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De la mer aux Vosges

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The Project Gutenberg eBook of De la mer aux Vosges

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Title: De la mer aux Vosges

Author: Franc-Nohain

Illustrator: Paul-Adrien Bouroux

Release date: November 2, 2019 [eBook #60616]
Most recently updated: October 17, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA MER AUX VOSGES ***

De la Mer aux Vosges

JUSTIFICATION DU TIRAGE

Exemplaire unique sur papier des Manufactures impériales du Japon, contenant tous les dessins originaux, une suite des premiers états des eaux-fortes et une suite d’états définitifs.

Nᵒˢ 1 à 50.—Exemplaires sur papier des Manufactures impériales du Japon, contenant une suite des premiers états et une suite d’états définitifs.

Nᵒˢ 51 à 300.—Exemplaires sur papier vélin d’Arches, contenant une suite des eaux-fortes.

FRANC-NOHAIN

De la Mer
aux Vosges

Eaux-Fortes et Dessins

DE

P.-A. BOUROUX




PARIS
E. DE BOCCARD, ÉDITEUR
1, RUE DE MÉDICIS, 1

1921

AU GÉNÉRAL DE COMBARIEU

avec la fierté d’avoir servi sous ses ordres
hommage de notre reconnaissance
et de notre dévouement.


Franc-Nohain,
Paul-Adrien Bouroux.

Table des matières
Table des illustrations

Les pages qui suivent n’ont pas la prétention d’être un chapitre d’histoire; nous n’avons jamais cherché à expliquer, à commenter, ni même à comprendre les événements militaires auxquels nous avons pu nous trouver mêlés et qui nous dépassent singulièrement.

Et nous ne nous flattons pas non plus d’apporter ici une contribution, si modeste soit-elle, à l’étude déjà fréquemment tentée, et bien inutilement à notre avis, de ce que l’on appelle la «psychologie du combattant».

Je crois que les hommes qui ont fait la guerre l’ont faite avec la nature, le caractère, et les habitudes d’esprit qu’ils avaient acquis en temps de paix. La guerre n’a tout de même duré que quatre ans; et les combattants avaient une formation intellectuelle, morale et sentimentale qui allait de dix-sept à cinquante années, parfois même un peu plus.

Pendant ces quatre ans d’exceptionnel bouleversement, il est possible que certaines façons de penser aient semblé brusquement surgir, que certains sentiments se soient épanouis ou exaspérés.

Mais, en réalité, ils étaient déjà en nous, nous les avions avec nous, et ils sont un moment sortis du fond de nous-mêmes, comme une pluie d’orage peut amener à la surface du bassin des végétations en dépôt qui dormaient dans sa profondeur; mais ce n’est pas elle qui les apporte, et surtout elle ne les crée pas.

La guerre aura été, pour ceux qui l’auront vécue,—et qui n’en sont pas morts,—une extraordinaire aventure, la plus extraordinaire des aventures, mais simplement une aventure. «Faire la guerre» est une expression démesurée et vide de sens. Est-il un homme qui se puisse vanter d’avoir «fait la guerre»? La vérité est que chacun de nous a fait sa guerre, et qu’il l’a vue comme il la faite, dans son coin, à sa place, suivant ses moyens, et de son mieux...

Cette guerre, la nôtre, a déposé dans notre mémoire un certain nombre de souvenirs et d’images, pittoresques et touchants, insignifiants ou formidables, mais qui ne sont pas nécessairement héroïques, et dont la qualité peut être infiniment relative et variée.

Ce sont ces souvenirs et ces images qu’il nous a plu de fixer ici, tels quels. Et si nous les fixons, c’est que déjà nous sentons bien qu’ils s’éloignent un peu de nous, qu’il nous faut presque un effort pour les évoquer et les retenir.

La guerre n’est qu’une convulsion, qui bouleverse les êtres et les choses, mais une convulsion ne dure pas. A la place des ruines, dont le burin du graveur trace la figure pathétique, d’autres édifices s’élèveront un jour à nouveau. Et devant même que d’autres pierres aient remplacé les pierres détruites, la nature la première n’a-t-elle pas rétabli son harmonie éternelle, comblant les tranchées et les trous d’obus? Les champs de désolation et de mort ne s’apprêtent-ils pas pour les moissons de demain?

Avant les monuments, œuvre de l’homme, et ainsi que la nature elle même, notre sensibilité retrouve aussitôt son apaisement et son équilibre.

Avant donc que tout cela, tout proche, entre et disparaisse dans la sérénité de l’Histoire, interrogeons notre cœur encore vibrant, nos nerfs encore tendus. Il ne s’agit pas, encore une fois, d’une Histoire ni d’une contribution à l’Histoire de la Guerre: on n’écrit pas l’Histoire à mesure. Une Histoire de la Guerre, non pas; tout au plus, et tout simplement, des histoires de guerre, celles que nous raconterons désormais, jusqu’à ce que la mort nous prenne, à nos enfants et aux enfants de nos enfants, lorsqu’ils nous demanderont gentiment:

«Racontez-nous la guerre, ce que vous avez vu à la guerre? Racontez-nous l’Hartmann, et le Chemin des Dames, et la cathédrale de Reims, et Verdun, et quand vous étiez avec les Américains devant Château-Thierry, et quand vous êtes rentré dans Bruges avec le roi Albert?»

Voici...

F.-N.

Versailles, août 1920.

[Image pas disponible.]
EN ALSACE

HARTMANNSWILLERKOPF,—nom compliqué et barbare, qui, dans notre mémoire, résonne longuement, lugubrement, dominant nos souvenirs, comme son sommet domine la guerre en Alsace, et les Vosges!... Vainement on a voulu modifier ce nom, lui prêter un aspect familier, bonhomme: le «Vieil Armand»,—mais jamais, ailleurs que dans les récits des journaux, on n’employa cette désignation ingénieuse, ce plaisant jeu de mots. Si! Un café de la vallée s’était intitulé ainsi «A la descente du Vieil Armand.» Mais, en réalité, l’Hartmannswillerkopf fut et resta simplement en deux syllabes, «l’Hartmann», ou—suivant l’abréviation des ordres et des plans directeurs—trois lettres: l’H. W. K.

Ce que représentent pour nous ces trois lettres...

Je revois cette claire nuit des premiers jours de janvier 1916, et la «voiture de liaison» qui m’emmenait de Remiremont. Un grand garçon mince, aux traits marqués, est assis à côté du conducteur; tout à l’heure, au moment du départ, les camarades du «courrier» le félicitaient de sa médaille militaire et de sa belle croix de guerre toutes neuves; son front s’est plissé, dans son visage tourmenté, et il a répliqué avec brusquerie:

—J’aimerais mieux n’avoir ni croix ni médaille, et que mon général soit encore là!

Son général, c’est le général Serret, dont il était le porte-fanion, qu’il accompagnait toujours, partout, comme son ombre, dans ses randonnées téméraires, le général Serret dont il a rapporté le corps quand il a été tué, l’autre jour, (c’est pour cela qu’on vient de le décorer),—tué comme le colonel Hennequin, tué comme le colonel Boussat,—dans une tranchée de cet Hartmann où, maintenant, je vais «rejoindre»...

Mais je ne rejoindrai que demain matin. Ce soir, nous nous arrêtons à Wesserling, où la division est installée, et où j’ai la surprise de coucher dans une «vraie» chambre, d’un hôtel demeuré presque confortable; simplement la servante s’excuse de me donner une bougie, et qu’il n’y ait plus de gaz:

—Le bec de gaz, il est capout!

Cet accent, ce «capout», pour la première fois, j’ai l’impression d’un pays conquis, ou reconquis, dont les habitants libérés ne parlent plus notre langue; oui vraiment, et de quelque puérilité que nous jugions sans doute après coup une telle impression démesurée, j’ai, en entendant ce «capout», le premier sentiment de l’avance victorieuse, et, seul dans ma chambre, je ferais volontiers sonner en conquérant mes bottes et mon sabre,—le sabre dont je m’étais, bien inutilement d’ailleurs, embarrassé.

Une canonnade lointaine, assourdie. Les différents «plans» de la montagne arrêtent et dispersent le bruit des éclatements.

Ainsi tout semble concourir à ce que, de plus près, l’Hartmann apparaisse bien moins effrayant que sa réputation sinistre. Et puis, quand je me suis remis en route, au matin, quels jolis et plaisants villages, aux maisons riantes, aux devantures gaîment offertes!

Des ouvriers «civils» travaillent à la route en lacets qui, remplaçant les sentiers muletiers, permet l’accès, presque jusqu’au sommet, des lourds convois du ravitaillement et de l’artillerie. Parmi ces civils, il en est de tout jeunes, qui se sont coiffés de bérets d’alpins, et dont les bonnes joues roses et rondes me rappellent mes petits garçons.

Cependant les sapins qui, jusqu’ici, m’avaient protégé de leur ombre majestueuse et bleue se font plus rares; aux taillis naturels succèdent des buissons de fil de fer barbelé. Des éclatements se précisent, plus rapprochés, plus nets... A un tournant, une intolérable odeur de bêtes en décomposition—des mulets ont été éventrés par une rafale «bien placée».

Et les sapins orgueilleux ne sont plus que des manches à balais.

Le guide qui m’attendait là m’engage à hâter le pas:

—C’est un mauvais endroit, mon lieutenant!

Sur la carte allemande, que dressait le Club vosgien, que de jolis noms cependant, et séduisants, et tentateurs: le «Chemin des Dames»,—ici non plus, les «dames», à la guerre, ne nous portaient pas bonheur!—au bout duquel le colonel Hennequin fut tué par un «méchant 77», un obus de rien du tout, un de ces obus que nous affections de mépriser presque, et qui, suivant l’expression d’un camarade, n’étaient dangereux que «si l’on se rencontrait avec eux personnellement»,—le Damenweg aux pentes adoucies, par où les dames excursionnistes étaient invitées à passer sans trop de fatigue, et sans risque pour leurs hauts talons.

Et voici encore la «Pastetenplatz», l’endroit où l’on s’asseyait sur l’herbe, où l’on ouvrait les paniers à provisions, où, les yeux écarquillés et la bouche pleine, on admirait le beau point de vue en dégustant des pâtisseries!

Le point de vue est toujours admirable; mais il vaut mieux sans doute ne pas s’y trop attarder.

Et cependant j’ai pu constater que dans les circonstances les plus difficiles, aux instants les plus pathétiques, la noblesse et l’agrément des sites nous laissent rarement insensibles. Ce qui, peut-être, rendait plus pénible encore la bataille de Verdun ou de l’Yser, c’était de n’avoir devant soi rien où l’œil se pût reposer, qui nous divertît de la tragique horreur environnante. Un paysage, malgré tout, un paysage varié et doux apaise l’esprit, affermit notre espoir dans la vie (quand la nature est là si calme!), nous tient compagnie.

Singulièrement, en Alsace, nous lui étions reconnaissants, même inconsciemment, à la nature, d’avoir fait ce pays si riant, si riche, et qui valait vraiment la peine de se donner tant de mal pour le reprendre, pour le garder!

Je n’oublierai jamais qu’en arrivant à l’Hartmann, quand, pour me présenter au P. C. du bataillon, je dévalais le Boyau Central le cœur un peu serré par sa solitude menaçante—on ne le fréquentait guère par plaisir, et pour cause,—le premier, le seul camarade, que j’aie alors rencontré, c’était un chasseur de la brigade, adossé à un pare-éclats; on l’avait envoyé relever un tracé des travaux, et, abandonnant sa planchette de topographe, tranquillement, ne me voyant même pas venir, il s’absorbait à peindre sur son bloc-notes une aquarelle.

Cette insouciance ou ce fatalisme, je les retrouvais d’ailleurs dans le P. C. où l’on m’accueillait, où la sécurité était pourtant assez relative, si l’obscurité, par contre, y était à peu près complète, et où les premières recommandations dont on m’entoura furent sur la manière de porter le béret (le mien, paraît-il, était beaucoup trop large...). N’est-ce pas là que j’ai entendu un capitaine, au plus fort d’un bombardement, et alors qu’on le prévenait d’avoir à se tenir prêt pour contre-attaquer, qui déplorait que dans l’ordre reçu fût employé le mot «solutionner», et qui murmurait, tout en prenant de suprêmes dispositions:

—Pourquoi «solutionner» quand nous avons résoudre?...

De semblables scrupules littéraires, de telles préoccupations philologiques sont encore plus surprenants que le souci fréquent, celui-là, en pareilles circonstances et en pareil endroit, d’un flush royal ou d’un sans-atout... On se félicitait encore, lorsque j’arrivai, des huit cents francs perdus au poker par un camarade, quelques heures avant la sanglante et déplorable attaque allemande de décembre, où il devait être blessé et fait prisonnier,—puisque ce sont les boches qui auraient eu ses huit cents francs...

Hélas! le cimetière tout proche témoignait cruellement que de trop nombreux camarades n’avaient pas perdu que leur argent. On n’y prêtait pas autrement d’attention, d’ailleurs. Ces cimetières qui se sont dressés au milieu, comme au fur et à mesure de la bataille,

qui font corps avec elle, dont les croix de bois se distinguent à peine des piquets pour les fils barbelés, dont les tertres semblent alterner avec des sacs à terre, ces cimetières ne sont pas tristes, ils ne sont pas impressionnants, ou, du moins, beaucoup moins qu’on ne l’imagine. Oui, détachée de l’ensemble, comme un lambeau de notre sensibilité inquiète, leur image pantelante, maintenant, secoue nos nerfs et nous bouleverse. Mais, sur le moment, on n’y pensait pas... La mort est là, toute nue, sans idées associées, sans vain apparat, sans littérature vaine, comme faisant partie tout naturellement d’une série d’obligations, de nécessités ou de risques professionnels,—une tombe se creuse comme une tranchée,—comme un accident du travail du bon ouvrier. On ne récrimine, ni on ne s’effare. Les morts, ici, sur place, n’apparaissent aux vivants ni des victimes, ni des

martyrs, pas même—pas encore—des héros. Les morts semblent des guetteurs qui ne doivent plus être jamais relevés, pour qui la faction se prolonge, se prolonge désespérément, continue...

