Cours familier de Littérature - Volume 28
De son pieux espoir son front gardait la trace,
Et sur ses traits frappés d'une auguste beauté
La douleur fugitive avait empreint sa grâce,
La mort sa majesté.
.............
Et moi, debout, saisi d'une terreur secrète,
Je n'osais m'approcher de ce reste adoré,
Comme si du trépas la majesté muette
L'eût déjà consacré!
«Ailleurs Chateaubriand dit en prose:
«L'antique et riante Italie m'offrit la foule de ses chefs-d'œuvre. Avec quelle sainte et poétique horreur j'errais dans ces vastes édifices consacrés par les arts à la Religion! Quel labyrinthe de colonnes! quelle succession d'arches et de voûtes!...»
«René ne fait autre chose que tracer ici (et c'est sa gloire d'avoir été le premier à le concevoir et à le remplir) l'itinéraire poétique que tous les talents de notre âge suivront; car tous, à commencer par Chateaubriand lui-même, qui n'exécuta que plus tard ce qu'il avait supposé dans René, ils parcourront avec des variantes d'impressions le même cercle, et recommenceront le même pèlerinage: l'Italie, la Grèce, l'Orient. Lamartine, dans cette belle pièce de l'Homme où il faisait la leçon morale à lord Byron, a dit:
Hélas! tel fut ton sort, telle est ma destinée.
J'ai vidé comme toi la coupe empoisonnée;
Mes yeux, comme les tiens, sans voir se sont ouverts;
J'ai cherché vainement le mot de l'univers;
J'ai demandé sa cause à toute la nature...
.............
Des empires détruits je méditai la cendre;
Dans ses sacrés tombeaux Rome m'a vu descendre;
Des mânes les plus saints troublant le froid repos,
J'ai pesé dans mes mains la cendre des héros;
J'allais redemander à leur vaine poussière
Cette immortalité que tout mortel espère.
Que dis-je? suspendu sur le lit des mourants,
Mes regards la cherchaient dans des yeux expirants;
Sur ces sommets noircis par d'éternels nuages,
Sur ces flots sillonnés par d'éternels orages,
J'appelais, je bravais le choc des éléments.
Semblable à la Sibylle en ses emportements,
J'ai cru que la nature, en ces rares spectacles,
Laissait tomber pour nous quelqu'un de ses oracles.
J'aimais à m'enfoncer dans ses sombres horreurs.
.............
Mais un jour que, plongé dans ma propre infortune,
J'avais lassé le ciel d'une plainte importune,
Une clarté d'en haut dans mon sein descendit,
Me tenta de bénir ce que j'avais maudit, etc.
«Le ton de la pièce change à partir de ce moment, et le poëte entre dans la sphère qui lui est propre. Il y a de la sérénité chez Lamartine, même dans ses moins beaux jours, jamais chez René. Lamartine engendre la sérénité, il la crée même là où il n'y a pas lieu; René engendre l'orage!
«Prenez le René réel, ôtez-lui ce léger masque chrétien que M. de Chateaubriand lui a mis tout à la fin pour avoir droit de le faire entrer dans le Génie du Christianisme, revenez au pur René des Natchez, et la pièce de Lamartine pourra s'adresser à lui non moins justement qu'à lord Byron.»
M. Sainte-Beuve nous compare de nouveau dans notre peinture de l'Isolement.
«Voici Chateaubriand en prose:
«La solitude absolue, le spectacle de la nature me plongèrent dans un état impossible à décrire; sans parents, sans amis, pour ainsi dire, seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme un ruisseau d'une lave ardente; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence: je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future; je l'embrassais dans les vents; je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers.»
«C'est juste l'Isolement de Lamartine, toujours avec la différence des complexions et des natures:
Que le tour du soleil ou commence ou s'achève,
D'un œil indifférent je le suis dans son cours;
En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se lève,
Qu'importe le soleil? je n'attends rien des jours.
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts:
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire;
Je ne demande rien à l'immense univers.
Mais peut-être, au delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux.
Là je m'enivrerais à la source où j'aspire;
Là je retrouverais et l'espoir et l'amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour!
Que ne puis-je, porté sur le char de l'Aurore,
Vague objet de mes vœux, m'élancer jusqu'à toi!
Sur la terre d'exil pourquoi resté-je encore?
Il n'est rien de commun entre la terre et moi.
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir se lève et l'arrache aux vallons;
Et moi je suis semblable à la feuille flétrie:
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons!
«Ce dernier cri est presque un écho fidèlement répété: «Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie...» Mais René a plus d'énergie que Lamartine et que tous les Jocelyns du monde quand il continue en ces immortels accents:
«La nuit, lorsque l'aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu'à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j'aurais eu la puissance de créer des mondes. Ah! si j'avais pu faire partager à une autre les transports que j'éprouvais! Ô Dieu! si tu m'avais donné une femme selon mes désirs; si, comme à notre premier père, tu m'eusses amené par la main une Ève tirée de moi-même... Beauté céleste! je me serais prosterné devant toi, puis, te prenant dans mes bras, j'aurais prié l'Éternel de te donner le reste de ma vie.»
«On retrouve là, adouci à peine, le cri de Chactas dans la forêt, le cri d'Eudore tenant Velléda sur le rocher.
«René, dégoûté de tout, est décidé à en finir avec la vie, à mourir. C'est alors qu'Amélie reparaît. Je n'insisterai pas sur cette dernière moitié du récit. Je remarquerai seulement qu'ici René obtient un peu ce qu'il désire: il voulait un beau malheur, en voilà un. Sa vie jusque-là, son état moral se composait d'une suite de désenchantements sans cause précise: désormais il a son accident singulier entre tous, son fatal mystère. Il a quelque raison de se dire: «Mon chagrin même, par sa nature extraordinaire, portait avec lui quelque remède: on jouit de ce qui n'est pas commun, même quand c'est un malheur.» Et plus loin: «Je ne sais ce que le ciel me réserve, et s'il a voulu m'avertir que les orages accompagneraient partout mes pas.»
Plus loin encore, M. Sainte-Beuve compare la magique description de Naples, dans les Martyrs, à des vers de moi sur le même paysage:
«Tous ceux qui ont vu Naples et qui se sont bercés au golfe de la Sirène salueront ici la divine peinture. J'ai dit que M. de Chateaubriand, dans le partage de l'Italie, occupait plutôt Rome, et qu'il laissait Naples à Lamartine; mais ici les voilà rivaux, et Lamartine a eu besoin encore de toute la mélodie de son vers pour n'être point effacé par le prosateur qui le devance. Dans cette belle pièce du Passé à M. de Virieu (je ne veux pas tout citer, je ne veux donner que la note):
Combien de fois près du rivage
Où Nisida dort sur les mers,
La beauté crédule ou volage
Accourut à nos doux concerts!
Combien de fois la barque errante
Berça sur l'onde transparente
Deux couples par l'Amour conduits,
Tandis qu'une déesse amie
Jetait sur la vague endormie
Le voile parfumé des nuits!
«N'est-ce pas juste le même motif que dans ce couplet de Chateaubriand-Eudore: «Attendre ou chercher une beauté coupable...?» Et encore, toutes ces stances célestes sur Ischia:
Maintenant sous le ciel tout repose ou tout aime:
La vague, en ondulant, vient dormir sur le bord;
La fleur dort sur sa tige, et la nature même,
Sous le dais de la nuit, se recueille et s'endort.
Vois: la mousse a pour nous tapissé la vallée;
Le pampre s'y recourbe en replis tortueux,
Et l'haleine de l'onde à l'oranger mêlée,
De ses fleurs qu'elle effeuille embaume mes cheveux.
À la molle clarté de la voûte sereine
Nous chanterons ensemble assis sous le jasmin,
Jusqu'à l'heure où la lune, en glissant vers Misène,
Se perd en pâlissant dans les feux du matin...
«C'est divin de mélodie, mais c'est plus vague de contour et plus amolli de ton que Chateaubriand dans la même peinture. Le paysage de Naples n'est pas si noyé, l'horizon n'est pas si vaporeux que le font paraître à la longue les vers de Lamartine. Il y a la netteté dans la suavité.»
On sent que M. Sainte-Beuve préfère ici la force de la prose de Chateaubriand à la mollesse de la poésie de Lamartine; mais c'était de mollesse qu'il s'agissait dans ces deux peintures. S'il s'était agi de force, nous l'aurions renvoyé à la dernière des Méditations, le Suprême Verbe.
La dernière comparaison entre cette prose accomplie et cette poésie imparfaite, mais naturelle, donne un caractère à part à l'égarement de Velléda:
«Jamais, seigneurs, je n'ai éprouvé une douleur pareille. Rien n'est affreux comme de troubler l'innocence...» Ces paroles d'Eudore font sourire: c'est plutôt douceur que douleur qu'il veut dire; il n'en est pas de comparable, pour ces grandes âmes de héros ou d'archange déchu, au plaisir de troubler un jeune cœur, et, mieux qu'une Ève encore, une Marguerite innocente. Qu'on se rappelle la mort de la jeune Napolitaine dans les Harmonies (le Premier Regret):
Mon image en son cœur se grava la première,
Comme dans l'œil qui s'ouvre au matin la lumière;
Elle ne regarda plus rien après ce jour;
De l'heure qu'elle aima, l'univers fut amour!
Elle me confondait avec sa propre vie,
Voyait tout dans mon âme; et je faisais partie
De ce monde enchanté qui flottait sous ses yeux,
Du bonheur de la terre et de l'espoir des cieux.
..............
Ainsi, quand je partis tout trembla dans cette âme;
Le rayon s'éteignit et sa mourante flamme
Remonta dans le ciel pour n'en plus revenir;
Elle n'attendit pas un second avenir,
Elle ne languit pas de doute en espérance,
Et ne disputa pas sa vie à la souffrance:
Elle but d'un seul trait le vase de douleur,
Dans sa première larme elle noya son cœur,
Et, semblable à l'oiseau, moins pur et moins beau qu'elle
Qui le soir, pour dormir, met son cou sous son aile,
Elle s'enveloppa d'un muet désespoir,
Et s'endormit aussi, mais, hélas! loin du soir...
«Elle est morte pour lui, dit Sainte-Beuve, c'est dommage. En attendant, poëte, cela lui fait plaisir; il y rêve avec complaisance, et, s'il laisse tomber une larme, c'est pour la faire éclore en une adorable élégie,—ce qui serait pourtant plus adorable encore, si un accent très-sensible de fatuité ne la gâtait pas.»
LXVIII
Je n'accuse pas l'intention du critique, dont la bienveillance est évidente dans toutes ces comparaisons du poëte en prose avec le poëte en vers; mais il se trompe bien en voyant dans cette élégie involontaire du Premier Regret l'ombre de fatuité. Voici comment elle fut écrite quinze ans après la mort de la pauvre Graziella.
J'étais à Paris en 1827; c'était un dimanche d'été. Le jour était long: ma femme entra dans ma chambre et me pria de l'accompagner aux vêpres de Saint-Roch. J'entrai avec elle dans l'église pleine de musique et d'encens. Pendant qu'elle s'avançait près du chœur, je m'assis contre un large pilier du temple, et je laissai errer mes regards au bruit d'une psalmodie plaintive; sur les murs de l'édifice, un tableau, signé de Lécluse, était suspendu au-dessus de ma tête contre le pilier qui était à ma gauche. Ce tableau d'assez poétique intention, mais d'exécution médiocre, représentait une vierge en tunique blanche qu'on vient chercher dans son sépulcre; mais, à la place de la morte, on ne trouve qu'un lit de fleurs dont les gerbes fraîchement nées semblent répandre dans le cercueil merveilleux des parfums et des ivresses du ciel.
Ce tableau me rappela la fille d'Ischia que j'avais tant aimée et qui était morte de son amour, quelque temps après mon départ de Naples. Je ne m'étais jamais pardonné cette dureté de cœur tant déplorée et tant punie. Combien, en effet, n'aurais-je pas été plus heureux dans la suite de mes jours agités, si j'avais cédé à ses larmes et aux miennes, repris mes vêtements de jeune pêcheur à la margellina, épousé celle que j'aimais, et continué avec elle, dans cette simple famille de camilleurs, l'existence où j'avais trouvé le bonheur? Cette pensée me revint et me plongea pendant une heure dans des regrets qui ressemblaient à des rêves. Je m'y livrai bientôt sans résister, et j'écrivis sans plume dans mon cœur les strophes de cette élégie que M. Sainte-Beuve appelle céleste, et qui n'était que le retentissement harmonieux et déjà lointain d'une douleur vraie. L'office fini, je rentrai, muet et mélancolique, à la maison, et je m'enfermai dans une chambre pour écrire ces vers tout faits dans ma tête.
LXIX
Comme je finissais de les écrire, on m'amena des visiteurs que je connaissais à peine, mais que j'aimais déjà sans tenir compte des opinions politiques qui devaient bientôt après nous réunir, puis nous séparer, pour nous réunir encore. C'était M. Thiers et son ami M. Mignet, beau jeune homme, qui devait suivre fidèlement son ami dans la vie, mais sans affronter les mêmes orages; ils s'assirent, et, voyant sur ma table des lignes inégales annonçant des vers, ils me demandèrent de leur en lire quelques-uns. Je les leur lus sans difficulté, mais non sans que ma voix entrecoupée leur révélât l'émotion très-vive dont j'étais encore agité. Ils me parurent très-émus eux-mêmes, et ils se retirèrent en silence comme des hommes dont le cœur avait été trop vivement touché pour qu'ils pussent continuer l'entretien sur le ton léger et futile qu'ils avaient en le commençant. Quant à moi, je restai attendri et mélancolique le reste du jour.
Voilà le récit vrai de l'espèce de fatuité un peu barbare que Sainte-Beuve m'attribue en composant ces vers. Et toi, allée solitaire du jardin du Luxembourg, séparé alors du jardin fruitier des Capucins par un mur à hauteur d'appui du jardin de Catherine de Médicis, ne te souviens-tu pas des larmes amères et contenues dont j'arrosai tes dalles un jour où je lisais seul le dernier Adieu de Graziella, et où Sainte-Beuve, que je rencontrai par hasard, fut étonné de mes larmes mal essuyées et me demanda vainement la cause de ma tristesse. Je ne la lui dis pas et nous nous séparâmes. Voilà encore une fois cette fatuité ostentatoire qu'il m'attribue! Voilà comme le critique se trompe, surtout quand il veut avoir plus d'esprit que la nature. Défions-nous des hommes d'esprit qui entendent malice à la nature! Nous risquerions de calomnier même les larmes; l'homme sensible en cache plus qu'il n'en montre.
LXX
Quant à la faculté d'écrire les vers, Chateaubriand ne l'avait pas reçue plus que Voltaire; la poésie, dans sa vraie forme sérieuse (le vers), excepté la poésie badine, ne leur était pas naturelle. Le drame de Moïse, par Chateaubriand, ne fut qu'une imitation impuissante de Racine; il fit admirer, comme le paon, les découpures et les couleurs savantes de ses ailes, mais il ne s'en servit pas. La beauté du vers, comme toutes les autres beautés, est un mystère. On ne sait pas pourquoi ils sont nécessaires à la vraie poésie: moi-même qui ai plaidé contre eux, je ne le sais pas, mais je le sens. Ce n'est pas parce qu'ils disent plus de choses que la poésie en prose, ils en disent moins, les belles pages de Chateaubriand contiennent autant et plus de sens que les plus belles pages de vers; ils n'en disent pas plus, mais ils le disent mieux.
Je me suis souvent figuré que les plus belles pages de la langue, prose ou vers, étaient celles qui possédaient en elles le plus d'éléments de durée ou d'immortalité, et que ces éléments de durée étaient, on ne sait pourquoi, plus réunis dans les vers que dans la prose; en un mot, que le vers était plus immortel que la prose: pourquoi cela encore? Je ne le sais pas; mais, de même que certains éléments matériels possèdent, à formes égales, plus de vie et de durée que d'autres, et sont mieux faits par le Créateur pour résister au temps; de même, entre le vers et la prose, il y a la même différence qu'entre le marbre statuaire ou le bronze et la terre dont l'artiste construit sa statue. La forme est la même, mais la durée ou l'immortalité sont différentes.
La boue est destinée à vivre quelques jours, le marbre dure à jamais. Le sentiment que le sculpteur a de cette vérité influe à son insu sur la perfection de son travail.
Ainsi que je l'ai dit une fois en poésie moi-même:
Mais le vers est de bronze et la prose est d'argile.
Je présume que c'est là le secret de cette supériorité. Si ce n'est pas cela, je ne puis le découvrir.
