Derniers souvenirs d'un musicien
GLUCK ET MÉHUL
LA RÉPÉTITION GÉNÉRALE D'IPHIGÉNIE EN TAURIDE
C'était un curieux spectacle que l'aspect de Paris le 1er janvier 1779. Il était tombé beaucoup de neige pendant la nuit; mais elle n'avait pas tardé à perdre sa blancheur primitive sous les continuels piétinements des allants et venants, et la rue Saint-Honoré faisait l'effet d'un long fossé boueux où s'agitaient, en se poussant et s'évitant cependant avec un soin extrême, les piétons endimanchés qui allaient rendre leurs devoirs ou présenter leurs hommages, style du temps, à leurs protecteurs.
L'usage des cartes n'était pas encore venu, et il fallait aller en personne faire ces souhaits menteurs pour la prospérité annuelle de gens dont on se soucie fort peu, mais que l'intérêt personnel force à ménager. Chaque porte d'hôtel de grand seigneur était assiégée de fournisseurs, de solliciteurs, qui venaient inscrire leurs noms chez le suisse, qui, recouvert de sa brillante livrée, souriait aux uns: c'était ceux qui, pour s'assurer en temps utile une entrée profitable dans l'hôtel, avaient soin d'en adoucir le cerbère avec quelque écu de six livres, tandis que sa mine renfrognée semblait annoncer à ceux qui, par pauvreté ou manque d'usage, se contentaient de s'inscrire sur le registre, que Monseigneur serait rarement visible pour eux dans le courant de l'année.
Cependant, tout était en mouvement au dehors: les chaises à porteurs se croisaient en tous sens; ceux qui étaient assez heureux pour éviter d'être écrasés par les chevaux de carrosses, avaient encore à se garder d'être renversés par les porteurs de chaises qui rasaient les maisons, pour éviter eux-mêmes les chevaux, les coureurs et les grands lévriers dont tout homme bien né devait alors faire précéder son équipage.
Le plus curieux était l'air désappointé de quelques piétons malencontreux qui, malgré toutes leurs précautions, s'étaient vus mouchetés de la tête aux pieds de cette boue noire et infecte qu'on ne trouve qu'à Paris, et qui faisait le plus singulier effet sur le costume prétentieux dans lequel ils avaient l'air déjà si embarrassés.
Aujourd'hui, lorsqu'un courtaut de boutique sort le dimanche, son habit de fête diffère bien peu de celui sous lequel il sert ses pratiques dans la semaine; mais alors il n'en était pas ainsi, et il fallait avoir les bas blancs, l'habit à la française, l'épée au côté et les cheveux poudrés pour oser se montrer quelque part, et je laisse à penser quelle grotesque figure devait faire le pauvre diable qui ne revêtait peut-être cet accoutrement qu'une ou deux fois dans l'année au plus. Notre carnaval, où nous voyons barboter dans les ruisseaux quelques garçons perruquiers déguisés en marquis, peut seul nous donner une idée de ce singulier spectacle.
Les environs du Palais-Royal, où était situé le théâtre de l'Opéra, étaient surtout encombrés par la foule; on voyait avec surprise les équipages s'arrêter et faire la file devant une assez modeste maison de la rue des Bons-Enfants. Il n'y avait ni suisse ni concierge à la porte pour recevoir les visiteurs empressés: c'était un modeste portier qui, tout étonné de cette affluence extraordinaire, répondait avec un gros air bête à ceux qui se présentaient:
—Monsieur le chevalier est sorti, mais si vous voulez vous donner la peine de repasser à trois heures, il y sera certainement, car c'est toujours à cette heure-là qu'on lui sert la soupe.»
Les grands laquais lui riaient au nez et les autres personnes levaient les épaules, quand demandant la liste pour s'inscrire, le portier leur répondait qu'il n'avait jamais eu de papier chez lui, vu qu'il ne savait ni lire ni écrire.