Les morts de l’Hartmann montaient la garde face à la plaine d’Alsace, face à Mulhouse, face au Rhin...

Que de fois, près d’eux, je me suis couché sur l’une de ces tombes qui dominaient le camp Rénier, pour voir, la nuit venue, s’allumer à l’horizon les lumières de Mulhouse!...

Car on ne devait pas tirer sur Mulhouse, on ne devait pas risquer de ruiner, de détruire le gage précieux de Mulhouse. Et cette pièce de marine, si soigneusement camouflée dans le village de Thann, sur le chemin de l’Herrenstuhl, cette pièce énorme qui, par antiphrase sans doute, s’appelait la «Petite Bretonne», demeura des mois pointée sur Mulhouse, sans jamais tenter d’expérimenter la puissance de ses projectiles monstrueux.

Ainsi, chaque soir, à l’heure où nos villes frontières s’enfonçaient dans l’ombre épaisse, où l’angoisse de Paris s’entourait de ténèbres, tranquille, paisible, sûre de n’être point inquiétée, Mulhouse s’éclairait peu à peu, et nous voyions briller la belle et complète ordonnance de ses feux symétriques... Quelle émotion, chaque soir renouvelée! Je me rappelais un voyage à Mulhouse quelques mois avant la guerre, l’accueil que m’avait bien voulu faire la Société industrielle, tant d’esprit, de grâce et de charme... Cependant, le même jour, à l’Hôtel Central où j’étais descendu, une kermesse organisée par la Croix-Rouge allemande m’avait permis de confronter et de comparer, avec la société alsacienne, les élégances des fonctionnaires et officiers allemands et de leurs femmes...—Les Allemandes, me disait une Alsacienne, font des prodiges ou des bassesses pour avoir l’adresse de nos couturières et de nos modistes; elles s’ingénient à copier nos robes, elles nous «chipent» nos chapeaux... Et vous voyez...—Et je voyais que sur leurs têtes ce n’étaient plus les mêmes chapeaux, que sur elles ce n’étaient plus du tout les mêmes robes.

Que sont-elles devenues ces Alsaciennes de Mulhouse que j’avais connues si joliment élégantes, si gaies, si malicieuses et fines, si françaises, si parisiennes?... Et je songe qu’il y a encore des officiers allemands à l’Hôtel Central!...

L’Hôtel Central, j’aurais presque pu le distinguer du Storchenkopf, avec la jumelle à ciseaux! Nous avions là, au Storchenkopf,—le mont des Cigognes,—au-dessus du col de Haag, un poste optique et un observatoire prodigieux. D’un côté, c’étaient les clochers de Colmar, et les villages plus proches de la plaine encore allemande, si proches en effet qu’à la jumelle on se promenait dans leurs rues, que nous y avons vu des dames de la Croix-Rouge allemande sortant de la messe... Et de l’autre côté, l’Hartmann, d’abord, cet Hartmann dont on sentait mieux l’importance militaire et stratégique en constatant que partout on était «vu de l’Hartmann», que partout dominait ainsi son double sommet, trop reconnaissable à sa nudité lugubre, à sa végétation roussie et rasée, dont ne subsistaient plus que quelques troncs ébranchés, déchiquetés,—ce que la guerre fait des arbres comme des hommes,—et cette silhouette singulière et symbolique que l’on appelait l’«arbre canon»...

Et toujours Mulhouse, les lumières bien alignées de Mulhouse, là-bas...

C’était un bien joli endroit que le col de Haag, et l’on comprend l’engoûment des touristes pour l’Hôtel du Ballon qui en était voisin à quelques centaines de mètres. Je n’ai connu cet hôtel que tout à fait démoli, mais c’était pour nous un passe-temps, qui trompait notre nostalgie, d’aller chercher parmi les décombres les vestiges d’un confortable aboli, d’une civilisation qui semblait de la préhistoire: de l’histoire d’avant la guerre, en effet. Et nous méditions

devant des carreaux de faïence, retrouvés au milieu de gravats, et qui avaient dû revêtir une salle de bains...

Mais le grand ennemi à Haag, c’était le brouillard. Le soleil inondait la vallée de la Thür ou celle de la Lauch, ses rayons perçaient jusqu’aux frondaisons épaisses qui ceinturaient de leur ombre mystérieuse et bleue le petit lac du Ballon. Et brusquement, à un tournant des routes en lacets qui montaient vers le col, brusquement on pénétrait dans le brouillard humide et pâle. La végétation, là-haut, s’en trouvait nécessairement retardée. Et c’est ainsi que le même printemps, qui triomphait déjà dans la vallée de la Thür, au moment où nous l’avions quittée, mit plusieurs semaines pour atteindre le col de Haag et nous y rejoindre. Les arbres de la forêt qui s’étageaient au-dessous de nous, nous permettaient d’observer ses progrès, sa marche comme d’un excursionniste en montagne, sa marche lente et continue. Chaque matin, la ligne verte de la cime des branches aux bourgeons frais éclos apparaissait un peu plus haut, un peu plus près: c’était le printemps qui montait vers nous, suprême cadeau que nous envoyait la vallée, un souvenir, un sourire, un «salut de Saint-Amarin...»

Ah! cette vallée, comme nous l’avons aimée et comme elle nous a choyés!... Elle nous recevait au sortir des horreurs et des angoisses du Südel ou de l’Hartmann; et j’entends encore, après ses trois semaines de dur secteur, ce capitaine, un vieux cavalier passé aux chasseurs qui s’écriait, en arrivant à Willer, plein d’un enthousiasme ingénu et battant des mains comme un enfant:

—Il y a encore des femmes!... il y a encore des maisons, et des jardins, et des fleurs!...

Tous, hélas! n’y revenaient pas, dans la vallée, ou n’y revinrent qu’au cimetière de Moosch, ce cimetière incliné comme un pupitre de lutrin, pour chanter,—après les étranges et émouvantes messes basses où les combattants en ligne exhalaient leur foi simple et fervente comme les premiers chrétiens dans les catacombes,—pour chanter quel hymne superbe de gloire et de délivrance, un Libera nos et un Magnificat!...

Mais pour les autres, pour les vivants, les rescapés, le retour à la vallée, c’était le retour à la vie, à la joie, à la splendeur de vivre! L’écho de nos fanfares y doit résonner encore, et les pas de nos chevaux, ou plutôt de nos mulets en cavalcade... Car les mulets du ravitaillement faisaient belle figure dans les retraites aux flambeaux que les chasseurs de Nice, d’Antibes et de Menton ne manquaient jamais d’organiser aussitôt, dans leur hâte d’annexer l’Alsace à la Côte d’Azur. Et, par ailleurs, il était juste de voir les braves bêtes—les «miaules» pour leur donner leur vrai nom, leur nom de guerre—participer aux réjouissances des hommes dont ils partageaient les dangers.

Oui, les «miaules», héros modestes, avaient leurs martyrs. Quand, chaque soir, au crépuscule, ils partaient des cuisines installées à Moosch, pour monter en ligne les barillets, les bouteillons, le trajet n’allait pas toujours sans quelque fâcheuse rencontre. Jusque dans la vallée, les bombes d’avion poursuivaient leur tranquillité. Un jour, d’un seul coup, à Ranspach, trente mulets furent mis à mal par des aviateurs trop adroits. Mais le plus déplorable peut-être fut que l’on eut l’idée néfaste de vouloir utiliser leurs cadavres et qu’on les expédia au plateau de Breitfirst pour être mis dans les pâtées des chiens de l’Alaska employés là-haut à tirer des traîneaux. Les chiens de l’Alaska se régalèrent fort, ils se régalèrent trop; ces festins les avaient mis en goût; et dorénavant quand, dans les tranchées de neige, ils se croisaient avec quelque équipe de mulets, bien vivants ceux-là, l’odeur des agapes anciennes leur montait aux narines, ils se précipitaient, ils les auraient, semblait-il, dévorés séance tenante et tout crus. Ces chiens de l’Alaska, si gracieux, si doux, si dociles, sont très capables de se montrer féroces quand on les provoque. En particulier, ils ont la haine des autres chiens oisifs et flâneurs qui, lorsqu’ils peinent, eux, à traîner les fardeaux dont on les a chargés, les regardent le nez au vent. J’ai vu de la sorte un malheureux petit fox-terrier, arrêté sur le rebord de la tranchée et qui jappait joyeusement, plein d’inconscience, au passage de ses collègues de l’Alaska. Le chien de tête, sans interrompre sa course, l’attrapa d’un coup de gueule, le secoua et le rejeta au suivant, et ainsi de suite: quand le dernier chien de l’attelage fut passé, il n’y avait plus de petit fox-terrier...

Évidemment, les miaules offraient plus de résistance à ces farouches amateurs de viande de mulet. Mais après de semblables émotions, de tels risques et de telles fatigues, ils avaient bien droit, eux aussi, à figurer dans nos apothéoses. Il reste à savoir, au demeurant, s’ils appréciaient pleinement nos façons de nous distraire, et si galoper le soir, dans les rues de Saint-Amarin, un bouquet sur l’oreille il est vrai, mais ayant sur le dos un gaillard brandissant une torche et chantant à pleins poumons, il reste à savoir si cela les amusait autant que nous...

Pour ce qui est de nous, par exemple, notre allégresse était totale, faite à la fois des dangers auxquels nous venions d’échapper et de l’oubli que nous souhaitions de ceux qui, demain, nous attendaient encore. Cette allégresse s’extériorisait comme il est coutume à des hommes de vingt ans, car tous alors nous avions vingt ans, même les vieux engagés, même ceux, officiers ou territoriaux passés dans l’active, ceux qui étaient, par leur âge mais non par le cœur, moins près de vingt ans, hélas! que de quarante!... Que de chansons, que de refrains joyeux coururent alors tout le long de la vallée, comme pour purifier l’air alsacien des odieux accents de la Wacht am Rhein!

A ce propos, fixons un point d’histoire. Cette Madelon, qui allait devenir l’héroïne peut-être la plus populaire de la guerre, elle est partie de la vallée de la Thür, elle est partie de Saint-Amarin. Avant d’être la compagne fêtée de tous les soldats de France et même de tous les soldats alliés, nous l’avons connue, débutante modeste et timide, au 28ᵉ bataillon de chasseurs. Les chasseurs du 28ᵉ célébraient la Madelon comme les chasseurs du 27ᵉ venus de Menton évoquaient les Bords de la Riviera. Si un chasseur du 27ᵉ, au lieu de chanter Sur les Bords de la Riviera, s’était alors avisé d’entonner la Madelon, il manquait gravement à la tradition du bataillon, et au nom de l’esprit de corps,—ou de cor,—il eût été vertement tancé par son commandant.

Les régiments d’infanterie qui, au mois de juin, vinrent, en descendant de Verdun, «se refaire» en Alsace, y trouvèrent la gracieuse pupille du 28ᵉ bataillon, l’adoptèrent aussitôt, cependant que les chasseurs allaient répandre et propager l’éloge et les mérites de la Madelon sur les champs de bataille de la Somme.

Mais Madelon a conquis sa première gloire dans les auberges d’Alsace, c’est entre Thann et Wilderstein que, d’abord, elle fut célèbre, à Bischwiller, à Willer, Moosch, Saint-Amarin, Ranspach, Wesserling, Odern et Kruth,—Kruth, où Joffre avait déjeuné lors de son premier voyage en Alsace, aux premières semaines de la délivrance, ainsi que le souvenir en était précieusement conservé et doublement marqué par une inscription ingénue, et par ce nom des trois Joffrettes que portaient désormais fièrement les trois filles de l’aubergiste...

Mais à présent, si nous revoyons quelque jour ces jolis villages, d’où Madelon est partie, ne devons-nous pas craindre un peu de déception peut-être,—passé le péril, passé le saint!...—et que la choucroute et les vins du Rhin nous y semblent moins savoureux, et l’accueil moins plaisant, d’un moins vif agrément? Les gâteaux que l’on mangeait à la pâtisserie de Thann étaient-ils vraiment les meilleurs gâteaux du monde?

Du moins ce qui ne saurait avoir changé, ce qui, avec le temps

et à distance, nous apparaît toujours également digne de notre admiration émue, c’est le cœur fidèle des habitants. Parmi tant de traits dont nous fûmes témoins ou qui nous furent contés, j’entends encore l’histoire attendrissante du vieux domestique des demoiselles D... Chaque année, pendant quarante-trois ans, la fête de l’Empereur fut, pour les Alsaciens, une occasion d’affirmer leur loyalisme et leur mémoire. Ce jour-là, tandis que, par ordre, les édifices publics se pavoisaient aux couleurs allemandes, régulièrement, immanquablement, un drapeau français apparaissait tout à coup au faîte du plus haut sapin de la forêt voisine, pour la plus grande confusion du gendarme allemand. Mais sa pire, sa plus tragique déconvenue, au gendarme allemand, c’est ce qui lui était arrivé, lorsque, pour la première fois, on voulut célébrer cette fête après l’annexion, à Saint-Amarin. Les habitants de Saint-Amarin n’avaient-ils pas eu, ce jour-là, la savoureuse, l’étonnante et joyeuse surprise, lorsqu’au matin ils sortirent de leurs maisons, de voir, sur la propre maison du garde des forêts, cette bête malfaisante, une inscription, en lettres gigantesques, où le nom de l’empereur d’Allemagne s’accompagnait, en toute sérénité, d’une grasse injure bien française. Et jamais, en dépit de toutes les enquêtes, de toutes les persécutions et de toutes les recherches, jamais le gendarme allemand, jamais la police allemande,

n’avaient pu soupçonner l’auteur de cette profession de foi si tranquillement provocatrice, jamais le gendarme allemand, jamais la police allemande, n’avaient pu mettre la main sur lui...

