De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations
The Project Gutenberg eBook of De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations
Title: De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations
Author: Madame de Staël
Release date: September 10, 2006 [eBook #19232]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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OEUVRES COMPLÈTES DE MADAME LA BARONNE DE STAËL-HOLSTEIN
TOME PREMIER
PARIS
FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET CIE, LIBRAIRES
M DCCC LXXI
INTRODUCTION
DE L'INFLUENCE DES PASSIONS SUR LE BONHEUR DES INDIVIDUS ET DES NATIONS.
Quæsivit cælo lucem, ingemuitque reperta.
AVANT-PROPOS.
On pensera peut-être qu'il y a de l'empressement d'auteur à faire paraître la première partie d'un livre quand la seconde n'est pas encore faite: d'abord, malgré la connexion de ces deux parties entre elles, chacune peut être considérée comme un ouvrage séparé; mais il est possible aussi que, condamnée à la célébrité sans pouvoir être connue, j'éprouve le besoin de me faire juger par mes écrits. Calomniée sans cesse, et me trouvant trop peu d'importance pour me résoudre à parler de moi, j'ai dû céder à l'espoir qu'en publiant ce fruit de mes méditations, je donnerais quelque idée vraie des habitudes de ma vie et de la nature de mon caractère.
Lausanne, ce 1er juillet 1796.
INTRODUCTION.
Quelle époque ai-je choisie pour faire un traité sur le bonheur des individus et des nations! Est-ce au milieu d'une crise dévorante qui atteint toutes les destinées, lorsque la foudre se précipite dans le fond des vallées comme sur les lieux élevés? Est-ce dans un temps où il suffit de vivre pour être entraîné par le mouvement universel, où jusqu'au sein même de la tombe le repos peut être troublé, les morts jugés de nouveau, et leurs urnes populaires tour à tour admises ou rejetées dans le temple où les factions croyaient donner l'immortalité? Oui, c'est dans ce siècle, c'est lorsque l'espoir ou le besoin du bonheur a soulevé la race humaine; c'est dans ce siècle surtout qu'on est conduit à réfléchir profondément sur la nature du bonheur individuel et politique, sur sa route, sur ses bornes, sur les écueils qui séparent d'un tel but. Honte à moi cependant si, durant le cours de deux épouvantables années, si pendant le règne de la terreur en France, j'avais été capable d'un tel travail; si j'avais pu concevoir un plan, prévoir un résultat à l'effroyable mélange de toutes les atrocités humaines! La génération qui nous suivra examinera peut-être la cause et l'influence de ces deux années; mais nous, les contemporains, les compatriotes des victimes immolées dans ces jours de sang, avons-nous pu conserver alors le don de généraliser les idées, de méditer des abstractions, de nous séparer un moment de nos impressions pour les analyser? Non, aujourd'hui même encore, le raisonnement ne saurait approcher de ce temps incommensurable. Juger ces événements, de quelques noms qu'on les désigne, c'est les faire rentrer dans l'ordre des idées existantes, des idées pour lesquelles il y avait déjà des expressions. À cette affreuse image, tous les mouvements de l'âme se renouvellent, on frissonne, on s'enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir; mais la pensée ne peut se saisir encore d'aucun de ces souvenirs; les sensations qu'ils font naître absorbent toute autre faculté. C'est donc en écartant cette époque monstrueuse, c'est à l'aide des autres événements principaux de la révolution de France et de l'histoire de tous les peuples, que j'essayerai de réunir des observations impartiales sur les gouvernements; et si ces réflexions me conduisent à l'admission des premiers principes sur lesquels se fonde la constitution républicaine de la France, je demande que, même au milieu des fureurs de l'esprit de parti qui déchirent la France, et par elle le reste du monde, il soit possible de concevoir que l'enthousiasme de quelques idées n'exclut pas le mépris profond pour certains hommes[1], et que l'espoir de l'avenir se concilie avec l'exécration du passé. Alors même que le coeur est à jamais déchiré par les blessures qu'il a reçues, l'esprit peut encore, après un certain temps, s'élever à des méditations générales.
On doit considérer à présent ces grandes questions qui vont décider de la destinée politique de l'homme, dans leur nature même, et non sous le rapport seul des malheurs qui les ont accompagnées; il faut examiner du moins si ces malheurs sont de l'essence des institutions qu'on veut établir en France, ou si les effets de la révolution ne sont pas absolument distincts de ceux de la constitution; enfin, on doit se confier assez à l'élévation de son âme pour ne pas craindre, en examinant des pensées, d'être soupçonné d'indifférence pour les crimes. C'est avec la même indépendance d'esprit que j'ai tâché, dans la première partie de cet ouvrage, de peindre les effets des passions de l'homme sur son bonheur personnel. Je ne sais pourquoi il serait plus difficile d'être impartial dans les questions de politique que dans les questions de morale: certes, les passions influent autant que les gouvernements sur le sort de la vie, et cependant dans le silence de la retraite on discute avec sa raison les sentiments qu'on a soi-même éprouvés; il me paraît qu'il ne doit pas en coûter plus pour parler philosophiquement des avantages ou des inconvénients des républiques et des monarchies, que pour analyser avec exactitude l'ambition, l'amour, ou telle autre passion qui a décidé de votre existence. Dans les deux parties de cet ouvrage, j'ai également cherché à ne me servir que de ma pensée, à la dégager de toutes les impressions du moment: on verra si j'ai réussi.
Les passions, cette force impulsive qui entraîne l'homme indépendamment de sa volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et politique. Sans les passions, les gouvernements seraient une machine aussi simple que tous les leviers dont la force est proportionnée au poids qu'ils doivent soulever, et la destinée de l'homme ne serait composée que d'un juste équilibre entre les désirs et la possibilité de les satisfaire. Je ne considérerai donc la morale et la politique que sous le point de vue des difficultés que les passions leur présentent: les caractères qui ne sont point passionnés se placent d'eux-mêmes dans la situation qui leur convient le mieux; c'est presque toujours celle que le hasard leur a désignée; ou s'ils y apportent quelque changement, c'est seulement dans ce qui s'offre le plus facilement à leur portée. Laissons-les donc dans leur calme heureux, ils n'ont pas besoin de nous; leur bonheur est aussi varié en apparence que les différents lots qu'ils ont reçus de la destinée; mais la base de ce bonheur est toujours la même, c'est la certitude de n'être jamais ni agité ni dominé par aucun mouvement plus fort que soi. L'existence de ces êtres impassibles est soumise sans doute, comme celle de tous les hommes, aux accidents matériels qui renversent la fortune, détruisent la santé, etc.; mais c'est par des calculs positifs et non par des pensées sensibles ou morales qu'on éloigne ou prévient de semblables peines. Le bonheur des caractères passionnés, au contraire, étant tout à fait dépendant de ce qui se passe au-dedans d'eux, ils sont les seuls qui trouvent quelque soulagement dans les réflexions qu'on peut faire naître dans leur âme. Leur entraînement naturel les exposant aux plus cruels malheurs, ils ont plus besoin du système qui a pour but unique d'éviter la douleur. Enfin, les caractères passionnés sont les seuls qui, par de certains points de ressemblance, puissent être tous l'objet des mêmes considérations générales. Les autres vivent un à un, sans analogie comme sans variété; leur existence est monotone, quoique chacun d'eux ait un but différent; et il y a autant de nuances que d'individus, sans qu'on puisse découvrir une véritable couleur. Si dans un traité sur le bonheur individuel je ne parle que des caractères passionnés, il est encore plus naturel d'analyser les gouvernements sous le rapport de la part qu'ils laissent à l'influence des passions. On peut considérer un individu comme exempt de passions; mais une collection d'hommes est composée d'un nombre certain de caractères de tous les genres qui donnent un résultat à peu près pareil; il faut observer que les circonstances les plus dépendantes du hasard sont soumises à un calcul positif quand les chances se multiplient. Dans le canton de Berne, par exemple, on a remarqué que tous les dix ans il y avait à peu près la même quantité de divorces: il y a des villes d'Italie où l'on calcule avec exactitude combien d'assassinats se commettent régulièrement tous les ans: ainsi les événements qui tiennent à une multitude de combinaisons diverses ont un retour périodique, une proportion fixe, quand les observations sont le résultat d'un grand nombre de chances. C'est ce qui doit conduire à penser que la science politique peut acquérir un jour une évidence géométrique. La morale, chaque fois qu'elle s'applique à tel homme en particulier, peut se tromper entièrement dans ses suppositions par rapport à lui: l'organisation d'une constitution se fonde toujours sur des données fixes, puisque le grand nombre en tout genre amène des résultats toujours semblables et toujours prévus. Les passions sont la plus grande difficulté des gouvernements: cette vérité n'a pas besoin d'être développée; on voit aisément que toutes les combinaisons sociales les plus despotiques conviendraient également à des hommes inertes, qui seraient contents de rester à la place que le sort leur aurait fixée, et que la théorie démocratique la plus abstraite serait praticable au milieu d'hommes sages uniquement conduits par leur raison. Le seul problème des constitutions est donc de connaître jusqu'à quel degré on peut exciter ou comprimer les passions, sans compromettre le bonheur public.
Avant d'aller plus loin, l'on demanderait peut-être une définition du bonheur. Le bonheur, tel qu'on le souhaite, est la réunion de tous les contraires: c'est pour les individus l'espoir sans la crainte, l'activité sans l'inquiétude, la gloire sans la calomnie, l'amour sans l'inconstance, l'imagination qui embellirait à nos yeux ce qu'on possède, et flétrirait le souvenir de ce qu'on aurait perdu; enfin l'ivresse de la nature morale, le bien de tous les états, de tous les talents, de tous les plaisirs, séparé du mal qui les accompagne. Le bonheur des nations serait aussi de concilier ensemble la liberté des républiques et le calme des monarchies, l'émulation des talents et le silence des factions, l'esprit militaire au dehors et le respect des lois au dedans. Le bonheur, tel que l'homme le conçoit, c'est ce qui est impossible en tout genre; et le bonheur, tel qu'on peut l'obtenir, le bonheur sur lequel la réflexion et la volonté de l'homme peuvent agir, ne s'acquiert que par l'étude de tous les moyens les plus sûrs pour éviter les grandes peines. C'est à la recherche de ce but que ce livre est destiné.
Deux ouvrages doivent se trouver dans un seul: l'un étudie l'homme dans ses rapports avec lui-même, l'autre dans les relations sociales de tous les individus entre eux: quelque analogie se trouve dans les idées principales de ces deux traités, parce qu'une nation présente le caractère d'un homme, et que la force du gouvernement doit agir sur elle, comme la puissance de la raison d'un individu sur lui-même. Le philosophe veut rendre durable la volonté passagère de la réflexion; l'art social tend à perpétuer l'action de la sagesse; enfin ce qui est grand se retrouve dans ce qui est petit, avec la même exactitude de proportions: l'univers tout entier se peint dans chacune de ses parties, et plus il paraît l'oeuvre d'une seule idée, plus il inspire d'admiration.
Une grande différence, cependant, existe entre le système du bonheur de l'individu et celui du bonheur des nations; c'est que dans le premier on peut avoir pour but l'indépendance morale la plus parfaite, c'est-à-dire, l'asservissement de toutes les passions, chaque homme pouvant tout tenter sur lui-même; mais que, dans le second, la liberté politique doit toujours être calculée d'après l'existence positive et indestructive d'une certaine quantité d'êtres passionnés faisant partie du peuple qui doit être gouverné. La première partie est uniquement consacrée aux réflexions sur la destinée particulière. La seconde partie doit traiter du sort constitutionnel des nations.
Dans la seconde partie, je compte examiner les gouvernements anciens et modernes sous le rapport de l'influence qu'ils ont laissée aux passions naturelles aux hommes réunis en corps politique, et trouver la cause de la naissance, de la durée et de la destruction des gouvernements, dans la part plus ou moins grande qu'ils ont faite au besoin d'action qui existe dans toute société. Dans la première section de la seconde partie, je traiterai des raisons qui se sont opposées à la durée et surtout au bonheur des gouvernements où toutes les passions ont été comprimées. Dans la seconde section, je traiterai des raisons qui se sont opposées au bonheur et surtout à la durée des gouvernements où toutes les passions ont été excitées. Dans la troisième section, je traiterai des raisons qui détournent la plupart des hommes de se borner à l'enceinte des petits états où la liberté démocratique peut exister, parce que là les passions ne sont excitées par aucun but, par aucun théâtre propre à les enflammer. Enfin, je terminerai cet ouvrage par des réflexions sur la nature des constitutions représentatives, qui peuvent concilier une partie des avantages regrettés dans les divers gouvernements.
Ces deux ouvrages conduisent nécessairement l'un à l'autre; car si l'homme parvenait individuellement à dompter ses passions, le système des gouvernements se simplifierait tellement qu'on pourrait alors adopter, comme praticable, l'indépendance complète, dont l'organisation des petits états est susceptible. Mais quand cette théorie métaphysique serait impossible, au moins est-il vrai que plus l'on travaille à calmer les sentiments impétueux qui agitent l'homme au dedans de lui, moins la liberté publique a besoin d'être modifiée; ce sont toujours les passions qui forcent à sacrifier de l'indépendance pour assurer l'ordre, et tous les moyens qui tendent à rendre l'empire à la raison diminuent le nombre nécessaire des sacrifices de liberté.—J'ai à peine commencé la seconde partie politique, dont je ne puis donner une idée par ce peu de mots. En m'en occupant, je vois qu'il faut longtemps pour réunir toutes les connaissances, pour faire toutes les recherches qui doivent servir de base à ce travail; mais si les accidents de la vie ou les peines du coeur bornaient le cours de ma destinée, je voudrais qu'un autre accomplît le plan que je me suis proposé. En voici quelques aperçus incomplets qui ne permettent pas de juger de l'ensemble:
Il faudrait d'abord, en analysant les gouvernements anciens et modernes, chercher dans l'histoire des nations ce qui appartient seulement à la nature de la constitution qui les dirigeait. Montesquieu, dans son sublime ouvrage Sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, a traité, tout ensemble, les causes diverses qui ont influé sur le sort de cet empire; il faudrait apprendre dans son livre et démêler dans l'histoire de tous les autres peuples, les événements qui sont la suite immédiate des constitutions, et peut-être trouverait-on que tous les événements dérivent de cette cause: les nations sont élevées par leurs gouvernements, comme les enfants par l'autorité paternelle. Et l'effet du gouvernement n'est pas incertain comme celui de l'éducation particulière, puisque, comme je l'ai déjà dit, les chances du hasard subsistent par rapport au caractère d'un homme, tandis que dans la réunion d'un certain nombre les résultats sont toujours pareils. L'organisation de la puissance publique, qui excite ou comprime l'ambition, rend telle ou telle religion plus ou moins nécessaire, tel ou tel code pénal trop indulgent ou trop sévère, telle étendue du pays dangereuse ou convenable; enfin, c'est de la manière dont les peuples conçoivent l'ordre social que dépend le destin de la race humaine sous tous les rapports. La plus grande perfectibilité dont elle puisse être susceptible, c'est d'acquérir des idées certaines sur la science politique. Si les nations étaient en paix au dehors et au dedans, les arts, les connaissances, les découvertes en divers genres feraient chaque jour de nouveaux progrès, et la philosophie ne perdrait pas en deux ans de guerre civile ce qu'elle avait acquis pendant des siècles tranquilles. Après avoir bien établi l'importance première de la nature des constitutions, il faudrait prouver leur influence par l'examen des faits caractéristiques de l'histoire des moeurs, de l'administration, de la littérature, de l'art militaire de tous les peuples. J'étudierais d'abord les pays qui, dans tous les temps, ont été gouvernés despotiquement, et motivant leurs différences apparentes, je montrerais que leur histoire, sous le rapport des causes et des effets, a toujours été parfaitement semblable; et j'expliquerais quel effet doit constamment produire sur les hommes la compression de leurs mouvements naturels par une force au dehors d'eux, et à laquelle leur raison n'a pu donner aucun genre de consentement. Dans l'examen des anarchies démagogiques ou militaires, il faut montrer aussi que ces deux causes, qui paraissent opposées, donnent des résultats pareils, parce que dans les deux états les passions politiques sont également excitées parmi les hommes par l'éloignement de toutes les craintes positives et l'activité de toutes les espérances vagues. Dans l'étude de certains états, qui, par leurs circonstances encore plus que par leur petitesse, sont dans l'impossibilité de jouer un grand rôle au dehors, et n'offrent point au dedans de place qui puisse contenter l'ambition et le génie, il faudrait observer comment l'homme tend à l'exercice de ses facultés, comment il veut agrandir l'espace en proportion de ses forces. Dans les états obscurs, les arts ne font aucun progrès, la littérature ne se perfectionne, ni par l'émulation qui excite l'éloquence, ni par la multitude des objets de comparaison, qui seule donne une idée fixe du bon goût. Les hommes privés d'occupations fortes se resserrent tous les jours plus dans le cercle des idées domestiques, et la pensée, le talent, le génie, tout ce qui semble un don de la nature, ne se développe cependant que par la combinaison des sociétés. Le même nombre d'hommes divisé, séparé, sans mobile et sans but, n'offre pas un génie supérieur, une âme ardente, un caractère énergique; tandis que dans d'autres pays, parmi les mêmes êtres, plusieurs se seraient élevés au-dessus de la classe commune, si le but avait fait naître l'intérêt, et l'intérêt l'étude et la recherche des grands moyens et des grandes pensées.
Sans s'arrêter longtemps sur les motifs de la préférence que la sagesse conseillerait peut-être de donner aux petits états comme aux destinées obscures, il est aisé de prouver que par la nature même des hommes ils tendent à sortir de cette situation, qu'ils se réunissent pour multiplier les chocs, qu'ils conquièrent pour étendre leur puissance; enfin, que voulant exciter leurs facultés, reculer en tout genre les bornes de l'esprit humain, ils appellent autour d'eux, d'un commun accord, les circonstances qui secondent ce désir et cette impulsion. Ces diverses réflexions ne pourraient avoir de prix qu'en les appuyant sur des faits, sur une connaissance détaillée de l'histoire, qui présente toujours des considérations nouvelles, quand on l'étudie avec un but déterminé, et que, guidé par l'éternelle ressemblance de l'homme avec l'homme, on recherche une même vérité à travers la diversité des lieux et des siècles. Ces différentes réflexions conduiraient enfin au principal but des débats actuels, à la manière de constituer une grande nation avec de l'ordre et de la liberté, et de réunir ainsi la splendeur des beaux-arts, des sciences et des lettres, tant vantée dans les monarchies, avec l'indépendance des républiques. Il faudrait créer un gouvernement qui donnât de l'émulation au génie, et mît un frein aux passions factieuses; un gouvernement qui pût offrir à un grand homme un but digne de lui, et décourager l'ambition de l'usurpateur; un gouvernement qui présentât, comme je l'ai dit, la seule idée parfaite de bonheur en tout genre, la réunion des contrastes. Autant le moraliste doit rejeter cet espoir, autant le législateur doit tâcher de s'en rapprocher: l'individu qui prétend pour lui-même à ce résultat est un insensé; car le sort, qui n'est pas dans sa main, déjoue de toutes les manières de telles espérances: mais les gouvernements tiennent, pour ainsi dire, la place du sort par rapport aux nations; comme ils agissent sur la masse, leurs effets et leurs moyens sont assurés. Il ne s'ensuit pas qu'il faille croire à la perfection dans l'ordre social, mais il est utile pour les législateurs de se proposer ce but, de quelque manière qu'ils conçoivent sa route. Dans cet ouvrage donc, que je ferai, ou que je voudrais qu'on fît, il faudrait mettre absolument de côté tout ce qui tient à l'esprit de parti ou aux circonstances actuelles: la superstition de la royauté, la juste horreur qu'inspirent les crimes dont nous avons été les témoins, l'enthousiasme même de la république, ce sentiment qui, dans sa pureté, est le plus élevé que l'homme puisse concevoir. Il faudrait examiner les institutions dans leur essence même, et convenir qu'il n'existe plus qu'une grande question qui divise encore les penseurs; savoir, si dans la combinaison des gouvernements mixtes, il faut, ou non, admettre l'hérédité. On est d'accord, je pense, sur l'impossibilité du despotisme, ou de l'établissement de tout pouvoir qui n'a pas pour but le bonheur de tous; on l'est aussi, sans doute, sur l'absurdité d'une constitution démagogique[2], qui bouleverserait la société au nom du peuple qui la compose. Mais les uns croient que la garantie de la liberté, le maintien de l'ordre, ne peut subsister qu'à l'aide d'une puissance héréditaire et conservatrice; les autres reconnaissent de même la vérité du principe, que l'ordre seul, c'est-à-dire, l'obéissance à la justice, assure la liberté: mais ils pensent que ce résultat peut s'obtenir sans un genre d'institutions que la nécessité seule peut faire admettre, et qui doivent être rejetées par la raison, si la raison prouve qu'elles ne servent pas mieux que les idées naturelles au bonheur de la société. C'est sur ces deux questions, il me semble, que tous les esprits devraient s'exercer: il faut les séparer absolument de ce que nous avons vu, et même de ce que nous voyons, enfin de tout ce qui appartient à la révolution; car, comme on l'a fort bien dit, il faut que cette révolution finisse par le raisonnement, et il n'y a de vaincus que les hommes persuadés. Loin donc de ceux qui ont quelque valeur personnelle toutes les dénominations d'esclaves et de factieux, de conspirateurs et d'anarchistes, prodiguées aux simples opinions: les actions doivent être soumises aux lois, mais l'univers moral appartient à la pensée; quiconque se sert de cette arme méprise toutes les autres, et l'homme qui l'emploie est par cela seul incapable de s'abaisser à d'autres moyens.
Plusieurs ouvrages de très-bons auteurs renferment des raisons en faveur de l'hérédité modifiée, soit comme en Angleterre, c'est-à-dire, composant deux branches du gouvernement, dont le troisième pouvoir est purement représentatif; soit comme à Rome, lorsque la puissance politique était divisée entre la démocratie et l'aristocratie, le peuple et le sénat. Il faudrait donc déduire tous les motifs qui ont fait croire que la balance de ces intérêts opposés pouvait seule donner de la stabilité aux gouvernements; que l'homme qui se croit des talents, ou se voit de l'autorité, tendant naturellement, d'abord aux distinctions personnelles, et ensuite aux distinctions héréditaires, il vaut mieux créer légalement ce qu'il conquerra de force. Il faudrait développer et ces raisons et beaucoup d'autres encore, en acceptant de part et d'autre celles qu'on croit tirer du droit pour ou contre; car le droit en politique, c'est ce qui conduit le plus sûrement au bonheur général; mais l'on doit exposer sincèrement tous les moyens de ses adversaires quand on les combat de bonne foi.
On pourrait opposer à leurs raisonnements que la principale cause de la destruction de plusieurs gouvernements a été d'avoir constitué dans l'état deux intérêts opposés: on a considéré comme le chef-d'oeuvre de la science des gouvernements de mesurer assez les deux actions contraires, pour que la puissance aristocratique et celle de la démocratie se balançassent, comme deux lutteurs qu'une égale force rend immobiles. En effet, le moment le plus prospère dans tous ces gouvernements est celui où cette balance, subsistant d'une manière parfaite, donne le repos qui naît de deux efforts contenus l'un par l'autre; mais cet état ne peut être durable. À l'instant où, pour suivre la comparaison, l'un des deux lutteurs prend un moment l'avantage, il terrasse l'autre qui se venge en le renversant à son tour. Ainsi l'on a vu la république romaine déchirée, dès qu'une guerre, un homme, ou le temps seul a rompu l'équilibre.—On dira qu'en Angleterre il y a trois intérêts, et que cette combinaison plus savante répond de la tranquillité publique. Il n'y a jamais trois intérêts dans un tel gouvernement; les privilégiés héréditaires et ceux qui ne le sont pas peuvent être revêtus de noms différents; mais la division se fait toujours sur ces deux bases: l'on se sépare et l'on se rallie d'après ces deux grands motifs d'opposition. Ne serait-il pas possible que le genre humain, témoin et victime de ce principe de haine, de ce genre de mort qui a détruit tant d'états, parvînt à trouver la fin du combat de l'aristocratie et de la démocratie, et qu'au lieu de s'attacher à la combinaison d'une balance qui, par son avantage même, par la part qu'elle accorde à la liberté, finit toujours par être renversée, on examinât si l'idée moderne du système représentatif n'établit pas dans le gouvernement un seul intérêt, un seul principe de vie, en rejetant néanmoins tout ce qui peut conduire à la démocratie pure?
Supposez d'abord un très-petit nombre d'hommes extraits d'une nation immense, une élection combinée, et par deux degrés, et par l'obligation d'avoir passé successivement dans les places qui font connaître les hommes, et exigent de l'indépendance de fortune et des droits à l'estime publique pour s'y maintenir. Cette élection, ainsi modifiée, n'établirait-elle pas l'aristocratie des meilleurs, la prééminence des talents, des vertus et des propriétés? ce genre de distinction qui, sans faire deux classes de droit, c'est-à-dire deux ennemis de fait, donne aux plus éclairés la conduite du reste des hommes, et faisant choisir les êtres distingués par la foule de leurs inférieurs, assure au talent sa place, et à la médiocrité sa consolation; donne une part à l'amour-propre du vulgaire dans les succès des gouvernants qu'ils ont choisis; ouvre la carrière à tous, mais n'y amène que le petit nombre? L'avantage de l'aristocratie de naissance, c'est la réunion des circonstances qui rendent plus probables dans une telle classe les sentiments généreux: l'aristocratie de l'élection doit, alors que sa marche est sagement graduée, appeler avec certitude les hommes distingués par la nature aux places éminentes de la société.—Ne serait-il pas possible que la division des pouvoirs donnât tous les avantages et aucun des inconvénients de l'opposition des intérêts; que deux chambres, un directoire exécutif, quoique temporaire, fussent parfaitement distincts dans leurs fonctions; que chacun prît un parti différent par sa place, mais non par esprit de corps; ce qui est d'une tout autre nature? Ces hommes, séparés pendant le cours de leurs magistratures, par les exercices divers du pouvoir public, se réuniraient ensuite dans la nation, parce qu'aucun intérêt contraire ne les séparerait d'une manière invincible. Ne serait-il pas possible qu'un grand pays, loin d'être un obstacle à un tel état de choses, fût particulièrement propre à sa stabilité? parce qu'une conspiration, un homme, peuvent s'emparer tout à coup de la citadelle d'un petit état, et par cela seul changer la forme de son gouvernement, tandis qu'il n'y a qu'une opinion qui remue à la fois trente millions d'hommes; que tout ce qui n'est produit que par des individus, ou par une faction qui n'est point ralliée au mouvement publie, est étouffé par la masse qui se porte sur chaque point. Il ne peut pas y avoir d'usurpation dans un pays où il faudrait que le même homme ralliât l'opinion à lui, depuis le Rhin jusqu'aux Pyrénées; l'idée d'une constitution, d'un ordre légal consenti par tous, peut seule réunir et frapper à distance. Le gouvernement, dans un grand pays, a pour appui la masse énorme des hommes paisibles; cette masse est beaucoup plus considérable à proportion même, dans une grande nation, que dans un petit pays. Les gouvernants, dans un petit pays, sont beaucoup plus multipliés par rapport aux gouvernés, et la part de chacun à une action quelconque est plus grande et plus facile. Enfin si l'on répétait d'une manière vague qu'on n'a jamais vu une constitution fondée sur de telles bases, qu'il vaut mieux adopter celles qui ont existé pendant des siècles, on pourrait demander de s'arrêter à une réflexion qui mérite, je crois, une attention particulière.