Voltaire, lui aussi, le sentait. Je me souviens d'un passage de lui, moitié plaisant, moitié sérieux, dans une de ses lettres à Condorcet, à propos du drame en prose qu'il avait en mépris, et dont Diderot le menaçait:
«Quant aux barbares qui veulent des tragédies en prose, dit-il à Condorcet, ils en méritent: qu'on leur en donne, à ces pauvres Welches, comme on donne des chardons aux ânes! Cela passera, etc., etc., etc.»
LXXI
Revenons au rôle religieux de Chateaubriand.
La France, qui suait le sang sur l'échafaud de la Terreur depuis trois ans, et qui avait horreur et peur d'elle-même, cherchait à retrouver son équilibre et son ordre matériel dans la force de ses armes et dans la pacification de ses doctrines. Un véritable grand homme qui eût paru alors, le glaive dans une main, la modération dans l'autre, pouvait lui apporter la raison, la force et la paix; c'était une de ces époques où la dictature des soldats et la dictature des législateurs peuvent s'unir pour reconstituer un grand peuple; mais, il faut le reconnaître, la France, qui est le pays des armes, du génie et de la gloire, n'est pas le pays de la raison. Ses excès sont tous des passions ou des repentirs.
Les excès en tout sont la nature de la France, les réactions sont sa loi; Bonaparte, son héros, fut un despote; Chateaubriand, son écrivain, fut un apôtre peu convaincu du passé; l'opinion publique, leur pondérateur naturel, au lieu de les contenir l'un et l'autre, les encouragea; elle poussa l'un à l'empire, l'autre au treizième siècle: la conquête pour diplomatie, le concordat pour liberté religieuse, furent les deux pôles du gouvernement des soldats et du gouvernement des consciences. On eut des victoires au lieu de droit, et des cérémonies au lieu de culte: le Génie du Christianisme y joignit le prestige de l'imagination et entraîna tout. Chateaubriand fut l'éloquent corrupteur du bien même; il ne se borna pas à assurer la liberté des âmes, il voulut leur asservissement. Les mœurs le secondèrent, et il alla, comme ambassadeur, porter lui-même à Rome le funeste présent qu'il avait obtenu du gouvernement de son pays. Voilà son début politique. Les temples furent remplis, les consciences, les unes favorisées, les autres opprimées, beaucoup vides; la révolution raisonnable avait été poussée jusqu'à la persécution, on la ramena jusqu'à la vengeance.
LXXII
Après l'insuccès des Martyrs, Chateaubriand dit adieu à la littérature et à la polémique religieuse. 1814 vit paraître la diatribe envenimée de Buonaparte et des Bourbons. Chateaubriand fut, dans cette brochure, le précurseur de la vengeance du monde contre l'oppression de l'Europe. Il prit le premier rang parmi les ingrats; il le prit aussi parmi les calomniateurs de l'infortune méritée, en calomniant même Bonaparte dans le récit mensonger de ses violences manuelles de Fontainebleau vis-à-vis du pape Pie VII.
Il fit une seule bonne brochure après 1815, la Monarchie selon la Charte. C'était la raison ramenée au service d'une monarchie nécessaire. Tout le reste de ses écrits politiques, d'ambition ou de circonstance, est mort avant lui, et ne méritait pas de vivre. C'était le style affecté du vieux français mal ressuscité pour donner au français une apparence de naïveté par le cynisme. Sa fortune ayant été compromise par son ambition inquiète en 1821, il mit en loterie son domaine de la Vallée-aux-Loups, à mille francs le billet. On ignorait alors la loi économique par laquelle la réduction du prix des billets augmente le nombre des souscripteurs. Il comptait sur le nombre de ses partisans dans l'aristocratie. Les ministres, ses ennemis, n'osèrent pas lui refuser l'autorisation; mais il fut trompé, il n'eut que trois souscripteurs, parmi lesquels M. Lainé, comme hommage, non aux opinions, mais au génie. M. Lainé refusa de reprendre l'argent de son billet. Mathieu de Montmorency acheta généreusement la dépouille de son ami. Chateaubriand n'avait rien fait encore pour le salut de son pays, mais il avait immensément fait pour sa gloire; la France fut ingrate: c'est son habitude; il ne s'adressait pas à un parti, comme les amis de Foy en 1829, ou de Laffitte en 1830. Tout hommage à un homme, qui n'est pas une insulte à un autre, ne réussit pas parmi nous. Nous n'aimons que la générosité haineuse qui, sous prétexte d'honorer un homme illustre, en déshonore un autre plus justement illustre que lui. Chateaubriand se tut, mais il ressentit l'injure au fond de son âme. On peut croire que la démocratie, qu'il servit de mauvaise grâce depuis ce jour-là, profita plus tard de cette faute capitale de l'ingrate aristocratie. L'homme est homme, il pardonne, mais il n'oublie pas. C'est sa faiblesse, mais c'est son droit.
LXXIII
Les Bourbons, qui durent en grande partie à Chateaubriand leur chute fatale, en 1830, ne lui durent qu'un grand service: la guerre d'Espagne. Malgré ce qu'en dirent les libéraux parlementaires du temps, cette guerre fut une grande et heureuse audace, digne d'un homme d'État. Les Bourbons, chefs de cette maison, ne pouvaient, sans déshonneur, voir la monarchie d'Espagne s'avilir et tomber, sans lui tendre la main. L'honneur, pour la monarchie consanguine, n'est pas seulement une décoration, c'est un devoir. Chateaubriand le sentit et osa faire de cette convenance, un dogme politique. Il rallia par là l'armée française à la maison des Bourbons, et fit rentrer la gloire sous ses drapeaux. C'était une grande idée toute simple; les peuples la comprirent. Ils comprirent peu les idées mixtes qui se refusent aux imprudences héroïques: le salut des circonstances douteuses où les Bourbons délibéraient. M. de Villèle penchait visiblement du côté de l'inaction, M. de Chateaubriand entraîna tout vers la guerre, et le dieu des projets généreux lui donna raison; la dernière grande action de la race de Louis XIV fut son ouvrage. On ne peut l'oublier, il perdit les Bourbons, mais il les illustra.
LXXIV
Voilà sa carrière d'homme d'État; quant à sa carrière d'homme de lettres, elle est beaucoup plus difficile à analyser; elle tient à son génie. La première question à résoudre est celle-ci:
Eut-il du génie?
Ce génie fut-il honnête dans l'usage qu'il en fit? Non.
Ce génie fut-il juste? Non.
Ce génie fut-il grand? Oui. Moins grand cependant que s'il eût été toujours honnête, vrai, juste, et que sa grandeur eût été aussi honnête, aussi vraie, aussi juste dans le sens qu'il fut magnifique dans l'expression; mais il eut du génie; il en eut même plus qu'aucun écrivain de son pays et de son temps.
Nous avons répondu que le génie ne fut pas toujours honnête. Était-il parfaitement honnête d'écrire l'Essai sur les Révolutions en 1799 et d'écrire le Génie du Christianisme en 1800?
Était-il vrai de vanter la révolution dans ses opinions et dans ses tendances aujourd'hui et de brûler ensuite ce livre pour qu'il ne se levât pas contre lui dans une carrière nouvelle, pour que ses amis ne pussent pas lui reprocher l'ombre d'une apostasie?
Était-il juste enfin, en politique, d'imaginer des lois inhumaines (immanis lex) contre la liberté de la presse, en 1819, et de professer ensuite la liberté illimitée de la presse, c'est-à-dire l'anarchie et la démagogie de la pensée la plus téméraire, dont Chateaubriand affecta le dogme, quand la versatilité de ses intérêts le poussait à se déclarer chef de l'opposition aux Bourbons?
Non, il ne fut ni honnête, ni vrai, ni juste, ni moral dans l'usage de son génie. Benjamin Constant, le plus inconsistant des hommes, eût-il eu ce génie, n'en aurait pas fait un autre usage. Mais il lui fallait un pont, fût-il aussi mince et aussi tranchant que le pont de Mahomet, pour passer avec bienséance de M. de Bonald à Carrel, et de M. de Marcellus à Béranger, de la monarchie à la république. La liberté illimitée de la presse fut ce pont. Il le franchit sans s'inquiéter de ce qui était au delà! Était-ce d'un esprit juste et d'un sens droit? Fabriquer et vendre de la poudre dans tous les carrefours d'une capitale, est-ce une condition de la sécurité publique? Nous l'avons éprouvé en 1848, par nécessité temporaire d'une révolution où toutes les lois anciennes étaient abolies; mais une émeute violente en sortait exactement tous les quinze jours, et la sagesse du peuple tenait lieu de loi pour réprimer la démence du peuple. Était-ce à cette lutte armée d'un dictateur contre un autre que M. de Chateaubriand voulait conduire son pays? C'était un homme de magnanime témérité, armé d'une assez puissante imagination pour se faire illusion à soi-même. Voilà la vérité.
LXXV
Mais son génie était grand, quoiqu'il fût loin d'être irréprochable. À ses premières publications, les hommes s'aperçurent qu'il n'était pas comme les autres hommes. L'instinct leur révéla que le grand style perdu depuis Bossuet, qui l'avait trouvé dans la Bible, était retrouvé dans les forêts du nouveau monde. Il n'y était pas pour les Américains, peuple qui n'a que la grandeur de l'espace et la philosophie du lucre; peuple sans ancêtres, pour lequel le passé n'existe pas, peuple brutal qui ne croit qu'à ce qu'il touche; mais il y était en germe dans l'immensité des œuvres de sa nature, non encore épousée par les hommes nouveaux. C'est de cette union des hommes nouveaux usés par la civilisation avec la nature sauvage que devait naître la nouvelle Bible de l'humanité. Chateaubriand était le prophète gigantesque et mystérieux. Il ne savait pas lui-même quel vent l'y poussait; c'était le souffle du vieux monde; c'était l'instinct mâle de la génération des choses cherchant comme la virginité des mers, des forêts, des solitudes pour y déposer la semence fécondante des langues mûres et rajeunies. Il respira un moment cette atmosphère amoureuse des terres virginales, il y déposa son génie, et Atala, René, le Génie du Christianisme naquirent. Un nouveau prophète revint en Europe, apportant ces prodiges de parole. Chateaubriand paraît avec eux comme un météore; il ne sort d'aucune école, il est lui. Ne lui cherchez ni père ni mère, il est le fils du désert, l'enfant trouvé dans les forêts. Il ne sait d'où il vient, et tout le monde le regarde; il ignore quelle langue il parle, et toute la terre l'écoute. On fait silence à ses premiers balbutiements. Le vieux siècle expirant dans les convulsions s'étonne et se sent rajeuni.
Les lignes ébauchées dans Atala et dans René sont, dès le premier jour, une révolution littéraire. Elles éteignent seules le bruit d'une turbulente révolution en Europe. Aussi, voyez comme ce nom remplace tous les autres, même celui de Voltaire, le dictateur de l'intelligence universelle; à peine s'en souvient-on encore, et il vient seulement de mourir au seuil des temps qu'il a créés. Ce jeune homme, cependant, ne faisait que de naître, personne ne lui avait rien appris, il n'était d'aucune école; à peine, avant de quitter Paris, avait-il causé avec quelques hommes médiocres du dernier siècle pour lesquels il affectait un culte: Ginguené, Esménard, Chênedollé, un peu Fontanes, Parny et à peine Chénier. Il regardait comme une rare fortune quelques vers plus que médiocres de lui pour lesquels il s'enorgueillissait d'avoir obtenu, par les complaisances de l'amitié, une place au Mercure, le recueil des naissances et des sépultures du temps. Il les emportait dans sa valise comme des certificats de gloire et des augures d'immortalité.
Il débarque, il voit, avec le regard du génie qui embrasse tout d'un coup d'œil, l'ébauche des États-Unis; il méprise tout et passe; il prétend, mais rien n'est plus douteux, qu'il a vu Washington, leur seul grand homme, pauvre, accusé, abandonné par ces démocrates rois de l'ingratitude, et qu'une servante lui a ouvert son parloir. Il va de là avec un guide d'aventure visiter une troupe de sauvages et de sauvagesses, bohémiens du désert, qui dansent aux sons de la pochette d'un musicien français.
On voit qu'il s'amuse à faire à loisir la caricature de deux peuples dans une scène de cabaret. De là il va jusqu'à la cataracte du Niagara, ce qui est plus douteux encore, car il ne tente pas même, lui si parfait descripteur, de décrire ce miracle des eaux, mais ce qu'il imagine est mieux que ce qu'il décrit; il rêve des amours sauvages et des mélancolies de solitude. Il revient avec ces ébauches dans l'esprit. C'est lui-même qui rapporte ses notes à son pays.
LXXVI
Aussi voyez comme, à ses premières lignes, tout se bouleverse dans la littérature de la France et de l'empire! On dirait qu'un nouvel instrument musical fait résonner ses sons dans les concerts de l'esprit; on croit entendre les soupirs du vent dans les roseaux, les secousses du vent d'orage dans les vastes cimes des forêts, les chutes des cataractes dans les abîmes, les éclats de la foudre entre les rochers, et quelque chose de plus pathétique encore, les battements intimes du cœur, les frissons de l'âme, le suintement des larmes à travers la peau, et les cris muets de la tristesse humaine cherchant en vain des mots pour dire ses angoisses. Alors tout se tait dans la vieille langue; nul ne cherche à imiter l'inimitable; les uns ricanent par envie, les autres pleurent par sympathie, tous s'émerveillent en écoutant; la note grave est retrouvée dans les langues modernes, et ce jeune inconnu a sonné sans le savoir le sursaut du monde. Voilà l'effet universel et inspiré d'en haut de Chateaubriand.
C'est la Bible des derniers temps; il n'y a plus qu'une voix dans la nature, un homme grand nous a parlé.
LXXVII
Il était grand en effet, la grandeur était son nom: grand, parce qu'il s'était soustrait aux efféminations féroces d'une révolution qui ne savait que vociférer et tuer; grand, parce qu'il cherchait Dieu dans les ruines, comme le prophète soufflant sur le charbon mal éteint pour y rallumer l'étincelle à la lueur de laquelle il devait découvrir et lire le nom de l'Incréé; grand, parce qu'il était triste comme Job après la visite de ses amis. Il avait découvert que le fond de la vie est la tristesse, que le génie vrai est la mélancolie, fille et sœur de la résignation. Il était né triste, parce qu'il était né profond, comme les autres naissent gais, parce qu'ils sont légers. La raison des choses est la tristesse, parce que la souffrance et la mort sont le chemin et le but final de tout dans ce monde. Cette vérité d'instinct chez lui, d'expérience chez nous, est la seule démontrée. Quiconque ne comprend pas la tristesse ne comprend pas ce monde des larmes. La définition de l'univers, c'est la douleur d'être né, qui contient la douleur de mourir. Ajoutez-y la douleur de vivre sur cet océan d'ignorance et d'incertitude, sur cet infini du doute, qui est le supplice de la vie.
Il s'était réfugié de bonne heure dans la seule pensée, triste aussi par sa grandeur, inexplicable, à laquelle tout aboutit, mais qui est, elle-même, un mystère, pour en expliquer un autre, Dieu; il était religieux par mélancolie; par là, il était grand comme sa pensée.
Mais il était grand aussi par le mépris qu'il portait à la terre, et par la noblesse et l'aristocratie de sa nature. C'était un aristocrate de tempérament; ce qui était petit lui faisait horreur, il dédaignait le démocrate. Ses bassesses, ses œuvres, ses vulgarités, ses colères, ses férocités, ses supplices même, dont il avait été témoin et victime par sa famille, et par son père, et par sa mère, morte innocente en prison, en punition d'être née noble, lui avaient donné un dégoût haineux contre les mœurs de cette race, qui ne sentait alors sa grandeur qu'en faisant sentir sa terreur. Cette haine du vulgaire faisait partie de sa grandeur; sa physionomie même et son goût pour la solitude le trahissaient aux regards intelligents. Les démocrates l'adoraient de loin; ils devinaient en lui, car il avait trop d'orgueil pour l'avouer, un contempteur de leur nature. Sa grandeur dédaignait de se faire accepter par eux, elle s'imposait. Quand il voulut se venger ou se faire craindre, il prit lui-même les vices de la démocratie. C'est alors qu'il écrivit contre Bonaparte ces calomnies auxquelles il ne croyait pas; c'est alors qu'il écrivit contre M. Decazes, le plus doux des hommes, cette phrase suspecte et terrible à propos de l'assassinat du duc de Berri: Les pieds lui ont glissé dans le sang. Être démocrate alors pour lui, ce n'était que descendre. Mais l'aristocratie était son sang; il était né grand. Volontairement ou involontairement, on sentait sa race; on put le haïr, on ne put le mépriser. L'aristocratie du style confessait en lui l'aristocratie de la nature. Il n'était pas né pour être un tribun de la multitude, mais pour être le roi des lettrés d'une époque.
