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Cymbeline: Tragédie

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The Project Gutenberg eBook of Cymbeline: Tragédie

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Title: Cymbeline: Tragédie

Author: William Shakespeare

Translator: François Guizot

Release date: September 7, 2006 [eBook #19201]

Language: French

Credits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CYMBELINE: TRAGÉDIE ***


Note du transcripteur.

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Ce document est tiré de:

OEUVRES COMPLÈTES DE

SHAKSPEARE

TRADUCTION DE

M. GUIZOT

NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE

AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE

DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

Volume 5

Le roi Lear.—Cymbeline.—

La méchante femme mise à la raison.

Peines d'amour perdues.—Pérclès.

PARIS

A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE

DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS

35, QUAI DES AUGUSTINS

1862

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CYMBELINE

TRAGÉDIE


NOTICE SUR CYMBELINE


Une nouvelle du Décaméron de Boccace et une chronique d'Holinshed sont les deux sources où Shakspeare a puisé cette tragédie. Le roi qui lui donne son nom régnait du temps de César Auguste, selon Holinshed, ce qui n'a pas empêché Shakspeare de peupler Rome d'Italiens modernes, Iachimo, Philario, etc. Malgré cette confusion de temps, de noms et de moeurs; malgré l'invraisemblance de la fable et l'absurdité du plan, Cymbeline est une des tragédies les plus admirées de Shakspeare. Le personnage d'Imogène a fait réellement des passions. Que les critiques comparent, s'ils le veulent, cette pièce à un édifice irrégulier et informe, mais qu'ils conviennent qu'Imogène est une divinité digne d'orner un temple de la plus noble architecture. Quoique Posthumus semble le héros de la pièce, c'est Imogène qui y répand le charme de sa pureté conjugale, de sa douceur céleste, de son dévouement et de sa constance.

Sans artifice, comme l'innocence, elle a peine à croire à l'infidélité de Posthumus; indulgente comme la vertu, elle pardonne à Iachimo ses premières calomnies sans affecter une haine d'ostentation contre le vice. Faussement accusée, elle ne sait se justifier qu'en disant combien elle aime; modeste et timide sous son déguisement, elle apparaît dans la grotte de Bélarius comme l'ange de la grâce, elle est belle dans le désert comme à la cour, et ajoute encore à la beauté du paysage dans lequel Shakspeare a placé les deux jeunes princes.

Les autres caractères de la pièce ne manquent pas de vérité. Posthumus ne serait-il que l'époux adoré d'Imogène, il nous intéresserait; mais il y a en lui le courage et la noblesse des héros. Philario est un de ces serviteurs fidèles que Shakspeare a souvent pris plaisir à représenter, et Iachimo un des plus adroits menteurs que l'Italie ait produits; son effronterie a quelque chose d'amusant; Bélarius, opiniâtre dans son plan de vengeance, offre un de ces caractères fermes qu'on voit avec plaisir transplantés du milieu des montagnes et mis tout à coup en présence d'un courtisan. Ses deux élèves ont déjà l'instinct des grandes âmes; et leur amitié fraternelle est touchante.

La méchanceté de la reine et la crédulité conjugale du roi prêtent aussi à l'analyse et forment un contraste piquant. Cloten, le seul personnage comique de la pièce, peut être jugé de plus d'une manière: on voit en lui la sottise et l'orgueil d'un prince privé d'éducation; mais il semble que Shakspeare ait oublié qu'il nous l'a donné d'abord pour une âme lâche et sans énergie, lorsque, dans le conseil royal, il lui fait adresser à l'ambassadeur romain une réponse pleine de dignité; soit qu'il ait cru que, vis-à-vis de l'étranger, l'honneur national peut enflammer les âmes les plus communes; soit que le poëte ait voulu insinuer que le rôle des princes leur est souvent tracé d'avance dans les grandes occasions.

En général, l'intérêt qu'inspire la tragédie de Cymbeline, est d'une nature douce et mélancolique plutôt que tragique. On s'échappe volontiers de la cour avec Imogène, et l'on se sent disposé à rêver dans l'asile romantique où elle retrouve ses frères sans les connaître.

Des sentiments noblement exprimés, quelques dialogues naturels et des scènes charmantes rachètent les nombreux défauts de cette composition.

Cymbeline est l'une des dix-sept pièces qui ont été publiées pour la première fois dans l'édition in-folio de 1623. Il est impossible de déterminer avec précision le moment où elle fut écrite; mais il paraît probable que ce fut vers 1610 ou 1611. On a en effet de bonnes raisons de croire que la Tempête et le Conte d'hiver furent composés à cette époque, et l'on retrouve, entre ces deux pièces et Cymbeline, des analogies de style, de pensée et d'allure qui semblent indiquer qu'elles sont toutes trois sorties de la même veine d'esprit.

CYMBELINE

TRAGÉDIE


PERSONNAGES

CYMBELINE, roi de la Grande-Bretagne.
CLOTEN, fils de la reine, du premier lit.
LEONATUS POSTHUMUS, chevalier, marié secrètement à la princesse Imogène.
BELARIUS, seigneur, exilé par Cymbeline, et déguisé sous le nom de Morgan.
GUIDÉRIUS. }fils de Cymbeline, et
ARVIRAGUS, }crus fils de Bélarius
           }sous les noms de Polydore et
           }de Cadwal.
PHILARIO, ami de Posthumus,}
IACHIMO, ami de Philario,}Italiens
UN FRANÇAIS, ami de Philario.
CAIUS-LUCIUS, général de l'armée romaine.
UN OFFICIER ROMAIN.
PISANIO, attaché au service de Posthumus.
CORNÉLIUS, médecin.
DEUX GENTILSHOMMES.
DEUX GEOLIERS.
DEUX OFFICIERS ANGLAIS.
LA REINE, femme de Cymbeline.
IMOGÈNE, fille de Cymbeline, de son premier mariage.
HÉLÈNE, suivante d'Imogène.
LORDS, LADYS, SÉNATEURS, ROMAINS,
TRIBUNS, APPARITIONS, UN DEVIN,
UN GENTILHOMME HOLLANDAIS, UN
GENTILHOMME ESPAGNOL, MUSICIENS,
OFFICIERS, CAPITAINES, SOLDATS, MESSAGERS.

La scène est tantôt dans la Grande-Bretagne, tantôt en Italie.

ACTE PREMIER


SCÈNE I

La Grande-Bretagne.--Jardin derrière le palais de Cymbeline.

Entrent DEUX GENTILSHOMMES.

LE PREMIER GENTILHOMME.--Vous ne rencontrez ici personne qui ne fronce le sourcil. Nos visages n'obéissent pas plus que nos courtisans aux lois du ciel. Tous retracent la tristesse peinte sur le visage du roi.

LE SECOND.--Mais quel est le sujet?...

LE PREMIER.--L'héritière de son royaume, sa fille qu'il destinait au fils unique de sa femme (une veuve qu'il vient d'épouser), s'est donnée à un pauvre, mais digne gentilhomme: elle est mariée;--son époux est banni, elle emprisonnée. Tout présente les dehors de la tristesse; pour le roi, je le crois, il est affligé jusqu'au fond du coeur.

LE SECOND.--Personne autre que le roi?

LE PREMIER.--Celui aussi qui a perdu la princesse; la reine aussi, qui souhaitait le plus cette alliance; mais il n'est pas un des courtisans, quoiqu'ils portent des visages composés sur celui du roi, qui n'ait le coeur joyeux de ce dont ils affectent de paraître mécontents.

LE SECOND.--Et pourquoi cela?

LE PREMIER.--L'homme à qui la princesse échappe est un être trop mauvais pour une mauvaise réputation; mais celui qui la possède (je veux dire celui qui l'a épousée, ah! l'honnête homme! et qu'on bannit pour cela), c'est une créature si accomplie qu'on aurait beau chercher son pareil dans toutes les régions du monde, il manquerait toujours quelque chose à celui qu'on voudrait lui comparer. Je ne pense pas qu'un extérieur aussi beau et une âme aussi noble se trouvent réunis dans un autre homme.

LE SECOND.--Vous le vantez beaucoup.

LE PREMIER.--Je ne le vante, seigneur, que d'après l'étendue de son mérite; je le rapetisse plutôt que je ne le déroule tout entier.

LE SECOND.--Quel est son nom, sa naissance?

LE PREMIER.--Je ne puis remonter jusqu'à sa première origine. Sicilius était le nom de son père, qui s'unit avec honneur à Cassibelan contre les Romains. Mais il reçut ses titres d'honneur de Ténantius, qu'il servit avec gloire et avec un succès admiré, et il obtint le surnom de Léonatus. Il eut, outre le chevalier en question, deux autres fils qui, dans les guerres de ce temps, moururent l'épée à la main. Leur père, vieux alors et aimant ses enfants, en conçut tant de chagrin qu'il quitta la vie: son aimable épouse, alors enceinte du gentilhomme dont nous parlons, mourut en lui donnant le jour. Le roi prit l'enfant sous sa protection, lui donna le nom de Posthumus, l'éleva, et l'attacha à sa chambre: il l'instruisit dans toutes les sciences dont son âge pouvait être susceptible; et il les reçut comme nous recevons l'air aussitôt qu'elles lui furent offertes; dès son printemps, il porta une moisson: il vécut à la cour loué et aimé (chose rare), modèle des jeunes gens, miroir redouté des hommes d'un âge mûr; et pour les vieillards, un enfant qui guidait les radoteurs. Quant à sa maîtresse, pour laquelle il est banni aujourd'hui, ce qu'elle lui a donné proclame le cas qu'elle faisait de sa personne et de ses vertus. On peut lire dans son choix, et juger au vrai quel homme est Posthumus.

LE SECOND.--Je l'honore sur votre seul récit. Mais, dites-moi, je vous prie, la princesse est-elle le seul enfant du roi?

LE PREMIER.--Son seul enfant. Il avait deux fils; et si ce détail vous intéresse, écoutez-moi. Tous deux furent dérobés de leur chambre; l'aîné à l'âge de trois ans, et l'autre encore au maillot; jusqu'à cette heure, pas la moindre conjecture sur ce qu'ils sont devenus.

LE SECOND.--Combien y a-t-il de cela?

LE PREMIER.--Vingt ans environ.

LE SECOND.--Qu'on enlève ainsi les enfants d'un roi! qu'ils fussent si négligemment gardés, et qu'on ait été si lent dans les recherches qu'on n'ait pu retrouver leur trace!

LE PREMIER.--Quelque étrange que cela vous semble, et quoique cette négligence soit vraiment ridicule, le fait est vrai, seigneur.

LE SECOND.--Je vous crois.

LE PREMIER.--Il faut nous taire, voici Posthumus, la reine et la princesse.

(Ils sortent.)

(La reine, Posthumus, Imogène entrent avec leur suite.)

LA REINE.--Non; soyez-en sûre, ma fille, vous ne trouverez jamais en moi, comme on le reproche à la plupart des marâtres, un oeil malveillant pour vous. Vous êtes ma captive; mais votre geôlière vous confiera les clefs qui ferment votre prison. Pour vous, Posthumus, aussitôt que je pourrai fléchir le courroux du roi, on me verra plaider votre cause; mais le feu de la colère est encore en lui; et il serait à propos de vous soumettre à son arrêt, avec toute la patience que votre prudence pourra vous inspirer.

POSTHUMUS.--Si Votre Majesté le trouve bon, je partirai d'ici aujourd'hui.

LA REINE,--Vous connaissez le danger.--Je vais faire un tour dans les jardins, compatissant aux angoisses des amours qu'on traverse, quoique le roi ait ordonné de ne pas vous laisser ensemble.

(Elle sort.)

IMOGÈNE.--O feinte complaisance! Comme ce tyran sait caresser au moment où elle blesse! Mon cher époux, je crains un peu la colère de mon père, mais, soit dit sans blesser mes devoirs sacrés envers lui, je ne redoute rien des effets de sa colère sur moi. Il vous faut partir; et moi je soutiendrai ici à toute heure le trait de ses regards irrités, n'ayant rien qui me console de vivre, si ce n'est la pensée qu'il existe dans le monde un trésor que je puis revoir encore.

POSTHUMUS.--Ma reine! mon amante! Ah! madame, ne pleurez plus; si vous ne voulez m'exposer à me faire soupçonner de plus de faiblesse qu'il ne convient à un homme. Je veux être l'époux le plus fidèle, qui jamais ait engagé sa foi. Ma résidence sera à Rome, chez un nommé Philario, qui fut l'ami de mon père; moi, je ne le connais que par lettres. Écrivez-moi là, ô ma reine! mes yeux en dévoreront les mots que vous enverrez, dût l'encre être de fiel.

(La reine entre.)

LA REINE.--Abrégez, je vous prie. Si le roi survenait, je ne sais pas où s'arrêterait sa colère contre moi. (À part.) Cependant je saurai diriger ici sa promenade; je ne l'offense jamais qu'il ne paye mes offenses pour nous réconcilier; il achète chèrement tous mes torts.

(Elle sort.)

POSTHUMUS.--Quand nous passerions à nous dire adieu tout le temps qui nous reste encore à vivre, la douleur de nous séparer ne ferait qu'augmenter... Adieu.

IMOGÈNE.--Ah! demeure un moment. Quand tu monterais à cheval uniquement pour aller prendre l'air, cet adieu serait encore trop court.--Vois, mon ami, ce diamant était à ma mère; prends-le, mon bien-aimé, mais garde-le jusqu'à ce que tu épouses une autre femme quand Imogène sera morte.

POSTHUMUS.--Quoi! quoi! une autre femme? Dieux bienfaisants, accordez-moi seulement de posséder celle qui est à moi; que les liens de la mort me préviennent dans mes embrassements si j'en cherche une autre. (Il met le diamant à son doigt.) Reste, reste à cette place tant que le sentiment pourra t'y conserver. (A Imogène.) Et vous, la plus tendre, la plus belle, qui, à votre perte infinie, n'avez reçu que moi en échange de vous; je gagne encore sur vous quand il s'agit de ces bagatelles; pour l'amour de moi, portez ceci; c'est une chaîne; je veux la mettre moi-même à ce beau prisonnier d'amour.

(Il lui attache un bracelet.)

IMOGÈNE.--O dieux! quand nous reverrons-nous?

(Entrent Cymbeline et les seigneurs de la cour.)

POSTHUMUS.--Hélas! le roi!...

CYMBELINE.--Vil objet, va-t'en; disparais de ma vue. Si, après cet ordre encore, tu fatigues la cour de ton indigne présence, tu meurs. Fuis, ta vue empoisonne mon sang.

POSTHUMUS.--Que les dieux vous protègent et bénissent les hommes de bien que je laisse à votre cour; je m'en vais.

(Il sort.)

IMOGÈNE.--La mort n'a point d'angoisses plus douloureuses que celles-ci.

CYMBELINE.--Fille déloyale, toi qui devrais rajeunir ma vieillesse, tu accumules un siècle sur ma tête.

IMOGÈNE.--Seigneur, je vous en conjure, ne vous faites point de mal par ces emportements; car je suis insensible à votre courroux: un sentiment plus rare étouffe en moi toute peine, toute crainte.

CYMBELINE.--Au delà de toute grâce! de toute obéissance!

IMOGÈNE.--Au delà de l'espérance! au désespoir!... Dans ce sens, au delà de toute grâce!

CYMBELINE.--Tu pouvais épouser le fils unique de la reine.

IMOGÈNE.--Oh! bienheureuse de ne pas le pouvoir: j'ai choisi un aigle, et j'ai évité un faucon dégénéré.

CYMBELINE.--Tu as choisi un misérable; tu voulais asseoir l'ignominie sur mon trône.

