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De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations

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CHAPITRE VIII.

Du crime.

Il faut le dire, quoiqu'on en frémisse, l'amour du crime en lui-même est une passion. Sans doute, ce sont toutes les autres qui conduisent à cet excès; mais quand elles ont entraîné l'homme à un certain terme de scélératesse, l'effet devient la cause, et le crime, qui n'était d'abord que le moyen, devient le but.

Cet horrible état demande une explication particulière, et peut-être faut-il avoir été témoin d'une révolution pour comprendre ce que je vais dire sur ce sujet.

Deux liens retiennent les hommes sous l'empire de la moralité, l'opinion publique et l'estime d'eux-mêmes. Il y a beaucoup d'exemples de braver la première en respectant la seconde; alors le caractère prend une sorte d'amertume et de misanthropie qui exclut beaucoup des bonnes actions que l'on fait pour être regardé, sans anéantir toutefois les sentiments honnêtes qui décident de l'accomplissement des principaux devoirs. Mais dès qu'on a rompu tout ce qui mettait de la conséquence dans sa conduite, dès qu'on ne peut plus rattacher sa vie à aucun principe, quelque facile qu'il soit, la réflexion, le raisonnement étant alors impossibles à supporter, il passe dans le sang une sorte de fièvre qui donne le besoin du crime.

C'est une sensation physique transportée dans l'ordre moral, et même cette frénésie se manifeste assez ordinairement par des symptômes extérieurs. Robespierre et la plupart de ses complices avaient habituellement des mouvements convulsifs dans les mains, dans la tête; on voyait en eux l'agitation d'un constant effort. On commence à se livrer à un excès par entraînement; mais, à son comble, il amène toujours une sorte de tension involontaire et terrible; hors des lignes de la nature, dans quelque sens que ce soit, ce n'est plus la passion qui commande, mais la contraction qui soutient.

Certainement l'homme criminel croit toujours, d'une manière générale, marcher vers un objet quelconque; mais il y a un tel égarement dans son âme, qu'il est impossible d'expliquer toutes ses actions par l'intérêt du but qu'il veut atteindre: le crime appelle le crime, le crime ne voit de salut que dans de nouveaux crimes; il fait éprouver une rage intérieure qui force à agir sans autre motif que le besoin d'action. On ne peut guère comparer cet état qu'à l'effet du goût du sang sur les bêtes féroces, alors même qu'elles n'éprouvent ni la faim, ni la soif. Si, dans le système du monde, les diverses natures des êtres, des espèces, des choses, des sensations, se tiennent par des intermédiaires, il est certain que la passion du crime est le chaînon entre l'homme et les animaux; elle est à quelques égards aussi involontaire que leur instinct, mais elle est plus dépravée; car c'est la nature qui a créé le tigre, et c'est l'homme qui s'est fait criminel; l'animal sanguinaire a sa place marquée dans le monde, et il faut que le criminel le bouleverse pour y dominer.

La trace de raisonnement qu'on peut apercevoir à travers le chaos des sensations d'un homme coupable, c'est la crainte des dangers auxquels ses crimes l'exposent. Quelle que soit l'horreur qu'inspire un scélérat, il surpasse toujours ses ennemis dans l'idée qu'il se fait de la haine qu'il mérite; par delà les actions atroces qu'il commet à nos yeux, il sait encore quelque chose de plus que nous qui l'épouvante; il hait dans les autres l'opinion que, sans se l'avouer, il a de son propre caractère; et le dernier terme de sa fureur serait de détester en lui-même ce qu'il lui reste de conscience, et de se déchirer s'il vivait seul.

On s'étonne de l'inconséquence des scélérats; et c'est précisément ce qui prouve que le crime n'est plus pour eux l'instrument d'un désir, mais une frénésie sans motifs, sans direction fixe, une passion qui se meurt sur elle-même. L'ambition, la soif du pouvoir, ou tout autre sentiment excessif, peut faire commettre des forfaits; mais lorsqu'ils sont arrivés à un certain excès, il n'est aucun but qu'ils ne dépassent; l'action du lendemain est commandée par l'atrocité même de celle de la veille: une force aveugle pousse les hommes dans cette pente une fois qu'ils s'y sont placés; le terme, quel qu'il soit, recule à leurs yeux à mesure qu'ils avancent. L'objet de toutes les autres passions est connu, et le moment de la possession promet du moins le calme de la satiété; mais dans cette horrible ivresse, l'homme se sent condamné à un mouvement perpétuel; il ne peut s'arrêter à aucun point limité, puisque la fin de tout est du repos, et que le repos est impossible pour lui; il faut qu'il aille en avant, non qu'au-devant de lui l'espérance apparaisse, mais parce que l'abîme est derrière, et que, comme pour s'élever au sommet de la montagne Noire, décrite dans les Contes Persans, les degrés sont tombés à mesure qu'il les a montés.

Le sentiment dominant de la plupart de ces hommes est sans doute la crainte d'être punis de leurs forfaits; cependant il y a en eux une certaine fureur qui ne leur permettrait pas d'adopter les moyens les plus sûrs, s'ils étaient en même temps les plus doux: ce n'est que dans les crimes présents qu'ils cherchent la garantie des crimes passés; car toute résolution qui tendrait à la paix, à la réconciliation, fût-elle réellement utile à leurs intérêts, ne serait jamais adoptée par eux; il y aurait dans de telles mesures une sorte de relâchement, de calme incompatible avec l'agitation intérieure, avec l'âpreté convulsive des hommes de cette nature.

Plus ils étaient nés avec des facultés sensibles, plus l'irritation qu'ils éprouvent est horrible. Il vaut mieux, en fait de crimes, avoir affaire à ces êtres corrompus, pour qui la moralité n'a jamais été rien, qu'à ceux qui ont eu besoin de se dépraver, de vaincre quelques qualités naturelles. Ils sont plus offensés du mépris, ils sont plus inquiets d'eux-mêmes, ils s'élancent plus loin, pour mieux se séparer des combinaisons ordinaires, qui leur rappelleraient les anciennes traces de ce qu'ils ont senti et pensé.

Quand une fois les hommes sont arrivés à cet horrible période, il faut les rejeter hors des nations, car ils ne peuvent que les déchirer. L'ordre social qui placerait un tel criminel sur le trône du monde, ne l'apaiserait pas envers les hommes ses esclaves. Rien de restreint dans des bornes fixes, fût-ce le plus haut point de prospérité, ne peut convenir à ces êtres furieux, qui détestent les hommes comme des témoins de leur vie.

Le plus énergique d'entre ces monstres finit par devenir avide de la haine, comme on l'est de l'estime. La nature morale dans les esprits ardents tend toujours à quelque chose de complet; et l'on veut étonner par le crime, quand il n'y a plus de grandeur possible que dans son excès. L'agrandissement de soi, ce désir qui, d'une manière quelconque, est toujours le principe de toute action au dehors, l'agrandissement de soi se retrouve dans l'effroi qu'on fait naître. Les hommes sont là pour craindre, s'ils ne sont pas là pour aimer; la terreur qu'on inspire flatte et rassure, isole et enivre, et, avilissant les victimes, semble absoudre leur tyran.

Mais je m'aperçois qu'en parlant du crime je n'ai pensé qu'à la cruauté; la révolution de France concentre toutes les idées dans cette horrible dépravation: et, après tout, quel crime y a-t-il au monde, si ce n'est ce qui est cruel, c'est-à-dire, ce qui fait souffrir les autres? Eh! de quelle nature est celui qui, pour son ambition, a pu donner la mort? de quelle nature est celui qui sait braver tout ce que cette idée a de solennel et de terrible, cette idée dont le retour immédiat sur soi-même devrait effrayer tout ce qui veut vivre? Cet acte irréparable, cet acte qui seul donne à l'homme un pouvoir sur l'éternité, et lui fait exercer une faculté qui n'est sans bornes que dans l'empire du malheur; cet acte, quand on a pu, dans la réflexion, le concevoir et l'ordonner, jette l'homme dans un monde nouveau: le sang est traversé; de ce jour, il sent que le repentir est impossible, comme le mal est ineffaçable; il ne se croit plus de la même espèce que tout ce qui traite du passé avec l'avenir. Si l'on pouvait encore avoir quelque prise sur un tel caractère, ce serait en lui persuadant tout à coup qu'il est absolument pardonné.

Il n'est peut-être point de tyran, même le plus prospère, qui ne voulût recommencer avec la vertu, s'il pouvait anéantir le souvenir de ses crimes: mais, d'abord, il est presque impossible, quand on le voudrait, de persuader à un coupable qu'on l'absout de ses forfaits. L'opinion qu'un criminel a de lui-même est d'une morale plus sévère que la pitié qu'il pourrait inspirer à un honnête homme; et, d'ailleurs, il est contre la nature des choses qu'une nation pardonne, quand même son intérêt le plus évident devrait l'y engager.

Il faudrait accueillir la première lueur du repentir comme un engagement éternel, et lier par leurs premiers pas ceux qui, peut-être, les commençaient au hasard; mais à peine un individu a-t-il assez de force sur lui-même pour suivre une telle conduite sans se démentir. Par quels moyens peut-on confier à la foule un plan qui ne peut réussir que s'il n'a jamais l'air d'en être un? Comment faire adopter au grand nombre une marche combinée, qui doit avoir l'apparence d'un mouvement involontaire, et mouvoir la multitude à l'aide du secret de chacun?

Un homme véritablement criminel ne peut donc point être ramené; il possède encore moins de moyens en lui-même pour recourir aux leçons de la philosophie et de la vertu. L'ascendant de l'ordre et du beau moral perd tout son effet sur une imagination dépravée. Au milieu des égarements qui n'ont pas atteint cet excès, il reste toujours une portion de soi qui peut servir à rappeler la raison; on a senti dans tous les moments une arrière-pensée qu'on est sûr de retrouver quand on le voudra: mais le criminel s'est élancé tout entier; s'il a du remords, ce n'est pas de celui qui retient, mais de celui qui excite de plus en plus à des actions violentes; c'est une sorte de crainte qui précipite les pas: et, d'ailleurs, tous les sentiments, toutes les sources d'émotion, tout ce qui peut enfin produire une révolution dans le fond du coeur de l'homme, n'existant plus, il doit suivre éternellement la même route.

Je n'ai pas besoin de parler de l'influence d'une telle frénésie sur le bonheur; le danger de tomber d'un tel état est le malheur même qui menace l'homme abandonné à ses passions; et ce danger seul suffit pour épouvanter de tout ce qui pourrait y conduire. Il n'y a que des nuances à côté de cette couleur; et les poëtes anciens ont si bien senti ce que cette situation avait d'épouvantable, que, s'aidant, pour la peindre, de tous les contes allégoriques de la mythologie, ce n'est pas la souffrance seule du remords, mais la douleur même de la passion qu'ils ont exprimée dans leurs tableaux des enfers.

La plus grande partie des idées métaphysiques que je viens d'essayer de développer, sont indiquées par les fables reçues sur le destin des grands criminels: le tonneau des Danaïdes, Sisyphe, roulant sans cesse une pierre, et la remontant au haut de la même montagne pour la voir rouler en bas de nouveau, sont l'image de ce besoin d'agir, même sans objet, qui force un criminel à l'action la plus pénible, dès qu'elle le soustrait à ce qu'il ne peut supporter, le repos. Tantale, approchant sans cesse d'un but qui s'éloigne toujours devant lui, peint le supplice habituel des hommes qui se sont livrés au crime; ils ne peuvent atteindre à aucun bien, ni cesser de le désirer. Enfin, les anciens poètes philosophes ont senti que ce n'était pas assez de peindre les peines du repentir; qu'il fallait plus pour l'enfer, qu'il fallait montrer ce qu'on éprouvait au plus fort de l'enivrement, ce que faisait souffrir la passion du crime avant que, par le remords même, elle eût cessé d'exister.

On se demande pourquoi, dans un état si pénible, les suicides ne sont pas plus fréquents; car la mort est le remède à l'irréparable. Mais de ce que les criminels ne se tuent presque jamais, on ne doit point en conclure qu'ils sont moins malheureux que les hommes qui se résolvent au suicide. Sans parler même du vague effroi que doit inspirer aux coupables ce qui peut suivre cette vie, il y a quelque chose de sensible ou de philosophique dans l'action de se tuer, qui est tout à fait étranger à l'être dépravé.

Si l'on quitte la vie pour échapper aux peines du coeur, on désire laisser quelques regrets après soi; si l'on est conduit au suicide par un profond dégoût de l'existence, qui sert à juger la destinée humaine, il faut que des réflexions profondes, de longs retours sur soi, aient précédé cette résolution; et la haine qu'éprouve l'homme criminel contre ses ennemis, le besoin qu'il a de leur nuire, lui feraient craindre de les laisser en repos par sa mort: la fureur dont il est agité, loin de le dégoûter de la vie, fait qu'il s'acharne davantage à tout ce qui lui a coûté si cher. Un certain degré de peine décourage et fatigue; l'irritation du crime attache à l'existence par un mélange de crainte et de fureur; elle devient une sorte de proie qu'on conserve pour la déchirer.

D'ailleurs, un caractère particulier aux grands coupables, c'est de ne point s'avouer à eux-mêmes le malheur qu'ils éprouvent, l'orgueil le leur défend; mais cette illusion, ou plutôt cette gêne intérieure, ne diminue rien de leurs souffrances, car la pire des douleurs est celle qui ne peut se reposer sur elle-même. Le scélérat est inquiet et défiant au fond de sa propre pensée; il traite avec lui-même comme avec une sorte d'ennemi; il garde avec sa réflexion quelques-uns des ménagements qu'il observe pour se montrer au public; et, dans un tel état, il n'existe jamais l'espèce de calme méditatif, d'abandon à la réflexion, qu'il faut pour contempler toute la vérité et prendre d'après elle une résolution irrévocable.

Le courage qui fait braver la mort n'a point de rapport avec la disposition qui décide à se la donner: les grands criminels peuvent être intrépides dans le danger; c'est une suite de l'enivrement, c'est une émotion, c'est un moyen, c'est un espoir, c'est une action; mais ces mêmes hommes, quoique les plus malheureux des êtres, ne se tuent presque jamais, soit que la Providence n'ait pas voulu leur laisser cette sublime ressource, soit qu'il y ait dans le crime une ardente personnalité qui, sans donner aucune jouissance, exclut les sentiments élevés avec lesquels on renonce à la vie.

Hélas! il serait si difficile, de ne pas s'intéresser à l'homme plus grand que la nature, alors qu'il rejette ce qu'il tient d'elle, alors qu'il se sert de la vie pour détruire la vie, alors qu'il sait dompter par la puissance de l'âme le plus fort mouvement de l'homme, l'instinct de sa conservation; il serait si difficile de ne pas croire à quelques mouvements de générosité dans l'homme qui, par repentir, se donnerait la mort, qu'il est bon que les véritables scélérats soient incapables d'une telle action: ce serait une souffrance pour une âme honnête, que de ne pas pouvoir mépriser complètement l'être qui lui inspire de l'horreur.

SECTION II.

DES SENTIMENTS QUI SONT L'INTERMÉDIAIRE ENTRE LES PASSIONS ET LES RESSOURCES QU'ON TROUVE EN SOI.

CHAPITRE PREMIER.

Explication du titre de la seconde section.

L'amitié, la tendresse paternelle, filiale et conjugale, la religion dans quelques caractères, ont beaucoup des inconvénients des passions; et dans d'autres, ces mêmes affections donnent la plupart des avantages des ressources qu'on trouve en soi. L'exigence, c'est-à-dire, le besoin d'un retour quelconque de la part des autres, est le point de ressemblance par lequel l'amitié et les sentiments de la nature se rapprochent des peines de l'amour; et quand la religion est du fanatisme, tout ce que j'ai dit de l'esprit de parti s'applique entièrement à elle.

Mais quand l'amitié et les sentiments de la nature seraient sans exigence, quand la religion serait sans fanatisme, on ne pourrait pas encore ranger de telles affections dans la classe des ressources qu'on trouve en soi; car ces sentiments modifiés rendent néanmoins encore dépendant du hasard. Si vous êtes séparé de l'ami qui vous est cher; si les parents, les enfants, l'époux que le sort vous a donnés, ne sont pas dignes de votre amour, le bonheur que ces liens peuvent promettre n'est plus en votre puissance. Et quant à la religion, ce qui fait la base de ses jouissances, l'intensité de la foi, est un don absolument indépendant de nous: sans cette ferme croyance, on doit encore reconnaître l'utilité des idées religieuses; mais il n'est au pouvoir de qui que ce soit de s'en donner le bonheur.

C'est donc sous ces différents rapports que j'ai classé le sujet des trois chapitres que l'on va lire, entre les passions asservissantes, et les ressources qui dépendent de soi seul.

CHAPITRE II.

De l'amitié.