LXXVIII
On pourra lui contester beaucoup des qualités qui concourent à former un génie accompli et à laisser de lui une idée digne de la mission d'un de ces hommes que la postérité relève après leur malheur ou leur mort.
Il ne fut point assez honnête pour être offert en exemple à l'avenir.
Il chercha à briller plus qu'à servir.
Il eut l'idée juste et la conduite fausse.
Il affecta des passions, des affections et des haines qu'il n'avait pas.
Il eut un rôle dans sa vie politique, au lieu d'une conviction, et il en changea souvent.
Il fut à lui-même sa première pensée: toutes les fois qu'il y eut à choisir entre sa patrie et lui, il ne songea qu'à lui-même; il prit le décorum pour l'honneur, et l'honneur pour la vertu.
Tel fut l'homme, plus acteur que citoyen.
Malgré le nombre et l'éclat de ses images, il ne fut pas poëte. Le mystère qui donne à l'écrivain le droit de dire: Je chante, lui manqua; il ne fit jamais que parler et écrire, le chant inspiré faillit sur ses lèvres.
Mais, à cela près, il eut tous les talents qu'on peut emprunter à la terre, et que le ciel ne donne pas directement et mystérieusement à l'espèce humaine.
Et il eut même ces talents divers à un degré qui se fait reconnaître de lui-même, qui devient sa conscience dans l'âme d'autrui, qui réfute toutes les critiques, qui renverse toutes les jalousies et qui fait dire à tout un siècle: Il est grand!
Cette exclamation d'un siècle est le sceau du génie.
Il fut et il restera le plus grand écrivain de la France dans un siècle où tout était muet, mais où tout allait renaître.
Il fut à lui seul notre renaissance.
L'avenir portera son nom.
Soyez grand, et moquez-vous du reste; vous êtes immortel.
FIN DU CLXVe ENTRETIEN.
Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du Four-St-Germain, 43.
CLXVIe ENTRETIEN
BIOGRAPHIE DE VOLTAIRE
I
Voltaire, poëte, historien, philosophe, est l'homme le plus universel de l'Europe au dix-huitième siècle; l'universalité est surtout le caractère de son génie.
L'antiquité, sous ce rapport, ne peut lui comparer qu'un seul homme, Cicéron. Ces deux écrivains ont à eux seuls occupé l'espace de tout leur siècle; ils ont tellement confondu leur nom avec le nom même de leur patrie qu'on ne peut dire Cicéron sans que Rome tout entière se présente à l'imagination du lecteur, et qu'on ne peut dire Voltaire sans que la France apparaisse avec toutes ses grandeurs littéraires, tous ses talents et tous ses défauts, à l'esprit de l'Europe.
Ces deux hommes universels, Cicéron et Voltaire, ont d'autant plus de rapports entre eux que l'un et l'autre ont été plus que des poëtes, des écrivains, des orateurs; ils ont été des hommes dans toute l'acception du mot, c'est-à-dire qu'ils ont agi en même temps qu'ils ont écrit ou parlé, et qu'ils ont participé, dans une proportion immense, l'un au grand mouvement des choses romaines par l'éloquence, l'autre au grand mouvement de l'esprit humain par la littérature et par la philosophie actives du monde moderne.
Quoique leurs talents, aussi supérieurs chez l'orateur romain que chez le poëte et le prosateur français, fussent d'un ordre très-différent, ils se ressemblent plus qu'on ne pense par ces trois caractères de leur génie: la justesse, l'universalité et l'action. À ce titre, je n'ai jamais pu penser à Cicéron sans penser à Voltaire, et je n'ai jamais pu lire Voltaire sans penser à Cicéron. À un autre titre encore, ils se rappellent sans se ressembler: c'est par la vaste et longue influence qu'ils exercèrent sur leur pays et sur le monde. Ce sont deux conquérants pacifiques qui ont planté le drapeau de leur langue et de leurs idées bien au delà des limites de leur nation et de leur langue. Universels par leur gloire, ce sont les César et les Alexandre de la littérature; ils ont asservi de vastes provinces de la pensée humaine. Cicéron vivant fut égorgé par ses ennemis politiques; Voltaire mort fut assassiné dans sa mémoire et traîné mille fois par son nom aux gémonies des ennemis de la philosophie et de la renommée; ce sont encore deux ressemblances entre les deux destinées de ces deux grands hommes. Le temps de la justice et de l'apothéose est venu pour Cicéron, le temps de l'impartialité n'est pas venu et ne viendra pas de plusieurs siècles encore pour Voltaire. Essayons de le devancer en présentant ici un portrait véridique du philosophe français.
II
François-Marie Arouet naquit à Châtenay, petit village des environs de Paris, le 20 février 1694. Il ne prit qu'à vingt-cinq ans le nom de Voltaire d'un petit fief de sa mère dans l'Anjou. Son père était un des membres de la haute bourgeoisie de Paris. Des fonctions honorables, l'élégance des mœurs, la fortune et les lumières rapprochaient cette classe de l'aristocratie: il était trésorier de la Chambre des comptes. La Chambre des comptes, corps presque parlementaire, exerçait le contrôle de la comptabilité du royaume. Sa mère, Catherine Daumart de son nom, était une femme d'une grande beauté, d'un esprit délicat et cultivé, centre d'une société choisie d'écrivains, de diplomates étrangers et de courtisans qui recherchaient dans son salon les charmes de sa figure et de son entretien. C'est de cette mère enivrante et gracieuse que l'enfant reçut avec le sang le don de la grâce, le don le plus naturel de l'esprit de Voltaire. Son génie, en effet, commença par la grâce, ce don féminin qui est la jeunesse de l'esprit. Sa mère, à l'époque de la naissance de ce fils, était liée d'amitié avec un seigneur napolitain de haute naissance qui avait été également lié avec la mère du duc de Richelieu, l'ami futur et inséparable de Voltaire. Cette liaison du diplomate italien avec ces deux femmes, l'une de la cour, l'autre du parlement, et la ressemblance des deux enfants, de visage et de caractère, a fait rechercher sans preuve par quelques écrivains curieux des indices de parenté indirecte entre Voltaire et le duc de Richelieu. La verve étincelante et facétieuse de l'Italie méridionale aurait expliqué ainsi par sa source l'originalité étrangère et quelquefois burlesque de l'imitateur futur d'Arioste. Mais rien ne motive cette rumeur du temps que ces chuchotements de salon qui sont les vengeances de l'envie contre l'esprit et la beauté des femmes célèbres. On trouvera de meilleures explications de la ressemblance des deux amis dans la fréquentation des mêmes sociétés spirituelles, élégantes et licencieuses qui furent le berceau de leur esprit.
L'enfant reçut une éducation soignée dans le collége des jésuites de Paris; le Père Porée, son professeur de rhétorique, présagea un grand homme dans son élève. L'élève, à son tour, devenu grand homme, conserva un penchant de cœur pour l'éducation libérale des jésuites, et une reconnaissance filiale pour son maître, le Père Porée.
III
Après ses études classiques, prématurément achevées avec une facilité qui dévorait les difficultés de l'étude, son père, riche et facile, sans préoccupation de fortune pour son fils, le rappela dans sa maison pour lui laisser le choix réfléchi d'une carrière à suivre. Un abbé de cour, d'une société lettrée et licencieuse, qui avait brigué autrefois les préférences de la belle trésorière, qui était resté l'ami de la famille et qui était le parrain du jeune homme, dirigea ou égara plutôt ses premiers pas dans le monde. Cet abbé était l'abbé de Châteauneuf; il s'honorait, comme l'abbé de Chaulieu, de fréquenter les courtisanes politiques d'Athènes. Il présenta le jeune Voltaire chez la vieille et célèbre Ninon de Lenclos, reste de beauté, de vice et d'esprit qu'un siècle transmettait à l'autre comme un scandaleux héritage. Ninon avait été l'amie d'occasion de madame de Maintenon, devenue depuis l'épouse de Louis XIV et l'inspiratrice de Bossuet. Ninon sourit à la figure et à la vivacité d'esprit de l'élève de l'abbé de Châteauneuf, elle lui légua dans son testament deux mille livres pour acheter des livres. Les livres que la courtisane, enrichie par ses vices, léguait ainsi à l'enfant poëte, n'étaient certainement pas des livres de théologie ou de piété. Voltaire connut chez Ninon l'abbé de la Fare, l'abbé Courtin, l'abbé Servieu, le prince de Conti, le duc de Vendôme, toute cette école de voluptueux débauchés de cour et d'église que l'hypocrite austérité de la vieille cour de Louis XIV avait refoulés. Cette école de philosophie du plaisir entretenait l'esprit d'opposition dans le désordre des mœurs et dans l'impiété; mais c'était en même temps l'école de toutes les délicatesses de l'esprit et de toutes les grâces nues de la poésie, magister elegantiarum. Excusable peut-être pour des vieillards libertins, elle était la corruption en précepte et en exemple pour un jeune homme. Voltaire s'y souilla l'imagination pendant qu'il s'y formait le talent. Ses premiers vers furent des sacrifices à ces indécences d'esprit. Son père s'en alarma, il s'en plaignit à l'abbé de Châteauneuf: l'abbé, pour apaiser la famille, envoya le jeune Voltaire en Hollande, en le recommandant comme une espérance de la diplomatie à son frère le marquis de Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye. Il y avait alors à la Haye une femme de lettres et d'intrigues, madame Dunoyer, vivant de libelles et d'aventures; cette femme avait plusieurs filles d'une extrême jeunesse et d'une naissante beauté. Voltaire devint éperdument amoureux de l'aînée de mesdemoiselles Dunoyer. La jeune fille partagea la passion du jeune attaché d'ambassade. La figure de Voltaire, séduisante de physionomie, son esprit plus séduisant encore que sa figure, les vers qu'illustrait l'amour, l'extrême jeunesse des deux amants les entraînèrent à des projets d'enlèvement surveillés par la mère; elle saisit la correspondance, elle ébruita la prétendue séduction, elle demanda avec éclat une vengeance à l'ambassadeur de France, elle imprima les lettres, elle donna à cette aventure innocente encore la célébrité d'un scandale intéressé. M. de Châteauneuf renvoya le jeune homme à sa famille; il partit en jurant fidélité et protection à celle qu'il avait involontairement compromise. Le vent et la légèreté de l'âge, la mauvaise renommée de la mère emportèrent ces serments; mais Voltaire conserva toujours le tendre souvenir de ce premier attachement, et retrouva plus tard avec un tendre intérêt mademoiselle Dunoyer mariée au baron de Winterfeld. Le père de Voltaire refusa de le recevoir dans sa maison. Un des amis de la famille, M. de Caumartin, lui donna asile dans le château de Saint-Ange, aux environs de la forêt de Fontainebleau; il y conçut dans la solitude le plan d'un poëme épique, la Henriade.
Quelques satires qu'on lui attribua injustement le firent enfermer par le duc d'Orléans, régent, à la Bastille. Il y écrivit les premiers chants de son poëme. Ce poëme, reçu dans le temps comme une œuvre du génie épique de la France, n'avait rien de la véritable épopée que le titre et la forme. Ce n'est qu'une chronique de la Ligue et de la conquête du royaume de France par le roi de Navarre, Henri IV; mais le sujet du poëme était national, le héros était populaire, les épisodes touchants, les vers dignes de lutter par l'élégance et l'harmonie avec les chants de Virgile, du Tasse, de Camoëns. Le succès fut soudain, immense, universel; la langue de Racine était retrouvée et appliquée à l'histoire de France. Cette œuvre éleva du premier coup le jeune poëte à une hauteur de renommée qui l'isola dans une gloire précoce et unique. La France crut que son poëte avait enfin répondu pour elle à ce défi de produire un poëme épique dont on l'humiliait tous les jours. Elle se sentit vengée; elle mit sa gloire nationale dans la Henriade: de plus, le patriotisme qui s'attachait au nom de Henri IV s'attacha au poëme où il était célébré, ce fut presque un blasphème qu'une critique contre cette épopée. Aujourd'hui ce poëme est rentré dans la foule de ces œuvres de circonstance qu'un siècle emporte avec lui comme un monument de ses engouements plus que de ses immortalités. Homère, Virgile, Tasse, Dante, Milton, Camoëns vivent, la Henriade est morte en moins de cent ans; mais Voltaire vit éternellement, non dans la Henriade, non dans ses tragédies, mais dans l'universalité de son nom. Le monument de Voltaire, c'est lui-même; son véritable ouvrage, c'est l'esprit humain étendu, reclassé, modifié par son génie.
IV
Il sortit de la Bastille par l'intervention du duc d'Orléans, régent du royaume, dont il devint le poëte favori. La réaction nationale de la licence contre l'intolérance sénile et dévote de la fin du règne de Louis XIV jetait l'esprit dans le désordre des mœurs et dans l'indépendance sans limites. Le régent donnait le signal et l'exemple de tous les débordements, son interrègne était le règne de la jeunesse contrastant avec le règne de la caducité.
La cour et la France se vengeaient de leur servitude aux lois de madame de Maintenon, Esther surannée d'un roi persécuteur des consciences, inspiratrice des plus cruels attentats contre les cultes indépendants. L'athéisme et le libertinage, comme il arrive toujours, remplaçaient l'orthodoxie forcée et la piété de convenance; la littérature impie ou légère succédait au molinisme ou au jansénisme, qui avaient enrôlé Boileau et Racine dans des partis scolastiques pour lesquels ces poëtes n'étaient pas nés. Les plaisirs du régent étaient des scandales, la cour une orgie; Voltaire, tantôt caressé par les complaisances poétiques de cette cour, tantôt réprimé par quelques semaines de captivité pour ses insolences de favori, était le poëte de cette jeunesse. Il luttait de grâce et de licence avec l'abbé de Chaulieu, l'Horace de cette cour; s'il ne l'égalait pas encore en souplesse, il le dépassait en force. Son génie ambitieux de tous les succès le porta au théâtre, il fit représenter Œdipe, sa première tragédie. Ce n'était qu'une belle imitation de Sophocle, on crut avoir retrouvé Racine; il en avait bien l'imagination, il était loin d'en avoir le style. Cette œuvre lui fit plus de renommée et plus d'ennemis, il irritait l'envie, au lieu de la désarmer; il n'était point méchant, mais il avait ces malignités spirituelles de l'épigramme, petite monnaie de la repartie, qui font plus d'ennemis que des perversités en action. Un lâche affront qu'il éprouva alors de la part d'un grand seigneur de la maison de Rohan le força à demander réparation les armes à la main; la réparation lui fut indignement refusée; il ne crut pas pouvoir rester plus longtemps dans une patrie qui lui interdisait de venger son honneur, il se retira en Angleterre, il y passa deux ans dans un petit village nommé Mandworth, aux environs de Londres. Cette époque fut la véritable crise de ses croyances religieuses, de ses opinions politiques et de son génie.
V
L'Angleterre fut l'école de son âge mûr, il y respira la liberté de penser; la liberté de railler était la seule qu'il eût encore respirée en France. Newton, qui venait de mourir, pour les sciences physiques; Bacon, pour la philosophie réaliste et rationnelle; Shaftesbury, pour l'audace de ses négations religieuses; Bolingbroke, l'homme d'État célèbre, retiré en France et avec lequel Voltaire avait été lié précédemment en Touraine, pour son mépris des révélations; le grand poëte anglais Pope pour l'éclectisme élégant de ses poésies didactiques, furent ses maîtres dans la pensée et dans le style. Il ne pouvait en avoir un plus accompli que Pope, qui honora le jeune Français de son amitié. Retiré à Twickenam, dans le voisinage de Londres, aux bords arcadiens de la Tamise, ce grand poëte, lié avec toute l'aristocratie politique et lettrée de son temps, rappelait Horace à Tibur; comme Horace, il entendait de là le bruit de la Rome britannique; favori de la cour, consulté par les orateurs du Parlement, oracle des hommes de génie dans ses Épîtres, fléau des médiocrités littéraires dans ses Satires, philosophe dans l'Essai sur l'homme, distrait par le badinage classique dans la Boucle de cheveux enlevée, Pope, centre d'une société d'hommes de lettres secondaires mais excellents, fut évidemment le modèle d'élégance attique sur lequel Voltaire aurait voulu mouler sa vie, si la France eût été libre dans ses opinions comme l'était l'Angleterre. C'est sous les auspices de Pope qu'il se perfectionna dans la connaissance de la langue anglaise, et qu'il lut les tragédies de Shakespeare.
