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Derniers souvenirs d'un musicien

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CONCERT DONNÉ PAR MARRAST A L'HOTEL DE LA PRÉSIDENCE

(1849)

On raconte que pendant une représentation de Tartufe ou du Misanthrope, je ne sais trop lequel, un spectateur ne cessait de s'écrier: «Ah! quel bonheur, mon Dieu, quel bonheur!» et cela jusqu'à la fin de la pièce. Un de ses voisins, ennuyé de cette expansion de félicité par trop fréquente, finit par lui en demander la cause. «Eh! mon Dieu! répondit le spectateur enthousiaste, je me réjouis de ce que Molière ait fait ce chef-d'œuvre, car s'il ne l'eût point entrepris, on ne l'aurait jamais exécuté.» Une réflexion analogue à cette réponse m'était suggérée hier à l'aspect du splendide hôtel du président de l'Assemblée nationale, le plus riche, le plus élégant et le plus magnifique qui existe à Paris, en France et peut-être en Europe. Quel bonheur, me disais-je, que la monarchie ait élevé un si beau palais à la république, car il est plus que probable qu'elle ne l'eût jamais fait bâtir pour elle, si on ne le lui avait pas construit tout exprès. Il y a en effet une singulière remarque à faire sur la dernière monarchie dont le chef aimait tant à bâtir: pour son propre compte, il était assez mesquinement logé à Paris, et sous son règne deux habitations princières et quasi royales s'élevèrent dans cette capitale: l'une est destinée au Préfet de la Seine, l'autre au président de la chambre des Députés. Par une bizarre succession de fonctions, M. Marrast est appelé à occuper ces deux palais, ne quittant l'Hôtel-de-Ville comme maire de Paris que pour entrer en possession du palais nouvellement édifié comme président de l'Assemblée; avant de parler du concert, je ne puis m'empêcher de dire quelques mots du local où il a été donné: la cage d'abord, les oiseaux ensuite.

Le nouvel hôtel de la présidence de l'Assemblée nationale est reconstruit sur l'emplacement de l'hôtel élevé en 1724, par l'architecte Aubert, pour le compte de Lassey. Cet ancien hôtel fut plus tard réuni à celui que la duchesse de Bourbon fit construire sur un terrain contigu par Girardini, architecte Italien.

Cet hôtel de Lassey n'avait qu'un rez-de-chaussée: la décoration intérieure n'existait plus et les gros murs même étaient si dégradés par les changements successifs qu'on avait fait subir au bâtiment, que M. de Joly, architecte de l'Assemblée nationale à qui nous devons cette importante restauration que l'on peut considérer comme une création, a dû les reprendre presque en entier pour supporter le premier étage qu'il voulait faire élever, en même temps qu'il remaniait entièrement la distribution du rez-de-chaussée, consacré uniquement aujourd'hui à la réception.

De sérieuses recherches, aidées de quelques bonheurs de trouvaille en fragments de panneaux et de boiseries, ont amené M. de Joly à redonner au nouvel hôtel le style qui distinguait les décorations intérieures du temps de la Régence, caractère qui n'avait pas encore été altéré à cette époque par le mauvais goût qui domina plus tard.

Les appartements de réception se composent d'un magnifique et grandiose vestibule donnant entrée sur un salon principal, relié par des portes et des ouvertures à claire-voie surmontant de splendides et monumentales cheminées, et à deux autres salons non moins riches et non moins ornés; chacun de ces salons est boisé or et blanc, l'ameublement est en bois doré avec étoffe de soie, les bronzes et candélabres d'une grande richesse répondent parfaitement au style de la décoration que complètent un riche tapis exécuté sur les dessins de M. de Joly et des glaces d'une dimension rare. Les salons sont terminés d'un côté par une salle de billard, qui n'est encore qu'une salle de jeu, et de l'autre par le cabinet du président; ces deux pièces sont tendues de magnifiques étoffes de soie verte, entourées de riches boiseries sculptées et dorées. Les appartements sont complétés par une galerie monumentale qui communique à la salle des séances et par une salle à manger en stuc blanc, dont la décoration rentre tout à fait dans le style de l'hôtel. Les peintures des trois salons, de la salle de billard et du cabinet du président sont toutes dues au pinceau fin et délicat de mon habile confrère Heim, celles de la salle à manger sont confiées à M. Dénuelle; de magnifiques vases de Sèvres qui ont nécessité la coopération des plus célèbres artistes en ce genre, décorent ces appartements et doivent être comptés au nombre de leurs ornements les plus précieux.