Dans toutes les sciences humaines, on débute par les idées complexes; en se perfectionnant, l'on arrive aux idées simples; l'ignorance absolue dans ces combinaisons naturelles est moins éloignée du dernier terme des connaissances que les demi-lumières. Une comparaison fera mieux sentir ma pensée. À la renaissance des lettres, les premiers écrits qu'on a composés ont été pleins de recherche et d'affectation. Les grands écrivains, deux siècles après, ont admis et fait admettre le genre simple; et le discours du sauvage qui s'écriait: Dirons-notes aux ossements de nos pères: Levez-vous, et marchez à notre suite? ce discours avait plus de rapport avec la langue de Voltaire que les vers ampoulés de Brébeuf ou de Chapelain. En mécanique, on avait d'abord trouvé la machine de Marly, qui, avec des frais énormes, élevait l'eau sur le sommet d'une montagne; après cette machine, on a découvert des pompes qui produisent le même effet avec infiniment moins de moyens. Sans vouloir faire d'une comparaison une preuve, peut-être que, lorsqu'il y a cent ans en Angleterre, l'idée de la liberté reparut sur la terre, l'organisation combinée du gouvernement anglais était le plus haut point de perfection où l'on pût atteindre alors; mais aujourd'hui des bases plus simples peuvent donner en France, après la révolution, des résultats pareils à quelques égards, et supérieurs à d'autres. Indépendamment de tous les crimes particuliers qui ont été commis, l'ordre social a été menacé de sa destruction pendant cette révolution par le système politique même qu'on avait adopté: les moeurs barbares sont plus près des institutions simples mal entendues, que des institutions compliquées; mais il n'en est pas moins vrai que l'ordre social, comme toutes les sciences, se perfectionne à mesure qu'on diminue les moyens, sans affaiblir le résultat. Ces considérations, et beaucoup d'autres, conduiraient à un développement complet de la nature et de l'utilité des pouvoirs héréditaires faisant partie de la constitution, et de la nature et de l'utilité des constitutions composées uniquement de magistratures temporaires; car, il faut bien se le répéter, l'on est maintenant opposé sur ce point seul; le reste des opinions despotiques et démagogiques sont des songes exaltés ou criminels, dont tout ce qui pense s'est réveillé.
On ferait quelque bien, je crois, en traitant d'une manière purement abstraite des questions dont les passions contraires se sont tour à tour emparées. En examinant la vérité, à part des hommes et des temps, on arrive à une démonstration qui se reporte ensuite avec moins de peine sur les circonstances présentes. À la fin d'un semblable ouvrage, cependant, sous quelque point de vue général que ces grandes questions fussent présentées, il serait impossible de ne pas finir par les particulariser dans leur rapport avec la France et le reste de l'Europe. Tout invite la France à rester république; tout commande à l'Europe de ne pas suivre son exemple: l'un des plus spirituels écrits de notre temps, celui de Benjamin Constant, a parfaitement traité la question qui concerne la position actuelle de la France. Deux motifs de sentiment me frappent surtout: voudrait-on souffrir une nouvelle révolution pour renverser celle qui établit la république? et le courage de tant d'armées, et le sang de tant de héros serait-il versé au nom d'une chimère dont il ne resterait que le souvenir des crimes qu'elle a coûtés?
La France doit persister dans cette grande expérience dont le désastre est passé, dont l'espoir est à venir. Mais peut-on assez inspirer à l'Europe l'horreur des révolutions? Ceux qui détestent les principes de la constitution de France, qui se montrent les ennemis de toute idée libérale, et font un crime d'aimer jusqu'à la pensée d'une république, comme si les scélérats qui ont souillé la France pouvaient déshonorer le culte des Caton, des Brutus et des Sidney: ces hommes intolérants et fanatiques ne persuadent point, par leurs véhémentes déclamations, les étrangers philosophes; mais que l'Europe écoute les amis de la liberté, les amis de la république française, qui se sont hâtés de l'adopter, dès qu'on l'a pu sans crime, dès qu'il n'en coûtait pas du sang pour la désirer. Aucun gouvernement monarchique ne renferme assez d'abus, maintenant, pour qu'un jour de révolution n'arrache plus de larmes que tous les maux qu'on voudrait réparer par elle. Désirer une révolution, c'est dévouer à la mort l'innocent et le coupable; c'est, peut-être, condamner l'objet qui nous est le plus cher! et jamais on n'obtient soi-même le but qu'à ce prix affreux on s'était proposé. Nul homme, dans ce mouvement terrible, n'achève ce qu'il a commencé; nul homme ne peut se flatter de diriger une impulsion dont la nature des choses s'empare; et cet Anglais qui voulut descendre dans sa barque la chute du Rhin à Schaffouse, était moins insensé que l'ambitieux qui croirait pouvoir se conduire avec succès à travers une révolution tout entière. Laissez-nous en France combattre, vaincre, souffrir, mourir dans nos affections, dans nos penchants les plus chers; renaître ensuite, peut-être, pour l'étonnement et l'admiration du monde. Mais laissez un siècle passer sur nos destinées; vous saurez alors si nous avons acquis la véritable science du bonheur des hommes; si le vieillard avait raison, ou si le jeune homme a mieux disposé de son domaine, l'avenir. Hélas! n'êtes-vous pas heureux qu'une nation tout entière se soit placée à l'avant-garde de l'espèce humaine pour affronter tous les préjugés, pour essayer tous les principes? Attendez, vous, génération contemporaine; éloignez encore de vous les haines, les proscriptions et la mort; nul devoir ne pourrait exiger de tels sacrifices, et tous les devoirs, au contraire, font une loi de les éviter.
Qu'on me pardonne de m'être laissé entraîner au delà de mon sujet; mais qui peut vivre, qui peut écrire dans ce temps, et ne pas sentir et penser sur la révolution de France?
J'ai tracé l'esquisse imparfaite de l'ouvrage que je projette. La première partie que j'imprime à présent est fondée sur l'étude de son propre coeur, et les observations faites sur le caractère des hommes de tous les temps. Dans l'étude des constitutions, il faut se proposer pour but le bonheur, et pour moyen la liberté: dans la science morale de l'homme, c'est l'indépendance de l'âme qui doit être l'objet principal; ce qu'on peut avoir de Bonheur en est la suite. L'homme qui se vouerait à la poursuite de la félicité parfaite serait le plus infortuné des êtres; la nation qui n'aurait en vue que d'obtenir le dernier terme abstrait de la liberté métaphysique, serait la nation la plus misérable. Les législateurs doivent donc compter et diriger les circonstances, et les individus chercher à s'en rendre indépendants; les gouvernements doivent tendre au bonheur réel de tous, et les moralistes doivent apprendre aux individus à se passer de bonheur. Il y a du bien pour la masse dans l'ordre même des choses, et cependant il n'est pas de félicité pour les individus; tout concourt à la conservation de l'espèce, tout s'oppose, aux désirs de chacun, et les gouvernements, à quelques égards, représentant l'ensemble de la nature, peuvent atteindre à la perfection dont l'ordre général offre l'exemple; mais les moralistes, parlant aux hommes individuellement, à tous ces êtres emportés dans le mouvement de l'univers, ne peuvent leur promettre avec certitude aucune jouissance personnelle, que dans ce qui dépend toujours d'eux-mêmes. Il y a de l'avantage à se proposer pour but de son travail sur soi, la plus parfaite indépendance philosophique; les essais, même inutiles, laissent encore après eux des traces salutaires; agissant à la fois sur son être tout entier, on ne craint pas, comme dans les expériences sur les nations, de disjoindre, de séparer, d'opposer l'une à l'autre toutes les parties diverses du corps politique. L'on n'a point, au dedans de soi, de transactions à faire avec des obstacles étrangers; l'on mesure sa force, on triomphe ou l'on se soumet; tout est simple, tout est possible même; car s'il est absurde de considérer une nation comme un peuple de philosophes, il est vrai que chaque homme en particulier peut se flatter de le devenir. Je m'attends aux diverses objections de sentiment et de raisonnement qu'on pourra faire contre le système développé dans cette première partie. Rien n'est plus contraire, il est vrai, aux premiers mouvements de la jeunesse, que l'idée de se rendre indépendant des affections des autres; on veut d'abord consacrer sa vie à être aimé de ses amis, à captiver la faveur publique. Il semble qu'on ne s'est jamais assez mis à la disposition de ceux qu'on aime; qu'on ne leur ait jamais assez prouvé qu'on ne pouvait exister sans eux; que l'occupation, les services de tous les jours ne satisfassent pas assez au gré de la chaleur de l'âme, le besoin qu'on a de se dévouer, de se livrer en entier aux autres. On se fait un avenir tout composé des liens qu'on a formés; on se confie d'autant plus à leur durée que l'on est soi-même plus incapable d'ingratitude; on se sait des droits à la reconnaissance; on croit à l'amitié ainsi fondée plus qu'à aucun autre lien de la terre: tout est moyen, elle seule est le but. L'on veut aussi de l'estime publique, mais il semble que vos amis vous en sont les garants; on n'a rien fait que pour eux, ils le savent, ils le diront: comment la vérité, et la vérité du sentiment, ne persuaderait-elle pas? comment ne finirait-elle pas par être reconnue? Les preuves sans nombre qui s'échappent d'elle de toutes parts doivent enfin l'emporter sur la fabrication de la calomnie. Vos paroles, votre voix, vos accents, l'air qui vous environne, tout vous semble empreint de ce que vous êtes réellement, et l'on ne croit pas à la possibilité d'être longtemps mal jugé: c'est avec ce sentiment de confiance qu'on vogue à pleines voiles dans la vie. Tout ce qu'on a su, tout ce qu'on vous a dit de la mauvaise nature d'un grand nombre d'hommes, s'est classé dans votre tête comme l'histoire, comme tout ce qu'on apprend en morale sans l'avoir éprouvé. On ne s'avise d'appliquer aucune de ces idées générales à sa situation particulière; tout ce qui vous arrivera, tout ce qui vous entoure doit être une exception. Ce qu'on a d'esprit n'a point d'influence sur la conduite: là où il y a un coeur, il est seul écouté. Ce qu'on n'a pas senti soi-même est connu de la pensée, sans jamais diriger les actions. Mais à vingt-cinq ans, à cette époque précise où la vie cesse de croître, il se fait un cruel changement dans votre existence: on commence à juger votre situation; tout n'est plus avenir dans votre destinée; à beaucoup d'égards votre sort est fixé, et les hommes réfléchissent alors s'il leur convient d'y lier le leur. S'ils y voient moins d'avantages qu'ils n'avaient cru, si de quelque manière leur attente est trompée, au moment où ils sont résolus à s'éloigner de vous, ils veulent se motiver à eux-mêmes leur tort envers vous; ils vous cherchent mille défauts pour s'absoudre du plus grand de tous: les amis qui se rendent coupables d'ingratitude vous accablent pour se justifier; ils nient le dévouement, ils supposent l'exigence, ils essaient enfin de moyens séparés, de moyens contradictoires pour envelopper votre conduite et la leur d'une sorte d'incertitude que chacun explique à son gré. Quelle multitude de peines assiège alors le coeur qui voulait vivre dans les autres, et se voit trompé dans cette illusion! La perte des affections les plus chères n'empêche pas de sentir jusqu'au plus faible tort de l'ami qu'on aimait le moins. Votre système dévie est attaqué, chaque coup ébranle l'ensemble: celui-là aussi s'éloigne de moi, est une pensée douloureuse, qui donne au dernier lien qui se brise un prix qu'il n'avait pas auparavant. Le public aussi, dont on avait éprouvé la faveur, perd toute son indulgence; il aime les succès qu'il prévoit, il devient l'adversaire de ceux dont il est lui-même la cause; ce qu'il a dit, il l'attaque; ce qu'il encourageait, il veut le détruire: cette injustice de l'opinion fait souffrir aussi de raille manières en un jour. Tel individu qui vous déchire n'est pas digne que vous regrettiez son suffrage; mais vous souffrez de tous les détails d'une grande peine dont l'histoire se déroule à vos yeux: et déjà certain de ne point éviter son pénible terme, vous éprouvez cependant la douleur de chaque pas. Enfin le coeur se flétrit, la vie se décolore; on a des torts à son tour qui dégoûtent de soi comme des autres, qui découragent du système de perfection dont on s'était d'abord enorgueilli; on ne sait plus à quelle idée se reprendre, quelle route suivre désormais; à force de s'être confié sans réserve, on serait prêt à soupçonner injustement. Est-ce la sensibilité, est-ce la vertu qui n'est qu'un fantôme? et cette plainte sublime échappée à Brutus dans les champs de Philippes, doit-elle égarer la vie, ou commander de se donner la mort? C'est à cette époque funeste où la terre semble manquer sous nos pas, où, plus incertains sur l'avenir que dans les nuages de l'enfance, nous doutons de tout ce que nous croyions savoir, et recommençons l'existence avec l'espoir de moins. C'est à cette époque où le cercle des jouissances est parcouru, et le tiers de la vie à peine atteint, que ce livre peut être utile; il ne faut pas le lire avant, car je ne l'ai moi-même ni commencé, ni conçu qu'à cet âge. On m'objectera, peut-être aussi, qu'en voulant dompter les passions, je cherche à étouffer le principe des plus belles actions des hommes, des découvertes sublimes, des sentiments généreux: quoique je ne sois pas entièrement de cet avis, je conviens qu'il y a quelque chose de grand dans la passion; qu'elle ajoute, pendant qu'elle dure, à l'ascendant de l'homme; qu'il accomplit alors presque tout ce qu'il projette, tant la volonté ferme et suivie est une force active dans l'ordre moral: L'homme alors, emporté par quelque chose de plus puissant que lui, use sa vie, mais s'en sert avec plus d'énergie. Si l'âme doit être considérée seulement comme une impulsion, cette impulsion est plus vive quand la passion l'excite. S'il faut aux hommes sans passions l'intérêt d'un grand spectacle, s'ils veulent que les gladiateurs s'entre-détruisent à leurs yeux, tandis qu'ils ne seront que les témoins de ces affreux combats, sans doute il faut enflammer de toutes les manières ces êtres infortunés dont les sentiments impétueux animent ou renversent le théâtre du monde: mais quel bien en résultera-t-il pour eux? quel bonheur général peut-on obtenir par ces encouragements donnés aux passions de l'âme? Tout ce qu'il faut de mouvement à la vie sociale, tout l'élan nécessaire à la vertu existerait sans ce mobile destructeur. Mais, dira-t-on, c'est à diriger les passions et non à les vaincre qu'il faut consacrer ses efforts. Je n'entends pas comment on dirige ce qui n'existe qu'en dominant; il n'y a que deux états pour l'homme: ou il est certain d'être le maître au dedans de lui, et alors il n'a point de passions; ou il sent qu'il règne en lui-même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend entièrement d'elle. Tous ces traités avec la passion sont purement imaginaires; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les fers. Je n'ai point imaginé cependant de consacrer cet ouvrage à la destruction de toutes les passions; mais j'ai tâché d'offrir un système de vie qui ne fût pas sans quelques douceurs, à l'époque où s'évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie: ce système ne convient qu'aux caractères naturellement passionnés, et qui ont combattu pour reprendre l'empire; plusieurs de ces jouissances n'appartiennent qu'aux âmes jadis ardentes, et la nécessité de ces sacrifices ne peut être sentie que par ceux qui ont été malheureux. En effet, si l'on n'était pas né passionné, qu'aurait-on à craindre, de quel effort aurait-on besoin, que se passerait-il en soi qui pût occuper le moraliste, et l'inquiéter sur la destinée de l'homme? Pourrait-on aussi me reprocher de n'avoir pas traité séparément les jouissances attachées à l'accomplissement de ses devoirs, et les peines que font éprouver le remords qui suit le tort, ou le crime de les avoir bravées? Ces deux idées premières dans l'existence s'appliquent également à toutes les situations, à tous les caractères; et ce que j'ai voulu montrer seulement, c'est le rapport des passions de l'homme avec les impressions agréables ou douloureuses qu'il ressent au fond de son coeur. En suivant ce plan, je crois de même avoir prouvé qu'il n'est point de bonheur sans la vertu; revenir à ce résultat par toutes les routes est une nouvelle preuve de sa vérité. Dans l'analyse des diverses affections morales de l'homme, il se rencontrera quelquefois des allusions à la révolution de France; nos souvenirs sont tous empreints de ce terrible événement: d'ailleurs j'ai voulu que cette première partie fût utile à la seconde; que l'examen des hommes un à un pût préparer au calcul des effets de leur réunion en masse. J'ai espéré, je le répète, qu'en travaillant à l'indépendance morale de l'homme, on rendrait sa liberté politique plus facile, puisque chaque restriction qu'il faut imposer à cette liberté est toujours commandée par l'effervescence de telle ou telle passion.
Enfin, de quelque manière que l'on juge mon plan, ce qui est certain, c'est que mon unique but a été de combattre le malheur sous toutes ses formes, d'étudier les pensées, les sentiments, les institutions qui causent de la douleur aux hommes, pour chercher quelle est la réflexion, le mouvement, la combinaison, qui pourraient diminuer quelque chose de l'intensité des peines de l'âme: l'image de l'infortune, sous quelque aspect qu'elle se présente, et me poursuit, et m'accable. Hélas! j'ai tant éprouvé ce que c'était que souffrir, qu'un attendrissement inexprimable, une inquiétude douloureuse s'emparent de moi, à la pensée des malheurs de tous et de chacun; des chagrins inévitables et des tourments de l'imagination; des revers de l'homme juste, et même aussi des remords du coupable; des blessures du coeur, les plus touchantes de toutes, et des regrets dont on rougit sans les éprouver moins; enfin, de tout ce qui fait verser des larmes, ces larmes que les anciens recueillaient dans une urne consacrée, tant la douleur de l'homme était auguste à leurs yeux. Ah! ce n'est pas assez d'avoir juré que, dans les limites de son existence, de quelque injustice, de quelque tort qu'on fût l'objet, on ne causerait jamais volontairement une peine, on ne renoncerait jamais volontairement à la possibilité d'en soulager une; il faut essayer encore si quelque ombre de talent, si quelque faculté de méditation ne pourrait pas faire trouver la langue dont la mélancolie ébranle doucement le coeur, ne pourrait pas aider à découvrir à quelle hauteur philosophique les armes qui blessent n'atteindraient plus. Enfin, si le temps et l'étude apprenaient comment on peut donner aux principes politiques assez d'évidence pour qu'ils ne fussent plus l'objet de deux religions, et par conséquent des plus sanglantes fureurs, il semble que l'on aurait du moins offert un examen complet de tout ce qui livre la destinée de l'homme à la puissance du malheur.
SECTION PREMIÈRE.
DES PASSIONS.
CHAPITRE PREMIER.
De l'amour de la gloire.
De toutes les passions dont le coeur humain est susceptible, il n'en est point qui ait un caractère aussi imposant que l'amour de la gloire: on peut trouver la trace de ses mouvements dans la nature primitive de l'homme, mais ce n'est qu'au milieu de la société que ce sentiment acquiert sa véritable force. Pour mériter le nom de passion, il faut qu'il absorbe toutes les autres affections de l'âme, et ses plaisirs comme ses peines n'appartiennent qu'au développement entier de sa puissance.
Après cette sublimité de vertu, qui fait trouver dans sa propre conscience le motif et le but de sa conduite, le plus beau des principes qui puisse mouvoir notre âme est l'amour de la gloire. Je laisse au sens de ce mot sa propre grandeur en ne le séparant pas de la valeur réelle des actions qu'il doit désigner. En effet, une gloire véritable ne peut être acquise par une célébrité relative; on en appelle toujours à l'univers et à la postérité pour confirmer le don d'une si auguste couronne; elle ne doit donc rester qu'au génie ou à la vertu. C'est en méditant sur l'ambition que je parlerai de tous les succès éphémères qui peuvent imiter ou rappeler la gloire; mais c'est d'elle-même, c'est-à-dire, de ce qui est vraiment grand et juste, que je veux d'abord m'occuper; et pour juger son influence sur le bonheur, je ne craindrai point de la faire paraître dans toute la séduction de son éclat.
Le digne et sincère amant de la gloire propose un beau traité au genre humain; il lui dit: «Je consacrerai mes talents à vous servir; ma passion dominante m'excitera sans cesse à faire jouir un plus grand nombre d'hommes des résultats heureux de mes efforts; le pays, le peuple qui m'est inconnu, aura des droits aux fruits de mes veilles; tout ce qui pense est en relation avec moi; et, dégagé de la puissance environnante des sentiments individuels, c'est à l'étendue seule de mes bienfaits que je mesurerai mon bonheur: pour prix de ce dévouement, je ne vous demande que de le célébrer; chargez la renommée d'acquitter votre reconnaissance. La vertu, j'en conviens, sait jouir d'elle-même; moi, j'ai besoin de vous pour obtenir le prix qui m'est nécessaire pour que la gloire de mon nom soit unie au mérite de mes actions.» Quelle franchise, quelle simplicité dans ce contrat! comment se peut-il que les nations n'y soient jamais restées fidèles, et que le génie seul en ait accompli les conditions?
C'est, sans doute, une jouissance enivrante que de remplir l'univers de son nom, d'exister tellement au delà de soi, qu'il soit possible de se faire illusion et sur l'espace et sur la durée de la vie, et de se croire quelques-uns des attributs métaphysiques de l'infini. L'âme se remplit d'un orgueilleux plaisir par le sentiment habituel que toutes les pensées d'un grand nombre d'hommes sont dirigées sur vous; que vous existez en présence de leur espoir; que chaque méditation de votre esprit peut influer sur beaucoup de destinées; que de grands événements se développent au dedans de vous, et commandent, au nom du peuple, qui compte sur vos lumières, la plus vive attention à vos propres pensées. Les acclamations de la foule remuent l'âme, et par les réflexions qu'elles font naître, et par les commotions qu'elles excitent: toutes ces formes animées, enfin, sous lesquelles la gloire se présente, doivent transporter la jeunesse d'espérance et l'enflammer d'émulation. Les routes qui conduisent à un si grand but sont remplies de charmes; les occupations que commande l'ardeur d'y parvenir sont elles-mêmes une jouissance; et, dans la carrière des succès, ce qu'il y a souvent de plus heureux, c'est la suite d'intérêts qui les précèdent et s'emparent activement de la vie. La gloire des écrits et celle des actions sont soumises à des combinaisons différentes; la première, empruntant quelque chose des plaisirs solitaires, peut participer à leurs bienfaits; mais ce n'est pas elle qui rend sensibles tous les signes de cette grande passion; ce n'est pas ce génie dominateur qui dans un instant sème, recueille et se couronne; dont l'éloquence entraînante, ou le courage vainqueur décident instantanément du sort des siècles et des empires; ce n'est pas cette émotion toute-puissante dans ses effets, qui commande en inspirant une volonté pareille, et saisit dans le présent toutes les jouissances de l'avenir. Le génie des actions est dispensé d'attendre la tardive justice que le temps traîne à sa suite; il fait marcher sa gloire en avant comme la colonne enflammée qui jadis éclairait la marche des Israélites. La célébrité qu'on peut acquérir par les écrits est rarement contemporaine; mais alors même qu'on obtient cet heureux avantage, comme il n'y a rien d'instantané dans ses effets, d'ardent dans son éclat, une telle carrière ne peut, comme la gloire active, donner le sentiment complet de sa force physique et morale, assurer l'exercice de toutes ses facultés, enivrer enfin par la certitude de la puissance de son être. C'est donc au plus haut point de bonheur que l'amour de la gloire puisse donner, qu'il faut s'attacher pour en mieux juger les obstacles et les malheurs.