IMOGÈNE.--Dites que j'en ai relevé l'éclat.

CYMBELINE.--O âme vile!

IMOGÈNE.--Seigneur, c'est votre faute si j'ai aimé Posthumus; vous l'avez élevé comme le compagnon de mes jeux: il n'est point de femme dont il ne soit digne; il m'achète plus que je ne vaux, presque de tout le prix que je lui coûte.

CYMBELINE.--Quoi! as-tu perdu la raison?

IMOGÈNE.--Peu s'en faut, seigneur: veuille le ciel me guérir! Oh! que je voudrais être fille d'un paysan, et que Posthumus fût le fils du berger voisin!

(La reine paraît.)

CYMBELINE.--Femme imprudente, je les ai trouvés encore ensemble; vous n'avez pas suivi mes ordres, retirez-vous avec elle, et l'enfermez.

LA REINE, à Cymbeline.--J'implore votre patience. (A Imogène.) Silence, ma chère fille, silence.--Bon souverain, laissez-nous seules, et cherchez dans votre raison quelque consolation pour vous-même.

CYMBELINE.--Qu'elle languisse en perdant chaque jour une goutte de sang, et que vieille avant le temps elle meure de sa folie!

(Il sort.)

LA REINE, à Imogène.--Allons, il faut que vous laissiez passer... (Pisanio entre.) Voici votre serviteur. Eh bien! Pisanio, quelles nouvelles?

PISANIO.--Le prince, votre fils, a tiré l'épée contre mon maître.

LA REINE.--Ah! j'espère qu'il n'y a pas de mal?

PISANIO.--Il aurait pu y en avoir; mais mon maître n'a fait que jouer plutôt que de combattre, et il n'était pas soutenu par la colère; des gentilshommes qui se sont trouvés là les ont séparés.

LA REINE.--J'en suis bien aise.

IMOGÈNE.--Votre fils est l'ami de mon père; il prend son parti! Tirer l'épée sur un proscrit! ô le brave prince!--Je voudrais les voir tous deux dans les déserts de l'Afrique, et moi près d'eux, avec une aiguille, pour en piquer le premier qui reculerait.--Pourquoi avez-vous quitté votre maître?

PISANIO.--Par son ordre. Il n'a pas voulu que je l'accompagne jusqu'au port; il m'a laissé une note des ordres que j'aurai à remplir quand il vous plaira d'accepter mon service.

LA REINE.--Cet homme, jusqu'ici, a été pour vous un serviteur fidèle. J'ose garantir, sur mon honneur, qu'il le sera toujours.

PISANIO.--Je remercie humblement Votre Majesté.

LA REINE, à Imogène.--Je vous prie, promenons-nous un moment ensemble.

(Elles sortent.)


SCÈNE II

Une place publique.

Entre CLOTEN, DEUX SEIGNEURS.


IMOGÈNE, à Pisanio.--Avant une demi-heure, je vous prie, revenez me parler: du moins vous irez voir mon époux à bord. Pour le moment, laissez-moi.

(La reine et Imogène sortent ensemble, Pisanio sort par un autre côté.)

PREMIER SEIGNEUR.--Je vous conseille, seigneur, de changer de chemise. La chaleur de l'action vous a fait fumer comme la victime d'un sacrifice. Quand un air sort, un air entre; et il n'en est point au dehors qui soit aussi sain que celui qui sort de vous.

CLOTEN.--Si ma chemise était ensanglantée, alors j'en changerais... L'ai-je blessé?

SECOND SEIGNEUR, à part.--Non, d'honneur, pas même sa patience.

PREMIER SEIGNEUR.--Blessé? Ah! s'il ne l'est pas, il faut qu'il ait un corps perméable; c'est un grand chemin pour l'acier s'il n'est pas blessé.

SECOND SEIGNEUR, à part.--Son acier avait des dettes; il est sorti par les derrières de la ville.

CLOTEN.--Le lâche n'osait pas m'attendre.

SECOND SEIGNEUR, à part.--Non, il allait toujours; mais en avant, vers ta face.

PREMIER SEIGNEUR.--Vous attendre? vous avez assez de terres à vous; mais il a ajouté à vos domaines, il vous a cédé du terrain.

SECOND SEIGNEUR, à part.--Autant de pouces de terre que tu as d'océans! Les fats!

CLOTEN.--Que je voudrais qu'on ne se fût pas mis entre nous!

SECOND SEIGNEUR, à part.--Et moi aussi, jusqu'à ce que tu eusses pris par terre la mesure d'un imbécile.

CLOTEN.--Mais comment peut-elle aimer ce misérable, et me rebuter, moi?

SECOND SEIGNEUR, à part.--Oh! si c'est un péché de bien choisir, elle est damnée.

PREMIER SEIGNEUR.--Seigneur, comme je vous l'ai toujours dit, son esprit et sa beauté ne vont pas ensemble: c'est une belle enseigne; mais je n'ai vu en elle qu'un esprit peu lumineux.

SECOND SEIGNEUR, à part.--Elle ne luit pas pour les imbéciles de peur que la réflexion ne lui fasse tort.

CLOTEN.--Venez, je vais dans ma chambre: je voudrais bien qu'il y eût un peu de mal.

SECOND SEIGNEUR, à part.--Je ne fais pas le même voeu, à moins que ce n'eût été la chute d'un âne, ce qui ne serait pas un grand mal.

CLOTEN.--Voulez-vous nous suivre?

PREMIER SEIGNEUR.--J'accompagnerai Votre Altesse.

CLOTEN.--Oui, venez: allons ensemble.

SECOND SEIGNEUR.--Volontiers, prince.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

L'appartement d'Imogène.

IMOGÈNE, PISANIO.


IMOGÈNE.--Je voudrais que tu te tinsses sur le port pour interroger toutes les voiles.--S'il m'écrivait, et que sa lettre ne me parvînt pas, ce serait une aussi grande perte que si c'était des lettres de grâce. Qu'est-ce qu'il t'a dit en dernier lieu?

PISANIO.--Ma reine! ma reine!

IMOGÈNE.--Et alors il agitait son mouchoir.

PISANIO.--Et il le baisait, madame.

IMOGÈNE.--Insensible tissu, tu étais plus heureux que moi!--Et ce fut tout?

PISANIO.--Non, madame; car aussi longtemps qu'il a pu se faire distinguer des autres, à mes yeux ou à mes oreilles, il est resté sur le pont, et me faisant des signes de son gant, de son chapeau, de son mouchoir, il exprimait de son mieux, par les transports et les mouvements de son coeur, combien son âme était lente et le vaisseau prompt à s'éloigner de vous.

IMOGÈNE.--Tu aurais dû le suivre de l'oeil, et ne le quitter que lorsqu'il t'aurait paru petit comme une corneille, ou moins encore.

PISANIO.--C'est ce que j'ai fait, madame.

IMOGÈNE.--J'aurais brisé les fibres de mes yeux seulement pour le voir, jusqu'à ce qu'il fût devenu, par l'éloignement, mince comme mon aiguille. Oui, mes regards l'auraient suivi, jusqu'à ce que de la grosseur d'un moucheron, il se fût tout à fait évanoui dans l'air; et alors j'aurais détourné mes yeux et pleuré...--Mais bon Pisanio, quand recevrons-nous de ses nouvelles?

PISANIO.--Soyez-en sûre, madame, à la première occasion qu'il pourra trouver.

IMOGÈNE.--Je ne lui ai point fait mes adieux. J'avais tant de choses tendres à lui dire! Avant que j'aie pu lui dire comment je songerai à lui à certaines heures; quelles seront mes pensées; avant que j'aie pu lui faire jurer qu'aucune femme d'Italie ne lui ferait trahir mon amour et son honneur; lui recommander de s'unir à moi en prières, à six heures du matin, à midi, à minuit (car alors je suis dans les cieux pour lui); avant que j'aie pu lui donner ce baiser d'adieu, que j'aurais placé entre deux mots charmants; mon père arrive, et, semblable au souffle tyrannique du nord, il fait tomber tous nos boutons et les empêche de pousser.

(Une dame de la reine entre.)

LA DAME.--La reine, madame, désire que Votre Altesse se rende auprès d'elle.

IMOGÈNE, à Pisanio.--Allez exécuter les ordres dont je vous ai chargé, je vais rejoindre la reine.

PISANIO.--Je vous obéirai, madame.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Rome.--Appartement de la maison de Philario.

Entrent PHILARIO, IACHIMO, UN FRANÇAIS, UN HOLLANDAIS ET UN ESPAGNOL.


IACHIMO.--Croyez-moi, seigneur; je l'ai vu en Angleterre, sa réputation allait croissant, on s'attendait à lui voir prouver le mérite qu'on lui reconnaît aujourd'hui; mais je pouvais alors le regarder encore sans admiration, quand le catalogue de ses qualités eût été inscrit à son côté et que j'eusse parcouru article par article.

PHILARIO.--Vous parlez d'un temps où il n'était pas encore, comme aujourd'hui, revêtu de tout ce qui en fait un homme accompli, au dedans et au dehors.

LE FRANÇAIS.--Je l'ai vu en France; et nous avions là bien des gens qui pouvaient fixer le soleil d'un oeil aussi ferme que lui.

IACHIMO.--Cette affaire, d'avoir épousé la fille de son roi, le fait valoir, je n'en doute point, fort au delà de son mérite; on l'apprécie d'après la valeur de son amante, bien plus que d'après la sienne.

LE FRANÇAIS.--Et puis son bannissement...

IACHIMO.--Oui, oui; les suffrages de ceux qui, sous la bannière de la princesse, pleurent ce douloureux divorce; tout cela sert merveilleusement à exalter Posthumus. Ne fût-ce que pour prouver le bon jugement d'Imogène, qu'il serait autrement aisé de nier si elle avait pris pour époux un mendiant sans autres qualités. Mais comment arrive-t-il, Philario, qu'il vienne s'établir chez vous? Où votre liaison s'est-elle formée?

PHILARIO.--Son père et moi nous avons fait la guerre ensemble, et je ne dois pas moins que la vie à son père, qui me l'a sauvée plus d'une fois. Voici l'Anglais. (Posthumus paraît.) Qu'il soit traité parmi vous avec les égards que des gentilshommes comme vous doivent à un étranger de sa qualité. Je vous exhorte tous à lier une plus étroite connaissance avec ce cavalier, je vous le recommande comme mon digne ami. Je veux lui donner le temps de montrer son mérite, plutôt que de faire son éloge en sa présence.

LE FRANÇAIS, à Posthumus.--Seigneur, nous nous sommes connus à Orléans.

POSTHUMUS.--Et depuis lors je vous suis resté redevable d'une foule d'attentions dont je resterai toujours votre débiteur tout en m'acquittant sans cesse.

LE FRANÇAIS.--Seigneur, vous estimez trop haut un faible service. Je me félicitai de vous avoir réconcilié avec mon compatriote; c'eût été une pitié que de vous laisser rencontrer avec les intentions meurtrières que vous aviez alors tous deux pour une affaire aussi légère, une bagatelle.

POSTHUMUS.--Permettez, seigneur; j'étais alors un jeune voyageur: j'évitais de m'en rapporter à mes propres lumières, aimant mieux me laisser guider par l'expérience des autres; mais depuis que mon jugement s'est formé, si je puis dire, sans offenser personne, qu'il s'est formé, je ne trouve pas que la querelle fût si frivole.

LE FRANÇAIS.--D'honneur, elle l'était trop pour mériter d'être décidée par le fer, surtout entre deux hommes dont l'un aurait très-probablement immolé l'autre, ou qui seraient restés tous deux sur la place.

IACHIMO.--Pouvons-nous, sans indiscrétion, vous demander quel était le sujet de ce différend?

LE FRANÇAIS.--Sans difficulté, je le pense; la querelle fut publique, et dès lors on peut, sans blesser personne, en faire le récit. C'était à peu près la même thèse qui fut agitée entre nous l'autre soir, lorsque chacun de nous fit l'éloge des dames de son pays. Ce gentilhomme soutenait en ce temps-là, et offrait de le soutenir aux dépens de son sang, que la sienne était plus belle, plus vertueuse, plus spirituelle, plus chaste, plus constante et moins abordable qu'aucune des dames les plus accomplies de France.

IACHIMO.--Cette dame ne vit plus aujourd'hui, ou bien l'opinion qu'en avait ce gentilhomme doit être usée à présent.

POSTHUMUS.--Elle conserve toujours sa vertu, et moi mon opinion.

IACHIMO.--Il ne faut pas que vous lui donniez si fort la préférence sur nos dames d'Italie.

POSTHUMUS.--Quand je serais poussé au point où je le fus en France, je ne rabattrais rien de son prix, quoique je me déclare ici non son ami, mais son adorateur.

IACHIMO.--Aussi belle et aussi vertueuse puisque c'est une espèce de comparaison qui se tient par la main, c'est trop beau et trop bon pour quelque dame de Bretagne que ce soit. Si elle surpassait d'autres femmes que j'ai connues, comme le diamant que vous portez là dépasse en éclat beaucoup de diamants que j'ai vus, je croirais volontiers qu'elle surpasse beaucoup de femmes; mais je n'ai pas vu le plus beau diamant, ni vous la plus belle femme qui soit au monde.

POSTHUMUS.--Je l'ai louée d'après le cas que j'en fais, comme ce diamant.

IACHIMO.--Et combien estimez-vous cette pierre?

POSTHUMUS.--Plus que les trésors du monde entier.

IACHIMO,--Ou votre incomparable maîtresse est morte, ou la voilà au-dessous du prix d'une bagatelle.

POSTHUMUS.--Vous êtes dans l'erreur: l'une peut s'acheter ou se donner, s'il se trouve assez de richesses pour la payer, ou de mérite pour l'obtenir en don. L'autre n'est pas une chose qui se vende, et les dieux seuls peuvent en faire don.

IACHIMO.--Et ce don, les dieux vous l'ont fait?

POSTHUMUS.--Oui, et avec leur secours je le conserverai.

IACHIMO.--Vous pouvez le posséder en titre. Mais, vous le savez, des oiseaux étrangers viennent souvent s'abattre sur nos étangs voisins.... Votre bague aussi, on peut vous la voler: ainsi, de cette paire de trésors inappréciables que vous possédez, l'un est bien fragile, et l'autre est casuel. Un adroit filou et un cavalier accompli pourraient tenter de vous les enlever tous deux.

POSTHUMUS.--Votre Italie n'a point de cavalier assez accompli pour triompher de l'honneur de ma maîtresse, si c'est de la garde ou de la perte de l'honneur que vous prétendez parler, en disant qu'elle est fragile. Je ne doute pas que vous n'ayez des filous en abondance, et pourtant je ne crains rien pour mon anneau.

PHILARIO.--Restons-en là, messieurs.

POSTHUMUS.--Très-volontiers. Ce noble seigneur, et je l'en remercie, ne me traite point en étranger: nous voilà familiers dès l'abord.

IACHIMO.--En cinq entretiens, pas plus longs que le nôtre, je voudrais m'établir dans le coeur de votre belle maîtresse, et voir sa vertu fléchir et prête à céder, si j'avais seulement accès près d'elle et l'occasion de lui faire ma cour.

POSTHUMUS.--Non, non.

IACHIMO.--J'ose parier là-dessus la moitié de ma fortune contre votre diamant, qui, à mon avis, vaut quelque chose de moins. Mais je fais ma gageure plutôt contre votre confiance que contre sa réputation; et de peur que vous vous en offensiez, j'ajoute que j'oserais le tenter avec quelque femme au monde que ce fût!

POSTHUMUS.--Vous êtes étrangement abusé par vos idées téméraires: et je ne doute pas qu'il ne nous arrivât ce que vous méritez dans votre tentative.