Ennuyé de toutes ces questions et surtout du peu d'effet que produisaient ses réponses, notre portier avait fini par se blottir au fond de sa loge et, à chaque figure qui s'avançait vers son carreau, il articulait d'une voix chagrine un: Il n'y est pas, à faire reculer les plus intrépides.
Cependant un grand jeune homme de seize à dix-sept ans tout au plus, à la taille élancée, à la figure maigre et spirituelle, ne se contenta pas de cette laconique réponse et voulut savoir à quelle heure il y serait: se souvenant encore des ricanements qu'avait provoqués l'annonce de l'heure où M. le chevalier avait l'habitude de manger sa soupe, le portier crut plus prudent de répondre qu'il n'en savait rien, et le pauvre jeune homme se retira tout confus.
Depuis un an il était tourmenté du désir de voir Gluck de près; ce désir avait fini par devenir un besoin, l'objet de toutes ses pensées, et il venait de prendre une grande résolution, c'était d'aller trouver l'illustre compositeur quoiqu'il ne fût pas connu de lui, et de lui demander sa protection et des leçons de composition.
Ce n'était rien de former ce projet, il fallait encore l'exécuter, et depuis bien longtemps il remettait de jour en jour la visite qu'il comptait lui faire.
Sa timidité naturelle, jointe à l'admiration portée jusqu'à l'enthousiasme dont il était pénétré pour l'auteur d'Orphée et d'Alceste lui faisaient toujours reculer cette démarche.
Mais enfin l'approche du premier jour de l'an l'avait enhardi et prenant, comme on dit, son courage à deux mains, il s'était acheminé vers la demeure de celui dont il redoutait et désirait si vivement la présence.
Dès la veille au soir, il s'était physiquement et moralement préparé à cette importante entrevue, d'abord en passant en revue sa garde-robe, occupation qui n'avait pas été fort longue, ensuite en ruminant un beau discours d'introduction dont il attendait le plus grand effet.
«Monsieur, devait-il lui dire, je suis un pauvre jeune homme enthousiaste de votre admirable talent, nourri des chefs-d'œuvre dont vous avez enrichi la scène française, je n'ai pu résister au désir de connaître l'homme immortel qui les a produits. Peut-être le vif désir que j'ai de m'essayer dans un art dont vous avez reculé les limites, vous fera-t-il excuser ma témérité lorsque j'ose venir vous demander quelques conseils pour guider mes premiers pas dans la carrière difficultueuse que je veux embrasser.»
Ma foi, se disait notre jeune homme, cela me semble parfaitement tourné, et le chevalier Gluck ne manquera pas de me répondre:
«Jeune homme, j'aime ce noble enthousiasme: il est le présage des succès qui vous attendent dans un art que vous paraissez comprendre. Venez et je me ferai un plaisir de vous initier dans les secrets de la composition.»
Et j'irai, il me donnera des billets pour aller voir ses opéras, et il m'en fera composer, et j'aurai de grands succès et je serai un jour un grand musicien! C'est, bercé par ces délicieuses idées que notre jeune artiste s'endormit le 31 décembre 1778.
Lorsqu'il s'éveilla, ses craintes recommencèrent: s'il allait mal me recevoir, s'il ne voulait pas m'écouter… bah!!! du courage… le vieil abbé de la Valledieu avait raison, avec ses citations latines: Macte animo, generose puer, me disait-il, quand il me vit partir pour Paris; vous êtes, quoique bien jeune, le meilleur organiste que puissent se vanter de posséder les communautés religieuses de province, mais Paris est un grand théâtre où vous êtes appelé à briller; heureuse la paroisse qui vous possédera: allez en avant et vous parviendrez, audaces fortuna juvat!
Pauvre abbé, il ne se serait pas tant empressé de m'envoyer à Paris, s'il avait pensé que l'Opéra fût la paroisse où je veux faire mes premières armes! n'importe, il avait raison. J'irai en avant et je parviendrai… jusqu'au chevalier Gluck.»