Or voici qu’en août 1914, lorsque les premières troupes françaises eurent cantonné dans la vallée de la Thür, les demoiselles D... reçurent une lettre de Besançon. Un domestique de leur père,—leur père, mort depuis, exerçait avant la guerre de 1870, la médecine à Saint-Amarin où les demoiselles D... étaient demeurées,—ce vieux domestique qui, en quittant leur service, s’était retiré à Besançon, leur écrivait:

—«Mes chères demoiselles,—je crois que le moment est venu de vous révéler un grand secret. C’est moi qui avais écrit «...pour le Kaiser» sur la maison de M. le Garde des Forêts...»

Oui, le moment était venu, en effet, et ce moment attendu avec tant de ferveur, nous avons pu constater que, tout autant que dans la vallée de la Thür, il était accueilli avec une joie égale dans la vallée de la Doller, ou dans la plaine de Dannemarie. Dannemarie, c’était le Saint-Amarin des secteurs de la plaine. On y venait au sortir des sapes de la Maison Forestière, par exemple, comme, à Saint-Amarin, en descendant du Südel ou de l’Hartmann. Une «Maison Forestière» avec des sapes, quand le seul nom de «Maison Forestière» évoque des ombrages accueillants et frais, quelque joyeux pique-nique, et l’omelette et le bon lait que vous apporte la femme du garde...

Sans doute là-haut, sur l’Hartmann, une canonnade entendue dans la plaine ne nous préoccupait guère:—Ce n’est rien! ça doit se passer du côté de Dannemarie!... Et de même, d’ailleurs, transportés dans un secteur de Dannemarie, nous écoutions sans émotion excessive ce qui nous semblait devoir être «encore un coup des Boches sur l’Hartmann».

Mais tout cela était terre d’Alsace délivrée ou à délivrer.

Et certes cette Alsace était encore empoisonnée, par endroits, des ferments mauvais que l’Allemand avait pris grand soin d’y laisser en se retirant, pour retarder notre conquête, comme il avait accoutumé, quand il devait abandonner une position, d’y préparer, à l’intention des nouveaux occupants, des fourneaux de mine... Nous avons eu aussi de belles histoires d’espionnage. Dans la vallée de Saint-Amarin, c’étaient les bouteilles confiées aux eaux de la Thür pour porter nos secrets militaires jusqu’aux lignes ennemies. Et à Dannemarie, il y eut les téléphones dans les caves, les téléphones pour régler le tir des batteries allemandes qui démolirent une seconde fois le viaduc à l’instant précis où, reconstruit, on s’apprêtait solennellement à inaugurer sa mise en service. Elles étaient d’ailleurs bien pittoresques et imposantes, ces ruines du viaduc de Dannemarie, on eût dit, à les voir ainsi, d’un coin de la campagne romaine, et le savant travail de nos ingénieurs eût, à coup sûr, beaucoup moins tenté les amateurs de photographie, si les Boches ne l’avaient pas fait sauter... Mais nous ne voulons pas insinuer qu’il ait sauté sur l’indication des photographes!...

Les briques de ses arches détruites, comme celles du Forum ou de Pompéi, n’enrichissent point, cependant, le petit musée de guerre que rapportait pieusement chez lui chaque permissionnaire; c’eût été un souvenir un peu encombrant; et puis les entrepreneurs de Belfort en avaient, certainement, un emploi meilleur, plus pratique et plus immédiat. Les petits cailloux roulés par la Doller, avec leurs reflets et leurs facettes multicolores, étaient plus précieux et plus appréciés, qui rehaussèrent d’un intérêt nouveau, lorsqu’elles commençaient à être un peu démodées et banales, les classiques bagues d’aluminium.

Et le plus joli souvenir, le plus émouvant, pour les combattants de ce coin d’Alsace, fut encore celui qu’avait imaginé l’ingéniosité du chef armurier du 152ᵉ régiment d’infanterie,—de ce fameux Quinze-Deux qui inscrivit dans cette région les pages les plus héroïques de son histoire glorieuse. Lors de la prise de Steinbach, on avait retrouvé dans les décombres de l’église les morceaux de la cloche qui s’était brisée en tombant du clocher fracassé. Le chef armurier avait eu l’idée de les recueillir, d’en ciseler divers objets, et c’est ainsi que j’ai pu suspendre au berceau de ma petite fille une croix faite avec le métal de la cloche de Steinbach.

Et je me souviens de cette chanson des «Cloches d’Alsace» qu’un soir où les bataillons donnaient un grand concert «suivi de retraite aux flambeaux et de bal», pour inaugurer le kiosque à musique que nous avions construit sur la place de Saint-Amarin, je me souviens de cette chanson qu’un chasseur qui avait une voix magnifique—on trouve de tout dans les bataillons de chasseurs—se mit à entonner avec l’accompagnement d’une fanfare. Ce n’était plus la Madelon;—mais la mélodie s’élevait, puissante et grave, appelant tous les clochers d’Alsace au carillon de la délivrance prochaine. Et j’ai songé bien souvent, depuis, et plus encore depuis la victoire, j’ai songé à la charmante place de Saint-Amarin, à la foule confiante et cordiale qui se pressait autour de ce kiosque pacifique dont nous étions si fiers, j’ai songé à la belle chanson, et au chasseur qui la chantait avec tant de flamme, et aux autres chasseurs; à tous les chasseurs mes camarades,—en regardant la croix de ma petite fille, la croix faite du métal brillant et sonore de la cloche de Steinbach...

Les cloches d’Alsace ont sonné!...

LE
CHEMIN DES DAMES
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UN méchant chemin de grande ou moyenne communication, pas même une route départementale!... Et voilà le lieu de tous ces combats sanglants, où, pendant des mois, des années, fut suspendue notre angoisse, où il sembla même un instant que devait se jouer le sort de la France!...

Un matin de juillet 1917, après une vertigineuse attaque en direction de la ferme de la Royère, tous les objectifs dépassés, ils étaient là une dizaine de petits chasseurs—l’aîné n’avait pas vingt ans—qui fumaient de gros cigares en surveillant la contre-attaque. Fumer à cinq heures du matin de ces gros cigares boches, durs et verts, qu’est-ce qu’elles auraient dit, si elles les avaient vus, les pauvres mamans de ces héroïques gamins!... Il est vrai que, si elles les avaient vus alors, d’autres sujets d’effroi auraient bouleversé leur sollicitude et leur tendresse, d’autres sujets plus pressants que la crainte, les voyant ainsi fumer, qu’ils n’en fussent malades!... Mais le cigare de l’ennemi tué ne fait jamais mal au cœur. Et c’étaient les cigares de quelque «oberst», en effet, découverts dans l’abri bétonné dont les occupants avaient été chassés à coups de grenades, que dégustaient fièrement, de si bon matin, ces jeunes vainqueurs... Et comme je leur demandais s’ils savaient que l’abri dont ils s’étaient emparés, était creusé, précisément, en dessous de la chaussée du Chemin des Dames, ce nom fameux, cet emplacement tragiquement célèbre, ne semblèrent pas les impressionner autrement, et simplement avaient-ils constaté que «c’était bien possible», sans en perdre une bouffée de cigare...

Et j’ai un autre souvenir. C’était après la victoire de la Malmaison. Le moulin de Laffaux, le château de Pinon, étaient soudainement et miraculeusement devenus des endroits touristiques vers lesquels s’empressaient les missions de journalistes et de parlementaires. On venait déjeuner à Soissons, et de là on s’engageait sur la route de Maubeuge pour aller admirer des carrières célèbres, des entonnoirs extravagants; et l’on ne savait si l’on devait s’émerveiller davantage, ou de la puissance terrifiante avec laquelle les artilleurs avaient bouleversé le terrain, ou de l’habileté et de la rapidité dont témoignaient les sapeurs du génie pour réparer les dégâts causés par les artilleurs, et rétablir derrière eux une circulation presque normale... Donc la route de Maubeuge connut alors des visiteurs qui, par leur qualité et leur notoriété bien parisiennes, la rendaient quasi semblable au boulevard à cinq heures du soir. En sorte que les conversations finissaient par y devenir des conversations de boulevard, une fois la première émotion passée et les premiers cris arrachés par la grandeur tragique d’un spectacle inouï. J’entends encore un de ces visiteurs, et non des moindres, apporter, sur cette route de Maubeuge, les derniers potins de l’affaire Bolo; aussi bien n’était-ce point un sujet de conversation si incohérent ni si déplacé, en cet endroit où s’était déroulée la partie capitale de l’offensive d’avril, dont les suites ne furent peut-être pas sans quelque relation avec cette affaire. A un embranchement de la route, soudain quelqu’un s’arrêta, arrêta ses compagnons, interrompit le personnage bien informé, et montra sur la droite:

—Le commencement du Chemin des Dames!...

—Ah! oui, parfaitement!... acquiesça le conteur avec un regard complaisant et distrait; puis le petit groupe reprit tout aussitôt sa marche, et notre homme ses révélations passionnantes.

La véritable importance stratégique du Chemin des Dames, beaucoup mieux que sur le terrain, beaucoup mieux qu’auprès des «exécutants» chargés de s’en emparer ou de le défendre, on la percevait pleinement sur l’immense plan en relief qu’avait fait établir par son service géographique le chef de la sixième armée. Ce plan occupait à lui seul un petit salon de cette belle villa de Belleu, où le général commandant la sixième armée avait installé son quartier général, tandis que tout autour, dissimulées sous les arbres du parc, des baraques en bois, que le camouflage avait soigneusement peintes en vert et jaune, et recouvertes de branchages, ce qui leur donnait l’aspect d’un joujou de Noël, des baraques Adrian abritaient l’État-Major. Elle était confortable la villa de Belleu, elle n’était pas d’un goût très pur, et se singularisait notamment par tout un luxe d’appareils d’éclairage du plus fâcheux style munichois. Seul le petit salon, qui servait de bureau à l’officier d’ordonnance du général, avait été débarrassé en partie pour faire place au plan en relief du Chemin des Dames. Devant ce plan, dans ce petit salon, je revois, réunis le 24 octobre 1917, les correspondants de guerre français, anglais et américains, à qui, tout rayonnant de la victorieuse opération de la veille, le chef d’État-Major explique comment elle fut conçue et exécutée. Soudain la grande porte s’est ouverte sans bruit, qui communique avec le cabinet du général, et le général, mêlé aux journalistes, écoute les explications de son chef d’État-Major; c’est, grand et mince, un peu voûté, les yeux plissés de bonhomie et de malice, toujours souriant et simple, et tenant entre les doigts son éternelle cigarette, c’est le général Maistre qui, depuis hier, a inscrit son nom dans l’histoire de la guerre avec cette désignation magnifique: le vainqueur de la Malmaison.

La victoire de la Malmaison avait dégagé le Chemin des Dames, elle en rendait, d’un bout à l’autre, la position intenable pour l’ennemi; c’est ce que le plan en relief rendait sensible aux regards même des profanes, aux esprits les moins avertis. La répercussion devait se faire sentir aussitôt jusqu’au delà d’Hurtebise et de Craonne. C’était désormais Soissons complètement dégagée, où en toute sécurité pourraient se réinstaller les commerçants empressés à nous vendre des cuirs anglais, de la parfumerie et des conserves de toutes sortes. Et les dames américaines venues à Blérancourt pour aider avec un si généreux empressement à la reconstitution des villages de l’Aisne que les Allemands avaient laissés en un si lamentable état lors de leur précédent repli, les dames américaines pouvaient, joyeuses et fébriles, vérifier le bon fonctionnement de leur cuisine roulante automobile qui devait servir, en arrivant à Laon, à donner tout de suite de la bonne soupe chaude à la population libérée, mais affamée sans doute...

Hélas! l’incompréhensible et foudroyante surprise d’une nouvelle offensive allemande allait, quelques mois plus tard—mais pour un temps, cette fois, heureusement court—détruire brutalement de légitimes espérances, tous les fruits précieux de la victoire de la

Malmaison. Dans Soissons à nouveau bombardée, les Allemands redescendirent du Chemin des Dames reconquis et dépassé au pas de course; ils revirent les vergers, dont, en se retirant l’été précédent, ils avaient coupé les arbres, et qui blessés, martyrisés, leur tendaient encore cependant des branches verdoyantes toutes neuves—car la nature au printemps se montrait plus forte que la haine et l’odieuse perversité de ses bourreaux, monstres à figure d’hommes... Belleu fut atteint, que l’état-major de l’armée avait dû quitter en toute hâte sous les obus: un officier fut tué là devant sa baraque, l’innocente petite baraque, comme un jouet de Noël, où le premier bureau rangeait ses paperasses, le premier bureau, aux occupations paisibles entre toutes: personnel, avancement, décorations... Comme il semblait loin maintenant le jour radieux où, à tire-d’aile, dans l’air brumeux et froid de cette matinée du 23 octobre, un pigeon-voyageur était arrivé le premier, pour annoncer au général Maistre que le fort de Malmaison venait (il y avait sept minutes exactement), venait d’être occupé par nos troupes qui «progressaient sur toute la ligne»!... Et je me suis souvent demandé ce qu’était devenu le beau plan en relief, sur lequel avait été étudiée si minutieusement, et si bien préparée la victoire d’octobre,—si l’on avait eu le temps de l’emporter, pris la précaution de le détruire,—ou si, au contraire, les Allemands l’avaient retrouvé là, dans le petit salon attenant au cabinet du général et qui servait de bureau à son officier d’ordonnance, si les Allemands, après nous avoir repris le Chemin des Dames, en avaient pu remporter avec eux, trop précieux trophée, cette effigie de plâtre?...