La première des difficultés, dans tous les gouvernements où les distinctions héréditaires sont établies, c'est la réunion des circonstances qui donnent de l'éclat à la vie; les efforts que l'on fait pour sortir d'une situation obscure, pour jouer un rôle sans y être appelé, déplaisent à la plupart des hommes. Ceux que leur destinée approche des premières places, croient voir une preuve de mépris pour eux dans l'espérance que l'on conçoit de franchir l'espace qui en sépare, et de se mettre, par ses talents, au niveau de leur destinée. Les individus de la même classe que soi, qui se sont résignés à n'en pas sortir, attribuant bien plutôt cette résolution à leur sagesse qu'à leur médiocrité, appellent folie une conduite différente, et sans juger la diversité des talents, se croient faits pour les mêmes circonstances. Dans les monarchies aristocratiquement constituées, la multitude se plaît quelquefois, par un esprit dominateur, à relever celui que le hasard a délaissé; mais ce même esprit ne lui permet pas d'abandonner ses droits sur l'existence qu'elle a créée; le peuple regarde cette existence comme l'oeuvre de ses mains; et si le sort, la superstition, la magie, une puissance, enfin, indépendante des hommes, n'entre pas dans la destinée de celui qui, dans un état monarchique, doit son élévation à l'opinion du peuple, il ne conservera pas longtemps une gloire que les suffrages seuls créent et récompensent, qui puise à la même source son existence et son éclat; le peuple ne soutiendra pas son ouvrage, et ne se prosternera pas devant une force dont il se sent le principal appui. Ceux qui, sous un tel ordre de choses, sont nés dans la classe privilégiée, ont à quelques égards beaucoup de données utiles; mais d'abord la chance des talents se resserre, et à proportion du nombre, et plus encore par l'espèce de négligence qu'inspirent de certains avantages: mais quand le génie élève celui que les rangs de la monarchie avaient déjà séparé du reste de ses concitoyens, indépendamment des obstacles communs à tous, il en est qui sont personnels à cette situation. Des rivaux en plus petit nombre, des rivaux qui se croient vos égaux à plusieurs égards, se pressent davantage autour de vous, et lorsqu'on veut les écarter, rien n'est plus difficile que de savoir jusqu'à quel point il faut se livrer à la popularité, en jouissant de distinctions impopulaires. Il est presque impossible de connaître toujours avec certitude le degré d'empressement qu'il faut montrer à l'opinion générale: certaine de sa toute-puissance, elle en a la pudeur, et veut du respect sans flatterie; la reconnaissance lui plaît, mais elle se dégoûte de la servitude, et rassasiée de souveraineté, elle aime le caractère indépendant et fier, qui la fait douter un moment de son autorité, pour lui en renouveler la jouissance. Ces difficultés générales redoublent pour le noble, qui dans une monarchie veut obtenir une gloire véritable; s'il dédaigne la popularité, il est haï: un plébéien dans un état démocratique peut obtenir l'admiration en bravant la popularité; mais si un noble adopte une telle conduite dans un état monarchique, au lieu de se donner l'éclat du courage, il ne fera croire qu'à son orgueil; et si cependant, pour éviter ce blâme, il recherche la popularité, il est sans cesse près du soupçon ou du ridicule. Les hommes ne veulent pas qu'on renonce totalement à ses intérêts personnels, et ce qui est, à un certain point, contre leur nature, est déjoué par eux: il n'y a que la vie qu'on puisse sacrifier avec éclat; l'abandon des autres avantages, quoique bien plus rare et plus estimable, est représenté comme une sorte de duperie; et quoique ce soit le plus haut degré du dévouement, dès qu'il est nommé duperie, il n'excite plus l'enthousiasme de ceux même qui sont l'objet du sacrifice. Les nobles donc, placés entre la nation et le monarque, entre leur existence politique et l'intérêt général, obtiennent difficilement de la gloire ailleurs que dans les armées. La plupart de ces considérations ne peuvent s'appliquer aux succès militaires; la guerre ne laisse à l'homme, de sa nature, que ses facultés physiques; pendant que cet état dure, il se soumet à la valeur, à l'audace, au talent qui fait vaincre, comme les corps les plus faibles suivent l'impulsion des plus forts. L'être moral n'est de rien dans la bataille, et voilà pourquoi les soldats ont plus de constance dans leur attachement pour leurs généraux, que les citoyens dans leur reconnaissance pour leurs administrateurs.
Dans les républiques, si elles sont constituées sur la seule base de l'aristocratie, tous les membres d'une même classe sont un obstacle à la gloire de chacun d'eux; cet esprit de modération qu'avec tant de raison Montesquieu a désigné comme le principe des républiques aristocratiques, cet esprit de modération ne s'accorde pas avec les élans du génie: un grand homme, s'il voulait se montrer tel, précipiterait la marche égale et soutenue de ces gouvernements; et comme l'utilité est le principe de l'admiration, dans un état où les grands talents ne peuvent s'exercer d'une manière avantageuse à tous, ils ne se développent pas, ou sont étouffés, ou sont contenus dans une certaine limite qui ne leur permet pas d'atteindre à la célébrité. On ne sait pas au dehors un nom propre du gouvernement de Venise, du gouvernement sage et paternel de la république de Berne; un même esprit dirige, depuis plusieurs siècles, des individus différents; et si un homme lui donnait son impulsion particulière, il naîtrait des chocs dans une organisation dont l'unité fait tout à la fois le repos et la force.
Pour les républiques populaires, il faut distinguer deux époques tout à fait différentes, celle qui a précédé l'imprimerie, et celle qui est contemporaine du plus grand développement possible de la liberté de la presse. Celle qui a précédé l'imprimerie devait être favorable à l'ascendant d'un homme sur les autres hommes. Les lumières n'étant point disséminées, celui qui avait reçu des talents supérieurs, une raison forte, avait de grands moyens d'agir sur la multitude; le secret des causes n'était pas connu, l'analyse n'avait pas changé en science positive la magie de tous les effets; enfin, l'on pouvait être étonné, par conséquent entraîné; et des hommes croyaient qu'un d'entre eux était nécessaire à tous. De là les grands dangers que courait la liberté; de là les factions toujours renaissantes; car les guerres d'opinions finissent avec les événements qui les décident, avec les discussions qui les éclairent; mais la puissance des hommes supérieurs se renouvelle avec chaque génération, et déchire ou asservit la nation qui se livre sans mesure à cet enthousiasme. Mais lorsque la liberté de la presse, et, ce qui est plus encore, la multiplicité des journaux, rend publiques chaque jour les pensées de la veille, il est presque impossible qu'il existe dans un tel pays ce qu'on appelle de la gloire; il y a de l'estime, parce que l'estime ne détruit pas l'égalité, et que celui qui l'accorde, juge au lieu de s'abandonner; mais l'enthousiasme pour les hommes en est banni. Il y a dans tous les caractères des défauts qui jadis n'étaient découverts que par le flambeau de l'histoire, ou par un très-petit nombre de philosophes contemporains que le mouvement général n'avait point enivrés; aujourd'hui celui qui veut se distinguer est en guerre avec l'amour-propre de tous; on le menace du niveau à chaque pas qui l'élève, et la masse des hommes éclairés prend une sorte d'orgueil actif, destructeur des succès individuels. Si l'on veut examiner la cause du grand ascendant que dans Athènes, qu'à Rome, des génies supérieurs ont obtenu, de l'empire presque aveugle que dans les temps anciens ils ont exercé sur la multitude, on verra que l'opinion n'a jamais été fixée par l'opinion même, que c'est à quelques pouvoirs différents d'elle, à l'appui de quelque superstition que sa constance a été due. Tantôt ce sont des rois, qui jusqu'à la fin de leur vie ont conservé la gloire qu'ils avaient obtenue; mais les peuples croyaient alors que la royauté avait une origine céleste: tantôt on voit Numa inventer une fable pour faire accepter des lois que la sagesse lui dictait, se fiant plus à la crédulité qu'à l'évidence. Les meilleurs généraux romains, quand ils voulaient donner une bataille, déclaraient que l'examen du vol des oiseaux les forçait à la livrer. C'est ainsi que les hommes habiles de l'antiquité ont caché le conseil de leur génie sous l'apparence d'une superstition, évitant ce qui peut avoir des juges, quoique certains d'avoir raison. Enfin, chaque découverte des sciences, en enrichissant la masse, diminue l'empire individuel de l'homme. Le genre humain hérite du génie, et les véritables grands hommes sont ceux qui ont rendu leurs pareils moins nécessaires aux générations suivantes. Plus on laisse aller sa pensée dans la carrière future de la perfectibilité possible, plus on y voit les avantages de l'esprit dépassés par les connaissances positives, et le mobile de la vertu plus efficace que la passion de la gloire. On trouvera peut-être que ce siècle ne donne encore l'idée d'aucun progrès en ce genre; mais il faut dans l'effet actuel voir la cause future, pour juger un événement tout entier. Celui qui n'aperçoit dans les mines, où les métaux se préparent, que le feu dévorant qui semble tout consumer, ne connaît point la marche de la nature, et ne sait se peindre l'avenir qu'en multipliant le présent. Mais de quelque manière qu'on juge ces réflexions, je reviens aux considérations générales qui s'appliquent à tous les pays et à tous les temps sur les obstacles et les malheurs attachés à la passion de la gloire.
Quand les difficultés des premiers pas sont vaincues, il se forme à l'instant deux partis sur une même réputation; non parce qu'il y a deux manières de la considérer, mais parce que l'ambition parie pour ou contre. Celui qui veut être l'adversaire des grands succès reste passif tant que dure leur éclat; et c'est pendant ce temps, au contraire, que les amis ne cessent d'agir en votre faveur; ils arrivent déjà fatigués à l'époque du malheur, lorsqu'il suffit au public du mobile seul de la curiosité, pour se lasser des mêmes éloges; les ennemis paraissent avec des armes toutes nouvelles, tandis que les amis ont émoussé les leurs, en les faisant inutilement briller autour du char de triomphe. On se demande pourquoi l'amitié a moins de persistance que la haine; c'est qu'il y a plusieurs manières de renoncer à l'une, et que pour l'autre le danger et la honte sont partout ailleurs que dans le succès. Les amis peuvent si aisément attribuer, à la bonté de leur âme l'exagération de leur enthousiasme, à l'oubli qu'on a fait de leurs conseils, les derniers revers qu'on a éprouvés; il y a tant de manières de se louer en abandonnant son ami, que les plus légères difficultés décident à prendre ce parti: mais la haine, dès ses premiers pas, engagée sans retour, se livre à toutes les ressources des situations désespérées; de ces situations dont les nations, comme les individus, échappent presque toujours, parce que l'homme faible même ne voit alors de secours possible que dans l'exercice du courage.
En étudiant le petit nombre d'exceptions à l'inconstance de la faveur publique, on est étonné de voir que c'est à des circonstances, et jamais au talent seul, qu'on doit les rapporter. Un danger présent a pu contraindre le peuple à retarder son injustice; une mort prématurée en a quelquefois précédé le moment; mais la réunion des observations, qui font le code de l'expérience, prouve que la vie si courte des hommes est encore d'une plus longue durée que les jugements et les affections de leurs contemporains. Le grand homme qui arrive à la vieillesse doit parcourir plusieurs époques d'opinions diverses ou contraires. Ces oscillations cessent avec les passions qui les produisent; mais on vit au milieu d'elles, et leur choc, qui ne peut rien sur le jugement de la postérité, détruit le bonheur présent qui est exposé à tous les coups. Les événements du hasard, ceux qu'aucune des puissances de la pensée ne peut soumettre, sont cependant placés, par la voix publique, sur la responsabilité du génie. L'admiration est une sorte de fanatisme qui veut des miracles; elle ne consent à accorder à un homme une place au-dessus de tous les autres, à renoncer à l'usage de ses propres lumières pour le croire et lui obéir, qu'en lui supposant quelque chose de surnaturel qui ne peut se comparer aux facultés humaines. Il faudrait, pour se défendre d'une telle erreur, être modeste et juste, reconnaître à la fois les bornes du génie et sa supériorité sur nous; mais dès qu'il devient nécessaire de raisonner sur les défaites, de les expliquer par des obstacles, de les excuser par des malheurs, c'en est fait de l'enthousiasme: il a, comme l'imagination, besoin d'être frappé par les objets extérieurs; et la pompe du génie, c'est le succès. Le public se plaît à donner à celui qui possède; et, comme ce sultan des Arabes qui s'éloignait d'un ami poursuivi par l'infortune, parce qu'il craignait la contagion de la fatalité, les revers éloignent les ambitieux, les faibles, les indifférents, tous ceux enfin qui trouvent, avec quelque raison, que l'éclat de la gloire doit frapper involontairement; que c'est à elle à commander le tribut qu'elle demande; que la gloire se compose des dons de la nature et du hasard; et que personne n'ayant le besoin d'admirer, celui qui veut ce sentiment ne l'obtient point de la volonté, mais de la surprise, et le doit aux résultats du talent, bien plus qu'à la propre valeur de ce talent même.
Si les revers de la fortune désenchantent l'enthousiasme, que sera-ce s'il s'y mêle des torts qui, cependant, se trouvent souvent réunis aux qualités les plus éminentes? Quel vaste champ pour les découvertes des esprits médiocres! comme ils sont sûrs d'avoir prévu ce qu'ils comprennent encore à peine! comme le parti qu'ils auraient pris eût été meilleur! que de lumières ils puisent dans l'événement! que de retours satisfaisants dans la critique d'un autre! Comme personne ne s'occupe d'eux, personne ne songe à les attaquer: eh bien, ils prennent ce silence pour le garant de leur supériorité: parce qu'il y a une bataille perdue, ils pensent qu'ils l'ont gagnée: et les revers d'un grand homme se changent en palmes pour les sots. Quoi donc! l'opinion se composerait-elle de leurs suffrages?… Oui, la gloire contemporaine leur est soumise, car c'est l'enthousiasme de la multitude qui la caractérise; le mérite réel est indépendant de tout, mais la réputation acquise par ce mérite n'obtient le nom de gloire qu'au bruit des acclamations de la foule. Si les Romains sont insensibles à l'éloquence de Cicéron, son génie nous reste; mais où, pendant sa vie, trouvera-t-il sa gloire? Les géomètres, ne pouvant être jugés que par leurs pairs, obtiennent d'un petit nombre de savants des titres incontestables à l'admiration de leurs contemporains; mais la gloire des actions doit être populaire. Les soldats jugent leur général, la nation ses administrateurs: quiconque a besoin du suffrage des autres a mis tout à la fois sa vie sous la puissance du calcul et du hasard, de manière que le travail du calcul ne peut lui répondre des chances du hasard, et que les chances du hasard ne peuvent le dispenser du travail du calcul. Non, pourrait-on dire, le jugement de la multitude est impartial, puisque aucune passion envieuse et personnelle ne l'inspire; son impulsion toujours vraie doit être juste. Mais, par cela même que ses mouvements sont naturels et spontanés, ils appartiennent à l'imagination; un ridicule détruit à ses yeux l'éclat d'une vertu; un soupçon peut la dominer par la terreur; des promesses exagérées l'emportent sur des services prudents; les plaintes d'un seul l'émeuvent plus fortement que la silencieuse reconnaissance du grand nombre; enfin, mobile parce qu'elle est passionnée; passionnée, parce que les hommes réunis ne se communiquent qu'à l'aide de cette électricité, et ne mettent en commun que leurs sentiments: ce ne sont pas les lumières de chacun, mais l'impulsion générale qui produit un résultat, et cette impulsion, c'est l'individu le plus exalté qui la donne. Une idée peut se composer des réflexions de plusieurs; un sentiment sort tout entier de l'âme qui l'éprouve; la multitude qui l'adopte a pour opinion l'injustice d'un homme exercée par l'audace de tous; par cette audace qui se fonde et sur la force, et plus encore sur l'impossibilité d'être atteint par aucun genre de responsabilité individuelle. Le spectacle de la France a rendu ces observations plus sensibles, mais, dans tous les temps, l'amant de la gloire a été soumis au joug démocratique; c'est de la nation seule qu'il recevait ses pouvoirs; c'est par son élection qu'il obtenait sa couronne; et quels que fussent ses droits à la porter, quand le peuple retirait ses suffrages au génie, il pouvait protester, mais il ne régnait plus. N'importe, s'écrieront quelques âmes ardentes, n'existât-il qu'une chance de succès contre mille probabilités de revers, il faudrait tenter une carrière dont le but se perd dans les cieux, et donne à l'homme après lui ce que la mémoire des hommes peut conquérir sur le passé: un jour de gloire est si multiplié par notre pensée qu'il peut suffire à toute la vie. Les plus nobles devoirs s'accomplissent en parcourant la route qui conduit à la gloire; et le genre humain serait resté sans bienfaiteurs si cette émulation sublime n'eût pas encouragé leurs efforts.
D'abord, je crois que l'amour de l'éclat a rendu moins de services aux hommes que la simple impulsion des vertus obscures ou des recherches persévérantes. Les plus grandes découvertes ont été faites dans la retraite de l'homme savant, et les plus belles actions, inspirées par les mouvements spontanés de l'âme, se rencontrent souvent dans l'histoire d'une vie inconnue; c'est donc seulement dans son rapport avec celui qui l'éprouve qu'il faut considérer la passion de la gloire. Par une sorte d'abstraction métaphysique, on dit souvent que la gloire vaut mieux que le bonheur; mais cette assertion ne peut s'entendre que par les idées accessoires qu'on y attache: on met alors en opposition les jouissances de la vie privée avec l'éclat d'une grande existence; mais donner à quelque chose la préférence sur le bonheur, serait un contre-sens moral absolu. L'homme vertueux ne fait de grands sacrifices que pour fuir la peine du remords, et s'assurer des récompenses au dedans de lui: enfin, la félicité de l'homme lui est plus nécessaire que sa vie, puisqu'il se tue pour échapper à la douleur. S'il est donc vrai que choisir le malheur est un mot qui implique contradiction en lui-même, la passion de la gloire, comme tous les sentiments, doit être jugée par son influence sur le bonheur.
Les amants, les ambitieux mêmes peuvent se croire, dans quelques moments, au comble de la félicité; comme le terme de leurs espérances leur est connu, ils doivent être heureux du moins à l'instant où ils l'atteignent: mais cette rapide jouissance même ne peut jamais appartenir à l'homme qui prétend à la gloire; ses limites ne sont fixées par aucun sentiment, ni par aucune circonstance. Alexandre, après la conquête du monde, s'affligeait de ne pouvoir faire parvenir jusqu'aux étoiles l'éclat de son nom. Cette passion ne connaît que l'avenir, ne possède que l'espérance; et si on l'a souvent présentée comme l'une des plus fortes preuves de l'immortalité de l'âme, c'est parce qu'elle semble vouloir régner sur l'infini, de l'espace et l'éternité des temps. Si la gloire est un moment stationnaire, elle recule dans l'esprit, des hommes, et aux yeux même de celui qui s'en voyait l'objet: sa possession émeut l'âme si fortement, exalte à un tel degré toutes les facultés qu'un moment de calme, dans les objets extérieurs, ne sert qu'à diriger sur soi toute l'agitation de sa pensée: le repos est si loin, le vide est si près, que la cessation de l'action est toujours le plus grand malheur à craindre. Comme il n'y a jamais rien de suffisant dans les plaisirs de la gloire, l'âme ne peut être remplie que par leur attente, ceux qu'elle obtient ne servent qu'à la rapprocher de ceux qu'elle désire; et si l'on était parvenu au faîte de la grandeur, une circonstance inaperçue, un obscur hommage refusé, deviendraient l'objet de la douleur et de l'envie. Aman, vainqueur des Juifs, était malheureux de n'avoir pu courber l'orgueil de Mardochée. Cette passion conquérante n'estime que ce qui lui résiste; elle a besoin de l'admiration qu'on lui refuse, comme de la seule qui soit au-dessus de celle qu'on lui accorde; toute la puissance de l'imagination se développe en elle, parce qu'aucun sentiment du coeur ne la ramène par intervalles à la vérité; quand elle atteint à un but, ses tourments s'accroissent; son plus grand charme étant l'activité qu'elle assure à chaque moment du jour, l'un de ses prestiges est détruit quand cette activité n'a plus d'aliment. Toutes les passions, sans doute, ont des caractères communs, mais aucune ne laisse après elle autant de douleurs que les revers de la gloire. Il n'y a rien d'absolu pour l'homme dans la nature, il ne juge que parce qu'il compare; la douleur physique même est soumise à cette loi: ce qu'il y a de plus violent dans le plaisir ou dans la douleur est donc causé par le contraste; et quelle opposition plus terrible que la possession ou la perte de la gloire! Celui dont la renommée parcourait le monde entier ne voit autour de lui qu'un vaste oubli: un amant n'a de larmes à verser que sur les traces de ce qu'il aime; tous les pas d'hommes retracent, à celui qui jadis occupait l'univers, l'ingratitude et l'abandon.
La passion de la gloire excite le sentiment et la pensée au delà de leurs propres forces; mais loin que le retour à l'état naturel soit une jouissance, c'est une sensation d'abattement et de mort: les plaisirs de la vie commune ont été usés sans avoir été sentis; on ne peut même les retrouver dans ses souvenirs; ce n'est point par la raison ou la mélancolie qu'on est ramené vers eux, mais par la nécessité, funeste puissance qui brise tout ce qu'elle courbe. L'un des caractères de ce long malheur est de finir par s'accuser soi-même: tant qu'on en est encore aux reproches que méritent les autres, l'âme peut sortir d'elle-même; mais le repentir concentre toutes les pensées, et, dans ce genre de douleur, le volcan se referme pour consumer en dedans. Tant d'actions composent la vie d'un homme célèbre, qu'il est impossible qu'il ait assez de force dans la philosophie ou dans l'orgueil, pour ne reprocher aucune faute à son esprit: le passé prenant dans sa pensée la place qu'occupait l'avenir, son imagination vient se briser contre ce temps immuable, et lui fait parcourir, en arrière, des abîmes aussi vastes que l'étaient, en avant, les heureux champs de l'espérance.
L'homme, jadis comblé de gloire, qui veut abdiquer ses souvenirs, et se vouer aux relations particulières, ne saurait y accoutumer ni lui, ni les autres; on ne jouit point par effort des idées simples; il faut, pour être heureux par elles, un concours de circonstances qui éloignent naturellement tout autre désir. L'homme accoutumé à compter avec l'histoire ne peut plus être intéressé pour les événements d'une existence commune; on ne retrouve en lui aucun des mouvements qui le caractérisaient; il ne sent plus la vie, il s'y résigne. On confie longtemps les peines du coeur, parce que leur durée même est honorable, parce qu'elles répondent à trop de souvenirs dans l'âme des autres, pour que ce soit parler de soi que d'en entretenir; mais comme la philosophie et la fierté doivent vaincre ou cacher les regrets causés même par la plus noble ambition, l'homme qui les éprouve ne s'abandonne point à les avouer entièrement. L'attention constante sur soi est un détail de jouissance pendant la prospérité, c'est une peine habituelle quand on est retombé dans une situation privée. Enfin, aimer! ce bien dont la nature céleste est seule en disparate avec toute la destinée humaine; aimer! n'est plus un bonheur accordé à celui que la passion de la gloire a dominé longtemps: ce n'est pas que son âme soit endurcie, mais elle est trop vaste pour être remplie par un seul objet; d'ailleurs, les réflexions que l'on est conduit à faire sur les hommes en général, lorsqu'on entretient avec eux des rapports publics, rendent impossible la sorte d'illusion qu'il faut, pour voir un individu à une distance infinie de tous les autres. Loin aussi que de grandes pertes attachent au genre de bien qui reste, elles affranchissent de tout à la fois; on ne se supporte que dans une indépendance absolue, sans aucun point de comparaison entre le présent et le passé. Le génie, qui sut adorer et posséder la gloire, repousse tout ce qui voudrait occuper la place de ses regrets mêmes; il aime mieux mourir que déroger. Enfin, quoique cette passion soit pure dans son origine et noble dans ses efforts, le crime seul dérange plus qu'elle l'équilibre de l'âme; elle la fait sorti violemment de l'ordre naturel, et rien ne peut jamais l'y ramener.
En m'attachant avec une sorte d'austérité à l'examen de tout ce qui doit détourner de l'amour de la gloire, j'ai eu besoin d'un grand effort de réflexion; j'étais distraite par l'enthousiasme; tant de noms célèbres s'offraient à ma pensée, tant d'ombres glorieuses, qui semblaient s'offenser de voir braver leur éclat, pour pénétrer jusqu'à la source de leur bonheur. C'est de mon père enfin, c'est de l'homme de ce temps qui a recueilli le plus de gloire, et qui en retrouvera le plus dans la justice impartiale des siècles, que je craignais surtout d'approcher, en décrivant toutes les périodes du cours éclatant de la gloire. Mais ce n'est pas à l'homme qui a montré, pour le premier objet de ses affections, une sensibilité aussi rare que son génie; ce n'est pas à lui que peut convenir un seul des traits dont j'ai composé ce tableau; et si je m'aidais des souvenirs que je lui dois, ce serait pour montrer combien l'amour de la vertu peut apporter de changement dans la nature et les malheurs de la passion de la gloire.
Poursuivant le projet que j'ai embrassé, je ne cherche point à détourner l'homme de génie de répandre ses bienfaits sur le genre humain; mais je voudrais retrancher des motifs qui l'animent le besoin des récompenses de l'opinion; je voudrais retrancher ce qui est l'essence des passions, l'asservissement à la puissance des autres.
CHAPITRE II.
De l'ambition.
En parlant de l'amour de la gloire, je ne l'ai considéré que dans sa plus parfaite sublimité, alors qu'il naît du véritable talent, et n'aspire qu'à l'éclat de la renommée. Par l'ambition, je désigne la passion qui n'a pour objet que la puissance, c'est-à-dire la possession des places, des richesses, ou des honneurs qui la donnent; passion que la médiocrité doit aussi concevoir, parce qu'elle peut en obtenir les succès.
Les peines attachées à cette passion sont d'une autre nature que celles de l'amour de la gloire; son horizon étant plus resserré, et son but positif, toutes les douleurs qui naissent d'un agrandissement de l'âme en disproportion avec le sort de l'humanité, ne sont pas éprouvées par les ambitieux. L'intime pensée des hommes n'est point l'objet de leur inquiétude; le suffrage des étrangers n'enflamme point leurs désirs: le pouvoir, c'est-à-dire, le droit d'influer sur les pensées extérieures et d'être loué partout où l'on commande, voilà ce qu'obtient l'ambition. Elle est, sous beaucoup de rapports, en contraste avec l'amour de la gloire. En les comparant donc, je donnerai naturellement un nouveau développement au chapitre que je viens de finir.
Tout est fixé d'avance dans l'ambition; ses chagrins et ses plaisirs sont soumis à des événements déterminés; l'imagination a peu d'empire sur la pensée des ambitieux, car rien n'est plus réel que les avantages du pouvoir. Les peines donc qui naissent de l'exaltation de l'âme ne sont point connues par les ambitieux; mais si le vague de l'imagination offre un champ à la douleur, elle présente aussi beaucoup d'espace pour s'élever au-dessus de tout ce qui nous entoure, éviter la vie, et se perdre dans l'avenir. Dans l'ambition, au contraire, tout est présent, tout est positif; rien n'apparaît au delà du terme, rien ne reste après le malheur, et c'est par l'inflexibilité du calcul et le néant du passé qu'on doit estimer ses avantages et ses pertes.