Je ne puis m'empêcher de m'arrêter au milieu de cet ouvrage, m'étonnant moi-même de la constance avec laquelle j'analyse les affections du coeur, et repousse loin d'elles toute espérance de bonheur durable. Est-ce ma vie que je démens? père, enfants, amis, amies, est-ce ma tendresse pour vous que je vais désavouer? Ah! non; depuis que j'existe je n'ai cherché, je n'ai voulu de bonheur que dans le sentiment, et c'est par mes blessures que j'ai trop appris à compter ses douleurs. Un jour heureux, un être distingué rattachent à ces illusions, et vingt fois on revient à cette espérance après l'avoir vingt fois perdue. Peut-être à l'instant où je parle, je crois, je veux encore être aimée; je laisse encore ma destinée dépendre tout entière des affections de mon coeur; mais celui qui n'a pu vaincre sa sensibilité n'est pas celui qu'il faut le moins croire sur les raisons d'y résister. Une sorte de philosophie dans l'esprit indépendante de la nature même du caractère, permet de se juger comme un étranger, sans que les lumières influent sur les résolutions; de se regarder souffrir, sans que sa douleur soit allégée par le don de l'observer en soi-même; et la justesse des méditations n'est point altérée par la faiblesse de coeur, qui ne permet pas de se dérober à la peine. D'ailleurs les idées générales cesseraient d'avoir une application universelle, si l'on y mêlait l'impression détaillée des situations particulières. Pour remonter à la source des affections de l'homme, il faut agrandir ses réflexions en les séparant de ses circonstances personnelles: elles ont fait naître la pensée, mais la pensée est plus forte qu'elles; et le vrai moraliste est celui qui, ne parlant, ni par invention, ni par réminiscence, peint toujours l'homme et jamais lui.

L'amitié n'est point une passion, car elle ne vous ôte pas l'empire de vous-même; elle n'est pas une ressource qu'on trouve en soi, puisqu'elle vous soumet au hasard de la destinée et du caractère des objets de votre choix; enfin elle inspire le besoin du retour, et, sous ce rapport d'exigence, elle fait ressentir plusieurs des peines de l'amour, sans promettre des plaisirs aussi vifs. L'homme est placé, par toutes ses affections, dans cette triste alternative: s'il a besoin d'être aimé pour être heureux, tout système de bonheur certain et durable est fini pour lui; et s'il sait y renoncer, c'est une grande partie de ses jouissances sacrifiée pour assurer celles qui lui resteront, c'est une réduction courageuse qui n'enrichit que dans l'avenir.

Je considérerai d'abord dans l'amitié, non ces liaisons fondées sur divers genres de convenances qu'il faut attribuer à l'ambition et à la vanité, mais ces attachements purs et vrais, nés du simple choix du coeur, dont l'unique cause est le besoin de communiquer ses sentiments et ses pensées, l'espoir d'intéresser, la douce assurance que ses plaisirs et ses peines répondent à un autre coeur. Si deux amis peuvent réussir à confondre leurs existences, à transporter l'un dans l'autre ce qu'il y a d'ardent dans la personnalité; si chacun d'eux n'éprouve le bonheur ou la peine que par la destinée de son ami; si, se confiant mutuellement dans leurs sentiments réciproques, ils goûtent le repos que donne la certitude, et le charme des affections abandonnées, ils sont heureux: mais que de douleurs peuvent naître de la poursuite de tels biens!

Deux hommes, distingués par leurs talents et appelés à une carrière illustre, veulent se communiquer leurs desseins; ils souhaitent de s'éclairer ensemble: s'ils trouvent du charme dans ces conversations où l'esprit goûte aussi les plaisirs de l'intimité, où la pensée se montre à l'instant même de sa naissance, quel abandon d'amour-propre il faut supposer pour croire qu'en se confiant on ne se mesure jamais! qu'on exclue du tête-à-tête tout jugement comparable sur le mérite de son ami et sur le sien, et qu'on se soit connu sans se classer! Je ne parle pas des rivalités perfides qui pourraient naître d'une concurrence quelconque; je me suis attachée dans cet ouvrage à considérer les hommes selon leur caractère sous le point de vue le plus favorable. Les passions causent tant de malheur par elles-mêmes, qu'il n'est pas nécessaire, pour en détourner, de peindre leurs effets dans les âmes naturellement vicieuses. Nul homme, à l'avance, ne se croyant capable de commettre une mauvaise action, ce genre de danger n'effraye personne, et lorsqu'on le suppose, on se donne seulement pour adversaire l'orgueil de son lecteur. Imaginons donc qu'une ambition pareille, ou contraire, ne brouillera point deux amis. Comme il est impossible de séparer l'amitié des actions qu'elle inspire, les services réciproques sont un des liens qui doivent nécessairement en résulter; et qui peut se répondre que le succès des efforts de son ami n'influera pas sur vos sentiments pour lui! Si l'on n'est pas content de l'activité de son ami, si l'on croit avoir à s'en plaindre, à la perte de l'objet de ses désirs viendra bientôt se joindre le chagrin plus amer de douter du degré d'intérêt que votre ami mettait à vous seconder. Enfin, en mêlant ensemble le sentiment et les affaires, les intérêts du monde et ceux du coeur, on éprouve une sorte de peine qu'on ne veut pas approfondir, parce qu'il est plus honorable de l'attribuer au sentiment seul, mais qui se compose aussi d'une autre sorte de regrets, rendus plus douloureux par leur mélange avec les affections de l'âme. Il semble alors qu'il vaudrait mieux séparer entièrement l'amitié de tout ce qui n'est pas elle; mais son plus grand charme serait perdu si elle ne s'unissait pas à votre existence entière: ne sachant pas, comme l'amour, vivre d'elle-même, il faut qu'elle partage tout ce qui compose vos intérêts et vos sentiments; et c'est à la découverte, à la conservation de cet autre soi, que tant d'obstacles s'opposent.

Les anciens avaient une idée exaltée de l'amitié, qu'ils peignaient sous les traits de Thésée et de Pirithoüs, d'Oreste et de Pylade, de Castor et Pollux; mais sans s'arrêter à ce qu'il y a de mythologique dans ces histoires, c'est à des compagnons d'armes que l'on supposait de tels sentiments; et les dangers que l'on affronte ensemble, en apprenant à braver la mort, rendent plus facile le dévouement de soi-même à un autre. L'enthousiasme de la guerre excite toutes les passions de l'âme, remplit les vides de la vie, et par la présence continuelle de la mort fait taire la plupart des rivalités, pour leur substituer le besoin de s'appuyer l'un sur l'autre, de lutter, de triompher, ou de périr ensemble. Mais tous ces mouvements généreux que produit le plus beau des sentiments des hommes, la valeur, sont plutôt les qualités propres au courage qu'à l'amitié: lorsque la guerre est finie, rien n'est moins probable que la réalité, la durée des rapports qu'on se croyait avec celui qui partageait nos périls.

Pour juger de l'amitié même, il faut l'observer dans les hommes qui ne parcourent ni la carrière militaire, ni celle de l'ambition; et peut-être verra-t-on alors que ce sentiment est le plus exigeant de tous dans les âmes ardentes. On veut qu'il suffise à la vie, on s'agite du vide qu'il laisse, on en accuse le peu de sensibilité de son ami; et quand on éprouverait l'un pour l'autre un sentiment semblable, on serait fatigué mutuellement de l'exigence réciproque. Je sais bien qu'au tableau de toutes ces inquiétudes on peut opposer les êtres froids qui, aimant comme ils font toutes les autres actions de leur vie, consacrent à l'amitié tel jour de la semaine, règlent par avance quel pouvoir sur leur bonheur ils donneront à ce sentiment, et s'acquittent d'un penchant comme d'un devoir; mais j'ai déjà dit, dans l'introduction de cet ouvrage, que je ne voulais m'occuper que du destin des âmes passionnées: le bonheur des autres est assuré par toutes les qualités qui leur manquent.

Les femmes font habituellement de la confidence le premier besoin de l'amitié, et ce n'est plus alors qu'une conséquence de l'amour; il faut que réciproquement une passion semblable les occupe, et leur conversation n'est souvent alors que le sacrifice alternatif fait, par celle qui écoute, à l'espérance de parler à son tour. La confidence même que l'on s'adresse l'une à l'autre de sentiments moins exclusifs, porte avec elle le même caractère; et l'occupation qu'on a de soi est un tiers importun successivement à toutes deux. Que devient cependant le plaisir de se confier, si l'on aperçoit de l'indifférence, si l'on surprend un effort? Tout est dit pour les âmes sensibles, et la personnalité seule peut continuer des entretiens dont l'oeil pénétrant de la délicatesse a vu l'amitié fatiguée.

Les femmes, ayant toutes la même destinée, tendent toutes au même but; et cette espèce de jalousie qui se compose du sentiment et de l'amour-propre est la plus difficile à dompter. Il y a, dans la plupart d'entre elles, un art qui n'est pas de la fausseté, mais un certain arrangement de la vérité dont elles ont toutes le secret, et dont cependant elles détestent la découverte. Jamais le commun des femmes ne pourra supporter de chercher à plaire à un homme devant une autre femme; il y a aussi une espèce de fortune commune à tout ce sexe en agréments, en esprit, en beauté, et chaque femme se persuade qu'elle hérite de la ruine de l'autre. Il faudrait donc ou une absence totale de sentiments vifs qui, en détruisant la rivalité, amortirait aussi toute espèce d'intérêt, ou une vraie supériorité, pour effacer la trace des obstacles généraux qui séparent les femmes entre elles. Il faut trouver autant d'agréments qu'on peut s'en croire, et plus de qualités positives, pour qu'il y ait du repos dans elle, et du dévouement en soi; alors le premier bien, sans doute, est l'amitié d'une femme. Quel homme éprouva jamais tout ce que le coeur d'une femme peut souffrir? l'être qui fut ou serait aussi malheureux que vous, peut seul porter du secours au plus intime, au plus amer de la douleur. Mais quand cet objet unique serait rencontré, la destinée, l'absence ne pourraient-elles pas troubler le bonheur d'un tel lien? Et d'ailleurs celle qui croirait posséder l'ami le plus parfait et le plus sensible, l'amie la plus distinguée, sachant mieux que personne tout ce qu'il faut pour obtenir du bonheur dans de telles relations, serait d'autant plus, éloignée de conseiller comme la destinée de tous, la plus rare des chances morales.

Enfin deux amis d'un sexe différent, qui n'ont aucun intérêt commun, aucun sentiment absolument pareil, semblent devoir se rapprocher par cette opposition même; mais si l'amour les captive, je ne sais quel sentiment, mêlé d'amour-propre et d'égoïsme, fait trouver à un homme ou à une femme, liés par l'amitié, peu de plaisir à s'entendre parler de la passion qui les occupe. Ces sortes de liens, ou ne se maintiennent pas, ou cessent alors qu'on n'aime plus l'objet dont on s'entretenait; on s'aperçoit tout à coup que lui seul vous réunissait. Si ces deux amis, au contraire, n'ont point de premier objet, ils voudront obtenir l'un de l'autre cette préférence suprême. Dès qu'un homme et une femme ne sont point attachés ailleurs par l'amour, ils cherchent dans leur amitié tout le dévouement de ce sentiment, et il y a une sorte d'exigence naturelle, entre deux personnes d'un sexe différent, qui fait demander par degrés, et sans s'en apercevoir, ce que la passion seule peut donner, quelque éloigné que l'un ou l'autre soit de la ressentir. On se soumet d'avance et sans peine à la préférence que son ami accorde à sa maîtresse; mais on ne s'accorde pas à voir les bornes que la nature même de son sentiment met aux preuves de son amitié; on croit donner plus qu'on ne reçoit, par cela même qu'on est plus frappé de l'un que de l'autre, et l'égalité est aussi difficile à établir sous ce rapport que sous tous les autres; cependant elle est le but où tendent ceux qui se livrent à ce lien. L'amour se passerait bien plutôt de réciprocité que l'amitié; là où il existe de l'ivresse, on peut suppléer à tout par de l'erreur; mais l'amitié ne peut se tromper, et lorsqu'elle compare, elle n'obtient presque jamais le résultat qu'elle désire; ce qu'on mesure paraît si rarement égal; il y a quelquefois plus de parité dans les extrêmes, et les sentiments sans bornes se croient plus aisément semblables.

Quelles tristes pensées ces analyses ne font-elles pas naître sur la destinée de l'homme! Quoi! plus le caractère est susceptible d'attachements passionnés, plus il faut craindre de faire dépendre son bonheur du besoin d'être aimé! Est-ce une réflexion qui doive livrer à la froide personnalité? Ce serait, au contraire, cette réflexion même qui devrait conduire à penser qu'il faut éloigner de toutes les affections de l'âme jusqu'à l'égoïsme du sentiment. Contentez-vous d'aimer, vous qui êtes nés sensibles; c'est là l'espoir qui ne trompe jamais. Sans doute, l'homme qui s'est vu l'objet de la passion la plus profonde, qui recevait à chaque instant une nouvelle preuve de la tendresse qu'il inspirait, éprouvait des émotions plus enivrantes. Ces plaisirs, non créés par soi, ressemblent aux dons du ciel, ils exaltent la destinée: mais ce bonheur d'un jour gâte toute la vie; le seul trésor intarissable, c'est son propre coeur. Celui qui consacre sa vie au bonheur de ses amis et de sa famille, celui qui, prévenant tous les sacrifices, ignore à jamais où se serait arrêtée l'amitié qu'il inspire; celui qui, n'existant que dans les autres, ne peut plus mesurer ce qu'ils feraient pour lui; celui qui trouve dans les jouissances qu'il donne le prix des sentiments qu'il éprouve; celui dont l'âme est si agissante pour la félicité des objets de sa tendresse, qu'il ne lui reste aucun de ces moments de vague où la rêverie enfante l'inquiétude et le reproche, celui-là peut sans crainte s'exposer à l'amitié.

Mais un tel dévouement n'a presque point d'exemple entre des égaux; il peut exister, causé par l'enthousiasme ou par un devoir quelconque; mais il n'est presque jamais possible dans l'amitié, dont la nature est d'inspirer le funeste besoin d'un parfait retour; et c'est parce que le coeur est fait ainsi, que je me suis réservé de peindre la bonté comme une ressource plus assurée que l'amitié, et meilleure pour le repos des âmes passionnément sensibles.

CHAPITRE III.

De la tendresse filiale, paternelle et conjugale.

Ce qu'il y a de plus sacré dans la morale, ce sont les liens des parents et des enfants: la nature et la société reposent également sur ce devoir, et le dernier degré de la dépravation est de braver l'instinct involontaire qui, dans ces relations, nous inspire tout ce que la vertu peut commander. Il y a donc toujours un bonheur certain attaché à de tels liens, l'accomplissement de ses devoirs. Mais j'ai dit dans l'Introduction de cet ouvrage, qu'en considérant toujours la vertu comme la base de l'existence de l'homme, je n'examinerais les devoirs et les affections que dans leur rapport avec le bonheur: il s'agit donc de savoir maintenant quelles jouissances de sentiment les pères et les enfants peuvent attendre les uns des autres.

Le même principe, fécond en conséquences, s'applique à ces affections comme à tous les attachements du coeur; si l'on y livre son âme assez vivement pour éprouver le besoin impérieux de la réciprocité, le repos cesse et le malheur commence. Il y a dans ces liens une inégalité naturelle qui ne permet jamais une affection de même genre, ni au même degré; l'une des deux est plus forte, et par cela même trouve des torts à l'autre, soit que les enfants chérissent leurs parents plus qu'ils n'en sont aimés, soit que les parents éprouvent pour leurs enfants plus de sentiments qu'ils ne leur en inspirent.

Commençons par la première supposition. Les parents ont, pour se faire aimer de leurs enfants dans leur jeunesse, beaucoup des avantages et des inconvénients des rois; on attend d'eux beaucoup moins qu'on ne leur donne; on est flatté du moindre effort; on juge tout ce qu'ils font pour vous d'une manière relative, et cette sorte de mesure comparative est bien plus aisément satisfaite: ce n'est jamais d'après ce qu'on désire, mais d'après ce qu'on a coutume d'attendre, qu'on apprécie leur conduite avec vous; il est bien plus facile de causer une agréable surprise à l'habitude qu'à l'imagination. Les parents adoptent donc presque toujours, par calcul autant que par inclination, cette sorte de dignité qui se voile; ils veulent être jugés par ce qu'ils cachent, ils veulent qu'on se rappelle leurs droits à l'instant même où ils consentent à les oublier: mais ce prestige, comme tous, ne peut faire effet que pendant un temps. Le sentiment usurpateur veut chaque jour de nouvelles conquêtes: alors même qu'il a tout obtenu, il s'afflige souvent de ce qui manque à la nature de l'homme pour aimer; comment supporterait-il d'être tenu volontairement à une certaine distance? Le coeur tend à l'égalité, et quand la reconnaissance se change en véritable tendresse, elle perd son caractère de soumission et de déférence. Celui qui aime ne croit plus rien devoir; il place au-dessus des bienfaits leur inépuisable source, le sentiment; et si l'on veut toujours maintenir les différences, les supériorités, le coeur se blesse et se retire. Les parents cependant ne savent ou ne veulent presque jamais adopter ce nouveau système; et la différence d'âge est peut-être cause qu'ils ne se rapprochent jamais de vous que par des sacrifices: or il n'y a que l'égoïsme qui sache s'arranger du bonheur avec ce mot-là.