Pendant ce monologue le jeune musicien avait brossé son habit noir à boutons d'acier, passé ses bas de soie, mis son épée, pris son chapeau sous son bras, et en quelques enjambées il eut bientôt franchi les quatre étages qui séparaient sa chambrette de la boutique du perruquier qui se trouvait au bas de la maison de la rue de Grenelle-Saint-Honoré.
Il lui fallut attendre que toutes les pratiques eussent passé par les mains du frater pour recevoir le retapage et l'œil de poudre qui devaient achever de lui donner l'air de bonne compagnie qu'il croyait indispensable pour se présenter chez le chevalier Gluck. Son tour vint enfin, et frisé, pommadé, poudré, tout pimpant, il se rendit sur la pointe du pied dans la rue des Bons-Enfants.
Nous avons vu l'accueil que lui fit le portier, et son il n'y est pas et je n'en sais rien, donnèrent un coup cruel à notre pauvre jeune homme. Il voyait toutes ses espérances détruites, et c'est le cœur gros et la tête basse qu'il reprit le chemin de sa modeste demeure.
Il ne pensait plus, comme en venant, à se garder des carrosses, des porteurs de chaises et des piétons dont il embarrassait à chaque instant la marche précipitée; les regards fixés à terre, il ne voyait rien, allant devant lui machinalement, poussé, repoussé, heurté et marchant quelquefois au milieu du ruisseau, croyant longer le bord des maisons: il fut bientôt tiré de sa rêverie par des cris de gare, gare donc! répétés à plusieurs reprises: il tourne la tête et se voit presque sous les pieds de deux chevaux fringants, qu'un gros cocher ne pouvait plus retenir, et qui étaient près de lui passer sur le corps. Il veut fuir en avant, impossible, un autre carrosse venait presque dans la même direction; heureusement il aperçoit à sa droite une chaise à porteur dont la glace était ouverte; notre jeune homme était agile, et la frayeur lui communiquant une adresse dont il ne se serait jamais cru capable en toute autre occasion, il se précipite dans la chaise par le panneau ouvert, la tête la première et, s'accrochant des deux mains au collet du propriétaire de la chaise, il introduit vivement le reste de son individu dans l'étroite machine, et ses deux pieds crottés vont se poser sur les genoux et la culotte pailletée du légitime possesseur d'un lieu envahi si brusquement, qui se met à jeter les hauts cris:
—Au secours! ze souis estropié!!! ze souis perdou!
Les porteurs qui ne s'attendaient pas à ce supplément de charge, laissent rudement tomber la chaise sur ses quatre pieds, et les deux locataires se repoussant vivement pour éviter le contre-coup qu'allaient se donner leurs deux visages, restent alors en attitude et peuvent se considérer un instant.
—Ah! mon Dieu, c'est mossiou Méhoul!…
—C'est monsieur Vestris?—Reconnaissance des plus burlesques.
Méhul raconte au vieux Vestris comme quoi il vient d'échapper au danger d'être écrasé, et pour l'empêcher de s'apercevoir du désordre qu'il vient d'apporter dans sa brillante toilette, il lui saute au cou, le nommant son libérateur, l'assurant que sans lui il était un homme mort, etc… Le vieux danseur se laisse faire, il se rengorge même, et reçoit tous les remerciements que lui adresse le jeune musicien.
—Mon ser ami, ze souis ensanté de vi avoir sauvé la vie et d'être votre libérator; ça ne mettait zamais arrivé de sauver la vie à personne, et ze veux vous présenter à mes amis, qui dînent auzourd'hui chez moi. Vi allez rentrer chez vous sanzer de toilette, et ze vous attends à trois houres, parce que ze danse ce soir.
Ici l'embarras de Méhul devient fort grand, vu qu'il n'a qu'un seul habit de cérémonie, c'est celui qu'il a sur lui; il refuse donc l'invitation.