Obtenir et conserver le pouvoir, voilà tout le plan d'un ambitieux. Il ne peut jamais s'abandonner à aucun de ses mouvements, car il est rare que la nature soit un bon guide dans la route de la politique; et, par un contraste cruel, cette passion, assez violente pour vaincre tous les obstacles, condamne à la réserve continuelle qu'exige la contrainte de soi-même; il faut qu'elle agisse avec une égale force pour exciter et pour retenir. L'amour de la gloire peut s'abandonner; la colère, l'enthousiasme d'un héros ont quelquefois aidé son génie; et quand ses sentiments étaient honorables, ils le servaient assez; mais l'ambition n'a qu'un seul but. Celui qui prise ainsi le pouvoir est insensible à tout autre genre d'éclat; cette disposition suppose une sorte de mépris pour le genre humain, une personnalité concentrée qui ferme l'âme aux autres jouissances. Le feu de cette passion dessèche; il est âpre et sombre, comme tous les sentiments qui, voués au secret par notre propre jugement sur leur nature, sont d'autant plus puissants que jamais on ne les exprime. L'homme ambitieux sans doute, alors qu'il a atteint ce qu'il recherche, ne ressent point ce désir inquiet qui reste après les triomphes de la gloire, son objet est en proportion avec lui; et comme en le perdant il ne lui restera point de ressources personnelles, en le possédant il ne sent point de vide. Le but de l'ambition est certainement aussi plus facile à obtenir que celui de la gloire; et comme le sort de l'ambitieux dépend d'un moins grand nombre d'individus que celui de l'homme célèbre, sous ce rapport il est moins malheureux. Il importe, cependant bien plus de détourner de l'ambition que de l'amour de la gloire. Ce dernier sentiment est presque aussi rare que le génie, et presque jamais il n'est séparé des grands talents qui font son excuse; comme si la Providence, dans sa bonté, n'avait pas voulu qu'une telle passion pût être unie à l'impossibilité de la satisfaire, de peur que l'âme n'en fut dévorée: mais l'ambition au contraire est à la portée de la majorité des esprits, et ce serait plutôt la supériorité que la médiocrité qui en éloignerait; il y a d'ailleurs une sorte de réflexion philosophique qui pourrait faire illusion aux penseurs mêmes sur les avantages de l'ambition, c'est que le pouvoir est la moins malheureuse de toutes les relations qu'on peut entretenir avec un grand nombre d'hommes.
La connaissance parfaite des hommes doit mener, ou à s'affranchir de leur joug, ou à les dominer par la puissance. Ce qu'ils attendent de vous, ce qu'ils en espèrent, efface leurs défauts, et fait ressortir toutes leurs qualités. Ceux qui ont besoin de vous sont si ingénieusement aimables, leur dévouement est si varié, leurs louanges prennent si facilement un caractère d'indépendance, leur émotion est si vive, qu'en assurant qu'ils aiment, c'est eux-mêmes qu'ils trompent autant que vous. L'action de l'espérance embellit tellement tous les caractères, qu'il faut avoir bien de la finesse dans l'esprit et de la fierté dans le coeur, pour démêler et repousser les sentiments que votre propre pouvoir inspire: si vous voulez donc aimer les hommes, jugez-les pendant qu'ils ont besoin de vous; mais cette illusion d'un instant est payée de toute la vie.
Les peines de la carrière de l'ambition commencent dès ses premiers pas, et son terme vaut encore mieux que la route qui doit y conduire. Si c'est avec un esprit borné qu'on veut atteindre à une place élevée, est-il un état plus pénible que ces avertissements continuels donnés par l'intérêt à l'amour-propre? Dans les situations communes de la vie, on se fait illusion sur son propre mérite; mais un sentiment actif fait découvrir à l'ambitieux la mesure de ses moyens, et sa passion l'éclaire sur lui-même, non comme la raison qui détache, mais comme le désir qui s'inquiète; alors, il n'est plus occupé qu'à tromper les autres, et pour y parvenir il ne se perd pas de vue: l'oubli d'un instant lui serait fatal; il faut qu'il arrange avec art ce qu'il sait et ce qu'il pense, que tout ce qu'il dit ne soit destiné qu'à indiquer ce qu'il est censé cacher; il faut qu'il cherche des instruments habiles qui le secondent, sans trahir ce qui lui manque, et des supérieurs pleins d'ignorance et de vanité, qu'on puisse détourner du jugement par la louange; il doit faire illusion à ceux qui dépendent de lui par de la réserve, et tromper ceux dont il espère par de l'exagération; enfin, il faut qu'il évite sans cesse tous les genres de démonstrations du vrai: aussi agité qu'un coupable qui craint la révélation de son secret, il sait qu'un homme d'un esprit fin peut découvrir dans le silence de la gravité, l'ignorance qui se compose, et dans l'enthousiasme de la flatterie, la froideur qui s'exalte. La pensée d'un ambitieux est constamment tendue à la recherche des symptômes d'un talent supérieur; il éprouve tout à la fois et les peines de ce travail et son humiliation; et pour arriver au terme de ses espérances, il doit constamment réfléchir sur les bornes de ses facultés.
Si vous supposez, au contraire, à l'homme ambitieux un génie supérieur, une âme énergique, sa passion lui commande de réussir; il faut qu'il courbe, qu'il enchaîne tous les sentiments qui lui feraient obstacle; il n'a pas seulement à craindre la peine des remords qui suivent l'accomplissement des actions qu'on peut se reprocher, mais la contrainte même du moment présent est une véritable douleur. On ne brave pas impunément ses propres qualités; et celui que son ambition entraîne à soutenir à la tribune une opinion que sa fierté repousse, que son humanité condamne, que la justesse de son esprit rejette, celui-là éprouve alors un sentiment pénible, indépendant encore de la réflexion qui peut l'absoudre ou le blâmer. Il se soutient, peut-être, par l'espoir de se montrer lui-même alors qu'il aura atteint son but; mais s'il faisait naufrage avant d'arriver au port, s'il était banni, pendant qu'à l'imitation de Brutus il contrefait l'insensé, vainement voudrait-il expliquer quelle fut son intention, son espérance: les actions sont toujours plus en relief que les commentaires, et ce qu'on a dit sur le théâtre n'est jamais effacé par ce qu'on écrit dans la retraite. C'est dans la lutte de leurs intérêts, et non dans le silence de leurs passions qu'on croit découvrir les véritables opinions des hommes: et quel plus grand malheur que d'avoir mérité une réputation opposée à son propre caractère!
L'homme qui s'est jugé comme la voix publique, qui conserve au dedans de lui tous les sentiments élevés qui l'accusent, et peut à peine s'oublier dans l'enivrement du succès, que deviendra-t-il à l'époque du malheur? C'est par la connaissance intime des traces que l'ambition laisse dans le coeur après ses revers, et de l'impossibilité de fixer sa prospérité, qu'on peut juger surtout de l'effroi qu'elle doit inspirer.
Il ne faut qu'ouvrir l'histoire pour connaître la difficulté de maintenir les succès de l'ambition; ils ont pour ennemis la majorité des intérêts particuliers, qui tous demandent un nouveau tirage, n'ayant point eu de lots dans le résultat actuel du sort. Ils ont pour ennemi le hasard, qui a une marche très-régulière quand on le calcule dans un certain espace de temps et avec une vaste application; le hasard qui ramène à peu près les mêmes chances de succès et de revers, et semble s'être chargé de répartir également le bonheur entre les hommes. Ils ont pour ennemi le besoin qu'a le public de juger et de créer de nouveau, d'écarter un nom trop répété, d'éprouver l'émotion d'un nouvel événement. Enfin, la multitude, composée d'hommes obscurs, veut que d'éclatantes chutes relèvent de temps en temps le prix des conditions privées, et prêtent une force agissante aux raisonnements abstraits qui vantent les paisibles avantages des destinées communes.
Les places éminentes se perdent aussi par le changement qu'elles produisent sur ceux qui les possèdent. L'orgueil ou la paresse, la défiance ou l'aveuglement, naissent de la possession continue de la puissance; cette situation où la modération est aussi nécessaire que l'esprit de conquête, exige une réunion presque impossible; et l'âme qui se fatigue ou s'inquiète, s'enivre ou s'épouvante, perd la force nécessaire pour se maintenir. Je ne parle ici que des succès réels de l'ambition; il y en a beaucoup d'apparents, et c'est par eux qu'on devrait commencer l'histoire de ses revers. Quelques hommes ont conservé, jusqu'à la fin de la vie, le pouvoir qu'ils avaient acquis; mais pour le retenir, il leur en a coûté tous les efforts qu'il faut pour arriver, toutes les peines que cause la perte: l'un est condamné à suivre le même système de dissimulation qui l'a conduit au poste qu'il occupe; et plus tremblant que ceux qui le prient, le secret de lui-même pèse sur toute sa personne; l'autre se courbe sans cesse devant le maître quelconque, peuple ou roi, dont il tient sa puissance. Dans une monarchie, il est condamné à l'adoption de toutes les idées reçues, à l'importance de toutes les formes établies: s'il étonne, il fait ombrage; s'il reste le même, on croit qu'il s'affaiblit. Dans une démocratie, il faut qu'il devance le voeu populaire, qu'il lui obéisse en répondant de l'événement; qu'il joue chaque jour toute sa destinée, et n'espère rien de la veille pour le lendemain. Enfin, il n'est point d'homme qui ait été possesseur paisible d'une place éminente; le plus grand nombre en a marqué la perte par une chute éclatante; d'autres ont acheté sa possession par tous les tourments de l'incertitude et de la crainte; et cependant, tel était l'effroi que causait le retour à l'existence privée, qu'un seul homme ambitieux, Sylla, ayant volontairement abdiqué le pouvoir, et survécu paisiblement à cette grande résolution, le parti qu'il a pris est encore l'étonnement des siècles, et le problème dont les moralistes se proposent tous la solution. Charles-Quint se plongea dans la contemplation de la mort, alors que, cessant de régner, il crut cesser de vivre. Victor-Amédée voulut remonter sur le trône qu'une imagination égarée lui avait fait abandonner. Enfin, nul n'est descendu sans douleur d'un rang qui le plaçait au-dessus des autres hommes; nul ambitieux du moins, car que sont les destinées sans l'âme qui les caractérise? Les événements sont l'extérieur de la vie; sa véritable source est tout entière dans nos sentiments. Dioclétien peut quitter le trône, Charles II peut le conserver en paix: l'un est un philosophe, l'autre est un épicurien: ils possèdent tous deux cette couronne objet des voeux des ambitieux; mais ils font du trône une condition privée; et leurs qualités, comme leurs défauts, les rendent absolument étrangers à l'ambition dont leur existence serait le but. Enfin, quand il existerait une chance de prolonger la possession des biens offerts par l'ambition, est-il une entreprise dont l'avance soit si énorme? L'âme qui s'y livre se rend à jamais incapable de toute autre manière d'exister: il faut brûler tous les vaisseaux qui pourraient ramener dans un séjour tranquille, et se placer entre la conquête et la mort. L'ambition est la passion qui, dans ses malheurs, éprouve le plus le besoin de la vengeance; preuve assurée que c'est elle qui laisse après elle le moins de consolation. L'ambition dénature le coeur: quand on a tout jugé par rapport à soi, comment se transporter dans un autre? quand on n'a examiné ceux qui nous entouraient que comme des instruments ou des obstacles, comment voir en eux des amis? L'égoïsme, dans le cours naturel de l'histoire de l'âme, est le défaut de la vieillesse, parce que c'est celui dont on ne peut jamais se corriger. Passer de l'occupation de soi à celle de tout autre objet est une sorte de régénération morale dont il existe bien peu d'exemples.
L'amour de la gloire a tant de grandeur dans ses succès, que ses revers en prennent aussi l'empreinte; la mélancolie peut se plaire dans leur contemplation, et la pitié qu'ils inspirent a des caractères de respect qui servent à soutenir le grand homme qui s'en voit l'objet. On sait que son espoir était de s'immortaliser par des services publics, que les couronnes de la renommée furent le seul prix dont il poursuivit l'honneur; il semble que les hommes, en l'abandonnant, courent des risques personnels. Quelques-uns d'eux craignent de se tromper en renonçant au bien qu'il voulait leur faire; aucun ne peut mépriser ni ses efforts, ni son but; il lui reste sa valeur personnelle et l'appel à la postérité; et si l'injustice le renverse, l'injustice aussi sert de recours à ses regrets. Mais l'ambitieux, privé du pouvoir, ne vit plus qu'à ses propres yeux: il a joué, il a perdu; telle est l'histoire de sa vie. Le public a gagné contre lui, car les avantages qu'il possédait sont rendus à l'espoir de tous, et le triomphe de ses rivaux est la seule sensation vive que produise sa retraite. Bientôt celle-là même s'efface, et la meilleure chance de bonheur pour cette situation, c'est la facilité qu'on trouve à se faire oublier; mais, par une réunion cruelle, le monde qu'on voudrait occuper ne se rappelle plus votre existence passée, et ceux qui vous approchent ne peuvent en perdre le souvenir.
La gloire d'un grand homme jette au loin un noble éclat sur ceux qui lui appartiennent; mais les places, les honneurs dont disposait l'ambitieux atteignent à tous les intérêts de tous les instants. Les palmes du génie tiennent à une respectueuse distance de leur vainqueur; les dons de la fortune rapprochent, pressent autour de vous, et comme ils ne laissent après eux aucun droit à l'estime, lorsqu'ils vous sont ravis, tous vos liens sont rompus; ou si quelque pudeur retient encore quelques amis, tant de regrets personnels reviennent à leur pensée, qu'ils reprochent sans cesse à celui qui perd tout, la part qu'ils avaient dans ses jouissances: lui-même ne peut échapper à ses souvenirs; les privations les plus douloureuses sont celles qui touchent à la fois à l'ensemble et aux détails de toute la vie. Les jouissances de la gloire, éparses dans le cours de la destinée, époques dans un grand nombre d'années, accoutument, dans tous les temps, à de longs intervalles de bonheur; mais la possession des places et des honneurs étant un avantage habituel, leur perte doit se ressentir à tous les moments de la vie. L'amant de la gloire a une conscience, c'est la fierté; et quoique ce sentiment rende beaucoup moins indépendant que le dévouement à la vertu, il affranchit des autres, s'il ne donne pas de l'empire sur soi-même. L'ambitieux n'a jamais mis la dignité du caractère au-dessus des avantages du pouvoir; et comme aucun prix ne lui a paru trop cher pour l'acquérir, aucune consolation ne doit lui rester après l'avoir perdu. Pour aimer et posséder la gloire, il faut des qualités tellement éminentes, que si leur plus grande action est au dehors de nous, cependant elles peuvent encore servir d'aliment à la pensée dans le silence de la retraite; mais la passion de l'ambition, les moyens qu'il faut pour réussir dans ses désirs, sont nuls pour tout autre usage: c'est de l'impulsion plutôt que de la véritable force; c'est une sorte d'ardeur qui ne peut se nourrir de ses propres ressources; c'est le sentiment le plus ennemi du passé, de la réflexion, de tout ce qui retombe sur soi-même. L'opinion, blâmant les peines de l'ambition trompée, y met le comble en se refusant à les plaindre: et ce refus est injuste, car la pitié doit avoir une autre destination que l'estime; c'est à l'étendue du malheur qu'il faut la proportionner. Enfin, les malheurs de l'ambition sont d'une telle nature, que les caractères les plus forts n'ont jamais trouvé en eux-mêmes la puissance de s'y soumettre.
Le cardinal Albéroni voulait encore dominer la république de Lucques qu'il avait choisie pour retraite. On voit des vieillards traîner à la cour l'inquiétude qui les agite, bravant le ridicule et le mépris pour s'attacher à la dernière ombre du passé.
La passion de la gloire ne peut être trompée sur son objet; elle veut, ou le posséder en entier, ou rejeter tout ce qui serait un diminutif de lui-même; mais l'ambition a besoin de la première, de la seconde, de la dernière place dans l'ordre du crédit et du pouvoir, et se rattache à chaque degré, cédant à l'horreur que lui inspire la privation absolue de tout ce qui peut combler ou satisfaire, ou même faire illusion à ses désirs.
Ne peut-on pas, dira-t-on, vivre après avoir possédé de grandes places, comme avant de les avoir obtenues? Non; jamais un effort impuissant ne laisse revenir au point dont il voulait vous sortir, la réaction fait redescendre plus bas; et le grand et cruel caractère des passions, c'est d'imprimer leur mouvement à toute la vie, et leur bonheur à peu d'instants.
Si ces considérations générales suffisent pour montrer l'influence certaine de l'ambition sur le bonheur, les auteurs, les témoins, les contemporains de la révolution de France, doivent trouver au fond de leur coeur de nouveaux motifs d'éloignement pour toutes les passions politiques.
Dans les temps de révolution, c'est l'ambition seule qui peut obtenir des succès. Il reste encore des moyens d'acquérir du pouvoir, mais l'opinion qui distribue la gloire n'existe plus; le peuple commande au lieu de juger; jouant un rôle actif dans tous les événements, il prend parti pour ou contre tel ou tel homme. Il n'y a plus dans une nation que des combattants; l'impartial pouvoir, qu'on appelle le public, ne se montre nulle part. Ce qui est grand et juste, d'une manière absolue, n'est donc plus reconnu; tout est évalué suivant son rapport avec les passions du moment; les étrangers n'ont aucun moyen de connaître l'estime qu'ils doivent à une conduite que tous les témoins ont blâmée; aucune voix même, peut-être, ne la rapportera fidèlement à la postérité. Au milieu d'une révolution, il faut en croire ou l'ambition ou la conscience; nul autre guide ne peut conduire à son but. Et quelle ambition! quel horrible sacrifice elle impose! quelle triste couronne elle promet! Une révolution suspend toute autre puissance que celle de la force; l'ordre social établit l'ascendant de l'estime, de la vertu; les révolutions mettent tous les hommes aux prises avec leurs moyens physiques; la sorte d'influence morale qu'elles admettent, c'est le fanatisme de certaines idées qui n'étant susceptibles d'aucune modification, ni d'aucune borne, sont des armes de guerre, et non des calculs de l'esprit. Pour être donc ambitieux dans une révolution, il faut marcher toujours en avant de l'impulsion donnée; c'est une descente rapide où l'on ne peut s'arrêter; vainement on voit l'abîme; si l'on se jette à bas du char, on est brisé par cette chute: éviter le péril, est plus dangereux que de l'affronter: il faut conduire soi-même dans le sentier qui doit vous perdre, et le moindre pas rétrograde renverse l'homme sans détourner l'événement. Il n'est rien de plus insensé que de se mêler dans des circonstances tout à fait indépendantes de la volonté individuelle; c'est attacher bien plus que sa vie, c'est livrer toute la moralité de sa conduite à l'entraînement d'un pouvoir matériel. On croit influer dans les révolutions, on croit agir, être cause, et l'on n'est jamais qu'une pierre de plus lancée par le mouvement de la grande roue; un autre aurait pris votre place, un moyen différent eût amené le même résultat; le nom de chef signifie le premier précipité par la troupe qui marche derrière, et pousse en avant.
Les revers et les succès de tout ce qu'on voit dominer dans une révolution, ne sont que la rencontre heureuse ou malheureuse de tel homme avec telle période de la nature des choses. Il n'est point de factieux de bonne foi qui puisse prédire ce qu'il fera le lendemain; car c'est la puissance qu'il importe à une faction d'obtenir, plutôt que le but d'abord poursuivi: on peut triompher en faisant le contraire de ce qu'on a projeté, si c'est retiennent les factieux dans la même route: ces derniers ne cherchent que le pouvoir, et jamais ambition ne coûta tant au caractère. Dans ces temps, pour dominer à un certain degré les autres hommes, il faut qu'ils n'aient pas de données sûres pour calculer à l'avance votre conduite; dès qu'ils vous savent inviolablement attaché à tels principes de moralité, ils se postent en attaque sur la route que vous devez suivre. Pour obtenir, pour conserver quelques moments le pouvoir dans une révolution, il ne faut écouter ni son âme, ni son esprit même. Quel que soit le parti qu'on ait embrassé, la faction est démagogue dans son essence; elle est composée d'hommes qui ne veulent pas obéir, qui se sentent nécessaires, et ne se croient point liés à ceux qui les commandent; elle est composée d'hommes prêts à choisir de nouveaux chefs chaque jour, parce qu'il n'est question que de leur intérêt, et non d'une subordination antérieure, naturelle ou politique: il importe plus aux chefs de n'être pas suspects à leurs soldats, que d'être redoutables à leurs ennemis. Des crimes de tout genre, des crimes inutiles aux succès de la cause, sont commandés par le féroce enthousiasme de la populace; elle craint la pitié, quel que soit le degré de sa force; c'est par de la fureur, et non de la clémence, qu'elle sent son pouvoir. Un peuple qui gouverne ne cesse jamais d'avoir peur, il se croit toujours au moment de perdre son autorité; et disposé, par sa situation, au mouvement de l'envie, il n'a jamais pour les vaincus l'intérêt qu'inspire la faiblesse opprimée, il ne cesse pas de les redouter. L'homme donc qui veut acquérir une grande influence dans ces temps de crise, doit rassurer la multitude par son inflexible cruauté. Il ne partage point les terreurs que l'ignorance fait éprouver, mais il faut qu'il accomplisse les affreux sacrifices qu'elle demande; il faut qu'il immole des victimes qu'aucun intérêt ne lui fait craindre, que son caractère souvent lui inspirait le désir de sauver; il faut qu'il commette des crimes sans égarement, sans fureur, sans atrocité même, suivant l'ordre d'un souverain dont il ne peut prévoir les commandements, et dont son âme éclairée ne saurait adopter aucune des passions. Eh! quel prix pour de tels efforts! quelle sorte de suffrage on obtient! combien est tyrannique la reconnaissance qui couronne! On voit si bien les bornes de son pouvoir; on sent si souvent qu'on obéit alors même qu'on a l'air de commander; les passions des hommes sont tellement mises en dehors dans un temps de révolution, qu'aucune illusion n'est possible; et la plus magique des émotions, celle que font éprouver les acclamations de tout un peuple, ne peut plus se renouveler pour celui qui a vu ce peuple dans les mouvements d'une révolution. Comme Cromwell, il dit en traversant la foule dont les suffrages le couronnent: «Ils applaudiraient de même si l'on me conduisait à l'échafaud.» Cet avenir n'est séparé de vous par aucun intervalle: demain peut en être le jour; vos juges, vos assassins sont dans la multitude qui vous entoure, et le transport qui vous exalte est l'impulsion même qui peut vous renverser. Quel danger vous menace, quelle rapidité dans la chute, quelle profondeur dans l'abîme! Sans que le succès soit élevé plus haut, le revers vous fait tomber plus bas, vous enfonce plus avant dans le néant de votre destinée.
La diversité des opinions empêche aucune gloire de s'établir, mais ces mêmes opinions se réunissent toutes pour le mépris; il prend un caractère d'acclamation, et le peuple, quand il abandonne l'ambitieux, s'éclairant sur les crimes qu'il lui a fait commettre, l'accable pour s'en absoudre: celui qui prend pour guide sa conscience est sûr de son but; mais malheur à l'homme avide de pouvoir, qui s'est élancé dans une révolution! Cromwell est resté usurpateur, parce que le principe des troubles qu'il avait fait naître était la religion, qui soulève sans déchaîner; était un sentiment superstitieux, qui portait à changer de maître, mais non à détester tous les jougs. Mais quand la cause des révolutions est l'exaltation de toutes les idées de liberté, il ne se peut pas que les premiers chefs de l'insurrection conservent de la puissance; il faut qu'ils excitent le mouvement qui les renversera les premiers; il faut qu'ils développent les principes qui servent à les juger; enfin, ils peuvent servir leur opinion, mais jamais leur intérêt; et dans une révolution le fanatisme est plus sensé que l'ambition.
CHAPITRE III.
De la vanité.
On se demande si la vanité est une passion. En considérant l'insuffisance de son objet, on serait tenté d'en douter; mais en observant la violence des mouvements qu'elle inspire, on y reconnaît tous les caractères des passions, et l'on retrouve tous les malheurs qu'elles entraînent dans la dépendance servile où ce sentiment vous met du cercle qui vous entoure. L'amour de la gloire se fonde sur ce qu'il y a de plus élevé dans la nature de l'homme; l'ambition tient à ce qu'il y a de plus positif dans les relations des hommes entre eux; la vanité s'attache à ce qui n'a de valeur réelle ni dans soi, ni dans les autres, à des avantages apparents, à des effets passagers; elle vit du rebut des deux autres passions: quelquefois cependant elle se réunit à leur empire; l'homme atteint aux extrêmes par sa force et par sa faiblesse, mais plus habituellement la vanité l'emporte surtout dans les caractères qui l'éprouvent. Les peines de cette passion sont assez peu connues, parce que ceux qui les ressentent en gardent le secret, et que tout le monde étant convenu de mépriser ce sentiment, jamais on n'avoue les souvenirs ou les craintes dont il est l'objet.
L'un des premiers chagrins de la vanité est de trouver en elle-même et les causes de ses malheurs et le besoin de les cacher. La vanité se nourrit de succès trop peu relevés pour qu'il existe aucune dignité dans ses revers.
La gloire, l'ambition se nomment. La vanité règne quelquefois à l'insu même du caractère qu'elle gouverne; jamais du moins sa puissance n'est publiquement reconnue par celui qui s'y soumet: il voudrait qu'on le crût supérieur aux succès qu'il obtient, comme à ceux qui lui sont refusés; mais le public, dédaignant son but, et remarquant ses efforts, déprise la possession en rendant amère la perte. L'importance de l'objet auquel on aspire ne donne point la mesure de la douleur que fait éprouver la privation; c'est à la violence du désir qu'il inspirait, c'est surtout à l'opinion que les autres se sont formée de l'activité de nos souhaits, que cette douleur se proportionne.
Ce qui caractérise les peines de la vanité, c'est qu'on apprend par les autres, bien plus que par son sentiment intime, le degré de chagrin qu'on doit en ressentir: plus on vous croit affligé, plus on se trouve de raisons de l'être. Il n'est aucune passion qui ramène autant à soi, mais il n'en est aucune qui vienne moins de notre propre mouvement; toutes ses impulsions arrivent du dehors. C'est non-seulement à la réunion des hommes en société que ce sentiment est dû mais c'est à un degré de civilisation qui n'est pas connu dans tous les pays, et dont les effets seraient presque impossibles à concevoir pour un peuple dont les institutions et les moeurs seraient simples; car la nature éloigne des mouvements de la vanité, et l'on ne peut comprendre comment des malheurs si réels naissent de mouvements si peu nécessaires.