Shakespeare est la grande originalité de l'Angleterre saxonne. Ses œuvres sont une littérature tirée d'elle-même, des mœurs, des histoires, des passions du moyen âge. Cette littérature puissante et rude comme le climat et comme le temps, n'a rien de commun avec la littérature grecque ou latine, encore moins avec les molles et perverses imitations de la Grèce ou de Rome par l'Italie moderne, par l'Espagne ou par la France jusqu'à Corneille. Voltaire, bien qu'il fût violemment choqué par l'étrangeté quelquefois barbare de cette scène shakespearienne, en sentit néanmoins la moelle humaine, les proportions gigantesques, l'audace politique, la profondeur, l'élévation, l'étendue. Ce fut une autre nation qui les révéla à ses yeux. Il sentit à cet aspect qu'on pouvait donner à la scène française moins de convention, de déclamation, et plus de vérité en se rapprochant du modèle anglais; il ébaucha sur ce type moitié anglais, moitié romain, ses deux tragédies politiques de Brutus et de la Mort de César. On y sent le souffle mâle de la liberté respiré depuis deux ans en Angleterre.
VI
Il comprenait que l'indépendance d'esprit a pour condition dans tous les pays l'indépendance de situation. En homme d'un sens pratique prématuré, il s'occupa de sa fortune. Son poëme de la Henriade, imprimé par souscription en Angleterre, lui produisit une somme considérable pour le temps. L'aristocratie anglaise, au milieu de laquelle il avait été introduit et soutenu par Bolingbroke et Pope, concourut libéralement à cette souscription en faveur du poëte français. Voltaire plaça les fonds provenant de cette munificence de la nation anglaise dans les opérations de finances et de fournitures d'armée du fameux Pâris du Vernet, le plus habile et le plus heureux des spéculateurs du temps en France. Ces opérations, surveillées au bénéfice de Voltaire par les frères Pâris, ses bienfaiteurs et ses amis, élevèrent sa fortune au niveau de ses pensées les plus ambitieuses d'indépendance. La fortune assez considérable, héritée en même temps de son père et de son frère, fut placée également par Voltaire en spéculations très-lucratives. Résolu à ne pas se marier, afin de donner moins de gages encore à la persécution, il dispersa tous ses capitaux en rentes viagères sur des maisons nobles de France et sur des princes d'Allemagne afin d'avoir un asile partout. Ces revenus, avant l'âge de trente-sept ans, s'élevaient à deux cent mille livres de rente. Cette fortune n'était point pour Voltaire une ostentation de luxe, mais une mesure de prudence; il en dépensait une partie considérable en bienfaits plus qu'en plaisirs. Aucun des hommes de lettres de son temps, même parmi ses ennemis, n'avait recours en vain à ses libéralités cachées; il était à la fois le Virgile, l'Horace et le Mécène de la France.
VII
Rentré en France après deux ans de cet exil volontaire à Londres, il excita les ombrages de l'autorité et du clergé par une élégie touchante et indignée sur la mort de mademoiselle Lecouvreur. C'était une actrice tragique dont le talent et les charmes avaient séduit la France et Voltaire. On lui avait refusé une sépulture décente en terre consacrée; sa dépouille mortelle avait été jetée nuitamment dans une voirie humaine. Voltaire regrettait surtout en elle l'actrice éloquente et tendre à laquelle il destinait le rôle de Zaïre. Cette tragédie toute romanesque fut une innovation sur la scène française, consacrée surtout jusque-là à des scènes historiques. L'inattendu des situations, le contraste des mœurs, le pathétique de l'amour, l'éloquence de la passion et de la religion en lutte dans le drame lui valurent un de ces succès qui se prolongent à travers tout un siècle. Voltaire, à dater de ce poëme, fut sans rival au théâtre. Son style scénique n'est ni si mâle et si tendu que celui de Corneille, ni si parfait et si harmonieux que celui de Racine; ce style, qui sent trop l'improvisation, la facilité, la négligence, n'a point cette solidité qui résiste au temps dans l'œuvre des beaux vers; mais le mouvement, l'éclat, l'héroïsme, la tendresse, toutes ces qualités de surface qui séduisent l'œil et l'oreille, lui donnent un caractère voltairien indéfinissable par un autre nom que par le nom de l'auteur. C'est le brillant de la pièce fausse égal à la splendeur du diamant, auquel la foule charmée se trompe, et que les lapidaires du style peuvent seuls discerner. Une série de tragédies écrites d'année en année avec la rapidité de l'imagination, depuis Zaïre jusqu'à Mérope, l'Orphelin de la Chine, Tancrède, ne cesse pas de rappeler, pendant soixante ans de sa vie, l'intérêt, la passion, l'admiration des siècles sur le poëte. C'étaient les actes de son règne par lesquels il rappelait à propos qu'il était roi. Ces succès, habilement combinés comme des éléments de popularité renaissante, intimidèrent la persécution chaque fois que le gouvernement, le parlement ou le clergé en prenaient ombrage. C'était son appel au peuple et son appel à la gloire.
VIII
C'est à peu près dans le même temps qu'il publia sous le nom de l'abbé de Chaulieu, récemment mort, l'Épître à Uranie, son premier poëme philosophique. L'Épître à Uranie ressemble à un fragment de Lucrèce retrouvé dans une imagination française à dix-huit cents ans de distance. C'est une profession de dédain contre les opinions populaires en matière de divinité. Cette audace d'esprit fort devint le symbole de l'impiété théologique contre toutes les révélations. Caché sous le faux nom de l'abbé de Chaulieu, Voltaire échappa à la vengeance de l'Église et du gouvernement. On le soupçonna, on ne put le convaincre. Il publia aussi alors ses Lettres sur les Anglais, dans lesquelles il faisait connaître et goûter à la France les institutions libres, l'éloquence virile, la science pratique, et la littérature neuve de la Grande-Bretagne. Il fut le premier après Saint-Évremond, le Voltaire du dix-septième siècle, qui colonisa les idées anglaises sur le continent; le détroit de la Manche alors séparait deux mondes.
IX
Ces études, ces publications, ces représentations théâtrales, ces activités d'esprit dans tous les sens, ces correspondances s'associaient en lui au goût des plaisirs dans des sociétés d'élite. Une jeune femme de la cour, plus éprise de la gloire personnelle que du rang, la marquise du Châtelet, s'était attachée à lui comme à son maître dans l'art de penser et d'écrire. Cette liaison d'étude, autant que de sentiment, faisait l'orgueil et le charme de sa vie. Madame du Châtelet s'élevait au-dessus des occupations de son sexe par ses travaux sur l'astronomie et par son Commentaire sur Newton; mais elle n'avait ni le pédantisme, ni la sécheresse qu'on attribue aux femmes savantes; l'envie seule cherchait à la défigurer pour se consoler d'une supériorité de cœur, de charmes et d'esprit qu'on ne pouvait atteindre. Ses lettres, récemment découvertes et publiées, dévoilent une âme aussi féminine et aussi tendre que si l'amour avait été sa seule passion; on ne peut douter en lisant ces lettres, souvent pathétiques et tracées de larmes, que madame du Châtelet ne fût bien supérieure à son ami en amour et en dévouement. Cette liaison, qui devait se dénouer douloureusement après vingt ans, s'était transformée en froide amitié avant sa mort; mais cette froideur, trop motivée par celle de Voltaire, ne fut dans madame du Châtelet que le juste ressentiment d'un cœur négligé.
Cet attachement, décent aux yeux du monde et autorisé par les mœurs du temps, était alors dans toute sa force: travail, plaisirs, sciences, amusement, société, maison même, tout était commun entre l'amie et l'ami. Trop distraits à Paris, tantôt par les salons, tantôt par la gloire, tantôt par les menaces de persécution qui planaient sur le nom de Voltaire, ils résolurent de prévenir le bannissement par un exil doux et volontaire dans la solitude des champs.
X
La marquise du Châtelet possédait à l'extrémité de la Champagne le château de Cirey. Le nom illustre de son mari et les agréments de la société faisaient de cette magnifique résidence la capitale rurale des deux provinces. C'est là que Voltaire, dans la plénitude de son génie, passa plusieurs années, les plus douces et les plus fécondes de sa vie, dans le sein de l'amitié qui double les forces de l'âme. Il y étudia la physique, la chimie, la géométrie transcendante, et il entremêla ces études des inspirations les plus variées de l'imagination. Il y nourrit sa poésie de l'histoire, de la philosophie, de la science; ses vers ne furent que la forme de ses connaissances et de ses idées. De temps en temps, il s'échappait de sa retraite pour aller à Paris apporter un nouveau chef-d'œuvre au théâtre. Le plus éloquent de ces chefs-d'œuvre fut sa tragédie de Mahomet. Le drame en est terrible, le style inspiré, le vers oriental comme le site et le soleil d'Arabie. Malheureusement, l'allusion perpétuelle qu'il voulait faire comme philosophe au fanatisme persécuteur des premiers temps du christianisme fit dévier le poëte du véritable caractère de Mahomet. Il en fit un Machiavel, un hypocrite ambitieux, un Tartufe armé du glaive exterminateur. Historiquement, cela est faux, poétiquement cela est banal: Mahomet, apôtre et martyr très-sincère du dogme de l'unité de Dieu, n'était que le seïde du Dieu unique contre les superstitions de cette partie alors barbare de l'Arabie. Il eût été mille fois plus beau de représenter ce grand caractère du martyr inspiré, persécuté et triomphant que de représenter dans Mahomet un incrédule de sa propre religion qui se moque de Dieu et des hommes. La tragédie de Mahomet, ainsi conçue, n'aurait rien perdu en intérêt, elle aurait gagné en vérité, en héroïsme et en enthousiasme. Celui qui concevra la tragédie de Mahomet comme l'histoire, reproduira un des plus beaux phénomènes de l'esprit humain, une foi sincère dans une âme héroïque, bravant le martyre et s'élevant par le martyre à l'empire d'un continent entier.
Mais, malgré la fausse conception du Mahomet de Voltaire, cette tragédie arabe est peut-être la page du théâtre où le talent s'est le plus rapproché du génie. Les accents sont prophétiques, seulement c'est le prophète des ambitieux au lieu du prophète des vrais croyants.
XI
Ce fut dans un intervalle d'études, d'inspirations tragiques, de loisirs et d'amours, que Voltaire conçut et ébaucha le poëme facétieux de la Pucelle d'Orléans, son crime d'imagination et de badinage. Il adorait Arioste, il fut tenté d'imiter ce qu'il admirait: le Roland furieux, moitié burlesque, moitié héroïque, lui inspira la malheureuse idée de chercher dans l'histoire de France une page qui se prêtât par sa nature aux deux genres. Il prit Jeanne d'Arc, il eut deux fois tort: premièrement, parce que Jeanne d'Arc, malgré l'étrangeté des crédulités populaires qui se rattachaient à sa légende, était consacrée dans l'imagination des peuples par son patriotisme et par les flammes de son bûcher; secondement, parce qu'en souillant cette chaste figure par ses licences de style, il profanait tout à la fois la vierge et l'héroïne dans la femme. Il eut un troisième tort, c'est de se tromper sur la nature de son propre génie. Il n'avait de l'Arioste que la malignité, il n'en avait ni l'intarissable imagination, ni la franche gaieté, ni la naïveté d'enfant qui s'amuse lui-même de ses propres contes. Voltaire égratigne, Arioste caresse. On ricane avec l'un, on sourit avec l'autre. De plus, l'Arioste est amoureux, Voltaire n'est que libertin dans son poëme; aussi le succès de la Pucelle ne fut-il qu'un succès de libertinage. Cette gloire même ressembla au sacrilége; elle laissa une tache indélébile sur sa vie littéraire.
La philosophie, qui est la suprême convenance de la vie, ne commence pas décemment par l'impudeur; Rabelais n'est pas le germe de Platon.
XII
Cependant cette diversion malséante à des travaux multiples et sérieux en poésie, en histoire, en érudition de tout genre, n'empêcha pas Voltaire de grandir en tout sens. Aussi, pendant cette retraite auprès de madame du Châtelet, qui dura près de vingt ans, sa renommée rayonna de là sur le monde entier. L'envie était conjurée par son absence de Paris. Les princes d'Allemagne se disputaient l'honneur de sa correspondance. Frédéric II, poëte avant d'être conquérant, s'honorait du titre de disciple et d'ami du solitaire de Cirey. La petite cour élégante, amoureuse, lettrée, du roi de Pologne Stanislas, père de la reine de France, le recevait avec madame du Châtelet tous les hivers à Nancy, tous les étés à Commercy. Cette cour était une école de belles-lettres, ornée de femmes charmantes et entremêlée de fêtes spirituelles. Une image de la Grèce de Sapho, d'Anacréon, de Sophocle, de Platon, se retrouvait dans un coin de la Lorraine; excepté l'impiété affichée, tout était permis par ce prince dévot, mais voluptueux, à ses courtisans. La mort presque soudaine de la marquise du Châtelet, qui mourut en couches à quarante-deux ans, changea en deuil ce bonheur, et dispersa ce cénacle de plaisirs et d'études.
La gravité de l'histoire ne permet pas de scruter anecdotiquement les contes sur la mort de l'amie de Voltaire. Entre madame du Châtelet et lui, l'amour était éteint, mais l'amitié la plus tendre survivait. La mort de cette compagne de sa jeunesse, de ses travaux, de sa gloire, à laquelle il avait consacré sa vie, le plongea, sinon dans un désespoir, au moins dans un vide éternel.
Il ne retourna un moment à Cirey que pour en déménager ses livres, ses manuscrits, ses habitudes, ses souvenirs. Il revint s'enfermer complétement seul à Paris dans la maison vide de la rue Traversière, qu'il avait habitée longtemps avec son amie. Il s'y livra pendant deux ans à une mélancolie sans distraction et sans remède, qui protestait assez contre la prétendue insensibilité de son âme. Deux de ses nièces, madame de Fontaine et madame Denys, quelques amis de son enfance tels que Thiriot, d'Argental, étaient seuls admis dans sa retraite. Il écrivait à peine, l'histoire seule l'occupait encore; ce fut le temps où il rédigea son premier livre historique, la vie du roi de Suède Charles XII. Le roi de Pologne Stanislas lui en avait donné les matériaux. Ce genre d'histoire anecdotique était inconnu jusque-là dans la littérature sérieuse. Elle tenait du roman par les aventures, de la conversation par la vivacité, de la critique par la clarté, de la comédie par les caractères, de l'érudition par la science des événements et des textes, de la philosophie par la haute moralité des conclusions et par le mépris pour les sottises humaines. Mais, malgré toutes ces qualités très-remarquables du style historique de Voltaire, dans la Vie de Charles XII comme dans le Siècle de Louis XIV, ses deux monuments, ce style ne dépasse jamais l'agrément et ne s'élève pas au sublime, qui est la région élevée de la grande histoire. Un livre de Thucydide poétise plus les événements et les hommes, une page de Tacite reflète plus d'éclairs sur l'abîme des caractères. On feuillette Voltaire, on grave Thucydide et Tacite dans sa mémoire.
Mais la France avait eu si peu d'historiens lisibles et véridiques jusque-là qu'on plaça Voltaire au premier rang, parce qu'il avait remplacé, le premier, la chronique par l'histoire. Son coup d'œil d'ensemble généralisait bien les détails, et sa critique, plus sûre qu'on ne le croyait, popularisait bien l'érudition.
XIII
Des libelles calomnieux, écrits contre lui par des hommes de lettres ingrats, comblés de ses dons, tels que l'abbé Desfontaines, ne respectèrent ni sa douleur, ni sa gloire, ni sa retraite. Ces libelles étaient des armes que ces envieux fournissaient et tendaient au gouvernement pour frapper d'exil ou de prison leur bienfaiteur. Un poëte impie, médiocre et trivial, nommé Piron, qui avait fait par hasard une comédie de premier ordre, la Métromanie, et qui ne faisait plus que des épigrammes, ces chefs-d'œuvre des esprits courts et des mauvais cœurs, harcela Voltaire depuis ce moment jusqu'au tombeau. Il affecta la pitié pour colorer l'envie et la haine. Un critique partial et injurieux, mais d'un goût plus classique et plus sûr que Piron, l'auteur de l'Année littéraire, Fréron, s'acharna à toutes les publications du grand poëte. Voltaire méprisa Piron, il eut le tort de relever par des injures les critiques de Fréron. Le génie a toujours tort de répondre à l'envie; il a son refuge dans son élévation, et il ne faut pas qu'il en descende; lors même qu'il se défendrait par un coup de foudre, la foudre s'éteindrait dans la boue. Un hasard préserva Voltaire de la persécution sollicitée contre lui.
