons étaient trop intéressés à croire à sa constance pour la contester. Leur première faveur, en 1814, fut de lui pardonner.

XXXVIII

Une femme jeune, belle, malheureuse, proscrite dans sa famille, s'empara alors de sa vie. C'était madame de Beaumont, fille de M. de Montmorin. Chateaubriand se logea non loin d'elle, au quatrième étage, dans un des pavillons du garde-meuble. Il s'en trouvait encore trop loin, bien qu'elle eût son modeste appartement à côté, dans la rue Neuve-de-Luxembourg.

Un petit cénacle d'hommes et de femmes distingués s'y réunissait tous les soirs. M. Pasquier, récemment rentré de l'émigration; M. Molé, très-jeune encore, mais déjà mûr d'idées et souple de caractère; M. Joubert, ami de tous les malheureux; M. de Bonald; M. de Fontanes, transition entre tous les régimes, mais irréconciliable avec la Terreur; M. Chênedollé, poëte loyal et royaliste constant; madame de Vintimille, captive sous la République, et dont la sœur, captive aussi, avait été chantée avant de mourir par André Chénier, suprême honneur rendu à la victime encore vivante, formaient ce cénacle.

L'ombre de M. de Montmorin, immolé sur l'échafaud à sa fidèle affection pour Louis XVI, planait sur le salon de sa fille comme un remords de septembre sur un jour de printemps. Tout le monde était d'accord dans ce salon, tant les grands crimes effacent les différences d'opinions et ne laissent survivre que l'honneur.

M. de Saint-Herem, ancien ambassadeur en Espagne, membre de l'Assemblée constituante, ami de M. Necker, mais plus encore de Louis XVI, était resté ministre des affaires étrangères pendant la plus grande partie de la Révolution. Il marcha résolûment au supplice, donnant sa vie pour la vie du roi. Sa fille, restée sans fortune, d'une beauté qui n'était que charmes, vivait dans une retraite, visitée par les amis de sa famille.

M. de Fontanes lui présenta son nouvel ami, M. de Chateaubriand.

Ces deux caractères semblèrent se reconnaître en se rencontrant; ces deux cœurs s'attachèrent avec la force d'une révélation.

Madame de Beaumont vivait pendant l'été dans le petit château de Passy, près de Villeneuve-sur-Yonne. M. Joubert y cherchait aussi le repos. La description que fait de lui M. de Chateaubriand est touchante.

«C'était, dit-il, un égoïste qui ne s'occupait que des autres.»

«J'ai été, écrivait M. Joubert avant de mourir, comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons, et qui n'exécute aucun air.»

C'était triste et vrai. Mais les vivants qui entendaient, dans son intarissable entretien, la harpe frémir, en étaient charmés.

Madame de Beaumont invita Chateaubriand à venir à Passy pendant la belle saison. Il accepta; leur liaison se resserra, elle devint tendresse. Quelle impression ne devaient pas faire à une femme sensible et malheureuse les paroles qu'avaient entendues Atala, ou les songes qu'avait rêvés René!

Ce fut le beau temps de Chateaubriand. La Providence semble ainsi réserver à ses favoris deux femmes providentielles: l'une, à l'entrée de la vie pour les enivrer d'un premier amour; l'autre, au déclin des jours pour faire respecter l'intérieur.

«Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l'amitié. Nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès d'un bassin d'eau vive, placé au milieu d'un gazon dans le potager: madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse; cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l'écart dans une allée sablée; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l'exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés! C'était ordinairement dans ces soirées que mes amis me faisaient parler de mes voyages; je n'ai jamais si bien peint qu'alors les déserts du nouveau monde. La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître: depuis que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu'elle m'avait nommées; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir d'elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l'homme consent-il à faire ce qu'il fait sur cette terre, lui qui doit mourir?»

XXXIX

Bientôt tout changea de face. Madame de Beaumont tomba malade de la poitrine. Chateaubriand, par la protection de M. de Fontanes et de madame Bacciochi, sœur de Bonaparte, et toute-puissante sur lui à cause de la virilité de son caractère, demanda à entrer dans la diplomatie. Bonaparte l'agréa et le nomma secrétaire d'ambassade à Rome, heureux d'adresser au pape le jeune écrivain restaurateur de la religion. Il fut présenté au consul, reçut de M. de Talleyrand, qu'il a depuis si maltraité, son titre et ses instructions.

Il quitta Paris et s'achemina vers Rome, laissant madame de Beaumont en France; mais elle devait le rejoindre bientôt à Rome.

Quant à madame de Chateaubriand, déjà oubliée depuis plusieurs années, il l'avait entrevue à Paris et l'avait de nouveau négligée. Elle était un hors-d'œuvre dans sa vie; elle disparut pour longtemps. Le dévouement aux amies loyales ne faisait point partie des prescriptions du culte restauré. Femme d'esprit, d'un caractère épineux et difficile, elle laissait son mari libre et vivait çà et là avec ses belles-sœurs, délaissées comme elle.

XL

Son voyage à Rome fut lent et glorieux, comme un triomphe au milieu d'un pays réjoui par le retour de son vieux culte. Il visita à loisir les choses et les hommes du midi de la France. Il écouta les vers de Reboul, que j'ai depuis admirés moi-même; excellent homme, que je désignai en 1848 au choix éclairé de son pays pour représentant de la République, que nous tentions de fonder; les exagérés le dégoûtèrent comme ils dégoûtèrent la France, et il se retira sans combat. Il était homme d'honneur, de talent et de vertu, mais non homme de lutte. Il est allé depuis au séjour des hommes de paix, en emportant notre amitié.

Avant son départ pour Rome, Lucien l'avait conduit à une fête chez le premier consul; Bonaparte le reconnaissant dans la foule, s'approcha de lui, et lui dit:

«En Égypte, j'étais toujours frappé quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l'orient, et toucher le sable de leur front. Qu'était-ce que cet inconnu qu'ils adoraient vers l'orient?»

Puis, s'interrompant lui-même et passant sans transition à un autre sujet:

«Le christianisme, dit-il, les idéologues n'ont-ils pas prétendu en faire un système d'astronomie? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit? Si le christianisme est l'allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à son culte!»

Et il s'éloigna.

XLI

Après avoir vu Murat à Milan, il reprit sa route. Il arriva à Rome le 27 juin. Mon ami, M. Artau, le conduisit à Saint-Pierre.

«Il sentait le besoin d'un effet, me dit Artau, ne pouvant pas le sentir, il l'affecta.»

Il s'assit sur le rebord en pierre du jet d'eau en face du portail, entre les obélisques égyptiens, et, plaçant sa main sur sa poitrine, il dit à Artau: «J'ai soif!» et demeura silencieux dans une contemplation évidemment simulée. Artau le comprit, et ne dérangea pas son enthousiasme.

On le logea chez le cardinal Fesch, au dernier étage du palais.

«N'ayant rien à faire dans ma chambre aérienne, dit-il, je regardais par-dessus les toits, dans une maison voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes; une cantatrice novice exerçant sa voix me poursuivait d'un solfége éternel, heureux quand il passait quelque enterrement pour me désennuyer. Du haut de ma fenêtre, je vis dans l'abîme de la rue le convoi d'une jeune mère; on la portait, le visage découvert, entre deux files de pèlerins blancs; son nouveau-né, mort aussi et couronné de fleurs, était couché à ses pieds.»

XLII

Chateaubriand fit une imprudence qui choqua l'ambassadeur et tout le corps diplomatique de Rome. Il alla présenter son hommage au vieux roi de Sardaigne, qui avait abdiqué sa couronne et qui vivait retiré à Rome. Le cardinal Fesch écrivit à Paris cette excentricité inopportune et prétentieuse. Bonaparte ne fit qu'en rire et l'excusa. Mais d'autres prétentions plus offensantes pour l'ambassadeur le blessèrent plus directement. Il était parcimonieux comme sa sœur. Le secrétaire mangeait à sa table. Le vin que le cardinal faisait servir à ses commensaux parut mauvais à Chateaubriand, qui se fit servir une bouteille particulière achetée de ses deniers. Cette inconvenance déplut à l'ambassadeur; les paroles aigres s'échangèrent sur ce trivial sujet; l'animadversion s'envenima et subsista toujours. L'écrivain oublia trop vite l'infériorité du diplomate.

CLXIVe ENTRETIEN
CHATEAUBRIAND
(SUITE.)

XLIII

Cependant, madame de Beaumont allait arriver mourante à Rome; elle écrivait des bains du Mont-Dore, en Auvergne:

«Puis-je donc vivre? Ma vie passée n'a été qu'une suite de malheurs; ma vie actuelle est pleine d'agitations et de trouble. Ma mort serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d'autres, et pour moi le plus grand des biens... Que deviendrai-je? Où me cacher? Quel tombeau choisir? Comment empêcher l'espérance d'y pénétrer? Quelle puissance en murera la porte?»

Une lettre de M. Ballanche, disciple plus encore qu'ami de M. de Chateaubriand, leur apprit son passage à Lyon. Elle rencontra à Milan M. Bertin, du Journal des Débats, qui la conduisit à Florence. Chateaubriand l'y attendait. Leur entrevue fut déchirante. Elle fut reçue à Rome par le pape et par le cardinal-ministre Consalvi avec la distinction et la bonté qu'ils croyaient devoir à la personne d'une amie du défenseur de l'Église.

«Un jour, je la menai au Colisée: c'était un de ces jours d'octobre tels qu'on n'en voit qu'à Rome. Elle parvint à descendre et alla s'asseoir sur une pierre en face des autels placés au pourtour de l'édifice. Elle leva les yeux, elle les promena lentement sur ces portiques, morts eux-mêmes depuis tant d'années, et qui avaient vu tant mourir. Les ruines étaient décorées de ronces et de plantes safranées par l'automne et noyées dans la lumière; la femme expirante abaissa ensuite, de gradin en gradin, jusqu'à l'arène, ses regards qui quittaient le soleil. Elle les arrêta sur la croix de l'autel, et me dit: «Allons, j'ai froid!» Je la reconduisis chez elle; elle se coucha et ne se releva plus. Me voyant pleurer: «Vous êtes un enfant! dit-elle; est-ce que vous ne vous y attendiez pas?...» Elle me rappela alors nos projets de retraite à la campagne, dont nous nous étions quelquefois entretenus, et se mit à pleurer!

«Les convulsions de l'agonie ne durèrent que quelques minutes... Nous la soutenions dans nos bras, moi, le médecin et la garde. Une de mes mains se trouvait appuyée sur son cœur, qui touchait à ses légers ossements, il palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. Ô moment d'horreur et d'effroi! je le sentis s'arrêter. Nous inclinâmes sur l'oreiller la femme arrivée au repos; elle pencha la tête; quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son front; ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Le médecin présenta un miroir et une lumière à sa bouche: le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la lumière resta immobile. Tout était fini!»

XLIV

Il fit ensevelir cette femme amie dans l'église des Français, Saint-Louis, et quitta Rome pour aller pleurer à Naples.

Peu de temps après, il reçut de M. de Talleyrand sa nomination au poste de ministre plénipotentiaire à Sion, bourgade des Alpes, capitale de la petite république du Valais.