IACHIMO.--Et quoi?

POSTHUMUS.--D'être repoussé, quoique votre tentative, comme vous l'appelez, méritât quelque chose de plus, un châtiment peut-être.

PHILARIO.--Messieurs, en voilà assez là-dessus: cette vaine dispute s'est élevée trop tôt; qu'elle meure comme elle est née; je vous prie, faites plus ample connaissance.

IACHIMO.--Je voudrais avoir engagé ma fortune et celle de mon voisin au soutien de ce que j'ai avancé.

POSTHUMUS.--Quelle dame choisiriez-vous pour l'assaillir?

IACHIMO.--La vôtre, que vous croyez si bien affermie dans sa constance. Voulez-vous seulement me recommander à la cour où est votre dame? je gagerai dix mille ducats contre votre diamant, que, sans autres avantages que deux entretiens avec elle, je rapporterai de là cet honneur que vous croyez si bien défendu.

POSTHUMUS.--Je consens à parier de l'or, contre votre or. Pour mon anneau, il m'est aussi cher que mon doigt; il en fait partie.

IACHIMO.--Vous êtes amant, et de là vient votre prudence.--Quand vous auriez acheté le corps d'une femme un million la drachme, vous ne pourriez l'empêcher de se corrompre. Mais, je le vois, vous avez dans l'âme quelques scrupules puisque vous avez peur.

POSTHUMUS.--Tout ceci n'est qu'un jargon d'habitude; vous portez, j'espère, des sentiments plus réfléchis.

IACHIMO.--Je suis maître de mes paroles; et je jure que je veux tenter l'épreuve dont j'ai parlé.

POSTHUMUS.--Vous le voulez?--Je ne fais que prêter mon diamant jusqu'à votre retour.--Qu'on dresse entre nous des conventions. Ma maîtresse surpasse en vertu toute l'étendue de vos indignes pensées. Je vous défie dans cette gageure; voilà ma bague.

PHILARIO.--Je ne souffrirai point qu'elle serve de gage.

IACHIMO.--Par les dieux, c'en est un. Si je ne vous rapporte pas des preuves suffisantes que j'ai joui des plus chers appas de votre maîtresse, mes dix mille ducats sont à vous, et votre diamant aussi; si je la quitte en laissant sans atteinte cet honneur auquel vous vous fiez, elle qui est votre joyau, le joyau que voilà et mon or, tout est à vous; mais il me faut votre recommandation, afin de me procurer un plus libre accès.

POSTHUMUS.--J'accepte ces conditions. Faisons des conventions entre nous. Voici seulement ce dont vous me répondrez. Si vous faites ce voyage pour la séduire, et que vous me démontriez clairement que vous avez triomphé, je ne suis plus votre ennemi, et elle ne mérite pas notre dispute. Mais si elle reste fidèle, et que vous ne puissiez me prouver le contraire, vous me répondrez l'épée à la main, et de votre mauvaise opinion, et de l'attaque que vous aurez livrée à sa pudeur.

IACHIMO.--Votre main; l'accord est fait. Nous allons faire régler tout cela dans les formes, et je pars sur-le-champ pour la Grande-Bretagne, de peur que notre marché ne prît froid et ne se rompît. Je vais chercher mon or et faire inscrire le pari.

POSTHUMUS.--Convenu.

(Posthumus et Iachimo sortent.)

LE FRANÇAIS.--Le pari tiendra-t-il? Croyez-vous?

PHILARIO.--Le seigneur Iachimo ne reculera pas. Je vous prie, suivons-les.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Grande-Bretagne.--Appartement dans le palais de Cymbeline.

LA REINE paraît avec ses DAMES ET CORNÉLIUS tenant une fiole.


LA REINE, à ses femmes.--Tandis que larosée est encore sur la terre, allez cueillir ces fleurs; hâtez-vous. Qui de vous en a la liste?

UNE DES FEMMES.--Moi, madame.

LA REINE.--Allez. (Les dames sortent.) Maintenant, monsieur le docteur, avez-vous apporté ces drogues?

CORNÉLIUS.--Sous le bon plaisir de Votre Majesté, les voici. (Il présente une petite boîte.) Mais si Votre Majesté me le permet, et j'espère qu'elle ne s'en offensera pas, ma conscience me force à vous demander pour quel usage vous avez exigé de moi ces potions empoisonnées, qui amènent une mort languissante, et sont mortelles quoique lentes.

LA REINE.--Je m'étonne, docteur, que vous me fassiez une pareille question. N'ai-je pas été longtemps votre disciple? Ne m'avez-vous pas enseigné l'art de composer des parfums, de distiller, de conserver les fruits? Si bien que notre grand roi lui-même me fait souvent la cour pour mes confitures? En étant arrivée là, serez-vous étonné, à moins que vous ne me supposiez une âme infernale, que je cherche à perfectionner ma science par de nouvelles expériences? Je veux faire l'essai de ces compositions sur de vils animaux qui ne valent pas la peine d'être pendus; jamais sur aucune créature humaine, afin de connaître leur force, d'opposer des antidotes à leur activité, et par là d'apprendre leurs diverses vertus et leurs effets.

CORNÉLIUS.--Votre Majesté, par ces expériences, ne fera que s'endurcir le coeur; d'ailleurs on ne voit point ces résultats sans dégoût ni sans danger.

LA REINE.--Oh! soyez tranquille.--(Entre Pisanio.) (A part.) Voici un flatteur de valet; c'est sur lui que je ferai mon premier essai; il appartient à son maître, et est l'ennemi de mon fils.... Eh bien! Pisanio? (A Cornélius.) Docteur, votre office auprès de moi est fini pour le moment; allez votre chemin.

CORNÉLIUS, s'éloignant et à part.--Vous m'êtes suspecte, madame; mais vous ne ferez aucun mal.

LA REINE, à Pisanio.--Écoute, un mot.

CORNÉLIUS, à part.--Je n'aime point cette femme.... Elle croit tenir des poisons lents et étranges; je connais bien son âme, je ne confierai pas à une personne aussi perverse des ingrédients d'une nature aussi infernale; ceux qu'elle possède assoupiront et alourdiront un moment les sens; peut-être ses essais commenceront-ils par des chiens et des chats, pour monter ensuite plus haut; mais il n'y a aucun danger dans la mort apparente qu'elle donnera; elle ne fera que suspendre pour un temps les esprits, qui renaîtront plus actifs. Elle est trompée par ces faux effets; et moi, en la trompant ainsi, je n'en suis que plus fidèle.

LA REINE.--Docteur, je n'ai plus besoin de votre présence jusqu'à ce que je vous fasse rappeler.

CORNÉLIUS.--Je prends humblement congé de vous.

(Il se retire.)

LA REINE.--Elle pleure donc toujours, dis-tu? Penses-tu qu'avec le temps ses larmes ne s'arrêteront pas, pour laisser entrer les conseils de la raison là où règne maintenant la folie? Travaille à cela: et quand tu viendras me dire qu'elle aime mon fils, je te dirai à l'instant même que tu es aussi grand que ton maître; plus grand que lui; car sa fortune est gisante et sans voix, et sa renommée est à l'agonie: il ne peut revenir ici, ni demeurer où il est.... En changeant d'existence, il ne fera que changer de misère; et chaque jour en arrivant vient ruiner un jour de sa vie. Quel est ton espoir, en t'appuyant sur une colonne qui penche et qu'il sera impossible de relever?--sur un homme qui n'a pas même assez d'amis pour l'étayer? (La reine laisse tomber une boîte: Pisanio la ramasse.) Tu ne connais pas ce que tu tiens là; reçois-le de moi pour tes services, c'est un élixir de ma composition: il a déjà arraché cinq fois le roi à la mort: je ne connais pas de cordial plus efficace. Non, je te prie, prends-le, comme un gage des faveurs plus grandes que je te destine:--fais sentir à ta maîtresse quelle est sa position; fais-le comme de toi-même: songe quelle chance t'offre la fortune, songe seulement que tu conserves toujours ta maîtresse, et de plus tu gagnes mon fils, qui se souviendra de toi.... J'intéresserai le roi à ton avancement, quoi que tu puisses désirer; et moi-même alors, moi surtout qui t'aurai mis sur la voie de mériter les grâces, je m'engage à récompenser richement ton mérite. Appelle mes femmes: songe à mes paroles. (Pisanio sort.) Un valet fin et fidèle qu'on ne peut ébranler: l'agent de son maître auprès d'elle, et qui lui rappelle sans cesse de conserver sa main et sa foi à son seigneur. Je lui ai fait là un don qui, s'il en fait usage, enlèvera à la belle son émissaire auprès de son doux ami; et elle-même, dans la suite, si elle ne plie pas son humeur, peut être sûre d'en goûter aussi. (Pisanio reparaît avec les dames, qui rapportent des paniers de fleurs.) Fort bien, fort bien: portez dans mon cabinet ces violettes, ces primevères, ces pervenches: adieu, Pisanio; songe à ce que je t'ai dit.

(La reine sort suivie de ses femmes.)

PISANIO seul.--J'y songerai, mais quand je deviendrai infidèle à mon bon maître, je m'étoufferai de mes propres mains: c'est là tout ce que je ferai pour toi.

(Il sort.)


SCÈNE VI

Un autre appartement du palais.

IMOGÈNE Seule.


IMOGÈNE.--Un père cruel, une belle-mère perfide, un stupide soupirant près d'une femme mariée, dont l'époux est banni: oh! mon époux! le comble et la couronne de tous mes chagrins! et des vexations qui se renouvellent à chaque instant!--Si j'avais été dérobée par des voleurs, comme mes deux frères, je serais heureuse: mais malheureux ceux que leurs désirs élèvent trop haut! Heureux, quelque humble que soit leur état, ceux qui voient accomplir leurs modestes voeux que chaque saison satisfait.... Quel peut être cet homme? Fi donc!

(Iachimo entre précédé par Pisanio.)

PISANIO.--Madame, un noble gentilhomme de Rome vous apporte des lettres de mon maître.

IACHIMO.--Vous changez de couleur, madame? Le noble Léonatus est en sûreté: il salue tendrement Votre Altesse.

(Il lui présente une lettre.)

IMOGÈNE.--Je vous remercie, bon seigneur: vous êtes le très-bienvenu.

IACHIMO, à part.--Tout ce qu'elle laisse voir est parfait: si elle est munie d'une âme aussi rare, c'est ici le phénix de l'Arabie, et j'ai perdu la gageure. Hardiesse, sois mon amie; audace, arme-moi de pied en cap, ou bien, comme le Parthe, je ne combattrai qu'en fuyant, ou plutôt je fuirai sans avoir combattu.

IMOGÈNE, lisant tout haut la lettre.--C'est un cavalier de la plus haute distinction, et auquel de bons offices m'ont infiniment attaché. Traitez-le en conséquence comme vous estimez votre fidèle Léonatus.

Je ne lis que cela tout haut; mais mon coeur est réchauffé jusqu'au fond par le reste de la lettre: il est tout ému de reconnaissance.--Vous êtes le bienvenu, digne seigneur, autant que peuvent l'exprimer mes paroles; et vous l'éprouverez dans tout ce que je pourrai faire pour vous.

IACHIMO.--Je vous rends grâces, belle dame.--Eh quoi! les hommes sont-ils insensés? La nature leur aura donné des yeux pour voir l'arche voûtée des cieux et les richesses de la terre et des mers, pour distinguer les globes enflammés sur nos têtes, et les pierres semées sur les rivages; et avec des organes si précieux, nous ne pourrons pas faire la différence de la laideur et de la beauté!

IMOGÈNE.--D'où vient votre étonnement?

IACHIMO.--Cela ne peut être la faute des yeux: des singes et des guenons placés entre deux créatures semblables bavarderaient de ce côté, et repousseraient l'autre par des grimaces. Ce n'est pas la faute du jugement: l'idiot devant cette beauté saurait faire son choix. Ce n'est pas la passion; car la laideur, mise à côté de cette beauté parfaite, exciterait le désir à vomir à vide au lieu de le pousser à se satisfaire.

IMOGÈNE.--Quelle est donc la cause....?

IACHIMO.--Le vice blasé, ce désir rassasié mais non satisfait (comme un vase plein et qui fuit), dévore d'abord l'agneau, et puis est avide de charogne.

IMOGÈNE.--Quelle est donc, digne seigneur, la cause de votre agitation? Êtes-vous bien?

IACHIMO.--Bien, merci, madame. (A Pisanio.) Ami, je vous prie, ordonnez à mon serviteur de m'attendre là où je l'ai laissé: il est étranger et susceptible.

PISANIO.--J'allais sortir, seigneur, pour lui faire accueil.

(Il sort.)

IMOGÈNE.--La santé de mon seigneur continue-t-elle à être bonne? De grâce, dites-le-moi.

IACHIMO.--Bonne, madame.

IMOGÈNE.--Est-il disposé à la gaieté? J'espère qu'il l'est.

IACHIMO.--Excessivement gai: Rome n'a point d'étranger aussi jovial, aussi folâtre: on l'appelle le joyeux Anglais.

IMOGÈNE.--Lorsqu'il était ici, il était enclin à la mélancolie, et souvent sans savoir pourquoi.

IACHIMO.--Jamais je ne l'ai vu triste. Il y a un Français, son compagnon, un monsieur d'un rang éminent, qui aime fort à ce qu'il paraît une jeune Française restée dans son pays; il pousse de profonds soupirs, comme la flamme d'une fournaise; pendant que le joyeux Anglais (votre époux, veux-je dire) rit aux éclats et s'écrie: «Comment mes côtes y résisteront-elles, lorsqu'on songe que l'homme, qui sait par l'histoire, par tous les récits, par sa propre expérience, ce qu'est la femme et ce qu'il lui est impossible de ne pas être, va languir en livrant ses heures de liberté à un esclavage volontaire!»

IMOGÈNE.--Est-ce que mon époux dit cela?

IACHIMO.--Oui, madame, en riant jusqu'aux larmes. C'est un amusement que de se trouver là, et de le voir se moquer du Français. Mais le ciel sait qu'il est des hommes qui sont bien blâmables.

IMOGÈNE.--Ce n'est pas lui, j'espère?

IACHIMO.--Lui? Non. Cependant il devrait recevoir avec plus de reconnaissance les bontés du ciel envers lui: il y a en lui et en vous,--que je regarde comme son bien au-dessus de toutes les richesses;--oui, il y a pour moi des motifs d'admirer et en même temps de plaindre.

IMOGÈNE.--Et qui plaignez-vous, seigneur?

IACHIMO.--Deux créatures du fond du coeur.

IMOGÈNE.--Suis-je une des deux, seigneur? Vous me regardez; quel ravage discernez-vous en moi qui mérite votre pitié?

IACHIMO.--C'est lamentable! Quoi? Fuir le soleil radieux et se plaire dans un cachot auprès d'une chandelle!

IMOGÈNE.--Je vous prie, seigneur, énoncez plus clairement vos réponses à mes questions? Pourquoi me plaignez-vous?

IACHIMO.--Parce que d'autres, j'allais le dire, jouissent de votre...; mais c'est l'office des dieux d'en tirer vengeance, et ce n'est pas le mien de parler.

IMOGÈNE.--Vous paraissez savoir quelque chose qui me concerne ou qui m'intéresse. Je vous prie, parlez: puisque soupçonner que les choses vont mal fait souvent plus souffrir que la certitude qu'il en est ainsi; les faits certains sont au-dessus des remèdes, ou bien connus à temps on peut y appliquer le remède. Ah! découvrez-moi ce secret qui vous pousse à parler et que vous retenez.

