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De la Démocratie en Amérique, tome deuxième

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The Project Gutenberg eBook of De la Démocratie en Amérique, tome deuxième

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Title: De la Démocratie en Amérique, tome deuxième

Author: Alexis de Tocqueville

Release date: November 21, 2009 [eBook #30514]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE, TOME DEUXIÈME ***

DE LA
DÉMOCRATIE
EN AMÉRIQUE.

PARIS.—IMPRIMERIE CLAYE ET TAILLEFER
RUE SAINT-BENOÎT, 7.

DE LA
DÉMOCRATIE
EN AMÉRIQUE

PAR
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
Membre de l'Institut.

DOUZIÈME ÉDITION
REVUE, CORRIGÉE
et augmentée d'un Avertissement et d'un Examen comparatif de la Démocratie
aux États-Unis et en Suisse.

TOME DEUXIÈME.

PARIS
PAGNERRE, ÉDITEUR
RUE DE SEINE, 14 BIS.
1848

DE LA
DÉMOCRATIE
EN AMÉRIQUE.

Jusqu'à présent j'ai examiné les institutions, j'ai parcouru les lois écrites, j'ai peint les formes actuelles de la société politique aux États-Unis.

Mais, au-dessus de toutes les institutions et en dehors de toutes les formes, réside un pouvoir souverain, celui du peuple, qui les détruit ou les modifie à son gré.

Il me reste à faire connaître par quelles voies procède ce pouvoir, dominateur des lois; quels sont ses instincts, ses passions; quels ressorts secrets le poussent, le retardent, ou le dirigent dans sa marche irrésistible; quel effet produit sa toute-puissance, et quel avenir lui est réservé.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE I.
COMMENT ON PEUT DIRE RIGOUREUSEMENT QU'AUX ÉTATS-UNIS C'EST LE PEUPLE QUI GOUVERNE.

En Amérique, le peuple nomme celui qui fait la loi et celui qui l'exécute; lui-même forme le jury qui punit les infractions à la loi. Non seulement les institutions sont démocratiques dans leur principe, mais encore dans tous leurs développements; ainsi le peuple nomme directement ses représentants et les choisit en général tous les ans, afin de les tenir plus complétement dans sa dépendance. C'est donc réellement le peuple qui dirige, et quoique la forme du gouvernement soit représentative, il est évident que les opinions, les préjugés, les intérêts, et même les passions du peuple, ne peuvent trouver d'obstacles durables qui les empêchent de se produire dans la direction journalière de la société.

Aux États-Unis, comme dans tous les pays où le peuple règne, c'est la majorité qui gouverne au nom du peuple.

Cette majorité se compose principalement des citoyens paisibles, qui, soit par goût, soit par intérêt, désirent sincèrement le bien du pays. Autour d'eux s'agitent sans cesse les partis, qui cherchent à les attirer dans leur sein et à s'en faire un appui.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE II.
DES PARTIS AUX ÉTATS-UNIS.

Il faut faire une grande division entre les partis. — Partis qui sont entre eux comme des nations rivales. — Partis proprement dits. — Différence entre les grands et les petits partis. — Dans quels temps ils naissent. — Leurs divers caractères. — L'Amérique a eu de grands partis. — Elle n'en a plus. — Fédéralistes. — Républicains. — Défaite des fédéralistes. — Difficulté de créer aux États-Unis des partis. — Ce qu'on fait pour y parvenir. — Caractère aristocratique ou démocratique qui se retrouve dans tous les partis. — Lutte du général Jackson contre la banque.

Je dois établir d'abord une grande division entre les partis.

Il est des pays si vastes, que les différentes populations qui les habitent, quoique réunies sous la même souveraineté, ont des intérêts contradictoires, d'où naît entre elles une opposition permanente. Les diverses fractions d'un même peuple ne forment point alors, à proprement parler, des partis, mais des nations distinctes; et si la guerre civile vient à naître, il y a conflit entre des peuples rivaux plutôt que lutte entre des factions.

Mais quand les citoyens diffèrent entre eux sur des points qui intéressent également toutes les portions du pays, tels, par exemple, que les principes généraux du gouvernement, alors on voit naître ce que j'appellerai véritablement des partis.

Les partis sont un mal inhérent aux gouvernements libres; mais ils n'ont pas dans tous les temps le même caractère et les mêmes instincts.

Il arrive des époques où les nations se sentent tourmentées de maux si grands, que l'idée d'un changement total dans leur constitution politique se présente à leur pensée. Il y en a d'autres où le malaise est plus profond encore, et où l'état social lui-même est compromis. C'est le temps des grandes révolutions et des grands partis.

Entre ces siècles de désordres et de misères, il s'en rencontre d'autres où les sociétés se reposent et où la race humaine semble reprendre haleine. Ce n'est encore là, à vrai dire, qu'une apparence; le temps ne suspend pas plus sa marche pour les peuples que pour les hommes; les uns et les autres s'avancent chaque jour vers un avenir qu'ils ignorent; et lorsque nous les croyons stationnaires, c'est que leurs mouvements nous échappent. Ce sont des gens qui marchent; ils paraissent immobiles à ceux qui courent.

Quoi qu'il en soit, il arrive des époques où les changements qui s'opèrent dans la constitution politique et l'état social des peuples sont si lents et si insensibles, que les hommes pensent être arrivés à un état final; l'esprit humain se croit alors fermement assis sur certaines bases et ne porte pas ses regards au-delà d'un certain horizon.

C'est le temps des intrigues et des petits partis.

Ce que j'appelle les grands partis politiques sont ceux qui s'attachent aux principes plus qu'à leurs conséquences; aux généralités et non aux cas particuliers; aux idées et non aux hommes. Ces partis ont, en général, des traits plus nobles, des passions plus généreuses, des convictions plus réelles, une allure plus franche et plus hardie que les autres. L'intérêt particulier, qui joue toujours le plus grand rôle dans les passions politiques, se cache ici plus habilement sous le voile de l'intérêt public; il parvient même quelquefois à se dérober aux regards de ceux qu'il anime et fait agir.

Les petits partis au contraire sont en général sans foi politique. Comme ils ne se sentent pas élevés et soutenus par de grands objets, leur caractère est empreint d'un égoïsme qui se produit ostensiblement à chacun de leurs actes. Ils s'échauffent toujours à froid; leur langage est violent, mais leur marche est timide et incertaine. Les moyens qu'ils emploient sont misérables comme le but même qu'ils se proposent. De là vient que quand un temps de calme succède à une révolution violente, les grands hommes semblent disparaître tout-à-coup et les âmes se renfermer en elles-mêmes.

Les grands partis bouleversent la société, les petits l'agitent; les uns la déchirent et les autres la dépravent; les premiers la sauvent quelquefois en l'ébranlant, les seconds la troublent toujours sans profit.

L'Amérique a eu de grands partis; aujourd'hui ils n'existent plus: elle y a beaucoup gagné en bonheur, mais non en moralité.

Lorsque la guerre de l'indépendance eut pris fin, et qu'il s'agit d'établir les bases du nouveau gouvernement, la nation se trouva divisée entre deux opinions. Ces opinions étaient aussi anciennes que le monde, et on les retrouve sous différentes formes et revêtues de noms divers dans toutes les sociétés libres. L'une voulait restreindre le pouvoir populaire, l'autre l'étendre indéfiniment.

La lutte entre ces deux opinions ne prit jamais chez les Américains le caractère de violence qui l'a souvent signalée ailleurs. En Amérique, les deux partis étaient d'accord sur les points les plus essentiels. Aucun des deux, pour vaincre, n'avait à détruire un ordre ancien, ni à bouleverser tout un état social. Aucun des deux, par conséquent, ne rattachait un grand nombre d'existences individuelles au triomphe de ses principes. Mais ils touchaient à des intérêts immatériels du premier ordre, tels que l'amour de l'égalité et de l'indépendance. C'en était assez pour soulever de violentes passions.

Le parti qui voulait restreindre le pouvoir populaire chercha surtout à faire l'application de ses doctrines à la Constitution de l'Union, ce qui lui valut le nom de fédéral.

L'autre, qui se prétendait l'amant exclusif de la liberté, prit le titre de Républicain.

L'Amérique est la terre de la démocratie. Les fédéralistes furent donc toujours en minorité; mais ils comptaient dans leurs rangs presque tous les grands hommes que la guerre de l'indépendance avait fait naître, et leur puissance morale était très étendue. Les circonstances leur furent d'ailleurs favorables. La ruine de la première confédération fit craindre au peuple de tomber dans l'anarchie, et les fédéralistes profitèrent de cette disposition passagère. Pendant dix ou douze ans, ils dirigèrent les affaires et purent appliquer, non tous leurs principes, mais quelques uns d'entre eux; car le courant opposé devenait de jour en jour trop violent pour qu'on osât lutter contre lui.

En 1801, les républicains s'emparèrent enfin du gouvernement. Thomas Jefferson fut nommé président: il leur apporta l'appui d'un nom célèbre, d'un grand talent et d'une immense popularité.

Les fédéralistes ne s'étaient jamais maintenus que par des moyens artificiels et à l'aide de ressources momentanées; c'étaient la vertu ou les talents de leurs chefs, ainsi que le bonheur des circonstances, qui les avaient poussés au pouvoir. Quand les républicains y arrivèrent à leur tour, le parti contraire fut comme enveloppé au milieu d'une inondation subite. Une immense majorité se déclara contre lui, et il se vit sur-le-champ en si petite minorité, qu'aussitôt il désespéra de lui-même. Depuis ce moment, le parti républicain ou démocratique a marché de conquêtes en conquêtes, et s'est emparé de la société tout entière.

Les fédéralistes se sentant vaincus sans ressources et se voyant isolés au milieu de la nation, se divisèrent; les uns se joignirent aux vainqueurs; les autres déposèrent leur bannière et changèrent de nom. Il y a déjà un assez grand nombre d'années qu'ils ont entièrement cessé d'exister comme parti.

Le passage des fédéralistes au pouvoir est, à mon avis, l'un des événements les plus heureux qui aient accompagné la naissance de la grande union américaine. Les fédéralistes luttaient contre la pente irrésistible de leur siècle et de leur pays. Quelle que fût la bonté ou le vice de leurs théories, elles avaient le tort d'être inapplicables dans leur entier à la société qu'ils voulaient régir; ce qui est arrivé sous Jefferson serait donc arrivé tôt ou tard. Mais leur gouvernement laissa du moins à la nouvelle république le temps de s'asseoir, et lui permit ensuite de supporter sans inconvénient le développement rapide des doctrines qu'ils avaient combattues. Un grand nombre de leurs principes finit d'ailleurs par s'introduire dans le symbole de leurs adversaires; et la constitution fédérale, qui subsiste encore de notre temps, est un monument durable de leur patriotisme et de leur sagesse.

Ainsi donc, de nos jours, on n'aperçoit point aux États-Unis de grands partis politiques. On y rencontre bien des partis qui menacent l'avenir de l'Union; mais il n'en existe pas qui paraissent s'attaquer à la forme actuelle du gouvernement et à la marche générale de la société. Les partis qui menacent l'Union reposent, non sur des principes, mais sur des intérêts matériels. Ces intérêts constituent dans les différentes provinces d'un si vaste empire des nations rivales plutôt que des partis. C'est ainsi qu'on a vu dernièrement le Nord soutenir le système des prohibitions commerciales, et le Sud prendre les armes en faveur de la liberté du commerce, par la seule raison que le Nord est manufacturier et le Sud cultivateur, et que le système restrictif agit au profit de l'un et au détriment de l'autre.

À défaut des grands partis, les États-Unis fourmillent de petits, et l'opinion publique se fractionne à l'infini sur des questions de détails. On ne saurait imaginer la peine qu'on s'y donne pour créer des partis; ce n'est pas chose aisée de notre temps. Aux États-Unis, point de haine religieuse, parce que la religion est universellement respectée et qu'aucune secte n'est dominante; point de haine de classes, parce que le peuple est tout, et que nul n'ose encore lutter avec lui; enfin point de misères publiques à exploiter, parce que l'état matériel du pays offre une si immense carrière à l'industrie, qu'il suffit de laisser l'homme à lui-même pour qu'il fasse des prodiges. Il faut bien pourtant que l'ambition parvienne à créer des partis, car il est difficile de renverser celui qui tient le pouvoir, par la seule raison qu'on veut prendre sa place. Toute l'habileté des hommes politiques consiste donc à composer des partis: un homme politique, aux États-Unis, cherche d'abord à discerner son intérêt, et à voir quels sont les intérêts analogues qui pourraient se grouper autour du sien; il s'occupe ensuite à découvrir s'il n'existerait pas par hasard, dans le monde, une doctrine ou un principe qu'on pût placer convenablement à la tête de la nouvelle association, pour lui donner le droit de se produire et de circuler librement. C'est comme qui dirait le privilége du roi que nos pères imprimaient jadis sur la première feuille de leurs ouvrages, et qu'ils incorporaient au livre, bien qu'il n'en fît point partie.

Ceci fait, on introduit la nouvelle puissance dans le monde politique.

Pour un étranger, presque toutes les querelles domestiques des Américains paraissent, au premier abord, incompréhensibles ou puériles, et l'on ne sait si l'on doit prendre en pitié un peuple qui s'occupe sérieusement de semblables misères, ou lui envier le bonheur de pouvoir s'en occuper.

Mais lorsqu'on vient à étudier avec soin les instincts secrets qui, en Amérique, gouvernent les factions, on découvre aisément que la plupart d'entre elles se rattachent plus ou moins à l'un ou à l'autre des deux grands partis qui divisent les hommes, depuis qu'il y a des sociétés libres. À mesure qu'on pénètre plus profondément dans la pensée intime de ces partis, on s'aperçoit que les uns travaillent à resserrer l'usage de la puissance publique, les autres à l'étendre.

Je ne dis point que les partis américains aient toujours pour but ostensible ni même pour but caché de faire prévaloir l'aristocratie ou la démocratie dans le pays; je dis que les passions aristocratiques ou démocratiques se retrouvent aisément au fond de tous les partis; et que, bien qu'elles s'y dérobent aux regards, elles en forment comme le point sensible et l'âme.

Je citerai un exemple récent: le président attaque la banque des États-Unis; le pays s'émeut et se divise; les classes éclairées se rangent en général du côté de la banque, le peuple en faveur du président. Pensez-vous que le peuple a su discerner les raisons de son opinion au milieu des détours d'une question si difficile, et où les hommes expérimentés hésitent? Nullement. Mais la banque est un grand établissement qui a une existence indépendante; le peuple, qui détruit ou élève toutes les puissances, ne peut rien sur elle, cela l'étonne. Au milieu du mouvement universel de la société, ce point immobile choque ses regards, et il veut voir s'il ne parviendra pas à le mettre en branle comme le reste.

DES RESTES DU PARTI ARISTOCRATIQUE AUX ÉTATS-UNIS.

Opposition secrète des riches à la démocratie. — Ils se retirent dans la vie privée. — Goût qu'ils montrent dans l'intérieur de leur demeure pour les plaisirs exclusifs et le luxe. — Leur simplicité au-dehors. — Leur condescendance affectée pour le peuple.

Il arrive quelquefois, chez un peuple divisé d'opinions, que l'équilibre entre les partis venant à se rompre, l'un d'eux acquiert une prépondérance irrésistible. Il brise tous les obstacles, accable son adversaire, et exploite la société entière à son profit. Les vaincus, désespérant alors du succès, se cachent ou se taisent. Il se fait une immobilité et un silence universels. La nation semble réunie dans une même pensée. Le parti vainqueur se lève et dit: «J'ai rendu la paix au pays, on me doit des actions de grâces.»

Mais sous cette unanimité apparente, se cachent encore des divisions profondes et une opposition réelle.

C'est ce qui arriva en Amérique: quand le parti démocratique eut obtenu la prépondérance, on le vit s'emparer de la direction exclusive des affaires. Depuis, il n'a cessé de modeler les mœurs et les lois sur ses désirs.

De nos jours, on peut dire qu'aux États-Unis les classes riches de la société sont presque entièrement hors des affaires politiques, et que la richesse, loin d'y être un droit, y est une cause réelle de défaveur et un obstacle pour parvenir au pouvoir.

Les riches aiment donc mieux abandonner la lice, que d'y soutenir une lutte souvent inégale contre les plus pauvres de leurs concitoyens. Ne pouvant pas prendre dans la vie publique un rang analogue à celui qu'ils occupent dans la vie privée, ils abandonnent la première pour se concentrer dans la seconde. Ils forment au milieu de l'État comme une société particulière qui a ses goûts et ses jouissances à part.

Le riche se soumet à cet état de choses comme à un mal irrémédiable; il évite même avec grand soin de montrer qu'il le blesse; on l'entend donc vanter en public les douceurs du gouvernement républicain et les avantages des formes démocratiques. Car, après le fait de haïr leurs ennemis, qu'y a-t-il de plus naturel aux hommes que de les flatter?

Voyez-vous cet opulent citoyen? ne dirait-on pas un juif du moyen-âge qui craint de laisser soupçonner ses richesses? Sa mise est simple, sa démarche est modeste; entre les quatre murailles de sa demeure on adore le luxe; il ne laisse pénétrer dans ce sanctuaire que quelques hôtes choisis qu'il appelle insolemment ses égaux. On ne rencontre point de noble en Europe qui se montre plus exclusif que lui dans ses plaisirs, plus envieux des moindres avantages qu'une position privilégiée assure. Mais le voici qui sort de chez lui pour aller travailler dans un réduit poudreux qu'il occupe au centre de la ville et des affaires, et où chacun est libre de venir l'aborder. Au milieu du chemin, son cordonnier vient à passer, et ils s'arrêtent: tous deux se mettent alors à discourir. Que peuvent-ils dire? Ces deux citoyens s'occupent des affaires de l'État, et ils ne se quitteront pas sans s'être serré la main.

Au fond de cet enthousiasme de convention et au milieu de ces formes obséquieuses envers le pouvoir dominant, il est facile d'apercevoir dans les riches un grand dégoût pour les institutions démocratiques de leur pays. Le peuple est un pouvoir qu'ils craignent et qu'ils méprisent. Si le mauvais gouvernement de la démocratie amenait un jour une crise politique; si la monarchie se présentait jamais aux États-Unis comme une chose praticable, on découvrirait bientôt la vérité de ce que j'avance.

Les deux grandes armes qu'emploient les partis pour réussir sont les journaux et les associations.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE III.
DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE AUX ÉTATS-UNIS.

Difficulté de restreindre la liberté de la presse. — Raisons particulières qu'ont certains peuples de tenir à cette liberté. — La liberté de la presse est une conséquence nécessaire de la souveraineté du peuple comme on l'entend en Amérique. — Violence du langage de la presse périodique aux États-Unis. — La presse périodique a des instincts qui lui sont propres; l'exemple des États-Unis le prouve. — Opinion des Américains sur la répression judiciaire des délits de la presse. — Pourquoi la presse est moins puissante aux États-Unis qu'en France.

La liberté de la presse ne fait pas seulement sentir son pouvoir sur les opinions politiques, mais encore sur toutes les opinions des hommes. Elle ne modifie pas seulement les lois, mais les mœurs. Dans une autre partie de cet ouvrage, je chercherai à déterminer le degré d'influence qu'a exercée la liberté de la presse sur la société civile aux États-Unis; je tâcherai de discerner la direction qu'elle a donnée aux idées, les habitudes qu'elle a fait prendre à l'esprit et aux sentiments des Américains. En ce moment, je ne veux examiner que les effets produits par la liberté de la presse dans le monde politique.

J'avoue que je ne porte point à la liberté de la presse cet amour complet et instantané qu'on accorde aux choses souverainement bonnes de leur nature. Je l'aime par la considération des maux qu'elle empêche bien plus que pour les biens qu'elle fait.

Si quelqu'un me montrait, entre l'indépendance complète et l'asservissement entier de la pensée, une position intermédiaire où je pusse espérer me tenir, je m'y établirais peut-être; mais qui découvrira cette position intermédiaire? Vous partez de la licence de la presse, et vous marchez vers l'ordre: que faites-vous? vous soumettez d'abord les écrivains aux jurés; mais les jurés acquittent, et ce qui n'était que l'opinion d'un homme isolé devient l'opinion du pays. Vous avez donc fait trop et trop peu; il faut encore marcher. Vous livrez les auteurs à des magistrats permanents; mais les juges sont obligés d'entendre avant que de condamner; ce qu'on eût craint d'avouer dans le livre, on le proclame impunément dans le plaidoyer; ce qu'on eût dit obscurément dans un écrit se trouve ainsi répété dans mille autres. L'expression est la forme extérieure, et si je puis m'exprimer ainsi, le corps de la pensée, mais elle n'est pas la pensée elle-même. Vos tribunaux arrêtent le corps, mais l'âme leur échappe et glisse subtilement entre leurs mains. Vous avez donc fait trop et trop peu; il faut continuer à marcher. Vous abandonnez enfin les écrivains à des censeurs; fort bien! nous approchons. Mais la tribune politique n'est-elle pas libre? Vous n'avez donc encore rien fait; je me trompe, vous avez accru le mal. Prendriez-vous, par hasard, la pensée pour une de ces puissances matérielles qui s'accroissent par le nombre de leurs agents? compterez-vous les écrivains comme les soldats d'une armée? Au rebours de toutes les puissances matérielles, le pouvoir de la pensée s'augmente souvent par le petit nombre même de ceux qui l'expriment. La parole d'un homme puissant, qui pénètre seule au milieu des passions d'une assemblée muette, a plus de pouvoir que les cris confus de mille orateurs; et pour peu qu'on puisse parler librement dans un seul lieu public, c'est comme si on parlait publiquement dans chaque village. Il vous faut donc détruire la liberté de parler comme celle d'écrire; cette fois, vous voici dans le port: chacun se tait. Mais où êtes-vous arrivé? Vous étiez parti des abus de la liberté, et je vous retrouve sous les pieds d'un despote.

Vous avez été de l'extrême indépendance à l'extrême servitude, sans rencontrer, sur un si long espace, un seul lieu où vous puissiez vous poser.

Il y a des peuples qui, indépendamment des raisons générales que je viens d'énoncer, en ont de particulières qui doivent les attacher à la liberté de la presse.

Chez certaines nations qui se prétendent libres, chacun des agents du pouvoir peut impunément violer la loi sans que la constitution du pays donne aux opprimés le droit de se plaindre devant la justice. Chez ces peuples il ne faut plus considérer l'indépendance de la presse comme l'une des garanties, mais comme la seule garantie qui reste de la liberté et de la sécurité des citoyens.

Si donc les hommes qui gouvernent ces nations parlaient d'enlever son indépendance à la presse, le peuple entier pourrait leur répondre: Laissez-nous poursuivre vos crimes devant les juges ordinaires, et peut-être que nous consentirons alors à ne point en appeler au tribunal de l'opinion.

Dans un pays où règne ostensiblement le dogme de la souveraineté du peuple, la censure n'est pas seulement un danger, mais encore une grande absurdité.

Lorsqu'on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui reconnaître la capacité de choisir entre les différentes opinions qui agitent ses contemporains, et d'apprécier les différents faits dont la connaissance peut le guider.

La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc deux choses entièrement corrélatives; la censure et le vote universel sont au contraire deux choses qui se contredisent et ne peuvent se rencontrer long-temps dans les institutions politiques d'un même peuple. Parmi les douze millions d'hommes qui vivent sur le territoire des États-Unis, il n'en est pas un seul qui ait encore osé proposer de restreindre la liberté de la presse.