Il accepta et alla remercier Napoléon.

Le duc d'Enghien ayant été fusillé quelques jours après, il donna sa démission.

Madame Bacciochi et M. de Fontanes vinrent lui faire les reproches de l'amitié épouvantée. Il ne rétracta rien de son imprudence et de son indignation. Son royalisme, dont il s'est trop vanté, date de ce jour-là. Bonaparte ne témoigna aucun ressentiment. Les amis mêmes du prochain empire ne se retirèrent pas. M. Pasquier vint l'embrasser. Chateaubriand ne lui rendit pas assez, plus tard, le souvenir de ce généreux courage.

XLV

Satisfait d'avoir protesté par ses actes au sentiment public, Chateaubriand reprit sa vie studieuse, et continua d'écrire des articles pour le Mercure. Il vengea ainsi Tacite de l'animadversion avouée du consul:

«Lorsque, dans le silence de l'abjection, on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du dictateur; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire; il croît, inconnu, auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux; mais il est des autels, comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices. Le dieu n'est point anéanti, parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter. Les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers, si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie.»

XLVI

Il résolut alors d'appeler plus fortement l'attention sur lui en voyageant en Grèce et en Syrie. Ce voyage produisit un de ses meilleurs écrits: l'Itinéraire de Paris à Jérusalem. C'est un recueil de pages étincelantes d'érudition prétentieuse, de piété affectée, un trompe-l'œil admirable pour les fidèles de l'Évangile ou de la gloire classique; cela réussit complétement. Le style était admirable, resplendissant, unanime; ceux qui ne croyaient qu'à la Fable retrouvèrent leurs dieux sous les bocages du Céphise; ceux qui ne croyaient qu'au Golgotha lisaient à genoux au pied du Calvaire. Il faillit remettre en goût les pèlerinages de Sion. Ce n'était qu'un pèlerinage au Parnasse.

Il revint vite, en traversant la mer, par Carthage, puis par Grenade et l'Alhambra, où il rencontra le véritable but de son voyage. «Mais croyez à ce que je chante, et non à ce que je prêche!» Cet itinéraire est un pot-pourri où Sparte, Argos, Athènes, le Calvaire, l'Hélicon débitent chacun son rôle, et où l'auteur est sûr de triompher, sinon par sa foi, du moins par son talent. Ce succès un peu banal dure encore, et il durera tant que les souvenirs classiques seront la religion des hommes de lettres.

XLVII

Chateaubriand, de retour à Paris le 4 novembre 1811, n'attendit pas le printemps pour aller goûter sa retraite champêtre.

Il avait acheté dans la Vallée-aux-Loups un étroit espace appelé Aulnay, défrichement au milieu des bois. Il y construisait une maisonnette de plâtre et de briques, que les ouvriers achevaient encore. Voulant les activer par sa présence, il y conduisit un soir madame de Chateaubriand, retrouvée à Paris.

«La terre des allées, détrempée par la pluie, empêchait les chevaux d'avancer; la voiture versa; le buste en plâtre d'Homère sauta par la portière et se brisa: mauvais augure pour le poëme des Martyrs, dont je m'occupais alors. La maison, pleine d'ouvriers qui riaient, chantaient, cognaient, était chauffée avec des copeaux allumés, et éclairée par des bouts de chandelles; elle ressemblait à un ermitage illuminé la nuit par des pèlerins dans les bois. Charmés d'y trouver deux chambres passablement arrangées et dans l'une desquelles on avait préparé le couvert, nous nous mîmes à table; le lendemain, réveillé au bruit des marteaux et des chants, je vis le soleil se lever avec moins de soucis que le maître des Tuileries.

«J'étais dans des enchantements sans fin. Sans être madame de Sévigné, j'allais, chaussé d'une paire de sabots, planter mes arbres dans la boue, passer et repasser par les mêmes allées, voir et revoir tous les petits coins, me cacher partout où il y avait une broussaille, me représentant ce que serait mon parc dans l'avenir, car alors l'avenir ne me manquait point.» Etc.

On voit qu'après les poëtes et les prophètes, l'imitation plus prosaïque de Jean-Jacques Rousseau ne manquait point non plus. Elle est plus naturelle et par conséquent plus vraie.

À part la note poétique, Chateaubriand tenait plus de ce maître du style; mais, quand la pompe des paroles est éloignée, la justesse de l'esprit éclate toujours dans Chateaubriand. Il égale et dépasse l'homme des Charmettes, plus fastueux de forme, mais plus vrai d'idées; un homme d'État pouvait naître de lui, un rhéteur seul pouvait naître de Rousseau.

XLVIII

Chateaubriand, poëte admirable, mais poëte de décadence, avait été jusque-là travaillé de l'ambition d'égaler l'antiquité par le poëme épique, ce chef-d'œuvre du génie primitif. Le moule était usé; cette forme n'était plus possible.

Le génie était de transformer la poésie, non de l'imiter. Il manqua en ce point de vraie génie. Imiter en prose Homère ou Virgile, c'était simplement marquer la distance entre ces deux grands hommes et leur plagiaire.

Il manquait aussi de cette vigueur de talent qui enfante le vers comme la musique innée enfante la mélodie, la langue qui chante. Ces deux impossibilités se trahissent dans les Martyrs, effort avorté d'un esprit supérieur, mais n'attestant que la double insuffisance de l'écrivain. Lisez-les; c'est beau de conception, c'est inimitable d'élégance, c'est fécond d'images, c'est étincelant de sentences, mais cela n'est pas un poëme. Arriver, comme Chateaubriand, jusqu'au seuil des parodies de Télémaque, c'est échouer en route.

Autant valait ne pas partir. L'insuccès d'une œuvre se mesure à la prétention. Ce fut un échec; il avait voulu tromper sa nature, la nature se vengea; ce fut sa dernière œuvre. Sa vie littéraire se termina par cette éclatante déception.

XLIX

Cependant le monde politique trébuchait dans ses prétentions militaires, pendant que Chateaubriand fléchissait dans ses ambitions littéraires. L'Espagne dévorait nos armées; les neiges de la Russie ensevelissaient nos légions vivantes. Bonaparte jouait la France en Saxe contre son orgueil obstiné; il perdait le monde à Leipzig. L'univers entier, excepté lui, avait l'agonie de sa fin.

Chateaubriand comprit qu'il fallait changer de parti quand la fortune changeait de héros. Il écrivit comme on conspire, en cachant sous son habit le poignard d'Harmodius, c'est-à-dire un pamphlet mortel contre le tyran qu'il avait subi la veille. Les plus virulentes invectives contre Bonaparte se rencontrèrent sur sa poitrine avec les phrases les plus enthousiastes qu'il avait brodées deux ans plus tôt pour les faire retentir dans son discours à l'Académie française.

Cyrus, le libérateur des Hébreux, le glorieux époux de Marie-Louise, sortant de son palais avec son enfant, héritier de la terre, sur ses bras, et le bourreau du genre humain, se heurtèrent face à face sous le même style, comme le oui et le non, comme la foi et l'apostasie sur la même bouche; il voulut faire oublier, par l'audace sans péril de cet attentat de plume, qu'il avait été l'émigré pardonné, l'envoyé de confiance à Rome et à Sion de cet usurpateur, le protégé confidentiel de ce Cyrus, restaurateur des autels.

Ce pamphlet s'appelait Buonaparte et les Bourbons.

Il n'ouvrit les pans de son habit de conspirateur que le jour où Paris fut délivré du tyran. Ce danger posthume fut une fanfaronnade d'héroïsme. Caton se donnait un coup de poignard, mais Caton était cuirassé. L'imagination calomnieuse de l'inventeur indigna, du reste, ceux-là même qu'elle réjouissait en secret.

Je n'aimais pas Napoléon, mais je me souviens que mon estime pour Chateaubriand tomba devant le grossier mensonge du pape traîné par les cheveux à Fontainebleau par les mains sacriléges de l'empereur. La vraisemblance est la vérité du pamphlet.

L

Mais la France royaliste n'examina pas de si près ce qui servait sa haine. On ne crut pas, mais on propagea.

De ce jour, Chateaubriand cessa d'être un ennemi complaisant de l'empire, mais il devint le coryphée de la Restauration. Il dut sa popularité politique à un mauvais acte, et il s'obstina à la conserver et à la raviver pendant toute l'époque qui sépare 1814 de 1815. Commencée comme les journalistes, ces hommes d'excès, c'est en poussant aux excès plus grands qu'il la rajeunit à chaque circonstance. Il était devenu acquéreur du Mercure; Bonaparte le lui enleva après l'article sur Tacite, dont il sentit la portée; ses brochures se succédèrent comme les jours dans toutes les occasions qui prêtaient à la haine ou à l'ambition. Il n'hésita pas à suivre Louis XVIII à Gand. Il commença par flatter les partisans de la légitimité, il finit par hésiter entre les libéraux et les légitimistes. Il rentra avec le roi après Waterloo; il fut nommé pair de France, et écrivit quelques discours d'apparat indécis, jusqu'à la guerre d'Espagne; il s'irrita contre le favori du roi, M. Decazes, et il écrivit contre lui ce mot affreux, digne pendant de ses invectives contre Bonaparte, et qui accréditait l'horrible supposition de complicité entre M. Decazes et un assassin: «Le pied lui a glissé dans le sang.» Ces mots cruels déshonorent même le pamphlet.

LI

Il fonda le Conservateur, organe des colères du parti ultraroyaliste contre les monarchistes modérés; il s'illustra de son talent et de ses fureurs. Il finit par s'allier avec les libéraux et se laissa nommer à l'ambassade de Londres. Là commence son rôle vraiment politique: il conçut la pensée de rallier l'armée française à la monarchie des Bourbons, en lui fournissant l'occasion de combattre contre la révolution d'Espagne.

Il écrivit, après son succès, l'Histoire du congrès de Vérone, où il força M. de Villèle et M. de Montmorency à l'envoyer. M. de Montmorency se retira. M. de Villèle consentit à l'admettre, comme ministre des affaires étrangères, dans son cabinet; il y servit mal ses collègues, favorisant tantôt leur politique, tantôt combattant sournoisement leurs plans, pour donner des gages ou des espérances aux libéraux.

Surpris dans une de ces manœuvres équivoques, il fut brutalement congédié par le roi. Il sortit du conseil en Coriolan, et déclara le lendemain une guerre de vengeance au parti qu'il servait la veille. Le Journal des Débats, dont le chef, M. Bertin, était son ami, se dévoua à lui et lui prêta sa publicité ambiguë. Il rallia ainsi, dans une coalition néfaste, les amis et les ennemis de la Restauration dans une agression commune. La coalition de principes opposés, mais de haine commune, cette maladie organique de la France, ne laissa plus de doute aux amis des Bourbons sur leur ruine prochaine.

LII

Louis XVIII mourut, déjà détrôné et asservi, par faiblesse, avant ses derniers jours, au parti ultraroyaliste de son frère.