Avez-vous jamais rencontré Damon? Il est d'une naissance obscure, il le sait; il est certain que personne ne l'ignore; mais au lieu de dédaigner cet avantage par intérêt et par raison, il n'a qu'un but dans l'existence, c'est de vous parler des grands seigneurs avec lesquels il a passé sa vie; il les protège, de peur d'en être protégé; il les appelle par leur nom, tandis que leurs égaux y joignent leurs titres, et se fait reconnaître subalterne par l'inquiétude même de le paraître. Sa conversation est composée de parenthèses, principal objet de toutes ses phrases; il voudrait laisser échapper ce qu'il a le plus grand besoin de dire; il essaye de se montrer fatigué de tout ce qu'il envie; pour se faire croire à son aise, il tombe dans les manières familières; il s'y confirme, parce que personne ne compte assez avec lui pour le repousser; et tout ce dont il est flatté dans le monde est un composé du peu d'importance qu'on met à lui, et du soin qu'on a de ménager ses ridicules pour ne pas perdre le plaisir de s'en moquer. Sur qui produit-il l'effet qu'il souhaite? Sur personne: peut-être même il s'en doute, mais la vanité s'exerce pour elle-même; en voulant détromper l'homme vain, on l'agite, mais on ne le corrige pas; l'espérance renaît à l'instant même du dégoût, ou plutôt, comme il arrive souvent dans la plupart des passions, sans concevoir précisément de l'espérance, on ne peut se résigner au sacrifice.
Connaissez-vous Lycidas? Il a vieilli dans les affaires sans y prendre une idée, sans atteindre à un résultat; cependant il se croit l'esprit des places qu'il a occupées; il vous confie ce qu'ont imprimé les gazettes; il parle avec circonspection même des ministres du siècle dernier; il achève ses phrases par une mine concentrée, qui ne signifie pas plus que ses paroles; il a dans sa poche des lettres de ministres, d'hommes puissants, qui lui parlent du temps qu'il fait, et lui semblent une preuve de confiance; il frémit à l'aspect de ce qu'il appelle une mauvaise tête, et donne assez volontiers ce nom à tout homme supérieur; il a une diatribe contre l'esprit, à laquelle la majorité d'un salon applaudit presque toujours: C'est, vous dit-il, un obstacle à bien voir que l'esprit; les gens d'esprit n'entendent point les affaires. Lycidas, il est vrai que vous n'avez pas d'esprit, mais il n'est pas prouvé pour cela que vous soyez capable de gouverner un empire.
On tire très-souvent vanité des qualités qu'on n'a pas; on voit des hommes se glorifier des facultés spirituelles ou sensibles qui leur manquent. L'homme vain s'enorgueillit de tout lui-même indistinctement: C'est moi, c'est encore moi, s'écrie-t-il; cet enthousiasme d'égoïsme fait un charme à ses yeux de chacun de ses défauts.
Cléon est encore à cet égard un bien plus brillant spectacle; toutes les prétentions à la fois sont entrées dans son âme: il est laid, il se croit aimé; son livre tombe, c'est par une cabale qui l'honore; on l'oublie, il pense qu'on le persécute; il n'attend pas que vous l'ayez loué, il vous dit ce que vous devez penser; il vous parle de lui sans que vous l'interrogiez; il ne vous écoute pas si vous lui répondez; il aime mieux s'entendre, car vous ne pouvez jamais égaler ce qu'il va dire de lui-même. Un homme d'un esprit infini disait, en parlant de ce qu'on pouvait appeler précisément un homme orgueilleux et vain, En le voyant j'éprouve un peu du plaisir que cause le spectacle d'un bon ménage; son amour-propre et lui vivent si bien ensemble! En effet, quand l'amour-propre est arrivé à un certain excès, il se suffit assez à lui-même pour ne pas s'inquiéter, pour ne pas douter de l'opinion des autres; c'est presque une ressource qu'on trouve en soi, et cette foi en son propre mérite a bien quelques-uns des avantages de tous les cultes fondés sur une ferme croyance.
Mais puisque la vanité est une passion, celui qui l'éprouve ne peut être tranquille; séparé de toutes les jouissances impersonnelles, de toutes les affections sensibles, cet égoïsme détruit la possibilité d'aimer: il n'y a point de but plus stérile que soi-même; l'homme n'accroît ses facultés qu'en les dévouant au dehors de lui, à une opinion, à un attachement, à une vertu quelconque. La vanité, l'orgueil donnent à la pensée quelque chose de stationnaire qui ne permet pas de sortir du cercle le plus étroit; et cependant, dans ce cercle, il y a une puissance de malheur plus grande que dans toute autre existence dont les intérêts seraient plus multipliés. En concentrant sa vie on concentre aussi sa douleur, et qui n'existe que pour soi diminue ses moyens de jouir, en se rendant d'autant plus accessible à l'impression de la souffrance. On voit cependant à l'extérieur de certains hommes, de tels symptômes de contentement et de sécurité, qu'on serait tenté d'ambitionner leur vanité comme la jouissance véritable, puisque c'est la plus parfaite des illusions: mais une réflexion détruit toute l'autorité de ces signes apparents; c'est que de tels hommes, n'ayant pour objet dans la vie que l'effet qu'ils produisent sur les autres, sont capables, pour dérober à tous les regards les tourments secrets que des revers ou des dégoûts leur causent, d'un genre d'effort dont aucun autre motif ne donnerait le pouvoir. Dans la plupart des situations, le bonheur même fait partie du faste des hommes vains, ou s'ils avouaient une peine, ce ne serait jamais que celle qu'il est honorable de ressentir.
La vanité des hommes supérieurs les fait prétendre aux succès auxquels ils ont le moins de droit; cette petitesse des grands génies se retrouve sans cesse dans l'histoire: on voit des écrivains célèbres ne mettre de prix qu'à leurs faibles succès dans les affaires publiques; des guerriers, des ministres courageux et fermes, être avant tout flattés de la louange accordée à leurs médiocres écrits; des hommes qui ont de grandes qualités, ambitionner de petits avantages; enfin, comme il faut que l'imagination allume toutes les passions, la vanité est bien plus active sur les succès dont on doute, sur les facultés dont on ne se croit pas sûr. L'émulation excite nos qualités; la vanité se place en avant de tout ce qui nous manque. La vanité souvent ne détruit pas la fierté; et comme rien n'est si esclave que la vanité, et si indépendant, au contraire, que la véritable fierté, il n'est pas de supplice plus cruel que la réunion de ces deux sentiments dans le même caractère. On a besoin de ce qu'on méprise, on ne peut s'y soumettre, on ne peut s'en affranchir; c'est à ses propres yeux que l'on rougit, c'est à ses propres yeux que l'on produit l'effet que le spectacle de la vanité fait éprouver à un esprit éclairé et à une âme élevée. Cette passion, qui n'est grande que par la peine qu'elle cause, et ne peut qu'à ce seul titre marcher de pair avec les autres, se développe parfaitement dans les mouvements des femmes: tout en elles est amour ou vanité. Dès qu'elles veulent avoir avec les autres des rapports plus étendus ou plus éclatants que ceux qui naissent des sentiments doux qu'elles peuvent inspirer à ce qui les entoure, c'est à des succès de vanité qu'elles prétendent. Les efforts qui peuvent valoir aux hommes de la gloire et du pouvoir, n'obtiennent presque jamais aux femmes qu'un applaudissement éphémère, un crédit d'intrigue, enfin, un genre de triomphe du ressort de la vanité, de ce sentiment en proportion avec leurs forces et leur destinée c'est donc en elles qu'il faut l'examiner.
Il est des femmes qui placent leur vanité dans des avantages qui ne leur sont point personnels, tels que la naissance, le rang et la fortune: il est difficile de moins sentir la dignité de son sexe. L'origine de toutes les femmes est céleste, car c'est aux dons de la nature qu'elles doivent leur empire: en s'occupant de l'orgueil et de l'ambition, elles font disparaître tout ce qu'il y a de magique dans leurs charmes; le crédit qu'elles obtiennent, ne paraissant jamais qu'une existence passagère et bornée, ne leur vaut point la considération attachée à un grand pouvoir, et les succès qu'elles conquièrent ont le caractère distinctif des triomphes de la vanité: ils ne supposent ni estime, ni respect pour l'objet à qui on les accorde. Les femmes animent ainsi contre elles les passions de ceux qui ne voulaient penser qu'à les aimer. Le seul vrai ridicule, celui qui naît du contraste avec l'essence des choses, s'attache à leurs efforts: lorsqu'elles s'opposent aux projets, à l'ambition des hommes, elles excitent le vif ressentiment qu'inspire un obstacle inattendu; si elles se mêlent des intrigues politiques dans leur jeunesse, la modestie doit en souffrir; si elles sont vieilles, le dégoût qu'elles causent comme femmes nuit à leur prétention comme hommes. La figure d'une femme, quelle que soit la force ou l'étendue de son esprit, quelle que soit l'importance des objets dont elle s'occupe, est toujours un obstacle ou une raison dans l'histoire de sa vie: les hommes l'ont voulu ainsi. Mais plus ils sont décidés à juger une femme selon les avantages ou les défauts de son sexe, plus ils détestent de lui voir embrasser une destinée contraire à sa nature.
Ces réflexions ne sont point destinées, on le croira facilement, à détourner les femmes de toute occupation sérieuse, mais du malheur de se prendre jamais elles-mêmes pour but de leurs efforts. Quand la part qu'elles ont dans les affaires naît de leur attachement pour celui qui les dirige, quand le sentiment seul dicte leurs opinions, inspire leurs démarches, elles ne s'écartent point de la route que la nature leur a tracée: elles aiment, elles sont femmes: mais quand elles se livrent à une active personnalité, quand elles veulent ramener à elles tous les événements, et les considèrent sous le rapport de leur propre influence, de leur intérêt individuel, alors à peine sont-elles dignes des applaudissements éphémères dont les triomphes de la vanité se composent. Les femmes ne sont presque jamais honorées par aucun genre de prétentions; les distinctions de l'esprit même, qui sembleraient offrir une carrière plus étendue, ne leur valent souvent qu'une existence à la hauteur de la vanité. La raison de ce jugement inique ou juste, c'est que les hommes ne voient aucun genre d'utilité générale à encourager les succès des femmes dans cette carrière, et que tout éloge qui n'est pas fondé sur la base de l'utilité, n'est ni profond, ni durable, ni universel. Le hasard amène quelques exceptions; s'il est quelques âmes entraînées, ou par leur talent, ou par leur caractère, elles s'écarteront peut-être de la règle commune, et quelques palmes de gloire peuvent un jour les couronner; mais elles n'échapperont pas à l'inévitable malheur qui s'attachera toujours à leur destinée.
Le bonheur des femmes perd à toute espèce d'ambition personnelle. Quand elles ne veulent plaire que pour être aimées, quand ce doux espoir est le seul motif de leurs actions, elles s'occupent plus de se perfectionner que de se montrer, de former leur esprit pour le bonheur d'un autre que pour l'admiration de tous; mais quand elles aspirent à la célébrité, leurs efforts comme leurs succès éloignent le sentiment qui, sous des noms différents, doit toujours faire le destin de leur vie. Une femme ne peut exister par elle seule, la gloire même ne lui serait pas un appui suffisant; et l'insurmontable faiblesse de sa nature et de sa situation dans l'ordre social l'a placée dans une dépendance de tous les jours dont un génie immortel ne pourrait encore la sauver. D'ailleurs, rien n'efface dans les femmes ce qui distingue particulièrement leur caractère. Celle qui se vouerait à la solution des problèmes d'Euclide, voudrait encore le bonheur attaché aux sentiments qu'on inspire et qu'on éprouve; et quand elles suivent une carrière qui les en éloigne, leurs regrets douloureux, ou leurs prétentions ridicules, prouvent que rien ne peut les dédommager de la destinée pour laquelle leur âme était créée. Il semble que des succès éclatants offrent des jouissances d'amour-propre à l'ami de la femme célèbre qui les obtient; mais l'enthousiasme que ces succès font naître a peut-être moins de durée que l'attrait fondé sur les avantages les plus frivoles. Les critiques, qui suivent nécessairement les éloges, détruisent l'illusion à travers laquelle toutes les femmes ont besoin d'être vues. L'imagination peut créer, embellir par ses chimères un objet inconnu; mais celui que tout le monde a jugé ne reçoit plus rien d'elle. La véritable valeur reste, mais l'amour est plus épris de ce qu'il donne que de ce qu'il trouve. L'homme se complaît dans la supériorité de sa nature, et, comme Pygmalion, il ne se prosterne que devant son ouvrage. Enfin, si l'éclat de la célébrité d'une femme attire des hommages sur ses pas, c'est par un sentiment peut-être étranger à l'amour; il en prend les formes, mais c'est comme un moyen d'avoir accès auprès de la nouvelle puissance qu'on veut flatter. On approche d'une femme distinguée comme d'un homme en place; la langue dont on se sert n'est pas semblable, mais le motif est pareil. Quelquefois enivrés par le concours des hommages qui environnent la femme dont ils s'occupent, les adorateurs s'exaltent mutuellement; mais dans leur sentiment ils dépendent les uns des autres. Les premiers qui s'éloigneraient pourraient détacher ceux qui restent; et celle qui semble l'objet de toutes leurs pensées, s'aperçoit bientôt qu'elle retient chacun d'eux par l'exemple de tous. De quels sentiments de jalousie et de haine les grands succès d'une femme ne sont-ils pas l'objet! que de peines causées par les moyens sans nombre que l'envie prend pour la persécuter! La plupart des femmes sont contre elle par rivalité, par sottise, ou par principe. Les talents d'une femme, quels qu'ils soient, les inquiètent toujours dans leurs sentiments. Celles à qui les distinctions de l'esprit sont à jamais interdites, trouvent mille manières de les attaquer quand c'est une femme qui les possède; une jolie personne, en déjouant ces distinctions, se flatte de signaler ses propres avantages. Une femme qui se croit remarquable par la prudence et la mesure de son esprit, et qui, n'ayant jamais eu deux idées dans la tête, veut passer pour avoir rejeté tout ce qu'elle n'a jamais compris, une telle femme sort un peu de sa stérilité accoutumée, pour trouver mille ridicules à celle dont l'esprit anime et varie la conversation: et les mères de famille pensant, avec quelque raison, que les succès mêmes du véritable esprit ne sont pas conformes à la destination des femmes, voient attaquer avec plaisir celles qui en ont obtenu.
D'ailleurs, la femme qui, en atteignant à une véritable supériorité, pourrait se croire au-dessus de la haine, et s'élèverait par sa pensée au sort des hommes les plus célèbres, cette femme n'aurait jamais le calme et la force de tête qui les caractérisent; l'imagination serait toujours la première de ses facultés: son talent pourrait s'en accroître, mais son âme serait trop fortement agitée; ses sentiments seraient troublés par ses chimères, ses actions entraînées par ses illusions: son esprit pourrait mériter quelque gloire en donnant à ses écrits la justesse de la raison; mais les grands talents, unis à une imagination passionnée, éclairent sur les résultats généraux et trompent sur les relations personnelles. Les femmes sensibles et mobiles donneront toujours l'exemple de cette bizarre union de l'erreur et de la vérité, de cette sorte d'inspiration de la pensée qui rend des oracles à l'univers et manque du plus simple conseil pour soi-même. En étudiant le petit nombre de femmes qui ont de vrais titres à la gloire, on verra que cet effort de leur nature fut toujours aux dépens de leur bonheur. Après avoir chanté les plus douces leçons de la morale et de la philosophie, Sapho se précipita du haut du rocher de Leucade; Elisabeth, après avoir dompté les ennemis de l'Angleterre, périt victime de sa passion pour le comte d'Essex. Enfin, avant d'entrer dans cette carrière de gloire, soit que le trône des Césars, ou les couronnes du génie littéraire en soient le but, les femmes doivent penser que, pour la gloire même, il faut renoncer au bonheur et au repos de la destinée de leur sexe, et qu'il est dans cette carrière bien peu de sorts qui puissent valoir la plus obscure vie d'une femme aimée et d'une mère heureuse.
En quittant un moment l'examen de la vanité, j'ai jugé jusqu'à l'éclat d'une grande renommée; mais que dirai-je de toutes ces prétentions à de misérables succès littéraires pour lesquels on voit tant de femmes négliger leurs sentiments et leurs devoirs? Absorbées par cet intérêt, elles abjurent, plus que les guerrières du temps de la chevalerie, le caractère distinctif de leur sexe; car il vaut mieux partager dans les combats les dangers de ce qu'on aime que de se traîner dans les luttes de l'amour-propre, exiger du sentiment des hommages pour la vanité, et puiser ainsi à la source éternelle pour satisfaire le mouvement le plus éphémère et le désir dont le but est le plus restreint. L'agitation que fait éprouver aux femmes une prétention plus naturelle, puisqu'elle tient de plus près à l'espoir d'être aimées; l'agitation que fait éprouver aux femmes le besoin de plaire par les agréments de leur figure, offre aussi le tableau le plus frappant des tourments de la vanité.
Regardez une femme au milieu d'un bal, désirant d'être trouvée la plus jolie, et craignant de n'y pas réussir. Le plaisir, au nom duquel on se rassemble, est nul pour elle: elle ne peut en jouir dans aucun moment; car il n'en est point qui ne soit absorbé et par sa pensée dominante, et par les efforts qu'elle fait pour la cacher. Elle observe les regards, les plus légers signes de l'opinion des autres, avec l'attention d'un moraliste et l'inquiétude d'un ambitieux; et voulant dérober à tous les yeux le tourment de son esprit, c'est à l'affectation de sa gaieté, pendant le triomphe de sa rivale, à la turbulence de la conversation qu'elle veut entretenir pendant que cette rivale est applaudie, à l'empressement trop vif qu'elle lui témoigne, c'est au superflu de ses efforts enfin qu'on aperçoit son travail. La grâce, ce charme suprême de la beauté, ne se développe que dans le repos du naturel et de la confiance; les inquiétudes et la contrainte ôtent les avantages mêmes qu'on possède; le visage s'altère par la contraction de l'amour-propre. On ne tarde pas à s'en apercevoir, et le chagrin que cause une telle découverte augmente encore le mal qu'on voudrait réparer. La peine se multiplie par la peine, et le but s'éloigne par l'action même du désir; et dans ce tableau, qui semblerait ne devoir rappeler que l'histoire d'un enfant, se trouvent les douleurs l'un homme, les mouvements qui conduisent au désespoir et font haïr la vie; tant les intérêts s'accroissent par l'intensité de l'attention qu'on y attache! tant la sensation qu'on éprouve naît du caractère qui la reçoit bien plus que de l'objet qui la donne!
Eh bien, à côté du tableau de ce bal, où les prétentions les plus frivoles ont mis la vanité dans tout son jour, c'est dans le plus grand événement qui ait agité l'espèce humaine, c'est dans la révolution de France qu'il faut en observer le développement complet: ce sentiment, si borné dans son but, si petit dans son mobile, qu'on pouvait hésiter à lui donner une place parmi les passions; ce sentiment a été l'une des causes du plus grand choc qui ait ébranlé l'univers. Je n'appellerai point vanité le mouvement qui a porté vingt-quatre millions d'hommes à ne pas vouloir des privilèges de deux cent mille: c'est la raison qui s'est soulevée, c'est la nature qui a repris son niveau. Je ne dirai pas même que la résistance de la noblesse à la révolution ait été produite par la vanité: le règne de la terreur a fait porter sur cette classe des persécutions et des malheurs qui ne permettent plus de rappeler le passé. Mais c'est dans la marche intérieure de la révolution qu'on peut observer l'empire de la vanité, du désir des applaudissements éphémères, du besoin de faire effet, de cette passion native de France, et dont les étrangers, comparativement à nous, n'ont qu'une idée très-imparfaite.—Un grand nombre d'opinions ont été dictées par l'envie de surpasser l'orateur précédent, et de se faire applaudir après lui; l'introduction des spectateurs dans la salle des délibérations a suffi seule pour changer la direction des affaires en France. D'abord on n'accordait aux applaudissements que des phrases; bientôt, pour obtenir ces applaudissements, on a cédé des principes, proposé des décrets, approuvé jusqu'à des crimes; et par une double et funeste réaction, ce qu'on faisait pour plaire à la foule, égarait son jugement, et ce jugement égaré exigeait de nouveaux sacrifices. Ce n'est pas d'abord à satisfaire des sentiments de haine et de fureur que des décrets barbares ont été consacrés, c'est aux battements de mains des tribunes; ce bruit enivrait les orateurs et les jetait dans l'état où les liqueurs fortes plongent les sauvages; et les spectateurs eux-mêmes qui applaudissaient, voulaient, par ces signes d'approbation, faire effet sur leurs voisins, et jouissaient d'exercer de l'influence sur leurs représentants. Sans doute, l'ascendant de la peur a succédé à l'émulation de la vanité, mais la vanité avait créé cette puissance qui a anéanti, pendant un temps, tous les mouvements spontanés des hommes. Bientôt après le règne de la terreur, on voyait la vanité renaître; les individus les plus obscurs se vantaient d'avoir été portés sur des listes de proscription. La plupart des Français qu'on rencontre, tantôt prétendent avoir joué le rôle le plus important, tantôt assurent que rien de ce qui s'est passé en France ne serait arrivé si l'on avait cru le conseil que chacun d'eux a donné dans tel lieu, à telle heure, pour telle circonstance. Enfin, en France, on est entouré d'hommes qui tous se disent le centre de cet immense tourbillon; on est entouré d'hommes qui tous auraient préservé la France de ses malheurs si on les avait nommés aux premières places du gouvernement; mais qui tous, par le même sentiment, se refusent à se confier à la supériorité, à reconnaître l'ascendant du génie ou de la vertu. C'est une importante question qu'il faut soumettre aux philosophes et aux publicistes, de savoir si la vanité sert ou nuit au maintien de la liberté dans une grande nation: elle met d'abord certainement un véritable obstacle à l'établissement d'un gouvernement nouveau; il suffit qu'une constitution ait été faite par tels hommes, pour que tels autres ne veuillent pas l'adopter: il faut, comme après la session de l'assemblée constituante, éloigner les fondateurs pour faire adopter les institutions; et cependant les institutions périssent si elles ne sont pas défendues par leurs auteurs. L'envie, qui cherche à s'honorer du nom de défiance, détruit l'émulation, éloigne les lumières, ne peut supporter la réunion du pouvoir et de la vertu, cherche à les diviser pour les opposer l'un à l'autre, et crée la puissance du crime, comme la seule qui dégrade celui qui la possède. Mais quand de longs malheurs ont abattu les passions, quand on a tellement besoin de lois, qu'on ne considère plus les hommes que sous le rapport du pouvoir légal qui leur est confié, il est possible que la vanité, alors qu'elle est l'esprit général d'une nation, serve au maintien des institutions libres. Comme elle fait haïr l'ascendant d'un homme, elle soutient les lois constitutionnelles, qui, au bout d'un temps très-court, ramènent les hommes les plus puissants à une condition privée; elle appuie en général ce que veulent les lois, parce que c'est une autorité abstraite, dont tout le monde a sa part, et dont personne ne peut tirer de gloire. La vanité est l'ennemie de l'ambition; elle aime à renverser ce qu'elle ne peut obtenir. La vanité fait naître une sorte de prétentions disséminées dans toutes les classes, dans tous les individus, qui arrête la puissance de la gloire, comme les brins de paille repoussent la mer des côtes de la Hollande. Enfin, la vanité de tous sème de tels obstacles, de telles peines dans la carrière publique de chacun, qu'au bout d'un certain temps le grand inconvénient des républiques, le besoin qu'elles donnent de jouer un rôle, n'existera peut-être plus en France: la haine, l'envie, les soupçons, tout ce qu'enfante la vanité, dégoûtera pour jamais l'ambition des places et des affaires; on ne s'en approchera plus que par amour pour la patrie, par dévouement à l'humanité; et ces sentiments généreux et philosophiques rendent les hommes impassibles comme les lois qu'ils sont chargés d'exécuter. Cette espérance est peut-être une chimère, mais je crois vrai que la vanité se soumet aux lois, comme un moyen d'éviter l'éclat personnel des noms propres, et préserve une nation nombreuse et libre, lorsque sa constitution est établie, du danger d'avoir un homme pour usurpateur.
NOTE QU'IL FAUT LIRE AVANT LE CHAPITRE DE L'AMOUR.
De tous les chapitres de cet ouvrage, il n'en est point sur lequel je m'attende à autant de critiques que sur celui-ci. Les autres passions ayant un but déterminé, affectent à peu près de la même manière tous les caractères qui les éprouvent; le mot d'amour réveille dans l'esprit de ceux qui l'entendent, autant d'idées diverses que les impressions dont ils sont susceptibles. Un très-grand nombre d'hommes n'ont connu ni l'amour de la gloire, ni l'ambition, ni l'esprit de parti, etc.; tout le monde croit avoir eu de l'amour, et presque tout le monde se trompe en le croyant: les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par conséquent moins rares que celle-là; car elle est celle où il entre le moins d'égoïsme. Ce chapitre, me dira-t-on, est d'une couleur trop sombre; la pensée de la mort y est presque inséparable du tableau de l'amour: et l'amour embellit la vie, et l'amour est le charme de la nature. Non, il n'y a point d'amour dans les ouvrages gais, il n'y a point d'amour dans les pastorales gracieuses.—Sans doute, et les femmes doivent en convenir, il est assez doux de plaire et d'exercer ainsi sur tout ce qui vous entoure une puissance due à soi seule, une puissance qui n'obtient que des hommages volontaires, une puissance qui ne se fait obéir que parce qu'on l'aime, et disposant des autres contre leur intérêt même, n'obtient rien que de l'abandon, et ne peut se délier du calcul. Mais qu'a de commun le jeu piquant de la coquetterie avec le sentiment de l'amour? Il se peut aussi que les hommes soient très-intéressés, très-amusés surtout, par l'attrait que leur inspire la beauté, par l'espoir ou la certitude de la captiver; mais qu'a de commun ce genre d'impression avec le sentiment de l'amour?—Je n'ai voulu traiter dans cet ouvrage que des passions; les affections communes dont il ne peut naître aucun malheur profond n'entraient point dans mon sujet, et l'amour, quand il est une passion, porte toujours à la mélancolie; il y a quelque chose de vague dans ses impressions, qui ne s'accorde point avec la gaieté; il y a une conviction intime au dedans de soi, que tout ce qui succède à l'amour est du néant, que rien ne peut remplacer ce qu'on éprouve; et cette conviction fait penser à la mort dans les plus heureux moments de l'amour. Je n'ai considéré que le sentiment dans l'amour, parce que lui seul fait de ce penchant une passion. Ce n'est pas le premier volume de la Nouvelle Héloïse, c'est le départ de Saint-Preux, la lettre de la Meillerie, la mort de Julie, qui caractérisent la passion dans ce roman.—Il est si rare de rencontrer le véritable amour du coeur, que je hasarderai de dire que les anciens n'ont pas eu l'idée complète de cette affection. Phèdre est sous le joug de la fatalité, les sensations inspirent Anacréon, Tibulle mêle une sorte d'esprit madrigalique à ses peintures voluptueuses; quelques vers de Didon, Ceyx et Alcyone dans Ovide, malgré la mythologie qui distrait l'intérêt en l'éloignant des situations naturelles, sont presque les seuls morceaux où le sentiment ait toute sa force, parce qu'il est séparé de toute autre influence. Les Italiens mettent tant de poésie dans l'amour, que tous leurs sentiments s'offrent à vous comme des images; vos yeux s'en souviennent plus que votre coeur. Racine, ce peintre de l'amour, dans ses tragédies sublimes à tant d'autres égards, mêle souvent aux mouvements de la passion des expressions recherchées qu'on ne peut reprocher qu'à son siècle: ce défaut ne se trouve point dans la tragédie de Phèdre; mais les beautés empruntées des anciens, les beautés de verve poétique, en excitant le plus vif enthousiasme, ne produisent pas cet attendrissement profond qui naît de la ressemblance la plus parfaite avec les sentiments qu'on peut éprouver. On admire la conception du rôle de Phèdre, on se croit dans la situation d'Aménaïde. La tragédie de Tancrède doit donc faire verser plus de larmes.—Voltaire, dans ses tragédies; Rousseau, dans la Nouvelle Héloïse; Werther, des scènes de tragédies allemandes; quelques poètes anglais, des morceaux d'Ossian, etc., ont transporté la profonde sensibilité dans l'amour. On avait peint la tendresse maternelle, la tendresse filiale, l'amitié avec sensibilité, Oreste et Pylade. Niobé, la piété romaine, toutes les autres affections du coeur nous sont transmises avec les véritables sentiments qui les caractérisent: l'amour seul nous est représenté, tantôt sous les traits les plus grossiers, tantôt comme tellement inséparable ou de la volupté, ou de la frénésie, que c'est un tableau plutôt qu'un sentiment, une maladie plutôt qu'une passion de l'âme. C'est uniquement de cette passion que j'ai voulu parler; j'ai rejeté toute autre manière de considérer l'amour. J'ai recueilli, pour composer les chapitres précédents, ce que j'ai remarqué dans l'histoire ou dans le monde; en écrivant celui-ci, je me suis laissée aller à mes seules impressions; j'ai rêvé plutôt qu'observé: que ceux qui se ressemblent se comprennent.