Le premier journal qui tomba sous mes yeux, en arrivant en Amérique, contenait l'article suivant, que je traduis fidèlement:

«Dans toute cette affaire, le langage tenu par Jackson (le président) a été celui d'un despote sans cœur, occupé uniquement à conserver son pouvoir. L'ambition est son crime, et il y trouvera sa peine. Il a pour vocation l'intrigue, et l'intrigue confondra ses desseins et lui arrachera sa puissance. Il gouverne par la corruption, et ses manœuvres coupables tourneront à sa confusion et à sa honte. Il s'est montré dans l'arène politique comme un joueur sans pudeur et sans frein. Il a réussi; mais l'heure de la justice approche; bientôt il lui faudra rendre ce qu'il a gagné, jeter loin de lui son détrompeur, et finir dans quelque retraite où il puisse blasphémer en liberté contre sa folie; car le repentir n'est point une vertu qu'il ait été donné à son cœur de jamais connaître.»

(Vincenne's Gazette.)

Bien des gens en France s'imaginent que la violence de la presse tient parmi nous à l'instabilité de l'état social, à nos passions politiques, et au malaise général qui en est la suite. Ils attendent donc sans cesse une époque où la société reprenant une assiette tranquille, la presse à son tour deviendra calme. Pour moi, j'attribuerais volontiers aux causes indiquées plus haut l'extrême ascendant qu'elle a sur nous; mais je ne pense point que ces causes influent beaucoup sur son langage. La presse périodique me paraît avoir des instincts et des passions à elle, indépendamment des circonstances au milieu desquelles elle agit. Ce qui se passe en Amérique achève de me le prouver.

L'Amérique est peut-être, en ce moment, le pays du monde qui renferme dans son sein le moins de germes de révolution. En Amérique, cependant, la presse a les mêmes goûts destructeurs qu'en France, et la même violence sans les mêmes causes de colère. En Amérique, comme en France, elle est cette puissance extraordinaire, si étrangement mélangée de biens et de maux, que sans elle la liberté ne saurait vivre, et qu'avec elle l'ordre peut à peine se maintenir.

Ce qu'il faut dire, c'est que la presse a beaucoup moins de pouvoir aux États-Unis que parmi nous. Rien pourtant n'est plus rare dans ce pays que de voir une poursuite judiciaire dirigée contre elle. La raison en est simple: les Américains, en admettant parmi eux le dogme de la souveraineté du peuple, en ont fait l'application sincère. Ils n'ont point eu l'idée de fonder, avec des éléments qui changent tous les jours, des constitutions dont la durée fût éternelle. Attaquer les lois existantes n'est donc pas criminel, pourvu qu'on ne veuille point s'y soustraire par la violence.

Ils croient d'ailleurs que les tribunaux sont impuissants pour modérer la presse, et que la souplesse des langages humains échappant sans cesse à l'analyse judiciaire, les délits de cette nature se dérobent en quelque sorte devant la main qui s'étend pour les saisir. Ils pensent qu'afin de pouvoir agir efficacement sur la presse, il faudrait trouver un tribunal qui, non seulement fût dévoué à l'ordre existant, mais encore pût se placer au-dessus de l'opinion publique qui s'agite autour de lui; un tribunal qui jugeât sans admettre la publicité, prononçât sans motiver ses arrêts, et punît l'intention plus encore que les paroles. Quiconque aurait le pouvoir de créer et de maintenir un semblable tribunal, perdrait son temps à poursuivre la liberté de la presse; car alors il serait maître absolu de la société elle-même, et pourrait se débarrasser des écrivains en même temps que de leurs écrits. En matière de presse, il n'y a donc réellement pas de milieu entre la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu'assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu'elle fait naître. Vouloir obtenir les uns en échappant aux autres, c'est se livrer à l'une de ces illusions dont se bercent d'ordinaire les nations malades, alors que, fatiguées de luttes et épuisées d'efforts, elles cherchent les moyens de faire coexister à la fois, sur le même sol, des opinions ennemies et des principes contraires.

Le peu de puissance des journaux en Amérique tient à plusieurs causes, dont voici les principales:

La liberté d'écrire, comme toutes les autres, est d'autant plus redoutable qu'elle est plus nouvelle; un peuple qui n'a jamais entendu traiter devant lui les affaires de l'État, croit le premier tribun qui se présente. Parmi les Anglo-Américains, cette liberté est aussi ancienne que la fondation des colonies; la presse d'ailleurs, qui sait si bien enflammer les passions humaines, ne peut cependant les créer à elle toute seule. Or, en Amérique, la vie politique est active, variée, agitée même, mais elle est rarement troublée par des passions profondes; il est rare que celles-ci se soulèvent quand les intérêts matériels ne sont pas compromis, et aux États-Unis ces intérêts prospèrent. Pour juger de la différence qui existe sur ce point entre les Anglo-Américains et nous, je n'ai qu'à jeter les yeux sur les journaux des deux peuples. En France, les annonces commerciales ne tiennent qu'un espace fort restreint, les nouvelles mêmes sont peu nombreuses; la partie vitale d'un journal, c'est celle où se trouvent les discussions politiques. En Amérique, les trois quarts de l'immense journal qui est placé sous vos yeux sont remplis par des annonces, le reste est occupé le plus souvent par des nouvelles politiques ou de simples anecdotes; de loin en loin seulement, on aperçoit dans un coin ignoré l'une de ces discussions brûlantes qui sont parmi nous la pâture journalière des lecteurs.

Toute puissance augmente l'action de ses forces à mesure qu'elle en centralise la direction; c'est là une loi générale de la nature que l'examen démontre à l'observateur, et qu'un instinct plus sûr encore a toujours fait connaître aux moindres despotes.

En France, la presse réunit deux espèces de centralisations distinctes.

Presque tout son pouvoir est concentré dans un même lieu, et pour ainsi dire dans les mêmes mains, car ses organes sont en très petit nombre.

Ainsi constitué au milieu d'une nation sceptique, le pouvoir de la presse doit être presque sans bornes. C'est un ennemi avec qui un gouvernement peut faire des trèves plus ou moins longues, mais en face duquel il lui est difficile de vivre long-temps.

Ni l'une ni l'autre des deux espèces de centralisations dont je viens de parler n'existent en Amérique.

Les États-Unis n'ont point de capitale: les lumières comme la puissance sont disséminées dans toutes les parties de cette vaste contrée; les rayons de l'intelligence humaine, au lieu de partir d'un centre commun, s'y croisent donc en tous sens; les Américains n'ont placé nulle part la direction générale de la pensée, non plus que celle des affaires.

Ceci tient à des circonstances locales qui ne dépendent point des hommes; mais voici qui vient des lois:

Aux États-Unis, il n'y a pas de patentes pour les imprimeurs, de timbre ni d'enregistrement pour les journaux; enfin la règle des cautionnements est inconnue.

Il résulte de là que la création d'un journal est une entreprise simple et facile; peu d'abonnés suffisent pour que le journaliste puisse couvrir ses frais: aussi le nombre des écrits périodiques ou semi-périodiques, aux États-Unis, dépasse-t-il toute croyance. Les Américains les plus éclairés attribuent à cette incroyable dissémination des forces de la presse son peu de puissance; c'est un axiome de la science politique aux États-Unis, que le seul moyen de neutraliser les effets des journaux est d'en multiplier le nombre. Je ne saurais me figurer qu'une vérité aussi évidente ne soit pas encore devenue chez nous plus vulgaire. Que ceux qui veulent faire des révolutions à l'aide de la presse cherchent à ne lui donner que quelques puissants organes, je le comprends sans peine; mais que les partisans officiels de l'ordre établi et les soutiens naturels des lois existantes croient atténuer l'action de la presse en la concentrant, voilà ce que je ne saurais absolument concevoir. Les gouvernements d'Europe me semblent agir vis-à-vis de la presse de la même façon qu'agissaient jadis les chevaliers envers leurs adversaires: ils ont remarqué par leur propre usage que la centralisation était une arme puissante, et ils veulent en pourvoir leur ennemi, afin sans doute d'avoir plus de gloire à lui résister.

Aux États-Unis, il n'y a presque pas de bourgade qui n'ait son journal. On conçoit sans peine que, parmi tant de combattants, on ne peut établir ni discipline, ni unité d'action: aussi voit-on chacun lever sa bannière. Ce n'est pas que tous les journaux politiques de l'Union se soient rangés pour ou contre l'administration; mais ils l'attaquent et la défendent par cent moyens divers. Les journaux ne peuvent donc pas établir aux États-Unis de ces grands courants d'opinions qui soulèvent ou débordent les plus puissantes digues. Cette division des forces de la presse produit encore d'autres effets non moins remarquables: la création d'un journal étant chose facile, tout le monde peut s'en occuper; d'un autre côté, la concurrence fait qu'un journal ne peut espérer de très grands profits; ce qui empêche les hautes capacités industrielles de se mêler de ces sortes d'entreprises. Les journaux fussent-ils d'ailleurs la source des richesses, comme ils sont excessivement nombreux, les écrivains de talent ne pourraient suffire à les diriger. Les journalistes, aux États-Unis, ont donc en général une position peu élevée, leur éducation n'est qu'ébauchée, et la tournure de leurs idées est souvent vulgaire. Or, en toutes choses la majorité fait loi; elle établit de certaines allures auxquelles chacun ensuite se conforme; l'ensemble de ces habitudes communes s'appelle un esprit: il y a l'esprit du barreau, l'esprit de cour. L'esprit du journaliste, en France, est de discuter d'une manière violente, mais élevée, et souvent éloquente, les grands intérêts de l'État; s'il n'en est pas toujours ainsi, c'est que toute règle a ses exceptions. L'esprit du journaliste, en Amérique, est de s'attaquer grossièrement, sans apprêt et sans art, aux passions de ceux auxquels il s'adresse, de laisser là les principes pour saisir les hommes; de suivre ceux-ci dans leur vie privée, et de mettre à nu leurs faiblesses et leurs vices.

Il faut déplorer un pareil abus de la pensée; plus tard, j'aurai occasion de rechercher quelle influence exercent les journaux sur le goût et la moralité du peuple américain; mais, je le répète, je ne m'occupe en ce moment que du monde politique. On ne peut se dissimuler que les effets politiques de cette licence de la presse ne contribuent indirectement au maintien de la tranquillité publique. Il en résulte que les hommes qui ont déjà une position élevée dans l'opinion de leurs concitoyens, n'osent point écrire dans les journaux, et perdent ainsi l'arme la plus redoutable dont ils puissent se servir pour remuer à leur profit les passions populaires[1]. Il en résulte surtout que les vues personnelles exprimées par les journalistes ne sont pour ainsi dire d'aucun poids aux yeux des lecteurs. Ce qu'ils cherchent dans un journal, c'est la connaissance des faits; ce n'est qu'en altérant ou en dénaturant ces faits que le journaliste peut acquérir à son opinion quelque influence.

Réduite à ces seules ressources, la presse exerce encore un immense pouvoir en Amérique. Elle fait circuler la vie politique dans toutes les portions de ce vaste territoire. C'est elle dont l'œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l'opinion. C'est elle qui rallie les intérêts autour de certaines doctrines et formule le symbole des partis; c'est par elle que ceux-ci se parlent sans se voir, s'entendent sans être mis en contact. Lorsqu'un grand nombre des organes de la presse parvient à marcher dans la même voie, leur influence à la longue devient presque irrésistible, et l'opinion publique, frappée toujours du même côté, finit par céder sous leurs coups.

Aux États-Unis, chaque journal a individuellement peu de pouvoir; mais la presse périodique est encore, après le peuple, la première des puissances(A).

Que les opinions qui s'établissent sous l'empire de la liberté de la presse aux États-Unis sont souvent plus tenaces que celles qui se forment ailleurs sous l'empire de la censure.

Aux États-Unis, la démocratie amène sans cesse des hommes nouveaux à la direction des affaires; le gouvernement met donc peu de suite et d'ordre dans ses mesures. Mais les principes généraux du gouvernement y sont plus stables que dans beaucoup d'autres pays, et les opinions principales qui règlent la société s'y montrent plus durables. Quand une idée a pris possession de l'esprit du peuple américain, qu'elle soit juste ou déraisonnable, rien n'est plus difficile que de l'en extirper.

Le même fait a été observé en Angleterre, le pays de l'Europe où l'on a vu pendant un siècle la liberté la plus grande de penser et les préjugés les plus invincibles.

J'attribue cet effet à la cause même qui, au premier abord, semblerait devoir l'empêcher de se produire, à la liberté de la presse. Les peuples chez lesquels existe cette liberté s'attachent à leurs opinions par orgueil autant que par conviction. Ils les aiment, parce qu'elles leur semblent justes, et aussi parce qu'elles sont de leur choix, et ils y tiennent, non seulement comme à une chose vraie, mais encore comme à une chose qui leur est propre.

Il y a plusieurs autres raisons encore.

Un grand homme a dit que l'ignorance était aux deux bouts de la science. Peut-être eût-il été plus vrai de dire que les convictions profondes ne se trouvent qu'aux deux bouts, et qu'au milieu est le doute. On peut considérer, en effet, l'intelligence humaine dans trois états distincts et souvent successifs.

L'homme croit fermement, parce qu'il adopte sans approfondir. Il doute quand les objections se présentent. Souvent il parvient à résoudre tous ses doutes, et alors il recommence à croire. Cette fois, il ne saisit plus la vérité au hasard et dans les ténèbres; mais il la voit face à face et marche directement à sa lumière[2].

Lorsque la liberté de la presse trouve les hommes dans le premier état, elle leur laisse pendant long-temps encore cette habitude de croire fermement sans réfléchir; seulement elle change chaque jour l'objet de leurs croyances irréfléchies. Sur tout l'horizon intellectuel, l'esprit de l'homme continue donc à ne voir qu'un point à la fois; mais ce point varie sans cesse. C'est le temps des révolutions subites. Malheur aux générations qui, les premières, admettent tout-à-coup la liberté de la presse!

Bientôt cependant le cercle des idées nouvelles est à peu près parcouru. L'expérience arrive, et l'homme se plonge dans un doute et dans une méfiance universelle.

On peut compter que la majorité des hommes s'arrêtera toujours dans l'un de ces deux états: elle croira sans savoir pourquoi, ou ne saura pas précisément ce qu'il faut croire.

Quant à cette autre espèce de conviction réfléchie et maîtresse d'elle-même qui naît de la science et s'élève du milieu même des agitations du doute, il ne sera jamais donné qu'aux efforts d'un très petit nombre d'hommes de l'atteindre.

Or, on a remarqué que, dans les siècles de ferveur religieuse, les hommes changeaient quelquefois de croyance; tandis que dans les siècles de doute, chacun gardait obstinément la sienne. Il en arrive ainsi dans la politique, sous le règne de la liberté de la presse. Toutes les théories sociales ayant été contestées et combattues tour à tour, ceux qui se sont fixés à l'une d'elles la gardent, non pas tant parce qu'ils sont sûrs qu'elle est bonne, que parce qu'ils ne sont pas sûrs qu'il y en ait une meilleure.

Dans ces siècles, on ne se fait pas tuer si aisément pour ses opinions; mais on ne les change point, et il s'y rencontre, tout à la fois, moins de martyrs et d'apostats.

Ajoutez à cette raison cette autre plus puissante encore: dans le doute des opinions, les hommes finissent par s'attacher uniquement aux instincts et aux intérêts matériels, qui sont bien plus visibles, plus saisissables et plus permanents de leur nature que les opinions.

C'est une question très difficile à décider que celle de savoir qui gouverne le mieux, de la démocratie, ou de l'aristocratie. Mais il est clair que la démocratie gêne l'un, et que l'aristocratie opprime l'autre.

C'est là une vérité qui s'établit d'elle-même et qu'on n'a pas besoin de discuter: vous êtes riche et je suis pauvre.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE IV.
DE L'ASSOCIATION POLITIQUE AUX ÉTATS-UNIS.

Usage journalier que les Anglo-Américains font du droit d'association. — Trois genres d'associations politiques. — Comment les Américains appliquent le système représentatif aux associations. — Dangers qui en résultent pour l'État. — Grande convention de 1831 relative au tarif. — Caractère législatif de cette convention. — Pourquoi l'exercice illimité du droit d'association n'est pas aussi dangereux aux États-Unis qu'ailleurs. — Pourquoi on peut l'y considérer comme nécessaire. — Utilité des associations chez les peuples démocratiques.

L'Amérique est le pays du monde où l'on a tiré le plus de parti de l'association, et où l'on a appliqué ce puissant moyen d'action à une plus grande diversité d'objets.

Indépendamment des associations permanentes créées par la loi sous le nom de communes, de villes et de comtés, il y en a une multitude d'autres qui ne doivent leur naissance et leur développement qu'à des volontés individuelles.

L'habitant des États-Unis apprend dès sa naissance qu'il faut s'appuyer sur soi-même pour lutter contre les maux et les embarras de la vie; il ne jette sur l'autorité sociale qu'un regard défiant et inquiet, et n'en appelle à son pouvoir que quand il ne peut s'en passer. Ceci commence à s'apercevoir dès l'école, où les enfants se soumettent, jusque dans leurs jeux, à des règles qu'ils ont établies, et punissent entre eux des délits par eux-mêmes définis. Le même esprit se retrouve dans tous les actes de la vie sociale. Un embarras survient dans la vie publique, le passage est interrompu, la circulation arrêtée; les voisins s'établissent aussitôt en corps délibérant; de cette assemblée improvisée sortira un pouvoir exécutif qui remédiera au mal, avant que l'idée d'une autorité préexistante à celle des intéressés se soit présentée à l'imagination de personne. S'agit-il de plaisir, on s'associera pour donner plus de splendeur et de régularité à la fête. On s'unit enfin pour résister à des ennemis tout intellectuels, on combat en commun l'intempérance. Aux États-Unis, on s'associe dans des buts de sécurité publique, de commerce et d'industrie, de morale et de religion. Il n'y a rien que la volonté humaine désespère d'atteindre par l'action libre de la puissance collective des individus.

J'aurai occasion, plus tard, de parler des effets que produit l'association dans la vie civile. Je dois me renfermer en ce moment dans le monde politique.

Le droit d'association étant reconnu, les citoyens peuvent en user de différentes manières.

Une association consiste seulement dans l'adhésion publique que donnent un certain nombre d'individus à telles ou telles doctrines, et dans l'engagement qu'ils contractent de concourir d'une certaine façon à les faire prévaloir. Le droit de s'associer ainsi se confond presque avec la liberté d'écrire; déjà cependant l'association possède plus de puissance que la presse. Quand une opinion est représentée par une association, elle est obligée de prendre une forme plus nette et plus précise. Elle compte ses partisans et les compromet dans sa cause. Ceux-ci apprennent eux-mêmes à se connaître les uns les autres, et leur ardeur s'accroît de leur nombre. L'association réunit en faisceau les efforts des esprits divergents, et les pousse avec vigueur vers un seul but clairement indiqué par elle.

Le second degré dans l'exercice du droit d'association est de pouvoir s'assembler. Quand on laisse une association politique placer sur certains points importants du pays des foyers d'action, son activité en devient plus grande et son influence plus étendue. Là, les hommes se voient; les moyens d'exécution se combinent, les opinions se déploient avec cette force et cette chaleur que ne peut jamais atteindre la pensée écrite.

Il est enfin dans l'exercice du droit d'association, en matière politique, un dernier degré: les partisans d'une même opinion peuvent se réunir en colléges électoraux, et nommer des mandataires pour les aller représenter dans une assemblée centrale. C'est à proprement parler le système représentatif appliqué à un parti.

Ainsi, dans le premier cas, les hommes qui professent une même opinion établissent entre eux un lien purement intellectuel; dans le second, ils se réunissent en petites assemblées qui ne représentent qu'une fraction du parti; dans le troisième enfin, ils forment comme une nation à part dans la nation, un gouvernement dans le gouvernement. Leurs mandataires, semblables aux vrais mandataires de la majorité, représentent à eux seuls toute la force collective de leurs partisans; ainsi que ces derniers, ils arrivent avec une apparence de nationalité et toute la puissance morale qui en résulte. Il est vrai qu'ils n'ont pas comme eux le droit de faire la loi; mais ils ont le pouvoir d'attaquer celle qui existe et de formuler d'avance celle qui doit exister.

Je suppose un peuple qui ne soit pas parfaitement habitué à l'usage de la liberté, ou chez lequel fermentent des passions politiques profondes. À côté de la majorité qui fait les lois, je place une minorité qui se charge seulement des considérants et s'arrête au dispositif; et je ne puis m'empêcher de croire que l'ordre public est exposé à de grands hasards.

Entre prouver qu'une loi est meilleure en soi qu'une autre, et prouver qu'on doit la substituer à cette autre, il y a loin sans doute. Mais où l'esprit des hommes éclairés voit encore une grande distance, l'imagination de la foule n'en aperçoit déjà plus. Il arrive d'ailleurs des temps où la nation se partage presque également entre deux partis, dont chacun prétend représenter la majorité. Près du pouvoir qui dirige, s'il vient à s'établir un pouvoir dont l'autorité morale soit presque aussi grande, peut-on croire qu'il se borne long-temps à parler sans agir?

S'arrêtera-t-il toujours devant cette considération métaphysique, que le but des associations est de diriger les opinions et non de les contraindre, de conseiller la loi, non de la faire?

Plus j'envisage l'indépendance de la presse dans ses principaux effets, plus je viens à me convaincre que chez les modernes l'indépendance de la presse est l'élément capital, et pour ainsi dire constitutif de la liberté. Un peuple qui veut rester libre a donc le droit d'exiger qu'à tout prix on la respecte. Mais la liberté illimitée d'association en matière politique ne saurait être entièrement confondue avec la liberté d'écrire. L'une est tout à la fois moins nécessaire et plus dangereuse que l'autre. Une nation peut y mettre des bornes sans cesser d'être maîtresse d'elle-même; elle doit quelquefois le faire pour continuer à l'être.

En Amérique, la liberté de s'associer dans des buts politiques est illimitée.

Un exemple fera mieux connaître que tout ce que je pourrais ajouter, jusqu'à quel degré on la tolère.

On se rappelle combien la question du tarif ou de la liberté du commerce a agité les esprits en Amérique. Le tarif favorisait ou attaquait non seulement des opinions, mais des intérêts matériels très puissants. Le Nord lui attribuait une partie de sa prospérité, le Sud presque toutes ses misères. On peut dire que pendant long-temps le tarif a fait naître les seules passions politiques qui aient agité l'Union.