XIV
Frédéric II, l'ami de Voltaire, venait de monter du cachot au trône; la France avait intérêt à l'attirer dans son alliance. Voltaire s'offrit pour porter au jeune roi des paroles secrètes de paix. Voltaire échoua dans sa négociation, mais il y montra un talent de rédaction diplomatique qui le fit remarquer du roi, de madame de Pompadour, sa favorite, et des ministres. Il écrivit plusieurs manifestes sous leur dictée. Ses connaissances et son style décoraient leur faiblesse politique. Il aspirait vivement alors à un rôle diplomatique, auquel ses antécédents l'avaient préparé. Il fut écarté par les préventions du jeune roi Louis XV et par la jalousie de ses maîtres. Quelques complaisances poétiques pour madame de Pompadour, pour la cour, pour le Dauphin, lui valurent la place de gentilhomme de la chambre du roi, d'historiographe, d'académicien, et une pension du roi. Il méprisait ces vanités, mais il les briguait comme une garantie contre les persécutions de ses ennemis. Sa faveur, cependant, n'alla jamais plus loin que l'antichambre du roi et le boudoir de la favorite de Louis XV. Ce roi voulait bien une corruption, mais il ne voulait pas une philosophie. Il n'adressa jamais la parole à son chambellan; son esprit tout sensuel ne s'élevait pas à la hauteur d'une idée, il n'aimait de la royauté que ses vices, une réforme aurait dégradé le trône à ses yeux. Les courtisans de la vérité, qu'on appelle les philosophes, ne pouvaient avoir qu'une place avilie et peu sûre à sa cour. Madame de Pompadour elle-même sacrifia Voltaire qu'elle aimait à l'antipathie du roi. Elle protégea au delà de la justice le vieux poëte tragique Crébillon, talent âpre et sauvage, prétendit l'opposer à Voltaire pour effacer Zaïre, Mérope, Mahomet sous l'ombre de Crébillon. Crébillon, très-supérieur à son compatriote Piron, était de Dijon; cette ville fournissait ainsi la France d'antagonisme et d'envie contre un vrai grand homme. Vilain rôle pour une province qui avait enfanté Bossuet et Buffon. Voltaire sentit vivement l'injure. Frédéric saisit l'instant du dégoût, l'appela à sa cour. Voltaire y trouverait, indépendamment de l'amitié d'un roi philosophe, la liberté de penser, le droit de penser tout haut devant son siècle, les honneurs de la cour auxquels il n'était pas insensible, une place de chambellan, une pension de vingt mille francs, un logement dans les palais du roi et l'intimité d'un homme supérieur à son trône. Voltaire accepta secrètement ces propositions; il prit congé de la cour de France comme pour une absence momentanée; on ne lui reprocha rien, on le laissa partir avec dédain, mais on garda contre lui le profond ressentiment d'une désertion de Versailles à Berlin.
XV
La cour de Berlin ressemblait à celle de Denys de Sicile: un roi jeune, vainqueur, absolu, très-élevé par le génie et par l'instruction au-dessus de son peuple, aimable quand il avait intérêt à être aimé, terrible quand il fallait être craint, prince grec au milieu des Teutons demi-barbares, joignant aux élégances d'Athènes les mœurs suspectes de la Grèce, philosophe par mépris des hommes, poëte par contraste avec son rang, réunissait autour de lui une société nomade d'aventuriers d'esprit, fuyant leur patrie et cherchant fortune. Voltaire, en arrivant, effaçait de son nom toute cette foule; on le vit arriver avec envie. Le roi le combla de faveurs, de priviléges, d'amitié; il se fit le disciple de son ami. Les leçons de philosophie et de poésie, la correction des œuvres littéraires de Frédéric, l'amitié cultivée des princesses ses sœurs, les voyages de cour, les résidences dans les différentes demeures de plaisance de Sans-Souci et de Postdam, les soupers libres, les conversations sans frein, les entretiens par-dessus la tête des peuples, l'étude enfin, ce premier des plaisirs pour Voltaire, remplirent les premières années de cet exil auprès de Frédéric. La langueur finit par amortir le sentiment même de cette liberté; la perversité morale du roi détacha le poëte; les vices honteux de cet Alcibiade de caserne scandalisèrent même la tolérance de l'homme de goût; le despotisme du roi admiré de loin, mais pesant de près jusque dans son Académie de Berlin, la jalousie du président de cette Académie Maupertuis, des querelles d'abord sourdes, puis éclatantes, des factions dans cette intimité, le climat rude, la santé atteinte, la monotonie, pédantisme allemand, désenchantèrent trop tard Voltaire. Il demanda son congé; il renvoya, avec des vers d'une affection équivoque, ses croix de chambellan, ses honneurs, ses pensions. On se brouilla, on se réconcilia, on se brouilla de nouveau; enfin Voltaire quitta presque furtivement cette Prusse où il tremblait à chaque tour de roue d'être retenu par force; sa nièce, madame Denys, était venue chercher son oncle comme pour imprimer par sa présence plus de respect au tyran du génie. Parvenus à Francfort, ville libre de nom, mais dominée par l'ascendant de la Prusse, l'oncle et la nièce y furent arrêtés et retenus par force aux arrêts, dans leur auberge, jusqu'à ce que le consul de Prusse eût obtenu de Voltaire la restitution de quelques poésies manuscrites du roi. Cette exigence brutale et cette petite persécution d'un poëte couronné envers un poëte désarmé et fugitif firent jeter à Voltaire des cris d'indignation qui retentirent dans toute l'Europe. L'ancienne amitié fut oubliée, et les outrages de plume succédèrent aux caresses. Le monde fut initié aux scandales de cette rupture entre Voltaire et Frédéric. Voltaire y perdit en dignité, Frédéric en considération. Les épigrammes s'entrechoquèrent pendant plusieurs années entre les deux amis. Le temps et le repentir de Frédéric adoucirent la blessure sans la cicatriser complétement. La liberté absolue devint plus chère au poëte; il résolut de ne plus la chercher à la cour des rois.
XVI
Il touchait à sa soixantième année; sa santé toujours souffrante, quoique pleine de cette éternelle séve d'esprit qui est la vie sous la forme de l'activité morale, lui faisait un besoin de la solitude.
Il avait aigri contre lui le roi et la cour par ses éloges retentissants du roi de Prusse. L'héroïsme de Frédéric le Grand était un reproche tacite de la mollesse de Louis XV; soit que les lettres qu'il recevait de Paris lui fissent redouter de vivre trop près de Versailles, soit qu'un avertissement secret de la cour lui interdît de s'en rapprocher sans exposer sa liberté, il résolut de chercher un asile hors de la portée de ces arbitraires des rois. Sa fortune considérable, indépendante des caprices et des confiscations des gouvernements, était en partie disponible, en partie placée en rentes sur les différentes contrées de l'Europe; elle s'élevait à deux cent mille livres de rente; ses besoins personnels bornés laissaient une grande partie de ce revenu à la disposition de ses goûts pour des libéralités princières, le reste en économie pour les éventualités extrêmes de sa vieillesse.
XVII
Arrivé à Strasbourg, triste, malade, humilié de sa disgrâce en Prusse, il parut hésiter longtemps sur le choix de l'asile où il irait achever de vivre. Il n'osa pas, ou il ne voulut pas se rapprocher de Paris. Il passa quelques mois d'hiver à Colmar, enfermé dans sa chambre, occupé à rédiger les annales de l'empire germanique, travail ingrat et sans gloire, qu'il s'était imposé pour complaire à une princesse, sœur de Frédéric II. Au printemps, il alla passer quelques mois dans l'abbaye de Senones, auprès du savant dom Calmet, religieux d'une érudition immense et indigeste, mais d'un caractère naïf et tolérant, qui plaisait beaucoup à Voltaire. Le poëte et l'homme de cour y mena la vie d'un bénédictin, mangeant au réfectoire des moines, assistant aux offices, veillant dans la bibliothèque; ce fut là surtout qu'il étudia, sous la direction de dom Calmet, ces questions bibliques et théologiques qui donnèrent plus tard à ses controverses religieuses les armes de l'érudition la plus inattendue dans un écrivain laïque.
Pendant cette hésitation et ces études, madame Denys, sa nièce, était allée à Paris arranger les affaires de son oncle et déménager son établissement de la rue Traversière. Elle revint en Alsace à la fin de l'été; l'oncle et la nièce prirent alors ensemble la route de la Suisse. Cette Scythie pastorale et libre de l'Europe souriait à l'imagination du philosophe et du poëte. Genève lui offrait à la fois en perspective les avantages d'une ville lettrée et l'indépendance d'une terre vierge des tyrannies des rois et des ombrages de l'Église. L'accueil enthousiaste qu'il reçut en passant à Lyon et la beauté des rives de la Saône et du Rhône le retinrent quelques semaines dans cette capitale du commerce français. Il parut chercher une habitation dans le voisinage; mais la froideur de l'archevêque de Lyon, autrefois son ami, maintenant son observateur hostile, et le saint murmure d'un clergé menaçant dans une ville fanatique, le forcèrent à renoncer à ce périlleux séjour. Il poursuivit sa route vers Genève. L'aspect de cette vallée de Cachemire de l'Occident éblouit ses regards, peu habitués jusque-là, par les plaines de la Beauce ou par les sables de la Prusse, aux grandeurs et aux charmes de la nature. Son âme s'éleva à la hauteur des Alpes devant le mont Blanc. Ces montagnes lui parurent les degrés de l'enthousiasme et les remparts de la liberté. Il se hâta d'acquérir viagèrement, aux portes de Genève, une maison de campagne appelée les Délices. Le Rhône, en s'échappant du lac, en baigne les falaises; les gorges sombres de la Savoie en ombragent les jardins; la ville et ses quais, ses ports, ses barques en diversifient l'horizon, le mont Blanc en solennise la perspective; le lac, semblable à une mer intérieure, en étend jusqu'au Valais les derniers plans. Frappé de cette vue, il éprouva plus qu'il n'avait éprouvé jusque-là la poésie de la nature inanimée. Il chanta son lac dans des vers inspirés où le génie du paysage et le génie de la liberté se confondaient pour exalter son âme au-dessus d'elle-même. Les Alpes, les flots, la liberté helvétique glorieusement reconquise et sagement conservée par un peuple guerrier, pastoral et industriel, lui révélèrent un enthousiasme lyrique inconnu jusque-là dans ses odes.
Peu de temps après son installation aux Délices, il acheta en toute propriété la terre de Ferney, qui a donné son nom à son long exil loin de Paris. Ferney, petit village rapproché de Versoy, sur les rives du lac, était un territoire français du petit pays de Gex, extrême frontière qui touchait par sa demeure au pays neutre de Gex, par ses prairies au territoire de Genève, par ses bois au territoire de Berne, par le lac à la Savoie, au Valais, à Lausanne, au gré de cet hôte cosmopolite de quatre ou cinq gouvernements. Averti à temps d'un danger de persécution, soit du côté de Paris, soit du côté de Genève, soit du côté de l'aristocratie de Berne, il pouvait échapper en une heure à toutes les embûches ou à toutes les oppressions.
Cette considération l'attacha à Ferney; il y bâtit un château sans faste, mais élégant; il y construisit une église pour l'usage des habitants catholiques, avec cette inscription équivoque qui confessait le théiste dans l'œuvre du citoyen: À Dieu par Voltaire.
Il y appela de Genève et des villes voisines des familles d'ouvriers horlogers, auxquels il fournit libéralement des maisons, des capitaux, des matières premières, pour exercer leur industrie sous ses auspices. Ferney devint la petite colonie de la tolérance, de l'agriculture et de l'industrie rurale. Il rêvait une ville future de son nom.
XVIII
Non content de ces occupations économiques, il acheta successivement deux maisons de plaisance à Lausanne, site plus méridional, au bord du lac. Il y passait les hivers, il y faisait jouer la tragédie et la comédie sur des théâtres domestiques, il y rassemblait la société élégante et lettrée de Lausanne, il y représentait lui-même avec un remarquable talent les rôles de vieillard dans les grands drames anciens ou nouveaux. Il retournait à Ferney, au printemps, jouir d'autres plaisirs utiles dans la culture de ses champs, dans la surveillance de sa colonie, dans l'accueil des voyageurs illustres que sa renommée attirait de toutes parts en pèlerinage à Ferney. La composition de tragédies, de comédies, de romans philosophiques, tels que Candide, Zadig, et d'épîtres, de satires, de contes plus chastes et plus spirituels que ceux de Boccace et de La Fontaine, enfin une correspondance immense et qui s'étendait à tous les sujets et à toute l'Europe, remplissaient les jours et les nuits de travail, d'amusements, de bruit, d'amitié et de félicité. Il sentait vivement ce bonheur, et il en rendait grâce à sa destinée dans toutes ses conversations et dans toutes ses lettres.
Son intarissable gaieté d'esprit attestait la constante sérénité de son cœur; c'était l'optimisme en action; pas une heure morose n'assombrissait sa vie.
Sa jeunesse avait eu ses tristesses, son âge mûr avait eu ses déceptions et ses colères; sa vieillesse, libre de toute passion, excepté de la passion désintéressée de la raison publique, n'avait que la monotonie du bonheur humain.
XIX
Cette vieillesse, qui fut la saison de son repos, fut aussi la saison de sa fécondité. Quand on lit ses œuvres presque infinies, on est frappé de la supériorité de talent qui caractérise tout ce qu'il pense ou écrit depuis l'âge de soixante ans jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, où la mort prématurée pour lui, même à cet âge, lui arracha la plume de la main. Tout ce qu'il y a de plus immortel en lui, comme talent et comme caractère, date de Ferney, à l'exception de Zaïre et de Mérope; mais le Siècle de Louis XIV, le Dictionnaire philosophique, l'Essai sur l'histoire et sur les mœurs des nations, cette véritable histoire universelle en fragments retrouvés sous des ruines, l'Orphelin de la Chine, Tancrède, les romans philosophiques, les contes en prose et en vers, les articles improvisés pour l'Encyclopédie, les épîtres horatiennes, les satires légères sans modèle dans l'antiquité, les stances reposées comme une eau limpide dans une coupe d'or, les lettres familières, où le vers accidentel se mêle involontairement à la prose comme l'écume pétillante au vin généreux sur les bords du verre, les Commentaires sur Corneille et Racine, la Correspondance enfin, cette véritable encyclopédie du cœur, de l'âme, de l'esprit, du bon sens, de l'amitié, du charme, des passions de ce grand homme universel, tout cela date du bord du Léman, tout cela est le fruit de ce qu'on appelle la caducité dans les hommes vulgaires.
Plus la mort semble approcher, plus le flot se clarifie, plus le crépuscule réfléchit d'aurore matinale dans les splendeurs de ce soleil couchant. C'est que Voltaire, il faut le reconnaître, ne vivait pas tant en lui-même que dans le monde toujours jeune qui ne devait pas mourir après lui; c'est qu'il était en réalité un homme collectif et par conséquent un homme immortel. Il vivait par son immortalité dans le monde passé, présent, futur, et le monde vivait en lui; voilà pourquoi il était toujours jeune. Il avait la passion de la vérité, la vérité ne vieillit pas; la pensée qui s'y attache et qui s'en nourrit n'a point de décadence; chaque aurore lui rend son élasticité et sa vigueur. Or, quelles que soient ses erreurs personnelles, on ne peut méconnaître dans Voltaire cette passion désintéressée de la vérité.
Sa philosophie est quelquefois de la haine, mais elle est surtout l'amour du vrai, on peut la définir l'amour de la lumière irrité par les ténèbres.
C'est peut-être aussi que le génie de Voltaire est le mouvement, que cet excès du mouvement de l'esprit donnait quelquefois le vertige et l'ivresse à sa jeunesse: l'âge, en ralentissant le mouvement excessif et désordonné de son âme, lui laissait plus de cet équilibre nécessaire à la création des belles choses.
C'est peut-être enfin parce que toutes les autres passions étaient amorties en lui par l'âge que les années ne laissaient plus prévaloir en lui qu'une seule passion, celle du bon sens, qui est l'absence de toutes les autres passions, et que son talent ainsi dégagé de toute préoccupation sensuelle l'élevait à une plus pure intellectualité. Ce talent, peu pathétique de sa nature, n'était pas de ceux qui s'éteignent quand le cœur se refroidit. Ce n'était pas un talent de cœur, c'était un talent d'intelligence. Ce genre de talent là survit à l'homme sensitif et brille, comme le phosphore, d'une lueur froide qui n'a pas besoin d'aliment.
XX
Ce fut donc l'âge de la philosophie pour Voltaire. Le libertinage d'esprit avait dissipé sa jeunesse; la passion de la gloire avait occupé son âge mûr; le zèle de la vérité et de l'humanité se développa en lui dans sa verte vieillesse. La solitude où il s'était relégué nourrit les pensées et recueille les forces. Sa vie véritablement philosophique commença entre soixante et soixante-dix ans.