—Dou tout, dou tout, ze veux montrer à ces Messious et à ces dames oun brave zeune homme dont z'ai été assez houroux pour sauver la vie, et vi serez ensanté de faire lour connaissance; c'est M. Noverre, M. Dauberval, Mlle Guimard, Mlle Hénel, M. Legros, M. Larrivée, Mlle Levasseur, et généralement tous ceux qui doivent danser et chanter dans le nouvel opéra qu'on va mettre en répétition, et qui est de M. le chevalier Gluck.
A ce nom magique, Méhul n'hésite plus un seul instant, il accepte l'invitation; mais il ne saurait retourner chez lui; croyant ne pas rentrer avant le soir, il a donné congé à son valet de chambre et sa porte est fermée.
Vestris croit sans peine à toutes ces menteries, ce ne sera pas un obstacle, il lui donnera de quoi changer, il promet un supplément de paie à ses porteurs qui s'acheminent péniblement, traînant la victime toujours grimpée sur les genoux de son libérateur, qui commence à trouver que l'homme à qui il vient de sauver la vie est un peu lourd.
Heureusement le trajet n'est pas long. Vestris demeure aussi près de l'Opéra et l'on arrive sans accident à sa demeure.
Le vieux danseur, après avoir affublé tant bien que mal le jeune musicien de quelques habits un peu plus propres que ceux qu'il portait, le présente à tous ses camarades comme un jeune homme de la plus grande espérance, dont il a fait la connaissance dans une maison où il donnait des leçons, et qu'il vient de sauver du plus grand danger au péril de sa vie.
Méhul le laisse dire, et amplifie encore sur les éloges que Vestris ne manque pas de donner à son propre courage.
Les hommes ne font pas grande attention au musicien; mais quelques-unes de ces dames le regardent du coin de l'œil avec bienveillance, car il a l'air bien tourné et pas trop embarrassé dans ses habits d'emprunt.
Cependant, la plupart des convives jouant dans la représentation du soir, le dîner ne se prolonge pas, on se sépare de bonne heure; mais avant de quitter son hôte, Méhul le prend à part:
—Mon cher Vestris, vous pouvez me rendre un grand service: j'ai besoin, absolument besoin de parler à M. le chevalier Gluck, faites-moi le plaisir de me présenter chez lui.
—Hum! mon ser ami, cela n'est pas très-facile, M. Gluck travaille encore à son opéra et ne reçoit personne. Mais dans quelque temps, dans oun mois, quand il sera plous avancé dans son travail, quand z'irai chez lui pour mes airs de danse, ze vous promets de vous emmener un zour avec moi.
Méhul ne se sent pas de joie, il se confond en remerciements, saute au cou du vieux danseur, qui attribue tout ce délire à la reconnaissance d'avoir eu la vie sauvée par lui, et le jeune musicien regagne sa modeste demeure avec de nouvelles espérances et de nouveaux rêves de bonheur.
Dès ce moment, il fut assidu chez le danseur, son protecteur; il était rempli de complaisance pour lui, lui faisant répéter ses pas au clavecin, l'applaudissant, le flattant, et lui rappelant de temps en temps sa promesse.
Deux mois se passèrent ainsi; Méhul commençait à craindre de ne pouvoir jamais arriver au but de ses désirs, lorsqu'un jour, allant comme d'ordinaire rendre visite à Vestris, il le trouve malade, la figure décomposée, avec la fièvre, et dans son lit.
—Ah! c'est vous, mon zeune ami, ze souis aise de vi voir, ma, ze souis oun homme mort. Ah! si vi saviez ce qui m'arrive.
—Eh, bon Dieu! qu'y a-t-il donc?
—Ah! mon ser ami, ce scélérat, ce monstre de Gluck a zouré ma perte, ze souis déshonoré, il ne veut pas que ze danse dans soun opéra!