Quel que soit le dévouement des enfants sensibles et respectueux, les nouveaux penchants, les nouveaux devoirs qui les attirent, donnent à leurs parents une humeur secrète qu'ils éprouveront toujours, parce qu'ils ne se l'avoueront jamais. Quand les parents aiment assez profondément leurs enfants pour vivre en eux, pour faire de leur avenir leur unique espérance, pour regarder leur propre vie comme finie, et prendre pour les intérêts de leurs enfants des affections personnelles, ce que je vais dire n'existe point; mais lorsque les parents restent dans eux-mêmes, les enfants sont à leurs yeux des successeurs, presque des rivaux, des sujets devenus indépendants, des amis dont on ne compte que ce qu'ils ne font pas, des obligés à qui on néglige de plaire, en se fiant sur leur reconnaissance, des associés d'eux à soi, plutôt que de soi à eux: c'est une sorte d'union dans laquelle les parents, donnant une latitude infinie à l'idée de leurs droits, veulent que vous leur teniez compte de ce vague de puissance dont ils n'usent pas après se l'être supposé. Enfin la plupart ont le tort habituel de se fonder toujours sur le seul obstacle qui puisse exister à l'excès de tendresse qu'on aurait pour eux, leur autorité, et de ne pas sentir, au contraire, que dans cette relation, comme dans toutes celles où il existe d'un côté une supériorité quelconque, c'est pour celui à qui l'avantage appartient, que la dépendance du sentiment est la plus nécessaire et la plus aimable. Une très-grande simplicité dans le caractère de vos parents, ou une supériorité si marquée, que leurs enfants soient heureux d'entretenir avec eux plutôt un culte qu'une liaison, peuvent détruire ces observations; mais c'est aux situations les plus communes qu'elles s'appliquent.

Dans la seconde supposition, peut-être la plus naturelle, le sentiment maternel, accoutumé par les soins qu'il donne à la première enfance, à se passer de toute espèce de retour, fait éprouver des jouissances très-vives et très-pures, qui portent souvent tous les caractères de la passion, sans exposer à d'autres orages que ceux du sort, et non des mouvements intérieurs de l'âme; mais il est si tristement prouvé que, dès que le besoin de la réciprocité commence, le bonheur des sentiments s'altère, que l'enfance est l'époque de la vie qui inspire à la plupart des parents l'attachement le plus vif, soit que l'empire absolu qu'on exerce alors sur les enfants les identifie avec vous-mêmes, soit que leur dépendance inspire une sorte d'intérêt qui attache plus que les succès mêmes qu'ils ne doivent qu'à eux; soit que tout ce qu'on attend des enfants alors étant en espérance, on possède à la fois ce qu'il y a de plus doux dans la vérité et dans l'illusion, le sentiment qu'on éprouve, et celui qu'on se flatte d'obtenir. Bientôt les événements dans leur réalité nous présentent nos enfants élevés par nous, pour d'autres que pour nous-mêmes, s'élançant vers la vie, tandis que le temps nous place en arrière d'elle, pensant à nous par le souvenir, aux autres par l'espérance. Quels parents sont alors assez sages pour considérer les passions de la jeunesse comme les jeux de l'enfance, et pour ne pas vouloir occuper plus de place parmi les unes que parmi les autres?

L'éducation, sans doute, influe beaucoup sur l'esprit et le caractère, mais il est plus aisé d'inspirer à son élève ses opinions que ses volontés: le moi de votre enfant se compose de vos leçons, des livres que vous lui avez donnés, des personnes dont vous l'avez entouré: mais quoique vous puissiez reconnaître partout vos traces, vos ordres n'ont plus le même empire; vous avez formé un homme, ce qu'il a pris de vous est devenu lui, et sert autant que ses propres réflexions à composer son indépendance. Enfin, les générations successives étant souvent appelées par la durée de la vie de l'homme à exister simultanément, les pères et les enfants, dans la réciprocité de sentiment qu'ils veulent les uns des autres, oublient presque toujours de quel différent point de vue ils considèrent le monde; la glace qui renverse les objets qu'elle présente, les dénature moins que l'âge qui les place dans l'avenir ou dans le passé.

Il n'est rien qui exige plus de délicatesse de la part des parents que la méthode qu'il faut suivre pour diriger la vie de leurs enfants sans aliéner leur coeur; car il n'est pas même possible de sacrifier leur affection à l'espoir de leur être utile: toute influence durable sur la conduite finissant avec le pouvoir du sentiment, le point juste n'est presque jamais atteint dans cette relation. La tendresse des enfants pour leurs parents se compose, pour ainsi dire, de tous les événements de leur vie: il n'est point d'attachement dans lequel entrent plus de causes étrangères à l'attrait du coeur, il n'en est donc point dont la jouissance soit plus incertaine. La base principale d'un tel lien, l'ascendant du devoir et de la nature, ne peut être anéanti; mais dès qu'on aime ses enfants avec passion, on a besoin de toute autre chose que de ce qu'ils vous doivent; et l'on court, dans son sentiment pour eux, les mêmes chances qu'amènent toutes les affections de l'âme: enfin, ce besoin de réciprocité, cette exigence, germe destructeur du seul don céleste fait à l'homme, la faculté d'aimer, cette exigence est plus fatale dans la relation des parents avec les enfants, parce qu'une idée d'autorité s'y mêle; elle est donc par la même raison plus funeste et plus naturelle. Toute l'égalité qui existe dans le sentiment de l'amour suffit à peine pour éloigner de son exigence l'idée d'un droit quelconque; il semble que celui qui aime le plus, par ce titre seul, porte atteinte à l'indépendance de l'autre: et combien plus cet inconvénient n'existe-t-il pas dans les rapports des parents avec les enfants! Plus ils ont de droits, plus ils doivent éviter de s'en appuyer pour être aimés; et cependant dès qu'une affection devient passionnée, elle ne se repose plus en elle-même, il faut nécessairement qu'elle agisse sur les autres.

La tendresse conjugale, lorsqu'elle existe, donne ou les jouissances de l'amour ou celles de l'amitié, et je crois avoir déjà analysé les unes et les autres: il y a dans ce lien cependant quelque chose de particulier, en bien et en mal, qu'il faut examiner. Il est heureux, dans la route de la vie, d'avoir inventé des circonstances qui, sans le secours même du sentiment, confondent deux égoïsmes au lieu de les opposer; il est heureux d'avoir commencé l'association d'assez bonne heure pour que les souvenirs de la jeunesse aident à supporter, l'un avec l'autre, la mort qui commence à la moitié de la vie; mais indépendamment de ce qu'il est si aisé de concevoir sur la difficulté de se convenir, la multiplicité des rapports de tout genre qui dérivent des intérêts communs, offre mille occasions de se blesser, qui ne naissent pas du sentiment, mais finissent par l'altérer. Personne ne sait à l'avance combien peut être longue l'histoire de chaque journée; si l'on observe la vérité des impressions qu'elle produit, et dans ce qu'on appelle, avec raison, le ménage, il se rencontre à chaque instant de certaines difficultés qui peuvent détruire pour jamais ce qu'il y avait d'exalté dans le sentiment: c'est donc de tous les liens celui où il est le moins probable d'obtenir le bonheur romanesque du coeur; il faut, pour maintenir la paix dans cette relation, une sorte d'empire sur soi-même, de force, de sacrifice, qui rapproche beaucoup plus cette existence des plaisirs de la vertu que des jouissances de la passion.

Sans cesse la main de fer de la destinée repousse l'homme dans l'incomplet; il semble que le bonheur est possible par la nature même des choses, qu'avec telle réunion de ce qui est épars dans le monde, on aurait la perfection désirée; mais dans le travail de cet édifice, une pierre renverse l'autre, un avantage exclut celui qui doublait son prix; le sentiment dans sa plus grande force est exigeant par sa nature, et l'exigence détruit l'affection qu'elle veut obtenir. Souvent l'homme, inconséquent dans ses voeux, s'éloigne seulement parce qu'il est trop aimé, et se voyant l'objet de tous les dévouements et de toutes les qualités, confesse que l'excès même de l'attachement suffit pour effacer la trace de ses bienfaits. Quel conseil, quel résultat tirer de ces réflexions? La conclusion que j'ai annoncée; c'est que les âmes ardentes éprouvent par l'amitié, par les liens de la nature, plusieurs des peines attachées à la passion, et que par delà la ligne du devoir et des jouissances qu'on peut puiser dans ses propres affections, le sentiment, de quelque nature qu'il puisse être, n'est jamais une ressource qu'on trouve en soi; il met toujours le bonheur dans la dépendance de la destinée, du caractère et de l'attachement des autres.

CHAPITRE IV.

De la religion.

Je ne peindrai point la religion dans les excès du fanatisme; les siècles et la philosophie ont épuisé ce sujet, et ce que j'ai dit sur l'esprit de parti est applicable à cette frénésie comme à toutes celles causées par l'empire d'une opinion. Ce n'est pas non plus de ces idées religieuses, seul espoir de la fin de l'existence, que je veux parler. Le théisme des hommes éclairés, des âmes sensibles, est de la véritable philosophie; et c'est en considérant toutes les ressources que l'homme peut tirer de sa raison, qu'il faut compter cette idée, trop grande en elle-même pour n'être pas d'un poids immense encore, malgré ses incertitudes.

Mais la religion, dans l'acception générale, suppose une inébranlable foi; et lorsqu'on a reçu du ciel cette profonde conviction, elle suffit à la vie et la remplit tout entière: c'est sous ce rapport que l'influence de la religion est véritablement puissante, et c'est sous ce même rapport qu'on doit la considérer comme un don aussi indépendant de soi, que la beauté, le génie, ou tout autre avantage qu'on tient de la nature, et qu'aucun effort ne peut obtenir.

Comment serait-il au pouvoir de la volonté de diriger nos dispositions à cet égard? Aucune action sur soi-même n'est possible en matière de foi; la pensée est indivisible, l'on ne peut en détacher une partie pour travailler sur l'autre: on espère ou l'on craint; on doute ou l'on croit, selon la nature de l'esprit et des combinaisons qu'il fait naître.

Après avoir bien établi que la foi est une faculté qu'il ne dépend point de nous d'acquérir, examinons avec impartialité ce qu'elle peut pour le bonheur, et présentons d'abord ses principaux avantages.

L'imagination est la plus indomptable des puissances morales de l'homme; ses désirs et ses incertitudes le tourmentent tour à tour. La religion ouvre une longue carrière à l'espérance, et trace une route précise à la volonté: sous ces deux rapports elle soulage la pensée. Son avenir est le prix du présent; tout se rapportant au même but, a le même degré d'intérêt. La vie se passe au dedans de soi, les circonstances extérieures ne sont qu'une manière d'exercer un sentiment habituel; l'événement n'est rien, le parti qu'on a pris est tout; et ce parti, toujours commandé par une loi divine, n'a jamais pu coûter un instant d'incertitude. Dès qu'on est à l'abri du remords, on ignore ces repentirs du coeur ou de l'esprit qui s'accusent du hasard même, et jugent de la résolution par ses effets. Les succès ou les revers ne donnent à la conscience des dévots ni contentement ni regret; la morale religieuse ne laissant aucun vague sur aucune des actions de la vie, leur décision est toujours simple. Quand le vrai chrétien s'est acquitté de ses devoirs, son bonheur ne le regarde plus; il ne s'informe pas quel sort lui est échu, il ne sait pas ce qu'il faut désirer ou craindre, il n'est certain que de ses devoirs. Les meilleures qualités de l'âme, la générosité, la sensibilité, loin de faire cesser tous les combats intérieurs, peuvent, dans la lutte des passions, opposer l'une à l'autre des affections d'une égale force; mais la religion donne pour guide un code où, dans toutes les circonstances, ce qu'on doit faire est résolu par une loi. Tout est fixe dans le présent, tout est indéfini dans l'avenir; enfin, l'âme éprouve une sorte de bien-être jamais plus vif, mais toujours calme; elle est environnée d'une auréole qui l'éclaire au moins dans les ténèbres, si elle n'est pas aussi éclatante que le jour, et cet état la dérobant au malheur, sauve après tout plus des deux tiers de la vie.

S'il en est ainsi pour les destinées communes, si la religion compense les jouissances qu'elle ôte, elle est d'une utilité souveraine dans les situations désespérées. Lorsqu'un homme, après avoir commis de grands crimes, en éprouve un vrai remords, cette situation de l'âme est si violente qu'on ne peut la supporter qu'à l'aide d'idées surnaturelles. Sans doute le plus efficace des repentirs serait des actions vertueuses; mais à la fin de la vie, même dans la jeunesse, quel coupable peut espérer de faire autant de bien qu'il a causé de mal? quelle somme de bonheur équivaut à l'intensité de la peine? qui est assez puissant pour expier du sang ou des pleurs? Une dévotion ardente suffit à l'imagination exaltée des criminels repentants; et dans ces solitudes profondes où les chartreux et les trappistes adoptaient une vie si contraire à la raison, les coupables convertis trouvaient la seule existence qui convînt à l'agitation de leur âme; peut-être même des hommes dont la nature véhémente les eût appelés dans le monde à commettre de grands crimes, livrés, dès leur enfance, au fanatisme religieux, ont enseveli dans les cloîtres l'imagination qui bouleverse les empires. Ces réflexions ne suffisent pas pour encourager de semblables institutions; mais on voit que, sous toutes les formes, l'ennemi de l'homme c'est la passion, et qu'elle seule fait la grande difficulté de la destinée humaine.

Dans la classe de la société qui est livrée aux travaux matériels, l'imagination est encore la faculté dont il faut le plus craindre les effets. Je ne sais si l'on a détruit la foi religieuse du peuple en France; mais on aura bien de la peine à remplacer pour lui toutes les jouissances réelles dont cette idée lui tenait lieu: la révolution y a suppléé pendant quelque temps; un de ses grands attraits pour le peuple a été d'abord l'intérêt, l'agitation même qu'elle répandait sur sa vie. La rapide succession des événements, les émotions qu'elle faisait naître, causaient une sorte d'ivresse qui hâtait le temps, et ne laissait plus sentir le vide, ni l'inquiétude de l'existence. On s'est trop accoutumé à penser que les hommes du peuple bornaient leur ambition à la possession des biens physiques: on les a vus ardemment attachés à la révolution, parce qu'elle leur donnait le plaisir de connaître les affaires, d'influer sur elles, de s'occuper de leurs succès. Toutes ces passions des hommes oisifs ont été découvertes par ceux qui n'avaient connu que le besoin du travail et le prix de son salaire; mais lorsque l'établissement d'un gouvernement quelconque fait rentrer nécessairement les trois quarts de la société dans les occupations qui chaque jour assurent la subsistance du lendemain, lorsque le bouleversement d'une révolution n'offrira plus à chaque homme la chance d'obtenir tous les biens que l'opinion et l'industrie ont entassés depuis des siècles dans un empire de vingt-cinq millions d'hommes, quel trésor pourra-t-on ouvrir à l'espérance, qui se proportionne, comme la foi religieuse, aux désirs de tous ceux qui veulent y puiser? Quelle idée, magique qui, tout à la fois, contienne, resserre les actions dans le cercle le plus circonscrit, et satisfasse la passion dans son besoin indéfini d'espoir, d'avenir et de but?

Si ce siècle est l'époque où les raisonnements ont le plus ébranlé la possibilité d'une croyance implicite, c'est dans ce temps aussi que les plus grands exemples de la puissance de la religion ont existé. On a sans cesse présentes à sa pensée ces victimes innocentes qui, sous un régime de sang, périssaient, entraînant après elles ce qu'elles avaient de plus cher: jeunesse, beauté, vertus, talents; une puissance plus arbitraire que le destin, et non moins irrévocable, précipitait tout dans le tombeau. Les anciens ont bravé la mort par le dégoût de l'existence; mais nous avons vu des femmes nées timides, des jeunes gens à peine sortis de l'enfance, des époux qui, s'aimant, avaient dans cette vie ce qui peut seul la faire regretter, s'avancer vers l'éternité, sans croire être séparés par elle, ne pas reculer devant cet abîme où l'imagination frémit de tout ce qu'elle invente, et, moins lassés que nous des tourments de la vie, supporter mieux l'approche de la mort.

Enfin un homme avait vu toutes les prospérités de la terre se réunir sur sa tête, la destinée humaine semblait s'être agrandie pour lui, et avoir emprunté quelque chose des rêves de l'imagination; roi de vingt-cinq millions d'hommes, tous leurs moyens de bonheur étaient réunis dans ses mains pour valoir à lui seul la jouissance de les dispenser de nouveau; né dans cette éclatante situation, son âme s'était formée pour la félicité; et le hasard qui, depuis tant de siècles, avait pris en faveur de sa race un caractère d'immutabilité, n'offrait à sa pensée aucune chance de revers, n'avait pas même exercé sa réflexion sur la possibilité de la douleur; étranger au sentiment du remords, puisque dans sa conscience il se croyait vertueux, il n'avait éprouvé que des impressions paisibles; sa destinée et son caractère ne le préparant point à s'exposer aux coups du sort, il semblait que son âme devait succomber au premier trait du malheur. Cet homme cependant, qui manqua de la force nécessaire pour préserver son pouvoir, et fit douter de son courage, tant qu'il en eut besoin pour repousser ses ennemis; cet homme, dont l'esprit naturellement incertain et timide, ne sut ni croire à ses propres idées, ni même adopter en entier celles d'un autre; cet homme s'est montré tout à coup capable de la plus étonnante des résolutions, celle de souffrir et de mourir. Louis XVI s'est trouvé roi pendant le premier orage d'une révolution sans exemple dans l'histoire. Les passions se disputaient son existence; il représentait à lui seul toutes les idées contre lesquelles on était armé. À travers tant de dangers, il persista à ne prendre pour guide que les maximes d'une piété superstitieuse; mais c'est à l'époque où la religion seule triomphe encore, c'est à l'instant où le malheur est sans espoir, que la puissance de la foi se développa tout entière dans la conduite de Louis. La force inébranlable de cette conviction ne permit plus d'apercevoir dans son âme l'ombre d'une faiblesse; l'héroïsme de la philosophie fut contraint à se prosterner devant sa simple résignation. Il reçut passivement tous les arrêts du malheur, et se montra cependant sensible pour ce qu'il aimait, comme si les facultés de sa vie avaient doublé à l'instant de sa mort. Il compta, sans frémir, tous les pas qui le menèrent du trône à l'échafaud; et dans l'instant terrible où il lui fut encore prononcé cette sublime expression: Fils de saint Louis, montez au ciel, telle était son exaltation religieuse, qu'il est permis de croire que ce dernier moment même n'appartint point dans son âme à l'épouvante de la mort.