M. de Joly a déployé un goût exquis non-seulement dans l'aménagement de l'hôtel, mais encore dans toute sa décoration et dans les moindres détails qui accusent une étude et une connaissance parfaite du style qu'il a si heureusement reproduit. Les devis pour la totalité de la restauration de cet édifice n'étaient fixés qu'à un million, et M. de Joly assure qu'ils ne seront pas dépassés. Une telle justesse d'appréciation est devenue une vertu si rare chez un architecte, que je ne sais s'il ne faudrait pas en louer M. de Joly plus encore que du talent dont il a fait preuve.

M. Marrast a compris qu'une simple réception serait trop peu solennelle pour l'inauguration de ces magnifiques appartements: nos costumes tristes et mesquins ne cadrent pas avec la splendeur de ces murs éclatants de dorures et d'ornements: l'art seul pouvait se montrer digne de l'art et l'ouverture des salons de la présidence a été signalée par un fort beau concert où l'on entendit les principaux artistes de l'Opéra.

Cette fois, le président de l'assemblée a eu une idée excellente, c'est de faire entendre tous ensemble et dans un concert spécial les lauréats de cette année au Conservatoire. En produisant ainsi ces élèves, sortis à peine de l'école où ils ont reçu leur éducation aux frais de l'État, ils sont placés immédiatement sous le patronage des principaux chefs du gouvernement et de représentants appelés à les entendre. M. Marrast répondait ainsi victorieusement aux attaques dont a souvent été l'objet le Conservatoire, cette glorieuse création de la Convention: il pourra dire à ceux qui viendront désormais attaquer son bien modeste budget: Vous avez entendu: voudrez-vous dépouiller ceux qui vous ont charmés? Voudrez-vous amoindrir l'importance de cette école unique qui est une de nos gloires, en qui réside l'avenir artistique de la France? Voudrez-vous réduire à l'impuissance les théâtres lyriques qui s'y alimentent de sujets? Ferez-vous fermer toutes les scènes de départements qui ne sont desservies que par les élèves du Conservatoire?

Espérons que l'audition qu'ont obtenue hier les lauréats du Conservatoire ne sera pas sans importance pour l'avenir de cet établissement.

Les élèves du Conservatoire n'ont pas seuls fait les honneurs du concert: ils étaient secondés par cette société d'ouvriers, qui s'est donné le titre d'Enfants de Paris et qui, il y a peu de jours encore, se faisait applaudir chez M. Vaulabelle et chez M. Senart. Je ne connais rien de plus noble et de plus touchant que cette réunion des élèves du Conservatoire, artistes par état, et de braves et dignes ouvriers artistes par goût. Les uns viennent soumettre au jugement des invités le fruit d'un travail assidu auquel ils ont consacré les premières années de leur vie, les autres ne peuvent leur donner que le résultat de leurs heures de loisir, des heures qui ont succédé à celles d'un pénible labeur, où l'art est venu les récompenser du métier et du devoir accomplis. Ils n'ont point, comme les premiers, consacré des années à l'étude de la musique, ils n'ont pas reçu les précieuses leçons des premiers maîtres de l'art, on ne leur a point révélé toutes les finesses de l'exécution, toute la perfection qu'une étude continuelle et persévérante peut donner aux moyens naturels: aussi, ils ne pourront pas venir individuellement chanter une cavatine et se placer devant un piano, mais eux qui ont tout appris par eux-mêmes ou de l'un d'eux, ils se réuniront et de toutes leurs voix ils feront une grande voix qui saura lutter avec avantage contre celle de chanteurs isolés: cette grande voix sera celle du peuple, non pas celle du peuple hurlant dans la rue un chant sans mesure et sans art, mais du peuple intelligent et éclairé, du peuple vraiment digne de ce nom. Si l'ouvrier parisien doit s'élever au-dessus des autres ouvriers, ce ne doit pas être par sa turbulence et son agitation, mais par cette finesse de goût qui l'élève déjà au-dessus des autres par la perfection de sa main-d'œuvre et par la délicatesse de ses plaisirs et de son intelligence. Lorsque l'ouvrier peut s'élever, par la culture d'un art au niveau de toutes les sommités, lorsqu'il peut être appelé le soir comme invité dans ces salons que son industrie décorait encore le matin, lorsque je vois un ministre de l'intérieur venir, comme M. Senart, serrer affectueusement la main de ces ouvriers en les remerciant du plaisir qu'ils lui ont fait éprouver, lorsque je vois le président des représentants de la nation épuiser, comme le faisait hier M. Marrast, toutes les formules de son esprit et de sa grâce pour leur témoigner sa satisfaction, les traitant à l'égal de ses conviés les plus illustres, je me demande si ce n'est pas là la réalisation d'une république démocratique et sociale dans la meilleure acception qu'on puisse lui donner.