En 1831, lorsque la querelle était le plus envenimée, un citoyen obscur du Massachusetts imagina de proposer, par la voie des journaux, à tous les ennemis du tarif d'envoyer des députés à Philadelphie, afin d'aviser ensemble aux moyens de faire rendre au commerce sa liberté. Cette proposition circula en peu de jours par la puissance de l'imprimerie, depuis le Maine jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Les ennemis du tarif l'adoptèrent avec ardeur. Ils se réunirent de toutes parts et nommèrent des députés. Le plus grand nombre de ceux-ci étaient des hommes connus, et quelques uns d'entre eux s'étaient rendus célèbres. La Caroline du Sud, qu'on a vue depuis prendre les armes dans la même cause, envoya pour sa part soixante-trois délégués. Le 1er octobre 1831, l'assemblée, qui, suivant l'habitude américaine, avait pris le nom de convention, se constitua à Philadelphie; elle comptait plus de deux cents membres. Ses discussions étaient publiques, et prirent, dès le premier jour, un caractère tout législatif; on discuta l'étendue des pouvoirs du congrès, les théories de la liberté du commerce, et enfin les diverses dispositions du tarif. Au bout de dix jours, l'assemblée se sépara après avoir rédigé une adresse au peuple américain. Dans cette adresse on exposait: 1o que le congrès n'avait pas le droit de faire un tarif, et que le tarif existant était inconstitutionnel; 2o qu'il n'était dans l'intérêt d'aucun peuple, et en particulier du peuple américain, que le commerce ne fût pas libre.

Il faut reconnaître que la liberté illimitée de s'associer en matière politique n'a pas produit jusqu'à présent, aux États-Unis, les résultats funestes qu'on pourrait peut-être en attendre ailleurs. Le droit d'association y est une importation anglaise, et il a existé de tout temps en Amérique. L'usage de ce droit est aujourd'hui passé dans les habitudes et dans les mœurs.

De notre temps, la liberté d'association est devenue une garantie nécessaire contre la tyrannie de la majorité. Aux États-Unis, quand une fois un parti est devenu dominant, toute la puissance publique passe dans ses mains; ses amis particuliers occupent tous les emplois et disposent de toutes les forces organisées. Les hommes les plus distingués du parti contraire ne pouvant franchir la barrière qui les sépare du pouvoir, il faut bien qu'ils puissent s'établir en dehors, il faut que la minorité oppose sa force morale tout entière à la puissance matérielle qui l'opprime. C'est donc un danger qu'on oppose à un danger plus à craindre.

L'omnipotence de la majorité me paraît un si grand péril pour les républiques américaines, que le moyen dangereux dont on se sert pour la borner me semble encore un bien.

Ici j'exprimerai une pensée qui rappellera ce que j'ai dit autre part à l'occasion des libertés communales: il n'y a pas de pays où les associations soient plus nécessaires, pour empêcher le despotisme des partis ou l'arbitraire du prince, que ceux où l'état social est démocratique. Chez les nations aristocratiques, les corps secondaires forment des associations naturelles qui arrêtent les abus de pouvoir. Dans les pays où de pareilles associations n'existent point, si les particuliers ne peuvent créer artificiellement et momentanément quelque chose qui leur ressemble, je n'aperçois plus de digue à aucune sorte de tyrannie, et un grand peuple peut être opprimé impunément par une poignée de factieux ou par un homme.

La réunion d'une grande convention politique (car il y en a de tous genres), qui peut souvent devenir une mesure nécessaire, est toujours, même en Amérique, un événement grave et que les amis de leur pays n'envisagent qu'avec crainte.

Ceci se vit bien clairement dans la convention de 1831, où tous les efforts des hommes distingués qui faisaient partie de l'assemblée tendirent à en modérer le langage et à en restreindre l'objet. Il est probable que la convention de 1831 exerça en effet une grande influence sur l'esprit des mécontents, et les prépara à la révolte ouverte qui eut lieu en 1832 contre les lois commerciales de l'Union.

On ne peut se dissimuler que la liberté illimitée d'association, en matière politique, ne soit, de toutes les libertés, la dernière qu'un peuple puisse supporter. Si elle ne le fait pas tomber dans l'anarchie, elle la lui fait pour ainsi dire toucher à chaque instant. Cette liberté, si dangereuse, offre cependant sur un point des garanties; dans les pays où les associations sont libres, les sociétés secrètes sont inconnues. En Amérique, il y a des factieux, mais point de conspirateurs.

Des différentes manières dont on entend le droit d'association en Europe et aux États-Unis, et de l'usage différent qu'on en fait.

Après la liberté d'agir seul, la plus naturelle à l'homme est celle de combiner ses efforts avec les efforts de ses semblables et d'agir en commun. Le droit d'association me paraît donc presque aussi inaliénable de sa nature que la liberté individuelle. Le législateur ne saurait vouloir le détruire sans attaquer la société elle-même. Cependant s'il est des peuples chez lesquels la liberté de s'unir n'est que bienfaisante et féconde en prospérité, il en est d'autres aussi qui, par leurs excès, la dénaturent, et d'un élément de vie font une cause de destruction. Il m'a semblé que la comparaison des voies diverses que suivent les associations, dans les pays où la liberté est comprise, et dans ceux où cette liberté se change en licence, serait tout à la fois utile aux gouvernements et aux partis.

La plupart des Européens voient encore dans l'association une arme de guerre qu'on forme à la hâte pour aller l'essayer aussitôt sur un champ de bataille.

On s'associe bien dans le but de parler, mais la pensée prochaine d'agir préoccupe tous les esprits. Une association, c'est une armée; on y parle pour se compter et s'animer, et puis on marche à l'ennemi. Aux yeux de ceux qui la composent, les ressources légales peuvent paraître des moyens, mais elles ne sont jamais l'unique moyen de réussir.

Telle n'est point la manière dont on entend le droit d'association aux États-Unis. En Amérique, les citoyens qui forment la minorité s'associent, d'abord pour constater leur nombre, et affaiblir ainsi l'empire moral de la majorité; le second objet des associés est de mettre au concours et de découvrir de cette manière les arguments les plus propres à faire impression sur la majorité; car ils ont toujours l'espérance d'attirer à eux cette dernière, et de disposer ensuite, en son nom, du pouvoir.

Les associations politiques aux États-Unis sont donc paisibles dans leur objet et légales dans leurs moyens; et lorsqu'elles prétendent ne vouloir triompher que par les lois, elles disent en général la vérité.

La différence qui se remarque sur ce point entre les Américains et nous tient à plusieurs causes.

Il existe en Europe des partis qui diffèrent tellement de la majorité, qu'ils ne peuvent espérer de s'en faire jamais un appui, et ces mêmes partis se croient assez forts par eux-mêmes pour lutter contre elle. Quand un parti de cette espèce forme une association, il ne veut point convaincre, mais combattre. En Amérique, les hommes qui sont placés très loin de la majorité par leur opinion ne peuvent rien contre son pouvoir: tous les autres espèrent la gagner.

L'exercice du droit d'association devient donc dangereux en proportion de l'impossibilité où sont les grands partis de devenir la majorité. Dans un pays comme les États-Unis, où les opinions ne diffèrent que par des nuances, le droit d'association peut rester pour ainsi dire sans limites.

Ce qui nous porte encore à ne voir dans la liberté d'association que le droit de faire la guerre aux gouvernants, c'est notre inexpérience en fait de liberté. La première idée qui se présente à l'esprit d'un parti comme à celle d'un homme, quand les forces lui viennent, c'est l'idée de la violence: l'idée de la persuasion n'arrive que plus tard; elle naît de l'expérience.

Les Anglais, qui sont divisés entre eux d'une manière si profonde, font rarement abus du droit d'association, parce qu'ils en ont un plus long usage.

On a de plus, parmi nous, un goût tellement passionné pour la guerre, qu'il n'est pas d'entreprise si insensée, dût-elle bouleverser l'État, dans laquelle on ne s'estimât glorieux de mourir les armes à la main.

Mais de toutes les causes qui concourent aux États-Unis à modérer les violences de l'association politique, la plus puissante peut-être est le vote universel. Dans les pays où le vote universel est admis, la majorité n'est jamais douteuse, parce que nul parti ne saurait raisonnablement s'établir comme le représentant de ceux qui n'ont point voté. Les associations savent donc, et tout le monde sait qu'elles ne représentent point la majorité. Ceci résulte du fait même de leur existence; car, si elles la représentaient, elles changeraient elles-mêmes la loi au lieu d'en demander la réforme.

La force morale du gouvernement qu'elles attaquent s'en trouve très augmentée; la leur, fort affaiblie.

En Europe, il n'y a presque point d'associations qui ne prétendent ou ne croient représenter les volontés de la majorité. Cette prétention ou cette croyance augmente prodigieusement leur force, et sert merveilleusement à légitimer leurs actes. Car quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit?

C'est ainsi que dans l'immense complication des lois humaines il arrive quelquefois que l'extrême liberté corrige les abus de la liberté, et que l'extrême démocratie prévient les dangers de la démocratie.

En Europe, les associations se considèrent en quelque sorte comme le conseil législatif et exécutif de la nation, qui elle-même ne peut élever la voix; partant de cette idée, elles agissent et commandent. En Amérique, où elles ne représentent aux yeux de tous qu'une minorité dans la nation, elles parlent et pétitionnent.

Les moyens dont se servent les associations en Europe sont d'accord avec le but qu'elles se proposent.

Le but principal de ces associations étant d'agir et non de parler, de combattre et non de convaincre, elles sont naturellement amenées à se donner une organisation qui n'a rien de civil, et à introduire dans leur sein les habitudes et les maximes militaires: aussi les voit-on centraliser, autant qu'elles le peuvent, la direction de leurs forces, et remettre le pouvoir de tous dans les mains d'un très petit nombre.

Les membres de ces associations répondent à un mot d'ordre comme des soldats en campagne; ils professent le dogme de l'obéissance passive, ou plutôt, en s'unissant, ils ont fait d'un seul coup le sacrifice entier de leur jugement et de leur libre arbitre: aussi règne-t-il souvent dans le sein de ces associations une tyrannie plus insupportable que celle qui s'exerce dans la société au nom du gouvernement qu'on attaque.

Cela diminue beaucoup leur force morale. Elles perdent ainsi le caractère sacré qui s'attache à la lutte des opprimés contre les oppresseurs. Car celui qui consent à obéir servilement en certains cas à quelques uns de ses semblables, qui leur livre sa volonté et leur soumet jusqu'à sa pensée, comment celui-là peut-il prétendre qu'il veut être libre?

Les Américains ont aussi établi un gouvernement au sein des associations; mais c'est, si je puis m'exprimer ainsi, un gouvernement civil. L'indépendance individuelle y trouve sa part: comme dans la société, tous les hommes y marchent en même temps vers le même but; mais chacun n'est pas tenu d'y marcher exactement par les mêmes voies. On n'y fait point le sacrifice de sa volonté et de sa raison; mais on applique sa volonté et sa raison à faire réussir une entreprise commune.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE V.
DU GOUVERNEMENT DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

Je sais que je marche ici sur un terrain brûlant. Chacun des mots de ce chapitre doit froisser en quelques points les différents partis qui divisent mon pays. Je n'en dirai pas moins toute ma pensée.

En Europe, nous avons peine à juger le véritable caractère et les instincts permanents de la démocratie, parce qu'en Europe il y a lutte entre deux principes contraires, et qu'on ne sait pas précisément quelle part il faut attribuer aux principes eux-mêmes, ou aux passions que le combat a fait naître.

Il n'en est pas de même en Amérique. Là, le peuple domine sans obstacles; il n'a pas de périls à craindre ni d'injures à venger.

En Amérique, la démocratie est donc livrée à ses propres pentes. Ses allures sont naturelles et tous ses mouvements sont libres. C'est là qu'il faut la juger. Et pour qui cette étude serait-elle intéressante et profitable, si ce n'était pour nous, qu'un mouvement irrésistible entraîne chaque jour, et qui marchons en aveugles, peut-être vers le despotisme, peut-être vers la république, mais à coup sûr vers un état social démocratique?

DU VOTE UNIVERSEL.

J'ai dit précédemment que tous les États de l'Union avaient admis le vote universel. On le retrouve chez des populations placées à différents degrés de l'échelle sociale. J'ai eu occasion de voir ses effets dans des lieux divers et parmi des races d'hommes que leur langue, leur religion ou leurs mœurs rendent presque étrangères les unes aux autres: à la Louisiane comme dans la Nouvelle-Angleterre, à la Géorgie comme au Canada. J'ai remarqué que le vote universel était loin de produire, en Amérique, tous les biens et tous les maux qu'on en attend en Europe, et que ses effets étaient en général autres qu'on ne les suppose.

DES CHOIX DU PEUPLE, ET DES INSTINCTS DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE DANS SES CHOIX.

Aux États-Unis les hommes les plus remarquables sont rarement appelés à la direction des affaires publiques. — Causes de ce phénomène. — L'envie qui anime les classes inférieures de France contre les supérieurs n'est pas un sentiment français, mais démocratique. — Pourquoi, en Amérique, les hommes distingués s'écartent souvent d'eux-mêmes de la carrière politique.

Bien des gens, en Europe, croient sans le dire, ou disent sans le croire, qu'un des grands avantages du vote universel est d'appeler à la direction des affaires des hommes dignes de la confiance publique. Le peuple ne saurait gouverner lui-même, dit-on, mais il veut toujours sincèrement le bien de l'État, et son instinct ne manque guère de lui désigner ceux qu'un même désir anime et qui sont les plus capables de tenir en main le pouvoir.

Pour moi, je dois le dire, ce que j'ai vu en Amérique ne m'autorise point à penser qu'il en soit ainsi. À mon arrivée aux États-Unis, je fus frappé de surprise en découvrant à quel point le mérite était commun parmi les gouvernés, et combien il l'était peu chez les gouvernants. C'est un fait constant que, de nos jours, aux États-Unis, les hommes les plus remarquables sont rarement appelés aux fonctions publiques, et l'on est obligé de reconnaître qu'il en a été ainsi à mesure que la démocratie a dépassé toutes ses anciennes limites. Il est évident que la race des hommes d'État américains s'est singulièrement rapétissée depuis un demi-siècle.

On peut indiquer plusieurs causes de ce phénomène.

Il est impossible, quoi qu'on fasse, d'élever les lumières du peuple au-dessus d'un certain niveau. On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améliorer les méthodes d'enseignement et mettre la science à bon marché, on ne fera jamais que les hommes s'instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du temps.

Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans travailler, forme donc la limite nécessaire de ses progrès intellectuels. Cette limite est placée plus loin dans certains pays, moins loin dans certains autres; mais pour qu'elle n'existât point, il faudrait que le peuple n'eût point à s'occuper des soins matériels de la vie, c'est-à-dire qu'il ne fût plus le peuple. Il est donc aussi difficile de concevoir une société où tous les hommes soient très éclairés, qu'un État où tous les citoyens soient riches; ce sont là deux difficultés corrélatives. J'admettrai sans peine que la masse des citoyens veut très sincèrement le bien du pays; je vais même plus loin, et je dis que les classes inférieures de la société me semblent mêler, en général, à ce désir moins de combinaisons d'intérêt personnel que les classes élevées; mais ce qui leur manque toujours, plus ou moins, c'est l'art de juger des moyens tout en voulant sincèrement la fin. Quelle longue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire une idée exacte du caractère d'un seul homme! Les plus grands génies s'y égarent, et la multitude y réussirait! Le peuple ne trouve jamais le temps et les moyens de se livrer à ce travail. Il lui faut toujours juger à la hâte et s'attacher au plus saillant des objets. De là vient que les charlatans de tous genres savent si bien le secret de lui plaire, tandis que, le plus souvent, ses véritables amis y échouent.

Du reste, ce n'est pas toujours la capacité qui manque à la démocratie pour choisir les hommes de mérite, mais le désir et le goût.

Il ne faut pas se dissimuler que les institutions démocratiques développent à un très haut degré le sentiment de l'envie dans le cœur humain. Ce n'est point tant parce qu'elles offrent à chacun des moyens de s'égaler aux autres, mais parce que ces moyens défaillent sans cesse à ceux qui les emploient. Les institutions démocratiques réveillent et flattent la passion de l'égalité sans pouvoir jamais la satisfaire entièrement. Cette égalité complète s'échappe tous les jours des mains du peuple au moment où il croit la saisir, et fuit, comme dit Pascal, d'une fuite éternelle; le peuple s'échauffe à la recherche de ce bien d'autant plus précieux qu'il est assez près pour être connu, assez loin pour n'être point goûté. La chance de réussir l'émeut, l'incertitude du succès l'irrite; il s'agite, il se lasse, il s'aigrit. Tout ce qui le dépasse par quelque endroit lui paraît alors un obstacle à ses désirs, et il n'y a pas de supériorité si légitime dont la vue ne fatigue ses yeux.

Beaucoup de gens s'imaginent que cet instinct secret qui porte chez nous les classes inférieures à écarter autant qu'elles le peuvent les supérieures de la direction des affaires, ne se découvre qu'en France; c'est une erreur: l'instinct dont je parle n'est point français, il est démocratique; les circonstances politiques ont pu lui donner un caractère particulier d'amertume, mais elles ne l'ont pas fait naître.

Aux États-Unis, le peuple n'a point de haine pour les classes élevées de la société; mais il se sent peu de bienveillance pour elles, et les tient avec soin en dehors du pouvoir; il ne craint pas les grands talents, mais il les goûte peu. En général, on remarque que tout ce qui s'élève sans son appui obtient difficilement sa faveur.

Tandis que les instincts naturels de la démocratie portent le peuple à écarter les hommes distingués du pouvoir, un instinct non moins fort porte ceux-ci à s'éloigner de la carrière politique, où il leur est si difficile de rester complétement eux-mêmes et de marcher sans s'avilir. C'est cette pensée qui est fort naïvement exprimée par le chancelier Kent. L'auteur célèbre dont je parle, après avoir donné de grands éloges à cette portion de la constitution qui accorde au pouvoir exécutif la nomination des juges, ajoute. «Il est probable, en effet, que les hommes les plus propres à remplir ces places auraient trop de réserve dans les manières, et trop de sévérité dans les principes, pour pouvoir jamais réunir la majorité des suffrages à une élection qui reposerait sur le vote universel.» (Kent's commentaries, v. I, p. 272.) Voilà ce qu'on imprimait sans contradiction en Amérique dans l'année 1830.

Il m'est démontré que ceux qui regardent le vote universel comme une garantie de la bonté des choix, se font une illusion complète. Le vote universel a d'autres avantages, mais non celui-là.

DES CAUSES QUI PEUVENT CORRIGER EN PARTIE CES INSTINCTS DE LA DÉMOCRATIE.

Effets contraires produits sur les peuples comme sur les hommes par les grands périls. — Pourquoi l'Amérique a vu tant d'hommes remarquables à la tête de ses affaires il y a cinquante ans. — Influence qu'exercent les lumières et les mœurs sur les choix du peuple. — Exemple de la Nouvelle-Angleterre. — États du Sud-Ouest. — Comment certaines lois influent sur les choix du peuple. — Élection à deux degrés. — Ses effets dans la composition du sénat.

Lorsque de grands périls menacent l'État, on voit souvent le peuple choisir avec bonheur les citoyens les plus propres à le sauver.

On a remarqué que l'homme dans un danger pressant restait rarement à son niveau habituel; il s'élève bien au-dessus, ou tombe au-dessous. Ainsi arrive-t-il aux peuples eux-mêmes. Les périls extrêmes, au lieu d'élever une nation, achèvent quelquefois de l'abattre; ils soulèvent ses passions sans les conduire, et troublent son intelligence, loin de l'éclairer. Les Juifs s'égorgeaient encore au milieu des débris fumants du temple. Mais il est plus commun de voir, chez les nations comme chez les hommes, les vertus extraordinaires naître de l'imminence même des dangers. Les grands caractères paraissent alors en relief comme ces monuments que cachait l'obscurité de la nuit, et qu'on voit se dessiner tout-à-coup à la lueur d'un incendie. Le génie ne dédaigne plus de se reproduire de lui-même, et le peuple, frappé de ses propres périls, oublie pour un temps ses passions envieuses. Il n'est pas rare de voir alors sortir de l'urne électorale des noms célèbres. J'ai dit plus haut qu'en Amérique les hommes d'État de nos jours semblent fort inférieurs à ceux qui parurent, il y a cinquante ans, à la tête des affaires. Ceci ne tient pas seulement aux lois, mais aux circonstances. Quand l'Amérique luttait pour la plus juste des causes, celle d'un peuple échappant au joug d'un autre peuple; lorsqu'il s'agissait de faire entrer une nation nouvelle dans le monde, toutes les âmes s'élevaient pour atteindre à la hauteur du but de leurs efforts. Dans cette excitation générale, les hommes supérieurs couraient au-devant du peuple, et le peuple, les prenant dans ses bras, les plaçait à sa tête. Mais de pareils événements sont rares; c'est sur l'allure ordinaire des choses qu'il faut juger.

Si des événements passagers parviennent quelquefois à combattre les passions de la démocratie, les lumières, et surtout les mœurs, exercent sur ses penchants une influence non moins puissante, mais plus durable. On s'en aperçoit bien aux États-Unis.

Dans la Nouvelle-Angleterre, où l'éducation et la liberté sont filles de la morale et de la religion; où la société, déjà ancienne et depuis long-temps assise, a pu se former des maximes et des habitudes; le peuple, en même temps qu'il échappe à toutes les supériorités que la richesse et la naissance ont jamais créées parmi les hommes, s'est habitué à respecter les supériorités intellectuelles et morales, et à s'y soumettre sans déplaisir: aussi voit-on que la démocratie dans la Nouvelle-Angleterre fait de meilleurs choix que partout ailleurs.

À mesure, au contraire, qu'on descend vers le midi, dans les États où le lien social est moins ancien et moins fort, où l'instruction s'est moins répandue, et où les principes de la morale, de la religion et de la liberté se sont combinés d'une manière moins heureuse, on aperçoit que les talents et les vertus deviennent de plus en plus rares parmi les gouvernants.

Lorsqu'on pénètre enfin dans les nouveaux États du sud-ouest, où le corps social, formé d'hier, ne présente encore qu'une agglomération d'aventuriers ou de spéculateurs, on est confondu de voir en quelles mains la puissance publique est remise, et l'on se demande par quelle force indépendante de la législation et des hommes, l'État peut y croire et la société y prospérer.

Il y a certaines lois dont la nature est démocratique, et qui réussissent cependant à corriger en partie ces instincts dangereux de la démocratie.

Lorsque vous entrez dans la salle des représentants à Washington, vous vous sentez frappé de l'aspect vulgaire de cette grande assemblée. L'œil cherche souvent en vain dans son sein un homme célèbre. Presque tous ses membres sont des personnages obscurs, dont le nom ne fournit aucune image à la pensée. Ce sont, pour la plupart, des avocats de village, des commerçants, ou même des hommes appartenant aux dernières classes. Dans un pays où l'instruction est presque universellement répandue, on dit que les représentants du peuple ne savent pas toujours correctement écrire.

À deux pas de là s'ouvre la salle du sénat, dont l'étroite enceinte renferme une grande partie des célébrités de l'Amérique. À peine y aperçoit-on un seul homme qui ne rappelle l'idée d'une illustration récente. Ce sont d'éloquents avocats, des généraux distingués, d'habiles magistrats, ou des hommes d'État connus. Toutes les paroles qui s'échappent de cette assemblée feraient honneur aux plus grands débats parlementaires d'Europe.