Quelle fut cette philosophie de Voltaire? Fut-elle, comme on n'a pas cessé de l'écrire, une simple impiété, impiété non-seulement anti-chrétienne, mais anti-divine, confondant dans un même scepticisme et dans un même sacrilége toutes les manifestations religieuses, qui sont l'instinct le plus sublime, le besoin le plus intellectuel, et l'aspiration la plus sainte de l'humanité; en un mot, Voltaire fut-il athée? Non, ses calomniateurs seuls ont cherché à déshonorer de ce nom ses doctrines ou plutôt ses négations de doctrines religieuses. Il n'est que trop vrai qu'un petit nombre de boutades d'esprit, éparses çà et là dans ses lettres au roi de Prusse, à d'Alembert, à Diderot, à madame du Deffand surtout, semblent jeter quelques doutes ou quelques dédains sur la nature et sur l'immortalité de l'âme, sur la personnalité et sur la providence de cet être suprême et infini appelé Dieu, auteur de tous les êtres, sans lequel tous les êtres seraient des effets sans cause ou des existences plus irrationnelles que le néant; mais ces crimes de la raison contre elle-même dans Voltaire sont de lâches complaisances de plume, de honteuses concessions de bon sens faites par adulation à la femme impie, au prince immoral, aux écrivains sceptiques à qui ses lettres étaient adressées. Il les flattait dans leurs systèmes et dans leurs vices d'esprit pour les captiver dans son parti philosophique; il avait le respect humain de sa haute raison avec les correspondants athées; il leur livrait l'immortalité de l'âme et la providence divine pour les enrôler par cette tactique détestable dans une coalition commune contre les superstitions humaines. Mais à peine avait-il écrit ces lignes impies qu'il rougissait de les avoir écrites et qu'il s'en vengeait en écrivant d'une main plus ferme les pages les plus solides de pensée et les plus magnifiques d'expression sur l'existence de Dieu dans ses œuvres, sur la conscience, ce code vivant de la morale une et éternelle, sur la moralité ou sur l'immoralité des actes humains, moralité ou immoralité qui suppose une peine ou une rémunération finale, et par conséquent une immortalité. Le blasphème ne fut jamais en lui qu'un accident ou une manœuvre, la foi en Dieu était sa nature. Il était anti-chrétien, parce que les dogmes du christianisme, selon lui altérés et viciés par la crédulité populaire, lui paraissaient être une usurpation de l'homme sur la divinité pure; mais il abhorrait les symboles, les regardant comme des ombres de Dieu présentés aux hommes pour Dieu lui-même. Voilà, avec l'impartialité que l'on doit à la vérité et même à l'erreur, le vrai caractère de Voltaire philosophe. Ce fut le dernier ou le premier des théistes. Le théisme est la négation des symboles, mais il est l'affirmation de Dieu. Dans la plus anti-chrétienne de ses poésies philosophiques: l'Épître à Uranie, il semble caractériser lui-même les opinions religieuses que nous lui attribuons ici; il va même au delà, et il touche au christianisme par une admiration pieuse des vertus de son fondateur.
Entends, Dieu que j'implore, entends du haut des cieux
Une voix plaintive et sincère;
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire,
Mon cœur est ouvert à tes yeux;
L'insensé te blasphème et moi je te révère;
Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux.
Cependant quel objet se présente à ma vue!
Le voilà, c'est le Christ puissant et glorieux.
Au-dessous de lui, dans la nue,
L'étendard de sa mort, la croix brille à mes yeux.
Sous ses pieds triomphants la mort est abattue,
Des portes de l'enfer il sort victorieux.
Son règne est annoncé par la voix des oracles,
Son trône est cimenté par le sang des martyrs;
Tous les pas de ses saints sont autant de miracles,
Il leur promet des biens plus grands que leurs désirs;
Ses exemples sont saints, sa morale est divine;
Il console en secret les cœurs qu'il illumine;
Dans les plus grands malheurs il leur offre un appui,
Et si sur l'imposture il fonde sa doctrine
C'est un bonheur encor d'être trompé par lui!
Les poésies philosophiques sont pleines de cette profession de foi du théiste, depuis ce vers le plus beau de vérité de tous les vers:
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer,
jusqu'à ces vers si nombreux et si proverbiaux de son poëme sur la loi naturelle:
Quoi! le monde est visible et Dieu serait caché?
Quoi! le plus grand besoin que j'aie en ma misère
Est le seul qu'en effet je ne puis satisfaire?
Non, le Dieu qui m'a fait ne m'a point fait en vain;
Sur le cœur des mortels il mit son sceau divin,
Il m'a donné sa loi puisqu'il m'a donné l'être.
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L'univers est un temple où règne l'Éternel!
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Il s'élève jusqu'à la prière dans les derniers vers du poëme:
Ô Dieu qu'on méconnaît, ô Dieu que tout annonce,
Entends les derniers mots que ma bouche prononce!
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Ses dix-huit volumes de correspondance sont pleins des témoignages de sa foi dans l'Être créateur, providentiel et rémunérateur, et de mépris contre les athées qui nient la cause suprême faute de pouvoir l'expliquer. Dans les pages du Dictionnaire philosophique, où il laisse courir sa pensée sur tous les objets avec la liberté d'une confidence à voix basse, il parvient par les seules forces de sa raison jusqu'à des extases d'adoration et de vertu qui égalent le plus sublime mysticisme de l'Inde ou du christianisme. Qu'on lise cette page sur l'essence du mot religion, mot impliquant à la fois la croyance et la morale:
«Cette nuit je méditais; j'étais absorbé dans la contemplation de la nature, j'admirais l'immensité, le cours, les rapports de ces globes lumineux infinis, que le vulgaire ne sait pas admirer.
«J'admirais encore plus l'intelligence qui préside à ces vastes ressorts; je me disais: il faut être aveugle pour n'être pas ébloui de ce spectacle, il faut être stupide pour n'en pas reconnaître l'auteur, il faut être en démence pour ne pas l'adorer. Quel tribut d'admiration dois-je lui rendre? Ce tribut ne doit-il pas être le même dans toute l'étendue de l'espace, puisque c'est le même pouvoir suprême qui règne également dans toute cette étendue? Un être puissant, qui habite dans une des étoiles de la voie lactée, ne lui doit-il pas le même hommage que l'être puissant qui habite sur ce petit globe où nous sommes? La lumière est uniforme pour l'astre de Sirius et pour nous; la morale, qui est la lumière de l'âme, doit être uniforme aussi: si un être animé, sentant et pensant dans l'étoile Sirius, est né d'un père et d'une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur, il leur doit autant d'amour et de soins que nous en devons ici à nos parents. Si quelqu'un, dans la voie lactée, voit un indigent estropié, s'il peut le soulager et s'il ne le fait pas, il est coupable envers tous les globes! Le cœur a partout les mêmes devoirs, sur les marches du trône de Dieu, s'il a un trône, et au fond de l'abîme, s'il y a un abîme!...»
Comment la calomnie de l'esprit de parti religieux a-t-elle pu taxer d'athéisme l'homme qui a senti, pensé et gravé de pareilles lignes sur la face du firmament?
XXI
Et ailleurs, à l'article Théisme, dans le même ouvrage:
«Le théisme est une religion répandue dans toutes les religions comme un métal qui s'allie avec tous les autres; il y eut autrefois des athées, mais aujourd'hui, ce que le chancelier Bacon avait dit se trouve vérifié littéralement: qu'un peu de philosophie rend un homme athée, et que beaucoup de philosophie mène à la connaissance de Dieu. Lorsqu'on croyait avec Épicure que le hasard fait tout, ou avec Aristote, et même avec plusieurs anciens théologiens, que rien ne naît que de la corruption, et qu'avec de la matière et du mouvement le monde va tout seul, alors on pouvait ne pas croire à la Providence. Mais, depuis qu'on entrevoit la nature que les anciens ne voyaient pas du tout, depuis qu'on s'est aperçu que tout est organisé, que tout a son germe, depuis qu'on a bien vu qu'un champignon est l'ouvrage d'une sagesse infinie aussi bien que tous les mondes, alors ceux qui pensent ont adoré; là où leurs devanciers avaient blasphémé, les physiciens sont devenus les héraults de la Providence: un cathéchiste annonce Dieu à des enfants, et un Newton le démontre aux sages!»
XXII
Cependant une erreur déplorable et inexplicable dans cette métaphysique du bon sens de l'esprit, d'ailleurs si juste et si logique, de Voltaire, obscurcissait cette religion de la Providence. Voltaire admettait cette Providence pour les généralités de la création; pour les individualités, il supposait Dieu aussi faible que l'homme; il attribuait à l'intelligence infinie les procédés et les généralisations qui soulagent l'intelligence bornée et l'attention restreinte de l'homme; il soutenait que Dieu gouverne par les ensembles et non par les détails; c'était méconnaître la première des attributions et des forces de Dieu: l'infini. Dieu sans limites dans son attention comme dans sa providence est tout entier dans chaque parcelle de sa création, comme il est tout entier dans le tout; il n'y a pour lui ni nombre, ni grandeur, ni petitesse, ni ensemble, ni détail, ni fatigue d'esprit pour tout créer, tout voir, tout gouverner; chaque atome est un monde aussi important pour lui que tous les mondes, la proportion des choses n'est pas dans les choses, elle est en lui seul. Il est la règle, le nombre, la mesure de tout; l'infini est dans tous les points de son œuvre, comme il est en lui; attribuer à Dieu le besoin de ces généralisations, de ces lois, de ces règles qui embrassent un ensemble faute de pouvoir embrasser les individualités dans cet ensemble si composé, c'est assimiler Dieu à l'homme et l'infini au fini. Cette erreur incompréhensible dans la métaphysique religieuse de Voltaire est un vice de raisonnement ou un défaut de réflexion qui engendre en lui mille autres erreurs en physique. En morale elle n'en engendre pas moins: car, si Dieu ne contemple, ne juge, ne rémunère que l'espèce humaine dans son universalité, que devient la moralité de l'âme individuelle, de chacune des myriades d'âmes dont cette universalité humaine est composée?
Elle n'a donc ni providence, ni juge, ni rémunérateur, ni vengeur dans le Dieu qui la crée? Elle est donc confondue dans l'espèce, et ses vertus ou ses crimes individuels sont donc sans importance aux yeux de Dieu, sans criminalité ou sans mérite aux yeux du sage suprême. Cette aberration de la métaphysique de Voltaire ne détruit pas moins la conscience dans l'homme qu'elle ne détruit la véritable providence, c'est-à-dire l'infini de l'omnipotence et de l'omniscience, en Dieu. C'était un théisme selon l'imperfection humaine, ce n'était pas un théisme selon l'universalité, l'ubiquité et l'infini de Dieu.
XXIII
Voltaire employa les vingt-cinq dernières années de sa vie dans la solitude, tantôt à ce combat de géant contre les superstitions humaines, contre l'autorité des traditions bibliques et contre les dogmes du christianisme; tantôt à maintenir sa renommée politique par des œuvres dramatiques; tantôt à des délassements de poésie légère; tantôt enfin à rallier contre le christianisme un parti philosophique capable de contrebalancer la force alors régnante et souvent persécutrice des religions d'État. Cette lutte, dans laquelle il échappait par l'anonyme, par le désaveu de ses ouvrages les plus notoires, et par les démonstrations extérieures de religion les plus sacriléges à la persécution toujours suspendue sur sa tête, fut une lutte de ruse autant que d'audace. Il voulut être apôtre sans être jamais martyr; il pensait qu'en combattant masqué, il était plus utile à la cause de la philosophie qu'une victime. Il n'admettait pas cette vérité de convention, admise très-légèrement de nos jours, que les persécutions et les bûchers favorisent les doctrines qu'on tue ou brûle; l'histoire dément à toutes ses pages ce sophisme de l'impuissance des persécutions pour éterniser ou pour ajourner les philosophies ou les religions nouvelles. Voltaire ne croyait, à cet égard, qu'à l'histoire; il ne méconnaissait pas l'influence considérable de la lâcheté humaine sur l'esprit humain; il savait combien l'épée a fait apostasier d'idées dans le monde; il pensait que le christianisme lui-même avait été considérablement favorisé dans ses développements rapides par les armes de Constantin, tournées contre les restes du polythéisme mourant. Cette résolution de Voltaire, d'éviter à tout prix la persécution et le martyre par des professions de foi prononcées avec le rire de la dérision sur les lèvres, donne à sa physionomie historique une expression de sarcasme, moitié défi, moitié feinte, qui ajoute le ridicule à l'incrédulité, mais qui diminue la dignité et la grandeur du philosophe.
Socrate mourant est plus beau que Voltaire riant à l'abri des Alpes et lançant des flèches sans découvrir la main.
XXIII
Le temps était propice: les superstitions populaires dont le moyen-âge avait obscurci les sublimes vérités morales du christianisme; les richesses démesurées du clergé, le luxe et la corruption des pontifes, les scandales des évêques de cour; le progrès des sciences physiques rendant aux miracles le caractère de phénomènes naturels; le nombre des monastères d'hommes et de femmes possesseurs oisifs d'une partie du territoire; les priviléges et les exemptions d'impôts de ces corporations de célibataires substitués à la famille, source et but de toute société durable, tout cela avait commencé contre les mœurs du clergé une réaction qui devait aller jusqu'aux dogmes.
La cour, le parlement, la noblesse, le paysan, la bourgeoisie, le clergé inférieur lui-même étaient les complices secrets de Voltaire dans cette réforme des idées et des institutions religieuses qu'il avait le premier provoqué par le ridicule; ensuite son scepticisme flattait les impies, tandis que son théisme édifiait les sages et que son esprit déridait tout son siècle.
XXIV
En politique, au contraire, Voltaire rassurait les rois, les ministres, les cours, par un respect de la monarchie, par un zèle pour l'autorité royale, par un goût pour les aristocraties qui circonscrivaient ses agressions au christianisme seul. Il caressait des rois jusqu'à leurs vices. Courtisan suranné de madame de Pompadour et de madame Dubarry, favorites scandaleuses de Louis XV, il ne rougissait pas de leur adresser dans sa vieillesse des vers qui flattaient leur vanité et qui justifiaient leur empire. Il encensait jusqu'aux papes, aux cardinaux; il semblait, avec un art habile, ranger les personnes en dehors des lois de la guerre qu'il faisait aux choses. Il couvrait de grâce les armes mortelles dont il frappait l'encensoir; il neutralisait ainsi une partie des combattants. Il ne semblait du reste nullement penser à convertir à sa cause la majorité du genre humain. Il professait un profond mépris pour les masses du peuple, selon lui dévolues à la superstition par l'ignorance. Il ne s'occupait que de ce qu'il appelait les honnêtes gens, l'élite pensant de la société; sa philosophie, qu'il ne croyait jamais destinée à devenir populaire, était une sorte de maçonnerie du sens commun propre à relier seulement les hautes classes de la société. Il était aristocrate d'idées comme il l'était de mœurs. Il méprisait profondément l'esprit démocratique de son antagoniste J.-J. Rousseau, qui rêvait une égalité niveleuse entre les hommes prédestinés, selon Voltaire, à toutes les inégalités par la nature et par la société. Les rêves de constitutions chimériques et contradictoires de ce philosophe génevois lui semblaient, avec raison, aussi creux et aussi impratiques que ceux de Platon et de Fénelon. Il était en politique de l'école expérimentale et historique de Machiavel, de Montesquieu, du grand Frédéric. Il ne voulait affranchir que l'esprit humain; il jugeait les peuples en masse incapables de la liberté par leurs passions et par leurs faiblesses; tribun de la raison, il n'était pas tribun de la foule. La Révolution française, à laquelle il toucha de si près par la date, l'aurait eu pour adversaire et pour victime. C'était le génie des supériorités en tout genre. Une république l'aurait scandalisé; la place publique lui répugnait, il était fait pour la cour; l'élégance était selon lui la loi des lois; il voulait du bon goût jusque dans la vérité. Quelque chose de la grâce et des vices d'Alcibiade lui était resté de sa jeunesse, de la cour, de la société, du théâtre. Depuis madame du Châtelet, madame du Deffand, le maréchal de Richelieu jusqu'à Frédéric II, à Catherine de Russie, à Saint-Lambert, à Thiriot, à Damilaville, au marquis de Villette, il choisissait ses amitiés plus à l'agrément qu'à la vertu. Bon, honnête, fidèle de cœur cependant, compatissant pour le malheur, la main large à la bienfaisance et à l'aumône, pitoyable même à l'ingratitude, souvent irrité, jamais méchant. Il y avait en lui du bonhomme dans le grand homme, et de l'enfant dans le vieillard.
