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De la mer aux Vosges

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Marchand a décidément perdu la partie nord de Château-Thierry. Ordre de faire sauter le pont d’Acy. On m’envoie alerter le colonel américain, et le prévenir qu’il pourrait bien se trouver engagé dans la journée. Il fait d’ailleurs une matinée exquise; je reviens à travers champs. Canonnade intense. Et puis ça se tasse. Vers midi, (après déjeuner), on redevient presque optimiste. On a de meilleures nouvelles de la division de gauche; la progression allemande serait arrêtée de ce côté, du moins pour aujourd’hui. Le cycliste d’un de nos chefs de bataillon, qui avait été fait prisonnier hier, a réussi à brûler la politesse aux Boches. Il est là. Le colonel lui remet la médaille militaire; il ne s’y attendait guère; il est blanc d’émotion. Le colonel se dispose à ajouter cinquante francs de sa poche, pour arroser la médaille; mais tout en causant, il s’aperçoit que ce cycliste est «dans le civil» un gros entrepreneur de maçonnerie qui doit être beaucoup plus riche et gagner beaucoup plus d’argent qu’un colonel; alors le colonel a économisé ses cinquante francs.

3 juin.—Le colonel L... a planté sa canne quelque part dans le bois; c’est son P. C. Nous sommes auprès de lui, consultant la carte. Tout à coup des obus se mettent à tomber, pas loin, avec le bruit caractéristique, sous bois, des branches brisées. Et je remarque une fois de plus cette affectation que l’on met, en pareil cas, dans un groupe d’officiers, à continuer, comme si de rien n’était, avec plus de volubilité même, la conversation commencée,—simplement un petit clin d’œil de côté, vers la direction où «ça tombe». Ce soir, après dîner, dans la grande cour de la ferme, nous admirons les six cochons qui restent et se vautrent ignoblement dans le fumier,—«ils se camouflent, c’est prudent!» a dit assez plaisamment P..., le chef d’état-major. Et, de fait, six avions boches passent au-dessus de nous, à une assez grande hauteur, en formation triangulaire, comme des canards sauvages. Près de la mare, le major du bataillon américain dort, roulé dans sa toile de tente, son appareil téléphonique suspendu à un arbre au-dessus de sa tête, et à côté, accroché également, un réveille-matin.

4 juin.—Nous avons été relevés cette nuit par les Américains. Exquise vallée de Domptin, si fraîche et boisée. A Bezu-le-Guery, nous retrouvons le 152ᵉ; son colonel est en train de se raser; il descend en pyjama, sa barbe à moitié faite. Les pertes: 650 hommes, 17 officiers. A Montreuil-aux-Lions, la 2ᵉ division américaine est dans toute la fièvre de l’arrivée et de l’installation; un luxe d’autos, de camions, de side-cars, de motos, et quelle poussière sur cette route! Nous ne sommes plus du tout chez nous, mais en Amérique: et pourtant la jolie petite église qui domine le village est si française! A la mairie, le général Pershing est en conférence avec le général Degoutte: quel sort étrange que celui de ces petites mairies de campagne, qui semblaient uniquement vouées aux comices agricoles et aux conseils de revision, et qui s’inscrivent dans l’histoire par de semblables entrevues et de tels conseils de guerre! La division américaine et la présence du général Pershing ont aussitôt attiré ici une mission de journalistes américains. V... l’accompagne, à qui un député, paraît-il, a déclaré hier à la Chambre: «Nous ne traiterons pas sans l’Alsace-Lorraine. Nous poursuivrons jusqu’au bout la solution militaire!» Fortes paroles! A la Sablonnière, nous allons voir le groupe de chasseurs; les chasseurs en ont supporté de rudes, pendant ces cinq jours: il reste 100 hommes au bataillon de B..., et 250 au bataillon M... Le commandant M... a été cerné trois fois et s’est trois fois dégagé; il est encore frémissant, et il laisse pousser sa barbe. Nous cantonnons à Chamoust, une pauvre petite ferme qui a été saccagée: on suit la trace des troupes en campagne aux plumes de poulet. Autour de la ferme, un bataillon de chasseurs de la division voisine, qui descend comme nous, et un autre bataillon qui monte. Ceux qui montent ont placé des sentinelles aux issues et des avant-postes. Cinq avions boches donnent la chasse à l’un des nôtres et l’abattent. Au loin, la canonnade roule; lueur des départs: c’est l’artillerie américaine qui s’entraîne. Le petit jardin de la pauvre ferme est tout garni de roses, de mères-de-famille, de pieds d’alouette, et d’innocents œillets blancs dont mon ordonnance a mis un bouquet dans ce qui me sert de chambre.

5 juin.—Et nous voici dans la calme et confortable maison de M. B..., ancien notaire à Saâcy-sur-Marne. Nous sommes venus le long de la Marne. Tristesse de ces petits villages évacués presque complètement, et si verts, si «villégiature à deux heures de Paris». Sur la route, nous doublons les bataillons de chasseurs; et ils ont défilé devant nous au pont de Nanteuil: le 43ᵉ, clairons en tête; il a encore 250 hommes; le 59ᵉ derrière, n’a plus que 100 hommes, et plus de clairons. Et ces hommes défilent encore allègrement, en tournant la tête à droite, et certains avaient mis des fleurs au bout de leur fusil.

11 juin.—La Ferté-sous-Jouarre. Dans la grande rue, où la moitié des boutiques ont leur devanture fermée, des camions et des camions, amènent des Américains sur la ligne. Une impression de gaîté et de force. Au retour, les camions vides; dans l’un d’eux, debout, un convoyeur, véritable excentric-comic, se démène et fait la parade, coiffé d’un chapeau haute-forme: serait-ce le chapeau que j’avais déjà vu, quand nous retraitions, à Licy-Clignon?

Sans date.—L’aumônier divisionnaire nous raconte qu’au cours de la retraite, à Dammard, il était arrêté à chaque pas par des soldats—tout un groupe d’artillerie—qui lui demandaient à se confesser, et qu’il confessait là, en pleine rue. Il était débordé, et il a fini par se fâcher: «Vous avez donc peur?»

Sans date.—Déjeuner chez le commandant M..., à Forchamps, avec les officiers du 43ᵉ B. C. P. et le colonel D... Fanfare, champagne. On a déjeuné sous une tonnelle de fleurs et de branchages, construite en deux heures, ce matin, par les sapeurs du bataillon. Les places vides des camarades tués sont déjà tenues par d’autres.