Chateaubriand tenta de se réconcilier avec lui par sa brochure: Le roi est mort, vive le roi! et par sa présence au sacre de Reims. Il affecta de s'unir à M. de Villèle pour réconcilier le parti modéré de cet homme d'État avec le parti royaliste. Il devint un homme de manœuvres ambitieuses, inconséquent ou sans prudence; puis enfin ministre des affaires étrangères.

Sa conduite, dans ce poste tant désiré, fut louche et ambiguë; il intrigua secrètement à la Chambre des pairs contre les mesures adoptées par le roi Charles X et par ses collègues les ministres. Le roi, indigné de cette duplicité, ordonna à M. de Villèle de le congédier sans retard et sans égards: il le méritait, mais son ressentiment s'aggrava de la conscience de ses torts; il passa sans ménagement à l'opposition.

Le Journal des Débats, puissant alors par son double ascendant sur les ultraroyalistes et sur les libéraux, le suivit dans sa palinodie politique. Il devint, sinon le chef, du moins la voix effrénée d'une opposition sans mission et sans prudence.

Les partis ne cherchent pas la vertu, mais les services dans ceux qui se mettent à leur tête; il fut certainement alors une des causes de la chute de la monarchie des Bourbons en 1830; il avait juré de se venger, sa vengeance porta plus loin que sur les ministres, elle porta sur le trône; elle embarrassa le roi et désaffectionna l'opinion qu'il avait le premier fanatisée pour les Bourbons en 1814.

Sa conduite rendit ses principes suspects, mais il avait rendu invincible la coalition qu'il avait formée. Lui qui avait demandé des lois féroces contre la presse (immanis lex), il feignit de se déclarer le défenseur à tout prix de cette puissance terrible, dès qu'il en fut l'arbitre par son talent; ou il n'en connut pas l'ascendant en France, ou il lui sacrifia la couronne.

Aucune force politique ne peut lutter, dans notre pays, contre cette force anarchique, excepté la force révolutionnaire.

Je l'ai senti sous la République, en 1848; j'en ai mesuré exactement, jour par jour, la puissance, l'effet, la durée, laissez la presse totalement en dehors des lois, à Paris, vous aurez un accès de guerre civile tous les mois. À combien d'accès un gouvernement peut-il résister? C'est là la question: la première semaine après sa défaite, la presse se tait; la seconde, elle rallie par le droit de réunion ses forces disséminées; la troisième, elle fermente et se révèle en symptômes menaçants par des mots d'ordre et par des rassemblements sur les boulevards, au sortir des clubs; la quatrième, elle éclate et le sang coule.

M. de Chateaubriand, qui avait vu ces émeutes régulières en 1790, 1791, pouvait-il feindre d'ignorer ces alternatives en 1827? Pouvait-il se figurer que, dans un pays où la main est si près de la tête, l'opinion excitée et armée d'une multitude pouvait combattre sans danger la raison froide et calme de la raison publique; ou bien pouvait-il livrer de gaieté de cœur sa patrie à l'éternelle agression d'une majorité désordonnée, parlant ou écrivant réunie sur un seul point de l'empire, sans contrôle et sans modération, contre une société sans cesse attaquée, quoique sans cesse victorieuse? Non; aucun homme d'État ne pouvait, de bonne foi, se faire une illusion pareille; la guerre à mort entre l'ordre public, qui est l'intérêt et le droit de tous, et la presse libre, qui n'est que l'intérêt d'un petit nombre d'hommes de plume sans mandat et sans responsabilité, était évidemment l'état sauvage, au lieu de l'état régulier d'une nation en état légal. Donc, cette croyance à la liberté illimitée de la presse était, en lui, ou une fiction à l'usage d'un imbécile, ou un crime contre l'ordre social. Imbécile? nul ne peut lui appliquer une telle injure; criminel? nul ne peut le laver d'une telle épithète.

Mais vous-même, me répondra-t-on, n'avez-vous pas cru, en 1848, que les lois sur la presse étaient abrogées, et qu'en les abrogeant, vous exposiez pour un moment la société républicaine à tous les périls? N'étiez-vous pas criminel autant que lui?

Non, car je n'étais pas membre de la coalition qui avait amené cette journée mortelle à la monarchie de 1830, que je n'aimais pas, mais que je ne voulais pas prendre sur moi de démolir: j'étais Français, voilà tout. J'entrais à la Chambre par hasard, au moment où ce gouvernement s'écroulait et où son roi fuyait déjà hors de Paris: le rappeler était impossible, le ressusciter par une régence, plus impossible encore; quels ministres lui aurais-je donnés? Je n'aurais fait que seconder la ruine dans laquelle femme, enfant, patrie auraient misérablement péri; la seule chose à faire était une république qui apparaissait à tout le monde alors comme le remède suprême et radical, et qui le fut. Je l'indiquai; elle fut acclamée à l'unanimité, et l'Europe fut sauvée; les secousses du lendemain furent fortes, mais le peuple en masse, satisfait de cette victoire non contestée, nous secourut contre les partisans de l'anarchie et contre les vociférateurs du crime.

Je ne fus donc pas coupable; je m'effaçai entièrement de toute prétention à l'héritage du gouvernement qui était tombé à ma voix; je ne demandai part qu'au danger et à la lutte de mes collègues contre l'anarchie, tant que le danger fut mortel et la lutte un devoir.

Je fis venir d'Algérie, à la voix de sa mère, le général républicain qui devait me remplacer.

Ce général reçut de mes mains le ministère et mes instructions. Je me dévouai à sa cause; la servit-il bien ou mal? ce n'est plus à moi de le dire. Le reste ne m'appartient plus.

Quoi qu'il en soit, il n'y a aucune comparaison à faire entre Chateaubriand et moi dans notre conduite. Chateaubriand se conduisit en grand écrivain, et moi en honnête homme; il fut un écrivain du premier ordre, et moi un bon citoyen; il inventa la coalition de 1827 pour se grandir, au risque de perdre la monarchie; j'inventai la république unanime et modérée pour sauver la France et l'Europe: qu'on juge par le résultat.

LIII

Cependant, la coalition de M. de Chateaubriand avait produit ses fruits; la garde nationale, pervertie par la presse liguée contre Charles X, avait poussé ce prince téméraire, mais faible, à tout oser contre elle.

Il résolut de provoquer la bataille entre l'esprit nouveau et l'esprit ancien par un coup d'État. Il choisit le prince de Polignac pour lui confier le commandement des journées rétrogrades. Le prince, confiant dans l'aplomb de la monarchie, ne prépara rien; il signa un matin les ordonnances contre la presse, comme il aurait signé en pleine paix la plus innocente mesure de police sur l'édilité de Paris.

C'était le tocsin de la guerre civile sonné par un enfant. Paris désarmé s'insurgea; les troupes, qui n'étaient ni réunies, ni commandées, ni même averties, restèrent fidèles au roi par la simple habitude de la loyauté et de la discipline.

Pendant qu'on se fusillait dans les rues de la capitale, le roi, retiré à Saint-Cloud, continuait sa partie de chasse le matin et sa partie de whist le soir, comme si les anges s'étaient chargés de le défendre.

Il se retira enfin à la tête de sa garde fidèle, et s'embarqua pour l'Angleterre après avoir abdiqué la couronne. Le premier prince du sang, tuteur naturel de son neveu, au lieu de se jeter entre le roi et le peuple, et de prendre la lieutenance générale du royaume, se cacha, se déclara chef des rebelles, puis roi des Français. Il déroba la couronne tombée du front de sa famille pour la traîner de concession en concession, jusqu'au jour où il laissa lui-même, en fugitif, la double dépouille des siècles à la République.

LIV

M. de Chateaubriand, sollicité par le duc d'Orléans de s'unir à lui pour sauver la France, ne sauva que son honneur en donnant sa démission entre les mains de l'anarchie qu'il avait appelée. Il fit à la Chambre des pairs un discours équivoque, où il insultait les vaincus des trois journées de Juillet, tout en refusant sa complicité aux vainqueurs.

Cet apparat de fidélité le réconcilia avec les royalistes pour le disculper auprès des Bourbons. Il promit à la France de vaincre à lui seul la révolution, à l'aide de la liberté de la presse.

On la lui laissa, et il n'en fit usage que pour flatter les républicains par ses injures à Louis-Philippe et par ses caresses officielles à la monarchie exilée: sans dignité dans son style, sans sincérité dans ses démonstrations; ami de Carrel et de Béranger en France, et ami des Bourbons exilés en Allemagne, flairant la popularité sur les débris du trône légitime et sur les pressentiments de la démocratie prochaine, faux des deux côtés.

LV

Il lui fallait, cependant, une amie à laquelle il pût offrir, au moins en apparence, ce culte qu'il avait sans cesse gardé à la beauté et à l'esprit. Il s'attacha à la plus belle femme du temps, madame Récamier.

Nous tenons de M. de Genoude, confident alors de madame Récamier et courtisan de M. de Chateaubriand, quelques détails curieux, dont il avait été témoin, sur les commencements de cette passion idéale entre l'écrivain le plus illustre de la France et la beauté la plus célèbre du siècle. Les rencontres concertées ou accidentelles avaient lieu le matin de chaque jour, comme celles de Pétrarque avec Laure de Sade, pendant la messe, dans l'église aristocratique de Saint-Thomas d'Aquin. M. de Chateaubriand se plaçait derrière le prie-Dieu de madame Récamier et, dans le moment où le prêtre, élevant l'hostie, fait courber les fronts des fidèles devant le symbole du sacrifice, il adressait à demi-voix à sa belle voisine les plus ardentes déclarations de son admiration et de son amour.

M. de Genoude, qui accompagnait madame Récamier m'assura avoir entendu souvent de profanes effusions de tendresse, troublant le silence des saintes cérémonies, et la piété de la femme voilée affectait de ne pas les entendre.

Ainsi commença cette liaison mystérieuse et platonique, qui ne prévint pas d'autres légèretés épisodiques de M. de Chateaubriand, mais qui se convertit en assiduité de vieillesse entre les deux amants toujours amis.

L'Abbaye-au-Bois, séjour de madame Récamier, devint deux fois par jour le salon de M. de Chateaubriand: le matin, en tête-à-tête; le soir, avec un petit nombre d'amis du grand homme.

Bien que M. de Chateaubriand n'eût aucune faveur pour moi, cependant, dans les Mémoires de sa vie, il me reconnaît en politique une parenté avec les grands hommes d'État, et en littérature avec les deux noms immortels de toute poésie antique et moderne, Virgile et Racine. Je n'ai jamais pu me rendre compte de cette différence entre ses jugements publics pendant qu'il vivait, et ses jugements confidentiels et posthumes avec la postérité. Cela tenait peut-être à la prédilection de madame Récamier pour moi.

«Comment, lui demandait un jour M. Ballanche, son ami, pouvez-vous concilier votre amitié pour M. de Chateaubriand avec votre affection pour M. de Lamartine?—C'est, répondit-elle, parce que M. de Chateaubriand est mon ami, et que M. de Lamartine est mon héros.»

Ce mot est trop flatteur pour que je l'aie oublié, jailli d'une telle bouche, à une époque surtout où la fortune ne paraissait me préparer aucun rôle héroïque; mais les femmes ont plus que nous dans leur cœur la prophétie de nos destinées.