CHAPITRE IV.
De l'amour.
Si l'Être tout-puissant qui a jeté l'homme sur cette terre a voulu qu'il conçût l'idée d'une existence céleste, il a permis que dans quelques instants de sa jeunesse il pût aimer avec passion, il pût vivre dans un autre, il pût compléter son être en l'unissant à l'objet qui lui était cher. Pour quelque temps, du moins, les bornes de la destinée de l'homme, l'analyse de la pensée, la méditation de la philosophie, se sont perdues dans le vague d'un sentiment délicieux; la vie qui pèse était entraînante, et le but qui toujours paraît au-dessous des efforts, semblait les surpasser tous. L'on ne cesse point de mesurer ce qui se rapporte à soi; mais les qualités, les charmes, les jouissances, les intérêts de ce qu'on aime n'ont de terme que dans notre imagination. Ah! qu'il est heureux le jour où l'on expose sa vie pour l'unique ami dont notre âme a fait choix! le jour où quelque acte d'un dévouement absolu lui donne au moins une idée du sentiment qui oppressait le coeur par l'impossibilité de l'exprimer! Une femme, dans ces temps affreux dont nous avons vécu contemporains; une femme condamnée à mort avec celui qu'elle aimait, laissant bien loin d'elle le secours du courage, marchait au supplice avec joie, jouissait d'avoir échappé au tourment de survivre, était fière de partager le sort de son amant, et présageant peut-être le terme où elle pouvait perdre l'amour qu'il avait pour elle, éprouvait un sentiment féroce et tendre qui lui faisait chérir la mort comme une réunion éternelle. Gloire, ambition, fanatisme, votre enthousiasme a des intervalles; le sentiment seul enivre chaque instant; rien ne lasse de s'aimer, rien ne fatigue dans cette inépuisable source d'idées d'émotions heureuses; et tant qu'on ne voit, qu'on n'éprouve rien que par un autre, l'univers entier est lui sous des formes différentes; le printemps, la nature, le ciel, ce sont les lieux qu'il a parcourus; les plaisirs du monde, c'est ce qu'il a dit; ce qui lui a plu, les amusements qu'il a partagés; ses propres succès à soi-même, c'est la louange qu'il a entendue, et l'impression que le suffrage de tous a pu produire sur le jugement d'un seul; enfin, une idée unique est ce qui cause à l'homme le plus grand bonheur ou la folie du désespoir. Rien ne fatigue l'existence autant que ces intérêts divers dont la réunion a été considérée comme un bon système de félicité; en fait de malheur on n'affaiblit pas ce qu'on divise: après la raison qui dégage de toutes les passions, ce qu'il y a de moins malheureux encore, c'est de s'abandonner entièrement à une seule. Sans doute ainsi l'on s'expose à recevoir la mort de ses propres affections; mais le premier but qu'on doit se proposer en s'occupant du sort des hommes, n'est pas la conservation de leur vie; le sceau de leur nature immortelle est de n'estimer l'existence physique qu'avec la possession du bonheur moral.
C'est par le secours de la réflexion, c'est en écartant de moi l'enthousiasme de la jeunesse, que je considérerai l'amour, ou, pour mieux m'exprimer, le dévouement absolu de son être aux sentiments, au bonheur, à la destinée d'un autre, comme la plus haute idée de félicité qui puisse exalter l'espérance de l'homme. Cette dépendance d'un seul objet affranchit si bien du reste de la terre, que l'être sensible qui a besoin d'échapper à toutes les prétentions de l'amour-propre, à tous les soupçons de la calomnie, à tout ce qui flétrit enfin dans les relations qu'on entretient avec les hommes, l'être sensible trouve dans cette passion quelque chose de solitaire et de concentré qui inspire à l'âme l'élévation de la philosophie et l'abandon du sentiment. On échappe au monde par des intérêts plus vifs que tous ceux qu'il peut donner; on jouit du calme de la pensée et du mouvement du coeur, et, dans la plus profonde solitude, la vie de l'âme est plus active que sur le trône des Césars. Enfin, à quelque époque de l'âge qu'on transportât un sentiment qui vous aurait dominé depuis votre jeunesse, il n'est pas un moment où d'avoir vécu pour un autre ne fût plus doux que d'avoir existé pour soi, où cette pensée ne dégageât tout à la fois des remords et des incertitudes. Quand on n'a pour but que son propre avantage, comment peut-on parvenir à se décider sur rien? le désir échappe, pour ainsi dire, à l'examen qu'on en fait; l'événement amène souvent un résultat si contraire à notre attente, que l'on se repent de tout ce qu'on a essayé, que l'on se lasse de son propre intérêt comme de toute autre entreprise. Mais quand c'est au premier objet de ses affections que la vie est consacrée, tout est positif, tout est déterminé, tout est entraînant: il le veut, il en a besoin, il en sera plus heureux; un instant de sa journée pourra s'embellir au prix de tels efforts. C'est assez pour diriger le cours entier de la destinée; plus de vague, plus de découragement, c'est la seule jouissance de l'âme qui la remplisse en entier, s'agrandisse avec elle, et, se proportionnant à nos facultés, nous assure l'exercice et la jouissance de toutes. Quel est l'esprit supérieur qui ne trouve pas dans un véritable sentiment le développement d'un plus grand nombre de pensées que dans aucun écrit, dans aucun ouvrage qu'il puisse ou composer ou lire? Le plus grand triomphe du génie c'est de deviner la passion; qu'est-ce donc qu'elle-même? Les succès de l'amour-propre, le dernier degré des jouissances de la personnalité, la gloire, que vaut-elle auprès d'être aimé? Qu'on se demande ce que l'on préférerait d'être Aménaïde ou Voltaire. Ah! tous ces écrivains, ces grands hommes, ces conquérants s'efforcent d'obtenir une seule des émotions que l'amour jette comme par torrent dans la vie; des années de peines et d'efforts leur valent un jour, une heure de cet enivrement qui dérobe l'existence; et le sentiment fait éprouver, pendant toute sa durée, une suite d'impressions aussi vives et plus pures que le couronnement de Voltaire, ou le triomphe d'Alexandre.
C'est hors de soi que sont les seules jouissances indéfinies. Si l'on veut sentir le prix de la gloire, il faut voir celui qu'on aime honoré par son éclat; si l'on veut apprendre ce que vaut la fortune, il faut lui avoir donné la sienne; enfin, si l'on veut bénir le don inconnu de la vie, il faut qu'il ait besoin de votre existence, et que vous puissiez considérer en vous le soutien de son bonheur.
Dans quelque situation qu'une profonde passion nous place, jamais je ne croirai qu'elle éloigne de la véritable route de la vertu; tout est sacrifice, tout est oubli de soi dans le dévouement exalté de l'amour, et la personnalité seule avilit; tout est bonté, tout est pitié dans l'être qui sait aimer, et l'inhumanité seule bannit toute moralité du coeur de l'homme. Mais s'il est dans l'univers deux êtres qu'un sentiment parfait réunisse, et que le mariage ait liés l'un à l'autre, que tous les jours, à genoux, ils bénissent l'Être suprême; qu'ils voient à leurs pieds l'univers et ses grandeurs; qu'ils s'étonnent, qu'ils s'inquiètent même d'un bonheur qu'il a fallu tant de chances diverses pour assurer, d'un bonheur qui les place à une si grande distance du reste des hommes; oui, qu'ils s'effrayent d'un tel sort. Peut-être, pour qu'il ne fût pas trop supérieur au nôtre, ont-ils déjà reçu tout le bonheur que nous espérons dans l'autre vie; peut-être que pour eux il n'est pas d'immortalité.
J'ai vu, pendant mon séjour en Angleterre, un homme du plus rare mérite, uni depuis vingt-cinq ans à une femme digne de lui: un jour, en nous promenant ensemble, nous rencontrâmes ce qu'on appelle en anglais des Gipsies, des Bohémiens, errant souvent au milieu des bois, dans la situation la plus déplorable: je les plaignais de réunir ainsi, tous les maux physiques de la nature. Eh bien, me dit alors M. L., si, pour passer ma vie avec elle, il avait fallu me résigner à cet état, j'aurais mendié depuis trente ans, et nous aurions encore été bien heureux!—Ah! oui, s'écria sa femme, même ainsi nous aurions été les plus heureux des êtres! Ces mots ne sont jamais sortis de mon coeur. Ah! qu'il est beau ce sentiment qui, dans l'âge avancé, fait éprouver une passion peut-être plus profonde encore que dans la jeunesse; une passion qui rassemble dans l'âme tout ce que le temps enlève aux sensations; une passion qui fait de la vie un seul souvenir, et, dérobant à sa fin tout ce qu'a d'horrible l'isolement et l'abandon, vous assure de recevoir la mort dans les mêmes bras qui soutinrent votre jeunesse et vous entraînèrent aux liens brûlants de l'amour! Quoi! c'est dans la réalité des choses humaines qu'il existe un tel bonheur, et toute la terre en est privée; et presque jamais l'on ne peut rassembler les circonstances qui le donnent! Cette réunion est possible, et l'obtenir pour soi ne l'est pas! Il est des coeurs qui s'entendent et le hasard, et les distances, et la nature, et la société, séparent sans retour ceux qui se seraient aimés pendant tout le cours de leur vie; et les mêmes puissances attachent l'existence à qui n'est pas digne de vous, ou ne vous entend pas, ou cesse de vous entendre!
Malgré le tableau que j'ai tracé, il est certain que l'amour est de toutes les passions la plus fatale au bonheur de l'homme. Si l'on savait mourir, on pourrait encore se risquer à l'espérance d'une si heureuse destinée; mais l'on abandonne son âme à des sentiments qui décolorent le reste de l'existence; on éprouve, pendant quelques instants, un bonheur sans aucun rapport avec l'état habituel de la vie, et l'on veut survivre à sa perte: l'instinct de la conservation l'emporte sur le mouvement du désespoir, et l'on existe, sans qu'il puisse s'offrir dans l'avenir une chance de retrouver le passé, une raison même de ne pas cesser, de souffrir, dans la carrière des passions, dans celle surtout d'un sentiment qui, prenant sa source, dans tout ce qui est vrai, ne peut être consolé par la réflexion même. Il n'y a que les hommes capables de la résolution de se tuer[3] qui puissent, avec quelque ombre de sagesse, tenter cette grande route de bonheur: mais qui veut vivre et s'expose à rétrograder; mais qui veut vivre et renonce, d'une manière quelconque, à l'empire de soi-même; se voue comme un insensé au plus cruel des malheurs.
La plupart des hommes, et même un grand nombre de femmes, n'ont aucune idée du sentiment tel que je viens de le peindre, et Newton a plus de juges que la véritable passion de l'amour. Une sorte de ridicule s'est attaché à ce qu'on appelle des sentiments romanesques; et ces pauvres esprits, qui mettent tant d'importance à tous les détails de leur amour-propre, ou de leurs intérêts, se sont établis comme d'une raison supérieure à ceux dont le caractère a transporté dans un autre l'égoïsme, que la société considère assez dans l'homme qui s'occupe exclusivement de lui-même. Des têtes fortes regardent les travaux de la pensée, les services rendus au genre humain, comme seuls dignes de l'estime des hommes. Il est quelques génies qui ont le droit de se croire utiles à leurs semblables; mais combien peu d'êtres peuvent se flatter de quelque chose de plus glorieux que d'assurer à soi seul la félicité d'un autre! Des moralistes sévères craignent les égarements d'une telle passion. Hélas! de nos jours, heureuse la nation, heureux les individus qui dépendraient des hommes susceptibles d'être entraînés par la sensibilité! Mais, en effet, tant de mouvements passagers ressemblent à l'amour, tant d'attraits d'un tout autre genre prennent, ou chez les femmes par vanité, ou chez les hommes dans leur jeunesse, l'apparence de ce sentiment, que ces ressemblances avilies ont presque effacé le souvenir de la vérité même. Enfin, il est des caractères aimants, qui, profondément convaincus de tout ce qui s'oppose au bonheur de l'amour, des obstacles que rencontre et sa perfection, et surtout sa durée; effrayés des chagrins de leur propre coeur, des inconséquences de celui d'un autre; repoussent, par une raison courageuse, et par une sensibilité craintive, tout ce qui peut entraîner à cette passion: c'est de toutes ces causes que naissent et les erreurs adoptées, même par les philosophes, sur la véritable importance des attachements du coeur, et les douleurs sans bornes qu'on éprouve en s'y livrant.
Il n'est pas vrai, malheureusement, qu'on ne soit jamais entraîné que par les qualités qui promettent une ressemblance certaine entre les caractères et les sentiments: l'attrait d'une figure séduisante, cette espèce d'avantage qui permet à l'imagination de supposer à tous les traits qui la captivent, l'expression qu'elle souhaite, agit fortement sur un attachement qui ne peut se passer d'enthousiasme; la grâce des manières, de l'esprit, de la parole, la grâce, enfin, comme plus indéfinissable que tout autre charme, inspire ce sentiment qui, d'abord, ne se rendant pas compte de lui-même, naît souvent de ce qu'il ne peut s'expliquer. Une telle origine ne garantit ni le bonheur, ni la durée d'une liaison; cependant dès que l'amour existe, l'illusion est complète; et rien n'égale le désespoir que fait éprouver la certitude d'avoir aimé un objet indigne de soi. Ce funeste trait de lumière frappe la raison avant d'avoir détaché le coeur; poursuivi par l'ancienne opinion à laquelle il faut renoncer, on aime encore en mésestimant; on se conduit comme si l'on espérait, en souffrant, comme s'il n'existait plus d'espérance; on s'élance vers l'image qu'on s'était créée; on s'adresse à ces mêmes traits qu'on avait regardés jadis comme l'emblème de la vertu, et l'on est repoussé par ce qui est bien plus cruel que la haine, par le défaut de toutes les émotions, sensibles et profondes: on se demande si l'on est d'une autre nature, si l'on est insensé dans ses mouvements; on voudrait croire à sa propre folie pour éviter de juger le coeur de ce qu'on aimait. Le passé même ne reste plus pour faire vivre de souvenirs; l'opinion qu'on est forcé de concevoir se rejette sur les temps où l'on était déçu, on se rappelle ce qui devait éclairer: alors le malheur s'étend sur toutes les époques de la vie; les regrets tiennent du remords, et la mélancolie, dernier espoir des malheureux, ne peut plus adoucir ces repentirs qui vous agitent, qui vous dévorent, et vous font craindre la solitude sans vous rendre capable de distraction.
Si, au contraire, il a existé dans la vie un heureux moment où l'on était aimé; si l'être qu'on avait choisi était sensible, était généreux, était semblable à ce qu'on croit être, et que le temps, l'inconstance de l'imagination, qui détache même le coeur, qu'un autre objet, moins digne de sa tendresse, vous ait ravi cet amour dont dépendait toute votre existence, qu'il est dévorant le malheur qu'une telle destruction de la vie fait éprouver! Le premier instant où ces caractères, qui tant de fois avaient tracé les serments les plus sacrés de l'amour, gravent en traits d'airain que vous avez cessé d'être aimée; alors que, comparant ensemble les lettres de la même main, vos yeux peuvent à peine croire que l'époque, elle seule, en explique la différence; lorsque cette voix dont les accents vous suivaient dans la solitude, retentissaient à votre âme ébranlée, et semblaient rendre présents encore les plus doux souvenirs; lorsque cette voix vous parle sans émotion, sans être brisée, sans trahir un mouvement du coeur, ah! pendant longtemps encore la passion que l'on ressent rend impossible de croire qu'on ait cessé d'intéresser l'objet de sa tendresse. Il semble que l'on éprouve un sentiment qui doit se communiquer; il semble qu'on ne soit séparé que par une barrière qui ne vient point de sa volonté; qu'en lui parlant, en le voyant, il ressentira le passé; il retrouvera ce qu'il a éprouvé; que des coeurs qui se sont tout confié, ne sauraient cesser de s'entendre;… et rien ne peut faire renaître l'entraînement dont une autre a le secret, et vous savez qu'il est heureux loin de vous, qu'il est heureux souvent par l'objet qui vous rappelle le moins: les traits de sympathie sont restés en vous seule, leur rapport est anéanti. Il faut pour jamais renoncer à voir celui dont la présence renouvellerait vos souvenirs, et dont les discours les rendraient plus amers; il faut errer dans les lieux où il vous a aimée, dans ces lieux dont l'immobilité est là pour attester le changement de tout le reste. Le désespoir est au fond du coeur, tandis que mille devoirs, que la fierté même, commandent de le cacher; on n'attire la pitié par aucun malheur apparent; seule, en secret, tout votre être a passé de la vie à la mort. Quelle ressource dans le monde peut-il exister contre une telle douleur? Le courage de se tuer? Mais dans cette situation le secours même de cet acte terrible est privé de la sorte de douceur qu'on peut y attacher; l'espoir d'intéresser après soi, cette immortalité si nécessaire aux âmes sensibles est ravie pour jamais à celle qui n'espère plus de regrets. C'est là mourir en effet que n'affliger, ni punir, ni rattacher dans son souvenir l'objet qui vous a trahi; et le laisser à celle qu'il préfère, est une image de douleur qui se place au delà du tombeau, comme si cette idée devait vous y suivre.
La jalousie, cette passion terrible dans sa nature, alors même qu'elle n'est pas excitée par l'amour, rend l'âme frénétique, quand toutes les affections du coeur sont réunies aux ressentiments les plus vifs de l'amour-propre. Tout n'est pas amour dans la jalousie comme dans le regret de n'être plus aimé: la jalousie inspire le besoin de la vengeance; le regret ne fait naître que le désir de mourir. La jalousie est une situation plus pénible, parce qu'elle se compose de sensations opposées, parce qu'elle est mécontente d'elle-même; elle se repent, elle se dévore, et la douleur n'est supportable que lorsqu'elle jette dans l'abattement. Les affections qui forcent à s'agiter dans le malheur accroissent la peine par chaque mouvement qu'on fait pour l'éviter. Les affections qui mêlent ensemble l'orgueil et la tendresse sont les plus cruelles de toutes; ce que vous éprouvez de sensible affaiblit le ressort que vous trouveriez dans l'orgueil, et l'amertume qu'il inspire empoisonne la douceur que portent avec elles les peines du coeur alors même qu'elles tuent.
À côté des malheurs causés par le sentiment, c'est peu que les circonstances extérieures qui peuvent troubler l'union des coeurs; quand on n'est séparé que par des obstacles étrangers au sentiment réciproque, on souffre, mais l'on peut et rêver et se plaindre: la douleur n'est point attachée à ce qu'il y a de plus intime dans la pensée, elle peut se prendre au dehors de soi. Cependant des âmes d'une vertu sublime ont trouvé en elles-mêmes des combats insurmontables: Clémentine peut se rencontrer dans la réalité, et mourir au lieu de triompher. C'est ainsi que, dans des degrés différents, l'amour bouleverse le sort des coeurs sensibles qui l'éprouvent.
Il est un dernier malheur dont la pensée n'ose approcher, c'est la perte sanglante de ce qu'on aime, c'est cette séparation terrible qui menace chaque jour tout ce qui respire, tout ce qui vit sous l'empire de la mort. Ah! cette douleur sans bornes est la moins redoutable de toutes: comment survivre à l'objet dont on était aimé; à l'objet qu'on avait choisi pour l'appui de sa vie, à celui qui faisait éprouver l'amour tel qu'il anime un caractère tout entier créé pour le ressentir? Quoi! l'on croirait possible d'exister dans un monde qu'il n'habitera plus, de supporter des jours qui ne le ramèneront jamais, de vivre de souvenirs dévorés par l'éternité; de croire entendre cette voix, dont les derniers accents vous furent adressés, rappeler vers elle, en vain, l'être qui fut la moitié de sa vie, et lui reprocher les battements d'un coeur qu'une main chérie n'échauffera plus!
Ce que j'ai dit s'applique presque également aux deux sexes; il me reste à considérer ce qui nous regarde particulièrement. O femmes! vous, les victimes du temple où l'on vous dit adorées, écoutez-moi.
La nature et la société ont déshérité la moitié de l'espèce humaine; force, courage, génie, indépendance, tout appartient aux hommes; et s'ils environnent d'hommages les années de notre jeunesse, c'est pour se donner l'amusement de renverser un trône; c'est comme on permet aux enfants de commander, certains qu'ils ne peuvent forcer d'obéir. Il est vrai, l'amour qu'elles inspirent donne aux femmes un moment de pouvoir absolu; mais c'est dans l'ensemble de la vie, dans le cours même d'un sentiment, que leur destinée déplorable reprend son inévitable empire.
L'amour est la seule passion des femmes; l'ambition, l'amour de la gloire même leur vont si mal, qu'avec raison un très-petit nombre s'en occupent. Je l'ai dit, en parlant de la vanité: pour une qui s'élève, mille s'abaissent au-dessous de leur sexe, en en quittant la carrière. A peine la moitié de la vie peut-elle être intéressée par l'amour, il reste encore trente ans à parcourir quand l'existence est déjà finie. L'amour est l'histoire de la vie des femmes; c'est un épisode dans celle des hommes: réputation, honneur, estime, tout dépend de la conduite qu'à cet égard les femmes ont tenue; tandis que les lois de la moralité même, selon l'opinion d'un monde injuste, semblent suspendues dans les rapports des hommes avec les femmes; ils peuvent passer pour bons, et leur avoir causé la plus affreuse douleur qu'il soit donné à l'être mortel de produire dans l'âme d'un autre; ils peuvent passer pour vrais, et les avoir trompées; enfin, ils peuvent avoir reçu d'une femme les services, les marques de dévouement qui lieraient ensemble deux amis, deux compagnons d'armes, qui déshonoreraient l'un des deux, s'il se montrait capable de les oublier; ils peuvent les avoir reçus d'une femme, et se dégager de tout, en attribuant tout à l'amour, comme si un sentiment, un don de plus diminuait le prix des autres. Sans doute, il est des hommes dont le caractère est une honorable exception; mais telle est l'opinion générale sous ce rapport, qu'il en est bien peu qui osassent, sans craindre le ridicule, annoncer dans les liaisons du coeur la délicatesse de principes qu'une femme se croirait obligée d'affecter, si elle ne l'éprouvait pas.
On dira que peu importe au sentiment l'idée du devoir, qu'il n'en a pas besoin tant qu'il existe, et qu'il n'existe plus dès qu'il en a besoin. Il n'est pas vrai du tout que dans la moralité du coeur humain, un lien ne confirme pas un penchant; il n'est pas vrai qu'il n'existe pas plusieurs époques dans le cours d'un attachement où la moralité resserre les noeuds qu'un écart de l'imagination pouvait relâcher. Les liens indissolubles s'opposent au libre attrait du coeur; mais un complet degré d'indépendance rend presque impossible une tendresse durable; il faut des souvenirs pour ébranler le coeur, et il n'y a point de souvenirs profonds, si l'on ne croit pas aux droits du passé sur l'avenir, si quelque idée de reconnaissance n'est pas la base immuable du goût qui se renouvelle: il y a des intervalles dans tout ce qui appartient à l'imagination, et si la moralité ne les remplit pas, dans l'un de ces intervalles passagers on se séparera pour toujours. Enfin, les femmes sont liées par les relations du coeur, et les hommes ne le sont pas: cette idée même est encore un obstacle à la durée de l'attachement des hommes; car là où le coeur ne s'est point fait de devoir, il faut que l'imagination soit excitée par l'inquiétude; et les hommes sont sûrs des femmes, par des raisons même étrangères à l'opinion qu'ils ont de leur plus grande sensibilité; ils en sont sûrs, parce qu'ils les estiment; ils en sont sûrs, parce que le besoin qu'elles ont de l'appui de l'homme qu'elles aiment se compose de motifs indépendants de l'attrait même. Cette certitude, cette confiance, si douce à la faiblesse, est souvent importune à la force; la faiblesse se repose, la force s'enchaîne; et dans la réunion des contrastes dont l'homme veut former son bonheur, plus la nature l'a fait pour régner, plus il aime à trouver d'obstacles: les femmes, au contraire, se défiant d'un empire sans fondement réel, cherchent un maître, et se plaisent à s'abandonner à sa protection; c'est donc presque une conséquence de cet ordre fatal, que les femmes détachent en se livrant, et perdent par l'excès même de leur dévouement.