Dimanche.—Sur la promenade de la Ferté, le long de la Marne, les petites tentes des Américains, si comiques avec leurs pantalons haut relevés jusque sous les aisselles, des pantalons de clowns. D’aucuns canotent. Un phonographe joue un two-step. Sur un banc, au milieu de cet exotisme frénétique, quelques promeneurs du dimanche, et des enfants qui jouent. Le colonel prend une photo d’un groupe, qui mange la soupe en plein air; un soldat américain s’en aperçoit, pique une pomme de terre au bout de sa fourchette, qu’il tient au port d’armes.

Ces soldats mettent à leur instruction une bonne volonté, une application extraordinaires. Les exercices de tir, les «spécialités» les passionnent; le grand sport c’est, lorsque la mitrailleuse a été démontée, ou le fusil mitrailleur, de se faire bander les yeux pour en rassembler les pièces «comme dans la nuit». Tout de même, comme ils n’avaient pas été payés, paraît-il, depuis leur arrivée à La Ferté, l’autre jour, à l’exercice, pendant la pause, comme les chasseurs qui leur servent de «mannequins» pour les démonstrations et l’entraînement, étaient allongés dans l’herbe, un Américain s’est approché d’un clairon, lui a pris son instrument, et a joué «la solde».

Sans date.—Instruction américaine. Grand exercice de démonstration, progression de la section, avec incidents figurés: prisonniers boches, barrages (les chasseurs, vautrés dans l’herbe, agitent des fanions rouges pour simuler les lignes d’éclatement), prise de la tranchée ennemie. Deux mille Américains comme spectateurs. Des têtes étonnantes de lutteurs romains ou de clowns excentrics. Les majors, tout jeunes, en bras de chemise, et avec leur insigne au collet de leur chemise. Le général de division, général Cameroun, qui rit aux éclats et crie: «Camarade» à l’épisode des prisonniers.

C’est le général Cameroun qui déclare gravement: «Dans cette guerre, il faut avoir un cinématographe dans la tête!...» A la fin de l’exercice, la fanfare du 59ᵉ joue l’hymne américain. Et alors le colonel du régiment, jusque-là impassible, visage de cinéma pour jouer les Mystères de New-York, bondit au milieu de la prairie, en agitant son grand chapeau, et pousse des cris inarticulés, des «you-you», des sifflements aigus en l’honneur de la France, répétés aussitôt par les deux mille Américains. Tout cela, dans un site délicieux de vieille France, un plateau au-dessus de Reuil, avec, au pied, les boucles de la Marne, et, sur les bords de la Marne, une vieille demeure Louis XVI qui contemple cet étrange spectacle de tous les yeux étonnés de ses fenêtres ouvertes.

3 juillet.—Nous allons occuper le secteur de Vendrest-Vaux-sous-Coulomb. Ce que ce village de Vaux, où nous nous installons, a d’assez désagréable, c’est que les Boches nous y tiennent sous le feu d’Hautevesnes, d’où il s’agira de les déloger d’abord, quand nous attaquerons. L’attaque se fera «en direction d’Hautevesnes.» En attendant, ici, nous sommes «vus d’Hautevesnes», ce qui oblige à certaines précautions, et a fort endommagé la ferme qui nous sert de P. C. Mais il y a un petit jardin avec des roses merveilleuses, un chat, un chien, une vache et trois vieilles femmes qui, comme le vieux pauvre du «Noël» de Debussy, n’ont pas voulu s’en aller. L’une d’elles, de ces trois vieilles, garde la clé de l’église, une délicieuse église romane avec des traces de fresques naïves sur les piliers. La nef a été trouée avant-hier par un obus. Nous allons organiser un P. C. souterrain à l’entrée du village, près de la maison dont le grenier nous sert d’observatoire et où les observateurs ont découvert, pour rendre leur poste tout à fait confortable, un mobilier de la plus pittoresque variété; ils découvrent aussi, cela va sans dire, les Boches d’Hautevesnes,—qui le leur rendent bien. Cependant, je visite des potagers abandonnés, où je me régale de groseilles, de petits pois crus et de fèves excellentes. Je rencontre une des trois vieilles, la propriétaire des fèves, qui me déclare qu’on la coupera en deux plutôt que de la faire partir. Elle couche dans une petite cave avec ses poules, qu’elle a réussi à sauvegarder. Elle paraît moins préoccupée de la guerre et des obus que de la sécheresse, depuis que les conduites d’eau ont été crevées, et d’un certain mulot, qui mange les racines de ses choux, qu’elle guette toute la journée, armée d’une bêche, et qu’elle ne peut arriver à surprendre...

Sans date.—Le colonel du 152ᵉ habite les communs du château de Brumetz. En 1914, les Allemands, passant par là, ont su que le château appartenait à un officier, et ils l’ont soigneusement brûlé. Ils n’ont tout de même pas brûlé les arbres du parc, qui est superbe, mais où des tirs de toxiques nous empêchent de nous promener. Le cuisinier du colonel s’est installé une petite cagna dans la niche à chien: Villa Mounet-Sully (il s’appelle Mounet); et cette inscription désabusée:

Quand l’obus ici tombera,
Mounet vécu aura...

Sans date.—L’église de Gandelu, haut perchée, avec l’obus qui est entré juste derrière le maître-autel. Et les prix des concours d’archers, des «Saint-Sébastien» exposés tout autour de l’église,—il y en avait de toutes les époques et de tous les styles,—et que le bombardement a fort endommagés: indiscutable supériorité des obus sur les flèches...

Sans date.—Deux chasseurs de la division voisine qui avaient été faits prisonniers au Chemin des Dames viennent de rentrer après avoir circulé quinze jours dans les lignes boches. C’était un guide de Chamonix avec un de ses cousins. En sa qualité de guide, spécialisé dans la clientèle allemande, il parlait admirablement l’allemand. Employés par les Boches pour enterrer leurs morts, ils ont pris leur uniforme à deux de ces morts, un officier et un soldat. Le guide, revêtu de l’uniforme d’officier, faisait passer son cousin pour son ordonnance. Arrêtés par les sentinelles, «l’officier» a déclaré qu’il commandait une compagnie de minenwerfer, et qu’il était venu reconnaître des emplacements pour ses pièces. On les a laissés passer.