LVI

De 1830 à 1848, M. de Chateaubriand, au milieu de ses pamphlets politiques et de ses voyages officiels aux lieux d'exil de la famille de ses rois, dont il professait le culte officiel, mais dont il portait le mépris secret, à son retour à Paris, en fut réduit à briguer la place de gouverneur du duc de Bordeaux. Il ne put l'obtenir; le second mariage de la duchesse de Berri avait enlevé son crédit à cette princesse; il eut peine à négocier la réconciliation apparente d'une mère suspecte avec le grand-père de cet enfant du mystère.

Le sous-entendu de cette naissance fut accepté en public, mais resta équivoque dans l'intimité. Le dernier rôle de Chateaubriand fut celui de complaisant, d'un aventurier pour sauver l'honneur d'une femme compromis. L'accouchement forcé en public de cette mère sans mari fut le crime contre la famille, contre la pudeur et contre la nature, commis par le roi Louis-Philippe. La politique applaudit peut-être; l'humanité rougit et frémit.

Il y a deux actes que la postérité ne pardonnera jamais à l'ambition de la maison d'Orléans: le vote de mort contre Louis XVI en 1793, et l'accouchement public de la duchesse de Berri, à Blaye, en 1831. Ce second crime, quoique moins atroce, égala le premier. La honte ne tue pas moins que la guillotine. L'innocence est la couronne des rois.

LVI

Chateaubriand jeta loyalement son seul moyen de vivre, sa pension de pair de France, à la révolution de Juillet. Il ne lui restait, et encore grevée de dettes, que la maison de l'hospice de Marie-Thérèse, dans la rue d'Enfer, fondée par lui à l'aide des bienfaits de madame la duchesse d'Angoulême et des souscriptions de quelques royalistes. Il vivait à peine de ces débris: il fallut bientôt y renoncer.

Il avait tenté, en 1822, de mettre en loterie sa retraite de la Vallée-aux-Loups; les ministres d'alors, quoique ses ennemis, n'avaient pas osé lui en refuser l'autorisation nécessaire; mais on ne connaissait pas, en ce temps-là, la puissance des capitaux divisés pour former de grosses sommes: c'est la pluie dont les gouttes forment les rivières.

Chateaubriand, comptant sur l'immense popularité de son nom, créa, au lieu de vingt-cinq centimes, ses billets à mille francs; il fut trompé dans son espoir, et ne plaça que trois billets: M. Lainé en prit un incognito, et ne voulut jamais en recevoir le prix restitué, ne voulant pas de cet hommage à un grand homme retirer même son intention généreuse.

La loterie échoua, et M. de Montmorency acheta l'ermitage de la Vallée-aux-Loups.

Je suis allé souvent, dans ce temps-là, invité par Mathieu de Montmorency, m'asseoir, dans ce modeste asile, à la table que M. de Chateaubriand avait cédée à son illustre ami. Ses arbres et ses fontaines semblaient le pleurer; il faut avoir passé comme moi par la dépossession pour connaître l'amertume de la vie. Encore, la dépossession de la Vallée-aux-Loups ne dépouillait Chateaubriand que de ses espérances; mais les tombeaux de ses pères et les souvenirs de son enfance n'étaient pas là, et il n'en avait pas sacrifié le prix au salut d'un pays ingrat!

LVIII

Il était alors réduit à vivre de son seul talent. Il en avait préparé depuis longtemps le moyen secret par ses Mémoires posthumes, intitulés bizarrement Mémoires d'outre-tombe.

Ces Mémoires avaient été commencés par lui dès 1822, dans sa solitude de la Vallée-aux-Loups. On ne peut se dissimuler, en les lisant aujourd'hui, que saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau, dans leurs Confessions, ne lui aient servi de modèles, et qu'il n'ait espéré les surpasser, non-seulement par le charme du style, mais par l'intérêt de tout genre qui s'attache aux écrits des choses de son temps.

Tout le monde pensait de même à cette époque; mais ce fut précisément cette double espérance qui fut pour lui une double illusion et qui lui enleva le seul mérite de ces sortes de Mémoires, la naïveté et la vérité. La prétention n'en est que le masque: ce masque, au lieu de montrer un homme racontant simplement les pensées et les événements de sa vie, montre sans cesse un personnage en attitude de pose devant le lecteur, pour se faire admirer; voilà pour la naïveté, il n'y en avait point, il ne pouvait y en avoir, l'attitude est l'inverse de la nature, la volonté tue le génie: c'est de la naïveté de commande, c'est-à-dire de la naïveté voulue. Cette affectation se retrouve jusque dans la langue, qui est vieille et étudiée jusqu'à la contorsion, au lieu d'être abandonnée et confiante comme la langue qu'on se parle à soi-même dans ces notes du cœur ou dans ces confidences secrètes à Dieu ou aux hommes.

Je l'ai éprouvé moi-même en écrivant deux fragments en prose de ce genre: Raphaël et Graziella. Raphaël était mieux écrit, mais il tomba faute de naïveté et de vérité complète. Graziella, écrit d'après nature, resta le moins imparfait de mes ouvrages; il était moins beau, mais il était vrai.

Quant à l'intérêt que l'auteur prétend emprunter au récit des choses de son temps, les Mémoires sont un cadre trop étroit pour un siècle; ils ne peuvent donner que les généralités et les aperçus dont l'effet est trop fugitif et trop rapide pour le lecteur.

Les seuls Mémoires d'une grande époque, c'est l'histoire. Bien qu'écrivain non comparable à M. de Chateaubriand, M. Thiers est mille fois supérieur à lui dans ses récits. L'historien est le seul poëte des grands hommes.

LIX

Les Mémoires d'outre-tombe, où M. de Chateaubriand avait prétendu enserrer toute l'histoire de son temps, et se mettre sans cesse lui-même en scène, en équilibre, en opposition avec Bonaparte, n'eurent donc pas le succès que ses amis en avaient attendu.

Il en eut, par les souscriptions de ses partisans, garanties par quelques libraires, cinquante mille francs de rente viagère pour lui-même, et vingt-cinq mille francs de rente pour madame de Chateaubriand après lui.

Différentes circonstances pénibles amenèrent des réductions et des modifications à cet acte, et le revenu en fut successivement modifié et borné.

Son travail l'empêcha ainsi de tomber dans la misère, mais le laissa jusqu'à sa mort dans les difficultés de l'existence.

Il se réfugia alors dans un appartement obscur, au rez-de-chaussée de la rue du Bac, avec sa femme, son estimable secrétaire, M. Danielo, et quelques fidèles domestiques. Sa gloire, réduite à la voix d'un petit nombre d'amis, parmi lesquels on remarquait le publiciste de la République, M. Carrel, et le poëte du peuple, M. Béranger, lui formait la cour de la popularité impartiale; c'est là qu'il vécut et qu'il mourut, un jour de juin 1848, au bruit de la bataille que nous livrions dans les rues de Paris aux partisans insensés de la République de 1793. Cette bataille dura trois jours, les tumultes couvrirent son dernier soupir et empêchèrent la France d'entendre le bruit de l'agonie de son grand homme. Sa vieillesse seule l'aurait retenu dans l'inaction pendant cet accès de guerre civile; il n'aurait su à quel parti se rallier pour combattre avec lui; son amitié pour Carrel et ses adulations aux hommes de son bord l'auraient empêché de combattre les républicains; son légitimisme d'apparat l'aurait empêché de combattre avec les républicains patriotes et modérés; ses principes et ses goûts aristocratiques l'auraient empêché de combattre avec les meurtriers de tout ordre et de toute civilisation; sa soif de popularité l'aurait empêché de se prononcer contre la lie du peuple. Fatale condition des hommes qui, à force de vouloir plaire à tout le monde, se sont rendu toute action impossible! Adorateurs du vent, qui ne veulent que ses caresses et qui, quand la tempête s'élève, restent immobiles faute de pouvoir faire un choix; odieux aux vaincus, inutiles aux vainqueurs, suspects à tous et n'ayant plus qu'à mourir ou à se cacher aux mêmes dans leur coupable popularité; mais de conscience, point!

LX

Ainsi mourut Chateaubriand, sans qu'on pût dire pour qui il avait sérieusement vécu: nul ne perdit à sa mort, excepté le parti du talent, mais ce talent prodigieux n'avait été utile à personne.

Un cri d'admiration fut sa seule épitaphe; ce sera aussi sa seule postérité. C'est triste. Nous n'exigeons pas qu'un homme de lettres et un homme d'État, impliqués dans un même homme, compromette à tout propos son œuvre politique devant la multitude, par ses professions de foi philosophiques, téméraires et radicales, qui aliènent de lui la liberté et la raison d'une partie de son siècle. Non; ce serait intervertir l'esprit du siècle lui-même et remonter au symbole impératif d'un autre âge qui défendait de penser en religion, à moins de penser comme nous; cela ne serait ni raisonnable ni sensé, ce serait un retour au moyen âge. L'âge dans lequel nous vivons est une époque de doute, d'éclectisme et de transition, où tout le monde est convenu d'abriter sa conscience dans la liberté de croyance, de respecter dans les autres les dogmes auxquels nous ne croyons pas devoir adhérer nous-mêmes, laissant à Dieu de juger dans sa science universelle si ce que nous pensons de lui est plus ou moins digne de sa mystérieuse essence.

La religion vraie, la morale pure, la paix nécessaire entre les hommes sont au prix de cette franchise religieuse et tolérante qui laisse à chacun sa foi, sans prêter à personne des armes pour opprimer la foi d'autrui. Mais, si cette respectueuse tolérance est respectable, nous ne pouvons pas respecter de même l'affectation, plus ou moins suspecte, d'un écrivain qui arrive en France avec une profession de foi philosophique déjà imprimée, et qui, trouvant le gouvernement incliné, ainsi que son chef, à un culte d'État unique et dominateur, change à l'instant de note, déchire son livre philosophique et en compose sur-le-champ un autre d'après les principes opposés, et se pose en apôtre de ce qu'il venait d'apostasier. Or, on ne peut nier que telle fut la conduite de M. de Chateaubriand, lorsque, à son retour de Londres, il écrivit avec toutes les séductions de son génie personnel le livre du Génie du Christianisme, au lieu de l'Essai sur les Révolutions.

LXI

On répond: Mais vous interdisez donc à un écrivain le droit de se corriger et de penser le lendemain autrement qu'il ne pensait la veille? Non; nous ne disons pas qu'un tel homme soit coupable, mais nous pensons qu'il est légitimement suspect d'avoir changé par des motifs humains des opinions qui doivent être surhumaines, à moins d'être simulées.

C'est ce que les lecteurs du Génie du Christianisme eurent le droit de conclure, surtout en ne voyant pas éclater, dans la vie de ce Tertullien, les vertus chrétiennes dont il faisait profession dans son livre. On le considéra comme un déclamateur éloquent et habile, au lieu de le respecter comme un chrétien converti et convaincu. Dieu avait raison, mais les hommes n'avaient pas tort.