Si la beauté leur assure des succès, la beauté n'ayant jamais une supériorité certaine, le charme de nouveaux traits peut briser les liens les plus doux du coeur; les avantages d'un caractère élevé, d'un esprit remarquable, attirent par leur éclat, mais détachent à la longue tout ce qui leur serait inférieur. Et comme les femmes ont besoin d'admirer ce qu'elles aiment, les hommes se plaisent à exercer sur leur maîtresse l'ascendant des lumières, et souvent ils hésitent entre l'ennui de la médiocrité et l'importunité de la distinction.
L'amour-propre, que la société, que l'opinion publique a réuni fortement à l'amour, se fait à peine sentir dans la situation des hommes vis-à-vis des femmes: celle qui leur serait infidèle s'avilit en les offensant, et leur coeur est guéri par le mépris. La fierté vient encore aggraver dans une femme les malheurs de l'amour; c'est le sentiment qui fait la blessure, mais l'amour-propre y jette des poisons. Le don de soi, ce sacrifice si grand aux yeux d'une femme, doit se changer en remords, en souvenir de honte, quand elle n'est plus aimée; et lorsque la douleur, qui d'abord n'a qu'une idée, appelle enfin à son secours tous les genres de réflexions, les hommes, condamnés à souffrir l'inconstance, sont consolés par chaque pensée qui les attire vers un nouvel avenir; les femmes sont replongées dans le désespoir par toutes les combinaisons qui multiplient l'étendue d'un tel malheur.
Il peut exister des femmes dont le coeur ait perdu sa délicatesse; elles sont aussi étrangères à l'amour qu'à la vertu; mais il est encore pour celles qui méritent seules d'être comptées parmi leur sexe, il est encore une inégalité profonde dans leurs rapports avec les hommes: les affections de leur coeur se renouvellent rarement; égarées dans la vie, quand leur guide les a trahies, elles ne savent ni renoncer à un sentiment qui ne laisse après lui que l'abîme du néant, ni renaître à l'amour dont leur âme est épouvantée. Une sorte de trouble sans fin, sans but, sans repos, s'empare de leur existence; les unes se dégradent, les autres sont plus près d'une dévotion exaltée que d'une vertu calme; toutes au moins sont marquées du sceau fatal de la douleur; et pendant ce temps les hommes commandent les armées, dirigent les empires, et se rappellent à peine le nom de celles dont ils ont fait la destinée: un seul mouvement d'amitié laisse plus de traces dans leur coeur que la passion la plus ardente; toute leur vie est étrangère à cette époque, chaque instant y rattache le souvenir des femmes; l'imagination des hommes a tout conquis en étant aimés, le coeur des femmes est inépuisable en regrets; les hommes ont un but dans l'amour, la durée de ce sentiment est le seul bonheur des femmes. Les hommes enfin sont aimés, parce qu'ils aiment; les femmes doivent craindre, à chaque mouvement qu'elles éprouvent, et l'amour qui les entraîne, et l'amour qui va détruire le prestige qui enchaînait sur leurs pas.
Êtres malheureux! êtres sensibles! vous vous exposez, avec des coeurs sans défense, à ces combats où les hommes se présentent entourés d'un triple airain; restez dans la carrière de la vertu, restez sous sa noble garde; là il est des lois pour vous, là votre destinée, a des appuis indestructibles: mais si vous vous abandonnez au besoin d'être aimées, les hommes sont maîtres de l'opinion, les hommes ont de l'empire sur eux-mêmes; les hommes renverseront votre existence pour quelques instants de la leur.
Ce n'est pas en renonçant au sort que la société leur a fixé, que les femmes peuvent échapper au malheur; c'est la nature qui a marqué leur destinée, plus encore que les lois des hommes; et pour cesser d'être leurs maîtresses, faudrait-il devenir leurs rivaux, et mériter leur haine, parce qu'il faut sacrifier leur amour? Il reste des devoirs, il reste des enfants, il reste aux mères ce sentiment sublime dont la jouissance est dans ce qu'il donne, et l'espoir dans ses bienfaits.
Sans doute, celle qui a rencontré un homme dont l'énergie n'a point effacé la sensibilité; un homme qui ne peut supporter la pensée du malheur d'un autre, et met l'honneur aussi dans la bonté; un homme fidèle aux serments que l'opinion publique ne garantit pas, et qui a besoin de la constance pour jouir du vrai bonheur d'aimer; celle qui serait l'unique amie d'un tel homme, pourrait triompher, au sein de la félicité, de tous les systèmes de la raison. Mais s'il est un exemple qui puisse donner à la vertu même des instants de mélancolie, quelle femme toutefois, quand l'époque des passions est passée, ne s'applaudit pas de s'être détournée de leur route? Qui pourrait comparer le calme qui suit le sacrifice, et le regret des espérances trompées? À quel prix ne voudrait-on pas n'avoir jamais aimé, n'avoir jamais connu ce sentiment dévastateur, qui, semblable au vent brûlant d'Afrique, sèche dans la fleur, abat dans la force, courbe enfin vers la terre la tige qui devait et croître et dominer!
CHAPITRE V.
Du jeu, de l'avarice, de l'ivresse, etc.
Après ce sentiment malheureux et sublime qui fait dépendre d'un seul objet le destin de notre vie, je vais parler des passions qui soumettent l'homme au joug des sensations égoïstes. Ces passions ne doivent point être rangées dans la classe des ressources qu'on trouve en soi; car rien n'est plus opposé aux plaisirs qui naissent de l'empire sur soi-même que l'asservissement à ses désirs personnels. Dans cette situation, toutefois, si l'on dépend de la fortune, on n'attend rien de l'opinion, de la volonté, des sentiments des hommes; et sous ce rapport, comme on a plus de liberté, on devrait obtenir plus de bonheur: néanmoins ces penchants avilissants ne valent aucune véritable jouissance; ils livrent à un instinct grossier, et cependant exposent aux mêmes chances que des désirs plus relevés.
L'on peut trouver dans ces passions honteuses la trace des affections morales dégénérées en impulsions physiques. Il y a dans les libertins, dans ceux qui s'enivrent, dans les joueurs, dans les avares, les deux espèces de mouvement qui font les ambitieux en tout genre, le besoin d'émotion et la personnalité; mais, dans les passions morales, on ne peut être ému que par les sentiments de l'âme, et ce qu'on a d'égoïsme n'est satisfait que par le rapport des autres avec soi; tandis que le seul avantage de ces passions physiques, c'est l'agitation qui suspend le sentiment et la pensée; elles donnent une sorte de personnalité matérielle qui part de soi pour revenir à soi, et fait triompher ce qu'il y a d'animal dans l'homme sur le reste de sa nature.
Examinons cependant, malgré le dégoût qu'un tel sujet inspire, les deux principes de ces passions, le besoin d'émotion et l'égoïsme. Le premier produit l'amour du jeu, et le second l'avarice. Quoiqu'on puisse supposer qu'il faut aimer l'argent pour aimer le jeu, ce n'est point là la source de ce penchant effréné; la cause élémentaire, la jouissance unique peut-être de toutes les passions, c'est le besoin et le plaisir de l'émotion. On ne trouve de bon dans la vie que ce qui la fait oublier; et si l'émotion pouvait être un état durable, bien peu de philosophes se refuseraient à convenir qu'elle serait le souverain bien. Il est, et je tâcherai de le prouver dans la troisième partie de cet ouvrage, il est des distractions utiles et constantes pour l'homme qui sait se dominer; mais la foule des êtres passionnés qui veulent échapper à leur ennemi commun, la sensation douloureuse de la vie, se précipite dans une ivresse qui, confondant les objets, fait disparaître la réalité de tout. Dans un moment d'émotion, il n'y a plus de jugement, il n'y a que de l'espérance et de la crainte: on éprouve quelque chose du plaisir des rêves, les limites s'effacent, l'extraordinaire paraît possible, et les bornes ou les chaînes de ce qui est et de ce qui sera s'éloignent ou se soulèvent à vos yeux. Dans le tumulte et la succession rapide des sensations qui s'emparent d'une âme violemment émue, le danger, même sans but, est un plaisir pendant la durée de l'action. Sans doute c'est un sentiment très-pénible que de craindre à l'avance le péril qui menace, c'est de la souffrance dans le calme; mais l'instant de la décision, mais le jeu, quelque cher qu'il soit dans le moment où il se hasarde, est une espèce de jouissance, c'est-à-dire, d'étourdissement. Cet état devient quelquefois tellement nécessaire à ceux qui l'ont éprouvé, qu'on voit des marins traverser de nouveau les mers, seulement pour ressentir l'émotion des dangers auxquels ils ont échappé.
Le grand jeu de la gloire est difficile à préparer; un tapis vert, des dés y suppléent. L'agitation de l'âme est un besoin trompeur auquel la plupart des hommes se livrent, sans penser à ce qui succède à cette agitation. Ils hasardent la fortune qui les fait vivre; ils se précipitent dans les batailles où la mort, ou plus encore les souffrances les menacent, pour retrouver ce mouvement qui les sépare des souvenirs et de la prévoyance, donne à l'existence quelque chose d'instantané, fait vivre et cesser de réfléchir.
Quel triste cachet de la destinée humaine! quelle irrécusable preuve de malheur, que ce besoin d'éviter le cours naturel de la vie, d'enivrer les facultés qui servent à la juger! Le monde est agité par l'inquiétude de chaque homme, et ces armées innombrables qui couvrent la surface de la terre sont l'invention cruelle des soldats, des officiers, des rois, pour chercher dans la destinée quelque, chose que la nature n'y a point mis, ou tout au moins pour obtenir cette interruption momentanée de la durée successive des idées habituelles, cette émotion qui soulage du poids de la vie.
Mais, indépendamment de tout ce qu'il faut hasarder et perdre pour se mettre dans une situation qui vous procure de telles sortes de jouissances, il n'existe rien de plus pénible que l'instant qui succède à l'émotion; le vide qu'elle laisse après elle est un plus grand malheur que la privation même de l'objet dont l'attente vous agitait. Ce qu'il y a de plus difficile à supporter pour un joueur, ce n'est pas d'avoir perdu, mais de cesser de jouer. Les mots qui servent aux autres passions sont très-souvent empruntés de celle-là, parce qu'elle est une image matérielle de tous les sentiments qui s'appliquent à de plus grandes circonstances; ainsi l'amour du jeu aide à comprendre l'amour de la gloire, et l'amour de la gloire à son tour explique l'amour du jeu.
Tout ce qui établit des analogies, des ressemblances, est un garant de plus de la vérité du système. Si l'on parvenait à rallier la nature morale à la nature physique, l'univers entier à une seule pensée, on aurait presque dérobé le secret de la Divinité.
La plupart des hommes cherchent donc à trouver le bonheur dans l'émotion, c'est-à-dire, dans une sensation rapide qui gâte un long avenir: d'autres se livrent par calcul, et surtout par caractère, à la personnalité; mécontents de leurs relations avec les autres, ils croient avoir trouvé un secret sûr pour être heureux, en se consacrant à eux-mêmes, et ils ne savent pas que ce n'est pas seulement de la nature du joug, mais de la dépendance en elle-même, que naît le malheur de l'homme. L'avarice est de tous les penchants celui qui fait le mieux ressortir la personnalité. Aimer l'argent, pour arriver à tel ou tel but, c'est le regarder comme un moyen, et non comme l'objet; mais il est une espèce d'hommes qui, considérant en général la fortune comme une manière d'acquérir des jouissances, ne veulent cependant en goûter aucune: les plaisirs, quels qu'ils soient, vous associent aux autres, tandis que la possibilité de les obtenir est en soi seul, et l'on dissipe quelque chose de son égoïsme en le satisfaisant au dehors. L'avenir inquiète tellement les avares, qu'ils aiment à sacrifier le présent comme pourrait le faire la vertu la plus relevée: la personnalité de l'avare va si loin, qu'il finit par immoler lui à lui-même; il s'aime tant demain, qu'il se prive de tout chaque jour pour embellir le jour suivant; et comme tous les sentiments qui ont le caractère de la passion, qui dévorent jusqu'à l'objet même qu'ils chérissent, l'égoïsme devient destructeur du bien-être qu'il veut conserver, et l'avarice interdit tous les avantages que l'argent pourrait valoir.
Je ne m'arrêterai point à parler des malheurs causés par l'avarice; on ne voit point de gradation ni de nuance dans cette singulière passion; tout y paraît également douloureux et vil. Comment avoir l'idée de cette fureur de personnalité? Quel but que soi pour sa propre vie! Quel homme peut se choisir pour l'objet de sa pensée, sans admettre d'intermédiaire entre sa passion et lui-même?
Il y a tant d'incertitude dans ce qu'on désire, de dégoût dans ce qu'on éprouve, qu'on ne peut concevoir comment on aurait le courage d'agir, si ses actions retournant à ses sensations, et ses sensations à ses actions, on savait si positivement le prix de ce qu'on fait, la récompense de ses efforts. Comment exister sans être utile, et se donner la peine de vivre quand personne ne s'affligerait de nous voir mourir!
Si l'avare, si l'égoïste sont incapables de ces retours sensibles, il est un malheur particulier à de tels caractères auquel ils ne peuvent jamais échapper; ils craignent la mort, comme s'ils avaient su jouir de la vie: après avoir sacrifié leurs jours présents à leurs jours à venir, ils éprouvent une sorte de rage en voyant s'approcher le terme de l'existence. Les affections du coeur augmentent le prix de la vie en diminuant l'amertume de la mort; tout ce qui est aride fait mal vivre et mal mourir. Enfin les passions personnelles sont de l'esclavage autant que celles qui mettent dans la dépendance des autres; elles rendent également impossible l'empire sur soi-même, et c'est dans le libre et constant exercice de cette puissance qu'est le repos et ce qu'il y a de bonheur.
Les passions qui dégradent l'homme, en resserrant son égoïsme dans ses sensations, ne produisent pas sans doute ces bouleversements de l'âme où l'homme éprouve toutes les douleurs que ses facultés lui permettent de ressentir; mais il ne reste aux peines causées par des penchants méprisables aucun genre de consolation; le dégoût qu'elles inspirent aux autres passe jusqu'à celui qui les éprouve. Il n'y a rien de plus amer dans l'adversité que de ne pas pouvoir s'intéresser à soi; l'on est malheureux sans trouver même de l'attendrissement dans son âme; il y a quelque chose de desséché dans tout votre être, un sentiment d'isolement si profond, qu'aucune idée ne peut se joindre à l'impression de la douleur: il n'y a rien dans le passé, il n'y a rien dans l'avenir, il n'y a rien autour de soi; on souffre à sa place, mais sans pouvoir s'aider de sa pensée, sans oser méditer sur les différentes causes de son infortune, sans se relever par de grands souvenirs où la douleur puisse s'attacher.
CHAPITRE VI.
De l'envie et de la vengeance.
Il est des passions qui n'ont pas précisément de but, et cependant remplissent une grande partie de la vie; elles agissent sur l'existence sans la diriger, et l'on sacrifie le bonheur à leur puissance négative: car, par leur nature, elles n'offrent pas même l'illusion d'un espoir et d'un avenir, mais seulement elles donnent le besoin de satisfaire l'âpre sentiment qu'elles inspirent: il semble que de telles passions ne soient composées que du mauvais succès de toutes; de ce nombre, mais avec des nuances différentes, sont l'envie et la vengeance.
L'envie ne promet aucun genre de jouissances, même de celles qui amènent du malheur à leur suite. L'homme qui a cette disposition voit, dans le monde beaucoup plus de sujets de jalousie qu'il n'en existe réellement; et pour se croire à la fois heureux et supérieur, il faudrait juger de son sort par l'envie que l'on inspire: c'est un mobile dont l'objet est une souffrance, et qui n'exerce l'imagination, cette faculté inséparable de la passion, que sur une idée pénible. La passion de l'envie n'a point de terme, parce qu'elle n'a point de but; elle ne se refroidit point, parce que ce n'est d'aucun genre d'enthousiasme, mais de l'amertume seule qu'elle s'alimente, et que chaque jour accroît ses motifs par ses effets: celui qui commence par haïr inspire une irritation propre à faire mériter sa haine qui d'abord était injuste. Les poètes se sont exercés sur tous les emblèmes de malheur qu'il fallait attachera l'envie. Quel triste sort, en effet, que celui d'une passion qui se dévore elle-même, et, poursuivie sans cesse par l'image de ce qui la blesse, ne peut se représenter une circonstance quelconque où elle trouverait du repos! Il y a tant de maux sur la terre cependant, qu'il semblerait que tout ce qui arrive dans le monde dût être une jouissance pour l'envie; mais elle est si difficile en malheurs, que s'il reste de la considération à côté des revers, un sentiment à travers mille infortunes, une qualité parmi des torts, si le souvenir de la prospérité relève dans la misère, l'envieux souffre et déteste encore: il démêle, pour haïr, des avantages inconnus à celui qui les possède; il faudrait, pour qu'il cessât de s'agiter, qu'il crût tout ce qui existe inférieur à sa fortune, à ses talents, à son bonheur même; et il a la conscience, au contraire, que nul tourment ne peut égaler l'impression aride et desséchante que sa passion dominatrice produit sur lui. Enfin l'envie prend sa source dans ce terrible sentiment de l'homme qui lui rend odieux le spectacle du bonheur qu'il ne possède pas, et lui ferait préférer l'égalité de l'enfer aux gradations dans le paradis. La gloire, la vertu, le génie viennent se briser contre cette force destructive; elle met une borne aux efforts, aux élans de la nature humaine: son influence est souveraine; car qui blâme, qui déjoue, qui s'oppose, qui renverse, qui se saisit enfin de la force destructive, finit toujours par triompher.
Mais le mal que l'envieux sait causer ne lui compose pas même un bonheur selon ses voeux; chaque jour la fortune ou la nature lui donnent de nouveaux ennemis; vainement il en fait ses victimes, aucun de ses succès ne le rassure, il se sent inférieur à ce qu'il détruit, il est jaloux de ce qu'il immole; enfin, à ses yeux mêmes, il est toujours humilié, et ce supplice s'augmente par tout ce qu'il fait pour l'éviter.
Il est une passion dont l'ardeur est terrible, une passion plus redoutable dans ce temps que dans tous les autres: c'est la vengeance. Il ne peut être question de bonheur positif obtenu par elle, puisqu'elle ne doit sa naissance qu'à une grande douleur, qu'on croit adoucir en la faisant partager à celui qui l'a causée; mais il n'est personne qui, dans diverses circonstances de sa vie, n'ait ressenti l'impulsion de la vengeance. Elle dérive immédiatement de la justice, quoique ses effets y soient souvent si contraires. Faire aux autres le mal qu'ils vous ont fait, se présente d'abord comme une maxime équitable; mais ce qu'il y a de naturel dans cette passion ne rend ses conséquences ni plus heureuses, ni moins coupables: c'est à combattre les mouvements involontaires qui entraînent vers un but condamnable que la raison est particulièrement destinée; car la réflexion est autant dans la nature que l'impulsion.
Il est certain d'abord qu'on soutient difficilement l'idée de savoir heureux l'objet qui vous a plongé dans le désespoir. Ce tableau vous poursuit, comme, par un mouvement contraire, l'imagination de la pitié offre la peinture des douleurs qu'elle excite à soulager. L'opposition de votre peine et de la félicité de votre ennemi produit dans le sang un véritable soulèvement.
Ce qu'on a le plus de peine aussi à supporter dans l'infortune, c'est l'absorbation, la fixation sur une seule idée; et tout ce qui porte la pensée au dehors de soi, tout ce qui excite à l'action trompe le malheur. Il semble qu'en agissant on va changer la situation de son âme; et le ressentiment, ou l'indignation contre le crime, étant d'abord ce qui est le plus apparent dans sa propre douleur, on croit, en satisfaisant ce mouvement, échapper à tout ce qui doit le suivre; mais en observant un coeur généreux et sensible, on découvre qu'on serait plus malheureux encore après s'être vengé qu'auparavant. L'occupation où l'on est de son ressentiment, l'effort qu'on fait sur soi pour le combattre, remplit la pensée de diverses manières; après s'être vengé, l'on reste seul avec sa douleur, sans autre idée que la souffrance. Vous rendez à votre ennemi, par votre vengeance, une espèce d'égalité avec vous; vous le sortez de dessous le poids de votre mépris, vous vous sentez rapproché par l'action même de punir; si l'effort que vous tenteriez pour vous venger était inutile, votre ennemi aurait sur vous l'avantage qu'on prend toujours sur les volontés impuissantes, quels qu'en soient la nature et l'objet. Tous les genres d'égarement sont excusables dans les véritables douleurs; mais ce qui démontre cependant combien la vengeance tient à des mouvements condamnables, c'est qu'il est beaucoup plus rare de se venger par sensibilité que par esprit de parti, ou par amour-propre.
Les âmes généreuses qui se sont abandonnées à des mouvements coupables, ont fait un tort immense à l'ascendant de la moralité; elles ont réuni à des torts graves des motifs élevés, et le sens même des mots s'est trouvé changé par les pensées accessoires que leur exemple y a réunies. Le même terme exprime l'assassinat de César et celui de Henri IV; et les grands hommes qui se sont cru le droit de faire plier une loi de la moralité devant leurs intentions sublimes, ont fait plus de mal par la latitude qu'ils ont donnée à l'idée de la vertu, que les scélérats méprisés dont les actions ont exalté l'horreur qu'inspire le crime. Enfin, par quelque motif qu'on se croie excité à la vengeance, il faut répéter à ceux qui voudraient s'y abandonner, non pas qu'ils n'y trouveraient pas de bonheur, ils ne le savent que trop; mais il faut leur répéter qu'il n'est point de fléau politique plus redoutable.
Cette passion pourrait perpétuer le malheur depuis la première offense jusqu'à la fin de la race humaine: et dans les temps où les fureurs des partis ont emporté tous les hommes dans tous les sens au delà des bornes de la vertu, de la raison et d'eux-mêmes, les révolutions ne cessent que quand chacun n'est plus agité par le besoin de prévenir ou d'éviter les effets de la vengeance.
On se persuade que la crainte d'être puni peut empêcher les hommes violents de se porter à de certains excès; ce n'est pas du tout connaître la nature de l'emportement. Quand on est criminel de sang-froid, comme on calcule toujours, tels périls, tels obstacles de plus peuvent arrêter; mais les hommes passionnés qui se précipitent dans les révolutions sont irrités par la crainte même, si l'on parvient à la leur faire éprouver; la peur excite les caractères impétueux, au lieu de les contenir.
Il est une réflexion qui devrait servir de guide à ceux qui se mêlent des grands débats des hommes entre eux; c'est qu'ils doivent considérer leurs ennemis comme étant de leur nature: il y a malheureusement de l'homme jusque dans le scélérat, et l'on ne se sert jamais cependant de la connaissance de soi, pour s'aider à devenir un autre. On dit qu'il faut contraindre, humilier, punir, et l'on sait néanmoins que de pareils moyens ne produiraient dans notre âme qu'une exaspération irréparable; on voit ses ennemis comme une chose physique qu'on peut abattre, et soi-même comme un être moral que sa propre volonté seule doit diriger.
S'il est une passion destructive du bonheur et de l'existence des pays libres, c'est la vengeance; l'enthousiasme qu'inspire la liberté, l'ambition qu'elle excite, met les hommes dans un plus grand mouvement, fait naître plus d'occasions d'être opposés les uns aux autres. L'amour de la patrie l'emportait tellement chez les Romains sur toute autre passion, que les ennemis servaient ensemble, et d'un commun accord, les intérêts de la république. Si la vengeance n'est pas proscrite par l'esprit public dans une nation où chaque individu existe de toute sa force personnelle, où le despotisme ne comprimant point la masse, chaque homme a une valeur et une puissance particulières, les individus finiront par haïr tous les individus, et le lien de parti se rompant à mesure qu'un nouveau mouvement crée de nouvelles divisions, il n'y aura point d'homme qui n'ait, après un certain temps, des motifs pour détester successivement tout ce qu'il a connu dans sa vie.
Certes, le plus bel exemple qui pût exister de renonciation à la vengeance, ce serait en France, si la haine cessait de renouveler les révolutions; si le nom français, par orgueil et par patriotisme, ralliait tous ceux qui ne sont pas assez criminels pour que le pardon même ne fût pas cru de leur propre coeur. Sans doute, ce serait un héroïque oubli; mais il est tellement nécessaire que, même en jugeant son étonnante difficulté, on a besoin de l'espérer encore. La France ne peut être sauvée que par ce moyen, et les partisans de la liberté, les amateurs des arts, les admirateurs du génie, les amis d'un beau ciel, d'une nature féconde, tout ce qui sait penser, tout ce qui a besoin de sentir, tout ce qui veut vivre, enfin, de la vie des idées ou des sensations fortes, implore à grands cris le salut de cette France.
CHAPITRE VII.
De l'esprit de parti.
Il faut avoir vécu contemporain d'une révolution religieuse ou politique, pour savoir quelle est la force de cette passion. Elle est la seule dont la puissance ne se démontre pas également dans tous les temps et dans tous les pays. Il faut qu'une fermentation, causée par des événements extraordinaires, développe ce sentiment, dont le germe existe toujours chez un grand nombre d'hommes, mais peut mourir avec eux sans qu'ils aient jamais eu l'occasion de le reconnaître.
Des querelles frivoles, telles que des disputes sur la musique, sur la littérature, peuvent donner quelques idées légères de la nature de l'esprit de parti; mais il n'existe tout entier, mais il n'est l'action dévorante qui consume les générations et les empires, que dans ces grands débats où l'imagination peut puiser sans mesure tous les motifs d'enthousiasme ou de haine.
On doit d'abord distinguer l'esprit de parti, de l'amour-propre qui fait tenir à l'opinion qu'on a soutenue; il en diffère tellement, qu'on peut même quelquefois mettre ces deux penchants en opposition. Un homme diversement célèbre, M. de Condorcet, avait précisément le caractère de l'esprit de parti. Ses amis assurent qu'il aurait écrit contre son opinion, qu'il l'aurait et désavouée et combattue ouvertement, sans confier à personne le secret de ses efforts, s'il avait cru que ce moyen pût servir à faire triompher la cause de cette opinion même. L'orgueil, l'émulation, la vengeance, la crainte, prennent le masque de l'esprit de parti; mais cette passion à elle seule est plus ardente: elle est du fanatisme et de la foi, à quelque objet qu'elle s'applique.