Le concert a commencé par l'exécution d'un fort beau chœur de M. A. de Saint-Julien, le Combat naval. Ce morceau, écrit spécialement pour les Enfants de Paris, a été parfaitement rendu par eux, dirigés comme d'habitude par leur chef et leur camarade, Philippe, ouvrier comme eux et passionné pour la musique comme eux.

Mon spirituel confrère Fiorentino a bien voulu me suppléer dans la tâche de rendre compte des concours du Conservatoire, dont je devais m'interdire la relation, un concours ayant été publié et ayant fait moi-même partie du jury.

Les lecteurs du Constitutionnel connaissent donc déjà de noms, au moins, les élèves qui ont fait les honneurs du concert. Tous ont mérité le succès qu'ils ont obtenu: on a successivement applaudi la belle voix de contralto de mademoiselle Montigny, l'organe puissant de M. Balanquié, l'agilité encore peu réglée de mademoiselle Borchard, qui, il y a deux ans, était une habile pianiste, et qui, dans un an, sera sans doute une habile cantatrice, la verve et les intentions de M. Meillet, la grâce décente et le bon goût de mademoiselle Decroix, la voix sympathique de M. Ribes, la belle voix et sans doute aussi la ravissante figure de mademoiselle Duez, la méthode de M. Leroy et le style ferme et spirituel de mademoiselle Mayer: pour la partie instrumentale, on a également apprécié M. Parès, excellente clarinette, M. Boulu, hautbois au son pur et distingué, et mademoiselle Dejoly, jeune et jolie pianiste d'un talent déjà remarquable; mais l'enthousiasme a été réservé au jeune Reynier, enfant de treize ans, à l'œil vif et intelligent, qui devient un homme dès qu'il saisit son violon dont il tire les sons à la fois les plus suaves et les plus hardis.

Tous ces applaudissements prodigués aux jeunes exécutants revenaient de droit à l'organisateur du concert, au digne chef de l'école, qui venait de produire les élèves de cette année, à notre illustre et aimable confrère Auber, qui ne peut, quelle que soit sa modestie, la faire assez grande pour abriter son talent, talent qu'il révèle toujours, soit qu'il compose, soit qu'il administre: c'est ainsi qu'il fait rejaillir sur le Conservatoire tous les succès qu'il se dérobe à lui-même au théâtre, par le temps qu'il consacre à sa direction.—Le concert qui avait été entremêlé des chœurs de la Marche républicaine et de la Garde mobile par les Enfants de Paris, s'est terminé à minuit. Il avait lieu, cette fois, dans la galerie qui fait suite aux appartements: par cette disposition, il y avait un plus grand nombre d'auditeurs, que lorsque le concert a lieu dans le grand salon du milieu; mais aussi, il faut le dire, les auditeurs étaient plus attentifs: réunis dans cette enceinte, ils sont, pour ainsi dire, forcés à la musique, et ce n'est pas pour eux un médiocre avantage d'être, pendant une heure ou deux, empêchés de la politique.

Ce concert si brillant me rappelait involontairement ceux donnés il y a au moins deux ans, soit aux Tuileries, soit à Saint-Cloud, soit à Neuilly. C'étaient la même musique, les mêmes airs, les mêmes élèves du Conservatoire devenus un peu plus habiles, dirigés comme alors par Auber: l'auditoire seul était changé ainsi que le local! Ainsi donc tout peut disparaître dans un pays, et pourtant il est une aristocratie que l'on ne peut détruire, une royauté que l'on ne peut abattre, c'est l'aristocratie du talent, la royauté du génie.

M. Marrast avait invité à la soirée M. Duprato, le jeune compositeur qui vient de remporter le premier grand prix de compositeur à l'Institut. M. Duprato a été accueilli par M. le président de la manière la plus flatteuse.

Le premier concert donné par M. Marrast a eu un excellent résultat, celui d'en faire donner d'autres et de redonner un peu de vie à la musique; j'espère que le second aura des conséquences encore plus fécondes, et qu'au milieu de tant de préoccupations graves et radicales, notre art ne sera pas complétement oublié. Je sais que la musique est un art inutile, et voilà précisément ce qui m'inquiète pour son avenir. Mais les fleurs aussi sont inutiles, et pourtant Dieu ne cesse de les produire belles et parfumées. Pourquoi la République repousserait-elle les fleurs? La musique est aux arts utiles ce que les fleurs sont aux fruits, et la République nous permettra de cultiver les unes et les autres.

FIN DES DERNIERS SOUVENIRS D'UN MUSICIEN.

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