On ne m'accusera point, je crois, d'avoir affaibli le tableau de l'influence de la religion; cependant je ne pense pas qu'indépendamment de l'inutilité des efforts qu'on pourrait faire à cet égard sur soi-même, on doive compter l'absorbation de la foi au rang des meilleurs moyens de bonheur pour les hommes. Il n'est pas de mon sujet, dans cette première partie, de considérer la religion dans ses relations politiques, c'est-à-dire, dans l'utilité dont elle doit être à la stabilité et au bonheur de l'état social; mais je l'examine sous le rapport de ses effets individuels.

D'abord la disposition qu'il faut donner à son esprit pour admettre les dogmes de certaines religions, est souvent, en secret, pénible à celui qui, né avec une raison éclairée, s'est fait un devoir de ne s'en servir qu'à de telles conditions; ramené, par intervalles, à douter de tout ce qui est contraire à la raison, il éprouve des scrupules de ses incertitudes, ou des regrets d'avoir tellement livré sa vie à ces incertitudes mêmes, qu'il faut ou reconnaître l'inutilité de son existence passée, ou dévouer encore ce qu'il en reste. Le coeur est aussi borné que l'esprit par la dévotion proprement dite: ce genre d'exaltation a divers caractères.

Alors qu'il naît du malheur, alors que l'excès des peines a jeté l'âme dans une sorte d'affaiblissement qui ne lui permet plus de se relever par elle-même, la sensibilité fait admettre ce qui conduit à la destruction de la sensibilité, ou du moins ce qui interdit d'aimer de tout l'abandon de son âme. On se fait défendre ce dont on ne pouvait se garantir. La raison combat, avec désavantage, contre les affections passionnées. Quelque chose d'enthousiaste comme elle, des pensées qui, comme elle aussi, dominent l'imagination, servent de recours aux esprits qui n'ont pas eu la force de soutenir ce qu'ils avaient de passionné dans le caractère. Cette dévotion se sent toujours de son origine; on voit, comme dit Fontenelle, que l'amour a passé par là; c'est encore aimer sous des formes différentes, et toutes les inventions de la faiblesse pour moins souffrir, ne peuvent ni mériter le blâme, ni servir de règle générale. Mais la dévotion exaltée qui fait partie du caractère au lieu d'en être seulement la ressource, cette dévotion, considérée comme le but auquel tous doivent tendre, et comme la base de la vie, a un tout autre effet sur les hommes.

Elle est presque toujours destructive des qualités naturelles; ce qu'elles ont de spontané, d'involontaire, est incompatible avec des règles fixes sur tous les objets. Dans la dévotion, l'on peut être vertueux sans le secours de l'inspiration de la bonté, et même il est plusieurs circonstances où la sévérité de certains principes vous défend de vous y livrer. Des caractères privés de qualités naturelles, à l'abri de ce qu'on appelle la dévotion, se sentent plus à l'aise pour exercer des défauts qui ne blessent aucune des lois dont ils ont adopté le code. Par delà ce qui est commandé, tout ce qu'on refuse est légitime; la justice dégage de la bienfaisance, la bienfaisance de la générosité, et contents de solder ce qu'ils croient leurs devoirs, s'il arrive une fois dans la vie où telle vertu clairement ordonnée exige un véritable sacrifice, il est des biens, des services, des condescendances de tous les instants qu'on n'obtient jamais de ceux qui, ayant tout réduit en devoir, n'ont pu dessiner que les masses, ne savent obéir qu'à ce qui s'exprime. Les qualités naturelles, développées par les principes, par les sentiments de la moralité, sont de beaucoup supérieures aux vertus de la dévotion. Celui qui n'a jamais besoin de consulter ses devoirs, parce qu'il peut se fier à tous ses mouvements; celui qu'on pourrait trouver, pour ainsi dire, une créature moins rationnelle, tant il paraît agir involontairement et comme forcé par sa nature; celui qui exerce toutes les vertus véritables, sans se les être nommées d'avance, et se prise d'autant moins, que, ne faisant jamais d'effort, il n'a pas l'idée du triomphe, celui-là est l'homme vraiment vertueux. Suivant une expression de Dryden, différemment appliquée, la dévotion élève un mortel jusqu'aux cieux, la moralité naturelle fait descendre un ange sur la terre:

He raised a mortal to the skies She drew an angel down.

On peut encore penser, en reconnaissant l'avantage des caractères inspirés par leurs propres penchants, que la dévotion, étant d'un effet général et positif, donne des résultats plus semblables et plus certains dans l'association universelle des hommes; mais d'abord la dévotion a de grands inconvénients pour les caractères passionnés, et n'en eût-elle point, ce serait, comme je l'ai dit, au nombre des événements heureux, et non des conseils efficaces, qu'il serait possible de la classer.

J'ai besoin de répéter que je ne comprends pas, dans cette discussion, ces idées religieuses d'un ordre plus relevé, qui, sans influer sur chaque détail de la vie, ennoblissent son but, donnent au sentiment et à la pensée quelques points de repos dans l'abîme de l'infini. Il s'agit uniquement de ces dogmes dominateurs qui assurent à la religion beaucoup plus d'action sur l'existence, en réalisant ce qui restait dans le vague, en asservissant l'imagination par l'incompréhensible.

Les esprits ardents n'ont que trop de penchant à croire que le jugement est inutile; et rien ne leur convient mieux que cette espèce de suicide de la raison abdiquant son pouvoir par son dernier acte, et se déclarant inhabile à penser, comme s'il existait en elle quelque chose de supérieur à elle, qui pût décider qu'une autre faculté de l'homme le servira mieux. Les esprits ardents sont nécessairement lassés de ce qui est; et lorsqu'une fois ils admettent quelque chose de surnaturel, il n'y a plus d'autres bornes à cette création que les besoins de l'imagination, et, s'exaltant elle-même, elle n'a de repos que dans l'extrême, et ne supporte plus de modifications.

Enfin, les affections du coeur, qui sont inséparables du vrai, sont nécessairement dénaturées par les erreurs, de quelque genre qu'elles soient; l'esprit ne fausse pas seul, et, quoiqu'il reste de bons mouvements qu'il ne peut pas détruire, ce qui, dans le sentiment, appartient à la réflexion est absolument égaré par toutes les exagérations, et plus particulièrement encore par celle de la dévotion; elle isole en soi-même, et soumet jusqu'à la bonté à de certains principes qui en restreignent beaucoup l'application.

Que serait-ce, si, quittant les idées nuancées, je parlais des exemples qu'il reste encore d'intolérance superstitieuse, de quiétisme, d'illuminisme, etc.; de tous ces malheureux effets du vide de l'existence, de la lutte de l'homme contre le temps, de l'insuffisance de la vie? Les moralistes doivent seulement signaler la route qui conduit au dernier terme de l'erreur: tout le monde est frappé des inconvénients de l'excès, et personne ne pouvant se persuader qu'on en deviendra capable, l'on se regarde toujours comme étranger aux tableaux qu'on pourrait lire.

J'ai donc dû, de toutes les manières, ne pas admettre la religion parmi les ressources qu'on trouve en soi, puisqu'elle est absolument indépendante de notre volonté, puisqu'elle nous soumet et à notre propre imagination, et à celle de tous ceux dont la sainte autorité est reconnue. En étant conséquente au système sur lequel cet ouvrage est fondé, au système qui considère la liberté absolue de l'être moral comme son premier bien, j'ai dû préférer et indiquer, comme le meilleur et le plus sûr des préservatifs contre le malheur, les divers moyens dont on va voir le développement.

SECTION III.

DES RESSOURCES QU'ON TROUVE EN SOI.

CHAPITRE PREMIER.

Que personne à l'avance ne redoute assez le malheur.

L'égoïsme est ce qui ressemble le moins aux ressources qu'on trouve en soi, telles que je les conçois: l'égoïsme est un caractère qu'on ne peut ni conseiller, ni détruire; c'est une affection dont l'objet n'étant jamais ni absent, ni infidèle, peut, sous ce rapport, valoir quelques jouissances, mais cause de vives inquiétudes, absorbe, comme la passion pour un autre, sans faire éprouver l'espèce de jouissance toujours attachée au dévouement de soi: d'ailleurs, la personnalité, soit qu'on la considère comme un bien ou comme un mal, est une disposition de l'âme absolument indépendante de sa volonté; on n'y arrive point par effort; on y est, au contraire, entraîné. La sagesse s'acquiert, parce qu'elle est toute composée de sacrifices; mais se donner un goût, mais inspirer un penchant, sont des mots contradictoires. Enfin, les caractères passionnés ne sont jamais susceptibles de ce qu'on appelle l'égoïsme: c'est bien à leur propre bonheur qu'ils tendent avec impétuosité; mais ils le cherchent au dehors d'eux, mais ils s'exposent pour l'obtenir, mais ils n'ont jamais cette personnalité prudente et sensuelle qui tranquillise l'âme, au lieu de l'agiter. Et comme cet ouvrage n'est consacré qu'à l'étude des caractères passionnés, tout ce qui n'entre pas dans ce sujet en doit être écarté.

Il s'agit des ressources qu'on peut trouver en soi après les orages des grandes passions; des ressources qu'on doit se hâter d'adopter, si l'on s'est convaincu de bonne heure de tout ce que j'ai tâché de développer dans l'analyse des affections de l'âme. Sans doute, si le désespoir décidait toujours à se donner la mort, le cours de l'existence, ainsi fixé, pourrait se combiner avec plus de hardiesse; l'homme pourrait se risquer, sans crainte, à la poursuite de ce qu'il croit le bonheur parfait: mais qui peut braver le malheur, ne l'a jamais éprouvé.

Ce mot terrible, le malheur, s'entend dans les premiers jours de la jeunesse, sans que la pensée le comprenne. Les tragédies, les ouvrages d'imagination, vous représentent l'adversité comme un tableau où le courage et la beauté se déploient; la mort, ou un dénoûment heureux terminent, en peu d'instants, l'anxiété qu'on éprouve. Au sortir de l'enfance, l'image de la douleur est inséparable d'une sorte d'attendrissement qui mêle du charme à toutes les impressions qu'on reçoit; mais il suffit souvent d'avoir atteint vingt-cinq années pour être arrivé à l'époque d'infortune marquée dans la carrière de toutes les passions.

Alors le malheur est long comme la vie; il se compose de vos fautes et du sort; il vous humilie et vous déchire. Les indifférents, les connaissances intimes même, vous représentent, par leurs manières avec vous, le tableau raccourci de vos infortunes. À chaque instant, les mots, les expressions les plus simples, vous apprennent de nouveau ce que vous savez déjà, mais ce qui frappe à chaque fois comme inattendu. Si vous faites des projets, ils retombent toujours sur la peine dominante; elle est partout, il semble qu'elle rende impraticables les résolutions même qui doivent y avoir le moins de rapport: c'est contre cette peine alors qu'on dirige ses efforts, on adopte des plans insensés pour la surmonter, et l'impossibilité de chacun d'eux, démontrée par la réflexion, est un nouveau revers au dedans de soi. On se sent saisi par une seule idée, comme sous la griffe d'un monstre tout-puissant; on contraint sa pensée, sans pouvoir la distraire; il y a un travail dans l'action de vivre qui ne laisse pas un moment de repos; le soir est la seule attente de tout le jour, le réveil est un coup douloureux qui vous représente chaque matin votre malheur avec l'effet de la surprise. Les consolations de l'amitié agissent à la surface, mais la personne qui vous aime le plus, n'a pas, sur ce qui vous intéresse, la millième partie des pensées qui vous agitent; de ces pensées qui n'ont point assez de réalité pour être exprimées, et dont l'action est assez vive cependant pour vous dévorer. Excepté dans l'amour, où en parlant de vous, celui qui vous aime s'occupe de lui, je ne sais comment on peut se résoudre à entretenir un autre de sa peine autant qu'on y pense; et quel bien, d'ailleurs, en pourrait-on retirer? La douleur est fixe, et rien ne peut la déplacer, qu'un événement ou le courage. Alors que le malheur se prolonge, il a quelque chose d'aride, de décourageant, qui lasse de soi-même, autant qu'il importune les autres. On se sent poursuivi par le sentiment de l'existence, comme par un dard empoisonné; on voudrait respirer un jour, une heure, pour reprendre des forces, pour recommencer la lutte au dedans de soi, et c'est sous le poids qu'il faut se relever, c'est accablé qu'il faut combattre; on ne découvre pas un point sur lequel on puisse s'appuyer pour vaincre le reste. L'imagination a tout envahi, la douleur est au terme de toutes les réflexions, et il en arrive subitement de nouvelles qui découvrent de nouvelles douleurs. L'horizon recule devant soi à mesure que l'on avance; on essaie de penser pour vaincre les sensations, et les pensées les multiplient; enfin, l'on se persuade bientôt que ses facultés sont baissées; la dégradation de soi flétrit l'âme, sans rien ôter à l'énergie de la douleur; il n'est point de situation dans laquelle on puisse se reposer, on veut fuir ce qu'on éprouve, et cet effort agite encore plus. Celui qui peut être mélancolique, qui peut se résigner à la peine, qui peut s'intéresser encore à lui-même, n'est pas malheureux. Il faut être dégoûté de soi, et se sentir lié à son être, comme si l'on était deux, fatigués l'un de l'autre; il faut être devenu incapable de toutes les jouissances, de toutes les distractions, pour ne sentir qu'une douleur; il faut, enfin, que quelque chose de sombre, desséchant l'émotion, ne laisse dans l'âme qu'une seule impression inquiète et brûlante. La souffrance est alors le centre de toutes les pensées, elle devient le principe unique de la vie, on ne se reconnaît que par sa douleur.

Si les paroles pouvaient transmettre ces sensations tellement inhérentes à l'âme qu'en les exprimant on leur ôte toujours quelque chose de leur intensité; si l'on pouvait concevoir d'avance ce que c'est que le malheur, je ne crois pas que personne pût rejeter avec dédain le système qui a pour but seulement d'éviter de souffrir. Des hommes froids, qui veulent se donner l'apparence de la passion, parlent du charme de la douleur, des plaisirs qu'on peut trouver dans la peine; et le seul joli mot de cette langue, aussi fausse que recherchée, c'est celui de cette femme, qui, regrettant sa jeunesse, disait: C'était le bon temps, j'étais bien heureuse. Mais jamais cette expression même n'eût été prononcée par un coeur passionné. Ce sont les caractères sans véritable chaleur qui parlent sans cesse des avantages des passions, du besoin de les éprouver; les âmes ardentes les craignent; les âmes ardentes accueilleront tous les moyens de se préserver de la douleur: c'est à ceux qui savent la craindre que ces dernières réflexions sont dédiées; c'est surtout à ceux qui souffrent qu'elles peuvent apporter quelque consolation.

CHAPITRE II.

De la philosophie.

La philosophie, dont je crois utile et possible aux âmes passionnées d'adopter les secours, est de la nature la plus relevée. Il faut se placer au-dessus de soi pour se dominer, au-dessus des autres pour n'en rien attendre. Il faut que, lassé de vains efforts pour obtenir le bonheur, on se résolve à l'abandon de cette dernière illusion, qui, en s'évanouissant, entraîne toutes les autres après elle. Il faut qu'on ait appris à concevoir la vie passivement, à supporter que son cours soit uniforme, à suppléer à tout par la pensée, à voir en elle les seuls événements qui ne dépendent ni du sort, ni des hommes. Lorsqu'on s'est dit qu'il est impossible d'obtenir le bonheur, on est plus près d'atteindre à quelque chose qui lui ressemble, comme les hommes dérangés dans leur fortune ne se retrouvent à l'aise que lorsqu'ils se sont avoué qu'ils étaient ruinés. Quand on a fait le sacrifice de ses espérances, tout ce qui revient à compte d'elles est un bien imprévu, dont aucun genre de crainte n'a précédé la possession. Il est une multitude de jouissances partielles qui ne dérivent point d'une même source, mais offrent des plaisirs épars à l'homme dont l'âme paisible est disposée à les goûter; une grande passion, au contraire, les absorbe tous; elle ne permet pas seulement de savoir qu'ils existent.

Il n'y a plus de fleurs dans ce parterre qu'elle a parcouru; son amant n'y peut voir que la trace de ses pas. L'ambitieux, en apercevant ces hameaux entourés de tous les dons de la nature, demande si le gouverneur de ce canton a beaucoup de crédit, ou si les paysans qui l'habitent peuvent élire un député. Aux yeux de l'homme passionné, les objets extérieurs ne représentent qu'une idée, parce qu'ils ne sont jugés que par un seul sentiment. Le philosophe, par un grand acte de courage, ayant délivré ses pensées du joug de la passion, ne les dirige plus toutes vers un objet unique, et jouit des douces impressions que chacune de ses idées peut lui valoir tour à tour et séparément.