—Eh pourquoi cela?
—Perche, il m'a fait oun air horrible, affreux, à fendre les oreilles, que z'en demande un piu zoli, qu'il a dit que z'étais oun âne, oun âne, moi, Vestris! Que ze ne m'y connais pas, qu'il se passera de moi, ou que ze danserai sour son infernale mousique.
—Mais, comment est donc cet air?
—Oh! c'est oun horreur; il y a dans l'orchestre des cymbales qui frottent toutes seules, et des violinis qui grincent à faire frémir, ça n'est pas zoli dou tout… et ce n'est rien encore, z'ai voulou essayer de danser à la répétition de ce matin, z'avais réglé oun pas souperbe, ce broutal d'Allemand n'a pas seulement voulou me laisser continouer.
—Qu'est-ce que cela, a-t'il dit, est-ce ainsi que dansent des sauvazes?…
—Il veut que ze danse comme oun sauvaze, moi, le premier danseur dou monde; il veut que ze fasse peur à mossou Larrivée et à mossou Legros, qui sont enssainnés dans oun coin pour être toués après le divertissement. Ze n'y consentirai jamais, ze souis sorti dou théâtre, tout malade de colère; ma demain, z'irai chez loui, et ze le forcerai bien à me faire oun autre air; ze loui dirai son fait, ze loui prouverai qu'on ne manque pas de respect à oun danseur de mon mérite et comme il n'y en a pas dans le monde entier. Ze voudrais que toute la terre fût dans son cabinet, pour entendre comme ze lui montrerais la soupériorité de moun art sour le sien. Malheureusement, il n'y aura personne, ma ze le ferai savoir à tout l'ounivers.
—Mais, interrompit Méhul, si vous voulez un témoin, je vous accompagnerai.
—Oh! per Dio, vi avez raison, mon ser ami, venez me prendre demain à douze heures, et vi verrez comme z'arranzerai le gros Allemand. Il ne me fera pas peur. Adieu… à demain… Ze vais tâcher de dormir et de reprendre des forces, car cet affront de ce matin m'a toué, ze n'en pouis piu.»
Méhul se hâta de prendre congé de lui, et le lendemain à midi il était à sa porte.
Vestris était sorti depuis une heure; le musicien pense qu'il l'a précédé chez Gluck, et vole à la demeure de ce dernier. Il monte, il sonne, une servante vient lui ouvrir: M. Gluck est à travailler, il ne reçoit personne; Méhul insiste, la servante refuse toujours; une dame paraît; c'est une bonne grosse figure, bien franche, bien ouverte, elle s'informe du sujet de l'altercation: Madame, lui dit timidement Méhul, dont le cœur battait bien fort, M. Vestris m'avait donné rendez-vous pour l'accompagner chez M. Gluck. Je pensais qu'il m'avait précédé ici, et je…—Et vous désirez l'attendre? interrompt la grosse dame, avec un accent allemand très-prononcé, rien n'est plus facile, monsieur, venez avec moi; et elle l'introduit dans une grande pièce fort bien meublée, où figurait un magnifique portrait de la reine.
Après un moment de silence, Méhul se hasarde à dire:
—Et M. Gluck?
—Mon mari.
—Quoi! vous êtes madame Gluck; oh! madame, que de remerciements ne vous dois-je pas de m'avoir si favorablement accueilli.
La bonne dame ne comprend pas trop ce qu'elle a fait pour mériter tant de reconnaissance, mais sa figure respire tant de bonté, inspire une telle confiance, que bientôt Méhul ne lui cache plus rien.
Il lui raconte son enthousiasme, les efforts qu'il a faits pour pénétrer jusqu'à Gluck, et qu'il se croit aujourd'hui le plus heureux des hommes puisqu'il pourra contempler l'auteur de tant de chefs-d'œuvre.
La bonne Allemande l'écoute avec intérêt.