D'où vient ce bizarre contraste? Pourquoi l'élite de la nation se trouve-t-elle dans cette salle plutôt que dans cette autre? Pourquoi la première assemblée réunit-elle tant d'éléments vulgaires, lorsque la seconde semble avoir le monopole des talents et des lumières? L'une et l'autre cependant émanent du peuple, l'une et l'autre sont le produit du suffrage universel, et nulle voix, jusqu'à présent, ne s'est élevée en Amérique pour soutenir que le sénat fût ennemi des intérêts populaires. D'où vient donc une si énorme différence? Je ne vois qu'un seul fait qui l'explique: l'élection qui produit la chambre des représentants est directe; celle dont le sénat émane est soumise à deux degrés. L'universalité des citoyens nomme la législature de chaque État, et la constitution fédérale, transformant à leur tour chacune de ces législatures en corps électoraux, y puise les membres du sénat. Les sénateurs expriment donc, quoique indirectement, le résultat du vote universel; car la législature, qui nomme les sénateurs, n'est point un corps aristocratique ou privilégié qui tire son droit électoral de lui-même; elle dépend essentiellement de l'universalité des citoyens; elle est en général élue par eux tous les ans, et ils peuvent toujours diriger ses choix en la composant de membres nouveaux. Mais il suffit que la volonté populaire passe à travers cette assemblée choisie pour s'y élaborer en quelque sorte, et en sortir revêtue de formes plus nobles et plus belles. Les hommes ainsi élus représentent donc toujours exactement la majorité de la nation qui gouverne; mais ils ne représentent que les pensées élevées qui ont cours au milieu d'elle, les instincts généreux qui l'animent, et non les petites passions qui souvent l'agitent et les vices qui la déshonorent.

Il est facile d'apercevoir dans l'avenir un moment où les républiques américaines seront forcées de multiplier les deux degrés dans leur système électoral, sous peine de se perdre misérablement parmi les écueils de la démocratie.

Je ne ferai pas difficulté de l'avouer; je vois dans le double degré électoral le seul moyen de mettre l'usage de la liberté politique à la portée de toutes les classes du peuple. Ceux qui espèrent faire de ce moyen l'arme exclusive d'un parti, et ceux qui le craignent, me paraissent tomber dans une égale erreur.

INFLUENCE QU'A EXERCÉE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE SUR LES LOIS ÉLECTORALES.

La rareté des élections expose l'État à de grandes crises. — Leur fréquence l'entretient dans une agitation fébrile. — Les Américains ont choisi le second de ces deux maux. — Versatilité de la loi. — Opinion de Hamilton, de Madisson et de Jefferson sur ce sujet.

Quand l'élection ne revient qu'à de longs intervalles, à chaque élection l'État court risque d'un bouleversement.

Les partis font alors de prodigieux efforts pour se saisir d'une fortune qui passe si rarement à leur portée; et le mal étant presque sans remède pour les candidats qui échouent, il faut tout craindre de leur ambition poussée au désespoir. Si, au contraire, la lutte légale doit bientôt se renouveler, les vaincus patientent.

Lorsque les élections se succèdent rapidement, leur fréquence entretient dans la société un mouvement fébrile, et maintient les affaires publiques dans un état de versatilité continuelle.

Ainsi, d'un côté, il y a pour l'État chance de malaise; de l'autre, chance de révolution; le premier système nuit à la bonté du gouvernement, le second menace son existence.

Les Américains ont mieux aimé s'exposer au premier mal qu'au second. En cela, ils se sont dirigés par instinct bien plus que par raisonnement, la démocratie poussant le goût de la variété jusqu'à la passion. Il en résulte une mutabilité singulière dans la législation.

Beaucoup d'Américains considèrent l'instabilité de leurs lois comme la conséquence nécessaire d'un système dont les effets généraux sont utiles. Mais il n'est personne, je crois, aux États-Unis, qui prétende nier que cette instabilité existe ou qui ne la regarde pas comme un grand mal.

Hamilton, après avoir démontré l'utilité d'un pouvoir qui pût empêcher ou du moins retarder la promulgation des mauvaises lois, ajoute: «On me répondra peut-être que le pouvoir de prévenir de mauvaises lois implique le pouvoir de prévenir les bonnes. Cette objection ne saurait satisfaire ceux qui ont été à même d'examiner tous les maux qui découlent pour nous de l'inconstance et de la mutabilité de la loi. L'instabilité législative est la plus grande tache qu'on puisse signaler dans nos institutions.» Form the greatest blemish in the character and genius of our government. (Federalist., n. 73.)

«La facilité qu'on trouve à changer les lois, dit Madisson, et l'excès qu'on peut faire du pouvoir législatif, me paraissent les maladies les plus dangereuses auxquelles notre gouvernement soit exposé.» (Federalist., n. 62.)

Jefferson lui-même, le plus grand démocrate qui soit encore sorti du sein de la démocratie américaine, a signalé les mêmes périls.

«L'instabilité de nos lois est réellement un inconvénient très grave, dit-il. Je pense que nous aurions dû y pourvoir en décidant qu'il y aurait toujours un intervalle d'une année entre la présentation d'une loi et le vote définitif. Elle serait ensuite discutée et votée, sans qu'on pût y changer un mot, et si les circonstances semblaient exiger une plus prompte résolution, la proposition ne pourrait être adoptée à la simple majorité, mais à la majorité des deux tiers de l'une et de l'autre chambre[3]

DES FONCTIONNAIRES PUBLICS SOUS L'EMPIRE DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE.

Simplicité des fonctionnaires américains. — Absence de costume. — Tous les fonctionnaires sont payés. — Conséquences politiques de ce fait. — En Amérique il n'y a pas de carrière publique. — Ce qui en résulte.

Les fonctionnaires publics, aux États-Unis, restent confondus au milieu de la foule des citoyens; ils n'ont ni palais, ni gardes, ni costumes d'apparat. Cette simplicité des gouvernants ne tient pas seulement à un tour particulier de l'esprit américain, mais aux principes fondamentaux de la société.

Aux yeux de la démocratie, le gouvernement n'est pas un bien, c'est un mal nécessaire. Il faut accorder aux fonctionnaires un certain pouvoir; car, sans ce pouvoir, à quoi serviraient-ils? mais les apparences extérieures du pouvoir ne sont point indispensables à la marche des affaires; elles blessent inutilement la vue du public.

Les fonctionnaires eux-mêmes sentent parfaitement qu'ils n'ont obtenu le droit de se placer au-dessus des autres par leur puissance, que sous la condition de descendre au niveau de tous par leurs manières.

Je ne saurais rien imaginer de plus uni dans ses façons d'agir, de plus accessible à tous, de plus attentif aux demandes, et de plus civil dans ses réponses, qu'un homme public aux États-Unis.

J'aime cette allure naturelle du gouvernement de la démocratie; dans cette force intérieure qui s'attache à la fonction plus qu'au fonctionnaire, à l'homme plus qu'aux signes extérieurs de la puissance, j'aperçois quelque chose de viril que j'admire.

Quant à l'influence que peuvent exercer les costumes, je crois qu'on s'exagère beaucoup l'importance qu'ils doivent avoir dans un siècle comme le nôtre. Je n'ai point remarqué qu'en Amérique le fonctionnaire, dans l'exercice de son pouvoir, fût accueilli avec moins d'égards et de respects, pour être réduit à son seul mérite.

D'une autre part, je doute fort qu'un vêtement particulier porte les hommes publics à se respecter eux-mêmes, quand ils ne sont pas naturellement disposés à le faire; car je ne saurais croire qu'ils aient plus d'égard pour leur habit que pour leur personne.

Quand je vois, parmi nous, certains magistrats brusquer les parties ou leur adresser des bons mots, lever les épaules aux moyens de la défense, et sourire avec complaisance à l'énumération des charges, je voudrais qu'on essayât de leur ôter leur robe, afin de découvrir si, se trouvant vêtus comme les simples citoyens, cela ne les rappellerait pas à la dignité naturelle de l'espèce humaine.

Aucun des fonctionnaires publics des États-Unis n'a de costume, mais tous reçoivent un salaire.

Ceci découle, plus naturellement encore que ce qui précède, des principes démocratiques. Une démocratie peut environner de pompe ses magistrats et les couvrir de soie et d'or sans attaquer directement le principe de son existence. De pareils priviléges sont passagers; ils tiennent à la place, et non à l'homme. Mais établir des fonctions gratuites, c'est créer une classe de fonctionnaires riches et indépendants, c'est former le noyau d'une aristocratie. Si le peuple conserve encore le droit du choix, l'exercice de ce droit a donc des bornes nécessaires.

Quand on voit une république démocratique rendre gratuites les fonctions rétribuées, je crois qu'on peut en conclure qu'elle marche vers la monarchie. Et quand une monarchie commence à rétribuer les fonctions gratuites, c'est la marque assurée qu'on s'avance vers un état despotique ou vers un état républicain.

La substitution des fonctions salariées aux fonctions gratuites me semble donc à elle toute seule constituer une véritable révolution.

Je regarde comme un des signes les plus visibles de l'empire absolu qu'exerce la démocratie en Amérique, l'absence complète des fonctions gratuites. Les services rendus au public, quels qu'ils soient, s'y paient: aussi chacun a-t-il, non pas seulement le droit, mais la possibilité de les rendre.

Si, dans les États démocratiques, tous les citoyens peuvent obtenir les emplois, tous ne sont pas tentés de les briguer. Ce ne sont pas les conditions de la candidature, mais le nombre et la capacité des candidats, qui souvent y limitent le choix des électeurs.

Chez les peuples où le principe de l'élection s'étend à tout, il n'y a pas, à proprement parler, de carrière publique. Les hommes n'arrivent en quelque sorte aux fonctions que par hasard, et ils n'ont aucune assurance de s'y maintenir. Cela est vrai surtout lorsque les élections sont annuelles. Il en résulte que, dans les temps de calme, les fonctions publiques offrent peu d'appât à l'ambition. Aux États-Unis, ce sont les gens modérés dans leurs désirs qui s'engagent au milieu des détours de la politique. Les grands talents et les grandes passions s'écartent en général du pouvoir, afin de poursuivre la richesse; et il arrive souvent qu'on ne se charge de diriger la fortune de l'État que quand on se sent peu capable de conduire ses propres affaires.

C'est à ces causes autant qu'aux mauvais choix de la démocratie qu'il faut attribuer le grand nombre d'hommes vulgaires qui occupent les fonctions publiques. Aux États-Unis, je ne sais si le peuple choisirait les hommes supérieurs qui brigueraient ses suffrages, mais il est certain que ceux-ci ne les briguent pas.

DE L'ARBITRAIRE DES MAGISTRATS[4] SOUS L'EMPIRE DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE.

Pourquoi l'arbitraire des magistrats est plus grand sous les monarchies absolues et dans les républiques démocratiques que dans les monarchies tempérées. — Arbitraire des magistrats dans la Nouvelle-Angleterre.

Il y a deux espèces de gouvernements sous lesquels il se mêle beaucoup d'arbitraire à l'action des magistrats; il en est ainsi sous le gouvernement absolu d'un seul et sous le gouvernement de la démocratie.

Ce même effet provient de causes presque analogues.

Dans les États despotiques, le sort de personne n'est assuré, pas plus celui des fonctionnaires publics que celui des simples particuliers. Le souverain, tenant toujours dans sa main la vie, la fortune, et quelquefois l'honneur des hommes qu'il emploie, pense n'avoir rien à craindre d'eux, et il leur laisse une grande liberté d'action, parce qu'il se croit assuré qu'ils n'en abuseront jamais contre lui.

Dans les États despotiques, le souverain est si amoureux de son pouvoir, qu'il craint la gêne de ses propres règles; et il aime à voir ses agents aller à peu près au hasard, afin d'être sûr de ne jamais rencontrer en eux une tendance contraire à ses désirs.

Dans les démocraties, la majorité pouvant chaque année enlever le pouvoir des mains auxquelles elle l'a confié, ne craint point non plus qu'on en abuse contre elle. Maîtresse de faire connaître à chaque instant ses volontés aux gouvernants, elle aime mieux les abandonner à leurs propres efforts que de les enchaîner à une règle invariable, qui, en les bornant, la bornerait en quelque sorte elle-même.

On découvre même, en y regardant de près, que, sous l'empire de la démocratie, l'arbitraire du magistrat doit être plus grand encore que dans les États despotiques.

Dans ces États, le souverain peut punir en un moment toutes les fautes qu'il aperçoit; mais il ne saurait se flatter d'apercevoir toutes les fautes qu'il devrait punir. Dans les démocraties, au contraire, le souverain, en même temps qu'il est tout-puissant, est partout à la fois; aussi voit on que les fonctionnaires américains sont bien plus libres dans le cercle d'action que la loi leur trace qu'aucun fonctionnaire d'Europe. Souvent on se borne à leur montrer le but vers lequel ils doivent tendre, les laissant maîtres de choisir les moyens.

Dans la Nouvelle-Angleterre, par exemple, on s'en rapporte aux select-men de chaque commune du soin de former la liste du jury; la seule règle qu'on leur trace est celle-ci: ils doivent choisir les jurés parmi les citoyens qui jouissent des droits électoraux et qui ont une bonne réputation[5].

En France, nous croirions la vie et la liberté des hommes en péril, si nous confiions à un fonctionnaire, quel qu'il fût, l'exercice d'un droit aussi redoutable.

Dans la Nouvelle-Angleterre, ces mêmes magistrats peuvent faire afficher dans les cabarets le nom des ivrognes, et empêcher sous peine d'amende les habitants de leur fournir du vin[6].

Un pareil pouvoir censorial révolterait le peuple dans la monarchie la plus absolue; ici, pourtant, on s'y soumet sans peine.

Nul part la loi n'a laissé une plus grande part à l'arbitraire que dans les républiques démocratiques, parce que l'arbitraire n'y paraît point à craindre. On peut même dire que le magistrat y devient plus libre, à mesure que le droit électoral descend plus bas et que le temps de la magistrature est plus limité.

De là vient qu'il est si difficile de faire passer une république démocratique à l'état de monarchie. Le magistrat, en cessant d'être électif, y garde d'ordinaire les droits et y conserve les usages du magistrat élu. On arrive alors au despotisme.

Ce n'est que dans les monarchies tempérées que la loi, en même temps qu'elle trace un cercle d'action autour des fonctionnaires publics, prend encore le soin de les y guider à chaque pas. La cause de ce fait est facile à dire.

Dans les monarchies tempérées, le pouvoir se trouve divisé entre le peuple et le prince. L'un et l'autre ont intérêt à ce que la position du magistrat soit stable.

Le prince ne veut pas remettre le sort des fonctionnaires dans les mains du peuple, de peur que ceux-ci ne trahissent son autorité; de son côté, le peuple craint que les magistrats, placés dans la dépendance absolue du prince, ne servent à opprimer la liberté; on ne les fait donc dépendre en quelque sorte de personne.

La même cause qui porte le prince et le peuple à rendre le fonctionnaire indépendant, les porte à chercher des garanties contre les abus de son indépendance, afin qu'il ne la tourne pas contre l'autorité de l'un ou la liberté de l'autre. Tous deux s'accordent donc sur la nécessité de tracer d'avance au fonctionnaire public une ligne de conduite, et trouvent leur intérêt à lui imposer des règles dont il lui soit impossible de s'écarter.

INSTABILITÉ ADMINISTRATIVE AUX ÉTATS-UNIS.

En Amérique, les actes de la société laissent souvent moins de traces que les actions d'une famille. — Journaux, seuls monuments historiques. — Comment l'extrême instabilité administrative nuit à l'art de gouverner.

Les hommes ne faisant que passer un instant au pouvoir, pour aller ensuite se perdre dans une foule qui, elle-même, change chaque jour de face, il en résulte que les actes de la société, en Amérique, laissent souvent moins de trace que les actions d'une simple famille. L'administration publique y est en quelque sorte orale et traditionnelle. On n'y écrit point, ou ce qui est écrit s'envole au moindre vent, comme les feuilles de la Sibylle, et disparaît sans retour.

Les seuls monuments historiques des États-Unis sont les journaux. Si un numéro vient à manquer, la chaîne des temps est comme brisée: le présent et le passé ne se rejoignent plus. Je ne doute point que dans cinquante ans il ne soit plus difficile de réunir des documents authentiques sur les détails de l'existence sociale des Américains de nos jours, que sur l'administration des Français au moyen âge; et si une invasion de Barbares venait à surprendre les États-Unis, il faudrait, pour savoir quelque chose du peuple qui les habite, recourir à l'histoire des autres nations.

L'instabilité administrative a commencé par pénétrer dans les habitudes; je pourrais presque dire qu'aujourd'hui chacun a fini par en contracter le goût. Nul ne s'inquiète de ce qu'on a fait avant lui. On n'adopte point de méthode; on ne compose point de collection; on ne réunit pas de documents, lors même qu'il serait aisé de le faire. Quand par hasard on les possède, on n'y tient guère. J'ai dans mes papiers des pièces originales qui m'ont été données dans des administrations publiques pour répondre à quelques unes de mes questions. En Amérique, la société semble vivre au jour le jour, comme une armée en campagne. Cependant, l'art d'administrer est à coup sûr une science; et toutes les sciences, pour faire des progrès, ont besoin de lier ensemble les découvertes des différentes générations, à mesure qu'elles se succèdent. Un homme, dans le court espace de la vie, remarque un fait, un autre conçoit une idée; celui-ci invente un moyen, celui-là trouve une formule; l'humanité recueille en passant ces fruits divers de l'expérience individuelle, et forme les sciences. Il est très difficile que les administrateurs américains apprennent rien les uns des autres. Ainsi ils apportent à la conduite de la société les lumières qu'ils trouvent répandues dans son sein, et non des connaissances qui leur soient propres. La démocratie, poussée dans ses dernières limites, nuit donc au progrès de l'art de gouverner. Sous ce rapport, elle convient mieux à un peuple dont l'éducation administrative est déjà faite, qu'à un peuple novice dans l'expérience des affaires.

Ceci, du reste, ne se rapporte point uniquement à la science administrative. Le gouvernement démocratique, qui se fonde sur une idée si simple et si naturelle, suppose toujours, cependant, l'existence d'une société très civilisée et très savante[7]. D'abord on le croirait contemporain des premiers âges du monde; en y regardant de près, on découvre aisément qu'il n'a dû venir que le dernier.

DES CHARGES PUBLIQUES SOUS L'EMPIRE DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE.

Dans toutes les sociétés, les citoyens se divisent en un certain nombre de classes. — Instinct qu'apporte chacune de ces classes dans la direction des finances de l'État. — Pourquoi les dépenses publiques doivent tendre à croître quand le peuple gouverne. — Ce qui rend les profusions de la démocratie moins à craindre en Amérique. — Emploi des deniers publics sous la démocratie.

Le gouvernement de la démocratie est-il économique? Il faut d'abord savoir à quoi nous entendons le comparer.

La question serait facile à résoudre si l'on voulait établir un parallèle entre une république démocratique et une monarchie absolue. On trouverait que les dépenses publiques dans la première sont plus considérables que dans la seconde. Mais il en est ainsi pour tous les États libres, comparés à ceux qui ne le sont pas. Il est certain que le despotisme ruine les hommes en les empêchant de produire, plus qu'en leur enlevant les fruits de la production; il tarit la source des richesses, et respecte souvent la richesse acquise. La liberté, au contraire, enfante mille fois plus de biens qu'elle n'en détruit, et, chez les nations qui la connaissent, les ressources du peuple croissent toujours plus vite que les impôts.

Ce qui m'importe en ce moment, est de comparer entre eux les peuples libres, et parmi ces derniers de constater quelle influence exerce la démocratie sur les finances de l'État.

Les sociétés, ainsi que les corps organisés, suivent dans leur formation certaines règles fixes dont elles ne sauraient s'écarter. Elles sont composées de certains éléments qu'on retrouve partout et dans tous les temps.

Il sera toujours facile de diviser idéalement chaque peuple en trois classes.

La première classe se composera des riches. La seconde comprendra ceux qui, sans être riches, vivent au milieu de l'aisance de toutes choses. Dans la troisième seront renfermés ceux qui n'ont que peu ou point de propriétés, et qui vivent particulièrement du travail que leur fournissent les deux premières.

Les individus renfermés dans ces différentes catégories peuvent être plus ou moins nombreux, suivant l'état social; mais vous ne sauriez faire que ces catégories n'existent pas.

Il est évident que chacune de ces classes apportera dans le maniement des finances de l'État certains instincts qui lui seront propres.

Supposez que la première seule fasse les lois: il est probable qu'elle se préoccupera assez peu d'économiser les deniers publics, parce qu'un impôt qui vient à frapper une fortune considérable n'enlève que du superflu, et produit un effet peu sensible.

Admettez au contraire que ce soient les classes moyennes qui seules fassent la loi. On peut compter qu'elles ne prodigueront pas les impôts, parce qu'il n'y a rien de si désastreux qu'une grosse taxe venant à frapper une petite fortune.

Le gouvernement des classes moyennes me semble devoir être, parmi les gouvernements libres, je ne dirai pas le plus éclairé, ni surtout le plus généreux, mais le plus économique.

Je suppose maintenant que la dernière classe soit exclusivement chargée de faire la loi; je vois bien des chances pour que les charges publiques augmentent au lieu de décroître, et ceci pour deux raisons:

La plus grande partie de ceux qui votent alors la loi n'ayant aucune propriété imposable, tout l'argent qu'on dépense dans l'intérêt de la société semble ne pouvoir que leur profiter sans jamais leur nuire; et ceux qui ont quelque peu de propriété trouvent aisément les moyens d'asseoir l'impôt de manière qu'il ne frappe que sur les riches et ne profite qu'aux pauvres, chose que les riches ne sauraient faire de leur côté lorsqu'ils sont maîtres du gouvernement.

Les pays où les pauvres[8] seraient exclusivement chargés de faire la loi ne pourraient donc espérer une grande économie dans les dépenses publiques: ces dépenses seront toujours considérables, soit parce que les impôts ne peuvent atteindre ceux qui les votent, soit parce qu'ils sont assis de manière à ne pas les atteindre. En d'autres termes, le gouvernement de la démocratie est le seul où celui qui vote l'impôt puisse échapper à l'obligation de le payer.

En vain objectera-t-on que l'intérêt bien entendu du peuple est de ménager la fortune des riches, parce qu'il ne tarderait pas à se ressentir de la gêne qu'il ferait naître. Mais l'intérêt des rois n'est-il pas aussi de rendre leurs sujets heureux, et celui des nobles de savoir ouvrir à propos leurs rangs? Si l'intérêt éloigné pouvait prévaloir sur les passions et les besoins du moment, il n'y aurait jamais eu de souverains tyranniques ni d'aristocratie exclusive.

L'on m'arrête encore en disant: Qui a jamais imaginé de charger les pauvres de faire seuls la loi? Qui? Ceux qui ont établi le vote universel. Est-ce la majorité ou la minorité qui fait la loi? La majorité sans doute; et si je prouve que les pauvres composent toujours la majorité, n'aurai-je pas raison d'ajouter que dans les pays où ils sont appelés à voter, les pauvres font seuls la loi?

Or, il est certain que jusqu'ici, chez toutes les nations du monde, le plus grand nombre a toujours été composé de ceux qui n'avaient pas de propriété, ou de ceux dont la propriété était trop restreinte pour qu'ils pussent vivre dans l'aisance sans travailler. Le vote universel donne donc réellement le gouvernement de la société aux pauvres.

L'influence fâcheuse que peut quelquefois exercer le pouvoir populaire sur les finances de l'État se fit bien voir dans certaines républiques démocratiques de l'antiquité, où le trésor public s'épuisait à secourir les citoyens indigents, ou à donner des jeux et des spectacles au peuple.