Ce qui conduirait surtout à penser que la vie est un voyage, c'est que rien n'y semble ordonné comme un séjour. Voulez-vous attacher votre existence à l'empire absolu d'une idée ou d'un sentiment: tout est obstacle, tout est malheur à chaque pas. Voulez-vous laisser aller la vie au gré du vent qui lui fait doucement parcourir des situations diverses; voulez-vous du plaisir pour chaque jour sans le faire concourir à l'ensemble du bonheur de toute la destinée: vous le pouvez facilement; et lorsque aucun des événements de la vie n'est précédé par de brûlants désirs, ni suivi d'amers regrets, l'on trouve une part suffisante de félicité dans ces jouissances isolées que le hasard dispense sans but.

S'il n'était dans l'existence de l'homme qu'une seule époque, la jeunesse, peut-être pourrait-on la vouer aux grandes chances des passions; mais à l'instant où la vieillesse commande une nouvelle manière d'exister, le philosophe seul sait supporter cette transition sans douleur. Si nos facultés, si nos désirs, qui naissent de nos facultés, étaient toujours d'accord avec notre destinée, à tous les âges on pourrait goûter quelque bonheur; mais un coup simultané ne porte pas également atteinte à nos facultés et à nos désirs. Le temps dégrade souvent notre destinée avant d'avoir affaibli nos facultés, affaiblit nos facultés avant d'avoir amorti nos désirs. L'activité de l'âme survit aux moyens de l'exercer; les désirs, à la perte des biens dont ils inspirent le besoin. La douleur de la destruction se fait sentir avec toute la force de l'existence; c'est assister soi-même à ses funérailles, et, violemment attaché à ce triste et long spectacle, renouveler le supplice de Mézence, lier ensemble la mort et la vie.

Quand la philosophie s'empare de l'âme, elle commence, sans doute, par lui faire mettre beaucoup moins de prix à ce qu'elle possède et à ce qu'elle espère. Les passions rehaussent beaucoup plus toutes les valeurs; mais quand ce tarif de modération est fixé, il subsiste pour tous les âges; chaque moment se suffit à lui-même, une époque n'anticipe point sur l'autre, jamais les orages des passions ne les confondent ni ne les précipitent. Les années, et tout ce qu'elles amènent avec elles, se succèdent tranquillement suivant l'intention de la nature, et l'homme participe au calme de l'ordre universel.

Je l'ai dit, celui qui veut mettre le suicide au nombre de ses résolutions peut entrer dans la carrière des passions; il peut y abandonner sa vie, s'il se sent capable de la terminer, alors que la foudre aura renversé l'objet de tous ses efforts et de tous ses voeux: mais comme je ne sais quel instinct, qui appartient plus, je crois, à la nature physique qu'au sentiment moral, force souvent à conserver des jours dont tous les instants sont une nouvelle douleur, peut-on courir les hasards, presque certains, d'un malheur qui fera détester l'existence, et d'une disposition de l'âme qui inspirera la crainte de l'anéantir? Non que dans cette situation la vie ait encore quelques charmes, mais parce qu'il faut rassembler dans un même moment tous les motifs de sa douleur pour lutter contre l'indivisible pensée de la mort; parce que le malheur se répand sur l'étendue des jours, tandis que la terreur qu'inspire le suicide se concentre en entier dans un instant, et que pour se tuer il faudrait embrasser le tableau de ses infortunes comme le spectacle de sa fin, à l'aide de l'intensité d'un seul sentiment et d'une seule idée.

Rien cependant n'inspire autant d'horreur que la possibilité d'exister, uniquement parce qu'on ne sait pas mourir; et comme c'est le sort qui peut attendre toutes les grandes passions, un tel objet d'effroi suffit pour faire aimer cette puissance de philosophie qui soutient toujours l'homme au niveau de la vie, sans l'y trop attacher, mais sans la lui faire haïr.

La philosophie n'est pas de l'insensibilité; quoiqu'elle diminue l'atteinte des vives douleurs, il faut une grande force d'âme et d'esprit pour arriver à cette philosophie dont je vante ici les secours; et l'insensibilité est l'habitude du caractère, non le résultat d'un triomphe. La philosophie se sent de son origine. Comme elle naît toujours de la profondeur de la réflexion, et qu'elle est souvent inspirée par le besoin de résister à ses passions, elle suppose des qualités supérieures, et donne une jouissance de ses propres facultés tout à fait inconnue à l'homme insensible; le monde lui convient mieux qu'au philosophe; il ne craint pas que l'agitation de la société trouble la paix dont il goûte la douceur. Le philosophe, qui doit cette paix au travail de sa pensée, aime à jouir de lui-même dans la retraite.

La satisfaction que donne la possession de soi, acquise par la méditation, ne ressemble point aux plaisirs de l'homme personnel; il a besoin des autres, il est exigeant, il souffre impatiemment tout ce qui le blesse, il est dominé par son égoïsme; et si ce sentiment pouvait avoir de l'énergie, il aurait tous les caractères d'une grande passion: mais le bonheur que trouve un philosophe dans la possession de soi, est de tous les sentiments, au contraire, celui qui rend le plus indépendant.

Par une sorte d'abstraction, dont la jouissance est cependant réelle, on s'élève à quelque distance de soi-même pour se regarder penser et vivre; et comme on ne veut dominer aucun événement, on les considère tous comme des modifications de notre être qui exercent ses facultés et hâtent de diverses manières l'action de sa perfectibilité. Ce n'est plus vis-à-vis du sort, mais de sa conscience qu'on se place, et, renonçant à toute influence sur le destin et sur les hommes, on se complaît d'autant plus dans l'action du pouvoir qu'on s'est réservé, dans l'empire de soi-même, et l'on fait chaque jour avec bonheur quelque changement ou quelque découverte dans la seule propriété sur laquelle on se croie des droits et de l'influence.

Il faut de la solitude à ce genre d'occupation, et s'il est vrai que la solitude soit un moyen de jouissance pour le philosophe, c'est lui qui est l'homme heureux. Non-seulement vivre seul est le meilleur de tous les états, parce que c'est le plus indépendant, mais encore la satisfaction qu'on y trouve est la pierre de touche du bonheur; sa source est si intime, qu'alors qu'on le possède réellement, la réflexion rapproche toujours plus de la certitude de l'éprouver.

La solitude est, pour les âmes agitées par de grandes passions, une situation très-dangereuse. Ce repos auquel la nature nous appelle, qui semble la destination immédiate de l'homme; ce repos dont la jouissance paraît devoir précéder le besoin même de la société, et devenir plus nécessaire encore après qu'on a longtemps vécu au milieu d'elle; ce repos est un tourment pour l'homme dominé par une grande passion. En effet, le calme n'existant qu'autour de lui contraste avec son agitation intérieure, et en accroît la douleur. C'est par la distraction qu'il faut d'abord essayer d'affaiblir une grande passion; il ne faut pas commencer la lutte par un combat corps à corps, et avant de se hasarder à vivre seul, il faut avoir déjà agi sur soi-même. Les caractères passionnés, loin de redouter la solitude, la désirent; mais cela même est une preuve qu'elle nourrit leur passion, loin de la détruire. L'âme, troublée par les sentiments qui l'oppressent, se persuade qu'elle soulagera sa peine en s'en occupant davantage; les premiers instants où le coeur s'abandonne à la rêverie sont pleins de charmes, mais bientôt cette jouissance le consume. L'imagination qui est restée la même, quoiqu'on ait éloigné d'elle ce qui semblait l'enflammer, pousse à l'extrême toutes les chances de l'inquiétude; dans son isolement elle s'entoure de chimères; l'imagination dans le silence et la retraite, n'étant frappée par rien de réel, donne une même importance à tout ce qu'elle invente. Elle veut se sauver du présent, et elle se livre à l'avenir, bien plus propre à l'agiter, bien plus conforme à sa nature. L'idée qui la domine, laissée stationnaire par les événements, se diversifie de mille manières par le travail de la pensée; la tête s'enflamme, et la raison devient moins puissante que jamais. La solitude finit par effrayer l'homme malheureux; il croit à l'éternité de la douleur qu'il éprouve. La paix qui l'environne semble insulter au tumulte de son âme; l'uniformité des jours ne lui présente aucun changement même dans la peine. La violence d'un tel malheur au sein de la retraite est une nouvelle preuve de la funeste influence des passions; elles éloignent de tout ce qui est simple et facile, et quoiqu'elles prennent leur source dans la nature de l'homme, elles s'opposent sans cesse à sa véritable destination.

La solitude, au contraire, est le premier des biens pour le philosophe. C'est au milieu du monde que souvent ses réflexions, ses résolutions l'abandonnent, que les idées générales les plus arrêtées cèdent aux impressions particulières; c'est là que le gouvernement de soi exige une main plus assurée: mais dans la retraite, le philosophe n'a de rapports qu'avec le séjour champêtre qui l'environne, et son âme est parfaitement d'accord avec les douces sensations que ce séjour inspire; elle s'en aide pour penser et vivre. Comme il est rare d'arriver à la philosophie sans avoir fait quelques efforts pour obtenir des biens plus semblables aux chimères de la jeunesse, l'âme, qui pour jamais y renonce, compose son bonheur d'une sorte de mélancolie qui a plus de charme qu'on ne pense, et vers laquelle tout semble nous ramener. Les aspects, les incidents de la campagne, sont tellement analogues à cette disposition morale, qu'on serait tenté de croire que la Providence a voulu qu'elle devînt celle de tous les hommes, et que tout concourût à la leur inspirer, lorsqu'ils atteignent l'époque où l'âme se lasse de travailler à son propre sort, se fatigue même de l'espérance, et n'ambitionne plus que l'absence de la peine. Toute la nature semble se prêter aux sentiments qu'ils éprouvent alors. Le bruit du vent, l'éclat des orages, le soir de l'été, les frimas de l'hiver; ces mouvements, ces tableaux opposés, produisent des impressions pareilles, et font naître dans l'âme cette douce mélancolie, vrai sentiment de l'homme, résultat de sa destinée, seule situation du coeur qui laisse à la méditation toute son action et toute sa force.

CHAPITRE III.

De l'Étude.

Lorsque l'âme est dégagée de l'empire des passions, elle permet à l'homme une grande jouissance; c'est l'étude, c'est l'exercice de la pensée, de cette faculté inexplicable dont l'examen suffirait à sa propre occupation, si, au lieu de se développer successivement, elle nous était accordée tout à coup dans sa plénitude.

Lorsque l'espoir de faire une découverte qui peut illustrer, ou de publier un ouvrage qui doit mériter l'approbation générale, est l'objet de nos efforts, c'est dans le traité des passions qu'il faut placer l'histoire de l'influence d'un tel penchant sur le bonheur; mais il y a dans le simple plaisir de penser, d'enrichir ses méditations par la connaissance des idées des autres, une sorte de satisfaction intime qui tient à la fois au besoin d'agir et de se perfectionner; sentiments naturels à l'homme, et qui ne l'astreignent à aucune dépendance.

Les travaux physiques apportent à une certaine classe de la société, par des moyens absolument contraires, des avantages à peu près-pareils dans leurs rapports avec le bonheur. Ces travaux suspendent l'action de l'âme, dérobent le temps; ils font vivre sans souffrir: l'existence est un bien dont on ne cesse pas de jouir; mais l'instant qui succède au travail rend plus doux le sentiment de la vie, et dans la succession de la fatigue et du repos, la peine morale trouve peu de place. L'homme qui occupe les facultés de son esprit obtient de même, par leur exercice, le moyen d'échapper aux tourments du coeur. Les occupations mécaniques calment la pensée en l'étouffant; l'étude, en dirigeant l'esprit vers des objets intellectuels, distrait de même des idées qui dévorent. Le travail, de quelque nature qu'il soit, affranchit l'âme des passions dont les chimères se placent au milieu des loisirs de la vie.

La philosophie ne fait du bien que par ce qu'elle nous ôte; l'étude rend une partie des plaisirs que l'on cherche dans les passions. C'est une action continuelle, et l'homme ne saurait renoncer à l'action; sa nature lui commande l'exercice des facultés qu'il tient d'elle. On peut proposer au génie de se plaire dans ses propres progrès, au coeur, de se contenter du bien qu'il peut faire aux autres; mais aucun genre de réflexion ne peut donner du bonheur dans le néant d'une éternelle oisiveté.

L'amour de l'étude, loin de priver la vie de l'intérêt dont elle a besoin, a tous les caractères de la passion, excepté celui qui cause tous ses malheurs, la dépendance du sort et des hommes. L'étude offre un but qui cède toujours en proportion des efforts, vers lequel les progrès sont certains, dont la route présente de la variété sans crainte de vicissitude, dont les succès ne peuvent être suivis de revers. Elle vous fait parcourir une suite d'objets nouveaux, elle vous fait éprouver une sorte d'événements qui suffisent à la pensée, l'occupent et l'animent sans aucun secours étranger. Ces jours si semblables pour le malheur, si uniformes pour l'ennui, offrent à l'homme dont l'étude remplit le temps beaucoup d'époques variées. Une fois il a saisi la solution d'un problème qui l'occupait depuis longtemps; une autre fois une beauté nouvelle l'a frappé dans un ouvrage inconnu; enfin, ses jours sont marqués entre eux par les différents plaisirs qu'il a conquis par sa pensée: et ce qui distingue surtout cette espèce de jouissance, c'est que l'avoir éprouvée la veille, vaut la certitude de la retrouver le lendemain. Ce qui importe, c'est de donner à son esprit cette impulsion, de se commander les premiers pas; ils entraînent à tous les autres. L'instruction fait naître la curiosité. L'esprit répugne de lui-même à ce qui est incomplet; il aime l'ensemble, il tend au but, et de même qu'il s'élance vers l'avenir, il aspire à connaître un nouvel enchaînement de pensées qui s'offre en avant de ses efforts et de son espérance.

Soit qu'on lise, soit qu'on écrive, l'esprit fait un travail qui lui donne à chaque instant le sentiment de sa justesse ou de son étendue, et sans qu'aucune réflexion d'amour-propre se mêle à cette jouissance, elle est réelle, comme le plaisir que trouve l'homme robuste dans l'exercice du corps proportionné à ses forces. Quand Rousseau a peint les premières impressions de la statue de Pygmalion, avant de lui faire goûter le bonheur d'aimer, il lui a fait trouver une vraie jouissance dans la sensation du moi. C'est surtout en combinant, en développant des idées abstraites, en portant son esprit chaque jour au delà du terme de la veille, que la conscience de son existence morale devient un sentiment heureux et vif; et quand une sorte de lassitude succéderait à cette exertion de soi-même, ce serait aux plaisirs simples, au sommeil de la pensée, au repos enfin, mais non aux peines du coeur, que la fatigue du travail nous livrerait. L'âme trouve de vastes consolations dans l'étude et la méditation des sciences et des idées. Il semble que notre propre destinée se perde au milieu du monde qui se découvre à nos yeux; que des réflexions qui tendent à tout généraliser nous portent à nous considérer nous-mêmes comme l'une des mille combinaisons de l'univers, et qu'estimant plus en nous la faculté de penser que celle de souffrir, nous donnions à l'une le droit de classer l'autre. Sans doute, l'impression de la douleur est absolue pour celui qui l'éprouve, et chacun la ressent d'après soi seul. Cependant il est certain que l'étude de l'histoire, la connaissance de tous les malheurs qui ont été éprouvés avant nous, livrent l'âme à des contemplations philosophiques dont la mélancolie est plus facile à supporter que le tourment de ses propres peines. Le joug d'une loi commune à tous ne fait pas naître ces mouvements de rage qu'un sort sans exemple exciterait; en réfléchissant sur les générations qui se sont succédé au milieu des douleurs, en observant ces mondes innombrables où des milliers d'êtres partagent simultanément avec nous le bienfait ou le malheur de l'existence, l'intensité même du sentiment individuel s'affaiblit, et l'abstraction enlève l'homme à lui-même.

Quelles que soient les opinions que l'on professe, personne ne peut nier qu'il ne soit doux de croire à l'immortalité de l'âme; et lorsqu'on s'abandonne à la pensée, qu'on parcourt avec elle les conceptions les plus métaphysiques, elle embrasse l'univers, et transporte la vie bien loin au delà de l'espace matériel que nous occupons. Les merveilles de l'infini paraissent plus vraisemblables. Tout, hors la pensée, parle de destruction: l'existence, le bonheur, les passions sont soumises aux trois grandes époques de la nature, naître, croître, et mourir; mais la pensée, au contraire, avance par une sorte de progression dont on ne voit pas le terme; et, pour elle, l'éternité semble avoir déjà commencé. Plusieurs écrivains se sont servis des raisonnements les plus intellectuels pour prouver le matérialisme; mais l'instinct moral est contre cet effort, et celui qui attaque avec toutes les ressources de la pensée la spiritualité de l'âme rencontre toujours quelques instants où ses succès mêmes le font douter de ce qu'il affirme. L'homme donc qui se livre sans projet à ses impressions reçoit par l'exercice des facultés intellectuelles un plus vif espoir de l'immortalité de l'âme.