IACHIMO.--Si j'avais cette joue pour y reposer mes lèvres; cette main dont le toucher, le seul toucher devrait forcer un homme au serment de fidélité; si je possédais cet objet qui captive les regards errants de mes yeux et les tient attachés sur lui seul; irais-je souiller ma bouche, comme un réprouvé, sur des lèvres aussi publiques que les degrés qui conduisent au Capitole; presserais-je de mes mains des mains flétries par le travail, et plus encore par des parjures journaliers; si j'allais fixer mes regards sur des yeux, sur des yeux abjects et ternes comme la lueur opaque de ces flambeaux que nourrit un suif fétide, ne serait-il pas bien juste que tous les fléaux de l'enfer punissent une fois une telle trahison?

IMOGÈNE.--Mon seigneur, je le crains, a oublié la Bretagne.

IACHIMO.--Et lui-même. Ce n'est pas mon penchant qui me porte à vous éclairer, à révéler la bassesse de son changement, ce sont vos grâces qui, du fond de ma conscience muette, attirent malgré moi sur mes lèvres cet aveu.

IMOGÈNE.--Je ne veux pas en entendre davantage.

IACHIMO.--O chère âme, votre sort touche mon coeur d'une pitié qui me fait mal. Une princesse aussi belle et née dans la puissance, qui doublerait la grandeur du plus grand roi, être ainsi associée avec de viles créatures louées avec l'argent même que fournissent vos coffres; avec d'infâmes aventurières, qui, pour de l'or, jouent avec tous les maux dont la corruption souille la nature; pestes contagieuses, qui pourraient empoisonner le poison; vengez-vous, ou celle qui vous porta n'était pas reine, et vous dégénérez de votre illustre origine.

IMOGÈNE.--Me venger! et comment me venger? Si ce récit est vrai, car je porte un coeur qui doit craindre de se laisser trop vite abuser par mes deux oreilles; si ce récit est vrai, comment pourrais-je me venger?

IACHIMO.--Quoi! vous ferait-il vivre comme une vestale de Diane entre des draps glacés, tandis qu'il se livre à de capricieuses prostituées, au mépris de votre personne, aux dépens de votre bourse? Vengez-vous. Je me consacre à votre bon plaisir. Amant plus noble que ce déserteur de votre lit, je resterai fidèle à votre tendresse, toujours discret et toujours constant.

IMOGÈNE.--Holà! Pisanio!

IACHIMO.--Souffrez que je jure sur vos lèvres mon dévouement.

IMOGÈNE.--Va-t'en!--J'en veux à mes oreilles de t'avoir écouté si longtemps. Si tu avais de l'honneur, tu m'aurais fait ce récit par vertu, et non pour la fin que tu te proposes, aussi basse qu'étrange! Tu outrages un gentilhomme qui est aussi loin de ta calomnie que tu l'es de l'honneur, et tu tentes de séduire ici une femme qui te méprise comme le démon. Holà! Pisanio!... Le roi mon père sera instruit de ton audace; s'il trouve bon qu'un étranger téméraire marchande à sa cour comme dans une mauvaise maison de Rome, et nous dévoile ses brutales pensées, il a une cour dont il ne se soucie guère, et une fille qu'il estime bien peu. Holà! Pisanio!

IACHIMO.--O heureux Léonatus! je puis bien le dire, la confiance que ta dame a en toi mérite bien la tienne, et ta parfaite vertu mérite bien aussi sa tranquille confiance! Vivez longtemps heureuse, vous la dame du plus digne chevalier dont jamais se soit vanté un pays; vous, sa maîtresse digne seulement du plus noble coeur. Accordez-moi mon pardon; je n'ai parlé ainsi que pour éprouver si votre fidélité était bien enracinée; je vais rendre votre époux ce qu'il est déjà, l'homme le plus aimable et le plus fidèle; il possède la charmante sorcellerie de charmer toutes les sociétés; la moitié du coeur de tous les hommes est à lui.

IMOGÈNE.--Vous réparez vos fautes.

IACHIMO.--Il est assis au milieu des hommes comme un dieu descendu du ciel, il est paré d'une sorte d'honneur qui surpasse sa beauté mortelle; ne soyez pas offensée, auguste princesse, si j'ai osé éprouver quel accueil vous feriez à un faux rapport. Il n'a servi qu'à confirmer honorablement votre bon jugement dans le choix que vous avez fait d'un époux si rare, que vous saviez ne pouvoir faillir. C'est l'amitié que j'ai pour lui qui m'a porté à vous éprouver; mais les dieux vous ont formée différente de toutes les autres femmes, exempte de faiblesse; je vous prie, pardonnez-moi.

IMOGÈNE.--Tout est réparé, seigneur. Disposez de mon pouvoir dans cette cour.

IACHIMO.--Recevez mes humbles actions de grâces.--J'avais presque oublié de faire à Votre Altesse une petite prière, et qui pourtant est importante, car elle intéresse votre époux; plusieurs amis et moi avons part aussi à cette affaire.

IMOGÈNE.--Je vous prie, de quoi s'agit-il?

IACHIMO.--Une douzaine de nos Romains et votre époux (la meilleure plume de notre aile), nous avons tous contribué pour une somme destinée à acheter un présent pour l'empereur; agent des autres, j'en ai fait l'emplette en France. C'est de la vaisselle d'un rare dessin, et des bijoux d'une forme exquise et riche; leur valeur est considérable; étranger comme je suis, je serais désireux de les voir en lieu sûr; vous plairait-il de les prendre sous votre protection?

IMOGÈNE.--Volontiers, et j'engage mon honneur à leur sûreté, puisque mon seigneur y est intéressé; je veux les garder dans ma chambre à coucher.

IACHIMO.--Ils sont renfermés dans un coffre escorté par mes gens. Je prendrai la liberté de vous les envoyer, seulement pour cette nuit. Demain je dois me rembarquer.

IMOGÈNE.--Oh! non, non.

IACHIMO.--Il le faut, daignez me le permettre, ou je manquerais à ma parole en différant mon retour. J'ai traversé les mers en venant de France, pour tenir ma promesse de voir Votre Altesse.

IMOGÈNE.--Je vous remercie de votre peine; mais vous ne partirez pas dès demain?

IACHIMO.--Oh! il le faut, madame. Ainsi, si vous voulez saluer votre époux dans une lettre, je vous supplie, écrivez-la ce soir; j'ai déjà passé le terme marqué pour mon séjour, et le temps presse pour offrir notre présent.

IMOGÈNE.--J'écrirai; envoyez-moi votre coffre, il sera gardé avec soin et fidèlement rendu. Vous êtes le bienvenu.

FIN DU PREMIER ACTE.



ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

Une cour devant le palais de Cymbeline.

Entre CLOTEN avec DEUX SEIGNEURS.


CLOTEN.--Jamais homme a-t-il autant joué de malheur? Je frise le but1, et puis je me vois rouler au loin! J'avais sur le coup cent livres de pari, et il faudra encore qu'un impertinent faquin vienne m'entreprendre pour avoir juré, comme si je lui empruntais mes serments; et que je ne fusse pas le maître de les prodiguer à mon gré!

PREMIER SEIGNEUR.--Qu'a-t-il gagné à cela? Vous lui avez cassé la tête avec votre boule.

SECOND SEIGNEUR, à part.--S'il n'eût pas eu plus de cervelle que celui qui lui a cassé la tête, il ne lui en serait pas resté.

CLOTEN.--Lorsqu'un gentilhomme est en humeur de jurer, il n'appartient pas à aucun des spectateurs de venir interrompre2 ses jurements, je crois?

SECOND SEIGNEUR.--Non, seigneur, (à part) ni de leur couper les oreilles3.

CLOTEN.--Ce chien de bâtard!--Moi! lui donner satisfaction? Que n'est-il quelqu'un de mon rang!

SECOND SEIGNEUR, à part.--Il serait au rang des fous4!

CLOTEN.--Rien au monde ne m'impatiente autant. Peste soit de la grandeur! je voudrais n'être pas noble comme je suis. On n'ose pas se battre avec moi, à cause de la reine ma mère: le dernier petit bourgeois s'en donne son soûl de se battre, et moi, il faut que j'aille et vienne comme un coq dont on ne peut trouver le pair.

SECOND SEIGNEUR, à part.--Vous êtes à la fois un coq et un chapon, et vous chantez, coq, avec votre crête.

CLOTEN.--Vous dites?

PREMIER SEIGNEUR.--Qu'il n'est pas convenable que Votre Altesse se mesure avec le premier venu qu'il lui aura plu d'insulter.

CLOTEN.--Non: je sais cela, mais il est convenable que j'offense mes inférieurs.

SECOND SEIGNEUR.--Oui, cela ne convient qu'à Votre Altesse.

CLOTEN.--C'est ce que je dis.

PREMIER SEIGNEUR.--Avez-vous entendu parler d'un étranger qui est arrivé ce soir à la cour?

CLOTEN.--Un étranger! et je n'en sais rien!

SECOND SEIGNEUR, à part.--Ah! tu es toi-même un étrange sot5, et tu n'en sais rien non plus.

PREMIER SEIGNEUR.--Oui, il y a un Italien d'arrivé; on le croit un des amis de Léonatus.

CLOTEN.--De Léonatus, ce coquin de banni! Son ami en est un autre, quel qu'il soit.--Qui vous a appris l'arrivée de cet étranger?

PREMIER SEIGNEUR.--Un des pages de Votre Altesse.

CLOTEN.--Me convient-il d'aller le regarder? Le puis-je sans déroger?

SECOND SEIGNEUR.--Vous ne pouvez déroger, seigneur.

CLOTEN.--Cela ne m'est pas aisé, je crois.

SECOND SEIGNEUR, à part.--Vous êtes un imbécile avoué: et tout ce qui vient de vous étant d'un imbécile, ne vous fait pas déroger.

CLOTEN.--Venez, je veux voir cet Italien: ce que j'ai perdu aujourd'hui aux boules, je le regagnerai le soir avec lui. Venez, allons.

SECOND SEIGNEUR.--Je suis Votre Altesse. (Cloten sort avec le premier seigneur.)--Comment une diablesse aussi rusée a-t-elle pu mettre au monde cet âne? Une femme qui renverse tout avec sa tête; et voilà son fils à qui on ne ferait pas comprendre qu'en ôtant deux de vingt, il reste dix-huit.--Hélas! pauvre princesse, divine Imogène! que ne souffres-tu pas, entre un père que gouverne ta marâtre, une mère qui trame à tout moment des complots, et un amant plus odieux pour toi que l'horrible exil de ton cher époux;--plus odieux que cet horrible divorce qu'il désire!--Que le ciel soutienne les remparts de ta chère vertu; qu'il affermisse le temple de ta belle âme, afin que tu puisses un jour résister et posséder et ton époux banni et ce vaste royaume!

(Il sort.)


SCÈNE II

Une chambre à coucher, et dans un coin un coffre.

IMOGÈNE, lisant dans son lit, une dame lui tient compagnie.


IMOGÈNE.--Qui est là? Est-ce vous, Hélène?

HÉLÈNE.--Que désirez-vous, madame?

IMOGÈNE.--Quelle heure est-il?

HÉLÈNE.--Près de minuit, madame.

IMOGÈNE.--Alors j'ai lu trois heures; mes yeux sont fatigués.--Pliez le feuillet où j'en suis restée, et allez vous mettre au lit. N'emportez point le flambeau, laissez-le brûler: et si vous pouvez vous réveiller à quatre heures, appelez, je vous prie.--Le sommeil me gagne complètement. (Hélène sort.) Dieux, je me mets sous votre garde: protégez-moi, je vous en supplie, contre les fées et les esprits malfaisants de la nuit.

(Imogène s'endort.)

IACHIMO, sortant du coffre.--Les grillons chantent: les sens de l'homme, épuisés par le travail, se réparent dans le repos. Ainsi jadis notre Tarquin foulait doucement les joncs6 avant d'éveiller la chasteté qu'il viola. Cythérée, comme tu es belle dans ton lit! pur lis! plus blanc que les draps! oh! si je pouvais te toucher, te donner un baiser, un seul baiser! Rubis incomparable de ses lèvres, que vous le rendez précieux! C'est son haleine qui embaume ainsi l'appartement: la flamme du flambeau s'incline vers elle, et voudrait pénétrer sous ses paupières pour y voir les lumières qu'elles cachent maintenant sous leur rideau: globes d'un blanc mêlé d'azur, de l'azur même des cieux.--Mais mon projet est d'observer la chambre; je vais tout écrire.--Ici des tableaux.--Là une fenêtre.--Tels sont les ornements de son lit.--Les tapisseries, les personnages sont ainsi, et ainsi est le contenu du livre.--Mais quelques signes naturels observés sur son corps seraient un témoignage plus important que la description de dix mille meubles, et ils enrichiraient mon inventaire. O sommeil, image de la mort, appesantis-toi sur elle, et rends-la insensible comme un monument placé dans une chapelle. (Prenant le bracelet d'Imogène.) Viens à moi, viens: tu es aussi aisé à défaire que le noeud gordien était serré.--Il est à moi, et ce bracelet sera un témoin extérieur aussi fort que la conscience à l'intérieur pour désespérer son époux.--Son sein gauche porte un signe à cinq rayons comme les gouttes de pourpre qui brillent dans le calice d'une primevère7. Voilà une preuve plus forte que toutes celles que peuvent donner les lois. Ces signes cachés le forceront de croire que j'ai crocheté la serrure et ravi le trésor de son honneur. Que me faut-il de plus?--Qu'ai-je besoin d'écrire ce qui est écrit, imprimé dans ma mémoire? (Prenant le livre.)--Elle a lu bien tard l'histoire de Térée; la feuille est pliée à l'endroit où Philomèle se rendit.--J'en ai assez: rentrons dans ce coffre et refermons-en le ressort.--Vite, hâtez-vous, dragons de la nuit: que l'aurore vienne ouvrir l'oeil du corbeau.--Je vis dans la crainte; l'enfer est ici pour moi, quoiqu'un ange céleste y repose. (L'horloge sonne.) Une, deux, trois: il est temps, il est temps.

(Il rentre dans le coffre; la scène se ferme.)


SCÈNE III

Une antichambre dans l'appartement d'Imogène.

Entre CLOTEN ET les DEUX SEIGNEURS.


PREMIER SEIGNEUR.--Votre Altesse est l'homme le plus patient dans la perte, le joueur le plus froid qui ait jamais retourné un as.

CLOTEN.--Il n'y a pas d'homme que la perte ne rende froid.

PREMIER SEIGNEUR.--Mais tout le monde ne montre pas une patience aussi noble que Votre Altesse: vous êtes très-ardent, très-emporté lorsque vous gagnez.

CLOTEN.--Le gain donne du courage à tout le monde. Ah! si je pouvais gagner cette entêtée d'Imogène, je serais assez riche. Le matin approche, n'est-ce pas?

PREMIER SEIGNEUR.--Il est jour, seigneur.

CLOTEN.--Je voudrais bien voir arriver ces musiciens. On me conseille de lui donner de la musique le matin; on m'a dit que cela pénétrerait. (Les musiciens entrent.) Venez, accordez vos instruments; si vous pouvez la pénétrer avec ce jeu de vos doigts, tant mieux; nous essayerons aussi notre langue; si rien ne réussit, qu'elle reste ce qu'elle est; mais jamais je ne la céderai.--Imaginez d'abord quelque chose de piquant et d'exquis, exécutez ensuite un air d'une merveilleuse douceur, accompagné d'admirables et éloquentes paroles; et puis laissons-la à ses réflexions.

(Les musiciens chantent et s'accompagnent.)

AIR.

Écoute, écoute, l'alouette chante à la porte des cieux.

Et Phébus va se lever

Pour abreuver ses coursiers à cette source qui repose dans le calice des fleurs;

Les marguerites clignotantes

Commencent à entr'ouvrir leurs yeux d'or.

Éveille-toi, ma douce maîtresse,

Avec toutes ces choses jolies;

Lève-toi, lève-toi.

CLOTEN, aux musiciens.--En voilà assez. Laissez-nous.--Si ceci pénètre, je ferai grand cas de votre musique, sinon alors c'est un vice de son oreille que ni les crins de cheval8, ni les boyaux de chat, ni la voix de l'eunuque ne pourront jamais corriger.

(Les musiciens sortent.)

(La reine et Cymbeline paraissent.)

SECOND SEIGNEUR.--Voici le roi.

CLOTEN.--Je suis bien aise d'être resté debout si tard; cela fait que je suis levé de grand matin. En bon père, il ne peut qu'approuver l'hommage que je viens de rendre.--Salut à Votre Majesté et à ma noble mère.

CYMBELINE.--Vous assiégez donc la porte de cette fille sévère? Ne paraîtra-t-elle point?

CLOTEN.--J'ai attaqué son coeur par la musique; mais elle ne daigne pas y faire attention.

CYMBELINE.--L'exil de son amant est trop récent; elle ne l'a pas encore oublié; mais le temps effacera les traces de son souvenir, et alors elle est à vous.

LA REINE.--Vous devez bien des remerciements au roi: il ne laisse échapper aucune occasion de vous faire valoir auprès de sa fille. Sachez vous-même mettre de la suite dans vos démarches auprès d'elle: apprenez à saisir l'occasion favorable; que ses refus augmentent vos empressements; que les devoirs que vous lui rendez paraissent une inspiration naturelle; obéissez-lui en toutes choses excepté lorsqu'elle vous ordonne de vous éloigner d'elle: sur ce seul article soyez insensible.

CLOTEN.--Insensible? Pas du tout.

(Un messager entre.)

LE MESSAGER.--Avec votre bon plaisir, seigneur, des ambassadeurs sont arrivés de Rome; l'un d'eux est Caïus-Lucius.

CYMBELINE.--C'est un digne Romain, quoiqu'il vienne cette fois dans des intentions hostiles, mais ce n'est pas sa faute. Je veux le recevoir avec les marques de distinction que je dois à celui qui l'envoie, et, quant à lui, nous devons nous souvenir de ses bontés passées envers nous. Mon fils, lorsque vous aurez dit bonjour à votre princesse, venez nous rejoindre; nous aurons besoin de vous employer auprès de ce Romain.--Venez, madame.

(Cymbeline sort avec la reine, les seigneurs et le messager.)

CLOTEN.--Si elle est levée, je veux lui parler, si elle ne l'est pas, qu'elle dorme et rêve à son aise. (Il frappe.) Holà! peut-on...? Je sais qu'elle est entourée de ses femmes.--Mais, si je leur dorais la main. C'est l'or qui achète l'entrée des portes. Oh! oui; fort souvent il corrompt jusqu'aux gardes de Diane, et leur fait livrer leurs biches dans les mains du braconnier; c'est l'or qui fait périr l'honnête homme et sauve le fripon; quelquefois aussi il fait pendre le fripon et l'honnête homme: que ne peut-il pas faire ou défaire? Je veux me faire un avocat d'une des femmes d'Imogène; car je n'entends pas encore moi-même l'affaire.--Avec votre permission.

(Il frappe encore.)

UNE SUIVANTE.--Qui est là?--Qui frappe?

CLOTEN.--Un gentilhomme.

LA SUIVANTE.--N'est-ce que cela?

CLOTEN.--Et le fils d'une noble dame.

LA SUIVANTE, ouvrant la porte.--Bien des gens, dont les tailleurs coûtent aussi cher que le vôtre, ne pourraient pas se vanter de la même chose.--Que désire Votre Altesse?

CLOTEN.--La personne de votre maîtresse;--est-elle prête?

LA SUIVANTE.--Oui, à garder sa chambre.

CLOTEN.--Cette bourse est à vous: vendez-moi une bonne réputation.

LA SUIVANTE.--Comment, ma bonne réputation? ou s'agit-il de dire ce que je croirai être du bien de vous?--La princesse....

(Entre Imogène.)

CLOTEN.--Bonjour, la plus belle des soeurs, laissez-moi prendre votre douce main.

IMOGÈNE.--Bonjour, seigneur, vous prenez beaucoup trop de peine pour ne recueillir que des refus; les remerciements que vous aurez de moi, c'est de m'entendre dire que je suis très-avare de remerciements et que je n'en ai pas de reste pour vous.

CLOTEN.--Cependant je vous aime, je vous le jure.

IMOGÈNE.--Si vous me le disiez sans me le jurer, cela aurait fait le même effet sur moi; mais si vous vous obstinez à jurer toujours, votre récompense sera toujours de voir que je n'y fais pas la moindre attention.

CLOTEN.--Ce n'est pas là une réponse.

IMOGÈNE.--Je ne vous parlerais pas, si je ne craignais que mon silence ne vous autorisât à dire que je cède. Laissez-moi en paix, je vous prie.--A ne vous rien cacher, je répondrai sans plus de courtoisie à toutes vos plus tendres prévenances. Un homme de votre pénétration devrait apprendre la discrétion quand on la lui enseigne.

CLOTEN.--Quoi! vous laisser dans votre folie? ce serait un péché; je n'en ferai rien.

IMOGÈNE.--Les sots ne sont pas des fous.

CLOTEN.--Me traitez-vous de sot, moi?

IMOGÈNE.--Comme je suis folle, je le fais. Mais soyez patient et je ne serai plus folle; alors nous serons guéris tous les deux.--Je suis fâchée, seigneur, que vous me forciez d'oublier les manières d'une femme bien élevée, en vous prodiguant tant de paroles. Une fois pour toutes, apprenez donc de moi, qui connais bien mon coeur, que je vous déclare, au nom de la vérité, que je ne me soucie pas de vous, et suis si près de manquer de charité que je vous hais (ce dont je m'accuse); j'aurais mieux aimé que vous l'eussiez senti que de me le faire dire.

CLOTEN.--Vous manquez à l'obéissance que vous devez à votre père; car l'engagement dont vous prétendez être liée avec ce misérable élevé par charité, nourri de plats froids et des restes de la cour, n'est pas un engagement; non, ce n'en est pas un. Il peut être permis aux gens de basse extraction (et en est-il de plus basse que la sienne?) d'enchaîner leurs âmes dans les noeuds qu'ils ont tissés eux-mêmes; il n'y a pour toute conséquence que des marmots et la misère. Mais vous êtes privée de cette liberté par l'importance de la couronne, et vous n'avez pas le droit d'en souiller le précieux éclat avec un vil esclave digne de porter la livrée et les vieux habits d'un maître;--avec un valet, et moins encore.

IMOGÈNE.--Profane! fusses-tu le fils de Jupiter, si tu n'étais que ce que tu es d'ailleurs, tu serais trop vil pour être le valet de Posthumus; tu serais assez honoré, et l'envie te trouverait trop heureux, si, pour récompenser tes vertus, on te nommait le valet du bourreau dans son royaume; tu serais haï pour être si bien traité.

CLOTEN.--Que la peste l'étouffe9!

IMOGÈNE.--Il ne peut jamais éprouver de malheur plus affreux que celui d'être seulement nommé par toi.--Le plus grossier vêtement qui ait seulement couvert son corps est plus précieux pour moi que tous les cheveux de ta tête, fussent-ils changés en autant d'hommes te ressemblant.--(Appelant.) Pisanio!

CLOTEN.--Son vêtement! Eh bien! que le diable!...

(Pisanio paraît.)

IMOGÈNE.--Pisanio, allez promptement trouver ma suivante Dorothée.

CLOTEN.--Son vêtement!

IMOGÈNE.--Je suis obsédée par un insensé; sa présence m'effraye et m'irrite encore plus.--Allez, je vous prie, et ordonnez à ma suivante de chercher un bracelet qui, par malheur, a glissé de mon bras. Il vient de votre maître; et que je sois maudite si je voudrais le perdre pour toutes les richesses d'aucun roi de l'Europe. Je crois l'avoir vu ce matin; je suis certaine qu'il était à mon bras la nuit dernière: je l'ai baisé. J'espère qu'il n'est pas allé conter à mon seigneur que je donne des baisers à un autre objet que lui.

PISANIO.--Il ne peut pas être perdu.

IMOGÈNE.--Je l'espère; allez, et cherchez-le.

CLOTEN.--Vous m'avez outragé...--Le plus grossier vêtement!

IMOGÈNE.--Oui, je l'ai dit, seigneur; si vous voulez m'en faire un crime, appelez des témoins.

CLOTEN.--J'en informerai votre père.

IMOGÈNE.--Votre mère aussi, elle est pleine de bonté pour moi, et j'espère qu'elle l'interprétera au pire. Je vous laisse, seigneur, à tout votre mécontentement.

(Elle sort.)

CLOTEN.--Je me vengerai.--Son plus grossier vêtement!--Fort bien.

(Il sort.)


SCÈNE IV

Rome.--Appartement de la maison de Philario.

Entrent POSTHUMUS et PHILARIO.


POSTHUMUS.--N'ayez aucune crainte, seigneur; je voudrais être sûr de fléchir le roi comme je suis certain que l'honneur d'Imogène restera inviolable.

PHILARIO.--Quels moyens employez-vous pour fléchir le roi?

POSTHUMUS.--Aucun; que de me soumettre aux révolutions des temps; de trembler pendant cet hiver, en souhaitant de voir renaître des jours plus chauds. Cette espérance que trouble la crainte est la stérile reconnaissance dont je paye votre amitié; si elle m'abandonne, il faudra que je meure votre débiteur.

PHILARIO.--Vos vertus et votre société acquittent avec usure tout ce que je puis faire pour vous.--Maintenant votre roi a reçu des nouvelles du grand Auguste; Caïus-Lucius remplira sa commission de point en point, et je pense que Cymbeline payera enfin le tribut avec les arrérages, avant de revoir nos Romains, dont le souvenir est encore tout frais dans la douleur de ses peuples.

POSTHUMUS.--Quoique je ne sois pas homme d'État, et qu'il n'est pas probable que je le devienne jamais, je pense que ceci finira par une guerre. Vous entendrez dire que les légions qui sont aujourd'hui dans les Gaules sont descendues dans notre courageuse Bretagne avant d'apprendre la nouvelle qu'elle ait payé un denier du même tribut. Nos peuples sont mieux disciplinés qu'au temps où César souriait de leur inexpérience, tout en trouvant que leur valeur méritait qu'il fronçât les sourcils. Aujourd'hui la discipline est alliée au courage; ceux qui en feront l'épreuve connaîtront que les Bretons sont un peuple qui se perfectionne dans ce monde.

(Entre Iachimo.)

PHILARIO.--Eh! voilà Iachimo.

POSTHUMUS.--Les cerfs les plus agiles vous ont porté sur terre, et les vents de tous les coins des cieux ont caressé vos voiles pour presser la course de votre vaisseau.

PHILARIO.--Soyez le bienvenu, seigneur.

POSTHUMUS.--J'espère que la brièveté de la réponse qu'on vous a faite est la cause de la célérité de votre retour.

IACHIMO.--Votre épouse est une des plus belles femmes que j'aie jamais vues.

POSTHUMUS.--Et en même temps la plus vertueuse, ou que sa beauté aille briller à une fenêtre pour attirer les coeurs perfides et les tromper elle-même.

IACHIMO.--Voici des lettres pour vous.

POSTHUMUS.--Leur contenu est bon, j'espère?

IACHIMO.--Cela est vraisemblable.

POSTHUMUS.--Lucius est-il arrivé à la cour de Bretagne pendant que vous y étiez.

IACHIMO.--On l'attendait, mais il n'était pas encore arrivé.

POSTHUMUS, après avoir lu la lettre.--Jusqu'ici tout est bien.--Le diamant brille-t-il comme de coutume? Ne le trouvez-vous point trop terne, pour le porter dans vos jours de parure?

IACHIMO.--Si j'ai perdu le pari, je dois en payer la valeur en or.--Je ferais de grand coeur un voyage deux fois plus loin, pour passer encore une nuit aussi délicieusement courte que celle dont j'ai joui en Bretagne; car le diamant est gagné.

POSTHUMUS.--La pierre est trop dure pour céder.

IACHIMO.--Pas du tout, puisque votre épouse est si facile.

POSTHUMUS.--Ne faites point, seigneur, un badinage de votre perte. Vous vous souvenez, j'espère, que nous ne devons plus rester amis.

IACHIMO.--Nous le devons, brave seigneur, si vous tenez nos conventions. Si je ne vous rapportais pas une connaissance approfondie de votre épouse, j'avoue que notre contestation devait aller plus loin; mais je m'annonce ici comme un homme qui a gagné à la fois son honneur et votre bague; et je n'ai fait d'outrage ni à elle ni à vous, n'ayant agi que d'après votre volonté à tous deux.

POSTHUMUS.--Si vous pouvez me prouver que vous êtes entré dans sa couche, ma main et ma bague sont à vous, sinon, après l'indigne opinion que vous avez conçue de sa pure vertu, il vous faudra conquérir mon épée ou moi la vôtre; ou bien que toutes deux restent sans maître, pour le premier qui les trouvera.

IACHIMO.--Mes preuves étant aussi près de l'évidence que je vais vous le faire voir, seigneur, elles doivent d'abord vous persuader; je suis prêt à les confirmer par serment; mais je ne doute pas que vous ne m'en dispensiez quand vous trouverez vous-même que vous n'en avez pas besoin.

POSTHUMUS.--Poursuivez.

IACHIMO.--D'abord, sa chambre à coucher, où j'avoue que je n'ai point dormi en me voyant maître de ce qui méritait bien qu'on veillât; elle est tendue d'une tapisserie soie et argent; c'est l'histoire de la superbe Cléopâtre lorsqu'elle alla trouver son Romain; on voit le Cydnus au-dessus de ses rives enflé d'orgueil ou du poids de mille vaisseaux. Cet ouvrage est à la fois si bien fini et si riche, que le travail et le prix de la matière s'y disputent l'avantage: je me suis demandé comment il pouvait être fait avec une vérité si rare et si parfaite; les personnages semblent vivants.

POSTHUMUS.--Cela est vrai, et vous pouvez l'avoir entendu dire ici par moi ou par quelque autre.

IACHIMO.--D'autres détails vous prouveront ce que je sais.

POSTHUMUS.--Il le faut bien, ou vous êtes déshonoré!

IACHIMO.--La cheminée est au midi de la chambre, le manteau de la cheminée représente la chaste Diane au bain: jamais je ne vis statue si prête à parler, le sculpteur fut une autre nature; dans sa création muette, il l'a surpassée, au mouvement et à la respiration près.

POSTHUMUS.--C'est une chose que vous pouvez encore avoir apprise par quelque récit, car ce morceau est renommé.

IACHIMO.--Le plafond de l'appartement est décoré de chérubins d'or; les chenets, que j'oubliais, sont deux amours d'argent, au regard malin, se tenant sur un pied, et délicatement appuyés sur leurs brandons.

POSTHUMUS.--S'agit-il ici de son honneur? Je veux que vous ayez vu tous ces objets, et j'admire votre mémoire; mais la description de ce que contient sa chambre ne vous fait pas gagner la gageure.

IACHIMO, tirant le bracelet.--Eh bien! pâlissez si vous en êtes capable; je ne veux que vous montrer ce bijou: voyez, et maintenant tout est fini. Il faut qu'il se marie à votre diamant que voilà, et je les garderai l'un et l'autre.

POSTHUMUS.--O Jupiter! laissez-moi le regarder encore une fois. Est-ce bien celui que je lui laissai en partant?

IACHIMO.--Le même, seigneur, et j'en remercie votre épouse. Elle l'ôta de son bras; je la vois encore; la grâce de l'action enchérit sur son présent et me le rendit plus précieux; en me le donnant, elle me dit qu'elle y tenait naguère.

POSTHUMUS.--Peut-être elle l'aura détaché pour me l'envoyer.

IACHIMO.--Vous le mande-t-elle? En parle-t-elle dans sa lettre?

POSTHUMUS.--Oh! non, non: c'est vrai. Prenez aussi cette bague (il lui donne la bague); sa vue me donne la mort. C'est un basilic pour mes yeux! que l'honneur ne se trouve jamais où est la beauté, la vérité où est la vraisemblance, l'amour où se trouve un autre homme! Que les serments des femmes ne les lient pas plus à ceux qui les ont reçus, qu'elles ne tiennent elles-mêmes à leur vertu, qui n'est que néant; ô perfidie au delà de toute mesure!

PHILARIO.--Calmez-vous, seigneur, et reprenez votre diamant, il n'est pas encore gagné. Il est probable qu'elle a perdu ce bracelet; ou qui sait, s'il ne lui a pas été dérobé par quelqu'une de ses suivantes que l'on aura corrompue.

POSTHUMUS.--Vous avez raison, oui, je crois qu'il se l'est procuré ainsi: (à Iachimo) allons, rendez-moi ma bague.--Donnez-moi une preuve plus convaincante, quelque signe que vous ayez vu sur sa personne, car ceci a été volé.

IACHIMO.--Par Jupiter, il a passé de son bras dans mes mains.

POSTHUMUS.--L'entendez-vous? il jure, il jure par Jupiter: c'est vrai.--Allons, gardez le diamant. C'est vrai, je suis sûr qu'elle n'a pu le perdre; ses suivantes ont toutes prêté serment et sont des femmes d'honneur;--elles l'auraient volé, elles! elles se seraient laissé corrompre, et cela par un étranger! Non, elle s'est livrée à lui. (Montrant le bracelet.) Voilà la preuve de son déshonneur, c'est à ce prix qu'elle a acheté le nom de prostituée. (A Iachimo.) Tenez, prenez votre salaire, et que tous les démons de l'enfer se partagent entre elle et vous!

PHILARIO.--Seigneur, modérez-vous; ce n'est point encore là une preuve assez forte pour convaincre un homme bien persuadé de...

POSTHUMUS.--Ne m'en parlez jamais, elle s'est donnée à lui.

IACHIMO.--Si vous voulez un témoignage plus satisfaisant: au-dessous de son sein, qui mérite bien qu'on le presse amoureusement, est un signe tout fier de cette charmante demeure. Sur ma vie, je l'ai baisé; et quoique rassasié de jouir, je sentis soudain renaître mon ardeur. Vous rappelez-vous cette tache qu'elle a sur le sein?

POSTHUMUS.--Oui, et elle sert maintenant à me convaincre d'une autre tache, la plus vaste que puisse contenir l'enfer,--quand elle y serait toute seule...

IACHIMO.--Voulez-vous en entendre davantage?

POSTHUMUS.--Épargnez-moi votre arithmétique; ne comptez point vos triomphes; un seul ou un million, qu'importe.

IACHIMO.--Je vais le jurer.

POSTHUMUS.--Point de serments: si vous le jurez, vous n'avez pas fait ce que vous dites, vous mentez; et je vous tue si vous osez nier que vous m'ayez déshonoré.

IACHIMO.--Je ne nierai rien.

POSTHUMUS.--Oh! que ne l'ai-je ici pour la mettre en pièces! J'irai, et je le ferai en présence de la cour et sous les yeux de son père.--Je ferai quelque chose...

(Il sort.)

PHILARIO.--Il est emporté au delà des bornes de la raison. Vous avez gagné. Suivons-le, pour détourner la fureur dont il est transporté en ce moment contre lui-même.

IACHIMO.--De tout mon coeur.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Rome.--Un autre appartement dans la même maison.

POSTHUMUS seul.


POSTHUMUS.--L'homme ne pourrait-il trouver un moyen d'être sans que la femme fût de moitié dans l'oeuvre; nous sommes tous bâtards; et ce respectable mortel, que je nommais mon père, était je ne sais où lorsque je fus formé? Un faussaire me fabriqua et fit de moi une pièce fausse. Cependant ma mère semblait la Diane de son temps, comme ma femme est la merveille du sien.--Oh! vengeance, vengeance! Souvent elle mettait un frein à mes légitimes ardeurs; elle implorait ma réserve avec une rougeur si pudique, que sa vue seule eût réchauffé le vieux Saturne. Je la croyais chaste comme la neige qui n'a point encore senti l'atteinte du soleil. Oh! de par tous les diables! ce jaune Iachimo, en une heure! N'est-ce pas? Peut-être en moins de temps, dès l'abord? Peut-être n'a-t-il pas eu la peine de parler; et tel qu'un sanglier allemand parvenu au terme de sa croissance, il n'a fait que crier: Ho! et s'est satisfait. Il n'aura trouvé aucune résistance; pas même celle qu'il attendait pour jouir de ce qu'elle devait garder de toute atteinte. Si je pouvais découvrir en moi ce qui appartient à la femme! car l'homme n'a point en lui de penchant pour le vice qu'il ne vienne de la femme. Est-ce le mensonge? faites-y bien attention, il vient de la femme; quelque flatterie? elle est d'elle; quelque perfidie? c'est encore d'elle; volupté, mauvaises pensées, d'elle, d'elle; vengeance, d'elle; ambition, cupidité, orgueil, dédain, caprices, médisance, inconstance, enfin tous les vices qui ont un nom et que l'enfer connaît, viennent de la femme en tout ou en partie; mais plutôt en tout. Elles ne sont pas même constantes dans un vice; elles en changent sans cesse, quittant toujours un vice, ne fût-il vieux que d'une minute, pour un vice la moitié plus nouveau. Je veux écrire contre elles; je les déteste, je les maudis. Oh! il est plus adroit à une véritable haine de prier le ciel d'accomplir leur volonté; les diables eux-mêmes ne peuvent les mieux tourmenter.

(Il sort.)

FIN DU SECOND ACTE.



ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Grande-Bretagne.--Une salle d'apparat dans le palais de Cymbeline.

Entrent CYMBELINE, LA REINE, CLOTEN et les seigneurs de la cour.
CAIUS-LUCIUS et sa suite entrent du côté opposé.


CYMBELINE, à Lucius.--Parle maintenant: que demande César Auguste?

LUCIUS.--Lorsque Jules César, dont la mémoire vit encore aux yeux des hommes, et qui servira éternellement de thème aux langues pour raconter, et aux oreilles pour entendre, était dans cette Bretagne, et qu'il la conquit, Cassibelan10, ton oncle, aussi célèbre par les éloges qu'il reçut de César que par les exploits qui les méritèrent, se soumit, lui et ses successeurs, à payer à Rome un tribut annuel de trois mille pièces d'or: ce tribut, tu as dernièrement négligé de le payer.

LA REINE.--Et pour anéantir ce prodige, il en sera toujours de même.

CLOTEN.--Il passera bien des Césars avant qu'il revienne un autre Jules. La Bretagne forme à elle seule un monde, et nous ne voulons rien payer pour le droit de porter nos nez au milieu du visage.

LA REINE.--L'occasion que les Romains eurent alors pour nous ravir notre bien, nous l'avons aujourd'hui pour le reprendre. Souvenez-vous, seigneur, des rois vos ancêtres, et de la valeur naturelle aux peuples de notre île, qui flotte comme la face de Neptune, flanquée de rocs inaccessibles, ceinte d'écueils et de mers menaçantes, qui ne porteront jamais les vaisseaux de vos ennemis, mais les engloutiront jusqu'à la cime des mâts. César fit bien ici une espèce de conquête: mais ce n'est pas ici qu'il exécuta sa bravade: Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu. Il connut pour la première fois la honte; il se vit repoussé de nos côtes et deux fois battu; ses vaisseaux, pauvres novices, jouets de nos terribles mers, ballottés sur leurs flots comme des coquilles d'oeuf, se brisaient de même contre nos rochers. Dans sa joie, le célèbre Cassibelan qui se vit un moment sur le point, ô trompeuse fortune! de s'emparer de l'épée de César, fit briller la ville de Lud11 de feux d'allégresse, et enfla de courage le coeur des Bretons.

CLOTEN.--Allons, il n'y a plus ici de tribut à payer. Notre royaume est plus puissant qu'il ne l'était alors; et, comme je l'ai dit, il n'y a plus de pareils Césars; d'autres pourront avoir le nez crochu, mais le bras aussi droit, personne.

CYMBELINE.--Mon fils, laissez conclure votre mère.

CLOTEN.--Nous avons chez nous bien des gens qui peuvent serrer aussi fort que Cassibelan: je ne dis pas que je sois de ce nombre, moi: mais j'ai aussi un bras.--Vraiment, un tribut? Et pourquoi payerions-nous un tribut? Si César peut nous cacher le soleil avec une couverture, ou mettre la lune dans sa poche, alors nous lui payerons un tribut pour revoir la lumière: autrement, seigneur, ne parlons plus de tribut, je vous en prie.

CYMBELINE.--Vous devez savoir qu'avant que les injustes Romains eussent extorqué de nous ce tribut, nous étions libres. L'ambition de César, qui s'enflait sans cesse, au point d'embrasser presque les deux flancs de l'univers, nous imposa ce joug sans aucun droit: le secouer est le devoir d'un peuple belliqueux; ce que nous nous vantons d'être. Nous disons donc que nous eûmes pour ancêtres ce Mulmutius qui fonda nos lois: l'épée de César les a trop mutilées. Rendre à ces lois leur vigueur et leur libre cours sera la bonne oeuvre de l'autorité que nous tenons en main, quoique Rome s'en irrite. Oui: Mulmutius fut le premier des Bretons qui ceignit son front d'une couronne d'or, le premier qui se nomma roi.

LUCIUS.--Je suis fâché, Cymbeline, d'avoir à te déclarer pour ennemi César Auguste, qui compte plus de rois à ses ordres que tu n'as d'officiers à ta cour. Au nom de César, je t'annonce la guerre et la ruine: prévois un orage auquel rien ne pourra résister. Après ce défi, je te remercie en mon propre nom.

CYMBELINE.--Tu es le bienvenu, Caïus, ton César m'a fait chevalier; j'ai passé près de lui une grande partie de ma jeunesse; j'ai recueilli près de lui cet honneur qu'il cherche aujourd'hui à me ravir; je suis contraint de le défendre à toute extrémité.--Je suis bien informé que les Pannoniens et les Dalmatiens, pour maintenir leurs franchises, sont maintenant en armes. Si, dans cet exemple, les Bretons ne lisaient pas leur devoir, ils se montreraient insensibles; c'est ce que César ne les trouvera pas.

LUCIUS.--Laissez parler les preuves.

CLOTEN.--Sa Majesté vous souhaite la bienvenue: passez gaiement avec nous un jour ou deux, ou plus encore. Après, si vous revenez nous chercher dans d'autres intentions, vous nous trouverez dans notre ceinture d'eau salée. Si vous nous en chassez, elle est à vous; si vous échouez dans l'entreprise, nos corbeaux en feront meilleure chère à vos dépens, et tout finit là.

LUCIUS.--Comme vous dites, seigneur.

CYMBELINE.--Je connais les volontés de votre maître; lui, les miennes. Il ne me reste plus qu'à vous dire: soyez le bienvenu.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Un autre appartement dans le même palais.

PISANIO entre, des lettres à la main.


PISANIO.--Quoi! d'adultère? Pourquoi ne me nommes-tu pas le monstre qui l'accuse? O Posthumus! ô mon maître! quel venin étranger s'est glissé dans ton oreille! Quel Italien perfide, le poison à la langue comme à la main12, a triomphé de ta crédulité trop prompte!--Infidèle? Non, elle est victime de sa fidélité; et elle soutient plutôt comme une déesse que comme une épouse des assauts qui triompheraient de mainte vertu. O mon maître! ton âme devant la sienne est maintenant tombée aussi bas que l'était ta fortune. Qui? moi, que je la poignarde! Au nom de l'affection, de la foi que je t'ai jurée, de mon dévouement à tes ordres: Moi! elle! son sang! Si c'est là te rendre un service, que jamais on ne me tienne pour un homme à services. Quel air ai-je donc pour paraître dépouillé d'humanité au degré que supposerait cette action? (Lisant.) Obéis: la lettre que je t'envoie pour elle te fournira l'occasion de le faire par ses ordres. Papier infernal, aussi noir que l'encre qui te couvre, matière insensible, es-tu complice de cet acte, en conservant à l'extérieur ta blancheur virginale?--La voici. (Entre Imogène.) Je ne sais plus ce qui m'est commandé.

IMOGÈNE.--Eh bien! Pisanio, quelles nouvelles?

PISANIO.--Madame, voici une lettre de mon maître.

IMOGÈNE.--Qui? ton maître? C'est le mien, Léonatus. Oh! il serait bien savant, l'astronome qui connaîtrait les étoiles comme je connais ses caractères! le livre de l'avenir lui serait ouvert.--Dieux propices, faites que tout ce qui est contenu ici ne respire que l'amour, ne parle que de la santé de mon époux, de son contentement,--non pas pourtant de ce que nous sommes séparés l'un de l'autre; que plutôt cela l'afflige. Il est des chagrins salutaires; celui-là est du nombre; c'est un remède qui fortifie l'amour... Mais, à part cela, qu'il soit content. Bonne cire, permets... soyez bénies, vous abeilles, qui formez ces sceaux des secrets. (Les amants et les hommes liés par des pactes dangereux ne font pas les mêmes voeux.) Tu jettes les faussaires dans les prisons; mais tu scelles aussi les tablettes de l'amour!... De bonnes nouvelles, grands dieux! (Elle lit.)

«La justice et le courroux de votre père, s'il venait à me surprendre dans ses États, ne seront jamais si mortels pour moi que vous ne puissiez, ô la plus chérie des créatures, me ranimer d'un regard de vos yeux. Apprenez que je suis en Cambrie, au havre de Milford; suivez, sur cet avis, la marche que vous inspirera votre amour. Votre bonheur en tout est le voeu de celui qui reste fidèle à ses serments, et dont l'amour va croissant tous les jours.

«LÉONATUS POSTHUMUS.»

Oh! un cheval avec des ailes! L'entends-tu, Pisanio? Il est au havre de Milford. Lis et dis-moi à quelle distance c'est d'ici. Si un homme qui n'est appelé que par de minces affaires peut à l'aise y arriver en une semaine, ne pourrais-je, moi, y voler en un jour! Allons, fidèle Pisanio, toi qui languis ainsi que moi du désir de voir ton maître: oh! laisse-m'en rabattre! tu languis, mais non comme moi; tu languis aussi de le voir, mais plus faiblement... Oh! non, pas comme moi; car mon désir est au dessus, au-dessus... réponds et presse tes paroles: un confident d'amour doit les précipiter, les entasser dans l'oreille.--Combien y a-t-il d'ici à ce bienheureux Milford? et sur la route tu me raconteras par quel bonheur le pays de Galles possède ce port.--Mais avant tout, comment nous dérober de ces lieux? Et puis l'espace de temps qui va s'écouler entre le départ et notre retour, comment l'excuser?... Mais d'abord comment sortir d'ici? pourquoi fait-on naître ou engendre-t-on des excuses? nous en parlerons plus tard. De grâce, réponds: combien de vingtaines de milles pourrons-nous parcourir dans une heure?

PISANIO.--Une vingtaine, madame, entre deux soleils, c'est assez pour vous; (à part) et trop aussi!

IMOGÈNE.--Mais, ami, un malheureux qui irait à son supplice ne s'y traînerait pas si lentement. J'ai ouï parler de ces paris de courses où les chevaux étaient plus légers que le grain de sable qui glisse dans nos horloges; mais ce sont de vains propos.--Va, dis à ma suivante qu'elle feigne une indisposition, qu'elle dise vouloir se rendre auprès de son père; et prépare-moi à l'instant un habit de cheval aussi simple que celui que porterait la ménagère d'un franklin13.

PISANIO.--Madame, vous devriez considérer....

IMOGÈNE.--Je vois la route qui est devant moi, Pisanio; et rien ici, ni là, ni rien de ce qui peut arriver. Tout le reste est enveloppé d'un brouillard que je ne puis pénétrer. Hâtons-nous, je te prie; fais ce que je t'ordonne; nous n'avons plus rien à dire. Il ne s'agit plus que de la route qui mène à Milford.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Le pays de Galles.--Contrée montagneuse, avec une caverne.

BÉLARIUS sort de la caverne avec GUIDÉRIUS et ARVIRAGUS.


BÉLARIUS.--Un trop beau jour pour qu'on le passe à la maison sous un toit aussi bas que le nôtre. Courbez-vous, jeunes gens! cette porte vous apprend à adorer le ciel et vous fait incliner pour la sainte prière du matin. Les portes des monarques ont des voûtes si élevées, que des géants impies peuvent y passer avec leurs turbans, sans saluer le soleil. Salut, beau ciel! Nous habitons le rocher, mais nous ne sommes pas aussi ingrats envers toi que des gens d'une vie plus recherchée.

GUIDÉRIUS.--Je te salue, ciel!

ARVIRAGUS.--Ciel, je te salue.

BÉLARIUS.--Maintenant, à nos exercices de montagnes; montez cette colline. Vos jambes sont jeunes; moi, je foulerai ces plaines, et lorsque de cette hauteur vous m'apercevrez petit comme un corbeau, remarquez bien que c'est la place qui rapetisse ou qui agrandit. Vous pourrez alors repasser dans votre mémoire tout ce que je vous ai raconté des cours, des princes et des intrigues qui se trament à la guerre; c'est là que le service, quoique rendu, n'est pas service; il ne l'est que lorsqu'il est reconnu tel. C'est en observant ainsi, que nous retirons du profit de toutes les choses que nous voyons. Et souvent, à notre consolation, nous trouverons que l'escarbot, avec ses ailes dans un étui14, vit dans un poste plus sûr que l'aigle aux vastes ailes. Oh! la vie que nous menons ici est plus noble que celle qui se passe à attendre des refus; elle est plus riche que celle qu'on passe à ne rien faire pour un petit enfant15, plus fière que celle de l'homme qui se carre dans un habit de soie qu'il n'a pas payé. Il reçoit le salut de celui qui lui fournit sa parure, et dont le livre n'est pas barré. Ce n'est pas une vie comparable à la nôtre.

GUIDÉRIUS.--Vous parlez d'après votre expérience: nous, pauvres oiseaux sans plumes, nous n'avons encore jamais volé hors de la vue du nid, nous ignorons quel air on respire loin de notre asile. Peut-être que cette vie est la plus heureuse, si la vie tranquille est la plus heureuse; elle vous semble plus douce, à vous qui en avez connu une plus dure; elle convient mieux à la pesanteur de votre âge, mais pour nous c'est une cellule d'ignorance, un voyage dans un lit, la prison d'un débiteur qui n'ose pas faire un pas hors des limites.

ARVIRAGUS.--De quoi pourrons-nous parler, lorsque nous serons vieux comme vous? Lorsque nous entendrons la pluie et les vents battre le triste Décembre, comment, dans cette froide caverne, charmerons-nous, en discourant ensemble, les heures glacées? Nous n'avons rien vu; nous vivons à la façon des animaux; subtils comme le renard pour saisir notre proie, courageux comme le loup pour conquérir ce que nous mangeons, notre valeur se borne à poursuivre ce qui fuit, nous faisons un choeur de notre cage, comme l'oiseau emprisonné, et nous chantons notre captivité avec l'accent de la liberté.

BÉLARIUS.--Comme vous parlez! Ah! si vous connaissiez seulement les usures de la capitale, et que vous en eussiez fait la dure expérience; si vous connaissiez les artifices de la cour, qu'il est aussi difficile de quitter qu'il l'est de s'y maintenir, où l'instant qui vous amène au faîte est celui d'une chute certaine, ou bien la pente est si glissante que la crainte de choir est aussi funeste que la chute même! Si vous connaissiez les fatigues de la guerre, ce pénible métier qui semble chercher seulement le danger au nom de la réputation et de l'honneur, qui expire dans la recherche et reçoit aussi souvent sur son tombeau une épitaphe calomnieuse, qu'un éloge des belles actions; hélas! combien de fois est-on puni d'avoir fait le bien? Et ce qui est pis encore, on est forcé de sourire au blâme. O mes enfants! cette histoire que je vous raconte, le monde peut la lire sur moi-même: mon corps est couvert des marques des épées romaines, et ma réputation prenait rang jadis parmi les noms des plus célèbres capitaines. Cymbeline m'aimait, et dès qu'on parlait d'un guerrier, mon nom ne tardait guère à être cité; j'étais alors comme un arbre dont les rameaux sont courbés sous le poids des fruits; mais dans une nuit, un orage ou un voleur, appelez-le comme vous voudrez, secoua sur la terre mes rameaux pendants, et me dépouilla de mes fruits et même de mes feuilles, pour me laisser exposé nu aux injures de l'air.

GUIDÉRIUS.--Instabilité de la faveur!

BÉLARIUS.--Et ma faute ne fut, comme je vous l'ai dit souvent, que le crime de deux scélérats dont les faux serments prévalurent sur mon honneur sans tache. Ils jurèrent à Cymbeline que j'étais ligué avec les Romains. De là mon bannissement; et, depuis vingt années, ce rocher et ces bois ont été mon univers. J'y ai vécu dans une honnête liberté; j'y ai payé au ciel plus de pieux hommages que dans tout le cours précédent de ma vie.--Mais ce ne sont pas là des discours de chasseurs. Courons gravir ces montagnes; celui qui frappera le premier la proie sera le roi de la fête; il sera servi par les deux autres, et nous ne craindrons aucun de ces poisons qu'on rencontre dans des lieux de plus grande apparence. Je vous rejoindrai dans les vallons. (Guidérius et Arviragus disparaissent.) Combien il est malaisé d'étouffer les étincelles de la nature! Ces enfants ne se doutent pas qu'ils sont les fils du roi, et Cymbeline ne songe guère qu'ils sont vivants. Ils se croient mes enfants, et quoique élevés si simplement dans l'obscurité de cette caverne où il faut se courber pour entrer, déjà leurs pensées atteignent la hauteur de la voûte des palais. Dans les actions les plus simples et les plus vulgaires, la nature leur donne un air princier qui surpasse de bien loin tout l'art des autres hommes. Ce Polydore, l'héritier de Cymbeline et de la Bretagne, que le roi son père nommait Guidérius, ô Jupiter! lorsqu'assis sur mon escabeau à trois pieds je raconte mes exploits à la guerre, toute son âme s'élance vers mon récit; lorsque je dis: «Ainsi tomba mon ennemi; ce fut ainsi que je posai mon pied sur sa gorge,» alors son sang royal colore ses joues, il est en nage, il roidit ses muscles et se met en posture pour représenter l'action que je raconte. Et son jeune frère Cadwal, autrefois Arviragus, dans une attitude semblable, anime, échauffe mon récit, et montre que son imagination va bien plus loin.--Écoutons: ils ont fait lever le gibier. O Cymbeline! le ciel et ma conscience savent que tu m'as injustement banni; en revanche, je t'ai volé ces deux enfants à l'âge de trois et de deux ans, voulant te priver de tes héritiers comme tu m'avais dépouillé de mon héritage. Euriphile, tu fus leur nourrice! ils la prenaient pour leur mère, et chaque jour ils vont honorer son tombeau: et moi, Bélarius, qui me nommes aujourd'hui Morgan, ils me croient leur véritable père.--La chasse est en train.

(Il sort.)


SCÈNE IV

Les environs du havre de Milford.

PISANIO et IMOGÈNE


IMOGÈNE.--Tu me disais, quand nous sommes descendus de cheval, que nous étions tout près du port. Le désir qu'avait ma mère de me voir pour la première fois n'était pas aussi violent que celui que j'éprouve.--Pisanio! mon ami, où est Posthumus!--A quoi penses-tu pour tressaillir ainsi? Pourquoi ce soupir échappé du fond de ton coeur? Un visage en peinture qui te ressemblerait annoncerait un homme en proie à une perplexité au delà de toute imagination! Donne à ta physionomie une expression moins effrayante, avant que le trouble gagne mes sens plus rassis. Qu'y a-t-il? Pourquoi me présentes-tu cet écrit avec un regard aussi sinistre? S'il m'apporte des nouvelles agréables16, annonce-les moi par un sourire; si elles sont funestes, tu n'as qu'à garder cette expression. (Elle prend la lettre.) L'écriture de mon mari! Cette détestable Italie, décriée par ses poisons, l'aura trompé; sans doute, il est dans quelque fâcheuse extrémité. Homme17, parle; tes paroles peuvent adoucir quelque extrémité qui me tuerait si je la lisais.

PISANIO.--Je vous prie, lisez. Et vous allez voir en moi un homme bien malheureux, bien méprisé par le sort!

IMOGÈNE, lisant.--«Ta maîtresse, Pisanio, s'est prostituée dans mon lit. Les preuves en reposent au fond de mon coeur sanglant. Je ne parle pas sur de faibles soupçons; mais d'après des preuves aussi fortes que ma douleur, et aussi certaines que l'espoir de ma vengeance. Cette vengeance, Pisanio, tu dois t'en charger pour moi. Si son manque de foi n'a pas corrompu la tienne, que tes mains lui ôtent la vie. Je t'en fournirai l'occasion au port de Milford. Je lui écris de s'y rendre: arrivés là, si tu crains de frapper et de me donner la preuve certaine que c'est fait, tu es l'agent de son déshonneur, et je te tiens pour aussi déloyal qu'elle.»

PISANIO.--Quel besoin aurais-je de tirer l'épée? Ce papier lui a déjà coupé la gorge; non, c'est la calomnie, dont le tranchant est plus aigu que le poignard; dont la langue a plus de venin que tous les serpents du Nil; sa voix vole sur les vents et va séduire tous les coins du monde. Rois, reines, empires, vierges, matrones, cette vipère empoisonne tout; elle se glisse jusque dans le secret des tombeaux.--Madame, comment vous trouvez-vous?

IMOGÈNE.--Infidèle à sa couche! Qu'est-ce qu'être infidèle?--Est-ce d'y veiller les nuits en songeant à lui? d'y pleurer d'heure en heure? et si le sommeil saisit la nature accablée, l'interrompre aussitôt par un rêve effrayant dont il est l'objet, et me réveiller en pleurant: est-ce là être infidèle à sa couche? est-ce cela?

PISANIO.--Hélas! vertueuse dame!

IMOGÈNE.--Moi, infidèle? Ta conscience,--Iachimo, est témoin... Tu l'accusas d'infidélité, et dès lors tu parus à mes yeux un misérable; aujourd'hui ton visage me semble assez agréable. Quelque geai18 d'Italie, qui a eu le fard pour mère, l'aura trahi; et moi, malheureuse, je suis passée de mode, un vêtement suranné, trop riche pour être suspendu aux murailles, et qu'il vaut mieux découdre, mettre en pièces. Oh! les serments des hommes sont des traîtres qui perdent les femmes! ton inconstance, ô mon époux, va faire croire que toute apparence vertueuse couvre une trahison, qu'elle est étrangère au visage qui l'emprunte, et que c'est un piège tendu aux femmes.

PISANIO.--Ma chère maîtresse, écoutez-moi.

IMOGÈNE.--Jadis, après la trahison d'Énée, tous les hommes fidèles et honnêtes furent crus perfides comme lui; les pleurs du fourbe Sinon décrièrent bien des larmes sincères et privèrent de pitié le véritable malheur. Ainsi, toi, Posthumus, ton exemple fera calomnier tous les hommes vertueux; des amants généreux et fidèles seront tenus pour traîtres et parjures, d'après ton crime.--Viens, Pisanio; sois fidèle, exécute les ordres de ton maître; et quand tu le reverras, raconte-lui un peu mon obéissance. Vois, c'est moi qui tire ton épée moi-même, prends-la, ouvre mon coeur, asile innocent de mon amour. Ne crains rien; il n'y reste plus autre chose que le désespoir; ton maître n'y est plus, lui qui en était le trésor! Fais ce qu'il t'ordonne: frappe... Peut-être serais-tu brave dans une cause plus juste; mais en ce moment tu parais lâche.

PISANIO.--Loin de moi, vil instrument. Tu ne damneras pas ma main.

IMOGÈNE.--Mais il faut que je meure, et si je ne meurs pas de ta main, tu n'obéis pas à ton maître. Il est contre le suicide une défense divine qui intimide mon faible bras.--Viens, voilà mon coeur; il y a quelque chose devant... attends, attends; je ne veux aucune défense, je suis prête, comme le fourreau, à recevoir l'épée. Qu'y a-t-il là? les lettres de Posthumus fidèle toutes changées en parjures. Loin de moi, corruptrices de ma foi, vous ne reposerez plus sur mon coeur. C'est donc ainsi que de pauvres insensées croient de perfides maîtres! Mais si la malheureuse qui est trahie souffre cruellement de la trahison, le traître en est puni par des maux plus grands encore. Et toi, Posthumus, qui as soulevé ma désobéissance contre le roi, et qui m'as fait repousser des princes mes égaux, tu reconnaîtras un jour que ce n'était pas, de ma part, un fait ordinaire, mais un sacrifice rare; et je m'afflige, en songeant combien un jour, lorsque tu seras dégoûté de celle qu'aujourd'hui tu caresses, combien alors mon souvenir tourmentera ta mémoire.--Je t'en conjure, hâte-toi, l'agneau implore le boucher. Où est ton poignard? Tu es trop lent à obéir à ton maître, lorsque je désire la même chose.

PISANIO.--O gracieuse dame! depuis que j'ai reçu l'ordre d'exécuter cette action, je n'ai pas fermé l'oeil.

IMOGÈNE.--Exécute-la, et va te coucher après.

PISANIO.--Je veillerais plutôt jusqu'à en perdre la vue.

IMOGÈNE.--Pourquoi donc t'en charger? Pourquoi m'avoir fait parcourir en vain tant de milles sous un faux prétexte? Le lieu, ma fuite, ton voyage et la fatigue du cheval, tout l'invite; le trouble aussi où mon absence aura jeté toute la cour; je n'y retournerai jamais, mon parti est pris. Pourquoi t'es-tu engagé si avant, pour détendre ton arc lorsque tu es en posture, et que la biche désignée est devant toi?

PISANIO.--Pour gagner le temps d'éluder un si funeste emploi, et, durant cet intervalle, j'ai cherché un expédient. Ma chère maîtresse, écoutez-moi avec patience.

IMOGÈNE.--Parle jusqu'à lasser ta langue; parle: je me suis entendu nommer une prostituée; mon oreille, frappée à faux, ne peut plus recevoir ni blessure plus cruelle, ni baume qui guérisse celle-là. Parle.

PISANIO.--Eh bien, madame, je pensais que vous ne retourneriez point sur vos pas.

IMOGÈNE.--C'était probable, puisque tu m'amenais ici pour me tuer.

PISANIO.--Non, non; mais si j'étais aussi sage qu'honnête, mon expédient tournerait bien.--Il est impossible que mon maître ne soit pas trompé; quelque scélérat, consommé dans son art, vous a fait à tous deux cette maudite injure.

IMOGÈNE.--Quelque courtisane romaine...

PISANIO.--Non, sur ma vie, je lui manderai seulement que vous êtes morte, et je lui en enverrai quelque indice sanglant; car tel est l'ordre qu'il m'a donné; votre absence de la cour confirmera mon récit.

IMOGÈNE.--Mais, honnête Pisanio, que ferai-je pendant ce temps-là? Où habiterai-je? Comment vivrai-je, ou quelle consolation aurai-je dans la vie, après que je serai morte pour mon époux?

PISANIO.--Si vous retournez à la cour...

IMOGÈNE.--Plus de cour, plus de père; je ne veux plus de démêlés avec cet insupportable seigneur, cet être nul, ce Cloten dont la poursuite était pour moi plus effrayante qu'un siège.

PISANIO.--Et si vous renoncez à la cour, vous ne pourrez pas alors rester en Bretagne.

IMOGÈNE.--Où irais-je, alors? Le soleil ne luit-il que sur la Bretagne seule? N'est-ce que dans la Bretagne qu'il y a des jours et des nuits? Dans le grand livre du monde, notre Bretagne paraît en faire partie, sans y être comprise; c'est un nid de cygne sur un grand étang. Crois, je te prie, qu'il existe des hommes hors de la Bretagne.

PISANIO.--Je suis bien aise que vous songiez à quelque autre lieu. Lucius, l'ambassadeur romain, arrive demain au havre de Milford; si vous pouviez conformer votre extérieur à l'état de votre fortune, et cacher sous le déguisement cette grandeur qui ne peut se montrer sans péril, vous marcheriez dans une route agréable où vous pourriez voir bien des choses... Peut-être seriez-vous tout près des lieux où habite Posthumus; ou si vous ne pouviez voir de vos yeux ses actions, assez près du moins pour que la renommée apportât d'heure en heure, à votre oreille, le récit fidèle de toutes ses démarches.

IMOGÈNE.--Oh! pour arriver là, malgré les dangers que peut courir ma modestie, ce n'est pas sa mort, et je hasarderai tout.

PISANIO.--Eh bien! alors, voici mon expédient. Il vous faut oublier que vous êtes une femme, passer du commandement à l'obéissance, dépouiller cette crainte et cette délicatesse, attributs de toutes les femmes, ou qui sont, à vrai dire, la femme elle-même, et affecter un courage badin, être vif à la répartie, impertinent et querelleur comme une belette19; oui, il vous faut oublier aussi ce trésor précieux de vos joues et les exposer... (O coeur barbare! mais hélas! point de remède) aux ardeurs empressées de Titan, qui prodigue à tous ses baisers; il vous faut renoncer à vos atours élégants et étudiés, qui rendaient la grande Junon jalouse.

IMOGÈNE.--Ah! sois bref, je vois ton but, et déjà je me sens presque un homme.

PISANIO.--Commencez d'abord par le paraître. Prévoyant ceci, j'avais préparé un pourpoint, un chapeau, un haut-de-chausses et tout ce qui s'en suit; nous trouverons cela dans mon sac de voyage. Voulez-vous, dans ce travestissement et empruntant de votre mieux tous les dehors d'un jeune homme de votre âge, vous présenter devant le noble Lucius, lui demander de l'emploi, lui dire quels sont vos talents: il les connaîtra bientôt si son oreille est sensible aux charmes de la musique. Je n'en doute point, il vous adoptera avec joie; car il est honorable, et, qui plus est, très-saint. Quant à vos ressources à l'étranger, vous me savez riche; je ne manquerai jamais à vos besoins présents ni à ceux de l'avenir.

IMOGÈNE.--Tu es toute la consolation que les dieux me laissent. De grâce, éloigne-toi, il y aurait encore bien des choses à considérer; mais nous ferons tout ce que le temps nous permettra. Je m'enrôle dans cette entreprise et je la soutiendrai avec le courage d'un prince. Séparons-nous, je te prie.

PISANIO.--Allons, madame, il faut nous faire de courts adieux, de peur, si on remarquait mon absence, que je ne fusse soupçonné d'avoir aidé votre évasion de la cour.--Ma noble maîtresse, prenez cette boîte, je l'ai reçue de la reine, elle renferme un suc précieux; si vous êtes malade en mer ou que vous ayez mal à l'estomac sur terre, une gorgée de cette liqueur dissipera votre indisposition. Cherchez quelque ombrage et allez vous revêtir de vos habits d'homme. Puissent les dieux vous inspirer la meilleure conduite!

IMOGÈNE.--Ainsi soit-il. Je te remercie.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Appartement dans le palais de Cymbeline.

Entrent CYMBELINE, LUCIUS, LA REINE, CLOTEN, et les seigneurs de la cour.


CYMBELINE.--Je te quitte ici et te fais mon adieu.

LUCIUS.--Noble roi, je te rends grâces; j'ai reçu les ordres de mon empereur; il faut que je parte de ces lieux, et je suis bien fâché d'être obligé de t'annoncer à Rome pour l'ennemi de mon maître.

CYMBELINE.--Mes sujets, seigneur, ne veulent plus endurer son joug, et il serait indigne d'un roi de se montrer moins jaloux qu'eux de sa dignité.

LUCIUS.--Ainsi, seigneur, je vous demande une escorte qui me conduise jusqu'au havre de Milford.--Madame, que toutes les félicités accompagnent Votre Majesté et les siens.

CYMBELINE.--Seigneurs, j'ai fait choix de vous pour cet office. N'omettez aucun des honneurs qui lui sont dus. Adieu, noble Lucius.

LUCIUS.--Votre main, seigneur.

CLOTEN.--Reçois-la comme celle d'un ami; mais à partir de ce moment je la tiens pour celle de ton ennemi.

LUCIUS.--L'événement n'a pas encore nommé le vainqueur, seigneur. Adieu.

CYMBELINE.--Mes bons seigneurs, ne quittez point le brave Lucius qu'il n'ait passé la Severn. Soyez heureux!

(Lucius part.)

LA REINE.--Il s'en va en fronçant le sourcil: mais c'est un honneur pour nous de lui en avoir donné sujet.

CLOTEN.--Tout est au mieux; la guerre est le voeu général de vos vaillants Bretons.

CYMBELINE.--Lucius a déjà mandé à l'empereur ce qui se passe ici. Il nous importe par conséquent que nos chars et notre cavalerie soient promptement sur pied. Les forces qu'il a déjà dans la Gaule seront bientôt rassemblées en corps d'armée, et de là il portera la guerre en Bretagne.

LA REINE.--Ce n'est pas une affaire sur laquelle il faille s'endormir: il faut s'en occuper avec diligence et vigueur.

CYMBELINE.--Comme je m'attendais à ce que les choses se passassent ainsi, je suis en mesure. Mais, ma douce reine, où est notre fille? Elle n'a point paru devant le Romain; elle ne nous a point rendu ses devoirs journaliers. Il y a en elle plus de mauvaise volonté que de tendresse filiale. Je m'en suis aperçu. Faites-la venir devant nous: nous avons supporté trop facilement sa désobéissance.

(Un serviteur sort.)

LA REINE.--Sire, depuis l'exil de Posthumus elle mène une vie très-retirée; il n'y a que le temps qui puisse la guérir. Je conjure Votre Majesté de lui épargner les paroles sévères: c'est une âme si tendre aux reproches, que les paroles sont des coups pour elle, et les coups lui donneraient la mort.

(Le serviteur revient.)

CYMBELINE.--Eh bien! vient-elle? Comment va-t-elle justifier ses mépris?

LE SERVITEUR.--Sauf votre bon plaisir, seigneur: ses appartements sont tous fermés, et on n'a point répondu à tout le bruit que nous avons pu faire.

LA REINE.--Seigneur, la dernière fois que j'ai été la voir, elle m'a prié d'excuser sa profonde retraite, y étant forcée par sa mauvaise santé, et elle m'a prévenue qu'elle suspendrait les devoirs qu'elle était obligée de vous rendre chaque jour. Elle m'avait prié de vous en prévenir; mais les soins de notre cour ont mis ma mémoire dans son tort.

CYMBELINE.--Ses portes fermées, sans qu'on l'ait vue dernièrement! Ciel! accorde-moi que mes craintes soient fausses!

(Il sort.)

LA REINE, à Cloten.--Mon fils, je vous l'ordonne, suivez le roi.

CLOTEN.--Cet homme qui lui est attaché, Pisanio, ce vieux serviteur, je ne l'ai pas vu non plus depuis deux jours.

LA REINE.--Allez, suivez ses traces. (Cloten sort.) Ce Pisanio, si dévoué à Posthumus, tient de moi une drogue... Je prie le ciel que son absence vienne de ce qu'il l'a avalée; car il est persuadé que c'est un élixir précieux.--Mais elle, où est-elle allée? Peut-être le désespoir l'aura saisie; ou bien, entraînée par l'ardeur de son amour elle aura fui vers son cher Posthumus. Sûrement, elle marche à la mort, ou au déshonneur; et je puis faire bon usage pour mes fins de l'une ou de l'autre. Elle écartée, c'est moi qui dispose à mon gré de la couronne de Bretagne. (Cloten rentre.) Eh bien! mon fils?

CLOTEN.--Son évasion est certaine. Allez apaiser le roi: il est en fureur: personne n'ose l'approcher.

LA REINE.--Tant mieux. Puisse cette nuit le priver d'un lendemain!

(Elle sort.)

CLOTEN.--Je l'aime et je la hais.--Elle est belle, et princesse: elle possède toutes les brillantes qualités de la cour: elle en a plus à elle seule qu'aucune dame, que toutes les dames, que toutes les femmes. Elle a de chacune d'elles ce qu'elle a de mieux, et, formée de cet ensemble, elle les surpasse toutes; voilà pourquoi je l'aime: mais d'un autre côté ses dédains pour moi, tandis qu'elle prodigue ses faveurs à ce vil Posthumus, font si grand tort à son jugement que toutes ses rares perfections en sont étouffées: aussi cela me détermine à la haïr, bien plus à me venger d'elle... car les dupes... (Entre Pisanio.) Qui va là? Quoi! tu t'esquives? Approche ici: ah! c'est toi, vil entremetteur: misérable, où est ta maîtresse? Réponds en un mot, ou bien tu vas tout droit voir les démons.

PISANIO.--O mon bon prince!

CLOTEN.--Où est ta maîtresse? Par Jupiter, je ne te le demanderai pas une fois de plus. Discret scélérat, je tirerai ce secret de ton coeur, ou je t'ouvre le coeur pour l'y trouver. Est-elle avec ce Posthumus, duquel on ne pourrait tirer une seule drachme de mérite au milieu d'un grand poids de bassesse?

PISANIO.--Hélas! seigneur! comment serait-elle avec lui? Quand a-t-elle disparu? Posthumus est à Rome.

CLOTEN.--Où est-elle? Allons, approche encore: point de vaines défaites: satisfais-moi sans détour; qu'est-elle devenue?

PISANIO.--O mon digne prince!

CLOTEN.--O mon digne scélérat! découvre-moi où est ta maîtresse. Au fait, en un seul mot.--Plus de digne prince!--Parle, ou ton silence te vaut à l'instant ton arrêt et ta mort.

PISANIO lui présente un écrit.--Eh bien! seigneur, ce papier renferme l'histoire de tout ce que je sais sur son évasion.

CLOTEN.--Voyons-le; je la poursuivrai jusqu'au trône d'Auguste. Donne, ou tu meurs.

PISANIO, à part.--Elle est assez loin: tout ce qu'il apprend par cet écrit peut le faire voyager; mais sans danger pour elle.

CLOTEN, lisant.--Hum!

PISANIO, à part.--Je manderai à mon maître qu'elle est morte. O Imogène! puisses-tu errer en sûreté, et revenir un jour en sûreté!

CLOTEN.--Coquin: cette lettre est-elle véritable?

PISANIO.--Oui, prince, à ce que je crois.

CLOTEN.--C'est l'écriture de Posthumus; je la connais.--Drôle! si tu voulais ne pas être un misérable, mais me servir fidèlement, employer sérieusement ton industrie dans tous les offices dont j'aurais occasion de te charger; j'entends que quelque fourberie que je te commande, tu voulusses l'exécuter à la lettre et loyalement, alors je te croirais un honnête homme, et tu ne manquerais ni de moyens de subsistance, ni de ma protection pour avancer ta fortune.

PISANIO.--Eh bien! mon bon seigneur?

CLOTEN.--Veux-tu me servir? Puisqu'avec tant de constance, tant de patience, tu restes attaché à la stérile fortune de ce misérable Posthumus, tu dois, à plus forte raison, par reconnaissance, t'attacher à la mienne en zélé serviteur. Veux-tu me servir?

PISANIO.--Seigneur, je le veux bien.

CLOTEN.--Donne-moi ta main: voici ma bourse. N'as-tu pas en ta possession quelque habit de ton ancien maître?

PISANIO.--Seigneur, j'ai à mon logement l'habit même qu'il portait lorsqu'il a pris congé de ma dame et maîtresse.

CLOTEN.--Ton premier service, c'est de m'aller chercher cet habit: que ce soit ton premier service; va.

PISANIO.--J'y vais, seigneur. (Il sort.)

CLOTEN.--Te joindre au havre de Milford?--J'ai oublié de lui demander une chose; mais je m'en souviendrai tout à l'heure.--Là même, misérable Posthumus, je veux te tuer.--Je voudrais que cet habit fût déjà venu. Elle disait un jour (l'amertume de ces paroles me soulève le coeur) qu'elle faisait plus de cas de l'habit de Posthumus que de ma noble personne, ornée de toutes mes qualités. Je veux, revêtu de cet habit, abuser d'elle; et d'abord le tuer, lui, sous les yeux de sa belle: elle verra alors ma valeur, et après ces mépris ce sera pour elle un tourment. Lui à terre, après ma harangue d'insulte finie sur son cadavre, lorsque ma passion sera rassasiée, ce que je veux, comme je le dis, accomplir pour la vexer, dans les mêmes habits dont elle faisait tant de cas, alors je la fais revenir à la cour et la fais marcher à pied devant moi. Elle s'égayait à me mépriser, je m'égayerai aussi moi à me venger. (Pisanio revient avec l'habit.) Sont-ce là ces habits?

PISANIO.--Oui, mon noble seigneur.

CLOTEN.--Combien y a-t-il qu'elle est partie pour le havre de Milford?

PISANIO.--A peine peut-elle y être arrivée à présent.

CLOTEN.--Porte ces vêtements dans ma chambre; c'est la seconde chose que je t'ai commandée. La troisième est que tu deviennes volontairement muet sur mes desseins. Songe à m'obéir, et la fortune viendra d'elle-même s'offrir à toi.--C'est à Milford qu'est maintenant ma vengeance! Que n'ai-je des ailes pour l'y atteindre.--Va, sois-moi fidèle.

(Il sort revêtu de l'habit de Posthumus.)

PISANIO.--Tu me commandes ma perte; car t'être fidèle, c'est devenir ce que je ne serai jamais, traître à l'homme le plus fidèle.--Va, cours à Milford, pour n'y pas trouver celle que tu poursuis.--Ciel! verse, verse sur elle tes bénédictions! Que les obstacles traversent l'empressement de cet insensé, et qu'un vain labeur soit son salaire!

(Pisanio sort.)

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