Il fut récompensé de son livre par Bonaparte qui le nomma d'abord secrétaire d'ambassade à Rome, puis ministre en Valais.

Il renonça à ces deux postes par des motifs purement humains; mais, peu de temps après, il chanta, dans son discours à l'Académie, un hymne à son prince et une malédiction à la Révolution, pour se faire pardonner la malédiction à la chose par l'hymne à l'empereur.

LXII

Je ne prétends pas soutenir, au reste, qu'à partir de cette époque de la publication du Génie du Christianisme, M. de Chateaubriand n'ait pas été un chrétien sincère dans la foi qu'il avait adoptée par cette magnifique et éclatante conversion littéraire. Non; je dis seulement que l'imagination splendide et complaisante de l'écrivain avait plus de part que la conversion et la conscience à cette foi; foi de bienséance plus que de sincérité, mais cependant point hypocrite. Il avait été élevé par une mère et par des sœurs chrétiennes; tout ce qu'il y avait de tendre dans son âme était chrétien. Ses premiers exils en Amérique, son émigration, ses misères, même en Angleterre, avaient été subis sous l'influence des sentiments chrétiens; les grands spectacles de la solitude, du ciel, de la mer, des forêts, des fleuves, des cascades, qui l'avaient frappé dans son voyage, étaient empreints de cette couleur; il les avait reflétés dans Atala et dans René, ses premières ébauches; il avait pensé, il avait rêvé en chrétien; sa haine même, si naturelle, contre les persécutions et les martyres des croyances de sa jeunesse leur avait donné quelque chose de tendre comme les souvenirs de la demeure paternelle, de sacré comme le foyer de ses pères; tout son cœur et toute son imagination étaient restés ainsi de la religion du Christ. Sans doute, à son arrivée en France et pendant son séjour à Londres, où il écrivait l'Essai sur les Révolutions, ses premières impressions s'étaient évaporées, et la philosophie de Voltaire, de J. J. Rousseau et de Volney avait déteint sur ses pensées, mais son âme n'avait pas été altérée jusqu'au fond par ces doctrines décolorées et froides qui désenchantent l'esprit sans attendrir le cœur; et, quand il rentra dans sa patrie, au milieu des ruines faites par l'incrédulité, et des efforts d'un gouvernement hardi et réparateur pour rattacher la France à ses anciens dogmes par des repentirs avoués et par des réconciliations politiques entre les armées et les autels, il ne lui fut pas difficile de renier le culte nouveau, qui n'était encore que doute, et de se rattacher aux douces habitudes de son imagination comme à d'anciens amis éprouvés avec lesquels on vient prier dans les mêmes temples et dans la même langue, après être rentrés sous les mêmes cieux.

C'est de cette date, en effet, que la foi volontaire et imaginaire de M. de Chateaubriand prit sur lui un ascendant auquel il céda sans résistance, et qui, si elle ne gêna nullement sa vie, ne lui permit plus de vaciller dans ses théories religieuses. «J'ai pleuré et j'ai cru,» avait-il dit dans la première phase du Génie du Christianisme. J'ai rêvé et j'ai cru, pouvait-il dire ensuite dans toutes les phases de sa vie; conduite commode pour un homme d'imagination et de passion qui, ne cherchant que le succès dans les lettres et le repos d'esprit dans les agitations du doute, se fait une couche complaisante dans ses habitudes, et se dit: Peu m'importe que j'aie vécu avec la vérité, pourvu que je sois mort avec l'unité, cette bienséance de la vie.

Mais la vie et la mort ne sont pas une bienséance, elles sont un acte de foi; on peut honnêtement dire: Je doute, mais je respecte. Aller plus loin, c'est mentir.

LXIII

La vie politique de M. de Chateaubriand ne fut plus, à dater de ce moment, qu'un jeu désespéré d'ambition; la correspondance qu'il entretint de Rome et de Londres avec sa nouvelle amie, madame Récamier, en est la preuve. Parvenu au but de ses désirs, qui était de renverser les libéraux modérés du ministère, pour créer et protéger un ministère de royalistes auxquels il prêterait son talent, puis, de le renverser ensuite et de se substituer seul à M. de Villèle, il semble d'abord ressentir ou affecter pour madame Récamier une passion de jeunesse sans mesure, qui n'a pour objet que de revenir de ses ambassades à Paris pour s'enivrer de sa passion équivoque auprès d'elle, dans la solitude et dans le désintéressement de son amour; puis, après le congrès de Vérone et sa nomination au ministère des affaires étrangères, d'autres passions moins platoniques paraissent le refroidir et l'éloigner de madame Récamier. Les excuses et les défaites interrompent à chaque instant cette correspondance. Madame Récamier s'aperçoit sans doute de cette éclipse, en devine les objets nouveaux, et, ne pouvant les éloigner de lui, se résout à s'éloigner elle-même.

On ne connaît que par les sourdes rumeurs des salons les noms, les aventures, les scandales, les déchirements de cette époque de sa vie; mais les faits et les demi-confidences parlent un langage qu'il est impossible de ne pas croire.

À la fin, madame Récamier, suivie par deux amis dévoués, Ballanche et Ampère, et par une jeune et charmante parente dont elle avait adopté l'enfance, part inopinément pour l'Italie, où elle passe deux ans.

Le ton de la correspondance est forcé, embarrassé, mais la correspondance subsiste toujours, pénible à lire, comme les désaveux d'une passion morte devant les reproches d'une passion immortelle.

Nous en connaissons les objets sans avoir le droit de les nommer. Les faiblesses des grands hommes n'ont pas de noms; leur caractère a des traces.

«Vous voyez bien que vous vous êtes trompée, écrivait M. de Chateaubriand à madame Récamier, ce voyage était très-inutile. Si vous partez, vous reviendrez au moins promptement, et vous me retrouverez à votre retour tel que vous m'aurez laissé, c'est-à-dire le plus tendrement, le plus sincèrement attaché à vous. Je suis bon à l'user; je ne me lasse jamais, et si j'avais plus d'années à vivre, mon dernier jour serait encore embelli et rempli de votre image.

«Mettez sur le compte de mon exactitude ce qui est l'effet de mes sentiments, c'est votre coutume d'être injuste. Malgré tout cela, vous reviendrez; vous ne serez pas même longtemps. Vous reconnaîtrez que vous vous êtes trompée. Le billet de vous que j'ai trouvé ici en arrivant m'a fait voir que la joie d'Amélie vous faisait une sorte de plaisir, et que vous repreniez un peu à la justice et à l'espérance. Croyez-moi, rien n'est changé, et vous en conviendrez un jour.

«Souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit sur le manuscrit.»

LXIV

De Paris à Lyon, de Lyon à Turin, les mêmes billets suivent madame Récamier sur la route de Rome, comme des adieux que la distance affaiblit et qui perdent de leur expression à mesure que la distance augmente. Elle n'y répondait que par de rares lettres dont l'accent n'avait plus que la langueur des regrets. Il est évident qu'elle se sentait à charge, qu'elle voulait éviter à son tour la contrainte et l'humiliation d'un changement si pénible en l'homme qu'elle avait aimé, et que le voile de l'absence et de la distance pouvait excuser aux yeux de leurs amis communs. Cela était d'autant plus nécessaire, que des affaires d'argent perdu dans des affaires de bourses étrangères avaient, disait-on, compliqué et aggravé des affaires de cœur entre M. de Chateaubriand et une des personnes, objet de ses nombreux attachements.

Les détails sont inconnus; mais, quand on lit les doux repentirs qu'il confesse lui-même dans sa correspondance secrète avec madame Récamier, les fautes de fidélité sont manifestes.

«Je veux racheter par ma vie entière les peines que je vous ai données pendant deux ans.»

Cette époque est triste, malgré le pardon généreusement accordé par madame Récamier. Tout se ressoude dans la vieillesse, excepté les cœurs brisés par les déchirements de l'affection. L'amour est un dieu sans miséricorde, parce qu'il est absolu.

LXV

Après ces jours d'égarement à la fois personnel et politique, madame Récamier passa deux ans en Italie. La correspondance entre elle et son infidèle adorateur fut quelque temps amère, puis froide, puis languissante, puis affectée.

Les événements politiques se déroulèrent et placèrent, comme nous l'avons dit, M. de Chateaubriand à la tête de la coalition des mécontents de tous les partis pour en former le parti de la ruine des royalistes.

Louis XVIII mourut en roi; Charles X fut quelques jours populaire. Chateaubriand profita de cette détente des opinions pour se réconcilier avec le roi nouveau et avec sa fortune évanouie. On ne lui marchanda pas les conditions. Il redevint ambassadeur à Rome avec toutes les faveurs pécuniaires qu'il put désirer.

Sa liaison avec madame Récamier redevint intime. Le pape mourut; il eut au conclave le succès que désirait la France: l'élection d'un souverain pontife modéré et royaliste.

Aucun ministère ne l'inquiéta en France. On ne semblait occupé qu'à se débarrasser de sa présence à Paris, pour éviter ses rivalités d'ambition qui auraient compliqué les difficultés du règne. Ce furent les belles années de sa vie publique, son exil victorieux, qui lui permettait d'accorder à ses ennemis des ministères une trêve honorable. Charles X ne l'aimait pas et ne songeait point à le rappeler à la tête des affaires, où il le croyait dangereux.

Il s'occupait à faire les honneurs de la France à Rome. M. de la Ferronnays, son ami, tenait le gouvernail des affaires étrangères, à Paris. Ce ministère neutre, et respecté des deux partis, servait de prétexte à Chateaubriand pour ne point ébranler les hommes du cabinet; mais M. de la Ferronnays étant tombé malade, les rivalités semblèrent près de renaître. Un ministère intérimaire de trois mois, sous M. Portalis, fut remplacé par le ministère du prince de Polignac, annonçant un coup d'État. M. de Chateaubriand donna sa démission et voulut parler au roi; le roi refusa de le recevoir. Les journées de Juillet emportèrent la monarchie et le monarque. Le flot de la révolution passa, comme de coutume, par-dessus la coalition qui l'avait provoquée.

La situation trompée fut embarrassante; ses compromissions trop éclatantes avec la légitimité lui rendaient impossible son adhésion au nouveau gouvernement. Ses professions de foi et d'amour à la liberté de la presse ne lui permettaient pas de s'unir à la déclaration de haine à la presse, prélude des ordonnances de Juillet.

Il resta seul. Qu'est-ce qu'être seul contre un peuple? C'est être ridicule ou fanfaron; son génie l'empêchait d'être ridicule, il ne lui restait que de vaines fanfaronnades royalistes; ou bien de s'allier avec les républicains alors impuissants et d'emprunter quelque fausse popularité à ses ennemis naturels. Où cela le conduisait-il? À de nouvelles inconséquences. Le silence eût été plus innocent et plus digne, mais sa nature lui interdisait le silence. Il s'était vanté de renverser à lui seul, avec sa plume, une révolution; il ne savait que la flatter.

LXVI

En 1844, les légitimistes imaginèrent de porter un défi impudent à cette révolution en passant avec éclat une revue de leurs forces à Londres: c'était la revue des ombres.