L'attention qu'exige l'étude en détournant de songer aux intérêts personnels, dispose à les mieux juger. En effet, une vérité abstraite s'éclaircit toujours, davantage en y réfléchissant; mais une affaire, un événement qui nous affecte, s'exagère, se dénature lorsqu'on s'en occupe perpétuellement. Comme le jugement qu'on doit porter sur de telles circonstances dépend d'un petit nombre d'idées simples et promptement aperçues, le temps qu'on y donne par delà est tout entier rempli par les illusions de l'imagination et du coeur. Ces illusions, devenant bientôt inséparables de l'objet même, absorbent l'âme par l'immense carrière qu'elles offrent aux craintes et aux regrets. La sage modération des philosophes studieux dépend, peut-être, du peu de temps qu'ils consacrent à rêver aux événements de leur vie, autant que du courage qu'ils mettent à les supporter. Cet effet naturel de la distraction que donne l'étude, est le secours le plus efficace qu'elle puisse apporter à la douleur; car aucun homme ne saurait vivre à l'aide d'une continuelle suite d'efforts. Il faut une grande puissance de caractère pour se déterminer aux premiers essais, mais les succès qu'ils assurent deviennent une sorte d'habitude qui amortit lentement les peines de l'âme.

Si les passions renaissaient sans cesse de leurs cendres, il faudrait y succomber; car on ne peut pas livrer beaucoup de ces combats qui coûtent tant au vainqueur: mais bientôt on s'accoutume à trouver de vraies jouissances ailleurs que dans les passions qu'on a surmontées, et l'on est heureux, et par les occupations de l'esprit, et par l'indépendance parfaite qu'on leur doit. Trouver dans soi seul une noble destinée, être heureux, non par la personnalité, mais par l'exercice de ses facultés, est un état qui flatte l'âme en la calmant.

Plusieurs traits de la vie des anciens philosophes, d'Archimède, de Socrate, de Platon, ont dû même faire croire que l'étude était une passion; mais si l'on peut s'y tromper par la vivacité de ses plaisirs, la nature de ses peines ne permet pas de s'y méprendre. Le plus grand chagrin qu'on puisse éprouver, c'est l'obstacle de quelques difficultés qui ajoutent au plaisir du succès. Le pur amour de l'étude ne met jamais en relation avec la volonté des hommes; quel genre de douleur pourrait-il donc faire éprouver?

Dans cette sorte de goût, il n'y a de naturel que ses plaisirs. L'espérance et la curiosité, seuls mobiles nécessaires à l'homme, sont suffisamment excitées par l'étude dans le silence des passions. L'esprit est plus agité que l'âme; c'est lui qu'il faut nourrir, c'est lui qu'on peut animer sans danger; le mouvement dont il a besoin se trouve tout entier dans les occupations de l'étude, et, à quelque degré qu'on porte l'action de cet intérêt, ce sont des jouissances qu'on augmente, mais jamais des regrets qu'on se prépare. Quelques anciens, exaltés sur les jouissances de l'étude, se sont persuadé que le paradis consistait seulement dans le plaisir de connaître les merveilles du monde; celui qui s'instruit chaque jour, qui s'empare du moins de ce que la Providence a abandonné à l'esprit humain, semble anticiper sur ces éternelles délices et déjà spiritualiser son être.

Toutes les époques de la vie sont également propres à ce genre de bonheur, d'abord, parce qu'il est assez démontré par l'expérience que quand on exerce constamment son esprit, on peut espérer d'en prolonger la force; et parce que, dût-on ne pas y parvenir, les facultés intellectuelles baissent en même temps que le goût qui sert à les mesurer, et ne laissent à l'homme aucun juge intérieur de son propre affaiblissement. Dans la carrière de l'étude tout préserve donc de souffrir; mais il faut avoir agi longtemps sur son âme avant qu'elle cesse de troubler le libre exercice de la pensée.

L'homme passionné qui, sans efforts préalables, imaginerait de se livrer à l'étude, n'y trouverait aucune des ressources que je viens de présenter. Combien l'instruction lui paraîtrait froide et lente auprès de ces rêveries du coeur, qui, plongeant dans l'absorption d'une pensée dominante, font de longues heures un même instant! La folie des passions, ce n'est pas l'égarement de toutes les idées; mais la fixation sur une seule. Il n'est rien qui puisse distraire l'homme soumis à l'empire d'une idée unique. Ou il ne voit rien, ou ce qu'il voit la lui rappelle. Il parle, il écrit sur des sujets divers; mais pendant ce temps son âme continue d'être la proie d'une même douleur. Il accomplit les actions ordinaires de la vie comme dans un état de somnambulisme; tout ce qui pense, tout ce qui souffre en lui, appartient à un sentiment intérieur, dont la peine n'est pas un moment suspendue. Bientôt il est saisi d'un insurmontable dégoût pour les pensées étrangères à celle qui l'occupe; elles ne s'enchaînent point dans sa tête, elles ne laissent point de trace dans sa mémoire. L'homme passionné et l'homme stupide éprouvent par l'étude le même degré d'ennui; l'intérêt leur manque à tous les deux; car, par des causes différentes, les idées des autres ne trouvent en eux aucune idée correspondante: l'âme fatiguée s'abandonne enfin à l'impulsion qui l'entraîne, et consacre sa solitude à la pensée qui la poursuit; mais elle ne tarde pas à se repentir de sa faiblesse; la méditation de l'homme passionné enfante des monstres, comme celle du savant crée des prodiges. Le malheureux alors revient à l'étude pour échapper à la douleur; il arrache un quart d'heure d'attention à travers de longs efforts; il se commande telle occupation pendant un temps limité, et consacre ce temps à l'impatience de le voir finir; il se captive non pour vivre, mais pour ne pas mourir, et ne trouve dans l'existence que l'effort qu'il fait pour la supporter.

Ce tableau ne prouve point l'inutilité des ressources de l'étude, mais il est impossible à l'homme passionné d'en jouir, s'il ne se prépare point, par de longues réflexions, à retrouver son indépendance; il ne peut, alors qu'il est encore esclave, goûter des plaisirs dont la liberté de l'âme donne seule la puissance d'approcher.

Je relis sans cesse quelques pages d'un livre intitulé: La Chaumière indienne; je ne sais rien de plus profond en moralité sensible que le tableau de la situation du Paria, de cet homme d'une race maudite, abandonné de l'univers entier, errant la nuit dans les tombeaux, faisant horreur à ses semblables sans l'avoir mérité par aucune faute; enfin, le rebut de ce monde où l'a jeté le don de la vie. C'est là que l'on voit l'homme véritablement aux prises avec ses propres forces. Nul être vivant ne le secourt, nul être vivant ne s'intéresse à son existence; il ne lui reste que la contemplation de la nature, et elle lui suffit. C'est ainsi qu'existe l'homme sensible sur cette terre; il est aussi d'une caste proscrite, sa langue n'est point entendue, ses sentiments l'isolent, ses désirs ne sont jamais accomplis, et ce qui l'environne ou s'éloigne de lui, ou ne s'en rapproche que pour le blesser. Oh Dieu! faites qu'il s'élève au-dessus de ces douleurs dont les hommes ne cesseront de l'accabler! faites qu'il s'aide du plus beau de vos présents, de la faculté de penser, pour juger la vie au lieu de l'éprouver! et lorsque le hasard a pu combiner ensemble la réunion la plus fatale au bonheur, l'esprit et la sensibilité, n'abandonnez pas ces malheureux êtres destinés à tout apercevoir, pour souffrir de tout; soutenez leur raison à la hauteur de leurs affections et de leurs idées, éclairez-les du même feu qui servait à les consumer!

CHAPITRE IV.

De la bienfaisance.

La philosophie exige de la force dans le caractère, l'étude, de la suite dans l'esprit; mais malheur à ceux qui ne pourraient pas adopter la dernière consolation, ou plutôt la sublime jouissance qui reste encore à tous les caractères dans toutes les situations!

Il m'en a coûté de prononcer qu'aimer avec passion n'était pas le vrai bonheur; je cherche donc dans les plaisirs indépendants, dans les ressources qu'on trouve en soi, la situation la plus analogue aux jouissances du sentiment; et la vertu, telle que je la conçois, appartient beaucoup au coeur; je l'ai nommée bienfaisance, non dans l'acception très-bornée qu'on donne à ce mot, mais en désignant ainsi toutes les actions de la bonté.

La bonté est la vertu primitive, elle existe par un mouvement spontané; et comme elle seule est véritablement nécessaire au bonheur général, elle seule est gravée dans le coeur; tandis que les devoirs qu'elle n'inspire pas sont consignés dans des codes que la diversité des pays et des circonstances peut modifier ou présenter trop tard à la connaissance des peuples. L'homme bon est de tous les temps et de toutes les nations; il n'est pas même dépendant du degré de civilisation du pays qui l'a vu naître; c'est la nature morale dans sa pureté, dans son essence; c'est comme la beauté dans la jeunesse, où tout est bien sans effort. La bonté existe en nous comme le principe de la vie, sans être l'effet de notre propre volonté; elle semble un don du ciel comme toutes les facultés, elle agit sans se connaître, et ce n'est que par la comparaison qu'elle apprend sa propre valeur. Jusqu'à ce qu'il eût rencontré le méchant, l'homme bon n'a pas dû croire à la possibilité d'une manière d'être différente de la sienne propre. La triste connaissance du coeur humain fait, dans le monde, de l'exercice de la bonté un plaisir plus vif; on se sent plus nécessaire, en se voyant si peu de rivaux, et cette pensée anime à l'accomplissement d'une vertu à laquelle le malheur et le crime offrent tant de maux à réparer.

La bonté recueille aussi toutes les véritables jouissances du sentiment; mais elle diffère de lui par cet éminent caractère où se retrouve toujours le secret du bonheur ou du malheur de l'homme: elle ne veut, elle n'attend rien des autres, et place sa félicité tout entière dans ce qu'elle éprouve. Elle ne se livre pas à un seul mouvement personnel, pas même au besoin d'inspirer un sentiment réciproque, et ne jouit que de ce qu'elle donne. Lorsqu'on est fidèle à cette résolution, ces hommes mêmes qui troubleraient le repos de la vie, si l'on se rendait dépendants de leur reconnaissance, vous donnent cependant des jouissances momentanées par l'expression de ce sentiment. Les premiers mouvements de la reconnaissance ne laissent rien à désirer, et, dans l'émotion qui les accompagne, tous les caractères s'embellissent; on dirait que le présent est un gage certain de l'avenir; et lorsque le bienfaiteur reçoit la promesse, sans avoir besoin de son accomplissement, l'illusion même qu'elle lui cause est sans danger, et l'imagination peut en jouir, comme l'avare des biens que lui procurerait son trésor, si jamais il le dépensait.

Il y a des vertus toutes composées de craintes et de sacrifices, dont l'accomplissement peut donner une satisfaction d'un ordre très-relevé à l'âme forte qui les pratique; mais peut-être, avec le temps, découvrira-t-on que tout ce qui n'est pas naturel n'est pas nécessaire, et que la morale, dans divers pays, est aussi chargée de superstition que la religion. Du moins, en parlant de bonheur, il est impossible de supposer une situation qui exige des efforts perpétuels; et la bonté donne des jouissances si faciles et si simples, que leur impression est indépendante du pouvoir même de la réflexion. Si cependant l'on se livre à des retours sur soi, ils sont tous remplis d'espérance; le bien qu'on a fait est une égide qu'on croit voir entre le malheur et soi; et lors même que l'infortune nous poursuit, on sait où se réfugier, on se transporte par la pensée dans la situation heureuse que nos bienfaits ont procurée.

S'il était vrai que dans la nature des choses il se fût rencontré des obstacles à la félicité parfaite que l'Être suprême aurait voulu donner à ses créatures, la bonté continuerait l'intention de la Providence, elle ajouterait pour ainsi dire à son pouvoir.

Qu'il est heureux celui qui a sauvé la vie d'un d'homme! il ne peut plus croire à l'inutilité de son existence, il ne peut plus être fatigué de lui-même. Qu'il est plus heureux encore celui qui a assuré la félicité d'un être sensible! on ne sait pas ce qu'on donne en sauvant la vie; mais en vous arrachant à la douleur, en renouvelant la source de vos jouissances, on est certain d'être votre bienfaiteur.

Il n'est au pouvoir d'aucun événement de rien retrancher au plaisir que nous a valu la bonté. L'amour pleure souvent ses propres sacrifices, l'ambition voit en eux la cause de ses malheurs; la bonté, n'ayant voulu que le plaisir même de son action, ne peut jamais s'être trompée dans ses calculs. Elle n'a rien à faire avec le passé ni l'avenir; une suite d'instants présents composent sa vie; et son âme, constamment en équilibre, ne se porte jamais avec violence sur une époque, ni sur une idée; ses voeux et ses efforts se répandent également sur chacun de ses jours, parce qu'ils appartiennent à un sentiment toujours le même et toujours facile à exercer.

Toutes les passions, certainement, n'éloignent pas de la bonté; il en est une surtout qui dispose le coeur à la pitié pour l'infortune; mais ce n'est pas au milieu des orages qu'elle excite que l'âme peut développer et sentir l'influence des vertus bienfaisantes. Le bonheur qui naît des passions est une distraction trop forte, le malheur qu'elles produisent cause un désespoir trop sombre pour qu'il reste à l'homme qu'elles agitent aucune faculté libre; les peines des autres peuvent aisément émouvoir un coeur déjà ébranlé par sa situation personnelle, mais la passion n'a de suite que dans son idée; les jouissances que quelques actes de bienfaisance pourraient procurer sont à peine senties par le coeur passionné qui les accomplit. Prométhée, sur son rocher, s'apercevait-il du retour du printemps, des beaux jours de l'été? Quand le vautour est au coeur, quand il dévore le principe de la vie, c'est là qu'il faut porter ou le calme ou la mort. Aucune consolation partielle, aucun plaisir détaché ne peut donner du secours; cependant, comme l'âme est toujours plus capable de vertus et de jouissances relevées alors qu'elle a été trempée dans le feu des passions, alors que son triomphe a été précédé d'un combat, la bonté même n'est une source vive de bonheur que pour l'homme qui a porté dans son coeur le principe des passions.

Celui qui s'est vu déchiré par des affections tendres, par des illusions ardentes, par des désirs même insensés, connaît tous les genres d'infortunes, et trouve à les soulager un plaisir inconnu à la classe des hommes qui semblent à moitié créés, et doivent leur repos seulement à ce qui leur manque; celui qui, par sa faute, ou par le hasard, a beaucoup souffert, cherche à diminuer la chance de ces cruels fléaux, qui ne cessent d'errer sur nos têtes, et son âme, encore ouverte à la douleur, a besoin de s'appuyer par le genre de prière qui lui semble le plus efficace.

La bienfaisance remplit le coeur comme l'étude occupe l'esprit; le plaisir de sa propre perfectibilité s'y trouve également, l'indépendance des autres, le constant usage de ses facultés: mais ce qu'il y a de sensible dans tout ce qui tient à l'âme fait de l'exercice de la bonté une jouissance qui peut seule suppléer au vide que les passions laissent après elles; elles ne peuvent se rabattre sur des objets d'un ordre inférieur, et l'abîme que ces volcans ont creusé ne saurait être comblé que par des sentiments actifs et doux qui transportent hors de vous-même l'objet de vos pensées, et vous apprennent à considérer votre vie sous le rapport de ce qu'elle vaut aux autres et non à soi: c'est la ressource, la consolation la plus analogue aux caractères passionnés, qui conservent toujours quelques traces des mouvements qu'ils ont domptés. La bonté ne demande pas, comme l'ambition, un retour à ce qu'elle donne; mais elle offre cependant aussi une manière d'étendre son existence et d'influer sur le sort de plusieurs; la bonté ne fait pas, comme l'amour, du besoin d'être aimé son mobile et son espoir; mais elle permet aussi de se livrer aux douces émotions du coeur, et de vivre ailleurs que dans sa propre destinée: enfin, tout ce qu'il y a de généreux dans les passions se trouve dans l'exercice de la bonté, et cet exercice, celui de la plus parfaite raison, est encore quelquefois l'ombre des illusions de l'esprit et du coeur.

Dans quelque situation obscure ou destituée que le hasard nous ait jetés, la bonté peut étendre l'existence, et donner à chaque individu un des attributs du pouvoir, l'influence sur le sort des autres. La multitude de peines que savent causer les hommes les plus médiocres en tous genres conduit à penser qu'un être généreux, quelle que fût sa position, se créerait, en se consacrant uniquement à la bonté, un intérêt, un but, un gouvernement, pour ainsi dire, malgré les bornes de sa destinée.