9 juillet.—Nous déménageons de Vaux-sous-Coulomb. Je regretterai les roses. On nous ramène à Coulomb, grand village qui n’a pas été encore trop démoli. Le presbytère, avant de nous abriter, fut certainement l’asile d’un curé apiculteur. Une photographie suspendue à la place d’honneur, dans la salle à manger, représente l’excellent prêtre au milieu de ses ruches, avec une vieille dame, assise sur une chaise, une dame plus jeune qui joue de la mandoline (sic), et une petite fille en robe à carreaux... De nombreux Américains se succèdent dans ce temple de l’apiculture, et pourront admirer la dame qui joue de la mandoline parmi les abeilles. Mais ils viennent de préférence pour être conduits à l’observatoire de la Grange-Coulomb, qui est ce que l’on fait de mieux dans la région comme observatoire, et d’un accès assez facile. C’est dans les greniers d’une ferme superbe; il a suffi d’enlever quelques tuiles du toit, et, par les ouvertures ainsi pratiquées, on a braqué des appareils de repérage aux lueurs, et notre jumelle à ciseaux. On voit toujours Hautevesnes...

13 juillet.—Trois visiteurs de marque pour l’observatoire, trois Américains importants, dont l’un, qui rit tout le temps, mais n’entend pas un mot de français, est un gros banquier, habillé d’ailleurs pour la circonstance en colonel, le «président de la commission des achats» nous confie l’officier de l’armée qui l’accompagne. Quels achats? Il a une Rolls-Royce impressionnante et des cigares étonnants. A minuit nous arrive un message de l’armée transmis par la division: d’après un prisonnier qui «paraît digne de foi», les Boches déclencheraient cette nuit leur grande offensive. Nous nous sommes couchés tout de même, et il n’y a rien eu du tout.

15 juillet.—Eh bien! ils l’ont déclenchée en effet, leur fameuse offensive, mais seulement la nuit dernière, entre la Main de Massiges et Château-Thierry. Ils ont passé la Marne à Jaulgonne, comme il était annoncé. Mais, dès maintenant, il ne semble pas que ce soit la réussite foudroyante. Un officier boche prisonnier a déclaré: «Nous venons d’avoir notre 16 avril!...»—C’est cela.

16 juillet.—Le berger va répondre à la bergère; à notre tour d’attaquer! J’accompagne le colonel à la division, à Vendrest, et, pendant qu’il doit assister là au Soviet préparatoire, je vais jusqu’à Lizy-sur-Ourcq, à la cantine américaine, renouveler notre provision de chocolats,—ces chocolats qui ont un goût sauvage!—de cigarettes et de cigares. Ces cantines américaines sont vraiment bien approvisionnées; mais que nous sommes donc bien approvisionnés, nous aussi, en Américains!.. Il y en a partout, et qui se livrent, dans tous les coins, à tous les jeux de la guerre, exercices de tir, relevés topographiques... D’aucuns aussi se baignent tranquillement dans le canal, et, tout nus, sur la berge, font leur toilette,—comme chez eux!..

17 juillet.—On nous a adjoint l’état-major d’une brigade américaine, qui partira avec nous à l’attaque. Il y a notamment un jeune lieutenant de vingt ans, tout à fait le Bertie,—le colonel!—des Transatlantiques, qui ne dit rien, semble s’amuser prodigieusement, et siffle tout le temps, même à table... Nous avons quitté Coulomb, après dîner, pour nous rendre à pied jusqu’à Vaux. Le ciel est terriblement orageux. Le jeune Bertie marche à mes côtés, toujours sifflant; il ne m’a pas encore adressé la parole; et tout à coup, il me saisit par le bras, il me montre la forme capricieuse d’un nuage qui file au-dessus de nous: «N’est-ce pas que l’on dirait une femme qui respire une rose?..» Et comme quelques gouttes d’eau se sont mises lourdement à tomber, voilà ce surprenant jeune homme qui enchaîne:

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville...

«Vous connaissez Verlaine, lui demandé-je, vous l’aimez?

—Oh! oui, Verlaine,—et aussi Béranger...» Mais ce qu’il aime surtout, ce sont nos dramaturges. A l’Université—qu’il quitte à peine—ils avaient, paraît-il, un professeur très intéressant, qui leur a fait un cours très complet sur le théâtre français, depuis le Jeu de Robin et Marion jusqu’aux dernières comédies de MM. de Flers et Caillavet. Et puis il a eu cette chance extraordinaire, pendant que la division américaine était avec nous, à l’instruction, à la Ferté-sous-Jouarre, il a eu la chance d’être cantonné dans une maison où il y avait la collection très complète des pièces de l’Illustration. Alors vous pensez s’il s’est régalé! Il y a gagné une admiration toute particulière pour M. Maurice Donnay. Aussi, quand je lui dis que j’ai cette bonne fortune de compter M. Maurice Donnay parmi mes amis, quand je l’assure même que, si nous nous rencontrons à Paris, en permission, ou mieux, quand la guerre sera finie, rien n’empêchera que je le présente à M. Maurice Donnay, la joie de mon jeune camarade transatlantique se double aussitôt de la gratitude la plus touchante; le voilà tout à fait en confiance avec moi. J’apprends ainsi qu’ils se sont engagés ensemble, trois camarades d’Université, ils ont débarqué ensemble en France, et ils se sont donné les noms des Trois Mousquetaires. Lui, c’est Porthos. Et Porthos me montre un petit carnet où il écrit ses impressions en français, des impressions très rapides, une ou deux lignes seulement. Il note par exemple: «Baptême du feu. Porthos se dém...»,—et le mot, si militaire, est en français aussi; Porthos me demande même, confiant dans la science d’un ami de M. Maurice Donnay, s’il faut y mettre une ou deux m... Ainsi nous devisions et passions le temps en attendant l’heure H.

18 juillet.—H = 4 heures. Au soir, nous avons atteint nos objectifs, pris 30 canons, fait 400 prisonniers et progressé de 4 kilomètres.

19 juillet.—Sur les routes libérées, les routes où l’on se promène maintenant sans être «vu de l’ennemi», vu de Hautevesnes, qui est à nous... Je ne présenterai pas à Maurice Donnay son jeune admirateur américain; il a été tué en reconnaissance... Pauvre Porthos!..

20 juillet.—La «poussée». Près de l’église démolie de Saint-Gengoulph, dans une carrière où nous passons la nuit, protégés par nos toiles de tente... Saint-Gengoulph, presque Saint-Gingolph, la petite station frontière du lac de Genève, qui évoque pour moi de si jolis souvenirs de vacances... Saint-Gengoulph,—il ne faut pas confondre!.. B. et H. tués...