Eh! qu'y a-t-il au monde de plus violent et de plus aveugle que ces deux sentiments? Pendant les siècles déchirés par les querelles religieuses, on a vu des hommes obscurs, sans aucune idée de gloire, sans aucun espoir d'être connus, employer tous les moyens, braver tous les dangers pour servir la cause qu'ils avaient adoptée. Un beaucoup plus grand nombre d'hommes se mêle aux querelles politiques, parce que, dans les intérêts de ce genre, toutes les passions se joignent à l'esprit de parti, et décident à suivre l'un ou l'autre étendard; mais le pur fanatisme, dans tous les temps, et pour quelque but que ce soit, n'existe que dans un certain nombre d'hommes, qui auraient été catholiques ou protestants dans le quinzième siècle, et se font aujourd'hui aristocrates ou jacobins. Ce sont des esprits crédules, soit qu'ils se passionnent pour ou contre les vieilles erreurs; et leur violence, sans arrêt, leur donne le besoin de se placer à l'extrême de toutes les idées, pour y mettre à l'aise leur jugement et leur caractère.
L'exaltation de ce qu'on appelle la philosophie est une superstition comme le culte des préjugés; les mêmes défauts conduisent aux deux excès contraires, et c'est la différence des situations ou le hasard d'un premier mot, qui, dans la classe commune, fait de deux hommes de parti, deux ennemis ou deux complices.
L'homme éclairé qui d'abord adopta la cause des principes, parce que sa pensée n'avait pu s'astreindre à respecter des préjugés absurdes, alors qu'il embrasse une vérité avec l'esprit de parti, perd la faculté de raisonner, ainsi que le partisan de l'erreur, et bientôt emploie des moyens semblables. De même qu'on a vu prêcher l'athéisme avec l'intolérance de la superstition, l'esprit de parti commande la liberté avec la fureur du despotisme.
On a dit souvent, dans le cours de la révolution de France, que les aristocrates et les jacobins tenaient le même langage, étaient aussi absolus dans leurs opinions, et, selon la diversité des situations, adoptaient un système de conduite également intolérant. Cette remarque doit être considérée comme une simple conséquence du même principe. Les passions rendent les hommes semblables entre eux, comme la fièvre jette dans le même état des tempéraments divers; et de toutes les passions, la plus uniforme dans ses effets c'est l'esprit de parti.
Elle s'empare de vous comme une espèce de dictature, qui fait taire toutes les autorités de l'esprit, de la raison et du sentiment: sous cet asservissement, pendant qu'il dure, les hommes sont moins malheureux que par le libre arbitre qui reste encore aux autres passions; dans celle-là, la route qu'il faut suivre est commandée comme le but qu'on doit atteindre: les hommes dominés par cette passion sont inébranlables jusque dans le choix de leurs moyens; ils ne voudraient pas les modifier, même pour arriver plus sûrement à leur objet: les chefs, comme dans toutes les religions, sont plus adroits, parce qu'ils sont moins enthousiastes; mais les disciples se font un article de foi de la route autant que du but. Il faut que les moyens soient de la nature de la cause, parce que cette cause, paraissant la vérité même, doit triompher seulement par l'évidence et la force. Je vais rendre cette idée sensible par des exemples.
Dans l'assemblée constituante, les membres du côté droit auraient pu faire passer quelques-uns des décrets qui les intéressaient, s'ils eussent laissé la parole à des hommes plus modérés qu'eux, et par conséquent plus agréables au parti populaire; mais ils aimaient mieux perdre leur cause en la faisant soutenir par l'abbé Maury, que de la gagner en la laissant défendre par un orateur qui ne fût pas précisément de leur opinion sous tous les autres rapports. Un triomphe acquis par une condescendance est une défaite pour l'esprit de parti.
Lorsque les constitutionnels luttaient contre les jacobins, si les aristocrates avaient adopté le système des premiers, s'ils avaient conseillé au roi de se livrer à eux, ils auraient alors renversé l'ennemi commun, sans perdre l'espoir de se défaire un jour de leurs alliés. Mais dans l'esprit de parti, l'on aime mieux tomber en entraînant ses ennemis, que triompher avec quelqu'un d'entre eux.
Lorsqu'en étant assidu aux élections, on pouvait influer sur le choix des hommes dont allait dépendre le sort de la France, les aristocrates aimaient mieux l'exposer au joug des scélérats que de reconnaître quelques-uns des principes de la révolution en votant dans les assemblées primaires.
L'intégrité du dogme importe davantage encore que le succès de la cause. Plus l'esprit de parti est de bonne foi, moins il admet de conciliation ou de traité d'aucun genre; et comme ce ne serait pas croire véritablement à l'existence efficace de sa religion que de recourir à l'art pour l'établir, dans un parti l'on se rend suspect en raisonnant, en reconnaissant même la force de ses ennemis, en faisant le moindre sacrifice pour assurer la plus grande victoire.
Quel exemple de cet esprit impliable, dans chaque détail comme dans l'ensemble, le parti populaire aussi n'a-t-il pas donné? Combien de fois n'a-t-il pas refusé tout ce qui pouvait ressembler à une modification? L'ambition sait se plier à chacune des circonstances pour profiter de toutes; la vengeance même peut retarder ou détourner sa marche; mais l'esprit de parti est comme les forces aveugles de la nature, qui vont toujours dans la même direction: cette impulsion une fois donnée à la pensée, elle prend un caractère de roideur qui lui ôte, pour ainsi dire, ses attributs intellectuels: on croit se heurter contre quelque chose de physique lorsqu'on parle à des hommes qui se précipitent dans la ligne de leur opinion; ils n'entendent, ni ne voient, ni ne comprennent: avec deux ou trois raisonnements ils font face à toutes les objections; et lorsque ces traits lancés n'ont pas convaincu, ils ne savent plus avoir recours qu'à la persécution.
L'esprit de parti unit les hommes entre eux par l'intérêt d'une haine commune, mais non par l'estime ou l'attrait du coeur; il anéantit les affections qui existent dans l'âme, pour y substituer des liens formés seulement par les rapports d'opinion. L'on sait moins de gré à un homme de ce qu'il fait pour vous que pour votre cause. Vous avoir sauvé la vie est un mérite beaucoup moins grand à vos yeux que de penser comme vous; et, par un code singulier, l'on n'établit les relations d'attachement et de reconnaissance qu'entre les personnes du même avis. La limite de son opinion est aussi celle de ses devoirs; et si l'on reçoit, dans quelque circonstance, des secours d'un homme qui suit un parti contraire au sien, il semble que la confraternité humaine n'existe plus avec lui, et que le service qu'il vous a rendu soit un hasard qu'on doit totalement séparer de celui qui l'a fait naître. Les grandes qualités d'un homme qui n'a pas la même religion politique que vous ne peuvent être comptées par ses adversaires: les torts, les crimes mêmes de ceux qui partagent votre opinion, ne vous détachent pas d'eux. Le grand caractère de la véritable passion est d'anéantir tout ce qui n'est pas elle, et une idée dominante absorbe toutes les autres.
Il n'est point de passion qui doive plus entraîner à tous les crimes, par cela même que celui qui l'éprouve est enivré de meilleure foi, et que le but de cette passion n'étant pas personnel à l'individu qui s'y livre, il croit se dévouer en faisant le mal, conserve le sentiment de la vertu en commettant les plus grands crimes, et n'éprouve ni les craintes, ni les remords inséparables des passions égoïstes, des passions qui sont coupables aux yeux de celui même qui s'y abandonne.
L'esprit de parti n'a point de remords. Son premier caractère est de voir son objet tellement au-dessus de tout ce qui existe, qu'il ne peut se repentir d'aucun sacrifice quand il s'agit d'un tel but. La dépopulation de la France était conçue par la féroce ambition de Robespierre, exécutée par la bassesse de ses agents; mais cette affreuse idée était admise par l'esprit de parti lui seul, et l'on a dit, sans être un assassin, Il y a deux millions d'hommes de trop en France.
L'esprit de parti est exempt de crainte, non pas seulement par l'exaltation de courage qu'il peut inspirer, mais par la sécurité qu'il fait naître: les jacobins et les aristocrates, depuis le commencement de la révolution, n'ont pas un instant désespéré du triomphe de leur opinion; et au milieu des revers qui ont frappé si constamment les aristocrates, il y avait quelque chose de béat dans la certitude avec laquelle ils débitaient des nouvelles que la foi la plus superstitieuse aurait à peine adoptées.
Il y a cependant quelques nuances générales qui, sans application particulière à la révolution de France, distinguent l'esprit de parti de ceux qui défendent les anciens préjugés, d'avec l'esprit de parti de ceux qui veulent établir de nouveaux principes. L'esprit de parti des premiers est de meilleure foi, celui des novateurs est plus habile; la haine des premiers est plus profonde, celle des autres est plus agissante; les premiers s'attachent plus aux hommes, les novateurs davantage aux choses; les premiers sont plus implacables, les seconds plus meurtriers; les premiers regardent leurs adversaires comme des impies, les seconds les considèrent comme des obstacles; en sorte que les premiers détestent par sentiment, tandis que les autres détruisent par calcul, et qu'il y a moins de paix à espérer des partisans des anciens préjugés, et plus à redouter de la guerre faite par leurs ennemis.
Malgré ces différences cependant, les caractères généraux sont toujours pareils. L'esprit de parti est une sorte de frénésie de l'âme qui ne tient point à la nature de son objet. C'est ne plus voir qu'une idée, lui rapporter tout, et n'apercevoir que ce qui peut s'y réunir: il y a une sorte de fatigue à l'action de comparer, de balancer, de modifier, d'excepter, dont l'esprit de parti délivre entièrement. Les violents exercices du corps, l'attaque impétueuse qui n'exige aucune retenue, donnent une sensation physique très-vive et très-enivrante: il en est de même au moral de cet emportement de la pensée, qui, délivrée de tous ses liens, voulant seulement aller en avant, s'élance sans réflexion aux opinions les plus extrêmes.
Jamais il ne peut en coûter à l'esprit de parti d'abandonner des avantages individuels dont on sait la mesure, pour un but tel que cette passion le fait concevoir, pour un but qui n'a jamais rien de réel, de jugé, ni de connu, et que l'imagination revêt de toutes les illusions dont la pensée est susceptible. La démocratie ou la royauté sont le paradis de leurs vrais enthousiastes; ce qu'elles ont été, ce qu'elles peuvent devenir n'a aucun rapport avec les sensations que leurs partisans éprouvent à leur nom; à lui seul il remue toutes les affections ardentes et crédules dont l'homme est susceptible.
Par cette analyse, on voit que la source de l'esprit de parti est tout à fait étrangère au sentiment du crime; mais si cet examen philosophique inspire un moment d'indulgence, combien les effets affreux de cette passion ne ramènent-ils pas à l'effroi qu'elle doit inspirer!
Il n'en est point qui puisse à cet excès borner la pensée et dépraver la moralité. L'esprit humain ne peut avoir son développement, ne peut faire de véritables progrès qu'en arrivant à l'impartialité la plus absolue, en effaçant au dedans de soi la trace de toutes les habitudes, de tous les préjugés, en se faisant, comme Descartes, une méthode indépendante de toutes les routes déjà tracées. Or, quand la pensée est une fois saisie de l'esprit de parti, ce n'est pas des objets à soi, mais de soi vers les objets que partent les impressions; on ne les attend pas, on les devance, et l'oeil donne la forme au lieu de recevoir l'image. Les hommes d'esprit qui, dans toute autre circonstance, cherchent à se distinguer, ne se servent jamais alors que du petit nombre d'idées qui leur sont communes avec les plus bornés d'entre ceux de la même opinion. Il y a une sorte de cercle magique tracé autour du sujet de ralliement, que tout le parti parcourt, et que personne ne peut franchir: soit qu'on redoute, en multipliant ses raisonnements, d'offrir un plus grand nombre de points d'attaque à ses ennemis; soit que la passion ait également dans tous les hommes plus d'identité que d'étendue, plus de force que de variété. Placés à l'extrême d'une idée, comme des soldats à leur poste, jamais vous ne pourrez les décider à venir à la découverte d'un autre point de vue de la question; et tenant à quelques principes comme à des chefs, à des opinions comme à des serments, on dirait que vous leur proposez une trahison, quand vous voulez les engager à examiner, à s'occuper d'une idée nouvelle, à combiner de nouveaux rapports.
Cette manière de ne considérer qu'un seul côté dans tous les objets, et de les présenter toujours dans le même sens, est ce que l'on peut imaginer de plus fatigant dès qu'on n'est pas susceptible de l'esprit de parti; et l'homme le plus impartial, témoin d'une révolution, finit par ne plus savoir comment retrouver le vrai, au milieu des tableaux imaginaires où chaque parti croit montrer la vérité avec évidence. Les géomètres appellent à eux la certitude par des moyens assurés; mais dans cette sphère d'idées où les sensations, les réflexions, les paroles même, s'aident mutuellement à former le corps des vraisemblances, quand les mots les plus nobles ont été déshonorés, les raisonnements les plus justes faussement enchaînés, les sentiments les plus vrais opposés les uns aux autres, on se croit dans ce chaos que Milton aurait rendu mille fois plus horrible s'il l'avait pu représenter, dans le monde intellectuel, confondant aux yeux de l'homme le juste et l'injuste, le crime et la vertu.
Un siècle, une nation, un homme, sous le seul rapport des lumières, sont très-longtemps à se relever du fléau de l'esprit de parti. Les réputations n'ayant plus de rapport avec le mérite réel, l'émulation se ralentit en perdant son objet. L'injustice décourage de la recherche de la vérité; la gloire est rarement contemporaine, et la renommée elle-même est tellement investie par l'esprit de parti, que l'homme vertueux et grand peut ne pas obtenir son recours sur les siècles.
Cette passion étouffe dans les hommes supérieurs les facultés qu'ils tenaient de la nature; et cette carrière de vérité, indéfinie comme l'espace et le temps, dans laquelle l'homme qui pense jouit d'un avenir sans bornes, atteint un but toujours renaissant; cette carrière se referme à la voix de l'esprit de parti, et tous les désirs comme toutes les craintes vouent à la servitude de la foi les têtes formées pour concevoir, découvrir et juger. Enfin, l'esprit de parti doit être de toutes les passions celle qui s'oppose le plus au développement de la pensée, puisque, comme nous l'avons déjà dit, ce fanatisme ne laisse pas même le choix des moyens pour assurer sa victoire, et que son propre intérêt ne l'éclaire point, quand il est entièrement de bonne foi.
L'esprit de parti arrive souvent à son but par sa constance et son intrépidité, mais jamais par ses lumières: l'esprit de parti qui calcule n'est déjà plus; c'est alors une opinion, un plan, un intérêt; ce n'est plus la folie, l'aveuglement qui ne pourrait cesser sur un point sans laisser entrevoir tout le reste. Mais si cette passion borne la pensée, quelle influence n'a-t-elle pas sur le coeur!
Je commence par dire qu'il y a une époque de la révolution de France (la tyrannie de Robespierre) dont il me paraît impossible d'expliquer tous les effets par des idées générales, ni sur l'esprit de parti, ni sur les autres passions humaines; ce temps est hors de la nature, au delà du crime; et, pour le repos du monde, il faut se persuader que nulle combinaison ne pouvant conduire à prévoir, à expliquer de semblables atrocités, ce concours fortuit de toutes les monstruosités morales est un hasard inouï dont des milliers de siècles ne peuvent ramener la chance.
Mais en deçà de cet horrible terme, combien en France, combien dans tous les temps l'esprit de parti n'a-t-il pas entraîné d'actions coupables! C'est une passion sans aucune espèce de contre-poids; tout ce qui se rencontre dans sa route doit être sacrifié au but qu'elle se propose. Toutes les autres passions étant égoïstes, il s'établit dans plusieurs occasions une sorte de balance entre les divers intérêts personnels. Un ambitieux peut quelquefois préférer les plaisirs de l'amitié, les avantages de l'estime, à telle ou telle partie du pouvoir; mais dans l'esprit de parti il n'y a rien que d'absolu, parce qu'il n'y a rien de réel, et que la comparaison se faisant toujours du connu à l'inconnu, de ce qui a une borne à ce qui est indéfini, ne permet jamais d'hésiter en cette incommensurable espérance et quelque bien temporel que ce puisse être. Je me sers de l'expression temporel, parce que l'esprit de parti déifie la cause qu'il adopte, en espérant de son triomphe des effets au-dessus de la nature des choses.
L'esprit de parti est la seule passion qui se fasse une vertu de la destruction de toutes les vertus, une gloire de toutes les actions qu'on chercherait à cacher si l'intérêt personnel les faisait commettre; et jamais l'homme n'a pu être jeté dans un état aussi redoutable, que lorsqu'un sentiment qu'il croit honnête lui commande des crimes; s'il est capable d'amitié, il est plus fier de la sacrifier; s'il est sensible, il s'enorgueillit de dompter sa peine: enfin la pitié, ce sentiment céleste qui fait de la douleur un lien entre les hommes, la pitié, cette vertu d'instinct, qui conserve l'espèce humaine en préservant les individus de leurs propres fureurs, l'esprit de parti a trouvé le seul, moyen de l'anéantir dans l'âme, en portant l'intérêt sur les nations entières, sur les races futures, pour le détacher des individus. L'esprit de parti efface les traits de sympathie pour y substituer des rapports d'opinion; il présente les malheurs actuels comme le moyen, comme la garantie d'un avenir immortel, d'un bonheur politique au-dessus de tous les sacrifices qu'on peut exiger pour l'obtenir.
Si l'on s'était convaincu d'un principe simple, c'est que les hommes n'ont pas le droit de faire le mal pour arriver au bien, nous n'aurions pas vu tant de victimes humaines immolées sur l'autel même des vertus. Mais depuis que ces transactions ont existé entre le présent et l'avenir, entre le sacrifice de la génération actuelle et les dons à faire à la génération future, il n'y a point eu de bornes, qu'un nouveau degré de passion ne se crût en droit de franchir; et souvent des hommes enclins au crime, croyant s'enivrer des exemples de Brutus, de Manlius, de Pison, ont proscrit la vertu, parce que de grands hommes avaient immolé le crime; ont assassiné ceux qu'ils haïssaient, parce que les Romains savaient sacrifier ce qu'ils avaient de plus cher; ont massacré de faibles ennemis parce que des âmes généreuses avaient attaqué leurs adversaires dans la puissance; et ne prenant du patriotisme que les sentiments féroces qu'il a pu produire à quelques époques, n'ont eu de grandeur que dans le mal, et ne se sont fiés qu'à l'énergie du crime.
Il sera vrai, cependant, que l'homme vertueux peut surpasser, en force active et dominante, le coupable le plus audacieux. Il manque encore un beau spectacle au monde, c'est un Sylla dans la route de la vertu, un homme dont le caractère démontre que le crime est une ressource de la faiblesse, et que c'est aux défauts des hommes de bien, mais non à leur moralité, qu'il faut attribuer leurs revers.
Après avoir esquissé le tableau de l'esprit de parti, il entre dans mon sujet de parler du bonheur que cette passion peut promettre. Il y a un moment de jouissance dans toutes les passions tumultueuses: c'est le délire qui agite l'existence et donne au moral l'espèce de plaisir que les enfants, éprouvent dans les jeux qui les enivrent de mouvement et de fatigue. L'esprit de parti peut très-bien suppléer à l'usage des liqueurs fortes; et si le petit nombre se dérobe à la vie par l'élévation de la pensée, la foule lui échappe par tous les genres d'ivresse: mais quand l'égarement a cessé, l'homme qui se réveille de l'esprit de parti est le plus infortuné des êtres.
D'abord l'esprit de parti ne peut jamais obtenir ce qu'il désire; les extrêmes sont dans la tête des hommes, mais point dans la nature des choses. Jamais il n'existe un esprit de parti sans qu'il en fasse naître un autre qui lui soit opposé, et le combat ne finit que par le triomphe de l'opinion intermédiaire.
Il faut de l'esprit de parti pour lutter efficacement avec un autre esprit de parti contraire, et tout ce que la raison trouve absurde est précisément ce qui doit réussir contre un ennemi qui prendra aussi des mesures absurdes: ce qui est au dernier terme de l'exagération transporte sur le terrain où il faut combattre, et donne des armes égales à celles de ses adversaires; mais ce n'est point par calcul que l'esprit de parti prend ainsi des moyens extrêmes, et leur succès n'est point une preuve des lumières de ceux qui les emploient; il faut que les chefs, comme les soldats, marchent en aveugles pour arriver; et celui qui raisonnerait l'extravagance n'aurait jamais, à cet égard, l'avantage d'un véritable fou.
La puissance guerrière est une puissance toute d'impulsion, et il n'y a que la guerre dans l'esprit de parti; car tous ces principes constitués pour l'attaque, ces lois servant d'arme offensive finissent avec la paix, et la victoire la plus complète d'un parti détruit nécessairement toute l'influence de son fanatisme; rien n'est, rien ne peut rester comme il le veut.
C'est sans doute à l'instinct secret de l'empire que doit avoir le vrai sur les événements définitifs, du pouvoir que doit prendre la raison dans les temps calmes; c'est à cet instinct qu'est due l'horreur des combattants pour les partisans des opinions modérées. Les deux factions opposées les considèrent comme leurs plus grands ennemis, comme ceux qui doivent recueillir les avantages de la lutte sans s'être mêlés du combat; comme ceux enfin qui ne peuvent acquérir que des succès durables, alors qu'ils commencent à en obtenir. Les jacobins, les aristocrates, craignent moins leurs succès réciproques, parce qu'ils les croient passagers, et se connaissent des défauts semblables qui donnent toujours autant d'avantage au vaincu qu'au vainqueur. Mais quand la fluctuation des idées ramène les affaires au point juste et possible, la puissance, la considération de l'esprit de parti est finie, le monde se rasseoit sur ses bases, l'opinion publique honore la raison et la vertu, et cette époque inévitable peut se calculer comme les lois de la nature. Il n'y a point de guerre éternelle, et point de paix cependant sous la dictée des passions; point de repos sans accord, point de calme sans tolérance, point de parti donc qui, lorsqu'il a détruit ses ennemis, puisse satisfaire ses enthousiastes.
Il est d'ailleurs une autre observation, c'est que, dans ces sortes de guerres, le parti vaincu se venge toujours sur les hommes du triomphe qu'il cède aux choses. Les principes ressortent avec éclat des attaques de leurs antagonistes; les individus succombent sous les attaques de leurs adversaires. Tout homme extrême dans son parti n'est jamais propre à gouverner les affaires de ce parti, lorsqu'il cesse d'être en guerre; et la haine que les opposants portaient à la cause prend la forme du mépris pour ses plus criminels défenseurs. Ce qu'ils ont fait pour le triomphe de leur parti a perdu leur réputation individuelle; ceux même qui les applaudissaient, lorsqu'ils croyaient être préservés par eux de quelques dangers, veulent l'honneur de les juger, lorsque le péril est passé. La vertu est tellement l'idée primitive de tous les hommes, que les complices sont aussi sévères que les juges, lorsque la solidarité n'existe plus; et les vaincus et les vainqueurs sont réconciliés ensemble, quand les uns renoncent à leur absurde cause, et les autres à leurs coupables chefs.
Les triomphes d'un parti ne servent donc jamais à ceux qui s'y sont montrés les plus violents et les plus injustes.
Mais quand l'esprit de parti, dans toute sa bonne foi, rendrait indifférent aux succès de l'ambition personnelle, jamais cette passion, considérée d'une manière générale, n'est complètement satisfaite par aucun résultat durable; et si elle pouvait l'être, si elle atteignait ce qu'elle appelle son but, il n'est point d'espoir qui fût plus détrompé, qui cessât plus sûrement au moment de la jouissance; car il n'en est point dont les illusions aient moins de rapport avec la réalité: il y a quelque chose de vrai dans les satisfactions que donnent la puissance, la gloire; mais lorsque l'esprit de parti triomphe, par cela même il est détruit.
Eh! quel réveil que cet instant! Le malheur qu'il cause serait encore possible à supporter, s'il venait uniquement de la perte d'une grande espérance; mais par quels moyens racheter les sacrifices qu'elle a coûtés, et que devient un homme honnête, alors qu'il se reconnaît coupable d'actions qu'il condamne en recouvrant sa raison?
Il en coûte de le dire, de peur de modifier l'horreur que doit inspirer le crime; il y a, dans la révolution, des hommes dont la conduite publique est détestable, et qui, dans les relations privées, s'étaient montrés pleins de vertus. Je le répète, en examinant tous les effets du fanatisme, on acquiert la démonstration, que c'est le seul sentiment qui puisse réunir ensemble des actions coupables et une âme honnête; de ce contraste doit naître le plus effroyable supplice dont l'imagination puisse se faire l'idée. Les malheurs qui sont causés par le caractère ont leur remède en lui-même; il y a, jusque dans l'homme profondément criminel, une sorte d'accord qui seul peut faire qu'il existe, et reste lui-même; les sentiments qui l'ont conduit au crime lui en dérobent horreur: il supporte le mépris par le même mouvement qui l'a porté à le mériter. Mais quel supplice que la situation qui permet à un homme estimable de se juger, de se voir, ayant commis de grands crimes!… C'est d'une telle supposition que les anciens ont tiré les plus terribles effets de leurs tragédies: ils attribuent à la fatalité les actions coupables d'une âme vertueuse. Cette invention poétique, qui fait du rôle d'Oreste le plus déchirant de tous les spectacles, l'esprit de parti peut la réaliser. La main de fer du destin n'est pas plus puissante que cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire que toute pensée unique fait naître dans la tête de celui qui s'y abandonne: c'est la fatalité, pour ces temps-ci, que l'esprit de parti, et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper.
Aussi se réveilleront-ils un jour ceux qui seuls sont sincères, ceux qui seuls méritent les regrets; accablés de mépris, tandis qu'ils auraient besoin de considération; accusés du sang et des pleurs, tandis qu'ils seront encore capables de pitié; isolés dans l'univers sensible, tandis qu'ils pensaient s'unir à toute la race humaine. Ils éprouveront ces douleurs alors que les motifs qui les ont entraînés auront perdu toute réalité, même à leurs yeux, et ils ne conserveront de la funeste identité qui ne leur permet pas de se séparer de leur vie passée, que les remords pour garants: les remords, seuls liens des deux êtres les plus contraires, celui qu'ils se sont montré sous le joug de l'esprit de parti, celui qu'ils devaient être par les dons de la nature.