Voyez Almont, sa fortune est restreinte, mais jamais un être malheureux ne s'est adressé à lui sans que, dans cet instant, il ne se soit trouvé les moyens de venir à son aide, sans que du moins un secours momentané n'ait épargné à celui qui prie le regret d'avoir imploré en vain; il n'a point de crédit, mais on l'estime; mais son courage est connu: il ne parle jamais que pour l'intérêt d'un autre; il a toujours une ressource à présenter à l'infortune, et il fait plus pour elle que le ministre le plus puissant, parce qu'il y consacre sa pensée tout entière. Jamais il ne voit un homme dans le malheur qu'il ne lui dise ce qu'il a besoin d'entendre, que son esprit, son âme, ne découvrent la consolation directe ou détournée que cette situation rend nécessaire, la pensée qu'il faut faire naître en lui, celle qu'il faut écarter, sans avoir l'air d'y tâcher. Toute cette connaissance du coeur humain, dont est née la flatterie des courtisans envers leurs souverains, Almont l'emploie pour soulager les peines de l'infortuné; plus on est fier, plus on respecte l'homme malheureux, plus on se plie devant lui. Si l'amour-propre est content, Almont l'abandonne; mais s'il est humilié, s'il cause de la douleur, il le replace, il le relève, il en fait l'appui de l'homme que cet amour-propre même avait abattu. Si vous rencontrez Almont quand votre âme est découragée, sa vive attention à vos discours vous persuade que vous êtes dans une situation qui captive l'intérêt, tandis que, fatigué de votre peine, vous étiez convaincu, avant de le voir, de l'ennui qu'elle devait causer aux autres; vous ne l'écouterez jamais sans que son attendrissement pour vos chagrins ne vous rende l'émotion dont votre âme desséchée était devenue incapable; enfin, vous ne causerez point avec lui sans qu'il ne vous offre un motif de courage, et qu'ôtant à votre douleur ce qu'elle a de fixe, il n'occupe votre imagination par un différent point de vue, par une nouvelle manière de considérer votre destinée: on peut agir sur soi par la raison, mais c'est d'un autre que vient l'espérance. Almont ne pense point à faire valoir sa prudence en vous conseillant; sans vous égarer, il cherche à vous distraire; il vous observe pour vous soulager; il ne veut connaître les hommes que pour étudier comment on les console. Almont ne s'écarte jamais, en faisant beaucoup de bien, du principe inflexible qui lui défend de se permettre ce qui pourrait nuire à un autre. En réfléchissant sur la vie, on voit la plupart des êtres se renverser, se déchirer, s'abattre, ou pour leurs intérêts, ou seulement par indifférence pour l'image, pour la pensée de la douleur qu'ils n'éprouvent pas. Que Dieu récompense Almont, et puisse tout ce qui vit le prendre pour modèle! C'est là l'homme, tel que l'homme doit désirer qu'il soit.

Sans vouloir méconnaître le lien sacré de la religion, on peut affirmer que la base de la morale considérée comme principe, c'est le bien ou le mal que l'on peut faire aux autres hommes par telle ou telle action. C'est sur ce fondement que tous ont intérêt au sacrifice de chacun, et qu'on retrouve, comme dans le tribut de l'impôt, le prix de son dévouement particulier dans la part de protection qu'assure l'ordre général. Toutes les véritables vertus dérivent de la bonté; et si l'on voulait faire un jour l'arbre de la morale, comme il en existe un des sciences, c'est à ce devoir, à ce sentiment, dans son acception la plus étendue, que remonterait tout ce qui inspire de l'admiration et de l'estime.

CONCLUSION.

Je termine ici cette première partie; mais, avant de commencer celle qui va suivre, je veux résumer ce que je viens de développer.

Quoi! va-t-on me dire, vous condamnez toutes les affections passionnées? quel triste sort nous offrez-vous donc sans mobile, sans intérêt et sans but? D'abord ce n'est pas du bonheur que j'ai cru offrir le tableau: les alchimistes seuls, s'ils s'occupaient de la morale, pourraient en conserver l'espoir: j'ai voulu m'occuper des moyens d'éviter les grandes douleurs. Chaque instant de la durée des peines morales me fait peur, comme les souffrances physiques épouvantent la plupart des hommes; et s'ils avaient d'avance, je le répète, une idée également précise des chagrins de l'âme, ils éprouveraient le même effroi des passions qui les y exposent. D'ailleurs, on peut trouver dans la vie un intérêt, un mobile, un but, sans être la proie des mouvements passionnés; chaque circonstance mérite une préférence sur telle autre, et toute préférence motive un souhait, une action: mais l'objet des désirs de la passion, ce n'est pas ce qui est, mais ce qu'elle suppose; c'est une sorte de fièvre qui présente toujours un but imaginaire qu'il faut atteindre avec des moyens réels, et mettant sans cesse l'homme aux prises avec la nature des choses, lui rend indispensablement nécessaire ce qui est tout à fait impossible.

Quand on vante le charme que les passions répandent sur la vie, c'est qu'on prend ses goûts pour des passions. Les goûts font mettre un nouveau prix à ce qu'on possède ou à ce qu'on peut obtenir; mais les passions ne s'attachent dans toute leur force qu'à l'objet qu'on a perdu, qu'aux avantages qu'on s'efforce en vain d'acquérir. Les passions sont l'élan de l'homme vers une autre destinée; elles font éprouver l'inquiétude des facultés, le vide de la vie; elles présagent peut-être une existence future, mais en attendant elles déchirent celle-ci.

En peignant les jouissances de l'étude et de la philosophie, je n'ai pas prétendu prouver que la vie solitaire soit celle qu'on doit toujours préférer: elle n'est nécessaire qu'à ceux qui ne peuvent pas se répondre d'échapper à l'ascendant des passions au milieu du monde; car on n'est pas malheureux en remplissant les emplois publics, si l'on n'y veut obtenir que le témoignage de sa conscience; on n'est pas malheureux dans la carrière des lettres, si l'on ne pense qu'au plaisir d'exprimer ses pensées, et qu'à l'espoir de les rendre utiles; on n'est pas malheureux dans les relations particulières, si l'on se contente de la jouissance intime du bien qu'on a pu faire, sans désirer la reconnaissance qu'il mérite; et dans le sentiment même, si, n'attendant pas des hommes la céleste faculté d'un attachement sans bornes, on aime à se dévouer sans avoir aucun but que le plaisir du dévouement même. Enfin si, dans ces différentes situations, on se sent assez fort pour ne vouloir que ce qui dépend de soi seul, pour ne compter que sur ce qu'on éprouve, on n'a pas besoin de se consacrer à des ressources purement solitaires. La philosophie est en nous, et ce qui caractérise éminemment les passions, c'est le besoin des autres; tant qu'un retour quelconque est nécessaire, un malheur est assuré: mais l'on peut trouver dans les carrières diverses où les passions se précipitent, quelque chose de l'intérêt qu'elles inspirent, et rien de leur malheur, si l'on domine la vie au lieu de se laisser emporter par elle, si rien de ce qui est vous enfin ne dépend jamais ni d'un tyran au dedans de vous-même, ni de sujets au dehors de vous.

Les enfants et les sages ont de grandes ressemblances, et le chef-d'oeuvre de la raison est de ramener à ce que fait la nature. Les enfants reçoivent la vie goutte à goutte; ils ne lient point ensemble les trois temps de l'existence: le désir unit bien pour eux le jour avec le lendemain, mais le présent n'est point dévoré par l'attente; chaque heure prend sa part de jouissance dans leur petite vie; chaque heure a un sort tout entier, indépendamment de celle qui la précède ou de celle qui la suit: leur intérêt ne s'affaiblit point cependant par cette subdivision; il renaît à chaque instant, parce que la passion n'a point détruit tous les germes des pensées légères, toutes les nuances des sentiments passionnés, tout ce qui n'est pas elle enfin, et qu'elle anéantit. La philosophie ne peut rendre sans doute les impressions fraîches et brillantes de l'enfance, son heureuse ignorance de la carrière qui se termine par la mort; mais c'est cependant sur ce modèle qu'on doit former la science du bonheur moral; il faut descendre la vie en regardant le rivage plutôt que le but. Les enfants laissés à eux-mêmes sont les êtres les plus libres; le bonheur les affranchit de tout: les philosophes doivent tendre au même résultat par la crainte du malheur.

Les passions ont l'air de l'indépendance, et dans le fait, il n'est point de joug plus asservissant; elles luttent contre tout ce qui existe, elles renversent la barrière de la moralité, cette barrière qui assure l'espace, au lieu de le resserrer; mais c'est pour se briser ensuite contre des obstacles toujours renaissants, et priver l'homme enfin de sa puissance sur lui-même. Depuis la gloire, qui a besoin du suffrage de l'univers, jusqu'à l'amour, qui rend nécessaire le dévouement d'un seul objet, c'est en raison de l'influence des hommes sur nous que le malheur doit se calculer; et le seul système vrai pour éviter la douleur, c'est de ne diriger sa vie que d'après ce qu'on peut faire pour les autres, mais non d'après ce qu'on attend d'eux. Il faut que l'existence parte de soi, au lieu d'y revenir, et que, sans jamais être le centre, on soit toujours la force impulsive de sa propre destinée.

La science du bonheur moral, c'est-à-dire, d'un malheur moindre, pourrait être aussi positive que toutes les autres; on pourrait trouver ce qui vaut le mieux pour le plus grand nombre des hommes dans le plus grand nombre des situations; mais ce qui restera toujours incertain, c'est l'application de cette science à tel ou tel caractère: par quelle chaîne, dans ce genre de code, peut-on lier la minorité, ni même un seul individu à la règle générale? et celui qui ne peut s'y soumettre mérite également l'attention du philosophe. Le législateur prend les hommes en masse, le moraliste un à un; le législateur doit s'occuper de la nature des choses, le moraliste de la diversité des sensations; enfin, le législateur doit toujours examiner les hommes sous le point de vue de leurs relations entre eux, et le moraliste, considérant chaque individu comme un ensemble moral tout entier, un composé de plaisirs et de peines, de passions et de raison, voit l'homme sous différentes formes, mais toujours dans son rapport avec lui-même.

Une dernière réflexion, la plus importante de toutes, reste donc à faire, c'est de savoir jusqu'à quel point il est possible aux âmes passionnées d'adopter le système que j'ai développé. Il faut dans cet examen reconnaître d'abord combien des événements, semblables en apparence, diffèrent selon le caractère de ceux qui les éprouvent. Il ne serait pas juste de vanter autant la puissance intérieure de l'homme, si ce n'était pas par la nature et le degré même de cette force qu'on doit juger de l'intensité des peines de la vie. Tel homme est conduit par ses goûts naturels dans le port, où tel autre ne peut être porté que par les flots de la tempête; et tandis que tout est calculé d'avance dans le monde physique, les sensations de l'âme varient selon la nature de l'objet et de l'organisation morale de celui qui en reçoit l'impression. Il n'y a de justice dans les jugements qui sont relatifs au bonheur, que si on les fonde sur autant de notions particulières qu'il y a d'individus qu'on veut connaître. On peut trouver dans les situations les plus obscures de la vie des combats et des victoires dont l'effort est au-dessus de tout ce que les annales de l'histoire ont consacré. Il faut compter dans chaque caractère les douleurs qui naissent des contrastes de bonheur ou d'infortune, de gloire ou de revers, dont une même destinée offre l'exemple; il faut compter les défauts au rang des malheurs, les passions parmi les coups du sort; et plus même les caractères peuvent être accusés de singularité, plus ils commandent l'attention du philosophe: les moralistes doivent être comme ces religieux placés sur le sommet du mont Saint-Bernard, il faut qu'ils se consacrent à reconduire les voyageurs égarés.

Excluant jusqu'au mot de pardon, qui semble détruire la douce égalité qui doit exister entre le consolateur et l'infortuné, ce n'est pas des torts, mais de la douleur qu'il importe de s'occuper; c'est donc au nom du bonheur seul que j'ai combattu les passions. Considérant, comme je l'ai dit ailleurs, le crime et ses effets comme un fléau de la nature qui dépravait tellement l'homme, que ce n'était plus par la philosophie, mais par la force réprimante, des lois qu'il devait être arrêté, je n'ai examiné dans les passions, que leur influence sur celui même qu'elles dominent. Sous le rapport de la morale, sous le rapport de la politique, il existera beaucoup de distinctions à faire entre les passions viles et généreuses, entre les passions sociales et antisociales; mais, en ne calculant que les peines qu'elles causent, elles sont presque toutes également funestes au bonheur.

Je dis à l'homme qui ne veut se plaindre que du sort, qui croit voir dans sa destinée un malheur sans exemple avant lui, et ne s'attache qu'à lutter contre les événements; je lui dis: Parcourez avec moi toutes les chances des passions humaines; voyez si ce n'est pas de leur essence même, et non d'un coup du sort inattendu, que naissent vos tourments. S'il existe une situation dans l'ordre des choses possibles qui puisse vous en préserver, je la chercherai avec vous, je tâcherai de contribuer à vous l'assurer; mais le plus grand argument à présenter contre les passions, c'est que leur prospérité est peut-être plus fatale au bonheur de celui qui s'y livre que l'adversité même. Si vous êtes traversé dans vos projets pour acquérir et conserver la gloire, votre esprit peut s'attacher à l'événement qui, tout à coup, a interrompu votre carrière, et se repaître d'illusions, plus faciles encore dans le passé que dans l'avenir. Si l'objet qui vous est cher vous est enlevé par la volonté de ceux dont il dépend, vous pouvez ignorer à jamais ce que votre propre coeur aurait ressenti, si votre amour, en s'éteignant dans votre âme, vous eût fait éprouver ce qu'il y a de plus amer au monde, l'aridité de ses propres impressions; il vous reste encore un souvenir sensible, seul bien des trois quarts de la vie; je dirai plus, si c'est par des fautes réelles dont le regret occupe à jamais votre pensée, que vous croyez avoir manqué le but où tendait votre passion, votre vie est plus remplie, votre imagination a quelque chose où se prendre, et votre âme est moins flétrie que si, sans événements malheureux, sans obstacles insurmontables, sans démarches à se reprocher, la passion, par cela seulement qu'elle est elle, eût, au bout d'un certain temps, décoloré la vie, après être retombée sur le coeur qui n'aurait pu la soutenir. Qu'est-ce donc qu'une destinée qui entraîne avec elle, ou l'impossibilité d'arriver à son but, ou l'impuissance d'en jouir?

Loin de moi cependant ces axiomes impitoyables des âmes froides et des esprits médiocres: on peut toujours se vaincre, on est toujours le maître de soi; et qui donc a l'idée non-seulement de la passion, mais même d'un degré de plus de passion qu'il n'aurait pas éprouvé, qui peut dire: Là finit la nature morale? Newton n'eût pas osé tracer les bornes de la pensée, et le pédant que je rencontre veut circonscrire l'empire des mouvements de l'âme! il voit qu'on en meurt, et croit encore qu'on se serait sauvé en l'écoutant! Ce n'est point en assurant aux hommes que tous peuvent triompher de leurs passions, qu'on rend cette victoire plus facile. Fixer leur pensée sur la cause de leur malheur, analyser les ressources que la raison et la sensibilité peuvent leur présenter, est un moyen plus sûr, parce qu'il est bien plus vrai. Quand le tableau des douleurs est vivement retracé, quelles leçons peuvent ajouter à la force du besoin qu'on a de cesser de souffrir? Tout ce que vous pouvez pour l'homme infortuné, c'est d'essayer de le convaincre qu'il respirerait un air plus doux dans l'asile où vous l'invitez; mais si ses pieds sont attachés à la terre de feu qu'il habite, vous paraîtra-t-il moins digne d'être plaint?

J'aurai rempli mon but, si j'ai donné quelque espoir de repos à l'âme agitée; si, en ne méconnaissant aucune de ses peines, en avouant la terrible puissance des sentiments qui la gouvernent, en lui parlant sa langue, enfin, j'ai pu m'en faire écouter. La passion repousse tous les conseils qui ne supposent pas la douloureuse connaissance d'elle-même, et vous dédaigne aisément comme appartenant à une autre nature. Je le crois cependant, mon accent n'a pas dû lui paraître étranger; c'est mon seul motif pour espérer qu'à travers tant de livres sur la morale, celui-ci peut encore être utile.

Que je me repentirais néanmoins de cet écrit, si, venant se briser, comme tant d'autres, contre la puissance terrible des passions, il ajoutait seulement à la certitude que croient avoir les âmes froides de la facilité qu'on doit trouver à vaincre les sentiments qui troublent la vie! Non, ne condamnez pas ces infortunés qui ne savent pas cesser de l'être; vous, de qui leurs destinées dépendent, secourez-les comme ils veulent être secourus: celui qui peut soulager le malheur ne doit plus penser à le juger, et les idées générales sont cruelles à l'homme qui souffre, si c'est un autre, et non pas lui, qui les applique à sa situation personnelle.

En composant cet ouvrage, où je poursuis les passions comme destructives du bonheur, où j'ai cru présenter des ressources pour vivre sans le secours de leur impulsion, c'est moi-même aussi que j'ai voulu persuader; j'ai écrit pour me retrouver, à travers tant de peines, pour dégager mes facultés de l'esclavage des sentiments, pour m'élever jusqu'à une sorte d'abstraction qui me permit d'observer la douleur en mon âme, d'examiner dans mes propres impressions les mouvements de la nature morale, et de généraliser ce que la pensée me donnait d'expérience. Une distraction absolue étant impossible, j'ai essayé si la méditation même des objets qui nous occupent ne conduisait pas au même résultat, et si, en approchant du fantôme, il ne s'évanouissait pas plutôt qu'en s'en éloignant. J'ai essayé si ce qu'il y a de poignant dans la douleur personnelle ne s'émoussait pas un peu, quand nous nous placions nous-mêmes comme une part du vaste tableau des destinées, où chaque homme est perdu dans son siècle, le siècle dans le temps, et le temps dans l'incompréhensible. Je l'ai essayé, et je ne suis pas sûre d'avoir réussi dans la première épreuve de ma doctrine sur moi-même; serait-ce donc à moi qu'il conviendrait d'affirmer son absolu pouvoir? Hélas! en s'approchant, par la réflexion, de tout ce qui compose le caractère de l'homme, on se perd dans le vague de la mélancolie. Les institutions politiques, les relations civiles vous présentent des moyens presque certains de bonheur ou de malheur public; mais les profondeurs de l'âme sont si difficiles à sonder! Tantôt la superstition défend de penser, de sentir, déplace toutes les idées, dirige tous les mouvements en sens inverse de leur impulsion naturelle, et sait vous attacher à votre malheur même, dès qu'il est causé par un sacrifice ou peut en devenir l'objet; tantôt la passion ardente, effrénée, ne sait pas supporter un obstacle, consentir à la moindre privation, dédaigne tout ce qui est avenir, et, poursuivant chaque instant comme le seul, ne se réveille qu'au but ou dans l'abîme. Inexplicable phénomène que cette existence spirituelle de l'homme, qui, en la comparant à la matière, dont tous les attributs sont complets et d'accord, semble n'être encore qu'à la veille de sa création, au chaos qui la précède!