21 juillet.—A travers champs, dans les trous d’obus. P. tué, J. blessé au ventre. Batteries boches restées sur les positions; à celle-ci, on venait d’amener les avant-trains pour détaler en vitesse. Les trois chevaux ont été tués, les jambes en l’air, et le cadavre du conducteur est coupé en deux... Des tanks passent, en se dandinant, pareils à de vieilles dames précautionneuses...

22 juillet.—La ferme des Vallées. L’officier boche qui a couché ici avant moi a laissé un exemplaire tout crayonné de l’Enfant de Vallés, où il semble qu’il apprenait, à ses heures de loisir, la littérature française...

24 juillet.—La Maison du Bois a été enfin enlevée à la baïonnette. Nous gagnons le bois du Châtelet. Cadavres de quatre ou cinq Boches, les plus audacieux, ceux qui se sont avancés le plus loin, jusqu’à la route. Et des nôtres aussi, trop des nôtres... Comme les morts du champ de bataille ont tout de suite un aspect, des poses, de Musée Grévin; c’est ce qui les rend moins émouvants, peut-être, moins effrayants... A la corne Est du bois du Châtelet, emplacement de la nouvelle Bertha qui devait tirer sur Paris. Un beau travail, vraiment, un gigantesque travail!... Et si rapidement exécuté!... Car enfin nous y sommes passés au bois du Châtelet, il y a deux mois à peine, les Boches n’y étaient pas, et il a fallu amener, dresser cette énorme plate-forme... Nous allons coucher dessous, d’ailleurs, elle nous sera un abri précieux, sinon confortable. Le formidable et laborieux effort des Boches, que sa mise en place représente, aura toujours, du moins, servi à ça...

25 juillet.—Nous sommes relevés et quittons dans la nuit notre P. C. Bertha. Arrivée à Monthiers dans une villa aux volets verts qui a bien encore des volets, mais plus de toit; un amoncellement de plâtras, d’ordures, et cette odeur de cadavre... Au jour, nous constatons que le propriétaire de la villa aux volets verts avait bien choisi son endroit pour faire construire. Quelle vue sur le village, au-dessus des toits du village dont les tuiles ont été comme «écaillées» par l’artillerie, celle des Boches, tour à tour, et la nôtre! On s’installe. Meubles hétéroclites retrouvés dans les abris boches. L’église elle-même est au pillage, missels, ornements sacerdotaux... Elle était charmante, cette église, qui porte cette inscription: «Le Peuple français reconnaît l’Être Suprême et l’Immortalité de l’Ame.» J’ai trouvé une rose «parmi les ruines»...

27 juillet.—En haut du château de Monthiers, panorama du champ de bataille. Toutes ces côtes, tous ces bois qui ont été si disputés, dont nous avons tant parlé, la Ferme Pétré, la Grenouillère... Ce n’était que ça!... Arbres fracassés, trous d’obus. Et des débris d’équipements, des bandes de mitrailleuses, des tombes hâtives, comme improvisées... Une petite maison, la dernière du village, écroulée comme les autres, mais où tient encore l’enseigne: «Sage-femme de 1ᵉʳ classe...» Hélas! ce sont les hommes qui auraient besoin de sagesse!...

28 juillet.—Nous faisons, en sens inverse, notre trajet d’il y a deux mois. Sommelans, Neuilly-Saint-Front, c’est tout notre ancien champ de bataille et de retraite, jalonné de trous d’obus et de tombes. Ah! la bataille n’a pas «arrangé» le paysage!... Et au fond, nos hommes avaient bien raison d’emporter au moins les poulets!

Il y a du moins une impression très belle que ressentent profondément les «terriens» qui sont avec nous: dans les champs les moissons prochaines, que les Boches avaient respectées parce qu’ils comptaient bien en profiter,—et c’est, par nous, pour nous, la libération des moissons...

On nous a assigné Dammard comme lieu de repos. Du village, rien ne subsiste, que quelques pans de muraille. Le clocher de l’église a été coupé en deux, du haut en bas, comme une armoire dont on aurait arraché la porte...

Tandis que je contemple ces ruines, trois limousines passent, vers la Ferté-Milon; dans la seconde, un vieillard en chapeau mou, qui se rencoigne à côté d’un général: Clemenceau.

[Image pas disponible.]
EN BELGIQUE

ON peut regretter, certes, de n’avoir pas fini la guerre en Lorraine ou en Alsace, de n’avoir pas connu les heures magnifiques où se matérialisa la revanche victorieuse, où ce qui avait été l’enjeu, le but de cette guerre, nous l’avons enfin touché de notre main, nous l’avons serré dans nos bras, pour une étreinte passionnée; on peut regretter de n’avoir pas été de ceux qui, dans Metz ou dans Strasbourg reconquises, connurent l’allégresse et la fierté du premier retour, la douceur émouvante du premier accueil. Du moins, nous aura-t-il été donné de laver la Belgique de la souillure allemande, d’entendre, nous aussi, monter vers nous des cris de joie et de reconnaissance, toute l’exaltation de ce noble et vaillant petit peuple enfin libéré, et, à défaut de nos frères d’Alsace et de Lorraine, nous nous réjouissons et nous nous enorgueillissons d’avoir participé aux derniers combats qui délivrèrent nos frères de Belgique, de nous être, à l’instant suprême de la victoire, trouvé auprès d’eux, cœur à cœur.

L’offensive d’octobre 1918 en forêt d’Houthulst, la prise de Roulers, l’ennemi se repliant précipitamment, en déroute, abandonnant Ostende, puis Bruges et puis Gand, Audenarde dépassée, et le salut de Bruxelles à son Roi et à sa Reine derrière lesquels nous marchions nous, la France, fraternellement mêlés à l’armée, au peuple belges, acclamés par eux et comme eux—oui, ce sont là, aussi, des souvenirs qui comptent, et qui paient bien des minutes cruelles.

C’est qu’ils avaient été particulièrement pénibles, ces derniers combats, pénibles surtout par le terrain abominable qui ne se compare qu’à celui de Verdun—avec l’eau en plus! Un village comme Langemarck, qui était mieux qu’un village, un gros bourg florissant, avec un très beau château, où certains de nos camarades de la cavalerie se rappelaient avoir trouvé, en 1914, un cantonnement spacieux et confortable, Langemarck, son château—quelques briques écrasées dans la boue et qui, à cet endroit où fut Langemarck, lui donnaient seulement une couleur un peu rougeâtre—comme à Fleury! Pourtant quelque chose subsistait de ce qui avait été Langemarck, quelque chose de plus que sur l’emplacement de Fleury: un réverbère!