La foudroyante avance ennemie sur le Chemin des Dames fut accueillie avec une émotion que l’on n’a pas oubliée; mais surtout elle causa une stupeur singulière à tous ceux qui, au cours des mois précédents, avaient été appelés à participer aux durs et multiples combats dont le Chemin des Dames avait été le théâtre et l’objectif constants. Eh! quoi, quelques heures avaient pu suffire pour jeter bas ce formidable système de défense, édifié (eux, ils le savaient mieux que personne!) au prix de quels efforts, de quels sacrifices et de quelle peine, cimenté avec tant de sang!

Quand on avait vu comme eux, au moment de la préparation des offensives, cette route de Soissons à Reims, à peu près parallèle au Chemin des Dames, et qui était comme les coulisses de la bataille!... Quelle puissance de moyens d’action, quelle abondance de troupes de toutes armes et de toutes couleurs!... Depuis les Annamites, tout menus et souples, employés à construire les immenses baraquements des installations hospitalières de campagne, pour lesquels ils se montraient des ouvriers exceptionnellement adroits et habiles, jusqu’aux Soudanais, jusqu’aux Malgaches, à la fois terribles et ingénus!

Ah! il ne faisait pas bon avoir affaire à quelqu’un de ces nègres, placé en sentinelle à l’entrée d’un village, quand on avait oublié le «mot»!.. Et même quand on le savait, ce mot, mais qu’il était d’une prononciation un peu difficile: si vous ne le prononciez pas avec l’accent «nègre», qui le déformait parfois d’une façon vraiment inattendue et spéciale, il vous fallait renoncer à passer!

La légendaire férocité de ces braves soldats de couleur se mêlait d’ailleurs à la plus naïve bonhomie.

Je revois encore cette scène: à Braisne, devant la maison du commandant de l’un de ces bataillons malgaches, était arrêtée une automobile américaine. Le planton du commandant, en faction à la porte, regardait l’automobile, regardait le conducteur américain. Et comme il était de nature avenante, et que le silence lui pesait: «Y en a bon?» demande-t-il à l’Américain. L’Américain sourit et se tait. «Y en a pas bon?» insiste le Malgache. L’Américain sourit encore mais se tait toujours. Alors l’autre, superbe et méprisant: «Ti pas connaître français? Ti jamais allé à l’école!...»

Au repos, ces bataillons donnaient des fêtes merveilleuses, et les plaines de l’Aisne retentirent de chants aux accompagnements

étranges, et virent des danses qui évoquaient les cieux les plus lointains! Certaines de ces danses cependant ne laissaient pas d’être adaptées au cadre et aux circonstances, et il nous souvient d’avoir vu un grand diable de nègre improviser et mimer une extraordinaire «danse de la bombe à ailette», avec les gestes de frayeur, quand le sifflement précurseur s’est fait entendre, les mouvements désordonnés, pour échapper aux menaces d’éclatement, et le «pas de l’allégresse» quand la bombe, ayant éclaté, vous a laissé indemne... Et ce divertissement montrait bien que les troupes noires, en dépit de ce qui a été dit, pouvaient «tenir sous le bombardement», que le bombardement ne leur causait plus cette sorte de terreur sacrée des premiers temps, puisque maintenant ils le tournaient en dérision et en accueillaient la parodie avec de grands rires naïfs...

Même sans être un nègre, on avait l’occasion certes de se familiariser avec toutes les sortes de bombardement. Sur les arrières, jusque sur nos hôpitaux, les avions faisaient rage. C’est dans cette région que régnait le fameux Fantomas, le Boche légendaire qui descendait jusqu’à vingt mètres des tranchées ou des routes qu’il devait mitrailler; on tirait dessus, on croyait l’avoir abattu,—et brusquement il se relevait, jetant, comme des prospectus sur la plage de Deauville, une pluie de cartes de visite: «Fantomas.»

Mais nous avions mieux que Fantomas; nos meilleurs aviateurs campaient sur les plateaux voisins, si propices à leurs évolutions les plus téméraires. Longtemps l’escadrille des Cigognes fut, entre Fismes et Crugny, à la ferme de Bonnemaison. C’est à Bonnemaison que Guynemer reçut sa croix d’officier de la Légion d’honneur. De Compiègne, les parents du jeune héros étaient venus assister à son apothéose. Dans un groupe, après la cérémonie, il s’entretenait familièrement avec ses chefs; il disait, avec son admirable simplicité, ses projets, ses rêves; ses exploits magnifiques ne le satisfaisaient pas encore; pour obtenir les renseignements utiles, nécessaires, il rêvait d’une manœuvre hardie qui lui permettrait de ramener indemne un de ses adversaires de l’air:—Oui, je voudrais en prendre un vivant!...

Mais près de lui une voix de femme, une voix timide, maternelle et douce, avait murmuré:

—Non, mon petit Georges, non, j’aime mieux que tu les tues!

Une nuit, une escadrille allemande vint survoler et bombarder sévèrement Bonnemaison; mais les heureuses et intrépides Cigognes l’avaient quitté depuis la veille...

Mais maintenant que les Allemands avaient si aisément, si rapidement, dépassé la route de Soissons à Reims, qu’ils traversaient le Tardenois, qu’ils marchaient vers Château-Thierry, nous songions, la rage au cœur, à tous ces camps d’aviation, à tous ces hangars immenses et bondés d’appareils, à tous ces nids de héros, dont ils s’empareraient sans lutte, et qu’ils pourraient utiliser ou incendier. Et tant de positions de batterie, dont on n’aurait pu retirer les pièces, et tout ce matériel sanitaire emplissant les baraquements des H.O.E! Car le remède avait été partout soigneusement placé à côté du mal, et l’on avait multiplié, comme il convient, les moyens de guérir, à côté des moyens de détruire. Sur les bords de l’Aisne, nous avions vu arriver un jour les tentes de l’ingénieux docteur Marcille, et son «cirque» chirurgical; et l’Aisne elle-même avait été sillonnée de péniches propres au transport des blessés, qui naviguaient de concert avec les canonnières redoutables. Oui, la rivière avait été, elle aussi, mobilisée, mobilisée comme la route, comme le chemin de fer avec ses «épis» où s’aiguillaient les pièces de marine et les trains blindés...

Penser que des wagons passeront à nouveau dans cette région, avec leurs compartiments bourrés de commères et de commis-voyageurs; que l’on circulera à bicyclette sur le Chemin des Dames, et que des pêcheurs à la ligne s’installeront paisiblement le long des rives charmantes de l’Aisne et de la Vesle!... Mais oui, il y avait eu des pêcheurs à la ligne au pont de Pontavert, par exemple, il y en aura encore!... J’évoque Pontavert comme un des endroits les plus sinistres qu’il m’ait été donné de traverser; endroit sinistre à la fois, et sournois: le village n’était pas encore démoli complètement; on y arrivait par une route à peu près tranquille, venant de Roucy, qui était un des grands observatoires de la région, avec la ferme de Beauregard. C’est à la ferme de Beauregard ou au Moulin de Roucy que l’on avait la plus complète vue d’ensemble de cet immense paysage de bataille, jusqu’aux plateaux d’Hurtebise et de Craonne. Paysage de bataille éternel, et que Napoléon, lui aussi, avait contemplé en 1814. On s’est souvent demandé—question piquante mais oiseuse—ce que Napoléon aurait dit et fait, le Napoléon de 1814, s’il s’était tout à coup retrouvé là en 1917 ou 1918: la seule chose que l’on puisse répondre à peu près sûrement, c’est qu’il eût été bien étonné!... En tout cas il eût été, à tout le moins, aussi étonné que nous, ce jour où, à une demi-heure d’intervalle, dans la prairie qui dévalait près du Moulin de Roucy, nous vîmes atterrir frais et dispos, en parachute, deux observateurs dont les aviateurs ou les artilleurs allemands venaient d’incendier coup sur coup les «saucisses»...

Ce jour-là, si l’on avait dû traverser Pontavert, eût-il fallu prendre à gauche ou à droite? Ce qui caractérisait en effet si agréablement ce joli village, c’est qu’il y avait toujours des obus à y recevoir. On s’arrêtait bien sagement, avant d’y pénétrer, près d’une tuilerie; de là, on cherchait à se rendre compte si l’artilleur boche misait sur le tableau de gauche ou sur celui de droite, après quoi

on filait à droite ou à gauche, en souhaitant simplement que la fantaisie ne lui prît pas tout à coup de changer sa chance,—et la nôtre,—en modifiant brusquement sa série... Il n’y avait pas de flâneurs, dans les rues de Pontavert, et l’on n’y voyait que des gens courir, ce qui, pour le nouvel arrivant, est toujours un indice de mauvais augure, et un spectacle peu rassérénant...

Si le hasard me ramène quelque jour à Pontavert, j’aimerai m’y promener à tous petits pas. Mais il faut faire un effort pour imaginer que l’on pourrait un jour, tranquillement, aller dans un de ces petits villages, où la vie aurait repris paisible et quotidienne, s’arrêter chez l’épicier d’Oulches, aller acheter des cigarettes au débit de tabac de Dravegny (et d’abord qu’il y eût encore un débit de tabac où il y eût à nouveau des cigarettes...)

Entre la route de Soissons à Reims par Braisne et Fismes et, là-haut, le Chemin des Dames, il y avait une autre parallèle intermédiaire, la route de Soissons à Berry-au-Bac, par Vailly. Ainsi semblait-il que, par avance, la géographie et le service vicinal se fussent plu à ménager les effets, à dresser la carte de nos émotions, à marquer les limites évidentes et commodes pour l’horreur plus ou moins vive, pour le danger plus ou moins grand. Il est certain qu’en dépit des raids d’avions trop fréquents pour que l’on en goûtât pleinement les charmes, le séjour de Fismes sentait encore la civilisation. Il y avait des boutiques de la plus aimable diversité, une charcuterie renommée. On montrait la maison (tout à fait la maison du notaire ou du vieux docteur, même si—j’aurais pu me renseigner—aucun médecin ni aucun notaire ne l’ont jamais habitée...), la maison où le général Mangin avait eu son poste de commandement, lors de l’offensive d’avril, la maison où M. Clemenceau avait couché, quand il n’était pas encore l’organisateur de la victoire...

Les choses commençaient à se gâter presque tout de suite, lorsqu’ayant admiré l’Hôtel de ville,—de ces hôtels de villes qui semblent avoir été construits tout exprès pour y accrocher des drapeaux et y lire, en haut du perron, des proclamations enthousiastes,—on descendait vers le passage à niveau qui consentait rarement à vous laisser passer tout de suite, toujours encombré de troupes, de convois, ou de colonnes d’artillerie, de voitures de ravitaillement. Et après avoir descendu, on remontait aussitôt, pour avoir aussitôt l’impression du calvaire, puisque c’est par là que l’on devait «monter vers l’avant». Et l’on s’acheminait ainsi vers cette deuxième parallèle de départ, qu’était la route de Vailly. Ici l’on disait adieu aux derniers civils, comme au delà, il faudrait dire adieu aux dernières maisons.

Maizy, Beaurieux, cités fertiles en artilleurs... A Beaurieux, il y avait encore un hôpital de la Croix-Rouge, un quartier général de division,—il y eut même jusqu’à deux états-majors divisionnaires, chacun dans de gaies et confortables maisons de campagne toutes pleines de jolis meubles, de tentures claires et de portraits de famille: une maison de campagne à Beaurieux!—La vue, il est vrai, y était magnifique, comme un avant-goût de ce qu’elle devait être au Chemin des Dames... Et il y avait encore, à Beaurieux, quelques gamins qui jouaient dans les rues, ce qui, sans doute, n’était pas très prudent...

Mais après Beaurieux, le paysage devenait exclusivement militaire et tout à fait dépourvu d’agrément, en dépit de ces noms charmants et tentateurs: le P. C. Eden, Moulin Rouge...

C’est à Moulin Rouge que défilèrent une nuit les trois cents prisonniers de la Caverne du Dragon. On n’a pas oublié cette opération si habilement et vigoureusement conduite, avec, aussi, cette part de chance indispensable, de l’aveu de tous les stratèges, pour parachever le succès. Et la première chance n’avait-elle pas été que la «creute» fameuse s’appelât précisément la «Caverne du Dragon», ce qui sonne comme un titre de film cinématographique, bien propre à frapper l’imagination, et à se graver dans les mémoires?

Aussi bien l’exploit était digne du titre. Les «creutes», carrières ou champignonnières, constituaient des abris de premier ordre, qui rendirent exceptionnellement difficile, longue et pénible la bataille de l’Aisne. Mais, si les occupants s’y sentaient en parfaite sécurité, c’était à condition d’en pouvoir sortir.

Au début de l’affaire que nous relatons, quelques obus particulièrement heureux causèrent des éboulements qui avaient obstrué les principales issues de la Caverne. Après quoi, des asphyxiants énergiques rendirent inquiet et rêveur, comme un renard que l’on enfume, le Dragon qui était dedans,—ou du moins les 300 Boches qui y figuraient le Dragon.

En sorte que lorsque les assaillants—il suffit même, assura-t-on, d’un seul assaillant—ayant découvert l’unique et dernier couloir de sortie qui fût encore libre, nos Boches furent poliment invités à s’y rendre,—et à se rendre,—ils ne se le firent pas dire deux fois...

Chose extraordinaire, cependant, quand on demanda au médecin allemand de haut grade, que l’on eut la satisfaction de trouver parmi les prisonniers, ce qu’il pensait des effets de nos obus à gaz, le médecin allemand affirma, avec morgue et le plus ironique mépris, que seuls les gaz allemands avaient une véritable, une sérieuse efficacité, mais que les gaz français, grâce à l’excellence des masques allemands—et à l’ignorance, sous-entendait-il, des chimistes et des savants français,—nos gaz étaient une plaisanterie qui faisait sourire de pitié, derrière leurs groins de porc, les soldats allemands: Mais alors pourquoi s’étaient-ils rendus si vite?...