Il est vrai de dire que le système représentatif était à peu près inconnu à l'antiquité. De nos jours, les passions populaires se produisent plus difficilement dans les affaires publiques; on peut compter cependant qu'à la longue, le mandataire finira toujours par se conformer à l'esprit de ses commettants et par faire prévaloir leurs penchants aussi bien que leurs intérêts.

Les profusions de la démocratie sont, du reste, moins à craindre à proportion que le peuple devient propriétaire, parce qu'alors, d'une part, le peuple a moins besoin de l'argent des riches, et que, de l'autre, il rencontre plus de difficultés à ne pas se frapper lui-même en établissant l'impôt. Sous ce rapport, le vote universel serait moins dangereux en France qu'en Angleterre, où presque toute la propriété imposable est réunie en quelques mains. L'Amérique, où la grande majorité des citoyens possède, se trouve dans une situation plus favorable que la France.

Il est d'autres causes encore qui peuvent élever la somme des dépenses publiques dans les démocraties.

Lorsque l'aristocratie gouverne, les hommes qui conduisent les affaires de l'État échappent par leur position même à tous les besoins; contents de leur sort, ils demandent surtout à la société de la puissance et de la gloire; et, placés au-dessus de la foule obscure des citoyens, ils n'aperçoivent pas toujours clairement comment le bien-être général doit concourir à leur propre grandeur. Ce n'est pas qu'ils voient sans pitié les souffrances du pauvre; mais ils ne sauraient ressentir ses misères comme s'ils les partageaient eux-mêmes; pourvu que le peuple semble s'accommoder de sa fortune, ils se tiennent donc pour satisfaits, et n'attendent rien de plus du gouvernement. L'aristocratie songe à maintenir plus qu'à perfectionner.

Quand, au contraire, la puissance publique est entre les mains du peuple, le souverain cherche partout le mieux, parce qu'il se sent mal.

L'esprit d'amélioration s'étend alors à mille objets divers; il descend à des détails infinis, et surtout il s'applique à des espèces d'améliorations qu'on ne saurait obtenir qu'en payant; car il s'agit de rendre meilleure la condition du pauvre qui ne peut s'aider lui-même.

Il existe de plus dans les sociétés démocratiques une agitation sans but précis; il y règne une sorte de fièvre permanente qui se tourne en innovation de tout genre, et les innovations sont presque toujours coûteuses.

Dans les monarchies et dans les aristocraties, les ambitieux flattent le goût naturel qui porte le souverain vers la renommée et vers le pouvoir, et le poussent souvent ainsi à de grandes dépenses.

Dans les démocraties, où le souverain est nécessiteux, on ne peut guère acquérir sa bienveillance qu'en accroissant son bien-être; ce qui ne peut presque jamais se faire qu'avec de l'argent.

De plus, quand le peuple commence lui-même à réfléchir sur sa position, il lui naît une foule de besoins qu'il n'avait pas ressentis d'abord, et qu'on ne peut satisfaire qu'en recourant aux ressources de l'État. De là vient qu'en général les charges publiques semblent s'accroître avec la civilisation, et qu'on voit les impôts s'élever à mesure que les lumières s'étendent.

Il est enfin une dernière cause qui rend souvent le gouvernement démocratique plus cher qu'un autre. Quelquefois la démocratie veut mettre de l'économie dans ses dépenses, mais elle ne peut y parvenir, parce qu'elle n'a pas l'art d'être économe.

Comme elle change fréquemment de vues et plus fréquemment encore d'agents, il arrive que ses entreprises sont mal conduites, ou restent inachevées: dans le premier cas, l'État fait des dépenses disproportionnées à la grandeur du but qu'il veut atteindre; dans le second, il fait des dépenses improductives.

DES INSTINCTS DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE DANS LA FIXATION DU TRAITEMENT DES FONCTIONNAIRES.

Dans les démocraties, ceux qui instituent les grands traitements n'ont pas de chance d'en profiter. — Tendance de la démocratie américaine à élever le traitement des fonctionnaires secondaires et à baisser celui des principaux. — Pourquoi il en est ainsi. — Tableau comparatif du traitement des fonctionnaires publics aux États-Unis et en France.

Il y a une grande raison qui porte, en général, les démocraties à économiser sur les traitements des fonctionnaires publics.

Dans les démocraties, ceux qui instituent les traitements étant en très grand nombre, ont très peu de chances d'arriver jamais à les toucher.

Dans les aristocraties, au contraire, ceux qui instituent les grands traitements ont presque toujours le vague espoir d'en profiter. Ce sont des capitaux qu'ils se créent pour eux-mêmes, ou tout au moins des ressources qu'ils préparent à leurs enfants.

Il faut avouer pourtant que la démocratie ne se montre très parcimonieuse qu'envers ses principaux agents.

En Amérique, les fonctionnaires d'un ordre secondaire sont plus payés qu'ailleurs, mais les hauts fonctionnaires le sont beaucoup moins.

Ces effets contraires sont produits par la même cause; le peuple, dans les deux cas, fixe le salaire des fonctionnaires publics; il pense à ses propres besoins, et cette comparaison l'éclaire. Comme il vit lui-même dans une grande aisance, il lui semble naturel que ceux dont il se sert la partagent[9]. Mais quand il en arrive à fixer le sort des grands officiers de l'État, sa règle lui échappe, et il ne procède plus qu'au hasard.

Le pauvre ne se fait pas une idée distincte des besoins que peuvent ressentir les classes supérieures de la société. Ce qui paraîtrait une somme modique à un riche, lui paraît une somme prodigieuse, à lui qui se contente du nécessaire; et il estime que le gouverneur de l'État, pourvu de ses deux mille écus, doit encore se trouver heureux et exciter l'envie[10].

Que si vous entreprenez de lui faire entendre que le représentant d'une grande nation doit paraître avec une certaine splendeur aux yeux des étrangers, il vous comprendra tout d'abord; mais lorsque, venant à penser à sa simple demeure et aux modestes fruits de son pénible labeur, il songera à tout ce qu'il pourrait exécuter lui-même avec ce même salaire que vous jugez insuffisant, il se trouvera surpris et comme effrayé à la vue de tant de richesses.

Ajoutez à cela que le fonctionnaire secondaire est presque au niveau du peuple, tandis que l'autre le domine. Le premier peut donc encore exciter son intérêt; mais l'autre commence à faire naître son envie.

Ceci se voit bien clairement aux États-Unis, où les salaires semblent en quelque sorte décroître à mesure que le pouvoir des fonctionnaires est plus grand[11].

Sous l'empire de l'aristocratie, il arrive au contraire que les hauts fonctionnaires reçoivent de très grands émoluments, tandis que les petits ont souvent à peine de quoi vivre. Il est facile de trouver la raison de ce fait dans des causes analogues à celles que nous avons indiquées plus haut.

Si la démocratie ne conçoit pas les plaisirs du riche ou les envie, de son côté l'aristocratie ne comprend point les misères du pauvre, ou plutôt elle les ignore. Le pauvre n'est point, à proprement parler, le semblable du riche; c'est un être d'une autre espèce. L'aristocratie s'inquiète donc assez peu du sort de ses agents inférieurs. Elle ne hausse leurs salaires que quand ils refusent de la servir à trop bas prix.

C'est la tendance parcimonieuse de la démocratie envers les principaux fonctionnaires qui lui a fait attribuer de grands penchants économiques qu'elle n'a pas.

Il est vrai que la démocratie donne à peine de quoi vivre honnêtement à ceux qui la gouvernent, mais elle dépense des sommes énormes pour secourir les besoins ou faciliter les jouissances du peuple[12]. Voilà un emploi meilleur du produit de l'impôt, non une économie.

En général, la démocratie donne peu aux gouvernants et beaucoup aux gouvernés. Le contraire se voit dans les aristocraties, où l'argent de l'État profite surtout à la classe qui mène les affaires.

DIFFICULTÉ DE DISCERNER LES CAUSES QUI PORTENT LE GOUVERNEMENT AMÉRICAIN À L'ÉCONOMIE.

Celui qui recherche dans les faits l'influence réelle qu'exercent les lois sur le sort de l'humanité, est exposé à de grandes méprises, car il n'y a rien de si difficile à apprécier qu'un fait.

Un peuple est naturellement léger et enthousiaste; un autre réfléchi et calculateur. Ceci tient à sa constitution physique elle-même ou à des causes éloignées que j'ignore.

On voit des peuples qui aiment la représentation, le bruit et la joie, et qui ne regrettent pas un million dépensé en fumée. On en voit d'autres qui ne prisent que les plaisirs solitaires et qui semblent honteux de paraître contents.

Dans certains pays, on attache un grand prix à la beauté des édifices. Dans certains autres, on ne met aucune valeur aux objets d'art, et l'on méprise ce qui ne rapporte rien. Il en est enfin où l'on aime la renommée, et d'autres où l'on place avant tout l'argent.

Indépendamment des lois, toutes ces causes influent d'une manière très puissante sur la conduite des finances de l'État.

S'il n'est jamais arrivé aux Américains de dépenser l'argent du peuple en fêtes publiques, ce n'est point seulement parce que, chez eux, le peuple vote l'impôt, c'est parce que le peuple n'aime pas à se réjouir.

S'ils repoussent les ornements de leur architecture et ne prisent que les avantages matériels et positifs, ce n'est pas seulement parce qu'ils forment une nation démocratique, c'est aussi parce qu'ils sont un peuple commerçant.

Les habitudes de la vie privée se sont continuées dans la vie publique; et il faut bien distinguer chez eux les économies qui dépendent des institutions, de celles qui découlent des habitudes et des mœurs.

PEUT-ON COMPARER LES DÉPENSES PUBLIQUES DES ÉTATS-UNIS À CELLES DE FRANCE?

Deux points à établir pour apprécier l'étendue des charges publiques: la richesse nationale et l'impôt. — On ne connaît pas exactement la fortune et les charges de la France. — Pourquoi on ne peut espérer de connaître la fortune et les charges de l'Union. — Recherches de l'auteur pour apprendre le montant des impôts dans la Pensylvanie. — Signes généraux auxquels on peut reconnaître l'étendue des charges d'un peuple. — Résultat de cet examen pour l'Union.

On s'est beaucoup occupé dans ces derniers temps à comparer les dépenses publiques des États-Unis aux nôtres. Tous ces travaux ont été sans résultats, et peu de mots suffiront, je crois, pour prouver qu'ils devaient l'être.

Afin de pouvoir apprécier l'étendue des charges publiques chez un peuple, deux opérations sont nécessaires: il faut d'abord apprendre quelle est la richesse de ce peuple, et ensuite quelle portion de cette richesse il consacre aux dépenses de l'État. Celui qui rechercherait le montant des taxes, sans montrer l'étendue des ressources qui doivent y pourvoir, se livrerait à un travail improductif; car ce n'est pas la dépense, mais le rapport de la dépense au revenu qu'il est intéressant de connaître.

Le même impôt que supporte aisément un contribuable riche, achèvera de réduire un pauvre à la misère.

La richesse des peuples se compose de plusieurs éléments: les fonds immobiliers forment le premier, les biens mobiliers constituent le second.

Il est difficile de connaître l'étendue des terres cultivables que possède une nation, et leur valeur naturelle ou acquise. Il est plus difficile encore d'estimer tous les biens mobiliers dont un peuple dispose. Ceux-là échappent, par leur diversité et par leur nombre, à presque tous les efforts de l'analyse.

Aussi voyons-nous que les nations les plus anciennement civilisées de l'Europe, celles même chez lesquelles l'administration est centralisée, n'ont point établi jusqu'à présent d'une manière précise l'état de leur fortune.

En Amérique, on n'a pas même conçu l'idée de le tenter. Et comment pourrait-on se flatter d'y réussir dans ce pays nouveau où la société n'a pas encore pris une assiette tranquille et définitive, où le gouvernement national ne trouve pas à sa disposition, comme le nôtre, une multitude d'agents dont il puisse commander et diriger simultanément les efforts; où la statistique enfin n'est point cultivée, parce qu'il ne s'y rencontre personne qui ait la faculté de réunir des documents ou le temps de les parcourir?

Ainsi donc les éléments constitutifs de nos calculs ne sauraient être obtenus. Nous ignorons la fortune comparative de la France et de l'Union. La richesse de l'une n'est pas encore connue, et les moyens d'établir celle de l'autre n'existent point.

Mais je veux bien consentir, pour un moment, à écarter ce terme nécessaire de la comparaison; je renonce à savoir quel est le rapport de l'impôt au revenu, et je me borne à vouloir établir quel est l'impôt.

Le lecteur va reconnaître qu'en rétrécissant le cercle de mes recherches je n'ai pas rendu ma tâche plus aisée.

Je ne doute point que l'administration centrale de France, aidée de tous les fonctionnaires dont elle dispose, ne parvînt à découvrir exactement le montant des taxes directes ou indirectes qui pèsent sur les citoyens. Mais ces travaux, qu'un particulier ne peut entreprendre, le gouvernement français lui-même ne les a point encore achevés, ou du moins il n'a pas fait connaître leurs résultats. Nous savons quelles sont les charges de l'État; le total des dépenses départementales nous est connu; nous ignorons ce qui se passe dans les communes: nul ne saurait donc dire, quant à présent, à quelle somme s'élèvent les dépenses publiques en France.

Si je retourne maintenant à l'Amérique, j'aperçois les difficultés qui deviennent plus nombreuses et plus insurmontables. L'Union me fait connaître avec exactitude quel est le montant de ses charges; je puis me procurer les budgets particuliers des vingt-quatre États dont elle se compose; mais qui m'apprendra ce que dépensent les citoyens pour l'administration du comté et de la commune[13]?

L'autorité fédérale ne peut s'étendre jusqu'à obliger les gouvernements provinciaux à nous éclairer sur ce point; et ces gouvernements voulussent-ils eux-mêmes nous prêter simultanément leur concours, je doute qu'ils fussent en état de nous satisfaire. Indépendamment de la difficulté naturelle de l'entreprise, l'organisation politique du pays s'opposerait encore au succès de leurs efforts. Les magistrats de la commune et du comté ne sont point nommés par les administrateurs de l'État, et ne dépendent point de ceux-ci. Il est donc permis de croire que si l'État voulait obtenir les renseignements qui nous sont nécessaires, il rencontrerait de grands obstacles dans la négligence des fonctionnaires inférieurs dont il serait obligé de se servir[14].

Inutile d'ailleurs de rechercher ce que les Américains pourraient faire en pareille matière, puisqu'il est certain que, jusqu'à présent, ils n'ont rien fait.

Il n'existe donc pas aujourd'hui en Amérique ou en Europe un seul homme qui puisse nous apprendre ce que paie annuellement chaque citoyen de l'Union, pour subvenir aux charges de la société[15].

Concluons qu'il est aussi difficile de comparer avec fruit les dépenses sociales des Américains aux nôtres, que la richesse de l'Union à celle de la France. J'ajoute qu'il serait même dangereux de le tenter. Quand la statistique n'est pas fondée sur des calculs rigoureusement vrais, elle égare au lieu de diriger. L'esprit se laisse prendre aisément aux faux airs d'exactitude qu'elle conserve jusque dans ses écarts, et il se repose sans trouble sur des erreurs qu'on revêt à ses yeux des formes mathématiques de la vérité.

Abandonnons donc les chiffres, et tâchons de trouver nos preuves ailleurs.

Un pays présente-t-il l'aspect de la prospérité matérielle; après avoir payé l'État, le pauvre y conserve-t-il des ressources et le riche du superflu; l'un et l'autre y paraissent-ils satisfaits de leur sort, et cherchent-ils chaque jour à l'améliorer encore, de telle sorte que les capitaux ne manquant jamais à l'industrie, l'industrie à son tour ne manque point aux capitaux: tels sont les signes auxquels, faute de documents positifs, il est possible de recourir, pour connaître si les charges publiques qui pèsent sur un peuple sont proportionnées à sa richesse.

L'observateur qui s'en tiendrait à ces témoignages jugerait sans doute que l'Américain des États-Unis donne à l'État une moins forte part de son revenu que le Français.

Mais comment pourrait-on concevoir qu'il en fût autrement?

Une partie de la dette française est le résultat de deux invasions; l'Union n'a point à en craindre. Notre position nous oblige à tenir habituellement une nombreuse armée sous les armes; l'isolement de l'Union lui permet de n'avoir que 6,000 soldats. Nous entretenons près de 300 vaisseaux; les Américains n'en ont que 52[16]. Comment l'habitant de l'Union pourrait-il payer à l'État autant que l'habitant de la France?

Il n'y a donc point de parallèle à établir entre les finances de pays si diversement placés.

C'est en examinant ce qui se passe dans l'Union, et non en comparant l'Union à la France, que nous pouvons juger si la démocratie américaine est véritablement économe.

Je jette les yeux sur chacune des diverses républiques dont se forme la confédération, et je découvre que leur gouvernement manque souvent de persévérance dans ses desseins, et qu'il n'exerce point une surveillance continue sur les hommes qu'il emploie. J'en tire naturellement cette conséquence qu'il doit souvent dépenser inutilement l'argent des contribuables, ou en consacrer plus qu'il n'est nécessaire à ses entreprises.

Je vois que, fidèle à son origine populaire, il fait de prodigieux efforts pour satisfaire les besoins des classes inférieures de la société, leur ouvrir les chemins du pouvoir, et répandre dans leur sein le bien-être et les lumières. Il entretient les pauvres, distribue chaque année des millions aux écoles, paie tous les services, et rétribue avec générosité ses moindres agents. Si une pareille manière de gouverner me semble utile et raisonnable, je suis obligé de reconnaître qu'elle est dispendieuse.

Je vois le pauvre qui dirige les affaires publiques et dispose des ressources nationales; et je ne saurais croire que, profitant des dépenses de l'État, il n'entraîne pas souvent l'État dans de nouvelles dépenses.

Je conclus donc, sans avoir recours à des chiffres incomplets, et sans vouloir établir des comparaisons hasardées, que le gouvernement démocratique des Américains n'est pas, comme on le prétend quelquefois, un gouvernement à bon marché; et je ne crains pas de prédire que, si de grands embarras venaient un jour assaillir les peuples des États-Unis, on verrait chez eux les impôts s'élever aussi haut que dans la plupart des aristocraties ou des monarchies de l'Europe.

DE LA CORRUPTION ET DES VICES DES GOUVERNANTS DANS LA DÉMOCRATIE; DES EFFETS QUI EN RÉSULTENT SUR LA MORALITÉ PUBLIQUE.

Dans les aristocraties, les gouvernants cherchent quelquefois à corrompre. — Souvent, dans les démocraties, ils se montrent eux-mêmes corrompus. — Dans leurs premières, les vices attaquent directement la moralité du peuple. — Ils exercent sur lui, dans les secondes, une influence indirecte qui est plus redoutable encore.

L'aristocratie et la démocratie se renvoient mutuellement le reproche de faciliter la corruption; il faut distinguer:

Dans les gouvernements aristocratiques, les hommes qui arrivent aux affaires sont des gens riches qui ne désirent que du pouvoir. Dans les démocraties, les hommes d'État sont pauvres et ont leur fortune à faire.

Il s'ensuit que, dans les États aristocratiques, les gouvernants sont peu accessibles à la corruption et n'ont qu'un goût très modéré pour l'argent, tandis que le contraire arrive chez les peuples démocratiques.

Mais, dans les aristocraties, ceux qui veulent arriver à la tête des affaires disposant de grandes richesses, et le nombre de ceux qui peuvent les y faire parvenir étant souvent circonscrit entre certaines limites, le gouvernement se trouve en quelque sorte à l'enchère. Dans les démocraties, au contraire, ceux qui briguent le pouvoir ne sont presque jamais riches, et le nombre de ceux qui concourent à le donner est très grand. Peut-être dans les démocraties n'y a-t-il pas moins d'hommes à vendre, mais on n'y trouve presque point d'acheteurs; et, d'ailleurs, il faudrait acheter trop de monde à la fois pour atteindre le but.

Parmi les hommes qui ont occupé le pouvoir en France depuis quarante ans, plusieurs ont été accusés d'avoir fait fortune aux dépens de l'État et de ses alliés; reproche qui a été rarement adressé aux hommes publics de l'ancienne monarchie. Mais, en France, il est presque sans exemple qu'on achète le vote d'un électeur à prix d'argent, tandis que la chose se fait notoirement et publiquement en Angleterre.

Je n'ai jamais ouï dire qu'aux États-Unis on employât ses richesses à gagner les gouvernés; mais souvent j'ai vu mettre en doute la probité des fonctionnaires publics. Plus souvent encore j'ai entendu attribuer leurs succès à de basses intrigues ou à des manœuvres coupables.

Si donc les hommes qui dirigent les aristocraties cherchent quelquefois à corrompre, les chefs des démocraties se montrent eux-mêmes corrompus. Dans les unes on attaque directement la moralité du peuple; on exerce dans les autres, sur la conscience publique, une action indirecte qu'il faut plus redouter encore.

Chez les peuples démocratiques, ceux qui sont à la tête de l'État étant presque toujours en butte à des soupçons fâcheux, donnent en quelque sorte l'appui du gouvernement aux crimes dont on les accuse. Ils présentent ainsi de dangereux exemples à la vertu qui lutte encore, et fournissent des comparaisons glorieuses au vice qui se cache.

En vain dirait-on que les passions déshonnêtes se rencontrent dans tous les rangs; qu'elles montent souvent sur le trône par droit de naissance; qu'ainsi on peut rencontrer des hommes fort méprisables à la tête des nations aristocratiques comme au sein des démocraties.

Cette réponse ne me satisfait point: il se découvre, dans la corruption de ceux qui arrivent par hasard au pouvoir, quelque chose de grossier et de vulgaire qui la rend contagieuse pour la foule; il règne, au contraire, jusque dans la dépravation des grands seigneurs, un certain raffinement aristocratique, un air de grandeur qui souvent empêche qu'elle ne se communique.

Le peuple ne pénétrera jamais dans le labyrinthe obscur de l'esprit de cour; il découvrira toujours avec peine la bassesse qui se cache sous l'élégance des manières, la recherche des goûts et les grâces du langage. Mais voler le trésor public, ou vendre à prix d'argent les faveurs de l'État, le premier misérable comprend cela et peut se flatter d'en faire autant à son tour.

Ce qu'il faut craindre d'ailleurs, ce n'est pas tant la vue de l'immoralité des grands que celle de l'immoralité menant à la grandeur. Dans la démocratie, les simples citoyens voient un homme qui sort de leurs rangs et qui parvient en peu d'années à la richesse et à la puissance; ce spectacle excite leur surprise et leur envie; ils recherchent comment celui qui était hier leur égal est aujourd'hui revêtu du droit de les diriger. Attribuer son élévation à ses talents ou à ses vertus est incommode, car c'est avouer qu'eux-mêmes sont moins vertueux et moins habiles que lui. Ils en placent donc la principale cause dans quelques uns de ses vices, et souvent ils ont raison de le faire. Il s'opère ainsi je ne sais quel odieux mélange entre les idées de bassesse et de pouvoir, d'indignité et de succès, d'utilité et de déshonneur.

DE QUELS EFFORTS LA DÉMOCRATIE EST CAPABLE.

L'Union n'a lutté qu'une seule fois pour son existence. — Enthousiasme au commencement de la guerre. — Refroidissement à la fin. — Difficulté d'établir en Amérique la conscription ou l'inscription maritime. — Pourquoi un peuple démocratique est moins capable qu'un autre de grands efforts continus.