Oui, dans ce paysage de désolation et de mort, sur ce sol chaotique et désertique, il n’y avait que cela qui subsistait, qu’un miracle extravagant avait maintenu debout et fait respecter,—un réverbère tout tordu, que le bombardement infernal qui, tout autour, avait tout nivelé, n’était point parvenu à abattre, ou qu’il avait dédaigné,—un réverbère s’élevait encore, saugrenu et dérisoire... Et c’est qu’on le voyait de loin, car la plaine était sans ondulations, monotone, impitoyable; et l’on ne pouvait cependant, à cause de la nappe d’eau à moins de 30 centimètres, ni ouvrir une tranchée, ni creuser un abri. Les seuls abris étaient nécessairement en superstructure, casemates bétonnées, ou simples tôles métro: métro, c’était leur nom officiel dû à leur forme pareille, en effet, à la voûte du métro,—ce qui, avec son petit air bien parisien, nous emmenait joliment loin du champ de bataille, et de Langemarck.

A défaut de tôles «métro» j’ai vu utiliser comme abris de vieux tanks, épaves de la furieuse bataille anglaise de 1917. A Langemarck, précisément, non loin de la tôle métro qui servait de P. C. à un général de division, des territoriaux avaient pris possession d’un de ces tanks qui n’avait pu aller plus loin et pour cause: la cause était marquée par trois petites croix voisines, surmontant les tombes des trois Anglais de l’équipage qui, lorsque le tank avait été démoli, avaient été en partie brûlés sur place, puis enterrés là. En dépit de ce voisinage peu encourageant, nos territoriaux avaient aménagé la carcasse du tank pour leurs commodités personnelles, et, pour se chauffer et cuire leur soupe, ils y avaient même installé un petit poêle de campagne dont le tuyau sortait comiquement de l’ancien capot...

Et cette région avait été, paraît-il, une des régions les plus riches des Flandres, des plus fertiles, des plus riantes. Lorsque Bruges fut délivrée, le général français, qui commandait le détachement de l’armée des Flandres, et remplissait avec bonheur auprès du roi Albert les fonctions de chef d’État-Major ou mieux de conseiller militaire, le général Degoutte songea que les habitants de Bruges, pendant ces quatre années d’occupation, avaient bien entendu quelquefois tonner le canon, mais qu’ils ne pouvaient savoir ce qu’avait été cette bataille qui se livrait à quelques dizaines de kilomètres de chez eux, qu’ils ignoraient totalement dans quel état les Boches avaient mis toute la contrée environnante. Et le général fit prier trente notables de Bruges, et les invita à visiter ce qui avait été le front de l’Yser, de Roulers, d’Ypres et de Dixmude.

J’eus l’honneur d’être désigné pour guider ce pieux et poignant pèlerinage. Malgré la fatigue et les difficultés certaines d’une telle randonnée par les pistes en rondins, que l’on avait dû établir au milieu de la campagne inondée, et les routes sur pilotis que les lourds convois avaient dangereusement endommagées, coupées même par endroits, et par ailleurs encombrées encore de fourgons renversés, de débris de toute nature, les invités du général Degoutte se montrèrent fort empressés, et parmi eux l’ancien bourgmestre avait bien voulu souhaiter, tout le premier, de se joindre à notre caravane, ce noble et charmant comte Visart, que les Allemands avaient révoqué, et qui, malmené par ces rustres, sans égards pour ses quatre-vingts ans, leur avait un jour répondu:

—Fusillez-moi si vous voulez, mais soyez polis!

J’ai dit que mes compagnons, de la formidable bataille qui s’était livrée si près d’eux, ne savaient rien que les nouvelles plus ou moins vagues, plus ou moins erronées, que laissait «filtrer» jusqu’à eux la Kommandantur. Et surtout ils n’avaient pas la moindre idée, aucun document photographique n’avait encore pu le leur révéler, ils ne se faisaient aucune idée de cette ruine totale, de cette complète

dévastation. Alors, imaginez l’impression de ces gens qui avaient encore dans les yeux l’image de ces plaines flamandes, telles qu’ils les avaient laissées en 1914, si peuplées et si prospères,—et brusquement plus rien que ce chaos et ce désert où ils cherchent, sans même parvenir à en démêler les traces, pas même l’emplacement exact, où ils cherchent vainement ce qui fut leur ferme, leur maison des champs, la demeure calme et joyeuse de parents, de voisins, d’amis.

Pour nous, ce sentiment de stupeur consternée, d’indignation et de rage, nous l’éprouvions devant Ypres en ruines, oui, un sentiment de tous points analogue, aussi âprement douloureux et fort que pouvait l’être celui de nos amis Belges devant leur patrimoine ruiné: des richesses incomparables, de purs et uniques chefs-d’œuvre comme les Halles ou la Cathédrale d’Ypres ne faisaient-ils point partie du patrimoine de l’humanité tout entière, de son patrimoine artistique, et n’est-ce pas l’humanité tout entière, tout le monde civilisé qui en aura été ainsi frustré, dépossédé, par la barbarie allemande?

Aussi quel soulagement d’apprendre et de constater que du moins Bruges avait été respectée, que nous pourrions encore emplir nos yeux de ses merveilles!...

Je ne pense pas qu’il se puisse imaginer de cadre plus magnifique, pour un cortège triomphal, que celui de cette Grande Place de Bruges, où le Roi Albert, la Reine et le Prince héritier, arrivèrent à cheval, escortés du général Degoutte et de son état-major, tandis que le carillon du beffroi jouait la Brabançonne et La Marseillaise. Les notes grêles et charmantes de ce carillon résonnent encore dans notre cœur. Comme il claquait joliment au vent, le fanion du général Degoutte, fièrement dressé au milieu de la grande place, autour de laquelle évoluaient les vaillants régiments belges! Sur le perron du Palais Provincial, devant lequel les souverains belges avaient mis pied à terre, c’étaient tous les chapeaux haute-forme de la Province, enfin libérés eux aussi par la victoire, et les uniformes chamarrés des bourgmestres, du Gouverneur.

Et soudain le Roi Albert, qui nous dominait tous de sa haute taille, aperçut modestement mêlé à la foule, l’amiral Ronarc’h, avec sa redingote sombre, tel qu’il était à Dixmude au milieu de son héroïque brigade de fusiliers marins. Et le Roi et la Reine, lui faisant gentiment signe, voulurent, pendant la cérémonie, qu’il se tînt à leurs côtés.