Un seul sentiment peut servir de guide dans toutes les situations, peut s'appliquer à toutes les circonstances, c'est la pitié: avec quelle disposition plus efficace pourrait-on supporter et les autres et soi-même? L'esprit observateur et assez fort pour se juger découvre dans lui-même la source de toutes les erreurs. L'homme est tout entier dans chaque homme. Dans quels égarements ne s'est pas souvent perdue la pensée qui précède les actions, la pensée, ou quelque chose encore de plus fugitif qu'elle! Il faut que ce secret intime, qu'on ne pourrait revêtir de paroles sans lui donner, une existence qu'il n'a pas, il faut que ce secret intime serve à rendre inépuisable le sentiment de la pitié[4].

On dit qu'en s'abandonnant à la pitié, les individus et les gouvernements peuvent être injustes: d'abord les individus d'une condition privée ne sont presque jamais dans une situation qui commande de résister à la bonté; les rapports avec les autres sont si peu étendus, les événements qui offrent quelque bien à faire sont dépendants d'un si petit nombre de chances, qu'en se rendant difficile sur les occasions qu'on peut saisir, on condamne sa vie à l'inutile insensibilité. Je ne sais pas une délibération plus importante que celle qui conduirait à se faire un devoir de causer une peine, ou de refuser un service en sa puissance; il faut avoir si présents à la pensée la chaîne des idées morales, l'ensemble de la nature humaine! il faut être si sûr de voir un bien dans un mal, un mal dans un bien! Non: loin de réprimer, à cet égard, les imprudences des hommes, on devrait plutôt les détourner de calculer autant les inconvénients des sentiments généreux, et de s'arroger ainsi un jugement que Dieu seul a droit de prononcer; car c'est à la Providence que semble appartenir cette sublime balance où sont pesés les effets relatifs du bonheur et du malheur. Les hommes, pour lesquels il n'existe que des unités, des moments, des occasions, doivent rarement se refuser aux biens partiels qu'ils peuvent répandre.

Les législateurs eux-mêmes gouvernent souvent à l'aide d'idées trop générales; ce grand principe, que l'intérêt de la minorité doit toujours céder à celui de la majorité, dépend absolument du genre de sacrifices qu'on impose à la minorité; car en le poussant à l'extrême, on arriverait au système de Robespierre. Ce n'est pas le nombre des individus, mais les douleurs qu'il faut compter; et si l'on pouvait supposer la possibilité de faire souffrir un innocent pendant plusieurs siècles, il serait atroce de l'exiger pour le salut même d'une nation entière; mais ces alternatives effrayantes n'existent point dans la réalité. Les vérités d'un certain ordre sont à la fois conseillées par la raison et inspirées par le coeur; il est presque toujours de la politique d'écouter la pitié; il n'y a pas de milieu entre elle et le dernier terme de la cruauté, et Machiavel, dans le code même de la tyrannie, a dit, qu'il fallait savoir s'attacher ceux qu'on ne pouvait faire périr.

On n'obéit pas longtemps aux lois trop sévères, mais l'état qui les maintient, sans pouvoir les faire exécuter, a tous les inconvénients de la rigueur et de la faiblesse. Rien n'use la force d'un gouvernement comme la disproportion entre les délits et les peines: il se présente alors comme un ennemi, tandis qu'il doit paraître comme le chef, comme le principe régulateur de l'empire. Au lieu de se confondre, pour ainsi dire, dans votre esprit avec la nature des choses, il semble un obstacle qu'il faut renverser; et l'agitation de quelques-uns, l'espoir qu'ils conservent, tout insensé qu'il est, de détruire ce qui les opprime, ébranle la confiance de ceux même qui sont contents du gouvernement. Enfin, de quelque manière qu'on réfléchisse sur le sentiment de la pitié, on le trouve fécond en résultats prospères pour les individus et pour les nations, et l'on se persuade que c'est la seule idée primitive qui soit attachée à la nature de l'homme, parce que c'est la seule dont il ait besoin pour toutes les vertus comme pour toutes les jouissances.

Une belle cause finale dans l'ordre moral, c'est la prodigieuse influence de la pitié sur les coeurs; il semble que l'organisation physique elle-même soit destinée à en recevoir l'impression. Une voix qui se brise, un visage altéré, agissent sur l'âme directement comme les sensations; la pensée ne se met point entre deux, c'est un choc, c'est une blessure. Cela n'est point intellectuel; et ce qu'il y a de plus sublime encore dans cette disposition de l'homme, c'est qu'elle est consacrée particulièrement à la faiblesse; et lorsque tout concourt aux avantages de la force, ce sentiment lui seul rétablit la balance, en faisant naître la générosité: ce sentiment ne s'émeut que pour un objet sans défense, qu'à l'aspect de l'abandon, qu'au cri de la douleur; lui seul défend les vaincus après la victoire, lui seul arrête les effets de ce vil penchant des hommes à livrer leur attachement, leurs facultés, leur raison même à la décision du succès; mais cette sympathie pour le malheur est une affection si puissante, réunit tellement ce qu'il y a de plus fort dans les impressions physiques et morales, qu'y résister suppose un degré de dépravation dont on ne peut éprouver trop d'horreur.

Ces êtres seuls n'ont plus de droits à l'association mutuelle de misères et d'indulgence, qui, en se montrant sans pitié, ont effacé en eux le sceau de la nature humaine: le remords d'avoir manqué à quelque principe de morale que ce soit, est l'ouvrage du raisonnement, ainsi que la morale elle-même; mais le remords d'avoir bravé la pitié doit poursuivre comme un sentiment personnel, comme un danger pour soi, comme une terreur dont on est l'objet. On a une telle identité avec l'être qui souffre, que ceux qui parviennent à la détruire acquièrent souvent une sorte de dureté pour eux-mêmes, qui sert encore, sous quelques rapports, à les priver de tout ce qu'ils pourraient attendre de la pitié des autres; cependant, s'il en est temps encore, qu'ils sauvent un infortuné, qu'ils épargnent un ennemi vaincu, et, rentrés dans les liens de l'humanité, ils seront de nouveau sous sa sauvegarde.

C'est dans la crise d'une révolution qu'on entend répéter sans cesse que la pitié est un sentiment puéril qui s'oppose à toute action nécessaire à l'intérêt général, et qu'il faut la reléguer avec les affections efféminées, indignes des hommes d'État ou des chefs de parti: c'est, au contraire, au milieu d'une révolution que la pitié, ce mouvement involontaire dans toute autre circonstance, devrait être une règle de conduite. Tous les liens qui retenaient sont déliés, l'intérêt de parti devient pour tous les hommes le but par excellence: ce but, étant censé renfermer et la véritable vertu et le seul bonheur général, prend momentanément la place de toute autre espèce de loi. Or, dans un temps où la passion s'est mise dans le raisonnement, il n'y a qu'une sensation, c'est-à-dire, quelque chose qui est un peu de la nature de la passion même, qu'il soit possible de lui opposer avec succès. Lorsque la justice est reconnue, on peut se passer de pitié; mais une révolution, quel que soit son but, suspend l'état social, et il faut remonter à la source de toutes les lois, dans un moment où ce qu'on appelle un pouvoir légal est un nom qui n'a plus de sens. Les chefs de parti peuvent se croire assez sûrs d'eux-mêmes pour se guider toujours d'après la plus haute sagesse; mais il n'y a rien de si funeste pour eux que des sectaires privés de l'instinct de la pitié; d'abord ils sont, par cela même, incapables d'enthousiasme pour les individus: ces sentiments tiennent l'un et l'autre, quoique par des rapports différents, à la faculté de l'imagination. La fureur, la vengeance s'allient sans doute avec l'enthousiasme; mais ces mouvements qui rendent cruels momentanément, n'ont pas d'analogie avec ce qu'on a vu de nos jours, un système continuel, et par conséquent à froid, de méconnaître toute pitié. Or, quand cet affreux système existe dans les soldats, ils jugent leurs chefs tout comme leurs ennemis, ils conduisent à l'échafaud ce qu'ils avaient estimé la veille, ils appartiennent uniquement à la puissance d'un raisonnement, et dépendent, par conséquent, de tel enchaînement de mots, qui se placera dans leur tête comme un principe et des conséquences. On ne peut gouverner la foule que par des sensations. Malheur donc aux chefs qui, en étouffant dans leurs partisans tout ce qui est humain, tout ce qui est remuable enfin par l'imagination ou le sentiment, en font des assassins raisonneurs, qui marchent au crime par la métaphysique, et immolent tout au premier arrangement de syllabes qui sera pour eux de la conviction!

Cromwell retenait le peuple par la superstition; on liait les Romains par le serment; les Grecs se laissaient mener par l'enthousiasme qu'ils éprouvaient pour les grands hommes. Si l'espèce de sentiment national qui faisait en France un point d'honneur de la générosité, de cette pitié des vainqueurs, si cette espèce de sentiment ne reprend pas quelque puissance, jamais le gouvernement n'obtiendra un empire constant et volontaire sur une nation qui n'aura pas un instinct moral quelconque, par lequel on puisse l'entraîner et la réunir; car qu'y a-t-il de plus divisant au monde que le raisonnement?

Enfin, la pitié est encore nécessaire pour trouver un terme à la guerre intérieure; il n'y a point de fin aux ressources du désespoir, et les discussions les plus habiles, et les victoires les plus sanglantes ne font qu'augmenter la haine. Une sorte d'élan de l'âme, tout composé d'enthousiasme et de pitié, arrête seul les guerres intestines, et rappelle également le mot de patrie à tous les partis qui la déchirent. Cette commotion produit plus en un jour que tous les écrits et les combinaisons politiques; l'homme lutte contre sa nature en voulant donner à l'esprit seul la grande influence sur la destinée humaine.

Et vous, Français, vous, guerriers invincibles, vous, leurs chefs, vous qui les avez dirigés et soutenus par vos intrépides ressources, c'est à vous tous que l'on doit les triomphes de la victoire; c'est à vous qu'il appartient de proclamer la générosité! Sans l'exercice de cette vertu, quelle palme nouvelle vous resterait-il encore à cueillir? Vos ennemis sont vaincus, ils n'offrent plus aucune résistance, ils ne serviront plus à votre gloire, même par leurs défaites. Voulez-vous encore étonner? pardonnez. Vous êtes vainqueurs, la terreur ou l'enthousiasme prosternent à vos pieds plus de la moitié de l'univers; mais qu'avez-vous fait encore pour le malheur, et qu'est-ce que l'homme, s'il n'a pas consolé l'homme, s'il n'a pas combattu la puissance du mal sur la terre? La plupart des gouvernements sont vindicatifs parce qu'ils craignent, parce qu'ils n'osent être cléments. Vous, qui n'avez rien à redouter, vous, qui devez avoir pour vous la philosophie et la victoire, soulagez toutes les infortunes véritables, toutes celles qui sont vraiment dignes de pitié: la douleur qui accuse est toujours écoutée; la douleur a raison contre les vainqueurs du monde. Que veut-on en effet du génie, des succès, de la liberté, des républiques? qu'en veut-on? quelques peines de moins, quelques espérances de plus. Vous qui rentrerez dans vos foyers, ou dans une condition privée, que serez-vous, si vous ne vous montrez pas généreux? des guerriers pendant la paix, des génies dans l'art de la guerre, alors que toutes les pensées se tourneront vers la prospérité de l'intérieur, et que les dangers passés laisseront à peine des traces. Attachez-vous à l'avenir par la vertu, fixez la reconnaissance par des bienfaits qui durent. Il n'est point de Capitole, il n'est point de triomphes qui puissent ajouter à votre éclat; vous êtes au pinacle de la gloire militaire; la générosité seule plane encore au-dessus de vos têtes. Heureuse situation que celle de la toute-puissance, quand les obstacles n'existent plus au dehors, quand la force est en soi-même, quand on peut faire le bien sans qu'un motif étranger à la vertu vous anime, sans que le soupçon d'un tel motif puisse jamais vous approcher[5]!

J'aurais pu traiter la générosité, la pitié, la plupart des questions agitées dans cet ouvrage, sous le simple rapport de la morale qui en fait une loi; mais je crois la vraie morale tellement d'accord avec l'intérêt général, qu'il me semble toujours que l'idée du devoir a été trouvée pour abréger l'exposé des principes de conduite qu'on aurait pu développer à l'homme d'après ses avantages personnels; et comme dans les premières années de la vie on défend ce qui fait mal, dans l'enfance de la vie humaine on lui commande encore ce qu'il serait toujours possible de lui prouver. Heureuse, si j'ai pu convaincre l'intérêt personnel! heureuse aussi, si j'avais diminué son activité, en présentant aux hommes une analyse exacte de ce que vaut la vie, une analyse qui démontrât que les destinées diffèrent entre elles bien plus par les caractères que par les situations; que les plaisirs que l'on peut éprouver, dans quelques circonstances que ce soit, sont soumis à des chances certaines, qui à la longue réduisent tout au même terme; et que ce bonheur qu'on croit toujours trouver dans les objets extérieurs n'est qu'un fantôme créé par l'imagination, qu'elle poursuit après l'avoir fait naître, et qu'elle veut atteindre au dehors, tandis qu'il n'a d'existence qu'en elle!

NOTES

[1: Il me semble que les véritables partisans de la liberté républicaine sont ceux qui détestent le plus profondément les forfaits qui se sont commis en son nom. Leurs adversaires peuvent sans doute éprouver la juste horreur du crime; mais comme ces crimes mêmes servent d'argument à leur système, ils ne leur font pas ressentir, comme aux amis de la liberté, tous les genres de douleur à la fois.]

[2: J'entends par constitution démagogique, celle qui met le peuple en fermentation, confond tous les pouvoirs, enfin la constitution de 1703. Le mot de démocratie étant pris, de nos jours, dans diverses acceptions, il ne rendrait pas avec exactitude ce que je veux exprimer.]

[3: Je crains qu'on ne m'accuse d'avoir parlé trop souvent, dans le cours de cet ouvrage, du suicide comme d'un acte digne de louanges: je ne l'ai point examiné sous le rapport toujours respectable des principes religieux; mais politiquement, je crois que les républiques ne peuvent se passer du sentiment qui portait les anciens à se donner la mort; et dans les situations particulières, les âmes passionnées qui s'abandonnent à leur nature, ont besoin d'envisager cette ressource pour ne pas se dépraver dans le malheur, et plus encore, peut-être, au milieu des efforts qu'elles tentent pour l'éviter.]

[4: Smith, dans son excellent ouvrage de la Théorie des sentiments moraux, attribue la pitié à cette sympathie qui nous fait nous transporter dans la situation d'un autre, et supposer ce que nous éprouverions à sa place. C'est bien là certainement l'une des causes de la pitié; mais l'inconvénient de cette définition, comme de toutes, est de resserrer la pensée que faisait naître le mot qu'on a défini: il était revêtu des idées accessoires et des impressions particulières à chaque homme qui l'entendait, et vous restreignez sa signification par une analyse toujours incomplète quand un sentiment en est l'objet; car un sentiment est un composé de sensations et de pensées que vous ne faites jamais comprendre qu'à l'aide de l'émotion et du jugement réunis. La pitié est souvent séparée de tout retour sur soi-même; si, par abstraction, vous vous figuriez un genre de douleur qui exigeât, pour la souffrir, une organisation tout à fait différente de la vôtre, vous auriez encore pitié de cette douleur: il faut que les caractères les plus opposés puissent éprouver de la pitié pour des impressions qu'ils n'auraient jamais ressenties; il faut enfin que le spectacle du malheur remue les hommes par commotion, par talisman, sans examen ni combinaison.]

[5: Dans un écrit publié il y a deux ans, dans un écrit honoré du suffrage qui pouvait le plus enorgueillir, cité par M. Fox plaidant pour la paix devant le parlement d'Angleterre, j'ai dit: Si l'on ne fait pas la paix avec les Français cette année, qui sait au centre de quel empire ils la refuseront l'année prochaine? (Réflexions sur la paix.) Jamais prédiction, je crois, ne s'est mieux accomplie. On pourrait, avec le même degré de certitude, présager quels seraient les résultats des étonnantes victoires des Français, s'ils en abusaient; s'ils adoptaient à cet égard un système révolutionnaire. Mais il y a un si grand foyer de lumières dans ce pays; le gouvernement républicain, par sa nature même, est à la longue tellement soumis à la véritable opinion publique, que les premières conséquences doivent éclairer sur le principe, et qu'on ne persiste pas, dans ce qui ruine, avec l'aveuglement dont plusieurs cabinets monarchiques ont donné l'exemple pendant cette guerre.]

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