Établi à l’ombre des grands arbres, dans un site verdoyant, le P. C. Moulin Rouge était un asile sylvestre et champêtre des plus agréables, mais d’un horizon strictement limité; il fallait gagner à 1 500 mètres environ la lisière du bois, et s’engager sur le chemin, pas toujours très sûr, du Village Nègre pour apercevoir à la jumelle ce qui avait été la Ferme et le Monument d’Hurtebise, et les travaux du Doigt d’Hurtebise que dégagea si heureusement l’opération de la Caverne du Dragon. Mais le «superbe point de vue», on l’aurait trouvé de préférence au P. C. Triangulaire.

P. C. Triangulaire, Bois Triangulaire,—la simple géométrie semble avoir suppléé ainsi dans bien des cas et bien des endroits du front à l’indigence ou à la paresse d’invention des cartographes. Du moins comprenait-on aussitôt que le P. C. Triangulaire occupait un point du plateau qui s’avançait en triangle, en effet, comme une proue de navire, dans la direction de l’ennemi, face à Craonne et Craonnelle.

Ce qu’un cuisinier que j’ai connu appréciait du P. C. Triangulaire, ce n’était pas cependant le panorama. Il était préférable, aussi bien, de ne point trop s’attarder à le contempler, et l’on sait de reste que, dans ce genre de villégiatures qu’étaient les P. C., on n’avait pas accoutumé, pour séduire les nouveaux arrivants et futurs locataires, de leur offrir des chambres avec de larges baies que l’on aurait ouvertes en claquant les volets et en les invitant à admirer l’étendue du paysage:

—Tenez, vous aurez une vue magnifique sur Craonnelle!...

Mais profitant des heures propices où l’artillerie ennemie se repose,—on sait que chaque secteur a son «régime» d’artillerie, c’est-à-dire que l’on arrive à connaître assez exactement les habitudes d’estomac de l’artilleur d’en face, et le moment qu’il consacre à son déjeuner et à son dîner,—notre cuisinier se glissait jusqu’aux premiers jardins de Craonnelle, où il avait repéré des plants d’asperges «que ça aurait été dommage de les laisser perdre sans en profiter»... Ce régal, assurément, n’était pas sans risque. Pourtant si l’artilleur allemand avait modifié ses heures de repas et qu’il fût arrivé malheur à cet amateur d’asperges, eût-il convenu de le citer en exemple comme puni de sa gourmandise ou victime de son héroïsme? Tous ses camarades, il est vrai, bénéficiaient de cette gourmandise téméraire. Je crois qu’il faut avoir vécu dans la nuit des «creutes», avoir plongé dans les profondeurs des sapes, pour comprendre les suprêmes délices d’y savourer des légumes frais,—attrait qui doit participer de cette lumière dont nous sommes privés, de ce soleil qui les fit croître et qu’ils nous apportent? Et c’est ainsi que je penserai toute ma vie avec émotion aux salades de pissenlits que, durant l’offensive de Moronvilliers, une ordonnance ingénieuse et dévouée trouvait le loisir de cueillir je ne sais où pour nous en procurer le réconfort imprévu dans notre lugubre abri du Bois Noir...

Du Plateau Triangulaire, la vue s’étendait en direction de Laon, sur la plaine bouleversée et désertique, que sillonnaient sans cesse, tragique et sinistre feu d’artifice, l’éclair des obus, les jets de fumée des éclatements.

En direction de Laon: qui eût imaginé que Laon deviendrait ainsi une sorte de Mecque vers laquelle se tendraient tous nos espoirs, toutes nos énergies!...

Qui eût imaginé qu’il serait un jour si difficile d’aller jusqu’à Laon? Et nous pouvions contempler dans la direction de Laon, qui demeurait comme jalonnée par leurs efforts sanglants et tenaces, les traces douloureuses de quelques-uns, parmi les meilleurs, de ces pèlerins héroïques. Là-bas, ces masses noires que nous distinguions à la jumelle, comme les cadavres géants de quelques bêtes d’Apocalypse, c’est tout ce qui restait des tanks et de leurs équipages de vaillants, qui, le 17 avril, s’élancèrent résolument, farouchement à la mort «en direction de Laon»... Mais non, leur sacrifice sublime n’avait pas été inutile; il plaçait, il maintenait là, sous nos regards ardents, sa force exemplaire. Il nous semblait voir briller encore les flammes où ils avaient péri, et, sur la route du devoir et de la victoire, ces héros et ces martyrs se dressaient pareils à des torches vivantes et illuminaient nos cœurs...

REIMS
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MA première impression de Reims, c’est, sortant de terre, des appels de clairon, des roulements de tambour: un régiment de territoriaux, cantonné là, vaquait tranquillement aux occupations ordinaires de la vie de caserne; dans cette cave, près de laquelle je passais, en toute innocence, «la clique» répétait avec autant de consciencieuse ponctualité qu’en temps de paix, et que si on avait été au bout du petit chemin bordé de haies, le petit chemin creux, à l’écart, derrière les casernes, où il est accoutumé que, dans toutes les garnisons de France, ait lieu chaque jour, régulièrement, l’école des tambours et clairons...

Ainsi, dans cette ville de Reims qui, aux yeux du monde entier, passait avec raison pour le type même de la cité martyre, dans cette ville de Reims où, avec une régularité monotone et sinistre, les communiqués nous annonçaient que l’ennemi avait «encore aujourd’hui» lancé trois cents, quatre cents, cinq cents obus, un semblant d’existence persistait jusqu’en ces derniers mois de 1917, et quelques milliers de civils vivaient encore là, au milieu des troupes chargées de les défendre, avaient réussi à s’organiser dans l’angoisse constante,—on n’y pensait plus,—et dans le danger.

Mais oui, il y avait encore des boutiques ouvertes et bien achalandées entre deux maisons en ruines. Par exemple, on les connaissait toutes, et le tour en était vite fait, puisque les destructions systématiques de l’ennemi avaient ramené cette ville immense et florissante aux proportions d’un pauvre village.

Il y avait le marché couvert, où une marchande de légumes, qui portait fièrement l’insigne des blessés,—elle avait été atteinte d’un éclat d’obus au cours d’un précédent bombardement,—s’autorisait de cette circonstance héroïque, la brave fille, pour se donner les allures d’une vivandière de la Grande Armée, et, véhémente, familière et pittoresque, tutoyait les généraux.

Et l’étonnant sentiment de satisfaction, de sécurité et de bien-être que l’on éprouvait à flâner aux Sœurs de Charité, à s’arrêter le long des comptoirs tout chargés de choses parfaitement inutiles, à acheter ces choses inutiles, ou du moins à les marchander avec les vendeuses, douce frivolité du temps de paix, du temps où les Allemands ne bombardaient pas Reims, du temps où il n’y avait pas d’obus...

Oui, le secteur de Reims, à tout prendre, n’était pas un mauvais secteur; malheureusement, on l’«empoisonnait» un peu avec les «coups de main». On comprend très bien que le commandement militaire ne puisse laisser des troupes et leurs cadres uniquement occupés à manger des macarons et des biscuits en fraude, et à

traîner délicieusement au marché ou au bazar. Et comme, d’autre part, il fallait renoncer à tenter contre des positions formidables une opération de grande envergure dont le succès même n’eût point compensé les sacrifices qu’elle eût nécessités, on s’en tenait aux «coups de main» qui inquiètent constamment l’ennemi et renseignent sur ses intentions. Seulement, l’ennemi ne veut pas demeurer en reste et répond aux coups de main par d’autres coups de main. Cela se traduit surtout par des débauches d’artillerie. Que l’on «pilonnât» la tranchée d’en face, pour en rendre le séjour intenable à ses occupants, ou qu’on l’«encageât» de façon à les isoler et à les priver de tout secours ou de toute retraite, la dépense en projectiles représentait toujours un minimum de plusieurs centaines de mille francs. Après quoi on «allait y voir», c’est-à-dire qu’il s’agissait de ramener des prisonniers, ou de rapporter tout au moins une casquette, une patte d’épaules, sur quoi s’exercerait l’esprit subtil des deuxièmes bureaux, chargés de dresser l’ordre de bataille ennemi: tel chiffre sur une patte d’épaules, telle cocarde à une casquette, c’était la preuve que l’ennemi avait relevé ses divisions, que les unités d’occupation avaient été remplacées par des unités d’attaque, cette patte d’épaule pouvait être l’indice certain d’une offensive imminente, d’une grande offensive. Dans la pratique, les coups de main, en dépit de la science militaire des chefs, et de l’énergique audace des exécutants, ne comportaient pas toujours des résultats aussi efficaces et aussi heureux. Ce qui seul ne changeait guère c’était le prix de la préparation d’artillerie, c’étaient tous les billets de mille francs qui s’envolaient au vent des obus, ces obus destinés à «encager» ou à «pilonner» une tranchée, que les occupants, méfiants, avaient peut-être prudemment abandonnée la veille, ou (c’était suffisant) une demi-heure avant. Et j’entendis bien souvent soutenir cette thèse que le caractère et la moralité du soldat allemand n’eussent peut-être point rendue si paradoxale: «Nous allons dépenser pour 500 000 francs de projectiles, au bas mot, et nous allons risquer la peau, qui, elle, est inappréciable, d’un certain nombre de braves gens. Tout cela dans l’espoir problématique de ramener un prisonnier. Si, parmi les Boches d’en face, on savait qu’il y a une prime de 10 000 francs assurée au Fritz de bonne volonté qui viendra se la faire verser à notre poste de commandement—10 000 francs et la «guerre finie»,—ne croyez-vous pas qu’il y aurait beaucoup plus d’amateurs que pour le coup de main lui-même? Et, sans compter le risque, on économiserait 490 000 francs!»

On n’en continua pas moins à illustrer de la sorte, et à rendre notoires, les différentes parties du secteur de Reims: «Aux Cavaliers de Courcy, un coup de main heureux nous a permis de faire des prisonniers.» Les Cavaliers de Courcy, Bétheny, que tant de revues avaient rendu célèbre: notre puissance militaire s’affirmait autrement, maintenant, que par des revues, et l’Allemagne était appelée à s’en rendre compte de plus près que par les rapports d’un attaché militaire. Mais la vraie défense de Reims était dans Reims même, dans les rues de ses faubourgs, et, mieux, dans ses caves, ces caves, jadis curiosité de la ville, qui étaient sa richesse, et qui furent peut-être son salut.

On a pu dire que l’un des vainqueurs de la Marne—entre Gallieni et le maréchal Joffre—avait été sans doute le vin de Champagne. Et il est bien vrai que, jusqu’aux points extrêmes de leur avance vers Paris, on remarqua, après leur départ, que les Boches avaient bu du champagne, et apparemment en avaient trop bu; en arrière des éléments de tranchée hâtifs et rudimentaires que l’on creusait alors, on retrouvait des amoncellements de bouteilles, dont le goulot même avait été cassé, pour les vider plus vite, les bouteilles dont les Allemands remplissaient au passage, à travers le pays champenois, leurs sacs et leurs musettes, et qui les laissèrent déprimés, exténués, ivres de vin, de peur et de fatigue, devant le foudroyant retour offensif de l’armée française. Comme cela est éloquent et joli, cette participation réelle du vin de champagne à notre victoire, champagne à qui l’on prête avec raison les meilleures vertus de notre race, spirituel, hardi, pétillant, mousseux, comme la France elle-même, et par qui, pour une part, la France devait être sauvée!

Mais surtout n’était-il pas naturel et juste que Reims, cité du vin de Champagne, fût vraiment sauvée par son vin de Champagne?

On a affirmé que les coloniaux, à qui avait été principalement confiée la défense de Reims, avaient fait ce serment:—Tant qu’il y aura encore, dans les caves de Reims, une bouteille de champagne, les Boches n’entreront pas dans Reims!... Et il est bien certain que, pour mieux tenir le serment, les coloniaux burent eux-mêmes de nombreuses bouteilles. «Encore une que les Boches n’auront pas!...» Mais on doit admirer avec quelle discipline, qu’ils s’étaient eux-mêmes imposée, ils se gardaient soigneusement de toucher une goutte de vin, le jour et la veille du jour où ils savaient qu’ils allaient attaquer ou monter en ligne. Savoir pour qui ou pour quoi l’on se bat, le savoir d’une façon concrète, immédiate, précise, tenir le trophée à portée de sa main, un trophée dont on apprécie tout le prix, dont on connaît et dont on aime la valeur rare, voilà donc, à n’en pas douter, le meilleur stimulant, un des éléments moraux essentiels de la victoire. Ce stimulant, cet élément moral n’a pas manqué aux défenseurs de Reims: c’était le champagne! Il y en eut d’autres, concordants. Et l’on pourrait décider en somme que Reims fut sauvée par son vin, par son maire, et par son archevêque.

Il faut avoir vu le docteur Langlet au milieu des ruines de sa ville, et le cardinal Luçon parmi les décombres de sa cathédrale: on comprenait alors ce que veulent dire ces mots, l’«âme de la défense».