Après tant de Marseillaises et de Brabançonnes, d’acclamations, de carillons et de fanfares,—Bruges-la-Morte était vraiment, ce jour-là, Bruges la ressuscitée, et il n’y aura pas de trompettes plus éclatantes au jour du Jugement dernier!..—j’étais allé chercher au Béguinage un peu de repos et de silence. Le Béguinage, lui, je le retrouvai pareil à lui-même, aussi calme, aussi recueilli, comme si toutes les agitations du siècle, et même la guerre, n’avaient pu franchir son pont ni sa porte, étaient venues se briser à la mouvante barrière de ses canaux...

Seuls quelques enfants jouaient sur la petite place herbue devant la chapelle.

Mais en me voyant, ils cessèrent leurs jeux, et, gravement, la main au bonnet, me firent un beau salut militaire. Je leur répondis en souriant, et comme je m’éloignais, continuant ma promenade, je m’entendis appeler:

«Monsieur l’officier!... Monsieur l’officier»!...

Je m’arrêtai et tournai la tête: les enfants, maintenant, me montraient l’un d’eux qui s’était mis à marcher sur les mains, et à exécuter de superbes cabrioles; et je compris que, renouvelant l’hommage spontané et naïf du Jongleur de Notre-Dame, ces cabrioles, c’était pour me faire honneur, pour faire honneur à un officier français, c’était l’offrande de leur admiration et de leur reconnaissance, à ces humbles et charmants gamins, pour la France...

C’est qu’ils témoignèrent de tant de crânerie et de malicieux héroïsme, la plupart de nos petits Belges, pendant les dures heures de l’occupation allemande! Et non pas seulement par les privations imposées, qu’ils supportaient si allègrement; mais comme ils donnèrent du fil à retordre aux lourds policiers boches, que de tours plaisants où, piteusement, se laissaient prendre la sottise, et la morgue des officiers de la Kommandantur!...

Cette malice, d’ailleurs, n’était pas l’apanage exclusif de leur jeune âge; toute la population belge rivalisa d’ingéniosité et d’esprit pour jouer, duper, ridiculiser ses oppresseurs, et la «Zwanze» fut bien souvent une arme de vengeance et de défense contre laquelle les Allemands dépensaient en vain leur rage impuissante. C’est à force de finesse inventive et subtile que les Belges parvinrent à ne point trop souffrir des mesures vexatoires dont on cherchait à les accabler, passant à travers les règlements, tournant l’obstacle, se moquant des perquisitions.

Nous en a-t-on conté de ces «zwanzes», de ces bonnes farces jouées aux autorités allemandes, et qui ne dénotaient pas moins de courage que de belle humeur... Car malheur à qui se serait laissé prendre!

Et tout naturellement ces récits éveillaient en nous l’écho d’autres récits, tout semblables, que nous avions entendus en Alsace, et cette analogie vraiment frappante entre l’attitude des Belges et des Alsaciens, que soulignait un tour d’esprit tout pareil, ajoutait encore à l’émotion que ces courageux amis nous inspiraient, et à notre affection pour eux, nous les rendait, si possible, encore plus chers et plus proches... Ah! en dépit de leurs exigences odieuses, de leur surveillance tyrannique, les Boches n’en virent pas beaucoup, en Belgique, de cette laine et de ces cuivres qu’ils prétendaient réquisitionner, c’est-à-dire voler... Et ils pouvaient bien interdire les couleurs nationales: un beau matin les étalages des magasins, les éventaires des boutiques rapprochaient, en toute innocence, des boîtes noires, côte à côte avec des boîtes jaunes et des boîtes rouges; ou bien, on peut avoir, n’est-ce pas, une ombrelle rouge, une ombrelle jaune n’est pas subversive, non plus qu’une ombrelle noire ne saurait être considérée comme une insulte au Kaiser: et trois jeunes femmes se rencontrant boulevard Anspach, et se promenant de compagnie, faisaient briller et tournoyer les chères couleurs de la patrie...

Alors, en guise de punition ou de brimade, la kommandantur décidait que, pendant une semaine, pendant quinze jours, pendant un mois, suivant la gravité de la faute, les habitants de tel quartier devraient être rentrés chez eux et n’en pourraient plus sortir passé huit heures, sept heures, six heures et demie du soir!

Et voici que, dans le quartier ainsi consigné, les policiers boches, en faisant leur ronde, surprenaient, dans une rue obscure, à près de dix heures, un passant qui se hâtait en longeant les murs!...

Celui-là, son compte était bon, il paierait pour les autres; justement voilà-t-il pas que, ne se doutant de rien, il s’était arrêté, quel cynisme! Non, il repart!... Dépêchons!...

Et les policiers, avec des précautions et des ruses d’apaches, se faufilaient, s’approchaient, et, brusquement, d’un bond suprême, s’élançaient pour mettre la main au collet du hardi noctambule...

—Phttt!...—le hardi noctambule s’envolait dans les airs: c’était un mannequin en baudruche que des amateurs de «zwanze» promenaient, du haut des toits, au bout d’une ficelle...

Cette robuste gaîté, qui avait persisté au milieu des pires tortures, on imagine sans peine sa formidable explosion, quand il n’y eut plus rien pour la contenir, quand l’heure de justice eut enfin sonné, l’heure de la victoire et de la délivrance.

Je ne pense pas que rien se puisse comparer à la joie délirante, une sorte de délire sacré, qui s’empara de Bruxelles et secoua son peuple tout entier, et toutes les classes de ce peuple, hommes et femmes de toutes les conditions et de tous les âges, lorsque la famille royale fit dans la capitale martyre et fidèle cette rentrée solennelle, à la tête de la division de Bruxelles, que précédaient des détachements des troupes alliées: quelle vénération, quel amour s’élevaient de cette foule vers ce Roi, symbole d’honneur, vers cette Reine, symbole de dévouement et de grâce, et vers leurs enfants, symboles de jeunesse triomphante et d’espoir confiant, vers cette exquise et espiègle petite princesse Marie-José, que nous avions vue, sur la plage de La Panne, prendre, au début d’octobre, ses premières leçons d’équitation:—«pour le jour de l’entrée à Bruxelles»; et tout de suite nous avions été émerveillés de sa crânerie à cheval, et de ses progrès rapides...