Je préviens le lecteur que je parle ici d'un gouvernement qui suit les volontés réelles du peuple, et non d'un gouvernement qui se borne seulement à commander au nom du peuple.

Il n'y a rien de si irrésistible qu'un pouvoir tyrannique qui commande au nom du peuple, parce qu'étant revêtu de la puissance morale qui appartient aux volontés du plus grand nombre, il agit en même temps avec la décision, la promptitude et la ténacité qu'aurait un seul homme.

Il est assez difficile de dire de quel degré d'effort est capable un gouvernement démocratique en temps de crise nationale.

On n'a jamais vu jusqu'à présent de grande république démocratique. Ce serait faire injure aux républiques que d'appeler de ce nom l'oligarchie qui régnait sur la France en 1793. Les États-Unis seuls présentent ce spectacle nouveau.

Or, depuis un demi-siècle que l'Union est formée, son existence n'a été mise en question qu'une seule fois, lors de la guerre de l'indépendance. Au commencement de cette longue guerre, il y eut des traits extraordinaires d'enthousiasme pour le service de la patrie[17]. Mais à mesure que la lutte se prolongeait, on voyait reparaître l'égoïsme individuel: l'argent n'arrivait plus au trésor public; les hommes ne se présentaient plus à l'armée; le peuple voulait encore l'indépendance, mais il reculait devant les moyens de l'obtenir. «En vain nous avons multiplié les taxes et essayé de nouvelles méthodes de les lever, dit Hamilton dans le Fédéraliste (no 12); l'attente publique a toujours été déçue, et le trésor des États est resté vide. Les formes démocratiques de l'administration, qui sont inhérentes à la nature démocratique de notre gouvernement, venant à se combiner avec la rareté du numéraire que produisait l'état languissant de notre commerce, ont jusqu'à présent rendu inutiles tous les efforts qu'on a pu tenter pour lever des sommes considérables. Les différentes législatures ont enfin compris la folie de semblables essais.»

Depuis cette époque, les États-Unis n'ont pas eu une seule guerre sérieuse à soutenir.

Pour juger quels sacrifices savent s'imposer les démocraties, il faut donc attendre le temps où la nation américaine sera obligée de mettre dans les mains de son gouvernement la moitié du revenu des biens, comme l'Angleterre, ou devra jeter à la fois le vingtième de sa population sur les champs de bataille, ainsi que l'a fait la France.

En Amérique, la conscription est inconnue; on y enrôle les hommes à prix d'argent. Le recrutement forcé est tellement contraire aux idées, et si étranger aux habitudes du peuple des États-Unis, que je doute qu'on osât jamais l'introduire dans les lois. Ce qu'on appelle en France la conscription forme assurément le plus lourd de tous nos impôts; mais, sans la conscription, comment pourrions-nous soutenir une grande guerre continentale?

Les Américains n'ont point adopté chez eux la presse des Anglais. Ils n'ont rien qui ressemble à notre inscription maritime. La marine de l'État, comme la marine marchande, se recrute à l'aide d'engagements volontaires.

Or, il n'est pas facile de concevoir qu'un peuple puisse soutenir une grande guerre maritime sans recourir à l'un des deux moyens indiqués plus haut: aussi l'Union, qui a déjà combattu sur mer avec gloire, n'a-t-elle jamais eu cependant des flottes nombreuses, et l'armement du petit nombre de ses vaisseaux lui a-t-il toujours coûté très cher.

J'ai entendu des hommes d'État américains avouer que l'Union aura peine à maintenir son rang sur les mers, si elle ne recourt pas à la presse ou à l'inscription maritime; mais la difficulté est d'obliger le peuple, qui gouverne, à souffrir la presse ou l'inscription maritime.

Il est incontestable que les peuples libres déploient en général, dans les dangers, une énergie infiniment plus grande que ceux qui ne le sont pas; mais je suis porté à croire que ceci est surtout vrai des peuples libres chez lesquels domine l'élément aristocratique. La démocratie me paraît bien plus propre à diriger une société paisible, ou à faire au besoin un subit et vigoureux effort, qu'à braver pendant long-temps les grands orages de la vie politique des peuples. La raison en est simple: les hommes s'exposent aux dangers et aux privations par enthousiasme, mais ils n'y restent long-temps exposés que par réflexion. Il y a dans ce qu'on appelle le courage instinctif lui-même, plus de calcul qu'on ne pense; et quoique les passions seules fassent faire en général les premiers efforts, c'est en vue du résultat qu'on les continue. On risque une partie de ce qui est cher pour sauver le reste.

Or, c'est cette perception claire de l'avenir, fondée sur les lumières et l'expérience, qui doit souvent manquer à la démocratie. Le peuple sent bien plus qu'il ne raisonne; et si les maux actuels sont grands, il est à craindre qu'il oublie les maux plus grands qui l'attendent peut-être en cas de défaite.

Il y a encore une autre cause qui doit rendre les efforts d'un gouvernement démocratique moins durables que les efforts d'une aristocratie.

Le peuple, non seulement voit moins clairement que les hautes classes ce qu'il peut espérer ou craindre de l'avenir, mais encore il souffre bien autrement qu'elles des maux du présent. Le noble, en exposant sa personne, court autant de chances de gloire que de périls. En livrant à l'État la plus grande partie de son revenu, il se prive momentanément de quelques uns des plaisirs de la richesse; mais, pour le pauvre, la mort est sans prestige, et l'impôt qui gêne le riche attaque souvent chez lui les sources de la vie.

Cette faiblesse relative des républiques démocratiques, en temps de crise, est peut-être le plus grand obstacle qui s'oppose à ce qu'une pareille république se fonde en Europe. Pour que la république démocratique subsistât sans peine chez un peuple européen, il faudrait qu'elle s'établît en même temps chez tous les autres.

Je crois que le gouvernement de la démocratie doit, à la longue, augmenter les forces réelles de la société; mais il ne saurait réunir à la fois, sur un point et dans un temps donné, autant de forces qu'un gouvernement aristocratique ou qu'une monarchie absolue. Si un pays démocratique restait soumis pendant un siècle au gouvernement républicain, on peut croire qu'au bout du siècle il serait plus riche, plus peuplé et plus prospère que les États despotiques qui l'avoisinent; mais pendant ce siècle, il aurait plusieurs fois couru le risque d'être conquis par eux.

DU POUVOIR QU'EXERCE EN GÉNÉRAL LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE SUR ELLE-MÊME.

Que le peuple américain ne se prête qu'à la longue, et quelquefois se refuse à faire ce qui est utile à son bien-être.—Faculté qu'ont les Américains de faire des fautes réparables.

Cette difficulté que trouve la démocratie à vaincre les passions et à faire taire les besoins du moment en vue de l'avenir, se remarque aux États-Unis dans les moindres choses.

Le peuple, entouré de flatteurs, parvient difficilement à triompher de lui-même. Chaque fois qu'on veut obtenir de lui qu'il s'impose une privation ou une gêne, même dans un but que sa raison approuve, il commence presque toujours par s'y refuser. On vante avec raison l'obéissance que les Américains accordent aux lois. Il faut ajouter qu'en Amérique la législation est faite par le peuple et pour le peuple. Aux États-Unis, la loi se montre donc favorable à ceux qui, partout ailleurs, ont le plus d'intérêt à la violer. Ainsi il est permis de croire qu'une loi gênante, dont la majorité ne sentirait pas l'utilité actuelle, ne serait pas portée ou ne serait pas obéie.

Aux États-Unis, il n'existe pas de législation relative aux banqueroutes frauduleuses. Serait-ce qu'il n'y a pas de banqueroutes? Non, c'est au contraire parce qu'il y en a beaucoup. La crainte d'être poursuivi comme banqueroutier surpasse, dans l'esprit de la majorité, la crainte d'être ruiné par les banqueroutes; et il se fait dans la conscience publique une sorte de tolérance coupable pour le délit que chacun individuellement condamne.

Dans les nouveaux États du Sud-Ouest, les citoyens se font presque toujours justice à eux-mêmes, et les meurtres s'y renouvellent sans cesse. Cela vient de ce que les habitudes du peuple sont trop rudes, et les lumières trop peu répandues dans ces déserts, pour qu'on sente l'utilité d'y donner force à la loi: on y préfère encore les duels aux procès.

Quelqu'un me disait un jour, à Philadelphie, que presque tous les crimes, en Amérique, étaient causés par l'abus des liqueurs fortes, dont le bas peuple pouvait user à volonté, parce qu'on les lui vendait à vil prix. D'où vient, demandai-je, que vous ne mettez pas un droit sur l'eau-de-vie?—Nos législateurs y ont bien souvent pensé, répliqua-t-il, mais l'entreprise est difficile. On craint une révolte; et d'ailleurs, les membres qui voteraient une pareille loi seraient bien sûrs de n'être pas réélus.—Ainsi donc, repris-je, chez vous les buveurs sont en majorité, et la tempérance est impopulaire.

Quand on fait remarquer ces choses aux hommes d'État, ils se bornent à vous répondre: Laissez faire le temps; le sentiment du mal éclairera le peuple et lui montrera ses besoins. Cela est souvent vrai: si la démocratie a plus de chances de se tromper qu'un roi ou un corps de nobles, elle a aussi plus de chances de revenir à la vérité, une fois que la lumière lui arrive, parce qu'il n'y a pas, en général, dans son sein d'intérêts contraires à celui du plus grand nombre, et qui luttent contre la raison. Mais la démocratie ne peut obtenir la vérité que de l'expérience, et beaucoup de peuples ne sauraient attendre, sans périr, les résultats de leurs erreurs.

Le grand privilége des Américains n'est donc pas seulement d'être plus éclairés que d'autres, mais d'avoir la faculté de faire des fautes réparables.

Ajoutez que, pour mettre facilement à profit l'expérience du passé, il faut que la démocratie soit déjà parvenue à un certain degré de civilisation et de lumières.

On voit des peuples dont l'éducation première a été si vicieuse, et dont le caractère présente un si étrange mélange de passions, d'ignorance et de notions erronées de toutes choses, qu'ils ne sauraient d'eux-mêmes discerner la cause de leurs misères; ils succombent sous des maux qu'ils ignorent.

J'ai parcouru de vastes contrées habitées jadis par de puissantes nations indiennes qui aujourd'hui n'existent plus; j'ai habité chez des tribus déjà mutilées qui chaque jour voient décroître leur nombre et disparaître l'éclat de leur gloire sauvage; j'ai entendu ces Indiens eux-mêmes prévoir le destin final réservé à leur race. Il n'y a pas d'Européen, cependant, qui n'aperçoive ce qu'il faudrait faire pour préserver ces peuples infortunés d'une destruction inévitable. Mais eux ne le voient point; ils sentent les maux qui, chaque année, s'accumulent sur leurs têtes, et ils périront jusqu'au dernier en rejetant le remède. Il faudrait employer la force pour les contraindre à vivre.

On s'étonne en apercevant les nouvelles nations de l'Amérique du Sud s'agiter, depuis un quart de siècle, au milieu de révolutions sans cesse renaissantes, et chaque jour on s'attend à les voir rentrer dans ce qu'on appelle leur état naturel. Mais qui peut affirmer que les révolutions ne soient pas, de notre temps, l'état le plus naturel des Espagnols de l'Amérique du Sud? Dans ce pays, la société se débat au fond d'un abîme dont ses propres efforts ne peuvent la faire sortir.

Le peuple qui habite cette belle moitié d'un hémisphère semble obstinément attaché à se déchirer les entrailles; rien ne saurait l'en détourner. L'épuisement le fait un instant tomber dans le repos, et le repos le rend bientôt à de nouvelles fureurs. Quand je viens à le considérer dans cet état alternatif de misères et de crimes, je suis tenté de croire que pour lui le despotisme serait un bienfait.

Mais ces deux mots ne pourront jamais se trouver unis dans ma pensée.

DE LA MANIÈRE DONT LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE CONDUIT LES AFFAIRES EXTÉRIEURES DE L'ÉTAT.

Direction donnée à la politique extérieure des États-Unis par Washington et Jefferson. — Presque tous les défauts naturels de la démocratie se font sentir dans la direction des affaires extérieures, et ses qualités y sont peu sensibles.

Nous avons vu que la constitution fédérale mettait la direction permanente des intérêts extérieurs de la nation dans les mains du président et du sénat[18], ce qui place jusqu'à un certain point la politique générale de l'Union hors de l'influence directe et journalière du peuple. On ne peut donc pas dire d'une manière absolue que ce soit la démocratie qui, en Amérique, conduise les affaires extérieures de l'État.

Il y a deux hommes qui ont imprimé à la politique des Américains une direction qu'on suit encore de nos jours; le premier est Washington, et Jefferson est le second.

Washington disait, dans cette admirable lettre adressée à ses concitoyens, et qui forme comme le testament politique de ce grand homme:

«Étendre nos relations commerciales avec les peuples étrangers, et établir aussi peu de liens politiques que possible entre eux et nous, telle doit être la règle de notre politique. Nous devons remplir avec fidélité les engagements déjà contractés, mais il faut nous garder d'en former d'autres.

»L'Europe a un certain nombre d'intérêts qui lui sont propres et qui n'ont pas de rapport, ou qui n'ont qu'un rapport très indirect avec les nôtres; elle doit donc se trouver fréquemment engagée dans des querelles qui nous sont naturellement étrangères; nous attacher par des liens artificiels aux vicissitudes de sa politique, entrer dans les différentes combinaisons de ses amitiés et de ses haines, et prendre part aux luttes qui en résultent, serait agir imprudemment.

»Notre isolement et notre éloignement d'elle nous invitent à adopter une marche contraire et nous permettent de la suivre. Si nous continuons à former une seule nation, régie par un gouvernement fort, le temps n'est pas loin où nous n'aurons rien à craindre de personne. Alors nous pourrons prendre une attitude qui fasse respecter notre neutralité; les nations belligérantes, sentant l'impossibilité de rien acquérir sur nous, craindront de nous provoquer sans motifs; et nous serons en position de choisir la paix ou la guerre, sans prendre d'autres guides de nos actions que notre intérêt et la justice.

»Pourquoi abandonnerions-nous les avantages que nous pouvons tirer d'une situation si favorable? Pourquoi quitterions-nous un terrain qui nous est propre, pour aller nous établir sur un terrain qui nous est étranger? Pourquoi, enfin, liant notre destinée à celle d'une portion quelconque de l'Europe, exposerions-nous notre paix et notre prospérité à l'ambition, aux rivalités, aux intérêts ou aux caprices des peuples qui l'habitent?

»Notre vraie politique est de ne contracter d'alliance permanente avec aucune nation étrangère; autant du moins que nous sommes encore libres de ne pas le faire, car je suis bien loin de vouloir qu'on manque aux engagements existants. L'honnêteté est toujours la meilleure politique; c'est une maxime que je tiens pour également applicable aux affaires des nations et à celles des individus. Je pense donc qu'il faut exécuter dans toute leur étendue les engagements que nous avons déjà contractés; mais je crois inutile et imprudent d'en contracter d'autres. Plaçons-nous toujours de manière à faire respecter notre position, et des alliances temporaires suffiront pour nous permettre de faire face à tous les dangers.»

Précédemment Washington avait énoncé cette belle et juste idée: «La nation qui se livre à des sentiments habituels d'amour ou de haine envers une autre, devient en quelque sorte esclave. Elle est esclave de sa haine ou de son amour.»

La conduite politique de Washington fut toujours dirigée d'après ces maximes. Il parvint à maintenir son pays en paix, lorsque tout le reste de l'univers était en guerre, et il établit comme point de doctrine que l'intérêt bien entendu des Américains était de ne jamais prendre parti dans les querelles intérieures de l'Europe.

Jefferson alla plus loin encore, et il introduisit dans la politique de l'Union cette autre maxime: «Que les Américains ne devaient jamais demander de priviléges aux nations étrangères, afin de n'être pas obligés eux-mêmes d'en accorder.»

Ces deux principes, que leur évidente justesse mit facilement à la portée de la foule, ont extrêmement simplifié la politique extérieure des États-Unis.

L'Union ne se mêlant pas des affaires de l'Europe, n'a pour ainsi dire point d'intérêts extérieurs à débattre, car elle n'a pas encore de voisins puissants en Amérique. Placée par sa situation autant que par sa volonté en dehors des passions de l'Ancien-Monde, elle n'a pas plus à s'en garantir qu'à les épouser. Quant à celles du Nouveau-Monde, l'avenir les cache encore.

L'Union est libre d'engagements antérieurs; elle profite donc de l'expérience des vieux peuples de l'Europe, sans être obligée, comme eux, de tirer parti du passé, et de l'accommoder au présent; ainsi qu'eux, elle n'est pas forcée d'accepter un immense héritage que lui ont légué ses pères; mélange de gloire et de misère, d'amitiés et de haines nationales. La politique extérieure des États-Unis est éminemment expectante; elle consiste bien plus à s'abstenir qu'à faire.

Il est donc bien difficile de savoir, quant à présent, quelle habileté développera la démocratie américaine dans la conduite des affaires extérieures de l'État. Sur ce point, ses adversaires comme ses amis doivent suspendre leur jugement.

Quant à moi, je ne ferai pas difficulté de le dire: c'est dans la direction des intérêts extérieurs de la société que les gouvernements démocratiques me paraissent décidément inférieurs aux autres. L'expérience, les mœurs et l'instruction finissent presque toujours par créer chez la démocratie cette sorte de sagesse pratique de tous les jours, et cette science des petits événements de la vie qu'on nomme le bon sens. Le bon sens suffit au train ordinaire de la société; et chez un peuple dont l'éducation est faite, la liberté démocratique appliquée aux affaires intérieures de l'État produit plus de biens que les erreurs du gouvernement de la démocratie ne sauraient amener de maux. Mais il n'en est pas toujours ainsi dans les rapports de peuple à peuple.

La politique extérieure n'exige l'usage de presque aucune des qualités qui sont propres à la démocratie, et commande au contraire le développement de presque toutes celles qui lui manquent. La démocratie favorise l'accroissement des ressources intérieures de l'État; elle répand l'aisance, développe l'esprit public, fortifie le respect à la loi dans les différentes classes de la société; toutes choses qui n'ont qu'une influence indirecte sur la position d'un peuple vis-à-vis d'un autre. Mais la démocratie ne saurait que difficilement coordonner les détails d'une grande entreprise, s'arrêter à un dessein et le suivre ensuite obstinément à travers les obstacles. Elle est peu capable de combiner des mesures en secret et d'attendre patiemment leur résultat. Ce sont là des qualités qui appartiennent plus particulièrement à un homme ou à une aristocratie. Or, ce sont précisément ces qualités qui font qu'à la longue un peuple, comme individu, finit par dominer.

Si au contraire vous faites attention aux défauts naturels de l'aristocratie, vous trouverez que l'effet qu'ils peuvent produire n'est presque point sensible dans la direction des affaires extérieures de l'État. Le vice capital qu'on reproche à l'aristocratie, c'est de ne travailler que pour elle seule, et non pour la masse. Dans la politique extérieure, il est très rare que l'aristocratie ait un intérêt distinct de celui du peuple.

La pente qui entraîne la démocratie à obéir, en politique, à des sentiments plutôt qu'à des raisonnements, et à abandonner un dessein long-temps mûri pour la satisfaction d'une passion momentanée, se fit bien voir en Amérique lorsque la révolution française éclata. Les plus simples lumières de la raison suffisaient alors, comme aujourd'hui, pour faire concevoir aux Américains que leur intérêt n'était point de s'engager dans la lutte qui allait ensanglanter l'Europe, et dont les États-Unis ne pouvaient souffrir aucun dommage.

Les sympathies du peuple en faveur de la France se déclarèrent cependant avec tant de violence, qu'il ne fallut rien moins que le caractère inflexible de Washington et l'immense popularité dont il jouissait pour empêcher qu'on ne déclarât la guerre à l'Angleterre. Et, encore, les efforts que fit l'austère raison de ce grand homme pour lutter contre les passions généreuses, mais irréfléchies, de ses concitoyens, faillirent-ils lui enlever la seule récompense qu'il se fût jamais réservée, l'amour de son pays. La majorité se prononça contre sa politique; maintenant le peuple entier l'approuve[19].

Si la constitution et la faveur publique n'eussent pas donné à Washington la direction des affaires extérieures de l'État, il est certain que la nation aurait précisément fait alors ce qu'elle condamne aujourd'hui.

Presque tous les peuples qui ont agi fortement sur le monde, ceux qui ont conçu, suivi et exécuté de grands desseins, depuis les Romains jusqu'aux Anglais, étaient dirigés par une aristocratie, et comment s'en étonner?

Ce qu'il y a de plus fixe au monde dans ses vues, c'est une aristocratie. La masse du peuple peut être séduite par son ignorance ou ses passions; on peut surprendre l'esprit d'un roi et le faire vaciller dans ses projets; et d'ailleurs un roi n'est point immortel. Mais un corps aristocratique est trop nombreux pour être capté, trop peu nombreux pour céder aisément à l'enivrement de passions irréfléchies. Un corps aristocratique est un homme ferme et éclairé qui ne meurt point.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VI.
QUELS SONT LES AVANTAGES RÉELS QUE LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE RETIRE DU GOUVERNEMENT DE LA DÉMOCRATIE.

Avant de commencer le présent chapitre, je sens le besoin de rappeler au lecteur ce que j'ai déjà indiqué plusieurs fois dans le cours de ce livre.

La constitution politique des États-Unis me paraît l'une des formes que la démocratie peut donner à son gouvernement; mais je ne considère pas les institutions américaines comme les seules ni comme les meilleures qu'un peuple démocratique doive adopter.

En faisant connaître quels biens les Américains retirent du gouvernement de la démocratie, je suis donc loin de prétendre ni de penser que de pareils avantages ne puissent être obtenus qu'à l'aide des mêmes lois.

DE LA TENDANCE GÉNÉRALE DES LOIS SOUS L'EMPIRE DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE, ET DE L'INSTINCT DE CEUX QUI LES APPLIQUENT.

Les vices de la démocratie se voient tout d'un coup. — Ses avantages ne s'aperçoivent qu'à la longue. — La démocratie américaine est souvent inhabile, mais la tendance générale de ses lois est profitable. — Les fonctionnaires publics, sous la démocratie américaine, n'ont point d'intérêts permanents qui diffèrent de ceux du plus grand nombre. — Ce qui en résulte.

Les vices et les faiblesses du gouvernement de la démocratie se voient sans peine; on les démontre par des faits patents, tandis que son influence salutaire s'exerce d'une manière insensible, et pour ainsi dire occulte. Ses défauts frappent du premier abord, mais ses qualités ne se découvrent qu'à la longue.

Les lois de la démocratie américaine sont souvent défectueuses ou incomplètes; il leur arrive de violer des droits acquis, ou d'en sanctionner de dangereux: fussent-elles bonnes, leur fréquence serait encore un grand mal. Tout ceci s'aperçoit au premier coup d'œil.

D'où vient donc que les républiques américaines se maintiennent et prospèrent?

On doit distinguer soigneusement, dans les lois, le but qu'elles poursuivent, de la manière dont elles marchent vers ce but; leur bonté absolue de celle qui n'est que relative.