Le jour où les Allemands commencèrent de bombarder Reims,

le conseil municipal était réuni à l’Hôtel de Ville. Aux premiers coups de canon, le maire se précipite avec l’un de ses adjoints pour rassurer la population et vérifier si toutes les mesures de protection ont été prises. Un obus tue son compagnon à ses côtés. Le docteur Langlet ne songe d’abord qu’à adoucir la douleur de la veuve, à lui éviter l’émotion atroce. Puis il revient à l’Hôtel de Ville. Ses collègues, pris sous la menace du bombardement se sont dispersés. L’ardent vieillard les rassemble, les adjure de ne pas donner à la ville l’image de la panique, dangereuse et avilissante. Quand on a l’honneur d’administrer Reims, c’est dans la grande salle des délibérations de l’Hôtel de Ville de Reims que ses édiles doivent siéger. Et réconfortés soudain, exaltés par la parole enflammée de leur maire et la noblesse de son exemple, les conseillers municipaux rentrent en ordre, reprennent séance dans le calme et la dignité. Je sais qu’au cours d’une cérémonie récente, où l’on rapportait devant une assemblée de journalistes du monde entier ces faits héroïques, un Américain ne put contenir son admiration, et, saisissant la main du docteur Langlet, il la porta respectueusement et dévotieusement à ses lèvres... Le geste d’hommage tout pareil associait l’héroïsme du maire à celui de l’archevêque. Combien de lèvres s’inclinèrent ainsi, courbées par une émotion plus forte que la foi et les rites, pieuses et émerveillées, sur l’anneau d’améthyste de Mgr Luçon? Lui aussi, l’archevêque à côté du maire, incarna l’âme de la ville qui ne veut pas se rendre, qui, blessée à mort, ne veut pas mourir, et qui réalise, en effet, le miracle de se survivre à elle-même: Reims est détruite, et pourtant Reims rayonne, immortelle, toujours debout!...

Comme le docteur Langlet, le cardinal Luçon voulut demeurer là, jusqu’au bout, comme un exemple et un témoin. Un témoin: il faut avoir entendu, en effet, l’archevêque jeter bas l’excuse mensongère des Allemands, quand ils sont venus prétendre que, s’ils ont bombardé la cathédrale de Reims, s’ils ont commis le crime dont la postérité ne cessera pas de leur demander compte, c’était par nécessité militaire, et parce que les tours de la cathédrale avaient été utilisées comme observatoire par nos artilleurs. Mais le témoin est là, c’est l’archevêque. Et quand, drapé dans sa pourpre cardinalice, Mgr Luçon répond aux Boches: «Je donne ma parole devant Dieu, ma parole d’homme et de prélat, que jamais les tours de la cathédrale de Reims n’ont abrité un observateur et n’ont failli à leur mission sainte, sentinelles, oui, mais sentinelles uniquement de prière et de foi!»,—que vaut la prétention allemande, que valent les prétextes misérables des vandales allemands devant un semblable témoignage?

Le cardinal Luçon aimait à se mêler aux soldats qui venaient défendre Reims, et tous ont conservé le souvenir de cette haute et noble figure qui se penchait si volontiers, si simplement, sur les misères de chacun. Même un régiment qui, dans ce secteur comme partout où il passait, avait su s’imposer aussitôt et marquer glorieusement sa place, le 152ᵉ, n’avait-il pas, sur sa demande, nommé Mgr le cardinal Luçon son aumônier honoraire? Or, à quelque temps de là le vaillant régiment reçut, le premier des régiments de France, la fourragère aux couleurs de la Légion d’honneur, la fourragère rouge. Le cardinal Luçon, aumônier honoraire du Quinze Deux, fut invité à dîner au P. C. du colonel, qui lui remit l’insigne distribué aux hommes de troupe et aux officiers. Peut-on dire sans inconvenance que le cardinal ressentit, en se parant de cette fourragère rouge, une joie égale ou comparable à celle que lui avait causée le chapeau? En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’après ce dîner mémorable qui s’était prolongé un peu plus que de coutume,—Mgr Luçon ne s’asseyait pas tous les soirs à une popote d’officiers, et l’on ne traitait pas tous les soirs un cardinal à la popote,—Mgr Luçon regagnait à une heure déjà tardive Reims et Sainte-Geneviève où il avait dû transporter sa demeure archiépiscopale; et il était si heureux, si fier,—oui, vraiment!—de sa fourragère, qu’il voulut la faire admirer et narrer en détail la cérémonie aux bonnes religieuses qui, elles non plus, n’avaient pas quitté Reims et partageaient avec l’archevêque son dangereux apostolat. Comme cette nuit, par extraordinaire, les obus allemands les laissaient à peu près tranquilles, elles en avaient profité pour prendre sans attendre un repos qui était rare. Mais n’importe! on n’a pas tous les jours, ou toutes les nuits, la fourragère rouge. Et l’archevêque tint absolument à ce qu’elles fussent réveillées sur l’heure. D’ailleurs, vous pouvez être assurés qu’elles ne furent alors, les saintes filles, ni moins joyeuses, ni moins fières que leur archevêque!... Mais il y a une suite à cette petite histoire, une suite qui vraiment n’est pas ordinaire! Ce cardinal qui, sur sa robe, accrochait une fourragère rouge, était-ce bien réglementaire? Mgr Luçon avait-il réellement droit au porc de la fourragère rouge? Il était aumônier honoraire du 152. Mais il n’y a pas d’aumôniers honoraires, Mgr Luçon ne figurait pas, ne pouvait pas figurer sur les contrôles du régiment. Et il se rencontra des parlementaires pour s’inquiéter et s’émouvoir de cette infraction aux règlements, de cette illégalité!... Il est seulement fâcheux que ces personnages si scrupuleux n’aient pas pris soin de confronter leurs scrupules avec l’opinion des vrais, des premiers intéressés, de ceux à qui, précisément, leur vaillance avait conféré la fourragère rouge, et qui, mieux que personne,—mieux même qu’un parlementaire,—étaient qualifiés pour apprécier si leur fourragère serait ou non déplacée sur l’épaule du cardinal, si oui ou non le cardinal Luçon était digne de la porter et ne l’avait pas, lui aussi, gagnée et bien gagnée!...

Mais c’est la question qui était déplacée, et superflue! Comme si aucun témoignage d’admiration et de gratitude avait pu sembler trop haut, trop beau, pour l’Archevêque de Reims, au même titre qu’aucun témoignage de piété et d’admiration ne pouvait égaler notre douleur émue devant la Cathédrale de Reims!... Le cardinal Luçon, c’était l’évocation vivante de la cathédrale comme l’Hôtel de Ville s’incarnait magnifiquement dans le docteur Langlet; et ces deux vieillards admirables dominaient leur cité meurtrie, comme toutes les blessures, toute la «passion» de Reims étaient et demeurent figurées par l’Hôtel de Ville et la cathédrale. Reims a pu être frappée ailleurs, dans son luxe, dans sa richesse; le quartier Cérès, qui disait l’orgueil et l’opulence de son trafic dans le monde, de ses laines et de ses vins, le boulevard Lundy, ses constructions élégantes, ses hôtels somptueux, ne sont plus qu’un monceau de ruines. Ruinés également, abattus, mutilés, détruits les joyaux d’art, comme cette exquise Maison des Musiciens, qui faisaient son incomparable parure. Mais c’est devant l’Hôtel de Ville, c’est devant la cathédrale, que nous venons saluer Reims martyrisée, que nous venons pleurer et nous souvenir. Les ruines aussi ont leur beauté; et pour la honte de l’ennemi, ce qui reste de l’Hôtel de Ville, les murailles qui résistèrent à l’obus brutal et à l’injure des flammes, atteignent à une grandeur nouvelle, plus éloquente, plus âpre, plus farouche, où s’étonne et s’exalte davantage encore notre indignation.

De loin, la Cathédrale apparaissait la moins touchée; quand, des coteaux voisins, de la route, par exemple, qui, en lacets, descend sur Jonchery, on apercevait à l’horizon, dominant la plaine, ses tours comme deux bras tendus dans un geste de prière, oui, ses tours étaient encore dressées, qui maintenaient, semblait-il, sa silhouette intacte, et un soupir de soulagement, une action de grâces, s’échappait de nos poitrines:—Allons!... le mal n’était pas encore si grand, le désastre n’était pas consommé, la Cathédrale n’avait pas subi les atteintes que redoutait notre angoisse!...

Hélas! à mesure que nous approchions s’évanouissait cette illusion favorable. On n’a pas oublié les premiers obus incendiaires, lancés sur la Cathédrale, et qui mirent le feu aux échafaudages de la façade,—avez-vous vu souvent une cathédrale sans échafaudages, gloire et spécialité des architectes diocésains? Il faut le dire: les flammes donnèrent à la pierre une couleur admirable, inouïe. Bien souvent, en effet, loin d’en abolir la beauté l’incendie communique à la pierre ou au marbre une beauté nouvelle. C’est ainsi qu’une figure de Falguière, une figure d’adolescent a été retrouvée dans les cendres du musée de Gerbeviller, entièrement modifiée, transfigurée par la morsure des flammes avec une expression de désespérance et de sublime détresse telles que ne les avait jamais réalisées l’ébauchoir de l’élégant sculpteur. Et la patine singulière dont la partie incendiée de la Cathédrale s’était revêtue faisait ressortir davantage la blancheur écœurante du Palais de Justice tout proche, dont les blocs de pâtisserie fade n’avaient pas encore été touchés, comme si l’obus allemand dans son ignoble besogne avait pris grand soin de respecter la laideur,—la laideur complice, et qu’il reconnaissait comme une amie, sans doute, presque une parente... Mais, en s’écroulant, les échafaudages avaient déjà fort endommagé les ornements charmants de la façade, et, comme l’adolescent de Falguière qui s’était mis à pleurer, la Cathédrale de Reims, sous les flammes, avait vu se crisper douloureusement son Sourire...

Puis ce furent les blessures cruelles, profondes, de l’abside, sous le bombardement méthodique, organisé, régulier. Et les décombres s’amoncelèrent, autour du Christ qui semblait présider, Juge et suprême témoin du crime sacrilège, à une nouvelle Passion:—la Passion des Pierres Saintes et de l’Art Sacré, insultés, frappés par les barbares, et qui tombent une fois, deux fois, pour ne plus se relever...

Les relèvera-t-on, ces pierres écroulées, ou les laissera-t-on telles quelles, avec même, au milieu d’elles, ces obus monstrueux qui n’avaient pas éclaté, et qui sont encore là comme le cambrioleur assassin surpris et arrêté avant d’avoir pu accomplir son odieux forfait, maintenant réduits à l’impuissance et ligotés au pilori de l’infamie universelle? Quoi qu’il en soit et quoi que l’on décide, de longues années s’écouleront sans doute avant que la Cathédrale de Reims renaisse, entièrement guérie de ses ruines et de ses cendres. Le crime qui l’a abattue est un crime contre la civilisation; c’est le monde civilisé tout entier qui s’est ému, et prend à cœur d’en effacer la trace. Mais une pierre de la Cathédrale, une pierre suffira, qu’aucun effort ne pourra jamais plus soulever, lourde, si lourde,—lourde de trop de crimes longuement médités et lâchement exécutés,—une pierre de la Cathédrale de Reims scelle pour toujours le tombeau où l’on a jeté et où pourriront pour l’éternité l’orgueil germanique et l’honneur du nom allemand.

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VERDUN

J’ENTENDS encore cette Américaine, près des vieux remparts de Verdun, qui, tout à coup, dans l’automobile arrêtée, fronçant les sourcils, l’index levé, écoutait, prodigieusement intéressée:—Taca, taca... mitrailleuse?...—et tendait les lèvres, avec une petite moue espiègle, comme un enfant vers des friandises...—Taca, taca!...—Elle eût été fort déçue, sans doute, si on lui eût dit que c’était bien une mitrailleuse, en effet, mais une mitrailleuse française dont un aviateur français, en prenant son vol, essayait la bande... Et l’officier d’état-major qui accompagnait cette charmante jeune femme se garda bien de la détromper. Il avait, par ailleurs, assez à faire pour la dissuader de tirer le canon; car c’était chez elle une idée fixe, une idée qu’elle s’était mise dans la tête qu’elle «tirerait le canon de Verdun»—avec une ficelle, n’est-ce pas, comme on voit la Grande Mademoiselle, coiffée de son feutre empanaché... Il ne faut pas sourire de semblables curiosités dont Verdun était l’objet constant, et moins encore s’en montrer choqué et crier à l’inconvenance. Il ne faut pas oublier que la défense de Verdun demeurera le symbole même de la défense française. Comment s’étonner de l’ardeur enthousiaste et ingénue de notre Américaine, quand on se souvient que, dans les assemblées de son pays, tout le monde se mettait debout, soulevé, transporté par les deux syllabes magiques, à ce seul nom prononcé de Verdun! On eut raison d’entretenir soigneusement, comme une flamme sacrée, ce prestige quasi légendaire. Et tous les «civils», tous les étrangers, alliés ou neutres, qui sollicitaient comme un honneur suprême d’être admis à visiter Verdun, ne les appelez pas des touristes, c’étaient vraiment des pèlerins, des pèlerins passionnés, vers l’autel ardent et magnifique de l’héroïsme français.

La première visite était naturellement pour la Citadelle. Elle donnait au moins aux profanes, à tous ceux peut-être qui n’étaient point familiarisés avec les secrets réels de la fortification moderne, une impression formidable de puissance et de sécurité. Les casemates immenses, où abriter des régiments entiers, et tout ce luxe, toute cette

extraordinaire variété d’appareils, de machines de toutes sortes, tout ce que recélaient ses flancs énormes, et qui y tenait à l’aise: une véritable usine d’électricité, des moulins, une boulangerie, des salles d’hôpital et jusqu’à un théâtre!... Toute une vie souterraine était organisée là, tous les rouages essentiels à la vie d’une cité, comme si la cité même de Verdun, devant la menace de ruine, s’était repliée sur elle-même, était, à la lettre, rentrée sous terre. Dans une salle à manger fort agréable et confortable, le commandant de la citadelle retenait à déjeuner les visiteurs de marque. Des objets d’art, des coupes finement ciselées, des étendards brodés, des décorations de tous les pays, croix et plaques enrichies de pierres rares, étaient là, venus des quatre coins du monde, pour matérialiser en quelque sorte, à l’égard de Verdun et de ses défenseurs, l’admiration du monde entier. Un livre d’or portait les signatures de bien des hôtes illustres. Et il n’est ni superflu ni ridicule d’ajouter que des crédits spéciaux, qui lui étaient très justement alloués à cet effet, permettaient au commandant d’offrir des menus dignes du cadre. Eh! sans doute, on était moins bien ravitaillé à Bezonvaux!... Mais ceux-là ne seraient pas de notre race, qui s’étonneraient, qui se scandaliseraient, qui ne comprendraient pas ce qu’il y avait d’ironie élégante, de finesse et de coquetterie bien françaises, à traiter avec cette recherche délicate, à la barbe des boches, à leur sinistre barbe rousse, ceux qui s’aventuraient, en frémissant, et le cœur serré, aux portes mêmes de l’«enfer de Verdun»!...