Mais, à ce moment, les Boches tenaient encore la forêt d’Houthulst; et, en attendant de rentrer à Bruxelles, il avait fallu reprendre le chemin du couvent italien où la jeune princesse était élevée. Avant son départ, elle avait, par exemple, fait promettre au Roi son père, que «pour le jour de l’entrée à Bruxelles», on la ferait revenir du couvent, et qu’elle serait là,—et elle était là, en effet, le Roi avait tenu parole.

Le roi Albert tient toujours sa parole...

On ne saurait défiler avec plus de perfection que ne fit la batterie d’artillerie anglaise, dont les caissons aux roues étincelantes, et les chevaux qui semblaient tous d’un équipage de maître, étaient un prodige d’astiquage et forçaient l’admiration; le détachement américain s’avançait dans le frémissement que causaient partout les réserves qu’on sentait en lui d’énergie jeune et tranquille.

Mais pour nous autres Français, les mots sont impuissants à dire l’enthousiasme qui s’attachait aux pas de nos soldats à fourragère rouge; ce n’étaient pas des fleurs que nous jetait le peuple de Bruxelles, c’était son cœur!... Et j’entends encore les voix grêles et fraîches de ces petites orphelines, sagement rangées au bord d’un trottoir de la rue de la Loi, sous la conduite et la surveillance de bonnes vieilles religieuses, et à qui les bonnes religieuses, en agitant de petits drapeaux français et belges, faisaient entonner, en l’entonnant elles-mêmes les premières, les paroles de la Marseillaise, chaque fois que passait un officier ou un soldat français!...

Ce cri de «Vive la France!» qui est le plus beau cri pour des oreilles françaises, des milliers de poitrines belges ne se lassaient pas de nous en saluer, de le répéter, et c’est encore lui qui, pour nous, dominait cette marée humaine de la place de l’Hôtel-de-Ville, quand, le soir venu, dans ce décor unique au monde, nous contemplions tous ces visages ardemment tendus vers le balcon où devait paraître le Roi, des visages qui, eux aussi, semblaient alors uniques au monde et les plus beaux du monde, les visages de ceux qui voient enfin triompher la noble cause pour laquelle ils ont tout sacrifié, tout souffert: «Vive le Roi! vive la Reine! vive la Belgique! vive la France!...»

Et puis, pourquoi voudrait-on le taire, il y eut la Madelon!

Eh, oui! cette Madelon partie d’Alsace, cette Madelon qui, des Vosges à la mer, avait fait si joyeusement toutes les étapes les plus dures, qui s’était installée et avait triomphé sur tous nos champs de bataille, Madelon n’était pas encore venue à Bruxelles, les Boches ne l’y avaient point laissée pénétrer, bref les habitants de Bruxelles en étaient encore aux héroïnes des refrains et chansons de 1914, ils ignoraient Madelon!

Oh! ils ne l’ignorèrent pas longtemps. Chaque soldat français s’improvisa professeur de chant; et les élèves avaient une si grande bonne volonté, tant de hâte empressée, un tel désir d’apprendre!...

Ainsi, pendant trois jours et trois nuits, Bruxelles chanta et dansa sans arrêt; car par une rencontre miraculeuse et comme si le ciel même avait voulu prendre sa part de la commune allégresse et témoigner, lui aussi, en faveur de la justice et du droit triomphants, nous eûmes alors, malgré l’hiver déjà proche, des nuits d’une clémence, d’une douceur incomparables.

Et la ville, toute la nuit comme tout le jour, ne cessa d’être

entraînée par cette étrange et irrésistible danse des kermesses: dans une rue, quelques musiciens passent, jouant ou soufflant de n’importe quel instrument, violon, piston ou clarinette—et, il faut bien le dire, n’importe comment; mais, c’est du bruit, et c’est un rythme...

Et aussitôt, derrière eux, suivant ce rythme, deux, trois passants se prennent par le bras, et se mettent à se balancer en cadence—deux, trois, puis vingt, puis trente, puis cent, puis deux cents, la rue est pleine...

Et c’est la rue elle-même qui semble agitée de ce balancement frénétique, par lequel se trouvent emportés d’un même élan tous les promeneurs, tous les passants, et tout ce monde s’agite ainsi et se balance inlassablement, bras-dessus, bras-dessous, soldats français, soldats alliés, femmes, vieillards, enfants, mêlés, pressés, serrés, haletants, joyeux, infatigables, et parmi lesquels nous reconnaissions un soir, place Brouckère, bras-dessus, bras-dessous, toujours, et que le hasard seul avait cependant réunis, bras-dessus, bras-dessous un académicien français, un colonel américain, et la femme d’un conseiller d’ambassade...

Ainsi la ronde macabre de ces quatre années de guerre aboutissait à cette autre ronde; c’est vers elle que nous avaient appelés et guidés les moulins à vent qui, des lignes ennemies, dès notre arrivée en Belgique, de leurs grands bras nous faisaient signe: «Vite, vite, amis, au secours, par ici!...» Et les moulins à vent nous avaient guidés jusqu’à Audenarde, dont la brute allemande avait, hélas! comme à Ypres, comme à Furnes, déchiré, déchiqueté en lambeaux les précieuses dentelles de pierre, et jusqu’au delà d’Audenarde, où je devais voir le dernier mort de la guerre et le dernier prisonnier.

Ce dernier prisonnier nous fut amené le 11 novembre, vers une heure de l’après-midi, alors que nous fêtions l’armistice par un déjeuner sans champagne, nous qui, pendant quatre ans, n’avions cessé de répéter:

«Quel fameux champagne on boira, quand ça sera fini et bien fini!...»

Et voilà qui prouve bien que les choses les plus attendues ne sont pas toujours celles qui arrivent, qu’on ne réalise pas tous ses rêves, et qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut; on a, certes, bu du champagne, et, souvent, et même beaucoup, dans nos popotes, pendant les quatre ans de guerre. Et voici que le jour de l’armistice, avec l’encombrement des routes, et les ponts que les Boches, en se retirant, avaient fait sauter, et que nous n’avions pas encore eu le temps de rétablir, impossible d’atteindre les ravitaillements, et notre festin de l’armistice se composa de boîtes de singe arrosées de thé!...

Mais nous étions rudement contents tout de même!...

Et ce fut donc, en guise de dessert, que l’on nous amena, pitoyable et larmoyant, le dernier Boche qui s’était fait prendre à dix heures et demie du matin.