Je suppose que l'objet du législateur soit de favoriser les intérêts du petit nombre aux dépens de ceux du grand; ses dispositions sont combinées de façon à obtenir le résultat qu'il se propose dans le moins de temps et avec le moins d'efforts possibles. La loi sera bien faite, et son but mauvais; elle sera dangereuse en proportion de son efficacité même.

Les lois de la démocratie tendent en général au bien du plus grand nombre, car elles émanent de la majorité de tous les citoyens, laquelle peut se tromper, mais ne saurait avoir un intérêt contraire à elle-même.

Celles de l'aristocratie tendent au contraire à monopoliser dans les mains du petit nombre la richesse et le pouvoir, parce que l'aristocratie forme toujours de sa nature une minorité.

On peut donc dire, d'une manière générale, que l'objet de la démocratie, dans sa législation, est plus utile à l'humanité que l'objet de l'aristocratie dans la sienne.

Mais là finissent ses avantages.

L'aristocratie est infiniment plus habile dans la science du législateur, que ne saurait l'être la démocratie. Maîtresse d'elle-même, elle n'est point sujette à des entraînements passagers; elle a de longs desseins qu'elle sait mûrir jusqu'à ce que l'occasion favorable se présente. L'aristocratie procède savamment; elle connaît l'art de faire converger en même temps, vers un même point, la force collective de toutes ses lois.

Il n'en est pas ainsi de la démocratie: ses lois sont presque toujours défectueuses ou intempestives.

Les moyens de la démocratie sont donc plus imparfaits que ceux de l'aristocratie: souvent elle travaille, sans le vouloir, contre elle-même; mais son but est plus utile.

Imaginez une société que la nature, ou sa constitution, ait organisée de manière à supporter l'action passagère de mauvaises lois, et qui puisse attendre sans périr le résultat de la tendance générale des lois, et vous concevrez que le gouvernement de la démocratie, malgré ses défauts, soit encore de tous le plus propre à faire prospérer cette société.

C'est précisément là ce qui arrive aux États-Unis; je répète ici ce que j'ai déjà exprimé ailleurs: le grand privilége des Américains est de pouvoir faire des fautes réparables.

Je dirai quelque chose d'analogue sur les fonctionnaires publics.

Il est facile de voir que la démocratie américaine se trompe souvent dans le choix des hommes auxquels elle confie le pouvoir; mais il n'est pas aussi aisé de dire pourquoi l'État prospère en leurs mains.

Remarquez d'abord que si, dans un État démocratique, les gouvernants sont moins honnêtes ou moins capables, les gouvernés sont plus éclairés et plus attentifs.

Le peuple, dans les démocraties, occupé comme il l'est sans cesse de ses affaires, et jaloux de ses droits, empêche ses représentants de s'écarter d'une certaine ligne générale que son intérêt lui trace.

Remarquez encore que si le magistrat démocratique use plus mal qu'un autre du pouvoir, il le possède en général moins long-temps.

Mais il y a une raison plus générale que celle-là, et plus satisfaisante.

Il importe sans doute au bien des nations que les gouvernants aient des vertus ou des talents; mais ce qui, peut-être, leur importe encore davantage, c'est que les gouvernants n'aient pas d'intérêts contraires à la masse des gouvernés; car, dans ce cas, les vertus pourraient devenir presque inutiles, et les talents funestes.

J'ai dit qu'il importait que les gouvernants n'aient point d'intérêts contraires ou différents de la masse des gouvernés; je n'ai point dit qu'il importait qu'ils eussent des intérêts semblables à ceux de tous les gouvernés, car je ne sache point que la chose se soit encore rencontrée.

On n'a point découvert jusqu'ici de forme politique qui favorisât également le développement et la prospérité de toutes les classes dont la société se compose. Ces classes ont continué à former comme autant de nations distinctes dans la même nation, et l'expérience a prouvé qu'il était presque aussi dangereux de s'en remettre complétement à aucune d'elles du sort des autres, que de faire d'un peuple l'arbitre des destinées d'un autre peuple. Lorsque les riches seuls gouvernent, l'intérêt des pauvres est toujours en péril; et lorsque les pauvres font la loi, celui des riches court de grands hasards. Quel est donc l'avantage de la démocratie? L'avantage réel de la démocratie n'est pas, comme on l'a dit, de favoriser la prospérité de tous, mais seulement de servir au bien-être du plus grand nombre.

Ceux qu'on charge, aux États-Unis, de diriger les affaires du public, sont souvent inférieurs en capacité et en moralité aux hommes que l'aristocratie porterait au pouvoir; mais leur intérêt se confond et s'identifie avec celui de la majorité de leurs concitoyens. Ils peuvent donc commettre de fréquentes infidélités et de graves erreurs, mais ils ne suivront jamais systématiquement une tendance hostile à cette majorité; et il ne saurait leur arriver d'imprimer au gouvernement une allure exclusive et dangereuse.

La mauvaise administration d'un magistrat, sous la démocratie, est d'ailleurs un fait isolé qui n'a d'influence que pendant la courte durée de cette administration. La corruption et l'incapacité ne sont pas des intérêts communs qui puissent lier entre eux les hommes d'une manière permanente.

Un magistrat corrompu, ou incapable, ne combinera pas ses efforts avec un autre magistrat, par la seule raison que ce dernier est incapable et corrompu comme lui, et ces deux hommes ne travailleront jamais de concert à faire fleurir la corruption et l'incapacité chez leurs arrière-neveux. L'ambition et les manœuvres de l'un serviront, au contraire, à démasquer l'autre. Les vices du magistrat, dans les démocraties, lui sont en général tout personnels.

Mais les hommes publics, sous le gouvernement de l'aristocratie, ont un intérêt de classe qui, s'il se confond quelquefois avec celui de la majorité, en reste souvent distinct. Cet intérêt forme entre eux un lien commun et durable; il les invite à unir et à combiner leurs efforts vers un but qui n'est pas toujours le bonheur du plus grand nombre: il ne lie pas seulement les gouvernants les uns aux autres; ils les unit encore à une portion considérable de gouvernés; car beaucoup de citoyens, sans être revêtus d'aucun emploi, font partie de l'aristocratie.

Le magistrat aristocratique rencontre donc un appui constant dans la société, en même temps qu'il en trouve un dans le gouvernement.

Cet objet commun, qui, dans les aristocraties, unit les magistrats à l'intérêt d'une partie de leurs contemporains, les identifie encore et les soumet pour ainsi dire à celui des races futures. Ils travaillent pour l'avenir aussi bien que pour le présent. Le magistrat aristocratique est donc poussé tout à la fois vers un même point, par les passions des gouvernés, par les siennes, propres, et je pourrais presque dire par les passions de sa postérité.

Comment s'étonner s'il ne résiste point? Aussi voit-on souvent, dans les aristocraties, l'esprit de classe entraîner ceux mêmes qu'il ne corrompt pas, et faire qu'à leur insu ils accommodent peu à peu la société à leur usage, et la préparent pour leurs descendants.

Je ne sais s'il a jamais existé une aristocratie aussi libérale que celle d'Angleterre, et qui ait, sans interruption, fourni au gouvernement du pays des hommes aussi dignes et aussi éclairés.

Il est cependant facile de reconnaître que dans la législation anglaise le bien du pauvre a fini par être souvent sacrifié à celui du riche, et les droits du plus grand nombre aux priviléges de quelques uns: aussi l'Angleterre, de nos jours, réunit-elle dans son sein tout ce que la fortune a de plus extrême, et l'on y rencontre des misères qui égalent presque sa puissance et sa gloire.

Aux États-Unis, où les fonctionnaires publics n'ont point d'intérêts de classe à faire prévaloir, la marche générale et continue du gouvernement est bienfaisante, quoique les gouvernants soient souvent inhabiles, et quelquefois méprisables.

Il y a donc, au fond des institutions démocratiques, une tendance cachée qui fait souvent concourir les hommes à la prospérité générale, malgré leurs vices ou leurs erreurs, tandis que dans les institutions aristocratiques, il se découvre quelquefois une pente secrète qui, en dépit des talents et des vertus, les entraîne à contribuer aux misères de leurs semblables. C'est ainsi qu'il peut arriver que, dans les gouvernements aristocratiques, les hommes publics fassent le mal sans le vouloir, et que dans les démocraties ils produisent le bien sans en avoir la pensée.

DE L'ESPRIT PUBLIC AUX ÉTATS-UNIS.

Amour instinctif de la patrie. — Patriotisme réfléchi. — Leurs différents caractères. — Que les peuples doivent tendre de toutes leurs forces vers le second quand le premier disparaît. — Efforts qu'ont faits les Américains pour y parvenir. — L'intérêt de l'individu intimement lié à celui du pays.

Il existe un amour de la patrie qui a principalement sa source dans ce sentiment irréfléchi, désintéressé et indéfinissable, qui lie le cœur de l'homme aux lieux où l'homme a pris naissance. Cet amour instinctif se confond avec le goût des coutumes anciennes, avec le respect des aïeux et la mémoire du passé; ceux qui l'éprouvent chérissent leur pays comme on aime la maison paternelle. Ils aiment la tranquillité dont ils y jouissent; ils tiennent aux paisibles habitudes qu'ils y ont contractées; ils s'attachent aux souvenirs qu'elle leur présente, et trouvent même quelque douceur à y vivre dans l'obéissance. Souvent cet amour de la patrie est encore exalté par le zèle religieux, et alors on lui voit faire des prodiges. Lui-même est une sorte de religion; il ne raisonne point, il croit, il sent, il agit. Des peuples se sont rencontrés qui ont, en quelque façon, personnifié la patrie, et qui l'ont entrevue dans le prince. Ils ont donc transporté en lui une partie des sentiments dont le patriotisme se compose; ils se sont enorgueillis de ses triomphes, et ont été fiers de sa puissance. Il fut un temps, sous l'ancienne monarchie, où les Français éprouvaient une sorte de joie en se sentant livrés sans recours à l'arbitraire du monarque, et disaient avec orgueil: «Nous vivons sous le plus puissant roi du monde.»

Comme toutes les passions irréfléchies, cet amour du pays pousse à de grands efforts passagers plutôt qu'à la continuité des efforts. Après avoir sauvé l'État en temps de crise, il le laisse souvent dépérir au sein de la paix.

Lorsque les peuples sont encore simples dans leurs mœurs et fermes dans leur croyance; quand la société repose doucement sur un ordre de choses ancien, dont la légitimité n'est point contestée, on voit régner cet amour instinctif de la patrie.

Il en est un autre plus rationnel que celui-là; moins généreux, moins ardent peut-être, mais plus fécond et plus durable; celui-ci naît des lumières; il se développe à l'aide des lois, il croît avec l'exercice des droits, et il finit, en quelque sorte, par se confondre avec l'intérêt personnel. Un homme comprend l'influence qu'a le bien-être du pays sur le sien propre; il sait que la loi lui permet de contribuer à produire ce bien-être, et il s'intéresse à la prospérité de son pays, d'abord comme une chose qui lui est utile, et ensuite comme à son ouvrage.

Mais il arrive quelquefois, dans la vie des peuples, un moment où les coutumes anciennes sont changées, les mœurs détruites, les croyances ébranlées, le prestige des souvenirs évanoui, et où, cependant, les lumières sont restées incomplètes, et les droits politiques mal assurés ou restreints. Les hommes alors n'aperçoivent plus la patrie que sous un jour faible et douteux; ils ne la placent plus ni dans le sol, qui est devenu à leurs yeux une terre inanimée, ni dans les usages de leurs aïeux, qu'on leur a appris à regarder comme un joug; ni dans la religion, dont ils doutent; ni dans les lois qu'ils ne font pas, ni dans le législateur qu'ils craignent et méprisent. Ils ne la voient donc nulle part, pas plus sous ses propres traits que sous aucun autre, et ils se retirent dans un égoïsme étroit et sans lumière. Ces hommes échappent aux préjugés sans reconnaître l'empire de la raison; ils n'ont ni le patriotisme instinctif de la monarchie, ni le patriotisme réfléchi de la république; mais ils se sont arrêtés entre les deux, au milieu de la confusion et des misères.

Que faire en un pareil état? Reculer. Mais les peuples ne reviennent pas plus aux sentiments de leur jeunesse, que les hommes aux goûts innocents de leur premier âge; ils peuvent les regretter, mais non les faire renaître. Il faut donc marcher en avant, et se hâter d'unir aux yeux du peuple l'intérêt individuel à l'intérêt du pays, car l'amour désintéressé de la patrie fuit sans retour.

Je suis assurément loin de prétendre que pour arriver à ce résultat on doive accorder tout-à-coup l'exercice des droits politiques à tous les hommes; mais je dis que le plus puissant moyen, et peut-être le seul qui nous reste, d'intéresser les hommes au sort de leur patrie, c'est de les faire participer à son gouvernement. De nos jours, l'esprit de cité me semble inséparable de l'exercice des droits politiques; et je pense que désormais on verra augmenter ou diminuer en Europe le nombre des citoyens, en proportion de l'extension de ses droits.

D'où vient qu'aux États-Unis, où les habitants sont arrivés d'hier sur le sol qu'ils occupent, où ils n'y ont apporté ni usages, ni souvenirs; où ils s'y rencontrent pour la première fois sans se connaître; où, pour le dire en un mot, l'instinct de la patrie peut à peine exister; d'où vient que chacun s'intéresse aux affaires de sa commune, de son canton, et de l'État tout entier comme aux siennes mêmes? C'est que chacun, dans sa sphère, prend une part active au gouvernement de la société.

L'homme du peuple, aux États-Unis, a compris l'influence qu'exerce la prospérité générale sur son bonheur, idée si simple et cependant si peu connue du peuple. De plus, il s'est accoutumé à regarder cette prospérité comme son ouvrage. Il voit donc dans la fortune publique la sienne propre, et il travaille au bien de l'État, non seulement par devoir ou par orgueil, mais j'oserais presque dire par cupidité.

On n'a pas besoin d'étudier les institutions et l'histoire des Américains pour connaître la vérité de ce qui précède, les mœurs vous en avertissent assez. L'Américain prenant part à tout ce qui se fait dans son pays, se croit intéressé à défendre tout ce qu'on y critique; car ce n'est pas seulement son pays qu'on attaque alors, c'est lui-même: aussi voit-on son orgueil national recourir à tous les artifices et descendre à toutes les puérilités de la vanité individuelle.

Il n'y a rien de plus gênant dans l'habitude de la vie que ce patriotisme irritable des Américains. L'étranger consentirait bien à louer beaucoup dans leur pays; mais il voudrait qu'on lui permît de blâmer quelque chose, et c'est ce qu'on lui refuse absolument.

L'Amérique est donc un pays de liberté, où, pour ne blesser personne, l'étranger ne doit parler librement ni des particuliers, ni de l'État, ni des gouvernés, ni des gouvernants, ni des entreprises publiques, ni des entreprises privées; de rien enfin de ce qu'on y rencontre, sinon peut-être du climat et du sol; encore trouve-t-on des Américains prêts à défendre l'un et l'autre, comme s'ils avaient concouru à les former.

De nos jours, il faut savoir prendre son parti, et oser choisir entre le patriotisme de tous et le gouvernement du petit nombre; car on ne peut réunir à la fois la force et l'activité sociales que donne le premier, avec les garanties de tranquillité que fournit quelquefois le second.

DE L'IDÉE DES DROITS AUX ÉTATS-UNIS.

Il n'y a pas de grands peuples sans idée des droits. — Quel est le moyen de donner au peuple l'idée des droits. — Respect des droits aux États-Unis. — D'où il naît.

Après l'idée générale de la vertu, je n'en sais pas de plus belle que celle des droits, ou plutôt ces deux idées se confondent. L'idée des droits n'est autre chose que l'idée de la vertu introduite dans le monde politique.

C'est avec l'idée des droits que les hommes ont défini ce qu'étaient la licence et la tyrannie. Éclairé par elle, chacun a pu se montrer indépendant sans arrogance et soumis sans hardiesse. L'homme qui obéit à la violence se plie et s'abaisse; mais quand il se soumet au droit de commander qu'il reconnaît à son semblable, il s'élève en quelque sorte au-dessus de celui même qui lui commande. Il n'est pas de grands hommes sans vertu; sans respect des droits il n'y a pas de grand peuple: on peut presque dire qu'il n'y a pas de société; car qu'est-ce qu'une réunion d'êtres rationnels et intelligents dont la force est le seul lien?

Je me demande quel est, de nos jours, le moyen d'inculquer aux hommes l'idée des droits, et de le faire pour ainsi dire tomber sous leur sens; et je n'en vois qu'un seul, c'est de leur donner à tous le paisible exercice de certains droits: on voit bien cela chez les enfants, qui sont des hommes, à la force et à l'expérience près. Lorsque l'enfant commence à se mouvoir au milieu des objets extérieurs, l'instinct le porte à mettre à son usage tout ce qui se rencontre sous ses mains; il n'a pas d'idée de la propriété des autres, pas même de celle de l'existence; mais à mesure qu'il est averti du prix des choses, et qu'il découvre qu'on peut à son tour l'en dépouiller, il devient plus circonspect, et finit par respecter dans ses semblables ce qu'il veut qu'on respecte en lui.

Ce qui arrive à l'enfant pour ses jouets, arrive plus tard à l'homme pour tous les objets qui lui appartiennent. Pourquoi en Amérique, pays de démocratie par excellence, personne ne fait-il entendre contre la propriété en général ces plaintes qui souvent retentissent en Europe? Est-il besoin de le dire? c'est qu'en Amérique il n'y a point de prolétaires. Chacun ayant un bien particulier à défendre, reconnaît en principe le droit de propriété.

Dans le monde politique, il en est de même. En Amérique, l'homme du peuple a conçu une haute idée des droits politiques, parce qu'il a des droits politiques; il n'attaque pas ceux d'autrui pour qu'on ne viole pas les siens. Et tandis qu'en Europe ce même homme méconnaît jusqu'à l'autorité souveraine, l'Américain se soumet sans murmurer au pouvoir du moindre de ses magistrats.

Cette vérité paraît jusque dans les plus petits détails de l'existence des peuples. En France, il y a peu de plaisirs exclusivement réservés aux classes supérieures de la société; le pauvre est admis presque partout où le riche peut entrer: aussi le voit-on se conduire avec décence et respecter tout ce qui sert à des jouissances qu'il partage. En Angleterre, où la richesse a le privilége de la joie comme le monopole du pouvoir, on se plaint que quand le pauvre parvient à s'introduire furtivement dans le lieu destiné aux plaisirs du riche, il aime à y causer des dégâts inutiles: comment s'en étonner? on a pris soin qu'il n'ait rien à perdre.

Le gouvernement de la démocratie fait descendre l'idée des droits politiques jusqu'au moindre des citoyens, comme la division des biens met l'idée du droit de propriété en général à la portée de tous les hommes. C'est là un de ses plus grands mérites à mes yeux.

Je ne dis point que ce soit chose aisée que d'apprendre à tous les hommes à se servir des droits politiques; je dis seulement que, quand cela peut être, les effets qui en résultent sont grands.

Et j'ajoute que s'il est un siècle où une pareille entreprise doive être tentée, ce siècle est le nôtre.

Ne voyez-vous pas que les religions s'affaiblissent et que la notion divine des droits disparaît? Ne découvrez-vous point que les mœurs s'altèrent, et qu'avec elles s'efface la notion morale des droits?

N'apercevez-vous pas de toutes parts les croyances qui font place aux raisonnements, et les sentiments aux calculs? Si, au milieu de cet ébranlement universel, vous ne parvenez à lier l'idée des droits à l'intérêt personnel qui s'offre comme le seul point immobile dans le cœur humain, que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde, sinon la peur?

Lors donc qu'on me dit que les lois sont faibles, et les gouvernés turbulents; que les passions sont vives, et la vertu sans pouvoir, et que dans cette situation il ne faut point songer à augmenter les droits de la démocratie; je réponds que c'est à cause de ces choses mêmes que je crois qu'il faut y songer; et, en vérité, je pense que les gouvernements y sont plus intéressés encore que la société, car les gouvernements périssent, et la société ne saurait mourir. Du reste, je ne veux point abuser de l'exemple de l'Amérique.

En Amérique, le peuple a été revêtu de droits politiques à une époque où il lui était difficile d'en faire un mauvais usage, parce que les citoyens étaient en petit nombre et simples de mœurs. En grandissant, les Américains n'ont point accru pour ainsi dire les pouvoirs de la démocratie; ils ont plutôt étendu ses domaines.

On ne peut douter que le moment où l'on accorde des droits politiques à un peuple qui en a été privé jusqu'alors, ne soit un moment de crise, crise souvent nécessaire, mais toujours dangereuse.

L'enfant donne la mort quand il ignore le prix de la vie; il enlève la propriété d'autrui avant de connaître qu'on peut lui ravir la sienne. L'homme du peuple, à l'instant où on lui accorde des droits politiques, se trouve, par rapport à ses droits, dans la même position que l'enfant vis-à-vis de toute la nature, et c'est le cas de lui appliquer ce mot célèbre: Homo puer robustus.

Cette vérité se découvre en Amérique même. Les États où les citoyens jouissent le plus anciennement de leurs droits sont ceux où ils savent encore le mieux s'en servir.

On ne saurait trop le dire: il n'est rien de plus fécond en merveilles que l'art d'être libre; mais il n'y a rien de plus dur que l'apprentissage de la liberté. Il n'en est pas de même du despotisme. Le despotisme se présente souvent comme le réparateur de tous les maux soufferts; il est l'appui du bon droit, le soutien des opprimés et le fondateur de l'ordre. Les peuples s'endorment au sein de la prospérité momentanée qu'il fait naître; et lorsqu'ils se réveillent, ils sont misérables. La liberté, au contraire, naît d'ordinaire au milieu des orages, elle s'établit péniblement parmi les discordes civiles, et ce n'est que quand elle est déjà vieille qu'on peut connaître ses bienfaits.

DU RESPECT POUR LA LOI AUX ÉTATS-UNIS.

Respect des Américains pour la loi. — Amour paternel qu'ils ressentent pour elle. — Intérêt personnel que chacun trouve à augmenter la puissance de la loi.

Il n'est pas toujours loisible d'appeler le peuple entier, soit directement, soit indirectement, à la confection de la loi; mais on ne saurait nier que, quand cela est praticable, la loi n'en acquière une grande autorité. Cette origine populaire, qui nuit souvent à la bonté et à la sagesse de la législation, contribue singulièrement à sa puissance.

Il y a dans l'expression des volontés de tout un peuple une force prodigieuse. Quand elle se découvre au grand jour, l'imagination même de ceux qui voudraient lutter contre elle en est comme accablée.

La vérité de ceci est bien connue des partis.

Aussi les voit-on contester la majorité partout où ils le peuvent. Quand elle leur manque parmi ceux qui ont voté, ils la placent parmi ceux qui se sont abstenus de voter, et lorsque là encore elle vient à leur échapper, ils la retrouvent au sein de ceux qui n'avaient pas le droit de voter.

Aux États-Unis, excepté les esclaves, les domestiques et les indigents nourris par les communes, il n'est personne qui ne soit électeur, et qui à ce titre ne concoure indirectement à la loi. Ceux qui veulent attaquer les lois sont donc réduits à faire ostensiblement l'une de ces deux choses: ils doivent ou changer l'opinion de la nation, ou fouler aux pieds ses volontés.