Y avait-il une folie comparable à celle d'un parti éclipsé qui ne pouvait présenter en ligne de bataille pour généraux que des avocats ou des hommes de lettres, et pour soldats que des enfants ou des vieillards, reste d'une noblesse émigrée, en suspicion à la masse du peuple? M. de Chateaubriand eut la faiblesse d'aller à Londres pour y recevoir quelques puérils hommages; il en revint plus seul que jamais.

Il reprit sa plume, et n'espéra plus que dans l'impossible. Sa réputation d'homme d'État finit avant lui. Il s'enferma dans un cénacle de vieillards avec madame Récamier, qui avait au moins la grâce de ne vénérer en lui que son immortalité vraie, c'est-à-dire le génie littéraire.

Elle lui avait pardonné les nombreuses infidélités de sa vieillesse, madame de Chateaubriand lui pardonna celles de tous les âges. Elle le traitait en enfant. Il la perdit un an avant sa propre mort. Ses jours à lui-même s'avançaient; l'ennui, cette maladie du génie fourvoyé, le punissait de toutes ses fautes; il avait simulé une mélancolie trompeuse dans sa jeunesse; une mélancolie vraie et découragée le rongeait. Sa foi était d'attitude, mais l'attitude ne console que le corps: il était très-malheureux. Il ne pouvait supporter la solitude dès que madame Récamier lui manquait; il ne devait qu'à elle les heures de diversion qu'elle lui ménageait dans ses journées; sa bonté de femme lui servait de génie: la bonté est le véritable génie des femmes supérieures.

Quoi qu'on ait dit d'elle, la nature ne l'avait pas faite à moitié, elle avait l'esprit de son âme, et cette âme était digne d'habiter un si beau corps.

LXVII

Enfin la mort vint, à près de quatre-vingts ans, dénouer doucement cette vie si mémorable et souvent si coupable de ce grand homme. Le 4 juillet, nous apprîmes qu'elle était finie. Dans un autre temps, c'eût été un événement national, mais le bruit qu'il avait trop adoré couvrit l'émotion publique par une émotion plus personnelle à la nation.

Avec madame Récamier, il n'y eut autour de lui, dans sa maison solitaire, que quelques amis de la dernière heure qui jouissaient de leur fidélité à la mort. Cette mort fut douce et silencieuse comme le moment où l'âme confiante dans la miséricorde se jette avec tremblement dans le jugement de Dieu.

Il avait préparé depuis longtemps un sépulcre à part pour sa dépouille mortelle dans un rocher, espèce d'écueil à l'extrémité d'une presqu'île, à Saint-Malo. S'il ne pouvait y voir sa patrie, sa patrie pouvait l'y voir. Il y est pour toujours. Il a mérité des reproches, mais il a mérité surtout un immortel souvenir de la France.

Ce ne fut pas un de ses grands hommes, mais il était fait pour l'être. Ce qu'on pense et ce qu'on écrit est la meilleure partie de ce qu'on fut; le reste ne dépend pas de nous. La nature lui donna plus que la fortune; et s'il eût été vertueux, le pays aurait reconnu en lui une de ses plus resplendissantes renommées.

Comme pensée, il peut rivaliser avec avantage les premières grandeurs littéraires de la langue: Bossuet, né dans des circonstances plus simples, n'eut pas plus de solennité, il n'eut qu'à se mettre au service d'une religion sans doutes et d'une monarchie sans limites; il fut le courtisan de Dieu et du roi. L'un lui donna le respect du peuple, l'autre l'obéissance de la cour; mais sa philosophie fut d'un enfant. Il ne vit que par son style; ôtez le style, il ne reste que l'architecte du sophisme; on est obligé, en lisant, de le reconnaître pour un immense lettré, mais non pour un véritable grand homme. Nul ne s'aviserait d'apprendre la philosophie historique à ses enfants, d'après la généalogie de la maison de David sur une montagne de l'Idumée. Le centre du monde est partout où souffle l'esprit de Dieu. Bossuet prend pour borne milliaire de la route infinie des siècles un rocher stérile de Sion; la famille humaine n'est que la race de Melchisédech. Il a construit le poëme sacerdotal de la Judée, il l'a pris pour l'histoire universelle. Admirez le poëte, mais ne donnez au philosophe qu'un crédit d'admiration. Cette théocratie de Bossuet est la secte de Juda, elle n'est pas l'histoire du monde. La vraie grandeur, celle de la vérité, manque à ce philosophe.

Fénelon, son disciple et son martyr, chante une philosophie plus humaine; c'est le poëte des chimères, le genre humain ne subsisterait pas un jour sous les lois qu'il rêve de lui donner. Ses songes charmants, mais en contradiction avec la nature, font sourire les sages, moitié d'admiration, moitié de pitié. Il est doux, mais puéril comme un enfant qui conte ses fables à sa mère; on l'aime, mais on ne le croit pas.

Pascal est un fou qui raille spirituellement des fous comme lui; il écrit bien sa langue, mais nul ne se soucie de le lire; les jésuites et les jansénistes ne sont déjà plus.

Voltaire s'amuse du genre humain sans l'instruire. Le genre humain est autre chose qu'une comédie et qu'un conte. Le sérieux, et par conséquent le religieux, manque à son génie. L'éternelle plaisanterie est une insulte au sort de l'homme. On risque de se moquer de Dieu en raillant son œuvre, le ridicule peut toucher au blasphème. Voltaire est parfait dans sa prose ou dans ses facéties en vers, mais on craint de rire de soi-même en riant avec lui; le dernier mot de toute chose n'est pas un éclat de rire, c'est un acte d'adoration; une moquerie n'est pas la sagesse; tout détruire n'est rien fonder.

Voltaire, en disparaissant, laisse l'univers moral en ruine.

LXVIII

Jean-Jacques Rousseau est celui des écrivains français auquel Chateaubriand aspire le plus à ressembler dans sa jeunesse; il a des larmes dans le style; sa sensibilité lui fait illusion, il la prend pour la vertu et pour la vérité. Il tente dans le Génie du Christianisme de faire une réaction contre son modèle. Il prend l'attendrissement pour la conviction, ce n'est pas cela: le sophisme, quelque larmoyant qu'il soit, n'en est pas moins sophisme. Il touche, il charme, mais il ne persuade pas. Il laisse un beau livre, mais point de doctrine; c'est un Jean-Jacques Rousseau retourné. Plus tard, il tâche de refaire les Confessions de Rousseau dans ses Mémoires posthumes; mais la naïveté vraie du philosophe génevois lui manque; elle s'évanouit à force de travail sous sa plume, et les Mémoires d'outre-tombe ne sont que la caricature des Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

Malgré les vices des Confessions, qui sont l'immoralité et le cynisme, on aime mieux un fou sincère qu'un sage prétentieux; Chateaubriand, dans le travail de sa vie, est vaincu par Jean-Jacques Rousseau dans le travail de dix-huit mois. Le cerisier de Thonon vivra plus que le château de Combourg; mais, au Vicaire savoyard près, toutes les autres œuvres de Chateaubriand sont très-supérieures comme style à Jean-Jacques Rousseau. Au lieu du démocrate inquiet, envieux et petit, on sent dans le gentilhomme breton l'aristocrate à cheval sans rivalité comme sans bourgeoisie, maniant sa pensée comme son épée, foulant aux pieds les choses mesquines et abordant les grandes avec la magnanimité du génie. On peut reprocher à M. de Chateaubriand beaucoup de vices, mais il y a trois qualités qu'il est impossible de lui refuser: l'originalité, la nouveauté et la grandeur. Dites de lui tout ce que vous voudrez, mais vous ne lui contesterez pas d'avoir été l'Ossian de la France dans ses conceptions américaines, telles qu'Atala; d'avoir apporté au vieux continent quelque chose de la sève, sinon réelle, du moins imaginaire, du nouveau monde, et enfin d'avoir été grand comme ses déserts, ses forêts, ses fleuves, et d'avoir retrouvé pour ainsi dire la solitude de l'âme humaine, cette puissance de sentir et de penser seul devant la nature et devant Dieu! C'est le prophète de l'isolement, le patriarche des forêts; c'est à ce don de la solitude de son génie qu'il a dû, dès ses premiers ouvrages, la sauvage immensité de ses conceptions et l'infinie tristesse de ses images: la mélancolie est née avec lui dans la littérature française. Un mot de lui détache l'âme de tout ce qui la gêne ou la préoccupe ici-bas, et jette aux choses mortelles l'éloquence sans réplique du mépris. Dieu seul reste grand dans son style, et quelque ombre de cette grandeur divine reste attachée à l'écrivain lui-même et le rend grand comme lui.

Je défie de prononcer le mot de grandeur sans que l'image de Chateaubriand s'élève à l'instant dans votre âme. C'est son caractère, il est grand, parce qu'il est religieux; il est grand, parce qu'il est éloquent; il est grand, parce qu'il est triste; il est grand, parce qu'il est poëte! Laissez dire et passer les pygmées qui le raillent ou qui le nient. Il est grand comme le géant des pensées; ils ne lui mesurent pas l'orteil; ils rient, mais il pleure, lui; et, comme le rire est fugitif et que les pleurs sont éternels, les rieurs passent et le pleureur demeure.

Il est de plus possédé d'un éternel ennui. L'ennui est le mal du génie; c'est l'état des grandes âmes; c'est la sensation du vide dans l'homme. Plus l'homme est grand, plus grand est le vide, plus il est impossible de le remplir, excepté par la vertu ou par l'amour; aussi, voyez comme ce vide est vaste en lui; il croit le combler par la gloire, il l'acquiert jeune et elle lui laisse un profond ennui; il passe à la politique, à l'ambition même coupable, la politique et l'ambition le laissent plus ennuyé que jamais; de rien à une ambassade, ennui; d'une ambassade au ministère, ennui; d'un ministère à une révolution, des Tuileries à Gand en 1815, ennui; de Gand à Rome au retour, ennui; de Rome à Londres, ennui, ennui toujours; il s'impatiente et croit s'en défaire par ses vices; il se met à attaquer ce qu'il a défendu, il renverse ce qu'il a construit; il triomphe, et l'ennui triomphe avec lui; il redevient royaliste et recherche une popularité équivoque, mais il est vaincu, et l'ennui de son impuissance le ressaisit pour la dernière fois; il s'adresse à la plus belle des femmes, et croit aimer; mais l'ennui est plus constant que l'amour; il se livre tard aux voluptés de la jeunesse, l'ennui l'obsède; il revient repentant à la femme aimée, puis il meurt à la fin d'ennui. L'ennui est la maladie de Chateaubriand, il en vit et il en meurt; mais cet ennui infini est son caractère et son génie, ôtez-le lui, il n'y a plus qu'un homme heureux; mais il n'était pas fait pour le bonheur: il eût demandé avec larmes des larmes à Dieu; oui, il eût pleuré pour obtenir la gloire des douleurs.

LXIX

Tel fut exactement cet homme du dix-huitième siècle, plus grand que son siècle, mais plus croyant que lui.