XXV
Ce caractère lui rendit la vieillesse même gaie et heureuse: à plus de quatre-vingts ans il écrivait des vers qu'Anacréon n'aurait pas désavoués. Il eut seulement la faiblesse de poursuivre trop tard les vains succès de la scène, et de s'acharner après les applaudissements de Paris qu'il n'entendait plus de si loin. Sa mort fut hâtée par cette faiblesse; l'envie, qui avait poursuivi sa jeunesse, était morte avant lui; pressé par sa nièce et par ses amis d'aller recueillir à Paris l'apothéose que la France lui décernait à l'unanimité sur ses derniers jours, il quitta à regret sa douce retraite de Ferney et se rendit à Paris. C'était le fantôme d'un autre siècle reparaissant hors de saison parmi les vivants. La France entière se précipita sur ses pas. Logé à Paris chez le marquis de Villette, son élève et son ami, il y tint pendant quelques mois la cour du génie. Le peuple, sans le comprendre tout à fait, voyait dans ce vieillard le précurseur d'on ne sait quel inconnu, dans les idées et dans les choses, qui devait être la Révolution française; les hommes de lettres saluaient en lui leur roi, l'Académie le maître de la langue, les comédiens français le maître de la scène pendant soixante ans de triomphe; la cour venait adorer en lui la mode, cette seconde royauté de la France. Jamais aucune royauté n'avait été si incontestée et si adulée que cette royauté du génie multiple, en France, au moment où cet astre de l'esprit humain allait disparaître sous l'horizon de la fin d'un siècle. Il apportait au théâtre une dernière tragédie, Irène, pièce peu digne de son génie, mais occasion de couronner dans l'auteur tant d'autres gloires. Le jour de la représentation d'Irène, il se rendit au théâtre à travers les flots d'un peuple ivre de son nom. Les applaudissements l'étouffèrent sous l'écho de sa renommée; on le couronna, non comme le Tasse et Pétrarque dans une cérémonie de gloire convenue, mais spontanément dans le délire de l'enthousiasme. La France semblait couronner en lui sa propre personnification triomphale. Un peuple entier le reconduisit jusqu'à sa maison, et assourdit pendant toute une nuit les deux rives de la Seine de ses applaudissements. Ce jour fut le triomphe et la fin de sa vie. Les émotions et les fatigues de Paris avaient épuisé en quelques jours une séve de vie qui aurait suffi encore à quelques années dans la solitude et dans la paix de Ferney. Le clergé, jaloux d'obtenir de Voltaire mourant un désaveu de sa mémorable impiété, observa ses dernières heures pour lui arracher l'apparence au moins d'un acte de foi. Voltaire ne voulait pas plus de la voirie après sa mort que de l'échafaud pendant sa vie. Il accorda au clergé, puis il retira, puis il accorda de nouveau une demi-formalité d'orthodoxie chrétienne nécessaire alors à la sépulture. Il expira enfin dans cette temporisation intérieure et dans cette négociation apparente avec les ministres de la religion, mais il expira en réalité dans son théisme, le 30 mai 1778, à onze heures du soir.
Le clergé, qui ne pouvait se déclarer satisfait de quelques déclarations incomplètes d'orthodoxie du mourant, révoquées aussitôt que données aux prêtres de sa paroisse, ne pouvait, sans se désavouer lui-même, lui donner les saints honneurs de la sépulture. Son neveu, l'abbé Mignot, enleva nuitamment ses restes mortels, et les ensevelit dans l'église de l'abbaye de Seillères, en Champagne. L'évêque de Troyes les fit enlever comme une profanation de l'autel. Quelques années après, la philosophie, triomphante avec la Révolution, les recueillit en triomphe et leur donna pour monument final le Panthéon. Une troisième réaction les en proscrit encore, et cet homme dont le nom remplissait la terre n'a pu trouver jusqu'ici une place stable pour son cercueil. Le christianisme et la philosophie ne cesseront pas de se disputer ce cercueil, l'un pour la malédiction, l'autre pour l'apothéose, tant que l'une ne l'aura pas définitivement emporté sur l'autre, ou tant que l'une et l'autre ne se seront pas réconciliés dans une philosophie chrétienne ou dans un christianisme philosophique.
L'influence alternative de Voltaire sur l'esprit humain a suivi depuis 1778 la destinée de ce cercueil. Cette influence croissante pendant les dix ans qui précédèrent la Révolution française, de 1778 à 1789, fut dépassée en 1793 par celle de J.-J. Rousseau, qui produisit les utopies, les déceptions et les radicalismes sanguinaires de 1793. L'influence de Voltaire reprit son ascendant sous le Directoire jusqu'au consulat de Bonaparte, qui restaura une religion d'État comme base de sa monarchie future et comme piédestal sacré de son trône. M. de Chateaubriand, cet Esdras du temple rebâti par Bonaparte, porta par son livre du Génie du Christianisme un coup éclatant à la philosophie et à l'influence de Voltaire. Le libéralisme de 1815 à 1830 réveilla ce nom et cette influence par des éditions innombrables et par une déification du philosophe, dont ce libéralisme, hostile aux Bourbons, voulait faire le type de la démocratie parlementaire. Cette influence de Voltaire resta vivante, mais inerte, sous le gouvernement de la maison d'Orléans, dont on redoutait moins l'alliance avec le clergé. La République de 1848, en proclamant la neutralité complète de l'État en matière de culte et la respectueuse liberté des consciences, enleva à l'influence de Voltaire le point d'appui d'opposition qui la soutenait au-dessus de son niveau naturel. Les prêtres furent d'autant plus respectés du peuple qu'ils furent moins protégés par la force officielle de l'État. Le gouvernement du second empire, par sa campagne de Rome en faveur du pouvoir temporel du pape et par son alliance avouée à l'intérieur avec la religion d'État, atténua en apparence, mais exalta en réalité l'influence future de Voltaire sur l'esprit français. Le monde tend rationnellement à une indépendance mutuelle absolue de la conscience et du gouvernement, de la foi et de la loi, de Dieu et du prince. Le jour où cette indépendance, qui ne peut pas être éloignée et que les hommes de philosophie libre désirent ardemment, sera venue, ce jour-là seulement l'influence définitive de Voltaire sera fixée, et il ne restera de son nom et de son œuvre que ce qui doit en rester pour l'immortalité, c'est-à-dire:
Un poëte lyrique sans flammes, sans ailes, sans enthousiasme;
Un poëte dramatique doué d'une certaine illusion théâtrale, mais d'un style au-dessous de Corneille, de Racine, style de parterre, qu'on peut entendre avec plaisir, mais qu'on ne peut relire avec admiration;
Un poëte badin au-dessous d'Arioste;
Un poëte familier égal à Horace;
Un historien inférieur à Thucydide, à Tacite, à Gibbon, à Montesquieu, sans profondeur dans les jugements, sans pathétique dans les sentiments, sans couleur et sans chaleur dans le récit, mais clair, rapide, sensé, judicieux, élégant, sincère, instruisant beaucoup, amusant toujours, ne trompant jamais son lecteur;
Un écrivain de lettres familières, tel qu'il n'en parut jamais dans l'antiquité ou dans les temps modernes, supérieur à Cicéron en facilité de style, égal en charme, en souplesse, en naturel à madame de Sévigné elle-même, féminin par la grâce, viril par le grand sens de ses lettres; c'est là qu'il faut le chercher tout entier, ses imperfections sont dans ses œuvres, son génie est dans sa correspondance; homme à la toise de beaucoup d'autres hommes si on le mesure quand il est vêtu, homme incommensurable en déshabillé;
Un polémiste dont on ne peut comparer l'éloquence aux éloquences de Cicéron, de J.-J. Rousseau, de Mirabeau dans leurs lettres ou dans leurs controverses, mais un polémiste incomparable par le don du rire comique ou du rire amer jeté comme le sel de la raison sur les ridicules des hommes ou sur les erreurs de l'humanité, le plus grand dériseur de l'esprit humain qui ait jamais vécu!
Enfin, le plus puissant critique d'idées qui soit jamais né depuis Aristote parmi les hommes. Il n'a rien créé, mais il a tout éclairé: esprit et lumière, luire sur toute chose fut sa création; la lumière ne crée pas le monde, mais elle le manifeste; manifester, c'est créer pour les yeux. L'astre qui fit lever la première fois le jour sur l'univers ne créa pas l'univers, mais il le reproduisit aux regards en l'éclairant. Tel fut Voltaire; les esprits français, préoccupés d'un étroit orgueil national, ajouteront qu'il fut par sa justesse, par sa souplesse, par sa grâce, par son éclat, par sa légèreté dans le sérieux, l'esprit le plus français qui ait brillé dans le monde; les esprits européens avoueront avec une plus haute appréciation qu'il fut l'esprit le plus universel. Cet aveu n'est pas une médiocre louange, car l'universalité, ce n'est pas seulement l'étendue des facultés, c'est leur justesse; l'universalité, c'est l'équilibre; l'équilibre, c'est le bon sens; le bon sens par excellence, c'est plus que le sens du génie, c'est le sens de la vérité.
FIN DE L'ENTRETIEN CLXVI.
Paris.—Typ. de Rouge frères, Dunon et Fresné, rue du
Four-St-Germain, 43.
CLXVIIe ENTRETIEN
SUR LA POÉSIE
I
Il y a, dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie usuelle, vulgaire, triviale, quoique nécessaire, qui correspond plus spécialement à la nature terrestre quotidienne et en quelque sorte domestique de notre existence ici-bas. Il y a aussi dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie éthérée, insaisissable, transcendante, et pour ainsi dire atmosphérique, qui semble correspondre plus spécialement à la nature divine de notre être. L'homme, par un instinct occulte, mais fatal, semble avoir senti, dès le commencement des temps, le besoin d'exprimer dans un langage différent ces choses différentes. Placé lui-même pour les sentir et pour les exprimer sur les limites de ces natures humaines et divines qui se touchent et se correspondent en lui, l'homme n'a pas eu longtemps le même langage pour exprimer l'humain et le divin des choses. La prose et la poésie se sont partagé sa langue, comme elles se partagent la création. Il a parlé des choses humaines, il a chanté les choses divines. La prose a eu la terre et tout ce qui s'y rapporte; la poésie a eu le ciel et tout ce qui dépasse dans l'impression des choses terrestres l'humanité. En un mot, la prose a été le langage de la raison, la poésie a été le langage de l'enthousiasme ou de l'homme élevé par l'impression, la passion, la pensée, à sa plus haute puissance de sentir et d'exprimer. La poésie est la noblesse du verbe.
Voulez-vous une preuve de cette distinction puisée dans le fait et non dans la théorie? Observez depuis l'origine des littératures ce qui a été le partage de la prose, ce qui a été le domaine de la poésie.
II
Dans toutes les langues, l'homme a parlé et écrit en prose des choses nécessaires à la vie physique ou sociale, domesticité, agriculture, politique, éloquence, histoire, sciences naturelles, économie publique, correspondance épistolaire, conversation, mémoires, polémique, voyages, théories philosophiques, affaires publiques, affaires privées, tout ce qui est purement du domaine de la raison ou de l'utilité a été dévolu sans délibération à la prose.
Dans toutes les langues, au contraire, l'homme a chanté généralement en vers la nature, le firmament, les dieux, la pitié, l'amour, cette autre pitié des sens et de l'âme, les fables, les prodiges, les héros, les faits ou les aventures imaginaires, les odes, les hymnes, les poëmes enfin, c'est-à-dire tout ce qui est d'un degré ou de cent degrés au-dessus de l'exercice purement usuel et rationnel de la pensée.
Le verbe familier s'est fait prose; le verbe transcendant s'est incarné dans les vers. L'un a discouru, l'autre a chanté.
Pourquoi cette différence dans ces modes divers de l'expression humaine? qui est-ce qui a enseigné ou imposé à l'humanité qu'il fallait parler ces choses et chanter en vers celles-là? Personne. Le maître de tout, l'instituteur et le législateur des formes de l'expression humaine n'est pas autre que l'instinct, cette révélation sourde, mais impérieuse et pour ainsi dire fatale de la nature dans notre être et dans tous les êtres.
III
L'homme sensitif et pensant est un instrument sonore de sensations, de sentiments et d'idées. Chaque corde de cet instrument monté par le Créateur éprouve une vibration et rend un son proportionné à l'émotion que la nature sensible de l'homme imprime à son cœur ou à son esprit par la commotion plus ou moins forte qu'il reçoit des choses extérieures ou intérieures.
IV
À l'exception de l'extrême douleur qui brise les cordes de l'instrument et qui leur arrache un cri inarticulé, cri qui n'est ni prose, ni vers, ni chant, ni parole, mais un déchirement convulsif du cœur qui éclate, quand l'émotion de l'homme est modérée et habituelle, l'homme se sert pour l'exprimer d'un langage simple, tempéré et habituel comme son émotion.
Quand l'émotion, au contraire, est extrême, exaltée, infinie sur les fibres sensitives de l'instrument humain, quand l'imagination de l'homme se tend et vibre en lui jusqu'à l'enthousiasme et presque jusqu'au délire, quand la passion imaginaire l'exalte, quand l'image du beau dans la nature ou dans la pensée le fascine, quand l'amour, la plus mélodieuse des passions en nous parce qu'elle est la plus rêveuse, lui fait imaginer, peindre, invoquer, adorer, regretter, pleurer ce qu'il aime; quand la piété l'enlève à ses sens et lui fait entrevoir, à travers le lointain des cieux, la beauté suprême, l'amour infini, la source et la fin de son âme, Dieu! et quand la contemplation extatique de l'être des êtres lui fait oublier le monde des temps pour le monde de l'éternité, enfin quand, dans ses heures de loisir ici-bas, il se détache sur l'aile de son imagination du monde réel pour s'égarer dans le monde idéal, comme un vaisseau qui laisse jouer le vent dans sa voilure et qui dérive insensiblement du rivage sur la grande mer, quand il se donne l'ineffable et dangereuse volupté des songes aux yeux ouverts, ces berceurs de l'homme éveillé, alors les impressions de l'instrument humain sont si fortes, si inusitées, si profondes, si pieuses, si infinies dans leurs vibrations, si rêveuses, si extatiques, si supérieures à ses impressions ordinaires, que l'homme cherche naturellement pour les exprimer un langage plus pénétrant, plus harmonieux, plus sensible, plus imagé, plus crié, plus chanté que sa langue habituelle; et qu'il invente le vers, ce chant de l'âme, comme la musique invente la mélodie, ce chant de l'oreille, comme la peinture invente la couleur, ce chant des yeux, comme la sculpture invente les contours, ce chant des formes; car chaque art chante pour un de nos sens, quand l'enthousiasme, qui n'est que l'émotion de sa suprême puissance, saisit l'artiste. L'art des arts, la poésie seule chante pour tous les sens à la fois et pour l'âme, ce sens intellectuel, résumé divin et immortel de tous les sens.
Donc à une impression transcendante, un mode transcendant d'exprimer cette impression. Voilà, selon nous, toute l'origine et toute l'explication du vers, cette transcendance de l'expression, ce verbe du beau, non dans la pensée, mais dans le sentiment et dans l'imagination.
V
Mais comment l'homme discerne-t-il, nous dit-on encore, ce qui doit être parlé ou ce qui doit être chanté dans les sensations ou dans les sentiments qui l'émeuvent?
Nous répondons encore par le même mot: mystère. L'homme n'a pas besoin de le discerner, il le sent. Ce qui est poésie dans la nature physique ou morale, et ce qui n'est pas poésie se fait reconnaître à des caractères que l'homme ne saurait définir avec précision, mais qu'il sent au premier regard et à la première impression, si la nature l'a fait poëte ou simplement poétique.
VI
Ainsi, prenez pour exemple la nature inanimée, le paysage: voilà une plaine immense cultivée, fertile, couverte d'épis ou de prairie, grenier de l'homme, mais qui n'est ni sillonnée par un fleuve, ni bordée par des collines, ni penchée vers la mer, et dont les horizons monotones se confondent avec le ciel bas et terne qui l'enveloppe. Certes, c'est un spectacle agréable au laboureur et consolant pour l'économiste qui calcule combien de milliers d'hommes et d'animaux seront nourris après la moisson par le pain ou par l'herbe fauchée sur ces sillons. Mais vous traverseriez pendant des jours et des mois une plaine de cette fécondité et de ce niveau sans qu'un atome de poésie sortît pour les yeux ou pour l'âme de ce grenier de l'homme.