Au sortir de la Citadelle, on entrait à la cathédrale toute proche. Et les visions d’horreur commençaient, avec le spectacle de la barbarie allemande. On avait pu retirer à temps les ornements les plus précieux; mais des vitraux avaient été brisés, dont on pouvait emporter encore quelques éclats irisés, quelques parcelles multicolores: et quels joyaux ou quelles gemmes rares, rubis, topaze ou saphir, semblaient avoir, à cette heure décisive, plus de signification et plus de prix qu’un fragment de vitrail de la cathédrale de Verdun, ce minuscule et fragile morceau de verre bleu, jaune ou rouge?...

Mais plus encore peut-être, que la cathédrale froide et nue, qu’il était émouvant, le petit cloître intérieur, dont la fraîcheur et le recueillement, comme indifférents à la violence des hommes, et à leur fureur destructive et meurtrière, s’emplissaient encore de verdure et de chants d’oiseaux!... Et surtout, c’était, à côté, la noble ordonnance de l’Évêché, sa cour d’honneur aux proportions si pures, et la salle de musique—prélats, petits abbés, et dames poudrées en robes de cour—avec ses boiseries claires et ses grandes baies, d’où l’on découvrait la ville et la Meuse. Au pied, une étroite «allée du bréviaire», majestueuse et calme, dominait le même paysage d’élection le long du haut mur couvert d’espaliers...

Hélas! qu’était-elle devenue, la ville paisible, un peu sévère, serrée au pied de sa Citadelle, de sa Cathédrale de son Évêché? La promenade commençait parmi les maisons éventrées, effondrées; dans

certains quartiers, là où avaient été alignées des maisons, ce n’étaient plus que des alignements de pierres. Ailleurs, que les maisons fussent encore debout, l’impression en était plus lugubre encore, ces maisons maintenant ouvertes à tous les vents et à tout venant, véritables cadavres de maisons, dont la vie s’était brusquement retirée, et où, lorsque l’on y pénétrait, on surprenait l’effroi de la fuite désespérée,—ceci, qui avait été une boutique florissante, où des générations de petits marchands avaient dû peser des denrées, ou auner du drap,—et tous ces comptoirs renversés, tous ces placards vides... Verdun, ville des dragées, quelle mélancolie cruelle entre toutes dans tes enseignes évocatrices des anniversaires joyeux et de l’allégresse des baptêmes!... Et le théâtre... Je ne sais pas si le théâtre de Verdun était, en temps de paix, exceptionnellement brillant, si la «saison de Pâques» était fort suivie, s’il y avait au théâtre de Verdun une basse chantante que l’on venait entendre même de Bar-le-Duc, si la gentillesse de la deuxième des premières ou la drôlerie du laruette étaient célèbres dans toute la région... Au milieu des décombres, la salle apparaît encore tout à fait coquette et plaisante vraiment, pour un théâtre de sous-préfecture!.. Et voici encore la loge du sous-préfet, voici la loge du général, sans doute; voici l’avant-scène du rez-de-chaussée qui devait être celle de ces messieurs du cercle, la loge infernale!... Et tout ceci, qui est l’âme même de la province, immobile dans ses rites immuables et doucement désuets, nous attendrit ici, nous attendrit aujourd’hui jusqu’aux larmes. La scène est encore équipée, et des cintres pendent des lambeaux de toiles bariolées... Le rideau est levé, béant; mais c’est le canon qui frappe les trois coups, et au lieu de la Mascotte ou de Lakmé, du Châlet ou des Noces de Jeannette, quel drame ou quelle tragédie!... Qu’est devenue la deuxième des premières, et la première chanteuse, et la dugazon? Où sont-ils ces messieurs du cercle? Le cercle, pourtant, j’ai cru le reconnaître, il devait être là, dans ce riant café avec un beau balcon sur la Meuse... Sournoise et tragique douceur du fleuve qui continue à travers la ville sa course molle et lente, qui continue à refléter avec la même impassibilité heureuse et tranquille, au lieu même où s’égayaient ses rives, l’horreur des ponts détruits et des maisons écroulées, dans le miroir de ses eaux!...—On se bat sur la rive droite de la Meuse!... a décidé et déclaré fièrement, ici même, en un anxieux, en un lourd et trouble matin de mars 1916, le général de Castelnau,—qui, ce matin-là, peut-être, aura sauvé la France.

Et nous voici, sur la rive droite, au faubourg Pavé, au milieu de l’extraordinaire encombrement des troupes qui montent et descendent vers la ligne de boue, de silence et de mort, fantassins, artillerie, ravitaillement. Tout ce que l’armée française compte de meilleur a cantonné là, un soir au moins, au faubourg Pavé; la fleur de notre jeunesse y a dormi ses rêves de sacrifice, ses cauchemars de lutte décisive et suprême, les terreurs de l’aller et les espoirs du retour. Car, en dépit du bombardement toujours grondant, de la menace constante des avions au-dessus des têtes, le faubourg Pavé, c’était encore un semblant de sécurité, une dernière étape, un dernier relai qui vous rattachait à la vie, avant de plonger dans l’abîme de souffrance, de péril et d’angoisses.

Ceux qui revoyaient le faubourg Pavé se sentaient renaître, comme ceux qui le quittaient se demandaient s’ils reverraient jamais une ville, une rue, des maisons, leur maison... Et puis commençait la montée du calvaire. Les casernes Marceau marquaient un bref répit; on y voyait rangées les petites automobiles sanitaires américaines, toujours prêtes à s’élancer jusqu’aux limites extrêmes du champ de bataille, narguant les éclatements et se faufilant, rapides et diligentes, à travers les trous d’obus, pour aller disputer les blessés à la mort, dans les bras de la mort même. Sur cette redoutable et terrifiante route d’Alsace, où des équipements abandonnés, des caissons renversés, des cadavres de chevaux, criaient sans cesse: «Prends garde, téméraire, insensé, prends garde!... Rebrousse chemin! Tu n’iras pas plus loin!...» voici que la petite voiture américaine apparaissait insouciante, qui secouait et dissipait soudain nos frayeurs découragées, comme un tonique et un réconfort:—Mais si! mais si!... Vous voyez bien que l’on passe tout de même!... Cheer up!... Nous n’avons pas envie de mourir, et ce ne sera pas encore pour cette fois, malgré le Boche et toutes ses manigances damnées!... Cheer up, vieux garçons!... Nous sommes le trait d’union alerte et toujours vaillant entre l’enfer et la vie; oui, nous venons de la vie, là-bas, et nous y retournons!... Et vous ferez comme nous—cheer up!...

Ainsi nous rassérénaient et nous redonnaient courage les petites automobiles sanitaires américaines des casernes Marceau.

Les casernes laissées à main droite, on entrait presque aussitôt dans la région du désert chaotique, des paysages lunaires, de ce qui demeurera dans la mémoire des hommes comme une image d’épouvante, à laquelle on ne tente même plus de trouver des équivalences verbales, des épithètes évocatrices et appropriées: c’est le terrain de la bataille de Verdun. Et plus que toutes les épithètes, en effet, et que toutes les descriptions, ces indications suffisent:—Vers Fort de Vaux.—Vers Douaumont... Et les ravins qui s’appellent: Ravin du Mort-Homme;—Ravin Sans-Nom;—Ravin de la Femme Sans-Tête... La mort, la mort, partout la mort!... Et l’on était vraiment surpris, au milieu de tant de désignations lugubres, d’entendre les noms de Normandie, de Calvados, qui sonnaient clairs comme une revanche et une gageure, presque joyeusement: ils étaient si loin tes pommiers en fleurs, ô Normandie, et tes plages, ô Calvados, et tes auberges accueillantes, dans la grasse campagne au bord de la mer!...

Le nom seul, d’ailleurs, avait cette apparence apaisée. Pour gagner Normandie, il fallait traverser Fleury, ce qui avait été le village de Fleury. Rien ne pouvait donner une impression plus complète de la dévastation, la dévastation absolue, intégrale, totale:—«L’herbe poussera à l’endroit où s’élevait l’orgueil des palais.» Il n’y avait même pas d’herbe; et sans doute, non plus, il n’y avait jamais eu de palais, mais de riantes demeures paysannes, une église, une école, une mairie... Il n’en restait plus pierre sur pierre,—il n’en restait plus une pierre!... Ruiné, rasé, on eût encore aperçu quelques traces de ces ruines, qui eussent figuré l’emplacement du village, de ses maisons et de ses rues, qui eussent permis de dire, autrement que la carte en main:

—Ici était Fleury!

Mais non; il semblait que la terre se fût entr’ouverte, eût tout englouti, pour se refermer ensuite, impassible.—Fleury gisait maintenant, dans les entrailles de la terre, comme la ville d’Ys au sein des flots. A peine les briques des constructions les plus récentes en se mêlant à cette terre l’avaient-elles, par endroits, un peu teintée de rouge. Et l’on a pu comparer l’anéantissement du village de Fleury à quelque fruit mûr qu’un passant indifférent écrase du talon sur le sol...

A côté de Fleury, au bas de cette piste creusée d’ornières où, au crépuscule, il ne faisait pas bon s’embouteiller avec les prolonges d’artillerie, et tout l’encombrement du ravitaillement en munitions, sous la menace d’un tir d’interdiction soigneusement réglé sur les carrefours, Normandie, c’était la vie qui renaît, toute la vie militaire intense:—Poste de commandement du général, Poste de secours, liaisons, Central téléphonique, le tout tapi dans les parois du ravin, véritable village de Troglodytes, substitué au village meusien disparu, comme si Fleury, enfoncé dans la terre, ressortait un peu plus loin, ressortait, sous cette forme étrange, primitive, un peu sauvage, des entrailles de la terre même...

Comment donc!... Il y avait, à Normandie, dépendant des Casernes Marceau où il avait, toutefois, obtenu de demeurer logé, un major de cantonnement. Et quand on songe à tout ce que ce titre exprimait, à l’ordinaire, de confortable et de pacifique!...

N’a-t-on pas tout naturellement et tout de suite tendance à se représenter le major de cantonnement comme un personnage un peu gros, bon vivant, bien nourri, qui jouit de toutes les commodités de l’existence et d’un maximum de sécurité assez enviable, toujours sûr de coucher dans un bon lit, admiré et respecté de la population civile, jalousé peut-être mais redouté des militaires, et qui par ses occupations, par ses distractions aussi et par ses loisirs, tient du maire et du commissaire de police—avec qui, d’ailleurs, il ne lui était pas interdit, dans la plupart des cas, de faire au «café de l’endroit» sa partie de manille...

Hélas! pauvre major de cantonnement de Normandie, que l’on ne pouvait contempler sans une sympathie attendrie et apitoyée, infortuné major de cantonnement de Normandie,—un major de cantonnement, c’est le roi d’Yvetot!—qui, lorsqu’il fut nommé major de cantonnement, avait pu s’imaginer qu’il tenait enfin le bon «filon»!...

Ah! l’inégalité de traitement entre les hommes n’avait pas été abolie par la guerre!... Et s’il est admis, n’est-ce pas, que l’entretien des routes, par exemple, des pistes et boyaux d’accès était besogne de territoriaux, c’était tout de même autre chose de se livrer, ou bien entre «Normandie» et «Calvados», ou bien sur les routes du Calvados et de la Normandie, à ces terrassements sans gloire, mais qui, là, n’étaient pas sans péril!...

Et, sous prétexte qu’ils ne se battaient pas, on les laissait, des mois et des mois, les territoriaux de Verdun, eux comme les autres, enfouis dans leurs abris boueux...

La boue de Verdun!...

Nous avons connu toutes les boues de cette guerre, qui fut, d’abord, une guerre dans la boue, désespoir des lyriques: boue de Lorraine, boue gluante et dont on n’arrivait pas à se dépêtrer, boue de Champagne, crayeuse et blanchâtre, boue de la Somme et boue de l’Yser: la boue de Verdun est à part, boue de terrain perdu, repris, cent fois conquis et reconquis, et où chaque combat, chaque bataille laisse, comme le flot en se retirant, ses épaves, ses alluvions; et la boue, chaque fois, recouvrait le tout, s’assimilait le tout, pour arriver à former ce mélange où il y avait de tout, où l’on s’enlisait effroyablement, mais où la «récupération» devait être si fructueuse.

Du jour où le commandement décida de tarifer cette «récupération», c’est-à-dire de payer au prorata et suivant un barème fixe ces épaves du champ de bataille, qu’une administration de la guerre, plus sage enfin et plus prudente, souhaitait, la guerre se prolongeant, de ne plus laisser perdre et d’utiliser, toute la plaine de Verdun et tous ses ravins furent sillonnés de chiffonniers héroïques.

On donnait tant pour une fusée d’obus, tant pour un fusil, tant la douzaine de cartouches ou d’étuis de cartouches.