Il dut y avoir à la fin du paganisme des hommes supérieurs, d'abord chrétiens, puis ramenés aux dieux de leur jeunesse par la poésie de l'Olympe et par la facilité d'un vieux culte rétabli; flottant d'une religion à l'autre, écrivant tantôt pour la nouvelle, tantôt pour l'ancienne foi de Rome, et mourant héroïquement comme Julien l'Apostat, en lançant au ciel le reproche terrible où le doute retentit à travers ces âges: «Tu as vaincu, Galiléen!»

Ce qui avait vaincu dans Chateaubriand, c'était le monde. Le culte de la renommée avait été au fond son vrai culte, il n'avait adoré que lui. On conçoit ce culte quand on le compare aux petitesses qui l'entourent.

Voltaire et Jean-Jacques Rousseau n'étaient plus; Mirabeau, Danton, Vergniaud avaient joué leur vie contre leurs doctrines et l'avaient perdue. Il ne restait qu'un homme, démenti vivant à toutes les théories, debout, l'épée à la main, sur toutes les ruines. Il commença par le saluer et par le servir; puis il en devint jaloux et l'outragea; puis il assista à sa chute et le traîna dans la boue; puis il s'assit sur son tombeau et le grandit quand il n'eut plus à le craindre; puis il se compara ridiculement à lui et le reconnut pour frère dans la gloire. C'était absurde.

Il y a des grandeurs de deux natures: celle de la plume et celle de l'épée sont égales peut-être, mais jamais semblables; elles ne doivent pas s'assimiler: l'une agit sur les choses, l'autre sur les âmes. L'action est du domaine des choses mortelles, rapide, troublée, incomplète, imparfaite comme elles; la pensée est idéale, pure, complète, parfaite comme l'idée. Celui qui les pèse dans la même balance ne les comprend pas: César est un monde, Cicéron un autre: pour être juste envers tous deux, il ne faut pas les comparer.

LXX

Le premier de ses ouvrages fut l'Essai sur les Révolutions, dont nous avons parlé; on pourrait mieux le qualifier: Essai sur Chateaubriand lui-même.

Il est évident qu'il se cherche et s'examine, en effet, dans ce livre du doute; mais les plus belles pages du Génie du Christianisme sont tirées de ce livre. Ce n'est pas un livre d'incrédulité, c'est un livre de recherches, une espèce de Montaigne moderne appliqué à de plus graves sujets.

Atala vint ensuite et commença ses prodigieux succès. Cette œuvre n'était pas entièrement nouvelle; elle ne valait pas le Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, ce livre parfait, où la poésie des tropiques sert de cadre à la religion et à la sensibilité de l'Europe; mais les couleurs américaines et le contraste du délire de la nature amoureuse des forêts sauvages avec les rigueurs de l'ascétisme chrétien en font un tableau à part dans la littérature de cette époque; c'est le catholicisme espagnol vu à travers les ombres terribles des horizons transatlantiques d'un nouveau monde.

Le dessinateur est exagéré sans doute, mais le peintre est le Salvator Rosa des forêts et des fleuves. La femme meurt, et Chactas en reste stupéfié pendant sa longue et triste vie.

L'Allemagne produisait dans ce même temps, dans le roman de Werther, par Gœthe, le roman du désespoir et du suicide. Atala était le roman de l'espérance et de l'immortalité; c'était la séve nouvelle qu'un jeune émigré chrétien était allé chercher sous les lianes des forêts vierges, pour rajeunir une littérature épuisée en Europe et lui rendre la vitalité de la nature. On ne peut rien comparer à l'explosion de ce style en 1800. Elle ressemble à l'éclosion nocturne de ce palmier du désert qui fleurit une fois tous les cent ans et qui remplit les déserts du parfum qu'on ne respire pas deux fois dans sa vie; le monde en demeure ivre quelque temps et s'en ressouvient toujours.

Quelques esprits secs, jaloux, et chicaneurs avec leurs propres sensations, essayèrent de rire et de nier; mais les larmes prévalurent, et elles écrivirent le nom de Chateaubriand en traits de splendeur et de feu dans tous les cœurs jeunes. La royauté littéraire tressa pour son front une couronne de fleurs inconnues qui ne se flétrit plus. Son nom resta consacré du premier coup.

Nous qui devions bientôt naître, nous naquîmes de lui: volontairement ou involontairement, nous fûmes ses disciples.

Lamartine.

FIN DU CLXIVe ENTRETIEN.
Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.

CLXVe ENTRETIEN
CHATEAUBRIAND
(SUITE)

LX

Après Atala, il publia dans le Génie du Christianisme le court épisode romanesque, poétique et religieux de René.

René est, selon moi, le plus accompli de ses ouvrages, s'il n'en est pas le plus irréprochable. C'est un frère qui aime à son insu sa sœur, et qui en est aimé.

L'ombre de l'inceste était une ombre néfaste à répandre sur cet amour, même vaincu. La religion en triomphe: Amélie se précipite dans un monastère; René ou Chateaubriand s'embarque et vogue, désespéré, vers l'Amérique.

Il revient et la trouve morte, voilà tout; mais c'est écrit par Chateaubriand; le mystère ajoute à l'amour. Jamais ces deux prestiges mêlés ne composèrent un tel breuvage pour des imaginations malades. La France littéraire n'a pas deux pages aussi enivrées. L'homme qui a osé les écrire fut plus et moins qu'un homme en les dictant, il fut le martyr du ciel et de la terre; il faut chercher son nom et ne pas le prononcer, comme celui de la passion ineffable devant l'ineffable feu du désir et les ineffables larmes de l'expiation.

LXI

Quant au Génie du Christianisme, nous en avons dit notre pensée; c'était tout, moins la conversion.

Un parti l'adopta, l'autre le répudia. Le style seul fut unanimement admiré, mais l'admiration n'est pas de la foi. La foi y manquait, elle n'était pas remplacée par le luxe des expressions; c'était de l'admirable dorure, ce n'était pas de l'or. Les chrétiens sincères ne s'y trompèrent pas, la rhétorique seule le regarda et le regarde comme un monument de la langue.

Chateaubriand partit peu de temps après pour son pèlerinage en terre sainte; c'était une croisade à lui tout seul; elle ne parut sincère qu'aux adorateurs du Tasse: imitation sans portée de la chevalerie du quatorzième siècle par l'homme qui, trois ans auparavant, avait écrit à Londres l'Essai sur les Révolutions; mais son style charma ses ennemis même.

Il traversa rapidement la Méditerranée et un coin du Péloponèse pour évoquer dans une phrase magnifique Léonidas sur les ruines de Sparte, Argos et Athènes.

Nous avons été nous-même surpris, quelques années après, à Smyrne, du peu de sérieux que M. Fauvel et les antiquaires européens, qui se souvenaient de son passage, attachaient à ses prétendues recherches dans leur domaine; il ne cherchait que la renommée de savant en débris de toutes les antiquités, il commentait quelques textes de Spon ou des vieux voyageurs, et il passait à d'autres catacombes, rapportant de Jérusalem quelques bouteilles de l'eau du Jourdain, où les moines du couvent m'assurèrent qu'il n'avait même pas été. Je ne sais que croire à cet égard; la description qu'il fait du fleuve et de son lit est si peu exacte, qu'elle peut laisser quelques doutes à ceux qui, comme moi, l'ont suivi de l'œil, du pied du Liban jusqu'à la mer Morte. Quoi qu'il en soit, il passa quelques jours enfermé dans le couvent des Pères de terre sainte à Jérusalem, et copia sur les monuments sacrés de cette ville de longs itinéraires qui grossirent le nombre de ses pages et l'autorité de ses volumes; puis il revint à Carthage, d'où il rentra par l'Espagne en France.

LXII

Son Itinéraire eut un prodigieux succès; c'était la gloire moissonnée à vol d'oiseau par un homme de génie sur les sites consacrés du monde: les gens de lettres y trouvaient des phrases mémorables; les chrétiens, des dévotions exemplaires; les savants, des textes sacrés; tout le monde, des descriptions pittoresques achevées, et l'intérêt qui s'attachait alors aux navigations d'un homme célèbre embellies par un écrivain supérieur. C'était la grande flatterie de l'antiquité adressée à tous les partis qui veulent être adulés, assez de vérités pour être intéressant, assez de mensonges pour orner le vrai, et surtout assez d'élégance et de perfection de langage pour enchanter tous les lecteurs. Voyager ainsi, c'est cueillir les fleurs de la terre; mais, pour les offrir au monde, il faut les rassembler en gerbes, où chaque couleur, en contraste avec l'autre, présente un tableau brillant ou touchant aux yeux.

Tout voyageur est un peintre. Le plus parfait des écrivains devait être le plus parfait des voyageurs. Chateaubriand avait été l'un et l'autre. Le monde fut charmé, et l'Itinéraire à Jérusalem fut et demeure son chef-d'œuvre. Sa renommée fut achevée, il ne lui resta qu'à décroître.

LXIII

Mais tout homme dans les arts prétend toujours monter un peu plus haut que son talent. Chateaubriand, malgré l'élévation du sien, ne fut pas exempt de cette illusion: le chef-d'œuvre idéal du temps où il écrivait était le poëme épique; il en portait le germe et l'ambition dans son sein.

On ne savait pas encore alors que le chef-d'œuvre était un livre original, prose ou vers: pour être original, il faut être vrai, non pas vrai seulement selon les autres, mais vrai selon soi. La vérité selon soi, c'est la sincérité. Quiconque n'est pas sincère n'est pas et ne peut pas être original.

Homère fut sincère dans son temps, car les fables de l'Olympe étaient réputées vraies par tout l'univers grec et même égyptien. Il lui suffisait de les chanter et on les croyait. Du temps de Virgile, on en croyait encore une partie. L'Odyssée et l'Énéide étaient des hymnes populaires; le Ramayana, dans l'Inde, était un texte de la religion de la contrée. Du temps de Dante, bien que les crédulités populaires du poëte toscan fussent mêlées aux cynismes populaires de Florence et de Pise, le fond était ignoble, mais vrai pour les rues de ces villes. Le Tasse, plus tard, mêlait avec génie les vérités du catholicisme, religion nouvelle du monde, aux fables divines ou infernales de son époque. Enfin, de nos jours, les mystères de la rédemption étaient vrais pour Klopstock, le barde allemand de la Messiade, racontée en vers sublimes par ce poëte mystique de la rédemption.

Ce furent là les derniers chantres de poëmes épiques que le monde moderne pût lire, car leurs lecteurs ou leurs auditeurs y croyaient sincèrement avec eux; mais l'âge épique passait avec eux. Le raisonnement s'introduisait dans les croyances, et le poëme épique disparaissait de nos habitudes littéraires.

On pourrait appliquer la poésie chrétienne aux plus sublimes définitions de Dieu, aux plus hautes vérités morales dont le christianisme est la sanction et la source, parce que tout le monde y croit; mais on ne pouvait avec bonne foi raconter sur l'enfer ou sur le paradis les histoires imaginaires de Dante ou du Tasse que tout homme doué de quelque imagination pouvait inventer comme eux. Or, comme l'enfer et le paradis sont essentiellement compris, comme les deux pôles du monde extérieur, dans le poëme épique dont l'universalité est le caractère, le poëme épique fut anéanti; on ne put remplacer les merveilles réelles que par les chimères que l'homme de talent chercha à faire croire aux peuples, c'est-à-dire le merveilleux de Dieu par le merveilleux des hommes, et ce merveilleux de caprice n'était plus que merveilleux de fantaisie; il n'avait plus de sanction que la poésie de l'imagination et plus de vérité que la vraisemblance.