La cessation du feu et l’arrêt sur les positions avaient été fixés pour onze heures. Vers dix heures du matin, un de nos pelotons de cavalerie, qui avait passé la rivière, continuait sa progression, quand les cavaliers de pointe aperçoivent dans un champ une compagnie allemande. Et ils ouvrent le feu avec leurs mousquetons.

On voit aussitôt une assez vive effervescence se manifester parmi les Boches, et l’un d’eux qui se détache et s’approche les bras levés:

«Mais vous ne savez pas!... Vous faites erreur... il ne faut plus tirer: Krieg fertig!... la guerre est finie!...»

L’officier auprès de qui il avait été conduit interrompit son baragouin, et, flegmatique, tira sa montre:

«Les hostilités seront suspendues, en effet, à onze heures; il est dix heures trente. Tu es prisonnier!... Krieg ist Krieg!...»

Et ce fut encore sur la route d’Audenarde qu’il me fut donné de voir le dernier mort de la guerre, après cette nuit bénie qui précéda l’armistice, cette nuit du 10 au 11 novembre où le ciel s’illumina de tout ce qui nous restait de fusées éclairantes, où, aussi bien dans les lignes allemandes que dans les lignes françaises, se mirent à sonner les cloches de tous les villages et leurs carillons... Déjà, aux endroits préparés pour l’avance, les dépôts de munitions, tous ces obus de tous calibres si soigneusement empilés et rangés, prenaient l’aspect ridicule des choses effrayantes qui ne réussissent plus à nous effrayer, dont la menace piteusement est tout à coup avortée: A-t-on écrit la «Ballade des projectiles qui ne seront jamais tirés?...»

Hélas! sur le bord de la route, un cadavre demeurait comme pour témoigner que la menace n’avait pas toujours été vaine, que les obus n’avaient point cessé depuis si longtemps leur effroyable besogne...

Je m’approchai du cadavre: c’était celui d’un jeune Américain.

Il avait été laissé là seul, étendu sur le dos, les yeux ouverts; il avait dû être mortellement atteint par l’une de ces rafales que l’artillerie ennemie, avant de fuir, lançait au hasard, pour vider ses caissons...

Et je songeais qu’il était émouvant et juste que ce dernier mort de la guerre fût, en effet, un Américain, un de ces ouvriers de la dernière heure qui vinrent, en suprême renfort, pour décider de la victoire aux côtés de ses artisans; je songeais qu’il était émouvant et juste de voir reposer sur la terre belge, saintement libérée, ce jeune héros d’Amérique, dont les yeux ouverts pour l’éternité regardaient maintenant vers le ciel apaisé, vers l’avenir...

[Image pas disponible.]
TABLE
DES
ILLUSTRATIONS

EAUX-FORTES
 Pages.
Une tranchée de première ligne à l’Hartmannswillerkopf.6
Une messe à l’Hartmannswillerkopf.8
Le cimetière de Silberloch (Hartmannswillerkopf).14
Craonnelle.30
La cathédrale de Reims, vue de la Neuvillette.40
Verdun, vu des remparts.54
La porte Châtel, à Verdun.62
L’église de Dammard.74
La Halle d’Ypres.94
L’église Sainte-Walburge à Audenarde.102
DESSINS
Le rocher de la Mort, à l’Hartmannswillerkopf.1
Une cagna au Ballon de Guebwiller.2
En faction (Ballon de Guebwiller).3
Le soldat de N***, du 213ᵉ régiment d’infanterie.5
Le Ballon de Guebwiller, vu de l’Hartmannswillerkopf.6
Un coin de Haag.10
Une cuisine roulante à Moosch.11
Un poilu du 213ᵉ régiment d’infanterie.12
Maisons bombardées à Steinbach.13
Saint-Amarin.14
Le viaduc de Dannemarie.16
Une rue de Steinbach.17
Le miaule (Ballon de Guebwiller).18
Dans le parc du château d’Épaux.19
Un escalier du P. C. Triangulaire.20
Craonnelle.23
La chambre du colonel d’A*** au P. C. Triangulaire.24
La galerie d’accès au P. C. Triangulaire.25
Le camp de Dravegny.27
Les péniches à Maizy.29
Oulches.31
Cour de ferme à Maizy.32
Panorama de l’observatoire du P. C. Triangulaire34 et 35
Un abri en tôles «métro».37
Reims. L’hôtel de ville.38
— La cathédrale et l’archevêché.39
— La gare de Petit-Bétheny.42
— Dans les ruines de la Place Royale.43
— L’intérieur de la cathédrale.45
— Le faubourg de Cérès.47
— Le Christ de la cathédrale.50
— Rue Libergier.52
Verdun. Les bords de la Meuse.53
— La citadelle.54
— La salle de musique.56
— La rue des Gros-Degrés.57
— Le faubourg Pavé.59
Le P. C. Calvados.61
La corvée de neige.64
La corvée de pinard.65
L’étang de Vaux.66
Le bois de la Caillette.67
Le cimetière de Dammard.68
L’église de Passy-en-Valois.69
L’évacuation de Chézy-en-Orxois.71
Le château de Passy-en-Valois.73
Lutrin dans les ruines de l’église de Dammard.76
Le camp des Américains à la Ferté-sous-Jouarre.78
L’observatoire de Vaux-sous-Coulomb.80
L’observatoire de la Grange-Coulomb.83
Croquis d’Américains.85
Monthiers.88
Usine en ruines à Dammard.90
Le moulin de Saint-Jean d’Ypres.91
Pilcken.92
Sur la route de Langemarck.93
Le P. C. de Spriet.95
La cathédrale d’Ypres.97
Intérieur de la cathédrale d’Ypres.99
La place de l’Hôtel-de-Ville à Bruxelles, le 22 novembre 1918.101
Le moulin d’Iseghem.103
L’église Sainte-Walburge, à Audenarde.105
Le moulin de Boshmolen.106
Dans les ruines d’Ypres.107
L’Hôtel du Ballon de Guebwiller.109
Un poilu d’Alsace.111
La rue des Musiciens, à Reims.112
Bougeoirs de tranchées.113

TABLE DES MATIÈRES

 Pages.
EN ALSACE.1
LE CHEMIN DES DAMES.19
REIMS.39
VERDUN.53
LA DEUXIÈME MARNE.69
EN BELGIQUE.91

ACHEVÉ D’IMPRIMER A PARIS

le 10 Janvier 1921

PAR

PHILIPPE RENOUARD

POUR

LA S: A. DES ÉDITIONS "SONOR"


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