VII
Où est la poésie dans tout cela? J'y vois bien la richesse, j'y vois bien l'utile, mais le beau, mais l'impression, mais le sentiment, mais l'enthousiasme, où sont-ils? Il n'y a peut-être d'autre poésie à recueillir sur cette immense étendue de choses utiles que la plus inutile de toutes ces choses, le vol soudain et effarouché d'une alouette, fouettée du vent, qui s'élève tout à coup de cet océan d'épis jaunes, pour aller chanter on ne sait quel petit hymne de vie dans le ciel et qui redescend après avoir donné cette joie à l'oreille de ses petits, cachés dans le chaume; le cri strident du grillon qui cuit au soleil sur la terre aride, ou le bruissement sec et métallique des pailles d'épis frôlées par la brise vague les unes contre les autres, et qui interrompent de temps en temps par un ondoiement de mer le silence mélancolique de l'étendue.
Or, pourquoi la plaine est-elle prosaïque et pourquoi l'alouette, le grillon, la brise dans les épis sont-ils poétiques? Qui pourrait le dire? Peut-être parce que l'alouette présente le contraste d'un peu de joie au milieu de cette monotonie de tristesse et d'un peu d'amour maternel au-dessus de son nid, cette délicieuse réminiscence de nos mères; peut-être parce que le grillon nous rappelle le désert aride de Syrie où le cri du même insecte anime seul au loin la route silencieuse du chameau sur les sables brûlés de la terre; peut-être parce que ce bruissement et cet ondoiement d'épis mûrs sous la brise folle nous transporte par l'analogie de son sur les vagues ridées de l'océan au pied du mât où frissonne ainsi la toile.
Et pourquoi ces trois petits phénomènes et ces trois images sont-ils à nos yeux la seule poésie de ce vaste espace? Parce que de ces trois phénomènes et de ces trois images il sort pour nous une émotion, et que de cette immense plaine d'épis il ne sort que de la richesse.
VIII
Ce n'est donc pas l'utile qui constitue la poésie, c'est le beau. L'épi est utile, mais l'alouette vit, le grillon rappelle, la brise représente, le cœur sympathise, la mémoire se déplie, l'image surgit, l'émotion naît, avec l'émotion naît la poésie dans l'âme. Vous pouvez chanter l'alouette, le grillon, la brise dans le chaume, je vous défie de chanter le champ de blé, la meule de gerbes, le sac de froment, cela se compte, cela ne se chante pas. L'instrument humain n'a point d'écho pour le chiffre.
IX
Mais vous approchez des Alpes, les neiges violettes de leurs cimes dentelées se découpent le soir sur le firmament profond comme une mer, l'étoile s'y laisse entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l'Océan de l'espace infini; les ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis de sapins, des chaumières isolées et suspendues à des promontoires, comme des nids d'aigles, fument du feu du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales légères dans l'éther; le lac limpide, dont l'ombre ternit déjà la moitié, réfléchit dans l'autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir; quelques voiles glissent sur sa surface, chargées de branchages coupés de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l'onde; on n'entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où sa femme et ses enfants l'attendent au seuil de sa maison, ses filets y sèchent sur la grève, un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés interrompent par moment le silence de la vallée; le crépuscule s'éteint, la barque touche au rivage, les foyers brûlent çà et là à travers les vitraux des chaumières, on n'entend plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac, et de temps en temps le retentissement sourd d'une avalanche de neige dont la fumée blanche rejaillit au-dessus des sapins; des milliers d'étoiles, maintenant visibles, flottent comme des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames, le firmament semble ouvrir tous ses yeux pour admirer ce coin de terre, l'âme la quitte, elle se sent à la hauteur et à la proportion de s'approcher de son Créateur presque visible dans cette transparence du firmament nocturne, elle pense à ceux qu'elle a connus, aimés, perdus ici-bas et qu'elle espère, avec la certitude de l'amour, rejoindre bientôt dans la vallée éternelle, elle s'émeut, elle s'attriste, elle se console, elle se réjouit, elle croit parce qu'elle voit, elle prie, elle adore, elle se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l'éther, avec la divinité du spectacle.
X
Voilà la poésie du paysage! Je vous défie de parler en sa présence le langage vulgaire. Chantez alors, car vous êtes ému autant que les fibres de l'instrument peuvent l'être sans se briser. La poésie est née en vous, elle vous inonde, elle vous submerge, elle vous étouffe, l'hymne ou l'extase naissent sur vos lèvres, le silence ou le vers sont seuls à la mesure de vos émotions!
Voilà une des poésies de la terre! Nous ne finirions pas, si nous les énumérions en parcourant les scènes diurnes ou nocturnes de notre séjour terrestre. Tout ce qui a son émotion a sa poésie. Tout ce qui a sa poésie demande à être exprimé dans une langue supérieure à la langue usuelle, expression des choses ordinaires.
XI
Mais la mer, soit que nous voguions sur ses lames, soit que nous contemplions sa surface du haut des falaises, a mille fois plus de poésie que la terre et les montagnes. Pourquoi? nous dit-on souvent. Nous répondons en deux mots: parce qu'elle a plus d'émotion pour nos yeux, pour notre pensée, pour notre âme. Un livre entier ne suffirait pas à les énumérer et à les définir toutes. Disons les principales.
D'abord, la mer est l'élément mobile, sa mobilité semble lui donner avec le mouvement la vie, la passion, la colère, l'apaisement d'une âme tantôt calme, tantôt agitée. Ce mouvement et cette instabilité produisent en nous une première impression de plaisir ou de terreur.—Émotion!
Ensuite, elle est transparente, elle ressemble au firmament ou à l'éther qui répercutent la lumière de l'astre du jour ou des étoiles de la nuit, elle se transfigure sans fin comme le caméléon par ses couleurs changeantes, roulant tantôt la lumière, tantôt la nuit dans ses vagues.—Émotion!
Elle est immense, et elle imprime par son étendue sans limite une idée de grandeur démesurée qui fait penser à l'infini.—Émotion!
Ses vagues, quand elles lèchent sans bruit la grève de sable humide, rappellent la respiration douce du sommeil d'un enfant sur le sein de sa mère.—Émotion!
Quand elle écume, au lever d'un jour d'été, sous la brise folle, et que le goëland, renversé comme un oiseau blessé, trempe une de ses ailes dans la poussière de cette écume, la mer rappelle les bouillonnements harmonieux de l'onde qui commence à frissonner sur le feu.—Émotion!
Quand elle s'accumule en montagnes humides sous le vent lourd d'automne et qu'elle s'écroule avec des coups retentissants sur le sol creux des caps avancés, elle rappelle les mugissements de la foudre dans les nuages et les tremblements de la terre qui déracinent les cités.—Émotion!
Si un navire en perdition apparaît et disparaît tour à tour sur la cime ou dans la profondeur de ses lames, on pense aux périls des hommes embarqués sur ce bâtiment, on voit d'avance les cadavres que le flot roulera le lendemain sur la grève, et que les femmes et les mères des naufragés viendront découvrir sous les algues, tremblant de reconnaître un époux, un père ou un fils.—Émotion!
Si une voile dérive par un jour serein du port, on pense aux rivages lointains et inconnus où elle ira aborder après avoir traversé pendant des jours sans nombre ce désert des lames; ces terres étrangères se lèvent dans l'imagination avec les mystères de climat, de nature, de végétation, d'hommes sauvages ou civilisés qui les habitent, on s'y figure une autre terre, d'autres soleils, d'autres hommes, d'autres destinées.—Émotion!
Si une flotte dont on attend le retour montre au coucher du soleil les étages successifs de ses voiles surgissant une à une, comme un troupeau de moutons qui monte une colline au-dessus de la courbe de l'horizon, on songe aux canons qui ont grondé dans ses bordées, aux vaisseaux qui ont sombré sous les boulets des ennemis, aux morts et aux blessés qui ont jonché ses ponts sous la mitraille, toutes les images de la guerre, de la mort pour la patrie, de la gloire et du deuil assiégent la pensée.—Émotion!
Si la mer est peuplée de barques de pêcheurs comme un village flottant, on songe à la joie des chaumières qui attendent le soir le fruit du travail du jour, on voit sur la côte s'allumer une à une les lampes des phares, étoiles terrestres des matelots.—Émotion!
Si la mer est vide, on songe à l'espace qu'aucun compas ne circonscrit, domaine incommensurable du vent qui laboure ses vagues pour on ne sait quelle moisson de vie ou de mort.—Émotion!
Si l'œil cherche à sonder le lit murmurant de ces vagues, on songe à la profondeur des abîmes qu'elles recouvrent, aux monstres qui bondissent, ou rampent, ou nagent dans les mystères de ce monde des eaux.—Émotion!
Enfin, si on calcule par la pensée l'incalculable ondulation de ces vagues succédant aux vagues qui battent depuis le commencement du monde de leur flux et de leur reflux les falaises dont les granits pulvérisés sont devenus un sable impalpable à ces frôlements de l'eau, on s'égare dans la supputation des siècles et on a quelque sentiment de l'étendue.—Émotion!
Toutes ces émotions éparses ou réunies forment pour l'homme la poésie de la mer, elles finissent par donner au contemplateur le vertige de tant d'impressions, qu'il s'assoit sur le rivage élevé des mers, comme dit Homère, et qu'il demeure immobile et muet à regarder et à écouter les flots; et s'il essaye, en présence d'un tel spectacle, de se parler à lui-même, il cherche involontairement une langue qui lui rappelle la grandeur, la profondeur, la mobilité, le sommeil, le réveil, la colère, le mugissement, la cadence de l'élément dont son âme, à force d'émotions montées de l'abîme à ses sens, contracte un moment l'infini. Il ne parle pas, il s'exclame, il gémit, il pleure, il s'exalte, il frissonne, il jouit, il tremble, il s'anéantit, il se prosterne, il adore, il prie, il chante le Te Deum de la grandeur de Dieu et de la petitesse de l'homme, et son chant prend instinctivement la symétrie, la sonorité, la majesté, la chute et la rechute des vagues. Ses vers se façonnent et s'harmonient sur la succession et sur l'alternation des ondes par le rhythme, c'est-à-dire par la mesure musicale des mots.
XII
Si nous parcourions ainsi successivement tous les phénomènes du monde visible ou du monde social, nous trouverions partout des éléments sans nombre de poésie, cachés aux profanes dans toute la nature comme le feu dans le caillou. Tout est poétique à qui sait voir et sentir. Ce n'est pas la poésie qui manque à l'œuvre de Dieu, c'est le poëte, c'est-à-dire c'est l'interprète, le traducteur de la création.
XIII
Mais que serait-ce si nous parcourions la gamme entière de l'âme humaine depuis l'enfance jusqu'à la caducité, depuis l'ignorance jusqu'à la science, depuis l'indifférence jusqu'à la passion, pour y discerner d'un coup d'œil ce qui est du domaine de la poésie de ce qui est du domaine de la prose? Nous trouverions partout que c'est l'émotion qui est la mesure de la poésie dans l'homme; que l'amour est plus poétique que l'indifférence, que la douleur est plus poétique que le bonheur, que la piété est plus poétique que l'athéisme, que la vérité est plus poétique que le mensonge; et qu'enfin la vertu, soit que vous la considériez dans l'homme public qui se dévoue à sa patrie, soit que vous la considériez dans l'homme privé qui se dévoue à sa famille, soit que vous la considériez dans l'humble femme qui se fait servante des hospices du pauvre et qui se dévoue à Dieu dans l'être souffrant, vous trouveriez partout, disons-nous, que la vertu est plus poétique que l'égoïsme ou le vice, parce que la vertu est au fond la plus forte, comme la plus divine des émotions.
XIV
Voilà pourquoi les vrais poëtes chantent la vérité et la vertu, pendant que les poëtes inférieurs chantent les sophismes et le vice! Ces poëtes du vice sont de mauvais musiciens qui ne connaissent pas leur instrument. Ils touchent la corde fausse et courte au lieu de la corde vraie et éternelle. Ils se trompent même pour leur gloire. À talent égal, le son que rend l'émotion du bien et du beau est mille fois plus intime et plus sonore que le son qu'ils tirent des passions légères ou mauvaises de l'homme; plus il y a de Dieu dans une poésie, plus il y a de poésie, car la poésie suprême, c'est Dieu.
XV
Il nous a semblé que rien ne pouvait mieux compléter ces pages laissées inachevées que cette naïve et touchante image des deux natures de poésie et des deux natures de sons que rend l'âme du poëte aux différents âges, reprise d'une des dernières préfaces des Méditations et que les ravissants vers tirés des Destinées de la poésie.
«Quand nous étions enfants, nous nous amusions quelquefois, mes petites sœurs et moi, à un jeu que nous appelions la musique des anges. Ce jeu consistait à plier une baguette d'osier en demi-cercle ou en arc à angle très-aigu, à en rapprocher les extrémités par un fil semblable à la corde sur laquelle on ajuste la flèche, à nouer ensuite des cheveux d'inégale grandeur aux deux côtés de l'arc, comme sont disposées les fibres d'une harpe, et à exposer cette petite harpe au vent. Le vent d'été, qui dort et qui respire alternativement d'une haleine folle, faisait frissonner le roseau, et en tirait des sons d'une ténuité presque imperceptible, comme il en tire des feuilles dentelées des sapins. Nous prêtions tour à tour l'oreille, et nous nous imaginions que c'étaient des esprits célestes qui chantaient. Nous nous servions habituellement, pour ce jeu, des longs cheveux fins, jeunes, blonds et soyeux, coupés aux tresses pendantes de mes sœurs; mais un jour, nous voulûmes éprouver si les anges joueraient les mêmes mélodies sur des cordes d'un autre âge, empruntées à un autre front. Une bonne tante de mon père, qui vivait à la maison, et dont les cachots de la Terreur avaient blanchi la tête avant l'âge, surveillait nos jeux en travaillant de l'aiguille à côté de nous dans le jardin. Elle se prêta à notre enfantillage, et coupa avec les ciseaux une longue mèche de ses cheveux, qu'elle nous livra. Nous en fîmes aussitôt une seconde harpe, et, la plaçant à côté de la première, nous les écoutâmes toutes deux chanter. Or, soit que les fils fussent moins tendus, soit qu'ils fussent d'une nature plus élastique et plus plaintive, soit que le vent soufflât plus doux et plus fort dans l'une des petites harpes que dans l'autre, nous trouvâmes que les esprits de l'air chantaient plus tristement et plus harmonieusement dans les cheveux blancs que dans les cheveux blonds d'enfant; et, depuis ce jour, nous importunions souvent notre tante pour qu'elle laissât dépouiller par nos mains son beau front.
XVI
Ces deux harpes dont les cordes rendent des sons différents selon l'âge de leurs fibres, mais aussi mélodieux à travers le réseau blanc qu'à travers le réseau blond de ces cordes vivantes; ces deux harpes ne sont-elles pas l'image puérile, mais exacte, des deux poésies appropriées aux deux âges de l'homme? Songe et joie dans la jeunesse; hymne et piété dans les dernières années. Un salut et un adieu à l'existence et à la nature, mais un adieu qui est un salut aussi! un salut plus enthousiaste, plus solennel et plus saint à la vision de Dieu qui se lève tard, mais qui se lève plus visible sur l'horizon du soir de la vie humaine!
XVII
Je ne sais pas ce que la Providence me réserve de sort et de jours. Je suis dans le tourbillon au plus fort du courant du fleuve, dans la poussière des vagues soulevées par le vent, à ce milieu de la traversée où l'on ne voit plus le bord de la vie d'où l'on est parti, où l'on ne voit pas encore le bord où l'on doit aborder, si on aborde; tout est dans la main de celui qui dirige les atomes comme les globes dans leur rotation, et qui a compté d'avance les palpitations du cœur du moucheron et de l'homme comme les circonvolutions des soleils. Tout est bien et tout est béni de ce qu'il aurait voulu. Mais si, après les sueurs, les labours, les agitations et les lassitudes de la journée humaine, la volonté de Dieu me destinait un long soir d'inaction, de repos, de sérénité avant la nuit, je sens que je redeviendrais volontiers à la fin de mes jours ce que je fus au commencement: un poëte, un adorateur, un chantre de la création. Seulement, au lieu de chanter pour moi-même ou pour les hommes, je chanterais pour lui; mes hymnes ne contiendraient que le nom éternel et infini, et mes vers, au lieu d'être des retours sur moi-même, des plaintes ou des délires personnels, seraient une note sacrée de ce cantique incessant et universel que toute créature doit chanter, du cœur ou de la voix, en naissant, en vivant, en passant, en mourant devant son Créateur.
XVIII
Il y a un morceau de poésie nationale dans la Calabre que j'ai entendu chanter souvent aux femmes d'Amalfi en revenant de la fontaine. Je l'ai traduit autrefois en vers, et ces vers me semblent s'appliquer si bien au sujet que je traite, que je ne puis me refuser à les insérer ici. C'est une femme qui parle: