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Cymbeline: Tragédie

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SCÈNE VI

Devant la caverne de Bélarius.

Entre IMOGÈNE en habit d'homme.


IMOGÈNE.--Je vois que la vie d'un homme est pénible; je me suis fatiguée, et ces deux nuits la terre m'a servi de lit. Je serais malade si ma résolution ne me soutenait. O Milford! lorsque du sommet de la montagne Pisanio te montrait à moi, tu étais à la portée de ma vue! ô Jupiter! je crois que les murs fuient devant les malheureux; ceux du moins, où ils trouveraient des secours. Deux mendiants m'ont dit que je ne pouvais pas me tromper de chemin. Les pauvres gens, accablés de misère, peuvent-ils mentir sachant que leurs maux sont un châtiment ou une épreuve? Oui, il n'y aurait rien d'étonnant, puisque les riches mêmes disent à peine la vérité. Tromper dans l'abondance est un plus grand crime que de mentir pressé par la misère; et la fausseté chez les rois est bien plus criminelle que chez les mendiants. Mon cher seigneur, et toi aussi tu es du nombre des hommes perfides!.... Maintenant que je songe à toi, ma faim est passée; il y a un moment, j'étais prête à défaillir d'épuisement. Mais que vois-je?--Un sentier mène à cette caverne!--C'est quelque repaire sauvage.--Je ferais mieux de ne pas appeler. Je n'ose appeler.--Pourtant la faim, tant qu'elle n'a pas triomphé de la nature, rend intrépide. La paix et l'abondance engendrent les lâches; la nécessité fut toujours la mère de l'audace. Holà, qui est ici? S'il y a quelque être civilisé, parlez; si vous êtes sauvages, prenez ou rendez-moi la vie. Holà?.... Nulle réponse.--Alors, je vais entrer. Il vaut mieux tirer mon épée; si mon ennemi craint le fer autant que moi, à peine osera-t-il l'envisager. Accorde-moi pareil ennemi, ciel propice!

(Elle entre dans la caverne.)

BÉLARIUS, revenant de la chasse.--C'est toi, Polydore, qui as été le meilleur chasseur, et tu es le roi de la fête. Cadwal et moi nous serons ton cuisinier et ton domestique, c'est ce qui est convenu. L'industrie cesserait bientôt de prodiguer ses sueurs et périrait sans le salaire pour lequel elle travaille. Entrons; notre appétit donnera de la saveur à ces aliments grossiers. La lassitude dort profondément sur les cailloux, tandis que la mollesse inquiète trouve dur un oreiller de duvet. Que la paix habite ici, pauvre logis qui te gardes toi-même!

GUIDÉRIUS.--Je suis excédé de lassitude.

ARVIRAGUS.--Je suis affaibli par la fatigue, mais l'appétit est vigoureux.

GUIDÉRIUS.--Il nous reste dans la caverne de la viande froide; nous nous en repaîtrons en attendant que notre chasse soit cuite.

BÉLARIUS, regardant dans la caverne.--Arrêtez, n'entrez pas.... Si je ne le voyais pas manger nos provisions, je croirais que c'est une fée.

GUIDÉRIUS.--Qu'y a-t-il donc, seigneur?

BÉLARIUS.--Par Jupiter, un ange! ou si ce n'est pas un ange, c'est le modèle des beautés de la terre! Voyez la divinité, sous les traits d'un jeune adolescent.

(Imogène s'avance à l'entrée de la caverne.)

IMOGÈNE, suppliante.--Bons chasseurs, ne me faites point de mal. Avant d'entrer ici, j'ai appelé, et mon intention était de demander ou d'acheter ce que j'ai pris. En vérité, je n'ai rien dérobé, et je n'aurais rien pris, quand j'aurais l'or semé par terre. Voilà de l'argent pour ce que j'ai mangé: j'aurais laissé cet argent sur la table, aussitôt que j'aurais eu fini mon repas, et je serais parti en priant le ciel pour l'hôte qui m'avait nourri.

GUIDÉRIUS.--De l'argent, jeune homme?

ARVIRAGUS.--Que tout l'argent et l'or deviennent de la fange: il ne vaut pas mieux, excepté pour ceux qui adorent des dieux de fange.

IMOGÈNE.--Je le vois, vous êtes fâché. Apprenez que si vous me tuez pour ma faute, je serais mort si je ne l'avais pas commise.

BÉLARIUS.--Où allez-vous?

IMOGÈNE.--Au havre de Milford.

BÉLARIUS.--Quel est votre nom?

IMOGÈNE.--Fidèle, seigneur.--J'ai un parent qui part pour l'Italie: il s'embarque à Milford: j'allais le rejoindre lorsque, épuisé par la faim, je suis tombé dans cette faute.

BÉLARIUS.--Je te prie, beau jeune homme, ne nous crois pas des rustres, et ne juge pas de la bonté de nos âmes sur l'aspect de l'antre où nous vivons. La rencontre est heureuse. Il est presque nuit; tu feras meilleure chère avant ton départ, et nous te remercierons d'être resté pour la partager.--Mes enfants, souhaitez-lui la bienvenue.

GUIDÉRIUS.--Jeune homme, si tu étais une femme, je te ferais la cour sans relâche, jusqu'à ce que je fusse ton époux. Franchement, je dis ce que je ferais.

ARVIRAGUS.--Moi, je suis satisfait de ce qu'il est un homme. Je l'aimerai comme un frère, et, l'accueil que je ferais à mon frère après une longue absence, tu le recevras de moi. Sois le bienvenu. Sois joyeux; car tu rencontres ici des amis.

IMOGÈNE, à part.--Des amis! Ah! si c'étaient mes frères! que le ciel n'a-t-il permis qu'ils fussent les enfants de mon père! alors le prix de ma personne eût été moins grand, et par là plus en rapport avec toi, Posthumus.

BÉLARIUS.--Il souffre de quelque chagrin.

GUIDÉRIUS.--Que je voudrais l'en affranchir!

ARVIRAGUS.--Et moi aussi, quel qu'il fût, et quoi qu'il m'en coûtât de peines et de dangers! Dieux!

BÉLARIUS.--Écoutez-moi, mes enfants.

(Il leur parle à l'oreille et s'éloigne d'eux.)

IMOGÈNE.--Des grands de la cour qui n'auraient pour palais que cette étroite caverne, qui se serviraient eux-mêmes, et qui, renonçant à ces frivoles tributs de l'inconstante multitude, posséderaient la vertu que leur assurerait leur propre conscience, ne pourraient surpasser ces deux jeunes gens. Pardonnez, grands dieux! mais je voudrais changer de sexe, pour vivre ici avec eux, puisque Posthumus est perfide.

BÉLARIUS.--Il en sera ainsi.--Allons apprêter notre gibier.--(Il se rapproche avec eux d'Imogène.) Beau jeune homme, entrons. La conversation fatigue lorsqu'on est à jeun: après le souper, nous te demanderons poliment ton histoire, et tu nous en diras ce qu'il te plaira.

GUIDÉRIUS.--Je te prie, entre avec nous.

ARVIRAGUS.--La nuit est moins bienvenue pour le hibou, et le matin pour l'alouette.

IMOGÈNE.--Je vous rends grâces.

ARVIRAGUS.--Je t'en prie, approche.

(Tous trois entrent dans la caverne.)


SCÈNE VII

Rome.

Entrent DEUX SÉNATEURS et des TRIBUNS.


PREMIER SÉNATEUR.--Voici la teneur des ordres de l'empereur: Puisque les soldats ordinaires sont maintenant occupés contre les Pannoniens et les Dalmates, et que les légions des Gaules sont trop faibles pour entreprendre la guerre contre les Bretons rebelles, nous devons exciter la noblesse à y prendre part. Il crée Lucius proconsul, et il vous donne à vous, tribuns, ses pleins pouvoirs pour faire cette levée.--Vive César!

LES TRIBUNS.--Lucius est-il général de l'armée?

SECOND SÉNATEUR.--Oui, tribuns. Il est pour le moment en Gaule.

PREMIER SÉNATEUR.--Avec les légions dont je vous parlais et que vos recrues doivent renforcer. Votre commission vous marque le nombre d'hommes et le moment de leur départ.

LES TRIBUNS.--Nous ferons notre devoir.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.



ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Forêt près de la caverne.

Entre CLOTEN.


CLOTEN.--Me voici tout près des lieux où ils doivent se rejoindre, si Pisanio m'en a donné la carte fidèle. Que ses habits me vont bien! Pourquoi sa maîtresse ne m'irait-elle pas aussi bien, elle fut faite par celui qui a fait le tailleur (révérence parler), et d'autant plus que la femme, dit-on, va bien ou mal par caprice. Il faut que sous ce déguisement j'en fasse l'épreuve.--J'ose me l'avouer tout haut à moi-même (car il n'y a pas de vanité à parler à son miroir, seul dans sa chambre), mon corps est aussi bien dessiné que celui de ce Posthumus: je suis aussi jeune, plus robuste; je ne lui cède point en fortune; j'ai l'avantage sur lui par les circonstances; je le surpasse en naissance; je le vaux bien dans les occasions générales, et je me montre mieux que lui dans les combats particuliers; cependant cette petite entêtée l'aime au mépris de moi!

Ce que c'est que la vie de l'homme! Posthumus, ta tête, qui maintenant s'élève sur tes épaules, dans une heure sera abattue; ta maîtresse violée et tes habits déchirés en pièces sous tes yeux; et, tout cela fait, je la traîne à son père; il pourra d'abord m'en vouloir un peu d'avoir traité si rudement sa fille; mais ma mère régente son humeur; elle saura bien tourner le tout à mon éloge.--Mon cheval est bien attaché.--Allons, sors mon épée et dans un but sanguinaire. Fortune, amène-les sous ma main.--Oui, je reconnais ici la description que Pisanio m'a faite du lieu de leur rendez-vous, et ce misérable n'oserait me tromper.

(Il sort.)


SCÈNE II

A l'entrée de la caverne.

BÉLARIUS, GUIDÉRIUS, ARVIRAGUS et IMOGÈNE
sortent de la caverne.


BÉLARIUS, à Imogène.--Tu n'es pas bien, demeure ici, dans la caverne; après notre chasse nous viendrons te retrouver.

ARVIRAGUS.--Reste ici, mon frère; ne sommes-nous pas frères?

IMOGÈNE.--L'homme et l'homme devraient l'être; cependant nous voyons que l'argile et l'argile diffèrent en dignité, quoique leur poussière soit la même.--Je suis bien malade.

GUIDÉRIUS.--Allez à la chasse, moi, je veux rester avec lui.

IMOGÈNE.--Je ne suis pas si malade, quoique je ne me sente pas bien; mais je ne suis pas de ces citadins efféminés qui paraissent morts avant même d'être malades. Je vous prie, laissez-moi, allez à vos affaires de tous les jours: interrompre ses habitudes, c'est interrompre tout. Je suis malade, mais votre présence ne me guérirait pas. La société n'est pas une consolation pour ceux qui ne sont pas sociables. Je ne suis pas très-malade, puisque je peux encore en raisonner. Je vous prie, laissez-moi seul ici, je ne priverai de moi que moi-même, et laissez-moi mourir puisqu'on y perdra si peu de chose.

GUIDÉRIUS, à Imogène.--Je t'aime, je te l'ai dit, et le poids et l'étendue de mon amour égalent celui dont j'aime mon père.

BÉLARIUS.--Comment? que dis-tu?

ARVIRAGUS.--Si c'est un péché de le dire, seigneur, je prends sur moi la moitié de la faute de mon bon frère.--Je ne sais pourquoi j'aime ce jeune homme; mais je vous ai ouï dire que la raison n'entrait pour rien dans les raisons de l'amour. Le cercueil serait à la porte, et on me demanderait qui doit mourir, je dirais: Mon père, plutôt que ce jeune homme!

BÉLARIUS, à part.--O noble élan! ô dignité naturelle! inspiration de grandeur! Les lâches sont pères de lâches, et les êtres vulgaires n'engendrent que des fils vulgaires; la nature a de la farine et du son, de la grâce et du rebut; je ne suis point leur père; mais qui est donc celui qu'ils aiment ainsi plus que moi par une espèce de prodige?--Il est neuf heures du matin.

ARVIRAGUS.--Mon frère, adieu.

IMOGÈNE.--Je vous souhaite bonne chasse.

ARVIRAGUS.--Et moi une bonne santé. (A Bélarius.) Allons, seigneur.

IMOGÈNE, à part.--Ce sont là de bonnes créatures! Dieux, que de mensonges j'ai entendus! Nos courtisans disaient que hors de la cour tout était sauvage. Expérience, comme tu démens leurs rapports! La mer, dans son empire, engendre des monstres, et, pour la table, une pauvre rivière tributaire fournit des poissons aussi exquis. Je souffre toujours, je souffre au coeur.--Pisanio, je veux essayer de ta drogue.

BÉLARIUS.--Je n'osais pas le presser; il m'a dit qu'il était bien né, mais tombé dans l'infortune; qu'il était persécuté malhonnêtement, mais honnête.

GUIDÉRIUS.--Il m'a répondu de même, mais il m'a dit que dans la suite je pourrais en apprendre davantage.

BÉLARIUS.--Allons, à la plaine, à la plaine. (A Imogène.)--Nous allons te quitter pour ce moment; rentre et repose-toi.

ARVIRAGUS.--Nous ne serons pas longtemps dehors.

BÉLARIUS.--De grâce, ne sois pas malade, car il faut que tu sois l'économe de notre ménage.

IMOGÈNE.--Malade ou bien portant, je vous reste attaché.

(Imogène rentre dans la caverne.)

BÉLARIUS.--Et tu le seras toujours.--Ce jeune homme, quoique dans le malheur, paraît issu de nobles ancêtres.

ARVIRAGUS.--Comme sa voix est angélique!

GUIDÉRIUS.--Et comme il fait bien la cuisine! Il a élégamment découpé nos racines et assaisonné nos bouillons comme si Junon malade avait réclamé ses soins.

ARVIRAGUS.--Avec quelle noblesse le sourire se mêle à ses soupirs! Comme si le soupir n'était ce qu'il est que par le regret de n'être pas sourire; comme si le sourire raillait le soupir de s'éloigner d'un temple aussi divin pour se mêler aux vents qui sont maudits des matelots.

GUIDÉRIUS.--Je remarque que la douleur et la patience, enracinées en lui, entrelacent leurs racines.

ARVIRAGUS.--Patience, deviens la plus forte, et que la douleur, ce sureau infect, cesse d'enlacer sa racine mourante à celle de la vigne prospère.

BÉLARIUS.--Il est grand jour, allons, partons.--Qui va là?

(Entre Cloten.)

CLOTEN.--Je ne puis découvrir ces fuyards; ce misérable m'a joué.--Je succombe.

BÉLARIUS.--Ces fuyards? Est-ce de nous qu'il parle? Je le reconnais à demi. Oui, c'est Cloten, c'est le fils de la reine. Je crains quelque embûche; je ne l'ai pas revu depuis tant d'années, et pourtant je suis certain que c'est lui: on nous tient pour proscrits, éloignons-nous.

GUIDÉRIUS.--Il est tout seul; vous et mon frère, cherchez à découvrir si quelqu'un l'accompagne; de grâce, allez, et laissez-moi seul avec lui.

(Bélarius et Arviragus sortent.)

CLOTEN.--Arrêtez. Qui êtes-vous, vous qui fuyez? Sans doute quelques vils montagnards: j'ai ouï parler de ces gens-là. (A Guidérius.)--Qui es-tu, esclave?

GUIDÉRIUS.--Je n'ai jamais fait d'acte plus servile que celui de répondre au nom d'esclave sans t'assommer.

CLOTEN.--Tu es un brigand, un infracteur des lois, un misérable... Rends-toi, voleur.

GUIDÉRIUS.--A qui? à toi? Qui es-tu? N'ai-je pas un bras aussi robuste que le tien,--un coeur aussi fier? Ton langage, je l'avoue, est plus arrogant; moi, je ne porte point mon poignard dans ma langue. Parle, qui es-tu donc pour que je doive te céder?

CLOTEN.--Vil insolent, ne me reconnais-tu pas à mes habits?

GUIDÉRIUS.--Non, coquin, ni ton tailleur, qui fut ton grand-père, car il a fait ces habits qui te font ce que tu es, à ce qu'il me semble.

CLOTEN.--Adroit varlet, ce n'est pas mon tailleur qui les a faits.

GUIDÉRIUS.--Va donc remercier l'homme qui t'en a fait don.--Tu m'as l'air de quelque fou; il me répugne de te battre.

CLOTEN.--Insolent voleur, apprends mon nom et tremble.

GUIDÉRIUS.--Quel est ton nom?

CLOTEN.--Cloten, coquin!

GUIDÉRIUS.--Eh bien! que Cloten soit ton nom, double coquin, il ne peut me faire trembler; je serais plus ému si tu étais un crapaud, une vipère ou une araignée.

CLOTEN.--Pour te confondre de terreur et de honte, apprends que je suis le fils de la reine.

GUIDÉRIUS.--J'en suis fâché; tu ne parais pas digne de ta naissance.

CLOTEN.--Tu n'as pas peur?

GUIDÉRIUS.--Je ne crains que ceux que je respecte, les sages; je me ris des fous, je ne les crains pas.

CLOTEN.--Meurs donc.... Quand je t'aurai tué de ma propre main, j'irai poursuivre ceux qui viennent de fuir devant moi, et je planterai vos têtes sur les portes de la cité de Lud. Rends-toi, grossier montagnard.

(Ils s'éloignent en combattant.)

(Bélarius et Arviragus rentrent.)

BÉLARIUS.--Il n'y a personne dans la campagne.

ARVIRAGUS.--Personne au monde; vous vous serez mépris, sûrement.

BÉLARIUS.--Je ne sais; il y a bien des années que je ne l'ai vu, mais le temps n'a rien effacé des traits que son visage avait jadis; les saccades de sa voix et la précipitation de ses paroles...--Je suis certain que c'était Cloten.

ARVIRAGUS.--Nous les avions laissés ici; je souhaite que mon frère vienne à bout de lui; vous dites qu'il est si féroce.

BÉLARIUS.--Je veux dire qu'à peine devenu un homme fait il ne craignait pas des dangers menaçants; car souvent les effets du jugement sont la cause de la peur. Mais voilà ton frère.

(Guidérius paraît de loin tenant la tête de Cloten.)

GUIDÉRIUS.--Ce Cloten était un imbécile, une bourse vide; il n'y avait point d'argent dedans; Hercule lui-même n'aurait pu lui faire sauter la cervelle, il n'en avait point. Et cependant, si j'en avais moins fait, cet imbécile eût porté ma tête comme je porte la sienne.

BÉLARIUS.--Qu'as-tu fait?

GUIDÉRIUS.--Je le sais à merveille, ce que j'ai fait. J'ai coupé la tête à un Cloten, qui se disait fils de la reine, qui m'appelait traître, montagnard, et qui jurait que de sa main il nous saisirait tous et ferait sauter nos têtes de la place où, grâce aux dieux, elles sont encore, pour les planter sur les murs de la cité de Lud.

BÉLARIUS.--Nous sommes tous perdus!

GUIDÉRIUS.--Eh! mais, mon père, qu'avons-nous donc à perdre que ce qu'il jurait de nous ôter, la vie? La loi ne nous protége pas; pourquoi donc aurions-nous la faiblesse de souffrir qu'un insolent morceau de chair nous menace d'être à la fois juge et bourreau, et d'exécuter lui seul tout ce que nous pourrions craindre des lois?--Mais quelle suite avez-vous découvert dans les bois?

BÉLARIUS.--Nous n'avons pas pu apercevoir une âme; mais, en saine raison, il est impossible qu'il n'ait pas quelque escorte. Quoique son caractère ne fût que changement continuel, et toujours du mauvais au pire, cependant la folie, la déraison la plus complète eût pu seule l'amener ici sans suite. Il se pourrait qu'on eût dit à la cour que les hommes qui habitaient ici dans une caverne, et vivaient ici de leur chasse, étaient des proscrits qui pourraient un jour former un parti redoutable; lui, à ce récit, aura pu éclater, car c'est là son caractère, et jurer qu'il viendrait nous chercher. Mais pourtant il n'est pas probable qu'il y soit venu seul, qu'il ait osé l'entreprendre, et qu'on l'ait souffert. Nous avons donc de bonnes raisons de craindre que ce corps n'ait une queue plus dangereuse que sa tête.

ARVIRAGUS.--Que l'événement arrive tel que le prévoient les dieux; quel qu'il soit, mon frère a bien fait.

BÉLARIUS.--Je n'avais pas envie de chasser aujourd'hui, la maladie du jeune Fidèle m'a fait trouver le chemin bien long.

GUIDÉRIUS.--Avec sa propre épée, qu'il brandissait autour de ma gorge, je lui ai enlevé la tête; je vais la jeter dans l'anse qui est derrière notre rocher; qu'elle aille à la mer dire aux poissons qu'elle appartient à Cloten, le fils de la reine. C'est là tout le cas que j'en fais.

(Il sort.)

BÉLARIUS.--Je crains que sa mort ne soit vengée. Polydore, je voudrais que tu n'eusses pas fait ce coup, quoique la valeur t'aille à merveille.

ARVIRAGUS.--Moi, je voudrais l'avoir fait, dût la vengeance tomber sur moi seul!--Polydore, je t'aime en frère, mais je suis jaloux de cet exploit: tu me l'as volé. Je voudrais que toute la vengeance à laquelle la force humaine peut résister fondit sur nous et nous mit à l'épreuve.

BÉLARIUS.--Allons, c'est une chose faite.--Nous ne chasserons plus aujourd'hui: ne cherchons point des dangers là où il n'y a pas de profit. (A Arviragus.)--Je te prie, retourne à notre rocher; Fidèle et toi, vous serez les cuisiniers; moi je vais rester ici et attendre que cet impétueux Polydore revienne, et je l'amène à l'instant pour dîner.

ARVIRAGUS.--Pauvre Fidèle, que nous avons laissé malade, je vais le retrouver avec plaisir! Pour lui rendre ses couleurs, je verserais le sang d'une paroisse de Clotens, et croirais mériter des éloges comme pour un acte de charité.

(Il sort.)

BÉLARIUS.--O déesse, divine nature, comme tu te manifestes dans ces deux fils de roi! Ils sont doux comme les zéphyrs, lorsqu'ils murmurent sous la violette sans même agiter sa tête flexible; mais quand leur sang royal s'allume, ils deviennent aussi fougueux que le plus impétueux des vents, qui saisit par la cime le pin de la montagne et le courbe jusqu'au fond du vallon. C'est un prodige qu'un instinct secret les forme ainsi sans leçons à la royauté, à l'honneur, dont ils n'ont point reçu de préceptes, à la politesse, dont ils n'ont point vu d'exemple, à la valeur, qui croît en eux comme une plante sauvage, et qui a déjà produit une aussi riche moisson que si on l'avait semée. Cependant, je voudrais bien savoir ce que nous présage la présence de Cloten ici, et ce que nous amènera sa mort. (Guidérius rentre.)

GUIDÉRIUS.--Où est mon frère? Je viens de plonger dans le torrent cette lourde tête de Cloten, et de l'envoyer en ambassade à sa mère, comme otage, en attendant le retour de son corps.

(Musique solennelle.)

BÉLARIUS.--Qu'entends-je! mon instrument! Écoutons, Polydore! il résonne... Mais à quelle occasion Cadwal... Écoutons.

GUIDÉRIUS.--Mon frère est-il au logis?

BÉLARIUS.--Il vient de s'y rendre.

GUIDÉRIUS.--Que veut-il dire? Depuis la mort de ma mère bien-aimée, cet instrument n'a pas parlé... Pour ces sons solennels, il faudrait un événement solennel... De quoi s'agit-il? des airs de triomphes pour des riens, et des lamentations pour des caprices! C'est la joie des singes et le chagrin des enfants. Cadwal est-il fou?


SCÈNE III

ARVIRAGUS entre soutenant dans ses bras IMOGÈNE qu'il croit morte.


BÉLARIUS.--Regarde, le voilà qui vient! et dans ses bras il porte le triste objet de ces accents que nous blâmions tout à l'heure.

ARVIRAGUS.--Il est mort l'oiseau dont nous faisions tant de cas! J'aurais mieux aimé, passant d'un saut de seize ans à soixante, avoir changé mon temps de bondir contre une béquille, que de voir cela.

GUIDÉRIUS.--O le plus beau, le plus doux des lis! penché sur les bras de mon frère, tu n'as pas la moitié des grâces que tu avais, lorsque tu te soutenais toi-même.

BÉLARIUS.--O mélancolie! qui a jamais pu sonder ton abîme? qui a jamais pu jeter la sonde pour trouver la côte où ta barque pesante pourrait aborder? Objet bien-aimé! Jupiter sait quel homme tu aurais pu devenir; mais moi je sais que tu étais un enfant rare, et que tu es mort de mélancolie.--En quel état l'as-tu trouvé?

ARVIRAGUS.--Roide, comme vous le voyez; ce sourire sur les lèvres, comme s'il eût senti en riant non le trait de la mort, mais la piqûre d'un insecte qui chatouillait son sommeil; sa joue droite reposait sur un coussin.

GUIDÉRIUS.--En quel endroit?

ARVIRAGUS.--Par terre, ses bras ainsi entrelacés. J'ai cru qu'il dormait, et j'ai quitté mes souliers ferrés qui retentissaient trop sous mes pas.

GUIDÉRIUS.--En effet, sa mort n'est qu'un sommeil, et sa tombe sera un lit. Les fées viendront la visiter souvent, et jamais les vers n'oseront l'approcher.

ARVIRAGUS.--Tant que l'été durera, tant que je vivrai dans ces lieux, Fidèle, je parerai ton triste tombeau des plus belles fleurs. Jamais tu ne manqueras de primevères, elles ont la douce pâleur de ton visage; ni de la jacinthe, azurée comme tes veines; ni de la feuille de l'églantine, dont le parfum, sans lui faire tort, n'était pas plus doux que ton haleine; le rouge-gorge lui-même, dont le bec charitable fait affront à ces riches héritiers qui laissent leurs pères gisant sans monument, viendrait t'apporter ces fleurs, et lorsqu'il n'y a plus de fleurs, il protégerait tes restes contre le froid par un vêtement de mousse.

GUIDÉRIUS.--Cesse, mon frère, je te prie: et ne joue pas avec ce langage efféminé sur un sujet aussi sérieux. Ensevelissons-le, et ne différons plus, par admiration, d'acquitter une dette légitime.--Allons au tombeau.

ARVIRAGUS.--Dis-moi, où le placerons-nous?

GUIDÉRIUS.--A côté de notre bonne mère Euriphile.

ARVIRAGUS.--Oui, Polydore; et nous, quoique nos voix aient acquis un accent plus mâle, nous chanterons, en le conduisant à la terre, comme pour notre mère: répétons le même air, les mêmes paroles, et ne changeons que le nom d'Euriphile en celui de Fidèle.

GUIDÉRIUS.--Cadwal, je ne puis chanter; je pleurerai, et je répéterai les paroles avec toi; car des chants de douleur, qui ne sont pas d'accord, sont pires que des temples et des prêtres imposteurs.

ARVIRAGUS.--Eh bien! nous ne ferons que les réciter.

BÉLARIUS.--Les grandes douleurs, je le vois, guérissent les petites. Voilà Cloten entièrement oublié. Mes enfants, il était le fils d'une reine, et s'il est venu en ennemi, souvenez-vous qu'il en a été puni. Quoique le faible et le puissant pourrissent ensemble, et ne rendent que la même poussière, cependant le respect, cet ange du monde, établit une distance entre les grands et les petits. Notre ennemi était un prince. Comme ennemi vous lui avez ôté la vie; mais vous devez l'ensevelir comme il convient à un prince.

GUIDÉRIUS, à Bélarius.--Je vous prie, allez chercher son corps. Le corps de Thersite vaut celui d'Ajax, lorsque ni l'un ni l'autre ne sont en vie.

ARVIRAGUS, à Bélarius.--Si vous voulez l'aller chercher, pendant ce temps-là nous réciterons notre hymne. Mon frère, commence. (Bélarius sort.)

GUIDÉRIUS.--Cadwal, il faut que nous placions sa tête vers l'orient: mon père a des raisons pour cela.

ARVIRAGUS.--Il est vrai.

GUIDÉRIUS.--Allons, viens, emportons-le.

ARVIRAGUS.--A présent, commence.

CHANT FUNÈBRE.

GUIDÉRIUS.

Ne crains plus les ardeurs du soleil,

Ni les outrages de l'hiver furieux;

Tu as fini ta tâche dans la vie;

Tu as reçu ton salaire et regagné ta demeure.

Les jeunes garçons et les jeunes filles vêtues d'or

Doivent devenir poussière comme les ramoneurs.

ARVIRAGUS.

Ne crains plus le courroux des grands;

Tu es au delà de la portée du trait des tyrans.

Ne t'inquiète plus de manger ni de te vêtir.

Pour toi, le roseau est égal au chêne,

Et le sceptre, et la science, et la médecine,

Tout doit suivre et rentrer dans la poussière.

GUIDÉRIUS.

Ne crains plus l'éblouissant éclair,

ARVIRAGUS.

Ni le trait de la foudre redoutée.

GUIDÉRIUS.

Ne crains plus la calomnie et la censure téméraire.

ARVIRAGUS.

La joie et les larmes sont finies pour toi.

TOUS DEUX ENSEMBLE.

Tous les jeunes amants, oui, tous les amants

Subiront la même destinée que toi, et rentreront dans la poussière.

GUIDÉRIUS.

Que nul enchanteur ne te fasse de mal.

ARVIRAGUS.

Que nul maléfice ne t'approche dans ton asile.

GUIDÉRIUS.

Que les fantômes non ensevelis te respectent.

ARVIRAGUS.

Que rien de funeste n'approche de toi.

TOUS LES DEUX.

Goûte un paisible repos,

Et que ta tombe soit renommée.

(Bélarius revient, chargé du corps de Cloten.)

GUIDÉRIUS.--Nous avons fini les obsèques de Fidèle: venez, déposez-le.

BÉLARIUS.--Voici quelques fleurs: vers minuit nous en apporterons davantage; les herbes que baigne la froide rosée de la nuit sont plus propres à joncher les tombeaux.--Jetez ces fleurs sur leurs visages.--Vous étiez comme ces fleurs, vous qui êtes maintenant flétris: elles vont se faner comme vous, ces fleurs que nous jetons sur vous. Venez, allons-nous-en; mettons-nous à genoux à l'écart.--La terre qui les donna les a repris. Leurs plaisirs sont passés, et leurs peines aussi.

(Bélarius, Guidérius et Arviragus sortent.)

IMOGÈNE, se réveillant.--Oui, mon ami, je vais au havre de Milford; quel est le chemin?--Je vous remercie.--Par ce détour là-bas?--Je vous prie, y a-t-il loin encore?--Quoi! encore six milles! Que Dieu ait pitié de moi!--J'ai marché toute la nuit.--Allons, je vais me reposer ici et dormir. Mais doucement, point de compagnon de lit... (Elle voit le corps de Cloten.) Dieux et déesses! ces fleurs sont comme les plaisirs du monde; ce cadavre sanglant est le souci qu'ils cachent. J'espère que je rêve. Oui, dans mon sommeil, je m'imaginais être la gardienne d'une caverne, pour faire la cuisine à d'honnêtes créatures. Mais il n'en est rien; ce n'était qu'une ombre, une vaine image formée des vapeurs du cerveau. Nos yeux quelquefois sont, comme notre jugement, bien aveugles!--En vérité, je tremble toujours de peur; ah! s'il reste encore dans le ciel une goutte de pitié aussi petite que la prunelle d'un roitelet, redoutables dieux, une petite part pour moi!--Le songe est encore là; même à présent que je me réveille, il est autour de moi et comme en moi.--Mais je n'imagine point, je sens. Un homme sans tête! les habits de Posthumus! Je reconnais la forme de sa jambe; c'est sa main, son pied de Mercure, ses jarrets de Mars, ses muscles d'Hercule. Mais où est son visage de Jupiter?--Un meurtre dans le ciel!--Quoi! c'en est donc fait!--Pisanio, que toutes les malédictions dont Hécube en délire chargea les Grecs, et les miennes par-dessus le marché, fondent sur ta tête! C'est toi, oui, c'est toi, qui, avec Cloten, ce démon effréné, as égorgé ici mon époux!--Qu'écrire et lire soient désormais une trahison! Le maudit Pisanio avec ses lettres supposées,--le maudit Pisanio,--il a abattu le haut du grand mât de ce vaisseau le plus noble du monde! O Posthumus! Hélas! où est ta tête? où est-elle? Hélas! qu'est-ce donc? Pisanio pouvait aussi bien te percer le coeur et te laisser la tête. Mais, Pisanio, comment as-tu pu?...--Ah! c'est lui avec Cloten. La scélératesse et la cupidité ont commis ce forfait... Oh! le crime est évident, évident! Ce breuvage qu'il me donna, en me le vantant comme un cordial salutaire, n'ai-je pas éprouvé qu'il est meurtrier pour les sens? Cela confirme mes soupçons; oui, c'est l'oeuvre de Pisanio et de Cloten. Oh! laisse, laisse-moi rougir dans ton sang mon pâle visage, afin que nous paraissions plus affreux à ceux qui pourront nous trouver. O mon seigneur, mon seigneur!

(Elle retombe évanouie à côté du corps.)

(Lucius s'avance, entouré d'officiers romains, un devin l'accompagne.)

UN CAPITAINE.--Oui, les légions cantonnées dans les Gaules ont sur tes ordres passé la mer; elles t'attendent ici avec tes vaisseaux au havre de Milford; elles sont ici prêtes à agir.

LUCIUS.--Mais que mande-t-on de Rome?

L'OFFICIER.--Que le sénat a enrôlé la noblesse d'Italie et des frontières, volontaires courageux qui promettent de généreux services; ils viennent sous la conduite du vaillant Iachimo, le frère du prince de Sienne.

LUCIUS.--Quand les attendez-vous?

L'OFFICIER.--Au premier vent favorable.

LUCIUS.--Cette ardeur nous promet de belles espérances; ordonnez la revue des forces que nous avons ici, et chargez les officiers d'y veiller.--Eh bien! seigneur, qu'avez-vous rêvé dernièrement sur l'entreprise de cette guerre?

LE DEVIN.--La nuit dernière, les dieux eux-mêmes m'ont envoyé une vision; j'avais jeûné et prié pour obtenir leurs lumières. J'ai vu l'oiseau de Jupiter, l'aigle romaine, volant de l'orageux midi vers cette partie de l'occident, se perdre dans les rayons du soleil; ce songe, si mes péchés ne troublent pas ma prescience, annonce le succès de l'armée romaine.

LUCIUS.--Ayez souvent de pareils songes, et qu'ils ne soient jamais trompeurs.--Arrêtez; ah! quel est ce tronc sans tête? Les ruines annoncent que l'édifice était beau naguère. Quoi! un page aussi, ou mort, ou assoupi sur ce corps! Mais il est mort plutôt, car la nature a horreur de partager la couche d'un défunt et de dormir près d'un mort. Voyons le visage de ce jeune homme.

L'OFFICIER, qui s'approche et le considère.--Il est vivant, seigneur.

LUCIUS.--Il va donc nous éclairer sur ce cadavre.--Jeune homme, instruis-nous de ton sort; il me semble qu'il est de nature à exciter la curiosité. Quel est ce corps dont tu fais ton oreiller sanglant? Qui est celui qui, autrement que ne le voulait la noble nature, a défiguré ce bel ouvrage? Quel intérêt as-tu dans ce triste désastre? Dis, comment est-il arrivé,--qui est-ce? Toi-même, qui es-tu?

IMOGÈNE.--Je ne suis rien,--ou du moins mieux vaudrait pour moi ne rien être... Celui-ci était mon maître, un digne et vaillant Breton, massacré ici par les montagnards. Hélas! il n'y a plus de pareils maîtres. Je puis errer de l'orient au couchant, implorer du service, essayer de plusieurs maîtres, les trouver bons, les servir fidèlement, et n'en retrouver jamais un pareil.

LUCIUS.--Hélas! bon jeune homme, tes plaintes m'émeuvent autant que la vue de ton maître tout sanglant. Dis-moi son nom, mon ami.

IMOGÈNE.--Richard du Champ. (A part.) Si je fais un mensonge, sans qu'il nuise à personne; j'espère que les dieux qui m'entendent me le pardonneront. (A Lucius.) Vous demandez, seigneur...

LUCIUS.--Ton nom!

IMOGÈNE.--Fidèle.

LUCIUS.--Tu prouves que tu mérites ce nom qui s'accorde bien avec ta fidélité, qui convient également à ton nom. Veux-tu courir ta chance auprès de moi? je ne te dis pas que tu retrouves un aussi bon maître, mais sois sûr de n'être pas moins chéri. Des lettres de l'empereur, qu'il m'enverrait par un consul, ne te recommanderaient pas mieux auprès de moi que ton propre mérite; viens avec moi.

IMOGÈNE.--Je vous suivrai, seigneur. Mais auparavant, si les dieux le permettent, je veux dérober mon maître aux mouches, et le cacher dans la terre aussi avant que pourront creuser ces faibles instruments. Laissez-moi couvrir son tombeau d'herbes et de feuilles sauvages, prononcer sur lui prières sur prières, comme je pourrai les dire... et les répéter deux fois; laissez-moi gémir et pleurer, et après avoir ainsi quitté son service, je vous suivrai, si vous daignez vous charger de moi.

LUCIUS.--Oui, bon jeune homme; et je serai plutôt ton père que ton maître.--Mes amis, cet enfant nous a enseigné les devoirs de l'homme. Cherchons ici le gazon le plus beau et le plus émaillé de marguerites que nous pourrons, et creusons un tombeau avec nos piques et nos pertuisanes; allons, soulevez-le dans vos bras. Jeune homme, c'est toi qui le recommandes à nos soins, il sera enterré comme des soldats le peuvent faire; console-toi, essuie tes pleurs. Il est des chutes qui nous servent à relever plus heureux.

(Ils sortent; Imogène les suit tristement.)


SCÈNE IV

Appartement dans le palais de Cymbeline.

CYMBELINE, SEIGNEURS et PISANIO.


CYMBELINE.--Retournez, et revenez m'informer de l'état de la reine. Une fièvre allumée par l'absence de son fils, un délire qui met sa vie en danger! Ciel, comme tu me frappes cruellement d'un seul coup! Imogène, ma plus grande consolation, est partie; la reine est dans son lit, dans un état désespéré, et cela au moment où des guerres redoutables me menacent! Son fils, qui me serait à présent si nécessaire, parti aussi! Tant de coups m'accablent, et me laissent sans espoir... (A Pisanio) Mais toi, misérable, qui dois être instruit de l'évasion de ma fille, et qui feins l'ignorance, nous t'arracherons ton secret par de cruelles tortures.

PISANIO.--Seigneur, ma vie est à vous, je l'abandonne humblement à votre bon plaisir: mais, pour ma maîtresse, je ne sais rien du lieu qu'elle habite, ni pourquoi elle est partie, ni quand elle se propose de revenir. Je conjure Votre Majesté de me tenir pour son loyal serviteur.

PREMIER SEIGNEUR.--Mon bon seigneur, le jour même qu'elle disparut, cet homme était ici: j'ose répondre qu'il dit vrai, et qu'il s'acquittera fidèlement de tous les devoirs de l'obéissance. Pour Cloten, on ne manque point d'activité dans sa recherche, et sans doute on parviendra à le découvrir.

CYMBELINE.--Le moment est difficile, je veux bien te laisser en paix pour un temps, mais mes soupçons subsistent.

PREMIER SEIGNEUR.--Sous le bon plaisir de Votre Majesté, les légions romaines, toutes tirées des Gaules, ont abordé sur vos côtes avec un renfort de nobles Romains envoyés par le sénat.

CYMBELINE.--Que j'aurais besoin maintenant des conseils de mon fils et de la reine! Je suis accablé par les affaires.

PREMIER SEIGNEUR.--Mon bon seigneur, les forces que vous avez sur pied sont en état de faire tête à toutes celles dont je vous parle: s'il en vient davantage, vous êtes prêt à leur résister; il ne reste plus qu'à mettre en mouvement toutes ces forces, qui brûlent du désir de marcher.

CYMBELINE.--Je vous remercie... Rentrons, et faisons face aux circonstances qui se présentent. Je ne crains point les coups de l'Italie; mais je déplore les malheurs arrivés ici.--Retirons-nous.

(Ils sortent.)

PISANIO, seul.--Point de lettre de mon maître depuis que je lui ai mandé qu'Imogène avait été immolée; c'est étrange: aucunes nouvelles de ma maîtresse qui m'avait promis de m'en donner souvent; je ne sais pas davantage ce qu'est devenu Cloten: une perplexité générale m'environne. Cependant le ciel agira. Là où je suis perfide, c'est par honnêteté; je suis fidèle en n'étant pas fidèle; la guerre présente fera voir aux yeux du roi même que j'aime mon pays, ou bien j'y périrai. Laissons au temps le soin d'éclaircir tous les autres doutes. La fortune conduit au port certains vaisseaux qui n'ont pas de pilote.

(Il sort.)


SCÈNE V

Devant la caverne.

BÉLARIUS, GUIDÉRIUS et ARVIRAGUS paraissent.


GUIDÉRIUS.--Le bruit retentit autour de nous.

BÉLARIUS.--Fuyons-le.

ARVIRAGUS.--Quel plaisir, seigneur, trouvons-nous dans la vie, pour l'enfermer loin de l'action et des aventures?

GUIDÉRIUS.--Oui, et d'ailleurs quel est notre espoir en nous cachant? Si nous prenons ce parti, les Romains doivent ou nous tuer comme Bretons, ou nous adopter d'abord comme d'ingrats et lâches déserteurs tout le temps qu'ils auront besoin de nous, et nous égorger après.

BÉLARIUS.--Mes fils, nous monterons plus haut sur les montagnes, et là nous serons en sûreté. Le parti du roi nous est interdit. La mort trop récente de Cloten, la nouveauté de nos visages inconnus qui n'auraient point paru dans la revue des troupes, pourraient nous obliger à rendre compte du lieu où nous avons vécu; on nous arracherait l'aveu de ce que nous avons fait, et on y répondrait par une mort prolongée par la torture.

GUIDÉRIUS.--Ce sont là des craintes, seigneur, qui, dans un temps comme celui-ci, ne sont pas dignes de vous, et qui ne nous satisfont pas.

ARVIRAGUS.--Est-il vraisemblable que les Bretons, lorsqu'ils entendront le hennissement des chevaux romains, qu'ils verront de si près les feux de leur camp, les yeux et les oreilles occupés de soins aussi importants, aillent perdre le temps à nous examiner, pour savoir d'où nous venons?

BÉLARIUS.--Oh! je suis connu de bien des gens dans l'armée. Tant d'années écoulées depuis que je n'avais vu Cloten, si jeune alors, n'ont pas, vous le voyez, effacé ses traits de ma mémoire.--Et d'ailleurs le roi n'a pas mérité mon service ni votre amour. Mon exil vous a privés d'éducation, vous a condamnés à cette vie dure sans nul espoir de jouir des douceurs promises par votre berceau, esclaves dévoués au hâle brûlant des étés, et à l'âpre froidure des hivers.

GUIDÉRIUS.--Plutôt cesser de vivre que de vivre ainsi: de grâce, seigneur, allons à l'armée: mon frère et moi, nous ne sommes pas connus. Et vous, qui maintenant êtes si loin de la pensée des hommes, et si changé par l'âge, il est impossible qu'on vous soupçonne.

ARVIRAGUS.--Par ce soleil qui brille, j'y vais. Quelle honte pour moi de n'avoir jamais vu d'homme mourir! A peine ai-je vu d'autre sang couler que celui des biches timides, ou des daims, ou des chèvres effrénées; jamais je n'ai monté de cheval, qu'un seul, qui n'avait point de fer sous ses pieds, et qui ne connut de cavalier que moi, sans aiguillon pour presser ses flancs. J'ai honte de regarder ce soleil auguste, et de jouir du bienfait de ses rayons en restant si longtemps un malheureux ignoré.

GUIDÉRIUS.--Par le ciel, j'y vais aussi. Seigneur, si vous voulez me bénir et me permettre de vous quitter, je prendrai plus de soin de ma vie; si vous n'y consentez pas, alors que l'épée des Romains fasse tomber sur ma tête le sort qui m'est dû!

ARVIRAGUS.--Je dis de même, amen!

BÉLARIUS.--Puisque vous faites si peu de cas de vos jours, moi, je n'ai point de raison de réserver pour d'autres soucis une vie déjà sur le déclin. Jeunes gens, préparez-vous. Si votre destinée est de mourir dans les guerres de votre patrie, mes enfants, mon lit y est aussi, et je m'étendrai là. Marchez devant, marchez devant: le temps me paraît long. (A part.) Leur sang indigné brûle de se répandre, et de montrer qu'ils sont nés princes.

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.



ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Une grande plaine qui sépare le camp des Romains du camp des Bretons.

POSTHUMUS entre, un mouchoir sanglant à la main.


POSTHUMUS.--Oui, tissu sanglant, je te conserverai; car c'est moi qui ai souhaité de te voir teint de cette couleur. Vous, époux, si vous suiviez tous mon exemple, combien égorgeraient, pour une petite déviation du bon chemin, des femmes qui valent bien mieux qu'eux? Oh! Pisanio! un bon serviteur n'exécute pas tous les ordres de son maître: il n'est obligé d'obéir qu'à ceux qui sont justes.--Dieux! si vous m'aviez puni de mes fautes, je n'aurais pas vécu pour commander ce crime. Vous eussiez alors conservé la noble Imogène pour qu'elle pût se repentir, et vous m'auriez frappé, moi, malheureux, bien plus digne qu'elle de votre vengeance. Mais, hélas! il est des êtres que vous enlevez d'ici pour de légères faiblesses; c'est par amour et pour leur éviter de nouvelles chutes, tandis que vous permettez à d'autres d'entasser crime sur crime, toujours de plus en plus noirs, et vous les rendez ensuite odieux à eux-mêmes, pour le bien de leurs âmes. Mais Imogène est à vous. Accomplissez vos décrets, et accordez-moi le bonheur de m'y soumettre.--Je suis entraîné dans ce camp au milieu de la noblesse italienne, pour combattre contre le royaume de ma princesse. Bretagne, j'ai tué ta maîtresse, je ne te porterai pas d'autres coups. Écoutez donc avec patience, bons dieux, mon dessein. Je veux me dépouiller de ces habits italiens, et me vêtir comme un paysan anglais: c'est ainsi que je vais combattre contre le parti avec lequel je suis venu. Ainsi je veux mourir pour toi, Imogène, pour toi dont le souvenir, chaque fois que je respire, me rend la vie une mort: ainsi, inconnu, objet de pitié plutôt que de haine, j'affronterai les dangers en face. Je veux montrer aux hommes plus de valeur que mes habits n'en promettront. Dieux! rassemblez en moi toute la force des Léonati pour faire honte aux usages du monde, je veux être le premier à mettre à la mode plus de mérite à l'intérieur et moins à l'extérieur; je veux être le premier à être plus grand par mon courage que par mes vêtements.

(Il sort.)


SCÈNE II

Même lieu.

LUCIUS et IACHIMO, d'un côté, s'avancent à la tête de l'armée romaine; l'armée anglaise se présente de l'autre pour leur disputer le passage. POSTHUMUS paraît le dernier, à la suite des Bretons, vêtu comme un pauvre soldat.

(Fanfares guerrières. Les deux armées défilent et s'éloignent. Une escarmouche s'engage. Iachimo et Posthumus reparaissent: celui-ci est vainqueur; il désarme Iachimo et le laisse.)


IACHIMO.--Le poids du crime qui pèse sur ma conscience m'ôte le courage. J'ai calomnié une dame, la princesse de ce pays; l'air que j'y respire la venge en m'ôtant les forces: autrement ce vil serf, le rebut de la nature, m'aurait-il vaincu dans mon propre métier? Les honneurs et la chevalerie, quand on les porte comme moi, ne sont plus que des titres d'infamie. Bretagne, si tes nobles l'emportent autant sur ce vilain que lui remporte sur nos grands seigneurs, voici quelle est la différence: à peine sommes-nous des hommes, et vous êtes des dieux.

(Il s'éloigne. La bataille continue, les Bretons fuient, Cymbeline est pris; alors Bélarius, Guidérius, Arviragus accourent pour le délivrer.)

BÉLARIUS, à haute voix.--Halte! halte! Nous avons l'avantage du terrain... Le défilé est gardé: qui nous force à fuir, lâche peur?

GUIDÉRIUS, ARVIRAGUS, ensemble.--Halte! halte! et combattons.

(Posthumus reparaît et seconde les Anglais; ils délivrent Cymbeline et l'emmènent.)

(Rentre Lucius; Imogène et Iachimo le suivent.)

LUCIUS, à Imogène.--Fuis, jeune homme, quitte le champ de bataille, et sauve-toi. Les amis tuent les amis: et le désordre est tel, que la guerre semble avoir un bandeau sur les yeux.

IACHIMO.--C'est un renfort de troupes fraîches.

LUCIUS.--Cette journée a étrangement changé de face: hâtons-nous d'amener du secours, ou cédons.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Un autre côté du champ de bataille.

POSTHUMUS entre avec UN SEIGNEUR anglais.


LE SEIGNEUR.--Venez-vous de l'endroit où l'on a tenu ferme?

POSTHUMUS.--Oui, j'en viens; mais, vous, à ce qu'il me semble, vous étiez au nombre des fuyards.

LE SEIGNEUR.--Il est vrai.

POSTHUMUS.--On ne peut vous blâmer, seigneur; car tout était perdu si le ciel n'eût combattu pour nous. Le roi lui-même abandonné de ses deux ailes, l'armée rompue, et ne montrant plus de toutes parts que le dos des Bretons, tous fuyant par un étroit défilé; l'ennemi fier de sa victoire, tirant la langue tant il était las de carnage, avait plus d'ouvrage à faire que de bras pour l'accomplir; il frappait les uns à mort, blessait légèrement les autres; le reste tombait uniquement de peur, en sorte que ce passage étroit a été bientôt comblé de morts, tous frappés par derrière; ou de lâches qui cherchaient encore à prolonger leur honte avec la vie.

LE SEIGNEUR.--Où était ce défilé?

POSTHUMUS.--Tout près du champ de bataille, creusé et bordé de murailles de gazon; avantages dont a profité un vieux soldat, un brave homme, j'en réponds, et qui, en rendant ce service à son pays, a bien mérité les longues années qu'annonce sa barbe blanche. Suivi de deux jeunes gens, plus faits en apparence pour des danses rustiques que pour un pareil carnage, avec des visages qu'on eût dit conservés sous le masque, bien plus frais que ceux que la pudeur ou la crainte du hâle tient couverts, il protège le passage en criant aux fuyards: «Les cerfs de notre Bretagne meurent en fuyant, et non pas nos hommes; tombez dans les ténèbres, lâches qui reculez... Arrêtez..., ou nous serons pour vous des Romains qui vous donneront le trépas des bêtes fauves, que vous fuyez comme elles: vous êtes sauvés si vous voulez seulement vous retourner et regarder en face l'ennemi. Arrêtez, arrêtez.» Ces trois hommes, aussi fermes que trois mille;--(ils les valaient en action, car trois combattants de front valent une armée, dans un défilé qui empêche les autres d'agir), avec ce seul mot: Arrêtez, arrêtez; secondés par l'avantage du lieu, plus encore par le charme de leur noble courage, qui était capable de changer les fuseaux en lances, ils ont ramené la couleur sur tous ces pâles visages. Les uns ranimés par la honte, les autres par le courage, et ceux que l'exemple seul avait changés en lâches (oh! c'est à la guerre le crime irrémissible chez les premiers qui commencent), tous se mettent à mesurer des yeux l'espace qu'ils ont parcouru, et à rugir comme des lions sous les piques des chasseurs. De ce moment le vainqueur cesse de poursuivre, et se retire; bientôt après il est en déroute, et soudain une épaisse confusion. Alors les Romains fuient comme des poulets, par le même chemin où ils fondaient d'abord comme des aigles sur leur proie. Ils repassent en esclaves sur les pas qu'ils avaient faits en vainqueurs. En ce moment nos lâches nous servent, comme servent au voyageur les restes de ses provisions à la fin d'un long voyage. Trouvant ouverte la porte de derrière des coeurs sans défense, ô ciel! comme ils blessent encore des hommes déjà morts, ou achèvent les mourants! Quelques-uns même tuent leurs amis entraînés dans le premier flot des fugitifs; de dix hommes qu'auparavant un seul Romain faisait fuir, chacun maintenant immole vingt Romains; et ceux qu'on aurait vus le moment d'auparavant mourir sans résistance sont devenus tout à coup la terreur du champ de bataille.

LE SEIGNEUR.--C'est un étrange hasard. Un étroit défilé! Un vieillard et deux enfants!

POSTHUMUS.--Ne vous en étonnez pas, vous... vous êtes fait pour vous étonner des actions que vous apprenez, bien plus que pour en faire; voulez-vous rimer là-dessus et en faire une plaisanterie, voilà des rimes:

/* Deux enfants, un vieillard quasiment en enfance, Dans un chemin étroit sauvèrent les Anglais. De l'insolent Romain, abattant la puissance... */

LE SEIGNEUR.--Oh! ne vous fâchez pas, l'ami.

POSTHUMUS.--Que voulez-vous dire?

Vous n'osez pas braver votre ennemi,

Et vous voulez de moi faire un ami?

Allons, je sais bien que si vous suivez votre penchant, vous fuirez bientôt aussi mon amitié. Vous m'avez mis en train de rimer.

LE SEIGNEUR.--Vous êtes en colère, adieu.

(Il sort.)

POSTHUMUS.--Et le voilà encore en course!--Est-ce là un noble? Oh! noble lâcheté! Être sur le champ de bataille et me demander, à moi des nouvelles! Combien de ces grands auraient aujourd'hui donné leurs titres pour sauver leurs carcasses! Combien ont confié leur salut à leurs talons, qui pourtant sont morts! Et moi, préservé par mes maux comme par un charme20, je n'ai pu trouver la mort où je l'entendais gémir, ni la sentir là ou elle frappait. Il est bien étrange que ce monstre horrible se cache dans les coupes fraîches, dans les lits de duvet, dans les douces paroles, et qu'il y trouve plus de ministres que parmi nous qui tenons ses poignards à la guerre! Eh bien! je saurai la rencontrer; maintenant, je ne suis plus Anglais, je redeviens un ami des Romains et me range du parti que j'avais suivi d'abord. Je ne veux plus combattre, je me livre au premier lâche qui osera me toucher l'épaule.--Le carnage qu'ont fait ici les Romains a été grand: la vengeance des Bretons doit l'être aussi. Pour moi, ma vie est ma rançon; je suis venu l'offrir à l'un et l'autre parti. Je ne peux plus ni la garder ni la porter plus longtemps: je veux la finir par quelque moyen que ce soit, et mourir pour Imogène.

(Deux officiers bretons paraissent avec des soldats.)

PREMIER OFFICIER.--Le grand Jupiter soit loué! Lucius est pris. On croit que ce vieillard et ses deux enfants étaient des anges.

SECOND OFFICIER.--Il y en avait un quatrième qui, sous un habit grossier, a regardé avec eux l'ennemi en face.

PREMIER OFFICIER.--C'est ce qu'on dit, et l'on ne peut découvrir aucun d'eux.--Arrêtez: qui va là?

POSTHUMUS.--Un Romain... qu'on ne verrait point languissant ici, si d'autres l'avaient secondé.

SECOND OFFICIER.--Saisissez-le; c'est un chien! Il ne retournera pas une seule de leurs jambes à Rome pour dire quels corbeaux les ont becquetées.--Il se vante de son service, comme s'il était un personnage de marque; qu'on le mène devant le roi.

(Cymbeline s'avance, suivi de Bélarius, Guidérius, Arviragus, Pisanio. Des soldats conduisent des prisonniers romains. Les deux officiers présentent Posthumus à Cymbeline qui, d'un signe, donne ordre de le remettre à des geôliers, et sort ainsi que tous les autres21.)


SCÈNE IV

L'intérieur d'une prison.

POSTHUMUS entre deux GEOLIERS qui le conduisent.


PREMIER GEOLIER.--On ne vous volera pas maintenant, car vous avez sur vous des cadenas; ainsi, paissez, selon que vous trouverez ici pâture.

SECOND GEOLIER.--Oui, ou de l'appétit.

(Ils sortent.)

POSTHUMUS.--Captivité, tu es la bienvenue! car tu es, je l'espère, le chemin de la liberté... Je suis même plus heureux que celui qui a la goutte, puisqu'il aimerait mieux gémir éternellement que d'être guéri par la mort, le médecin infaillible! c'est elle qui est la clef qui doit m'ouvrir ces serrures... Oh! ma conscience! tu portes des fers plus pesants que ceux de mes jambes et de mes bras. Vous, dieux pleins de bonté, accordez-moi le repentir, instrument qui pourrait ouvrir ces verrous, et alors je suis libre à jamais.--Mais suffit-il d'être repentant? C'est ainsi que les enfants apaisent leurs pères terrestres, et les dieux ont plus de clémence que les hommes. Pour me repentir, je ne puis être mieux qu'ici dans ces fers que j'ai désirés plutôt que subis par force.--Pour acquitter ma dette, je me dépouille de ma liberté; c'est mon plus grand bien; n'exigez pas de moi au delà de ce que je possède. Je sais que vous êtes plus pitoyables que les misérables hommes, qui souvent ne prennent à leurs débiteurs obérés qu'un tiers de leur bien, un sixième ou un dixième, et les laissent prospérer de nouveau avec la part dont ils leur font remise: ce n'est pas là mon désir. Pour la vie de ma chère Imogène, prenez la mienne. Elle n'est pas aussi précieuse, mais c'est toujours une vie qui porte votre sceau. Les hommes entre eux ne pèsent pas chaque pièce de monnaie. Si les miennes sont légères de poids, acceptez-les pour l'empreinte, vous surtout à qui elles appartiennent. Ainsi, puissances célestes, si vous l'agréez, prenez ma vie; annulez ma dette. O Imogène! je veux te parler dans le silence.

(Il s'endort.)

(Une musique se fait entendre. Songe visible de Posthumus22. Sicilius Léonatus, père de Posthumus, apparaît sous la forme d'un vieillard, vêtu en guerrier. Il tient par la main une matrone âgée, son épouse, mère de Posthumus. La musique reprend; alors paraissent les deux Léonati, frères de Posthumus, portant les blessures dont ils périrent à la guerre; ils font cercle autour de Posthumus endormi.)

SICILIUS.--Cesse, maître du tonnerre, de faire éclater ton courroux sur les insectes mortels.

Querelle Mars ou réprimande Junon, qui compte tes adultères et s'en venge.

Mon malheureux fils n'a-t-il pas toujours fait le bien, lui dont je n'ai jamais vu le visage?

Je quittai la vie lorsqu'il reposait dans le sein de sa mère, attendant le terme de la nature.

Jupiter, si tu es, comme le disent les hommes, le père des orphelins, tu aurais bien dû être le sien, et le défendre contre les maux qui affligent ta terre.

LA MÈRE.--Lucine ne m'a point prêté son secours: elle m'a enlevée au milieu de mes douleurs, et Posthumus, arraché de mes entrailles, est venu en pleurant au milieu de ses ennemis. Objet digne de pitié!

SICILIUS.--La puissante nature l'a si bien formé sur le beau modèle de ses ancêtres que, digne héritier du fameux Sicilius, il a mérité les louanges de l'univers.

UN FRÈRE.--Quand il eut atteint sa maturité, quel autre, dans la Bretagne, eût pu soutenir le parallèle avec lui, et quel autre eût pu se montrer son rival aux yeux d'Imogène, qui savait, mieux que personne, apprécier son mérite?

LA MÈRE.--Pourquoi le sort s'est-il joué de lui, en le mariant, pour l'exiler, le précipiter du siège des Léonatis, et l'arracher des bras de sa chère épouse, de la douce Imogène?

SICILIUS.--Pourquoi as-tu souffert qu'un Iachimo, un misérable d'Italie infectât sa tête et son noble coeur d'une jalousie sans fondement, et que mon fils devînt le jouet des mépris de ce scélérat?

SECOND FRÈRE.--C'est pour cela que nous avons quitté nos paisibles demeures, nos parents et nous, qui, en combattant pour notre patrie, avons péri en braves pour soutenir avec honneur notre fidélité et les droits de Ténantius.

PREMIER FRÈRE.--Posthumus a montré la même bravoure pour Cymbeline. Jupiter, roi des dieux, pourquoi donc as-tu voulu que les récompenses qui étaient dues à ses services se changeassent toutes en douleurs?

SICILIUS.--Ouvre tes fenêtres de cristal, jette un regard sur nous, cesse d'exercer ton injuste pouvoir sur une vaillante race.

LA MÈRE.--Jupiter, puisque notre fils est vertueux, mets un terme à ses infortunes.

SICILIUS.--Du haut de ton palais de marbre, regarde, aide-nous, ou nous, pauvres ombres, nous en appellerons au conseil éclatant des autres dieux contre ta divinité.

SECOND FRÈRE.--Secours-nous, Jupiter, ou nous appellerons de tes décrets, et nous nous soustrairons à ta justice.

(Tout à coup, au milieu du tonnerre et des éclairs, Jupiter descend assis sur son aigle et lançant la foudre. Les ombres tombent à genoux.)

JUPITER.--Faibles esprits des régions souterraines, cessez d'offenser nos oreilles de vos plaintes: silence! Quoi, fantômes, vous osez accuser le dieu du tonnerre, dont la foudre lancée des cieux soumet, vous le savez, la terre révoltée? Pauvres ombres de l'Élysée, quittez ces lieux et retournez goûter le repos sur vos lits de fleurs qui ne se flétrissent jamais, ne vous affligez point des maux qui arrivent aux mortels: ce soin ne vous regarde pas, il nous appartient, vous le savez. J'afflige l'homme que je chéris le plus, je diffère mes bienfaits pour les rendre plus précieux à ses yeux. Soyez tranquilles, notre divine puissance relèvera votre fils abattu, ses joies vont grandir, ses épreuves sont finies.

Notre étoile souveraine a présidé à sa naissance, et c'est dans notre temple qu'il s'est marié; levez-vous et évanouissez-vous. Il sera l'époux de la princesse Imogène; et ses infortunes augmenteront son bonheur. (Il fait un signe de tête et laisse tomber une tablette d'or.) Placez sur son sein ces tablettes où sont renfermés nos décrets et ses destins.

Disparaissez. Cessez les clameurs de votre impatience, si vous ne voulez irriter la mienne.--Aigle, remonte dans mon palais de cristal.

(Jupiter remonte dans les cieux.)

SICILIUS.--Il est descendu avec son tonnerre: son haleine céleste exhalait une odeur sulfureuse. L'aigle sacré s'abaissait, comme s'il voulait se poser sur nous. L'ascension du dieu remplissait l'air d'un parfum plus doux que celui de nos plaines bienheureuses. Son royal oiseau agitait son aile immortelle et fermait son bec, signe que son dieu était satisfait.

TOUS ENSEMBLE.--Nous te rendons grâce, ô Jupiter.

SICILIUS.--Le palais de marbre se ferme: il est entré sous ses voûtes radieuses; retirons-nous, et, pour être heureux, exécutons avec soin ses ordres augustes.

(Posthumus s'éveille.--La vision s'évanouit.)

POSTHUMUS.--Sommeil, tu as été un grand-père pour moi, tu m'as engendré un père, tu m'as créé une mère et deux frères. Mais, ô vains prestiges, ils sont partis! Ils sont évanouis aussitôt après leur naissance, et voilà que je me réveille.--Les pauvres infortunés qui s'appuient sur la faveur des grands rêvent comme j'ai fait: ils s'éveillent et ne trouvent rien.--Mais, hélas! je m'égare: il en est qui, sans rêver à la fortune et sans la mériter, se voient pourtant accablés de ses faveurs: c'est ce qui m'arrive, à moi; je me vois favorisé de ce songe doré sans savoir pourquoi. Quels génies hantent ces lieux?--Un livre, et d'un prix rare! (Il s'en saisit.) Ah! ne sois pas, comme dans notre monde capricieux, un vêtement plus riche que ce qu'il couvre. Ne ressemble pas à nos courtisans et tiens tes promesses. (Il l'ouvre et lit.) «Quand un lionceau, à lui-même inconnu, trouvera, sans la chercher, une créature légère comme l'air et sera reçu dans ses bras; lorsque les rameaux d'un cèdre auguste, coupés et morts pendant plusieurs années, renaîtront pour se réunir au vieux tronc, et pousseront avec vigueur, alors Posthumus trouvera la fin de sa misère, et la Bretagne heureuse fleurira dans la paix et l'abondance.»

C'est encore un rêve ou de ces paroles vaines que prononce la langue de la folie, sans que le cerveau y ait part: c'est l'un ou l'autre, ou ce n'est rien. Des mots vides de sens, et que la raison ne peut deviner.--C'est à quoi ressemble le mouvement de ma vie; conservons ce livre, ne fût-ce que par sympathie.

(Le geôlier entre.)

LE GEOLIER.--Allons, prisonnier, êtes-vous prêt à mourir?

POSTHUMUS.--Trop cuit, plutôt. Il y a longtemps que je suis prêt.

LE GEOLIER.--Un gibet est le mot, mon cher: si vous êtes prêt pour cela, vous êtes cuit à point.

POSTHUMUS.--Si je puis être un bon repas pour les spectateurs, le plat aura payé le coup.

LE GEOLIER.--C'est là un compte qui vous coûte cher, l'ami; mais il y a une consolation, c'est que vous n'aurez plus de dettes à payer, plus d'écots de taverne, et ces lieux, s'ils servent d'abord à vous mettre en joie, vous attristent souvent au départ; vous y entrez faible de besoin, vous en sortez chancelant d'avoir trop bu; vous êtes fâché d'avoir trop payé, et fâché d'avoir trop reçu; la bourse et le cerveau sont tous deux vides; le cerveau trop pesant à force d'être léger, et la bourse trop légère parce qu'on l'a soulagée de son poids. Oh! vous allez être délivré de toutes ces contradictions. La charité d'une corde de deux sous vous acquitte mille dettes en un tour de main. Vous n'aurez plus d'autre livre de compte: c'est une décharge du passé, du présent et de l'avenir, votre tête servira de plume, de registre et de jetons, et votre quittance est au bout.

POSTHUMUS.--Je suis plus joyeux de mourir que tu ne l'es de vivre.

LE GEOLIER.--En effet, seigneur, celui qui dort ne sent pas le mal de dents; mais un homme qui doit dormir de votre sommeil changerait volontiers de place, j'imagine, avec le bourreau chargé de le mettre au lit; il changerait même de place avec son valet. Car, voyez-vous, mon cher, vous ne savez pas le chemin que vous allez prendre.

POSTHUMUS.--Je le sais, oui, je le sais, l'ami.

LE GEOLIER.--Votre mort a donc des yeux dans la tête? je n'en ai jamais vu dans son portrait. Ou quelqu'un qui prétend savoir le chemin doit se charger de vous conduire, ou vous vous vantez de connaître une route que, j'en suis sûr, vous ignorez; ou bien, vous vous hasardez à l'aventure, à vos risques et périls; et ce que vous aurez mis de temps à arriver au terme de votre voyage, je pense bien que vous ne reviendrez pas le dire.

POSTHUMUS.--Je te dis, mon garçon, que pour se guider dans la route que je vais faire, personne ne manque d'yeux que ceux qui les ferment et refusent de s'en servir.

LE GEOLIER.--Quelle plaisanterie! qu'un homme ait l'usage de ses yeux pour voir un chemin qui les aveugle! car je suis sûr que le gibet mène droit à les fermer.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER, au geôlier.--Ote-lui ces fers: conduis ton prisonnier devant le roi.

POSTHUMUS.--Tu m'apportes d'heureuses nouvelles: tu m'appelles à la liberté.

LE GEOLIER.--Je serai donc pendu, moi?

POSTHUMUS.--Tu seras plus libre alors que ne l'est un geôlier: il n'est point de fers pour les morts.

(Posthumus et le messager sortent.)

LE GEOLIER.--A moins de trouver un homme qui veuille épouser une potence et engendrer des petits gibets, je n'ai jamais vu un prisonnier avoir plus de penchant pour elle. Cependant, sur mon honneur, j'en ai vu de plus scélérats qui tenaient fort à la vie, tout Romain qu'il est; mais il y en a bien aussi quelques-uns d'eux qui meurent malgré eux; j'en ferais bien de même, si j'étais Romain. Je voudrais que nous n'eussions tous qu'une même idée, et une bonne idée. Oh! ce serait la désolation des geôliers et des gibets: je parle là contre mon intérêt présent; mais mon souhait comporte aussi mon avantage.


SCÈNE V

La tente de Cymbeline.

CYMBELINE, BÉLARIUS, GUIDÉRIUS, ARVIRAGUS,
PISANIO, SEIGNEURS anglais, OFFICIERS et SERVITEURS.


CYMBELINE.--Restez à mes côtés, vous que les dieux ont fait les sauveurs de mon trône. Mon coeur est affligé que ce soldat obscur, qui a si noblement combattu, ne se trouve point, lui dont les haillons faisaient honte aux armures dorées, et dont la poitrine nue s'avançait au delà des boucliers impénétrables; il sera heureux celui qui pourra le découvrir, si son bonheur dépend de nos bienfaits.

BÉLARIUS.--Jamais je n'ai vu si noble audace dans un homme si pauvre, tant d'illustres exploits accomplis par quelqu'un dont on n'aurait attendu, à le voir, que l'air misérable et la mendicité.

CYMBELINE.--Et l'on n'a de lui aucunes nouvelles?

PISANIO.--On l'a cherché parmi les morts et parmi les vivants, sans trouver de lui aucune trace.

CYMBELINE.--A mon grand chagrin, je reste donc l'héritier de sa récompense. (A Bélarius, Arviragus et Guidérius.) Je veux l'ajouter à la vôtre, vous l'âme, le coeur, la tête de la Bretagne; vous, par qui, je l'avoue, elle vit encore. Voici maintenant le moment de vous demander qui vous êtes; déclarez-le.

BÉLARIUS.--Seigneur, nous sommes nés dans la Cambrie, et nous sommes gentilshommes. Nous vanter d'autre chose, ce serait n'être ni vrai ni modeste, à moins que je n'ajoute encore que nous sommes gens d'honneur.

CYMBELINE.--Fléchissez le genou. Relevez-vous, mes chevaliers de la bataille; je vous nomme les compagnons de notre personne, et je vous revêtirai des dignités qui conviennent à votre rang. (Entrent Cornélius et les dames de la reine.) Ces visages nous annoncent quelque chose.--Pourquoi saluez-vous notre victoire d'un air si triste? A vous voir, on vous prendrait pour des Romains, et non pour être de la cour de Bretagne.

CORNÉLIUS.--Salut, grand roi! je suis forcé d'empoisonner votre bonheur: il faut vous apprendre que la reine est morte.

CYMBELINE.--A qui ce message conviendrait-il moins qu'à un médecin? Mais je réfléchis que si la médecine peut prolonger la vie, la mort saisira pourtant un jour le médecin. Comment a-t-elle fini?

CORNÉLIUS.--Dans les horreurs; elle est morte dans la rage comme elle a vécu. Cruelle au monde, elle a fini par être cruelle à elle-même. Les aveux qu'elle a faits, je vous les rapporterai si vous le voulez; voilà ses femmes, elles peuvent me démentir si je m'écarte de la vérité: les joues humides, elles ont assisté à ses derniers moments.

CYMBELINE.--Je vous prie, parlez.

CORNÉLIUS.--D'abord elle a déclaré qu'elle ne vous aima jamais, qu'elle tenait à la grandeur qui venait de vous, et non à vous, qu'elle n'a épousé que votre royauté, qu'elle était la femme de votre sceptre, mais qu'elle abhorrait votre personne.

CYMBELINE.--Ce secret ne fut connu que d'elle; et si elle ne l'avait pas dit en mourant, je n'en pourrais croire l'aveu de ses lèvres. Poursuivez.

CORNÉLIUS.--Votre fille qu'elle professait d'aimer si sincèrement, elle a déclaré que c'était un scorpion à ses yeux, et qu'elle aurait tranché ses jours par le poison si sa fuite ne l'en avait empêchée.

CYMBELINE.--Oh! démon raffiné! qui peut lire dans le coeur d'une femme? A-t-elle fait encore d'autres aveux?

CORNÉLIUS.--Oui, seigneur, et de plus affreux. Elle a avoué qu'elle vous réservait un poison mortel qui, dès que vous l'auriez pris, aurait à toute minute rongé votre vie, et vous aurait consumé lentement et par degrés. Pendant ce temps elle se proposait, par ses assiduités, par ses pleurs, par ses soins, par ses baisers, de vous subjuguer; et dans un moment favorable, après qu'elle vous aurait disposé par ses ruses, de vous faire adopter son fils pour l'héritier de la couronne: mais voyant son projet anéanti par l'étrange absence de son fils, elle a dans son désespoir oublié toute honte, et révélé, en dépit du ciel et des hommes, tous ses projets, regrettant que les maux qu'elle avait conçus ne se soient pas effectués. Dans cet accès de désespoir, elle est morte.

CYMBELINE.--Vous avez entendu tout ceci, vous, ses femmes?

UNE FEMME.--Oui, seigneur; sauf le bon plaisir de Votre Majesté.

CYMBELINE.--Mes yeux ne furent pas en faute, car elle était belle; ni mes oreilles, qui entendaient ses flatteries; ni mon coeur, qui la croyait ce qu'elle semblait être. C'eût été un vice de se défier d'elle. Et toi cependant, ô ma fille, tu peux bien dire que ce fut une folie à moi, et tu en ressens les effets. Veuille le ciel tout réparer! (Lucius, Iachimo, le devin et autres prisonniers romains avec les gardes. Posthumus suit avec Imogène.) Tu ne viens plus aujourd'hui, Lucius, nous demander de tribut; il vient d'être aboli par les Bretons, à qui il en a coûté, il est vrai, bien des braves. Leurs familles m'ont demandé que les mânes de ces dignes guerriers soient apaisés par le sacrifice de votre vie; vous êtes leurs captifs, et nous avons souscrit à leur demande; ainsi, songez à votre sort.

LUCIUS.--Réfléchissez, seigneur, aux hasards de la guerre. C'est par accident que l'avantage de cette journée vous est resté; si elle eût été à nous, nous n'eussions pas, de sang-froid, menacé du glaive nos prisonniers. Mais, puisque les dieux veulent qu'il n'y ait pour nous d'autre rançon que notre vie, que la mort vienne. Il suffît à un Romain de savoir mourir en Romain. Auguste vit; il verra ce qu'il doit faire. C'est tout ce que j'avais à dire pour ce qui me regarde. Il ne me reste plus qu'une chose à demander, c'est que vous acceptiez une rançon pour mon page qui est né Breton. Jamais il n'y eut de page si prévenant, si soumis, si diligent, si tendre à l'occasion, si fidèle, si adroit, si soigneux. Que ses bonnes qualités servent d'appui à ma demande, que j'espère que Votre Majesté ne pourra refuser. Il n'a fait aucun mal aux Bretons, quoiqu'il fût au service d'un Romain; épargne son sang, seigneur, et verse tout le reste.

(Imogène en ce moment baisse son chaperon.)

CYMBELINE.--Sûrement je l'ai déjà vu; ses traits me sont familiers.--Jeune homme, ta physionomie seule t'a acquis mes bonnes grâces, et tu es à moi; je ne sais ni pourquoi ni comment je suis porté à te dire: vis, mon enfant, et n'en remercie pas ton maître; demande à Cymbeline telle faveur que tu voudras qui puisse dépendre de lui et qui t'intéresse, et tu l'obtiendras; oui, dusses-tu demander la vie du plus illustre des prisonniers.

IMOGÈNE.--Je remercie humblement Votre Majesté.

LUCIUS.--Bon jeune homme, je ne te prie point de demander la vie pour moi, et cependant je sais que tu vas le faire.

IMOGÈNE.--Non, non, hélas! d'autres soins m'occupent; j'aperçois ici un objet dont la vue est aussi cruelle pour moi que la mort; pour votre vie, bon maître, songez vous-même à la sauver.

LUCIUS, surpris.--Cet enfant me dédaigne, il m'abandonne et me rebute! Courte est la joie de ceux qui la fondent sur l'attachement des jeunes filles et des enfants!... Mais d'où vient cette perplexité où je le vois?

CYMBELINE.--Que désires-tu, jeune homme? Tu me plais de plus en plus; réfléchis de plus en plus à ce qu'il te vaut mieux demander.--Connais-tu cet homme sur qui s'attachent tes regards? parle, veux-tu qu'il vive? est-il ton parent, ton ami?

IMOGÈNE.--C'est un Romain; il n'est pas plus mon parent que je ne le suis de Votre Majesté; encore moi, qui suis né votre vassal, je vous tiens de plus près.

CYMBELINE.--Pourquoi donc le regardes-tu ainsi?

IMOGÈNE.--Je vous le dirai, seigneur, en particulier, si vous daignez m'entendre.

CYMBELINE.--Oui, de tout mon coeur; et je te promets toute mon attention. Quel est ton nom?

IMOGÈNE.--Fidèle, seigneur.

CYMBELINE.--Tu es mon enfant, mon page; je veux être ton maître. Viens avec moi, et parle librement.

(Cymbeline et Imogène s'éloignent et s'entretiennent ensemble.)

BÉLARIUS.--Ce jeune homme n'est-il pas revenu du trépas à la vie?

ARVIRAGUS.--Deux grains de sable ne se ressemblent pas davantage. Oui, c'est cet aimable enfant aux joues de rose, qui est mort, et qui s'appelait Fidèle; qu'en pensez-vous?

GUIDÉRIUS.--C'est celui qui était mort, et qui est en vie.

BÉLARIUS.--Chut! chut! considérons encore. Il ne nous remarque pas, attendez: deux créatures peuvent se ressembler; si c'était lui, je suis sûr qu'il nous aurait parlé.

GUIDÉRIUS.--Mais nous l'avons vu mort.

BÉLARIUS.--Silence; observons ce qui va suivre.

PISANIO, à part.--C'est ma maîtresse. Puisqu'elle vit, que le temps roule et m'amène à son gré ou les biens ou les maux.

(Cymbeline et Imogène se rapprochent.)

CYMBELINE.--Viens, place-toi à côté de moi. Fais ta demande à haute voix.--Et vous, avancez. (A Iachimo.) Répondez à ce jeune homme et parlez sans détour: ou, j'en jure par notre grandeur et par notre honneur qui en fait l'éclat, les plus cruelles tortures démêleront la vérité du mensonge.--Interroge-le.

IMOGÈNE.--La grâce que je demande est que ce cavalier puisse m'apprendre de qui il tient cet anneau.

POSTHUMUS, à part.--Que lui importe?

CYMBELINE.--Eh bien! ce diamant qui est à votre doigt, répondez, comment vous est-il venu?

IACHIMO.--Tu veux me torturer, pour me faire dire ce qui une fois dit te mettra à la torture.

CYMBELINE.--Comment, moi?

IACHIMO.--Je suis bien aise qu'on me contraigne de déclarer un secret qui tourmentait mon âme. C'est par une perfidie que je me suis procuré cet anneau. C'est celui de Posthumus, que tu as banni; et ce qui va te faire éprouver peut-être les mêmes remords qui me déchirent, jamais plus noble mortel ne respira entre le ciel et la terre. Seigneur, veux-tu en apprendre davantage?

CYMBELINE.--Oui, tout ce qui a rapport à ceci.

IACHIMO.--Ta fille, ce chef-d'oeuvre accompli, dont le souvenir fait saigner mon coeur et frémir mon âme perfide... Pardonnez, je me sens défaillir!

CYMBELINE.--Ma fille, que dis-tu d'elle? Ranime tes forces: ah! j'aime mieux que tu vives tant qu'il plaira à la nature, que de te voir mourir avant que j'en sache davantage. Fais un effort; allons, parle.

IACHIMO.--Certain jour (malédiction sur l'horloge qui sonna cette heure!), c'était à Rome (malédiction sur la demeure où nous étions réunis!), dans un festin (oh! que nos mets eussent été empoisonnés, du moins ceux que je portai à mes lèvres!), le vertueux Posthumus... que dirai-je? (il était trop vertueux pour se trouver au milieu des méchants, et il était le meilleur parmi les hommes d'une vertu rare) assis avec nous et l'air triste, prêtait l'oreille aux éloges que nous faisions de nos maîtresses d'Italie; nous louions leur beauté de manière à ne plus laisser de louanges pour se vanter, à celui qui pouvait le mieux parler. Nous dépouillions, pour les peindre, les statues de Vénus, de Minerve à la taille fière, formes supérieures aux ébauches de la nature23; nous ajoutions toute une boutique des qualités qui font que l'homme aime la femme, et ce hameçon du mariage, la beauté, qui attache les yeux.

CYMBELINE.--Je suis sur les charbons; viens au fait.

IACHIMO.--Je n'y viendrai que trop tôt, à moins que tu ne sois pressé de t'affliger.--Ce Posthumus, comme un noble seigneur amoureux et qui a pour amante une princesse, prit la parole, et, sans déprécier celles que nous avions vantées, mais demeurant calme comme la vertu, il commença le portrait de sa maîtresse. Et après ce portrait fait de sa bouche, avec l'âme dont il l'anima, il semblait que tous nos panégyriques avaient pour objets des souillons de cuisine, ou sa description prouvait que nous n'étions que des imbéciles qui ne savaient s'exprimer.

CYMBELINE.--Allons, allons, au but.

IACHIMO.--La chasteté de votre fille... (C'est ici que cela commence), il la vanta comme si Diane même eût eu des singes impudiques, et que votre fille seule fût chaste. A ce propos, moi misérable, je fis l'incrédule à ses louanges, et je pariai avec lui des pièces d'or contre cette bague qu'il portait alors à sa noble main, que je réussirais à obtenir une place dans son lit nuptial, et que je gagnerais cette bague par l'adultère de son épouse avec moi. Lui, en vrai chevalier, qui avait dans l'honneur de sa femme toute la confiance qu'elle méritait en effet, dépose sa bague: il l'eût risquée de même, eût-elle été une escarboucle détachée des roues d'Apollon; il la pouvait risquer en sûreté, eût-elle valu tout le prix de son char. Je vole en Bretagne pour exécuter mon dessein. Vous pouvez, seigneur, vous souvenir de m'avoir vu à votre cour; c'est là que j'appris de votre chaste fille la différence qu'il y a entre le véritable amant et le vil suborneur. Mon espérance ainsi éteinte et non pas mon désir, mon cerveau italien machina, dans votre sombre Bretagne, un lâche stratagème excellent pour mon profit. Pour abréger, mon plan réussit. Je retournai en Italie avec assez de preuves simulées pour jeter dans le désespoir le noble Posthumus; j'attaquai sa confiance dans la vertu de son épouse, par tel et tel indice que j'appuyai de détails circonstanciés sur les tentures et les tableaux de sa chambre, et puis ce bracelet que je lui montrai... Oh! par quelle ruse je sus m'en emparer! Et je lui citai même des signes cachés sur la personne d'Imogène; en sorte qu'il lui fut impossible de ne pas croire qu'elle avait rompu son engagement de chasteté, et que j'en avais recueilli les fruits: là-dessus... Il me semble que je le vois encore...

POSTHUMUS, se découvrant et avançant.--Oui, tu le vois en effet, démon italien.--Et moi, insensé trop crédule, insigne meurtrier, lâche brigand, ah! je mérite les noms de tous les scélérats passés, présents et futurs.--Oh! donnez-moi une corde, un poignard ou du poison; montrez-moi quelque juge intègre! Et toi, ô roi! envoie chercher d'ingénieuses tortures. Je suis un monstre qui fait pardonner aux objets de la terre les plus détestés, en étant plus méchant qu'eux. Je suis ce Posthumus qui a égorgé ta fille; je mens en lâche; j'ai aposté un moindre scélérat, un voleur sacrilège pour le faire. Ah! elle était le temple de la vertu: oui, elle était la vertu même. Crachez-moi au visage, jetez-moi des pierres, couvrez-moi de boue, excitez les chiens de la rue à aboyer après moi: que le nom des scélérats soit désormais Posthumus Léonatus; j'ai effacé tous les crimes. Oh! Imogène, ma reine, ma vie, ma femme, Imogène, Imogène, Imogène!

IMOGÈNE, s'élançant vers lui.--Calmez-vous, seigneur: écoutez! écoutez!

POSTHUMUS.--Tu te fais un jeu de l'état où je suis, page insolent!

(Il la frappe; elle tombe.)

PISANIO.--O seigneurs! secourez ma maîtresse et la vôtre. O Posthumus! ô mon maître! vous n'aviez point tué Imogène jusqu'à ce moment.--Secourez, secourez mon auguste princesse!

CYMBELINE.--Le monde tourne-t-il autour de moi?

POSTHUMUS.--Et d'où me vient ce délire?

PISANIO.--Réveillez-vous, ma maîtresse.

CYMBELINE.--S'il en est ainsi, les dieux veulent me faire mourir de joie.

PISANIO.--Eh bien! ma maîtresse?

IMOGÈNE.--Ah! ôte-toi de ma vue. Tu m'as donné du poison: loin de moi, homme dangereux; ne respire plus là où vivent les princes.

CYMBELINE.--La voix d'Imogène!

PISANIO.--Princesse, que les dieux lancent sur moi des pierres de soufre, si je n'ai pas cru que la boîte que je vous donnais était une composition précieuse. Je la tenais de la reine.

CYMBELINE.--Encore une nouvelle affaire!

IMOGÈNE.--Elle m'a empoisonnée.

CORNÉLIUS, à Pisanio.--O dieux! j'avais omis un autre aveu de la reine, qui va prouver ton honnêteté. «Si Pisanio, a-t-elle dit, a donné à sa maîtresse la confiture que je lui ai donnée pour un cordial, elle est traitée comme je traiterais un rat.»

CYMBELINE.--Qu'entends-je, Cornélius?

CORNÉLIUS.--La reine, seigneur, m'importunait souvent pour lui composer des poisons, prétextant toujours le plaisir d'étendre ses connaissances en tuant de viles créatures dont on fait peu de cas, comme des chats et des chiens: moi, appréhendant que ses desseins ne fussent plus funestes, je composai pour elle certaine drogue qui suspendait pour l'instant les facultés de la vie, mais quelque temps après tous les organes de la nature reprenaient leurs fonctions. (A Imogène.) En avez-vous pris?

IMOGÈNE.--C'est probable, car j'ai été morte.

BÉLARIUS, à Arviragus et Guidérius.--Mes enfants, voilà la cause de notre méprise.

GUIDÉRIUS.--Et sûrement c'est Fidèle.

IMOGÈNE, à Posthumus.--Pourquoi avez-vous repoussé de votre sein votre femme? Imaginez en ce moment que vous êtes sur un rocher... (se jetant dans ses bras) et précipitez-moi encore.

POSTHUMUS.--Reste là, ô mon âme! suspendue comme un fruit, jusqu'à ce que l'arbre meure.

CYMBELINE--Eh quoi! mon sang, ma fille, fais-tu de moi un stupide spectateur au milieu de cette scène? n'as-tu donc rien à me dire?

IMOGÈNE, se jetant à ses pieds.--Votre bénédiction, seigneur.

BÉLARIUS, à Arviragus et Guidérius.--Je ne vous blâme plus d'avoir aimé cet enfant: vous aviez sujet de l'aimer.

CYMBELINE.--Que mes larmes en tombant soient une eau sacrée sur ta tête! Imogène, ta mère est morte.

IMOGÈNE.--J'en suis fâchée, seigneur.

CYMBELINE.--Oh! elle ne valait rien: et c'est sa faute si nous nous retrouvons ici d'une manière si étrange; mais son fils a disparu, nous ne savons où ni comment...

PISANIO.--Seigneur, maintenant que la crainte est loin de moi, je dirai la vérité. Le prince Cloten, après l'évasion de ma maîtresse, vint à moi l'épée nue et l'écume à la bouche, et jura que si je ne lui déclarais pas la route qu'elle avait prise, j'étais à ma dernière heure. Par hasard j'avais dans ma poche une lettre de mon maître, où, sous de faux prétextes, il engageait Imogène à venir le trouver sur les montagnes près de Milford: il la lit. Aussitôt dans un accès de frénésie, et vêtu des habits de mon maître qu'il m'avait arrachés, il part et marche vers ce lieu dans un dessein licencieux, et avec serment d'attenter à l'honneur de ma maîtresse: ce qu'il est devenu depuis, je l'ignore.

GUIDÉRIUS.--C'est à moi d'achever son histoire: je l'ai tué en ce lieu.

CYMBELINE.--Ah! les dieux nous en gardent! Je ne voudrais pas que tes belles actions ne reçussent de ma bouche qu'un arrêt de mort: je t'en conjure, vaillant jeune homme, démens ce que tu viens de dire.

GUIDÉRIUS.--Je l'ai dit et je l'ai fait.

CYMBELINE.--Il était prince.

GUIDÉRIUS.--Un prince très-impoli: les outrages qu'il m'a faits étaient indignes d'un prince. Il m'a provoqué, et dans des termes qui me feraient affronter l'Océan même, s'il rugissait ainsi contre moi. Je lui ai tranché la tête, et je suis bien aise qu'il ne soit pas ici, à ma place, à vous raconter sur moi cette histoire.

CYMBELINE.--J'en suis fâché pour toi: ta propre bouche t'a condamné; il te faudra subir nos lois; tu es mort.

IMOGÈNE.--J'avais cru que cet homme sans tête était mon époux.

CYMBELINE.--Enchaînez ce coupable, et qu'on l'emmène de ma présence.

BÉLARIUS.--Sire, arrêtez. Ce jeune homme vaut mieux que celui qu'il a tué; il est aussi bien né que vous, et il vous a rendu plus de services que jamais vous n'en auriez reçu d'une légion de Clotens. (Au garde.) Laissez ses bras en liberté, ils ne sont pas faits pour porter des fers.

CYMBELINE.--Vieux soldat, pourquoi veux-tu anéantir tes services dont tu n'as pas encore été payé, en t'exposant à mon courroux? D'une naissance aussi illustre que la nôtre?

ARVIRAGUS.--En cela, seigneur, il a été trop loin.

CYMBELINE, à Guidérius.--Et toi, tu ne mourras pas.

BÉLARIUS.--Nous mourrons tous les trois; mais je vous prouverai que deux de nous sont d'aussi bonne naissance que celle que j'ai attribuée à celui-ci. Mes fils, il faut que je développe ici un mystère dangereux pour moi, mais qui sera peut-être avantageux pour vous.

ARVIRAGUS.--Votre danger est le nôtre.

GUIDÉRIUS.--Et notre bonheur est le sien.

BÉLARIUS, à Cymbeline.--Écoutez alors, avec votre permission, grand roi; tu avais un sujet nommé Bélarius.

CYMBELINE.--Qu'en veux-tu dire? C'était un traître; il fut banni.

BÉLARIUS.--Eh bien, c'est lui que tu vois ici, parvenu à la vieillesse; oui cet homme fut banni, mais je ne sache pas qu'il fût un traître.

CYMBELINE, aux gardes.--Emmenez-le d'ici; l'univers entier ne le sauverait pas.

BÉLARIUS.--Modère cet emportement; commence d'abord par me payer pour avoir nourri tes enfants, et dès que j'aurai reçu ma récompense, alors confisque-la tout entière.

CYMBELINE.--Nourri mes enfants?

BÉLARIUS.--Je suis insolent et trop brusque! Me voici à tes genoux: avant que je me relève, je veux illustrer mes enfants; après, n'épargne point le vieux père. Puissant roi, les deux jeunes gens qui me nomment leur père et se croient mes fils ne m'appartiennent point; ils sont issus de vos reins, seigneur, ils sont engendrés par votre sang.

CYMBELINE.--Comment? mon sang?

BÉLARIUS.--Oui, comme tu es du sang de ton père. Moi, aujourd'hui le vieux Morgan, je suis ce Bélarius que tu maudis jadis. Ton caprice fut tout mon crime, et mon bannissement toute ma trahison. Ces deux aimables princes (car ils sont princes), je les ai élevés depuis vingt ans; ils possèdent tous les talents que j'ai pu leur donner, et tu sais quelle éducation j'avais reçue. Euriphile, leur nourrice, que j'épousai pour prix de son larcin, te déroba ces enfants au moment de mon bannissement; c'est moi qui l'y poussai. J'avais reçu d'avance dans cet exil la punition de la faute que je commis alors; maltraité pour ma fidélité, je fus ainsi porté à la trahison. Plus leur perte devait t'être sensible, plus je goûtai le projet de te les dérober. Mais voilà tes fils, je te les rends, et je vais perdre les deux plus aimables compagnons du monde; que les bénédictions de ce ciel qui nous couvre pleuvent comme la rosée sur leurs têtes, car ils sont dignes de parer le ciel d'étoiles!

CYMBELINE.--Tes larmes confirment tes paroles. Le service que vous m'avez rendu tous trois est plus incroyable que ce récit. J'ai perdu mes enfants...--S'ils sont là, sous mes yeux, il m'est impossible de désirer deux enfants plus accomplis.

BÉLARIUS.--Daigne m'écouter encore: celui que je nommais Polydore est, noble seigneur, ton véritable Guidérius; l'autre, mon Cadwal, c'est Arviragus, ton plus jeune fils; il était enveloppé dans un riche manteau tissu des mains de la reine sa mère, et que je puis, pour t'en convaincre, te représenter aisément.

CYMBELINE.--Guidérius avait sur le cou une étoile de couleur de sang; c'était un signe remarquable.

BÉLARIUS.--C'est celui-ci: il porte toujours cette empreinte de naissance; la sage nature, en lui faisant ce don, voulut sans doute qu'il servît aujourd'hui à le faire reconnaître.

CYMBELINE.--Oh! suis-je comme une mère à laquelle il est né trois enfants? Non, jamais mère n'eut plus de joie de sa délivrance: soyez heureux, mes enfants; après avoir été si étrangement déplacés de votre sphère, venez-y régner maintenant.--O Imogène! tu viens de perdre un royaume.

IMOGÈNE.--Seigneur, j'y gagne deux mondes.--O mes bons frères! nous nous étions donc rencontrés!--Oh! convenez que c'est moi qui ai parlé avec le plus de vérité. Vous m'appeliez votre frère, lorsque je n'étais que votre soeur; moi, je vous nommai mes frères, et vous l'êtes en effet.

CYMBELINE.--Est-ce que vous vous êtes jamais rencontrés?

ARVIRAGUS.--Oui, seigneur.

GUIDÉRIUS.--Et à notre première entrevue nous nous sommes aimés, et nous avons continué, jusqu'au moment que nous crûmes qu'elle était morte.

CORNÉLIUS.--Ce fut l'effet du breuvage de la reine.

CYMBELINE.--O merveilleux instinct! Quand entendrais-je tous ces détails? Ce récit trop rapide a des ramifications de circonstances qui doivent être racontées tout au long.--Où étiez-vous? Comment viviez-vous? Par quel hasard serviez-vous notre prisonnier romain? Comment vous êtes-vous séparée de vos frères? Comment les avez-vous retrouvés d'abord? Pourquoi avez-vous fui de ma cour, et où êtes-vous allée?--Et vous, quels motifs vous ont conduit tous trois au combat? et je ne sais combien d'autres choses, il faudra que je vous les demande, et toute cette suite d'incidents nés, l'un après l'autre, d'un enchaînement de hasards?... Mais ce n'est pas ici l'heure ni le lieu de ces longs interrogatoires.--Voyez Posthumus attaché à Imogène; et elle, dont l'oeil, comme un innocent éclair, nous parcourt tous, son seigneur, ses frères, moi, ce Romain son maître, et caresse chacun de nous d'un regard plein de joie, auquel chacun répond à son tour. Quittons cette tente, et allons remplir les temples de la fumée de nos sacrifices. (A Bélarius.)--Toi, tu es mon frère, je te tiendrai toujours pour tel.

IMOGÈNE, à Bélarius.--Vous êtes aussi mon père; c'est à vos secours que je dois de voir ce jour de bonheur.

CYMBELINE.--Tous heureux, excepté ces prisonniers chargés de chaînes; qu'ils partagent aussi notre joie: je veux qu'ils se ressentent de notre bonheur.

IMOGÈNE, à Lucius.--Mon bon maître, je veux vous servir encore.

LUCIUS.--Vivez heureuse!

CYMBELINE.--Et ce soldat isolé, qui a si vaillamment combattu, qu'il figurerait bien ici! sa présence ferait éclater la reconnaissance de son roi.

POSTHUMUS.--Seigneur, je suis le soldat de pauvre apparence qui accompagnait ces trois braves; ce costume favorisait le projet que je suivais alors.--Ne suis-je pas ce soldat, Iachimo? parle; je t'avais terrassé, et je pouvais t'achever.

IACHIMO, se prosternant.--Je suis terrassé de nouveau; mais c'est le poids de ma conscience qui force en ce moment mon genou à fléchir, comme l'y forçait naguère votre bras. Prenez, je vous en conjure, cette vie que je vous dois tant de fois; mais auparavant reprenez votre bague, et ce bracelet de la princesse la plus fidèle qui ait jamais engagé sa foi.

POSTHUMUS.--Ne te prosterne point devant moi, l'avantage que je veux obtenir sur toi, c'est d'épargner ta vie; le ressentiment que je veux te montrer, c'est de te pardonner. Vis, et agis mieux envers les autres.

CYMBELINE.--Noble arrêt! notre gendre nous donnera l'exemple de la générosité. Pardon est le mot que j'adresse ici à tous.

ARVIRAGUS, à Posthumus.--Vous nous avez aidés, seigneur, comme si vous aviez en effet l'intention d'être notre frère; nous sommes ravis que vous le soyez devenu.

POSTHUMUS.--Princes, je suis votre serviteur. Noble seigneur de Rome, mandez ici votre devin. Pendant que je dormais, il m'a semblé que le grand Jupiter m'apparaissait sur son aigle, avec d'autres visions de fantômes de ma famille; en me réveillant, j'ai trouvé sur mon sein cet écrit dont le contenu est d'un sens si obscur que je n'en puis rien tirer. Qu'il prouve son habileté en l'expliquant.

LUCIUS.--Philarmonus!

LE DEVIN.--Me voici, seigneur.

LUCIUS.--Lis et explique ces paroles.

LE DEVIN, lisant.--«Quand un lionceau à lui-même inconnu trouvera sans la chercher une créature légère comme l'air, et sera reçu dans ses bras; lorsque les rameaux d'un cèdre auguste, coupés et morts pendant plusieurs années, renaîtront pour se réunir au vieux tronc et pousseront avec vigueur, alors Posthumus trouvera la fin de ses misères, et la Bretagne heureuse fleurira dans la paix et dans l'abondance.» Toi, Léonatus, tu es le lionceau; c'est ce qu'indique l'explication naturelle de ton nom de Léonatus; la créature légère comme l'air, c'est (au roi) ta vertueuse fille, que nous appellerons mollis aer; et mollis aer nous l'appellerons mulier; et cette mulier, c'est cette fidèle épouse de Posthumus qui, justifiant la lettre de l'oracle, inconnu à lui-même et sans avoir cherché, s'est vu embrassé par cet air léger.

CYMBELINE.--Ceci a quelque vraisemblance.

LE DEVIN.--Ce cèdre altier, roi Cymbeline, c'est toi, et tes branches coupées sont l'emblème de tes deux fils qui, dérobés par Bélarius et crus morts pendant des années, renaissent aujourd'hui réunis au cèdre majestueux dont les rejetons promettent à la Bretagne paix et abondance.

CYMBELINE.--Eh bien! nous commencerons par la paix. Lucius, quoique vainqueurs, nous rendons hommage à César et à l'empire romain, promettant de payer notre tribut accoutumé; ce fut notre méchante reine qui nous en dissuada; mais la justice du ciel n'a que trop appesanti, sur elle et sur les siens, son bras vengeur.

LE DEVIN.--Les puissances du ciel accordent elles-mêmes les instruments pour célébrer l'harmonie de cette paix. La vision prophétique que j'ai annoncée à Lucius avant le choc de cette bataille, à peine éteinte, s'accomplit maintenant de tout point. L'aigle romaine que j'ai vue prendre son vol dans les cieux de l'orient au couchant, diminuer par degrés à ma vue, et se perdre enfin dans les rayons du soleil, annonçait que notre aigle impérial, notre prince César, renouvellerait son alliance avec l'illustre Cymbeline, qui brille ici à l'occident.

CYMBELINE.--Rendons aux dieux des actions de grâce. Que la fumée de nos sacrifices s'élève de nos saints autels jusqu'à leurs narines! Annonçons cette paix à tous nos sujets.--Mettons-nous en marche. Qu'une enseigne romaine et une enseigne anglaise flottent unies ensemble dans les airs. Traversons ainsi la cité de Lud, et allons au temple du grand Jupiter ratifier notre paix. Scellons-la par des fêtes. Allons, marchons. Jamais guerre ne finit ainsi par une si prompte paix, avant même que les guerriers aient lavé leurs mains ensanglantées!

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

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