Les poëmes de chevalerie, tels que ceux d'Arioste en Italie, et de parodie, tels que ceux de Voltaire en France, succédèrent aux poëmes sérieux. Milton seul, avec son poëme du Paradis perdu, exploita l'ancienne poésie religieuse, et encore ce fut le poëme littéraire plus que le poëme religieux. L'époque était passée.

LXIV

Chateaubriand crut, comme un enfant, que le poëme épique pouvait renaître et conquérir un renom impérissable à son auteur, pourvu qu'il eût un grand talent; il oublia du même coup le fond qui était la foi, et la forme qui était le vers, forme idéale et parfaite du langage humain.

Il trouva un beau sujet: la lutte du christianisme naissant et du paganisme mourant; l'un persécuteur par habitude, l'autre conquérant par le martyre, au confluent des deux doctrines.

C'était bien le sujet de poëme le plus poétique qu'on pût présenter aux hommes. Mais, pour en faire un poëme épique transcendant, il y fallait la foi préexistante du monde; et dans l'exécution, il fallait le vers, qui donne au langage plus de prestige et au sens plus d'autorité.

Si Chateaubriand eût été un grand poëte au lieu d'être un grand prosateur, et s'il eût conçu son poëme rationnel sur les vérités les plus acceptées de son siècle, en morale, en politique, en religion; s'il eût vulgarisé quelque vérité nouvelle, pleine de Dieu, comme elles le sont toutes, et qu'il eût popularisé et divinisé ces vérités par un style en vers digne de Dieu et des hommes, il est à croire que le genre humain posséderait un poëme épique de plus, et la France un véritable et immortel poëte épique.

Mais il n'éleva pas sa pensée si haut et il ne lui imprima pas un vol si saint; il n'aspira pas à révéler à l'univers une masse de réalités nouvelles et à ramener à Dieu un chaos d'esprits égarés, pour commenter et adorer son nom. Il pouvait être créateur, il ne fut que copiste; il s'imagina élever par la perfection du style la copie au niveau de l'original, il se sentit capable d'élever le poëme en prose au-dessus du Télémaque, la première des copies de ce genre: en copiant une copie en prose, il crut égaler Homère et consacrer son génie à la postérité. On ne peut concevoir comment un esprit aussi juste et aussi puissant put se faire une telle illusion d'amour-propre; mais enfin il se la fit et il écrivit à tête reposée le poëme d'Eudore et de Cymodocée. Ce fut son écueil.

LXV

Mais cet écueil fut émaillé par lui de paysages pittoresques, de tableaux enchanteurs et variés, de portraits variés, de scènes pieuses, empruntées aux deux religions, d'invocations aux deux muses de la plus gracieuse et de la plus sublime éloquence, et des morceaux de prose poétique les plus achevés.

Le public ravi y fut un moment trompé; il crut que la religion chrétienne avait produit son fruit littéraire, et que l'homme du christianisme allait faire oublier l'Homère de l'Olympe, mais cette séduction du talent ne fut pas longue; on reconnut bientôt que l'enfer sans terreur et le paradis sans espérance n'étaient que des parodies sans réalité des enfers et du paradis païens, mille fois moins intéressants que ceux de Virgile et d'Homère, car ils étaient sans foi; cela ressemblait à tous ces enfers et à tous ces cieux dont les peintres modernes barbouillaient les dômes des églises en imitant ridiculement Michel Ange, et où la perfection des contours ne produisait pas même l'illusion de la réalité.

Le martyre de la jeune vierge chrétienne et du héros converti amenait la catastrophe et rendait l'univers chrétien. On s'étonnait qu'un si vaste résultat fût produit par une si mince machine poétique, et que le prophète du dix-huitième siècle n'eût pas inventé pour changer le monde quelque chose de plus neuf et de plus grand que la rêverie d'un enfant de chœur, en l'honneur de la croix de son Dieu, au bruit des cantiques sacrés et au parfum de l'encens évaporé du saint sacrifice.

Ce livre tomba comme conception à ce niveau; il n'en resta qu'un petit nombre de pages merveilleusement écrites çà et là, et recueillies comme des exemples de rhétorique. Tel fut le sort de ce roman d'Eudore et de Cymodocée, épitaphe des prétentions du génie humain à ressusciter le poëme épique dans un siècle où il n'y avait plus de foi que dans le raisonnement des âmes pieuses et dans l'avenir des idées fortes. Le poëme épique avait suivi le convoi des fables mortes; il n'appartenait à personne de les faire revivre.

Le poëme épique littéraire pouvait peut-être prolonger un moment l'illusion de son existence par quelque chef-d'œuvre de langue, que les hommes, comme les Romains du temps d'Auguste, liraient comme ils lurent Virgile, sans croire à ses miracles, mais en croyant à son génie; mais, pour cela, il fallait que l'ouvrage fût écrit en vers, et en vers tellement inimitables que la perfection de la forme fît oublier l'imperfection du sujet. Or Chateaubriand, qui avait reçu de la nature tant de dons du talent, n'avait pas reçu ce complément de ces qualités qu'on appelle le don des vers. C'est l'inspiration, l'inspiration qui est à la langue ce que l'explosion est à la pensée, c'est-à-dire la force et la soudaineté intérieure du sentiment qui le fait jaillir en feu et en flamme dans une harmonie divine qui subjugue à la fois du même coup l'auditeur et le poëte. Ce don, comme tous les dons parfaits, est un mystère que les hommes n'ont jamais pu se donner, parce qu'ils n'ont jamais su le définir. Ni Démosthène, ni Cicéron, ni Machiavel, ni Bossuet, ni Fénelon, ni Mirabeau, ni les premiers des écrivains ou des orateurs dans toutes les langues antiques ou modernes, qui ont essayé d'atteindre à cette perfection du langage humain, n'ont jamais pu y parvenir; ils n'ont laissé après eux dans leurs œuvres que des débris de leurs tentatives, témoignage aussi de leur impuissance; cela est plus remarquable encore dans les orateurs qui semblent se rapprocher davantage encore des poëtes par la force et par la soudaineté de la sensation; aucun d'eux n'a pu dérober une strophe à Pindare ou dix vers à Homère, à Virgile, à Pétrarque, à Racine, à Hugo; il semble qu'ils vont y atteindre; mais, au dernier effort, la force leur manque, ils échouent, ils restent en arrière, ils ne peuvent pas, le pied leur glisse, ils se rejettent dans la prose, ils se sentent vaincus. Moi-même, très-indigne que mon nom soit prononcé après de pareils noms, moi qui n'oserais pas me comparer comme écrivain en prose à M. de Chateaubriand, je lisais, il y a peu de jours, dans un critique célèbre de mon temps, quelques lignes où mes vers avaient l'avantage sur sa prose, et j'en étais non pas convaincu, mais frappé. Voici ce que dit M. Sainte-Beuve dans sa belle étude littéraire intitulée Chateaubriand:

LXVI

Il commence par comparer la belle image du cygne dans Chateaubriand à l'image du même oiseau qu'il trouve dans les premières Méditations poétiques. L'image en prose de Chateaubriand est admirable; nous regrettons de ne l'avoir pas en ce moment sous les yeux pour la citer. Puis, voilà la même en vers.

«L'image du cygne, dit M. Sainte-Beuve, est dominante, elle y est comme perpétuelle.

Ah! qu'il pleure, celui dont les mains acharnées,
S'attachant comme un lierre aux débris des années,
Voit avec l'avenir s'écrouler son espoir!
Pour moi, qui n'ai point pris racine sur la terre,
Je m'en vais, sans effort, comme l'herbe légère
Qu'enlève le souffle du soir.

Le poëte est semblable aux oiseaux de passage
Qui ne bâtissent point leurs nids sur le rivage,
Qui ne se posent pas sur les rameaux des bois;
Nonchalamment bercés sur le courant de l'onde,
Ils passent en chantant loin des bords; et le monde
Ne connaît rien d'eux que leur voix.

«Ce n'est pas là de l'imitation, c'est de l'émulation. Nobles poëtes, pourquoi tous deux n'avez-vous pas justifié jusqu'au bout votre emblème, sans jamais ternir votre blancheur?

«Plus on a aimé les poëtes sous cette forme idéale qu'ils nous ont donnée d'eux-mêmes, plus on regrette qu'ils ne l'aient pas réalisée en tout dans leur vie, et qu'ils se soient tant mêlés ensuite à la poussière et aux bruits de la terre. Mais l'homme ne veut pas mourir; et quand le chant sublime l'abandonne avec la jeunesse, il essaye de changer la clef, et il recommence sur un mode inférieur une cantate, encore harmonieuse, s'il se peut, dans tous les cas moins aimable.»

Cette dernière phrase fait allusion, dans M. Sainte-Beuve, à l'ambition politique qu'il suppose et qu'il déplore dans M. de Chateaubriand et dans moi. J'ai clairement montré que l'ambition n'était pas mon mobile en 1848, que le salut de mon pays était mon unique pensée. Si j'avais voulu être nommé dictateur par soixante départements ou par la France entière, je n'avais qu'à laisser partir cinq ou six amis dévoués, chargés de dire: «Nommez Lamartine, il accepte.» Je fis le contraire et je fus nommé dans treize départements à la presque unanimité. J'avais le sentiment vrai que mon nom trop nouveau ne pouvait pas rallier assez puissamment la France, et que, pour lui donner de l'autorité, il aurait fallu le fortifier par quelques victoires politiques qui n'étaient pas dans mon programme, à moins qu'elles ne fussent dans la nécessité, non de mon ambition, mais de la république des honnêtes gens en France. Je ne briguai donc pas un titre au pouvoir; je le rejetai avec peine, en n'étant pas compris et en me faisant une multitude d'ennemis que mon désintéressement mécontentait et qui ne me l'ont point encore pardonné. Nous connaissons quelqu'un qui m'accuse aujourd'hui et qui ne se souvient pas de l'enthousiasme qui le soulevait alors pour moi au delà des limites. Quant à moi, je n'ai pas partagé envers moi-même l'enthousiasme qu'il avait alors. J'ai tâché d'être juste; était-ce modestie, était-ce justice? Je crois que c'était l'une et l'autre; dans tous les cas, ce n'était pas ambition. Le présent le prouve.

LXVII

«À propos de la mort de son père, Chateaubriand exprime la même idée que j'ai exprimée sur l'immortalité que la mort grave sur nos traits comme l'empreinte d'une grande vision.

«Un autre phénomène, dit-il, me confirma dans cette haute idée. Les traits paternels avaient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet étonnant mystère ne serait-il pas l'indice de notre immortalité? Pourquoi la mort, qui sait tout, n'aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d'un autre univers? Pourquoi n'y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l'éternité?»

«Lamartine a repassé sur cette grande idée dans le Crucifix. Elvire meurt:

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