Et la boue de Verdun dut rendre ses trésors et l’on citait des gars qui s’étaient fait plus d’un millier de francs, rien qu’en se promenant ainsi les mains dans leurs poches,—mais en prenant soin de remplir leurs poches de tous ces objets aussi précieux qu’hétéroclites, et même leurs musettes.

C’est vrai qu’il y avait des trésors dans la boue de Verdun, et des trésors aussi de bravoure, d’abnégation et d’endurance; mais ceux-là, on ne payait pas pour les récupérer, c’était une récupération superflue, inutile—c’était par-dessus le marché!...

Ce que l’on ne «récupérera» pas non plus, ce sont les cadavres enlisés dans cette boue, cadavres de jeunes hommes qui dormirent une dernière nuit au faubourg Pavé, cadavres d’Allemands aussi que ne rendra plus la terre de France qu’ils avaient souillée.

Oui vraiment il y avait de tout dans cette boue de Verdun, de tout, du meilleur et du pire, et même du Boche.

Mais on était à une époque, et engagé dans une aventure, où le cœur était devenu aussi froid, aussi dur, que les ossements mêlés à la boue où l’on pataugeait, et que l’on pouvait découvrir au bout d’une botte, en cherchant à «récupérer» la botte...

L’homme de Bezonvaux qui, tout caparaçonné de courroies de bidon, des bidons lui battant les flancs, l’échine et le ventre, était de corvée,—la plus douce, la plus enviable,—de corvée de pinard, l’homme de Bezonvaux qui s’en venait chercher du pinard à l’arrière, n’allait pas s’émouvoir pour si peu, et en attrister cette minute de rare allégresse; la vie humaine, a écrit Barrès, n’avait alors pas plus de prix qu’une cerise au fort de la saison: au juste eût-il prêté plus d’attention à l’aubaine d’une poignée de cerises...

C’est que Bezonvaux était une de ces stations d’enfer, un de ces points sacrifiés du front de Verdun, où quatre jours durant, d’une relève à l’autre, il fallait bien se résoudre à vivre séparés du reste du monde, il fallait renoncer à tout secours humain; la boue, par là, devenait marécage, aucun ravitaillement d’aucune sorte n’y pouvait passer, même les petits ânes que l’on voyait trotter si vaillants le long du ravin.

En sorte que l’arrière,—tout est relatif,—l’arrière et ses délices c’était l’autre côté du marécage, la région où l’on recevait bien encore des obus, certes, mais où l’on pouvait espérer recevoir autre chose que des obus; le paradis, vu de l’enfer de Bezonvaux, c’était l’étang de Vaux.

J’ai gardé de l’étang de Vaux un souvenir extraordinaire. C’était un site ravissant, et qui n’avait pas cette mélancolie que la plupart des étangs prêtent au paysage. Jadis un petit village, plaisant et coquet, se mirait non loin, que fréquentaient les pêcheurs amateurs de fritures, et dont il restait exactement autant que du village de Fleury, c’est-à-dire exactement rien.

Mais je ne pense pas qu’aux jours de fêtes votives, ou pour la plus brillante ouverture de pêche, il y ait jamais eu autour de l’étang de Vaux une foule aussi pittoresque, une animation comparable à celle qu’y apportait le voisinage de la bataille.

Ce n’était pas une animation fiévreuse et guerrière, comme au faubourg Pavé. Il n’y avait ici aucun préparatif militaire, mais seulement des tonneaux en perce, des étalages de boîtes de conserves, du papier à lettres, de la parfumerie!...

Une coopérative divisionnaire avait installé sous des tentes, le long du chemin d’amoureux qui longe capricieusement et surplombe l’étang, comme de petites boutiques de kermesse; et c’était une véritable kermesse où se pressaient les hommes de Bezonvaux et d’ailleurs, où ils oubliaient en une minute et pour une minute la nuit d’angoisse qui avait précédé, et le jour atroce qui viendra,—une kermesse, la kermesse de l’étang de Vaux, la kermesse des fiancés de la mort. Et au-dessus, le fort de Vaux, et là-bas les fumées de Briey...

Quel poète allemand écrira maintenant cette ballade de l’étang de Vaux, car c’est bien un sujet de ballade allemande... Sous la lune, au crépuscule, la brume blanche qui emmousseline l’étang, c’est le linceul des morts de Verdun, qui, à l’entour, se sont couchés un soir dans la boue, sans linceul...

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LA DEUXIÈME MARNE

29 mai 1918.—Et nous y voilà. Nous sommes arrivés à Neuilly-Saint-Front en même temps que les premiers obus sur la gare. Je n’ai pas «fait» Charleroi, je n’avais pas encore vu de retraite; tout le long de la route, un défilé ininterrompu de véhicules de toute espèce, charrettes à bœufs, brouettes, voitures d’enfant, et, là-dessus, les objets les plus hétéroclites, empilés dans la hâte du départ; les femmes ont mis sur elle ce qu’elles avaient de plus beau, leur chapeau de cérémonie, dont les fleurs pendent, lamentables, et dont on n’oserait pas sourire... Un pauvre vieux, infirme, que l’on transporte dans son fauteuil roulant. Pas de plaintes, pas de cris; une sorte de stupeur; des fantômes dans la poussière... Le général revient du corps d’armée: nos bataillons doivent se tenir prêts à être engagés au fur et à mesure des débarquements. Une limousine: des camarades de l’armée—l’armée qui avait failli se faire prendre à Belleu, et qui, après avoir touché barre à Oulchy-le-Château, va maintenant établir son quartier général à Trilport—en attendant. Ils sont bien gentils, bien affectueux, ces charmants camarades—et ils pensent bien dîner ce soir à Paris... La nuit est venue, une belle nuit pour les avions. Sur la place, devant l’église, des groupes de réfugiés et d’évacués, enveloppés dans des châles, dorment sur des caisses. Un Monsieur très entouré, avec un magnifique képi: c’est le sous-préfet. Il pérore; il assure que la situation est excellente, qu’il vient de recevoir des nouvelles, et que les Français viennent de reprendre Fère-en-Tardenois—Fère-en-Tardenois d’où nous avons vu, cet après-midi, s’élever à l’horizon de grandes colonnes de fumée, les dépôts que l’on avait fait sauter... De pauvres gens recueillent avidement les paroles du sous-préfet; un vieil homme, la tête toute tremblante, l’a pris par un bouton de son dolman:—Faut me dire la vérité, Monsieur le Sous-Préfet, parce que je suis un bon, moi, vous savez, moi, je suis un rouge!... Et le sous-préfet, exalté par sa propre éloquence:—Rentrez chez vous, bonnes gens, les Boches sont en pleine déroute, vous pouvez dormir tranquilles, vous n’avez rien à craindre, c’est votre sous-préfet qui vous le dit!... Cependant, impressionné moi-même, je me suis approché de ce fonctionnaire enthousiaste et si bien renseigné, je me présente, je demande à M. le Sous-Préfet de vouloir bien m’accompagner à l’État-Major du général de division, qui sera heureux d’apprendre de sa bouche ces nouvelles rassurantes qu’il vient de donner à la foule. M. le Sous-Préfet me suit de fort bonne grâce, il sera ravi de faire la connaissance du général. Le général est en train d’achever un dîner hâtif; le sous-préfet accepte une tasse de café, s’installe, et, très à l’aise:—Alors, mon général, quoi de nouveau?

30 mai.—Quelle tristesse, cette maison où nous avons passé la nuit, cette maison si confortable, que les propriétaires avaient meublée avec autant d’amour que de mauvais goût, et qu’ils ont dû abandonner en une heure... Des croûtons de pain traînent dans la cuisine; il y a encore, dans le jardin, un petit jouet au milieu d’une allée, un arrosoir... D’heure en heure, les nouvelles arrivent plus inquiétantes; Château-Thierry est pris... Toute la population de Neuilly-Saint-Front, hier encore si frémissante, est partie dans la nuit. Le sous-préfet a disparu avec tout son enthousiasme et toute son éloquence. Il n’y a plus un civil. Et voici des régiments (ce qui en reste) qui descendent, l’arme à la bretelle,—ils viennent de là-bas, du côté des Boches: eh bien! oui, quoi, les Boches arrivent...—et, dans les boutiques ouvertes, dont les marchands se sont enfuis, un soldat entre, en passant, puis deux, puis dix, qui font main basse sur les bouteilles, les boîtes de conserves:—Autant nous que les Boches!... Deux chasseurs, dans la grande rue, courent après un petit cochon qui crie, et les hommes gouaillent: «On les aura!...» A 4 heures, ordre de départ pour Sommelans. Nous allons, tant bien que mal, établir une ligne de résistance face à l’est, en arrière de Château-Thierry.

Au moment du départ, près de la voiture à fanion et du peloton de l’escadron divisionnaire, j’aperçois deux civils importants, qui s’entretiennent avec le général et son chef d’État-Major; je les reconnais: c’est M. Abel Ferry et M. Renaudel; des bribes de leur conversation viennent jusqu’à nous: «D’ici à deux jours, la situation sera stabilisée... Il arrive des quantités de troupes...—Il faut que le pays tienne jusqu’à octobre...»—Et ils filent... Au revoir et merci! Nous sommes à Sommelans, installés chez l’institutrice. Comme elle a dû avoir peur!... Le lit est encore défait... C’est un désarroi inouï de papiers, de plumes de chapeaux, de rubans, dans les armoires, les tiroirs renversés, au milieu de la chambre. Et il y a encore des fleurs, de grosses pivoines rouges et blanches sur la cheminée... Elle avait un piano, l’institutrice de Sommelans, et était abonnée aux Annales et aux Grandes Modes de Paris.

31 mai.—Nous avons quitté Sommelans un quart d’heure avant les premiers obus. A Licy-Clignon, à la maison d’école; sur le tableau noir, cette dernière leçon: «Mercredi 29 mai: Instruction civique: la défense nationale.» Et les «travaux à l’aiguille» des petites filles, surjets, points de croix, canevas aux tapisseries ingénues, précipitamment jetés au bas d’un placard. On vide consciencieusement les caves et les basses-cours; ne s’y mêle-t-il pas un scrupule patriotique? Les habitants ont recommandé, en s’enfuyant: «Brûlez plutôt ce que vous n’emporterez pas!...» Chasses aux lapins et aux poules. Et dans chaque maison l’armoire à linge, et l’armoire à confitures... Quelques ivrognes, la chaleur aidant. Un homme d’un régiment qui monte a troqué son casque contre un chapeau haute-forme. Dans une écurie, nous découvrons un petit âne gris; dans un hangar, une charrette abandonnée: nous attelons l’âne à la charrette, pour transporter nos sacs, et les appareils de signalisation. De nouveaux ordres. On nous charge de défendre la ligne de Château-Thierry avec des

troupes que nous ne connaissons pas, des coloniaux, des malgaches. La division s’établira à Crogis, nous à Montcourt. Et nous voici, de nouveau, en route, avec notre âne... Un petit vallon délicieux, quelques vieillards encore sur le pas des portes, dans les jardins; une vieille femme qui lave son linge,—longtemps nous entendons le bruit du battoir, frais, paisible, monotone... La canonnade se rapproche, les mitrailleuses. Hantise de l’infiltration boche, à travers les pentes boisées qui nous entourent, avec la nuit qui vient. On entend les coups de sifflet des patrouilles: patrouilles françaises ou patrouilles allemandes? On décide que l’état-major de la division et celui de l’Infanterie divisionnaire passeront la nuit dans une ferme voisine, plutôt que dans cet étroit vallon de Crogis, inquiétant et peu sûr. Et nous montons à pied à la ferme de la Nouette. Des lueurs d’incendie dans toutes les directions; au-dessus de Château-Thierry, ce sont de continuels éclatements. La nuit est divine. Dans les champs, nous troublons un cochon égaré, deux chèvres blanches. La ferme, immense, est sens-dessus-dessous. Et le général, silencieux et seul, s’assied à l’écart sur un banc, dans la vaste cuisine, dont les cuisiniers ont déjà pris possession, allumant du feu, préparant le café.

1ᵉʳ juin.—Repli vers Villiers-sur-Marne. Nous ne savons toujours rien des troupes que nous avons devant nous. Départ à cinq heures du matin; nous nous gardons avec nos cyclistes, nos éclaireurs montés; les Allemands seraient sur les hauteurs qui dominent Montcourt et où tient encore l’escadron divisionnaire. Notre départ fait se lever, dans la grande cour, une nuée de pigeons. Et nous chevauchons au milieu des chants d’alouette... Arrêt à la ferme de Beaurepaire. La situation se précise; nous aurons avec nous une brigade de cavalerie (le bataillon pied à terre des hussards), et un régiment américain. Le risque sera donc un peu moins grand de nous faire enlever comme la nuit précédente. Cette ferme de Beaurepaire est une merveille. Quelle vie agréable et saine on devait mener là!... Il y a un billard, un piano, de vieux meubles; et puis un grand attirail de chasse, une collection de cravaches, des éperons... Et toujours l’armoire aux confitures... Voici les Américains qui montent en ligne. Ils avancent comme s’il n’y avait pas de Boches, ni surtout d’avions boches mitraillant les routes. Aucune précaution; une rafale vient d’en coucher une dizaine par terre; et ça n’a pas l’air de les émouvoir autrement: «C’est la guerre!...» Ils ont fait halte devant Beaurepaire. Un Américain se risque à entrer dans la cour pour prendre de l’eau; il prend aussi une poule, qui s’était aventurée trop près de ses longues jambes; d’autres entrent, à leur tour, mis en goût; et ce ne sont bientôt plus qu’Américains avec, sous le bras, deux, trois poulets... Et dans le crépuscule qui vient, au crépitement des mitrailleuses, au bruit sourd de la canonnade, se mêlent les cris des poules effarouchées... C’est la guerre!...

2 juin.—Réveil à 4 heures du matin. Ça va mal. La division de gauche est fortement pressée, et, à notre droite, la division

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