Ajoutez à cette première raison cette autre plus directe et plus puissante, qu'aux États-Unis chacun trouve une sorte d'intérêt personnel à ce que tous obéissent aux lois; car celui qui aujourd'hui ne fait pas partie de la majorité, sera peut-être demain dans ses rangs; et ce respect qu'il professe maintenant pour les volontés du législateur, il aura bientôt occasion de l'exiger pour les siennes. Quelque fâcheuse que soit la loi, l'habitant des États-Unis s'y soumet donc sans peine, non seulement comme à l'ouvrage du plus grand nombre, mais encore comme au sien propre; il la considère sous le point de vue d'un contrat dans lequel il aurait été partie.

On ne voit donc pas, aux États-Unis, une foule nombreuse et toujours turbulente, qui, regardant la loi comme un ennemi naturel, ne jette sur elle que des regards de crainte et de soupçons. Il est impossible, au contraire, de ne point apercevoir que toutes les classes montrent une grande confiance dans la législation qui régit le pays, et ressentent pour elle une sorte d'amour paternel.

Je me trompe en disant toutes les classes. En Amérique, l'échelle européenne des pouvoirs étant renversée, les riches se trouvent dans une position analogue à celle des pauvres en Europe; ce sont eux qui souvent se défient de la loi. Je l'ai dit ailleurs: l'avantage réel du gouvernement démocratique n'est pas de garantir les intérêts de tous, ainsi qu'on l'a prétendu quelquefois, mais seulement de protéger ceux du plus grand nombre. Aux États-Unis, où le pauvre gouverne, les riches ont toujours à craindre qu'il n'abuse contre eux de son pouvoir.

Cette disposition de l'esprit des riches peut produire un mécontentement sourd; mais la société n'en est pas violemment troublée; car la même raison qui empêche le riche d'accorder sa confiance au législateur, l'empêche de braver ses commandements. Il ne fait pas la loi parce qu'il est riche, et il n'ose la violer à cause de sa richesse. Chez les nations civilisées, il n'y a en général que ceux qui n'ont rien à perdre qui se révoltent. Ainsi donc, si les lois de la démocratie ne sont pas toujours respectables, elles sont presque toujours respectées; car ceux qui en général violent les lois ne peuvent manquer d'obéir à celles qu'ils ont faites et dont ils profitent, et les citoyens qui pourraient avoir intérêt à les enfreindre sont portés par caractère et par position à se soumettre aux volontés quelconques du législateur. Au reste, le peuple, en Amérique, n'obéit pas seulement à la loi parce qu'elle est son ouvrage, mais encore parce qu'il peut la changer, quand par hasard elle le blesse; il s'y soumet d'abord comme à un mal qu'il s'est imposé à lui-même, et ensuite comme à un mal passager.

ACTIVITÉ QUI RÈGNE DANS TOUTES LES PARTIES DU CORPS POLITIQUE AUX ÉTATS-UNIS; INFLUENCE QU'ELLE EXERCE SUR LA SOCIÉTÉ.

Il est plus difficile de concevoir l'activité politique qui règne aux États-Unis que la liberté ou l'égalité qu'on y rencontre. — Le grand mouvement qui agite sans cesse les législatures n'est qu'un épisode, un prolongement de ce mouvement universel. — Difficulté que trouve l'Américain à ne s'occuper que de ses propres affaires. — L'agitation politique se propage dans la société civile. — Activité industrielle des Américains venant en partie de cette cause. — Avantages indirects que retire la société du gouvernement de la démocratie.

Quand on passe d'un pays libre dans un autre qui ne l'est pas, on est frappé d'un spectacle fort extraordinaire: là, tout est activité et mouvement; ici, tout semble calme et immobile. Dans l'un, il n'est question que d'amélioration et de progrès; on dirait que la société, dans l'autre, après avoir acquis tous les biens, n'aspire qu'à se reposer pour en jouir. Cependant, le pays qui se donne tant d'agitation pour être heureux est en général plus riche et plus prospère que celui qui paraît si satisfait de son sort. Et en les considérant l'un et l'autre, on a peine à concevoir comment tant de besoins nouveaux se font sentir chaque jour dans le premier, tandis qu'on semble en éprouver si peu dans le second.

Si cette remarque est applicable aux pays libres qui ont conservé la forme monarchique et à ceux où l'aristocratie domine, elle l'est bien plus encore aux républiques démocratiques. Là, ce n'est plus une portion du peuple qui entreprend d'améliorer l'état de la société; le peuple entier se charge de ce soin. Il ne s'agit pas seulement de pourvoir aux besoins et aux commodités d'une classe, mais de toutes les classes en même temps.

Il n'est pas impossible de concevoir l'immense liberté dont jouissent les Américains; on peut aussi se faire une idée de leur extrême égalité; mais ce qu'on ne saurait comprendre sans en avoir déjà été le témoin, c'est l'activité politique qui règne aux États-Unis.

À peine êtes-vous descendu sur le sol de l'Amérique, que vous vous trouvez au milieu d'une sorte de tumulte; une clameur confuse s'élève de toutes parts; mille voix parviennent en même temps à votre oreille; chacun d'elles exprime quelques besoins sociaux. Autour de vous tout se remue: ici, le peuple d'un quartier est réuni pour savoir si l'on doit bâtir une église; là, on travaille au choix d'un représentant; plus loin, les députés d'un canton se rendent en toute hâte à la ville, afin d'aviser à certaines améliorations locales; dans un autre endroit, ce sont les cultivateurs d'un village qui abandonnent leurs sillons pour aller discuter le plan d'une route ou d'une école. Des citoyens s'assemblent, dans le seul but de déclarer qu'ils désapprouvent la marche du gouvernement; tandis que d'autres se réunissent afin de proclamer que les hommes en place sont les pères de la patrie. En voici d'autres encore qui, regardant l'ivrognerie comme la source principale des maux de l'État, viennent s'engager solennellement à donner l'exemple de la tempérance[20].

Le grand mouvement politique qui agite sans cesse les législatures américaines, le seul dont on s'aperçoive au-dehors, n'est qu'un épisode et une sorte de prolongement de ce mouvement universel qui commence dans les derniers rangs du peuple, et gagne ensuite, de proche en proche, toutes les classes des citoyens. On ne saurait travailler plus laborieusement à être heureux.

Il est difficile de dire quelle place occupent les soins de la politique dans la vie d'un homme aux États-Unis. Se mêler du gouvernement de la société et en parler, c'est la plus grande affaire et pour ainsi dire le seul plaisir qu'un Américain connaisse. Ceci s'aperçoit jusque dans les moindres habitudes de sa vie: les femmes elles-mêmes se rendent souvent aux assemblées publiques, et se délassent, en écoutant des discours politiques, des ennuis du ménage. Pour elles, les clubs remplacent jusqu'à un certain point les spectacles. Un Américain ne sait pas converser, mais il discute; il ne discourt pas, mais il disserte. Il vous parle toujours comme à une assemblée; et s'il lui arrive par hasard de s'échauffer, il dira: Messieurs, en s'adressant à son interlocuteur.

Dans certain pays, l'habitant n'accepte qu'avec une sorte de répugnance les droits politiques que la loi lui accorde; il semble que ce soit lui dérober son temps que de l'occuper des intérêts communs, et il aime à se renfermer dans un égoïsme étroit dont quatre fossés surmontés d'une haie forment l'exacte limite.

Du moment, au contraire, où l'Américain serait réduit à ne s'occuper que de ses propres affaires, la moitié de son existence lui serait ravie; il sentirait comme un vide immense dans ses jours, et il deviendrait incroyablement malheureux[21].

Je suis persuadé que si le despotisme parvient jamais à s'établir en Amérique, il trouvera plus de difficultés encore à vaincre les habitudes que la liberté a fait naître, qu'à surmonter l'amour même de la liberté.

Cette agitation sans cesse renaissante, que le gouvernement de la démocratie a introduite dans le monde politique, passe ensuite dans la société civile. Je ne sais si, à tout prendre, ce n'est pas là le plus grand avantage du gouvernement démocratique, et je le loue bien plus à cause de ce qu'il fait faire que de ce qu'il fait.

Il est incontestable que le peuple dirige souvent fort mal les affaires publiques; mais le peuple ne saurait se mêler des affaires publiques sans que le cercle de ses idées ne vienne à s'étendre, et sans qu'on ne voie son esprit sortir de sa routine ordinaire. L'homme du peuple qui est appelé au gouvernement de la société conçoit une certaine estime de lui-même. Comme il est alors une puissance, des intelligences très éclairées se mettent au service de la sienne. On s'adresse sans cesse à lui pour s'en faire un appui, et en cherchant à le tromper de mille manières différentes, on l'éclaire. En politique, il prend part à des entreprises qu'il n'a pas conçues, mais qui lui donnent le goût général des entreprises. On lui indique tous les jours de nouvelles améliorations à faire à la propriété commune; il sent naître le désir d'améliorer celle qui lui est personnelle. Il n'est ni plus vertueux ni plus heureux peut-être, mais plus éclairé et plus actif que ses devanciers. Je ne doute pas que les institutions démocratiques, jointes à la nature physique du pays, ne soient la cause, non pas directe, comme tant de gens le disent, mais la cause indirecte du prodigieux mouvement d'industrie qu'on remarque aux États-Unis. Ce ne sont pas les lois qui le font naître, mais le peuple apprend à le produire en faisant la loi.

Lorsque les ennemis de la démocratie prétendent qu'un seul fait mieux ce dont il se charge que le gouvernement de tous, il me semble qu'ils ont raison. Le gouvernement d'un seul, en supposant de part et d'autre égalité de lumières, met plus de suite dans ses entreprises que la multitude; il montre plus de persévérance, plus d'idée d'ensemble, plus de perfection de détail, un discernement plus juste dans le choix des hommes. Ceux qui nient ces choses n'ont jamais vu de république démocratique, ou n'ont jugé que sur un petit nombre d'exemples. La démocratie, lors même que les circonstances locales et les dispositions du peuple lui permettent de se maintenir, ne présente pas le coup d'œil de la régularité administrative et de l'ordre méthodique dans le gouvernement; cela est vrai. La liberté démocratique n'exécute pas chacune de ses entreprises avec la même perfection que le despotisme intelligent; souvent elle les abandonne avant d'en avoir retiré le fruit, ou en hasarde de dangereuses: mais à la longue elle produit plus que lui; elle fait moins bien chaque chose, mais elle fait plus de choses. Sous son empire, ce n'est pas surtout ce qu'exécute l'administration publique qui est grand, c'est ce qu'on exécute sans elle et en dehors d'elle. La démocratie ne donne pas au peuple le gouvernement le plus habile, mais elle fait ce que le gouvernement le plus habile est souvent impuissant à créer; elle répand dans tout le corps social une inquiète activité, une force surabondante, une énergie qui n'existent jamais sans elle, et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, peuvent enfanter des merveilles. Là sont ses vrais avantages.

Dans ce siècle, où les destinées du monde chrétien paraissent en suspens, les uns se hâtent d'attaquer la démocratie comme une puissance ennemie, tandis qu'elle grandit encore; les autres adorent déjà en elle un dieu nouveau qui sort du néant: mais les uns et les autres ne connaissent qu'imparfaitement l'objet de leur haine ou de leur désir; ils se combattent dans les ténèbres et ne frappent qu'au hasard.

Que demandez-vous de la société et de son gouvernement? Il faut s'entendre.

Voulez-vous donner à l'esprit humain une certaine hauteur, une façon généreuse d'envisager les choses de ce monde? Voulez-vous inspirer aux hommes une sorte de mépris des biens matériels? Désirez-vous faire naître ou entretenir des convictions profondes et préparer de grands dévouements?

S'agit-il pour vous de polir les mœurs, d'élever les manières, de faire briller les arts? Voulez-vous de la poésie, du bruit, de la gloire?

Prétendez-vous organiser un peuple de manière à agir fortement sur tous les autres? Le destinez-vous à tenter les grandes entreprises, et, quel que soit le résultat de ses efforts, à laisser une trace immense dans l'histoire?

Si tel est, suivant vous, l'objet principal que doivent se proposer les hommes en société, ne prenez pas le gouvernement de la démocratie; il ne vous conduirait pas sûrement au but.

Mais s'il vous semble utile de détourner l'activité intellectuelle et morale de l'homme sur les nécessités de la vie matérielle, et de l'employer à produire le bien-être; si la raison vous paraît plus profitable aux hommes que le génie; si votre objet n'est point de créer des vertus héroïques, mais des habitudes paisibles; si vous aimez mieux voir des vices que des crimes, et préférez trouver moins de grandes actions, à la condition de rencontrer moins de forfaits; si, au lieu d'agir dans le sein d'une société brillante, il vous suffit de vivre au milieu d'une société prospère; si, enfin, l'objet principal d'un gouvernement n'est point, suivant vous, de donner au corps entier de la nation le plus de force ou le plus de gloire possible, mais de procurer à chacun des individus qui le composent le plus de bien-être et de lui éviter le plus de misère; alors égalisez les conditions et constituez le gouvernement de la démocratie.

Que s'il n'est plus temps de faire un choix, et qu'une force supérieure à l'homme vous entraîne déjà, sans consulter vos désirs, vers l'un des deux gouvernements, cherchez du moins à en tirer tout le bien qu'il peut faire; et connaissant ses bons instincts, ainsi que ses mauvais penchants, efforcez-vous de restreindre l'effet des seconds et de développer les premiers.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VII.
DE L'OMNIPOTENCE DE LA MAJORITÉ AUX ÉTATS-UNIS ET DE SES EFFETS.

Force naturelle de la majorité dans les démocraties. — La plupart des constitutions américaines ont accru artificiellement cette force naturelle. — Comment. — Mandats impératifs. — Empire moral de la majorité. — Opinion de son infaillibilité. — Respect pour ses droits. — Ce qui l'augmente aux États-Unis.

Il est de l'essence même des gouvernements démocratiques que l'empire de la majorité y soit absolu; car en dehors de la majorité, dans les démocraties, il n'y a rien qui résiste.

La plupart des constitutions américaines ont encore cherché à augmenter artificiellement cette force naturelle de la majorité[22].

La législature est, de tous les pouvoirs politiques, celui qui obéit le plus volontiers à la majorité. Les Américains ont voulu que les membres de la législature fussent nommés directement par le peuple, et pour un terme très court, afin de les obliger à se soumettre, non seulement aux vues générales, mais encore aux passions journalières de leurs constituants.

Ils ont pris dans les mêmes classes et nommé de la même manière les membres des deux chambres; de telle sorte que les mouvements du corps législatif sont presque aussi rapides et non moins irrésistibles que ceux d'une seule assemblée.

La législature ainsi constituée, ils ont réuni dans son sein presque tout le gouvernement.

En même temps que la loi accroissait la force des pouvoirs qui étaient naturellement forts, elle énervait de plus en plus ceux qui étaient naturellement faibles. Elle n'accordait aux représentants de la puissance exécutive, ni stabilité ni indépendance; et, en les soumettant complétement aux caprices de la législature, elle leur enlevait le peu d'influence que la nature du gouvernement démocratique leur aurait permis d'exercer.

Dans plusieurs États, elle livrait le pouvoir judiciaire à l'élection de la majorité, et dans tous elle faisait, en quelque sorte, dépendre son existence de la puissance législative, en laissant aux représentants le droit de fixer chaque année le salaire des juges.

Les usages ont été plus loin encore que les lois.

Il se répand de plus en plus, aux États-Unis, une coutume qui finira par rendre vaines les garanties du gouvernement représentatif: il arrive très fréquemment que les électeurs, en nommant un député, lui tracent un plan de conduite et lui imposent un certain nombre d'obligations positives dont il ne saurait nullement s'écarter. Au tumulte près, c'est comme si la majorité elle-même délibérait sur la place publique.

Plusieurs circonstances particulières tendent encore à rendre, en Amérique, le pouvoir de la majorité non seulement prédominant, mais irrésistible.

L'empire moral de la majorité se fonde en partie sur cette idée, qu'il y a plus de lumières et de sagesse dans beaucoup d'hommes réunis que dans un seul, dans le nombre des législateurs que dans le choix. C'est la théorie de l'égalité appliquée aux intelligences. Cette doctrine attaque l'orgueil de l'homme dans son dernier asile: aussi la minorité l'admet-elle avec peine; elle ne s'y habitue qu'à la longue. Comme tous les pouvoirs, et plus peut-être qu'aucun d'entre eux, le pouvoir de la majorité a donc besoin de durer pour paraître légitime. Quand il commence à s'établir, il se fait obéir par la contrainte; ce n'est qu'après avoir long-temps vécu sous ses lois qu'on commence à le respecter.

L'idée du droit que possède la majorité, par ses lumières, de gouverner la société, a été apportée sur le sol des États-Unis par leurs premiers habitants. Cette idée, qui seule suffirait pour créer un peuple libre, est aujourd'hui passée dans les mœurs, et on la retrouve jusque dans les moindres habitudes de la vie.

Les Français, sous l'ancienne monarchie, tenaient pour constant que le roi ne pouvait jamais faillir; et quand il lui arrivait de faire mal, ils pensaient que la faute en était à ses conseillers. Ceci facilitait merveilleusement l'obéissance. On pouvait murmurer contre la loi, sans cesser d'aimer et de respecter le législateur. Les Américains ont la même opinion de la majorité.

L'empire moral de la majorité se fonde encore sur ce principe, que les intérêts du plus grand nombre doivent être préférés à ceux du petit. Or, on comprend sans peine que le respect qu'on professe pour ce droit du plus grand nombre augmente naturellement ou diminue suivant l'état des partis. Quand une nation est partagée entre plusieurs grands intérêts inconciliables, le privilége de la majorité est souvent méconnu, parce qu'il devient trop pénible de s'y soumettre.

S'il existait en Amérique une classe de citoyens que le législateur travaillât à dépouiller de certains avantages exclusifs, possédés pendant des siècles, et voulût faire descendre d'une situation élevée pour les ramener dans les rangs de la multitude, il est probable que la minorité ne se soumettrait pas facilement à ses lois.

Mais les États-Unis ayant été peuplés par des hommes égaux entre eux, il ne se trouve pas encore de dissidence naturelle et permanente entre les intérêts de leurs divers habitants.

Il y a tel état social où les membres de la minorité ne peuvent espérer d'attirer à eux la majorité, parce qu'il faudrait pour cela abandonner l'objet même de la lutte qu'ils soutiennent contre elle. Une aristocratie, par exemple, ne saurait devenir majorité en conservant ses priviléges exclusifs, et elle ne saurait laisser échapper ses priviléges sans cesser d'être une aristocratie.

Aux États-Unis, les questions politiques ne peuvent se poser d'une manière aussi générale et aussi absolue, et tous les partis sont prêts à reconnaître les droits de la majorité, parce que tous ils espèrent pouvoir un jour les exercer à leur profit.

La majorité a donc aux États-Unis une immense puissance de fait et une puissance d'opinion presque aussi grande; et lorsqu'elle est une fois formée sur une question, il n'y a pour ainsi dire point d'obstacles qui puissent, je ne dirai pas arrêter, mais même retarder sa marche, et lui laisser le temps d'écouter les plaintes de ceux qu'elle écrase en passant.

Les conséquences de cet état de choses sont funestes et dangereux pour l'avenir.

COMMENT L'OMNIPOTENCE DE LA MAJORITÉ AUGMENTE, EN AMÉRIQUE, L'INSTABILITÉ LÉGISLATIVE ET ADMINISTRATIVE QUI EST NATURELLE AUX DÉMOCRATIES.

Comment les Américains augmentent l'instabilité législative, qui est naturelle à la démocratie, en changeant chaque année le législateur, et en l'armant d'un pouvoir presque sans bornes. — Le même effet produit sur l'administration. — En Amérique on apporte aux améliorations sociales une force infiniment plus grande, mais moins continue qu'en Europe.

J'ai parlé précédemment des vices qui sont naturels au gouvernement de la démocratie; il n'en est pas un qui ne croisse en même temps que le pouvoir de la majorité.

Et, pour commencer par le plus apparent de tous:

L'instabilité législative est un mal inhérent au gouvernement démocratique, parce qu'il est de la nature des démocraties d'amener des hommes nouveaux au pouvoir. Mais ce mal est plus ou moins grand suivant la puissance et les moyens d'action qu'on accorde au législateur.

En Amérique, on remet à l'autorité qui fait les lois un souverain pouvoir. Elle peut se livrer rapidement et irrésistiblement à chacun de ses désirs, et tous les ans on lui donne d'autres représentants. C'est-à-dire qu'on a adopté précisément la combinaison qui favorise le plus l'instabilité démocratique, et qui permet à la démocratie d'appliquer ses volontés changeantes aux objets les plus importants.

Aussi l'Amérique est-elle de nos jours le pays du monde où les lois ont le moins de durée. Presque toutes les constitutions américaines ont été amendées depuis trente ans. Il n'y a donc pas d'État américain qui n'ait, pendant cette période, modifié le principe de ses lois.

Quant aux lois elles-mêmes, il suffit de jeter un coup d'œil sur les archives des différents États de l'Union pour se convaincre qu'en Amérique l'action du législateur ne se ralentit jamais. Ce n'est pas que la démocratie américaine soit de sa nature plus instable qu'une autre, mais on lui a donné le moyen de suivre, dans la formation des lois, l'instabilité naturelle de ses penchants[23].

L'omnipotence de la majorité et la manière rapide et absolue dont ses volontés s'exécutent aux États-Unis ne rend pas seulement la loi instable, elle exerce encore la même influence sur l'exécution de la loi et sur l'action de l'administration publique.

La majorité étant la seule puissance à laquelle il soit important de plaire, on concourt avec ardeur aux œuvres qu'elle entreprend; mais du moment où son attention se porte ailleurs, tous les efforts cessent; tandis que dans les États libres de l'Europe, où le pouvoir administratif a une existence indépendante et une position assurée, les volontés du législateur continuent à s'exécuter, alors même qu'il s'occupe d'autres objets.

En Amérique, on apporte à certaines améliorations beaucoup plus de zèle et d'activité qu'on ne le fait ailleurs.

En Europe, on emploie à ces mêmes choses une force sociale infiniment moins grande, mais plus continue.

Quelques hommes religieux entreprirent, il y a plusieurs années, d'améliorer l'état des prisons. Le public s'émut à leur voix, et la régénération des criminels devint une œuvre populaire.

De nouvelles prisons s'élevèrent alors. Pour la première fois, l'idée de la réforme du coupable pénétra dans un cachot en même temps que l'idée du châtiment. Mais l'heureuse révolution à laquelle le public s'était associé avec tant d'ardeur, et que les efforts simultanés des citoyens rendaient irrésistible, ne pouvait s'opérer en un moment.

À côté des nouveaux pénitenciers, dont le vœu de la majorité hâtait le développement, les anciennes prisons subsistaient encore et continuaient à renfermer un grand nombre de coupables. Celles-ci semblaient devenir plus insalubres et plus corruptrices à mesure que les nouvelles devenaient plus réformatrices et plus saines. Ce double effet se comprend aisément: la majorité, préoccupée par l'idée de fonder le nouvel établissement, avait oublié celui qui existait déjà. Chacun alors détournant les yeux de l'objet qui n'attirait plus les regards du maître, la surveillance avait cessé. On avait d'abord vu se détendre, puis, bientôt après, se briser les liens salutaires de la discipline. Et à côté de la prison, monument durable de la douceur et des lumières de notre temps, se rencontrait un cachot qui rappelait la barbarie du moyen âge.

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