Cependant l'heure s'écoule, Vestris ne paraît pas, et Méhul s'aperçoit que la conversation languit, vu qu'il a raconté toute son histoire, que madame Gluck ne sachant d'ailleurs que fort peu de français n'a pas grand chose à lui dire.
—Mon Dieu, s'écrie-t-il tout d'un coup d'un air chagrin, ce ne sera donc pas aujourd'hui?
—Ecoutez, lui dit madame Gluck, il travaille, et personne ne doit le déranger dans ces moments-là. Vous ne pourrez pas lui parler, mais s'il vous suffisait de le voir…
—Ah! madame, c'est trop de bonheur! s'écrie le jeune artiste.
Alors madame Gluck entr'ouvre doucement une porte, fait passer le jeune homme devant elle, referme le battant derrière lui, et le laisse devant un grand paravent placé entre la porte et le clavecin de Gluck.
Oh! qui pourrait décrire sans l'avoir ressentie cette émotion que donne l'approche d'un grand génie, à un jeune cœur que l'amour des arts remplit tout entier! c'est un Dieu dont on attend la présence: il semble que toutes les perfections physiques doivent embellir celui dont les ouvrages vous ont transporté, et souvent le désenchantement est grand quand on voit la réalité et qu'on découvre l'enveloppe souvent chétive qui recèle une grande âme ou un beau génie.
Je me rappelle, et je n'oublierai jamais l'impression que je reçus la première fois que je vis Cherubini.
J'avais douze ans; j'avais tant entendu parler de cet homme célèbre, mon père et tous les artistes que nous fréquentions témoignaient une telle admiration pour son talent; les applaudissements que j'entendais donner à quelques-uns de ses chefs-d'œuvre, qu'on exécutait alors assez souvent aux exercices du Conservatoire, où mon père me menait tous les dimanches, tout cela avait fait naître les idées les plus bizarres dans mon imagination d'enfant, qui s'était figuré que ce colosse musical devait être aussi surprenant par sa taille et sa figure que par son génie.
J'étais en pension avec son fils, qu'il vint un jour visiter, pendant que nous étions en récréation; quand j'entendis notre maître de pension dire à mon camarade:
—Viens voir ton père.
Je ne fus pas maître de moi, je suivis mon condisciple sans qu'on fît attention à moi, et je me trouvai en présence de Cherubini.
Il y a longtemps de cela, et je pourrais décrire toutes les parties du costume de Cherubini, que je dévorais des yeux, ne pouvant me figurer que ce fût lui; enfin il m'aperçut:
—Quel est ce petit?
—Mais, lui répondit le maître de pension, c'est le fils d'un artiste de votre connaissance, de M. Adam.
—Ah! che je lé trouve bien laid!
Voilà le premier mot que m'adressa Cherubini.
Je me sauvai bien vite, le cœur bien gros, car une illusion était déjà perdue pour moi.
Je fus triste toute la semaine, Cherubini m'avait paru si maigre, si petit!
Mais le dimanche suivant, mon père me mena au Conservatoire: on y exécutait une messe de Cherubini; il redevint aussi grand dans mon esprit qu'avant notre entrevue.
Nous avons laissé Méhul derrière son paravent, cherchant à apercevoir Gluck, assis devant son clavecin, sa forte tête soutenue par une de ses mains, et gesticulant de l'autre, ayant l'air de déclamer des vers placés sur son pupitre.
Il achevait son quatrième acte d'Iphigénie en Tauride. Il en était à la grande scène du dénouement, un peu avant l'intervention de la déesse, lorsque Thoas, irrité des refus d'Iphigénie, veut lui-même immoler la prêtresse et la victime.
Gluck cherchait en ce moment à se rendre compte de l'effet de la scène et de la position des acteurs et des groupes, car sa musique, si fortement dessinée, si puissamment sentie, ne pouvait être composée qu'en ayant sous les yeux les acteurs chargés de l'exécuter.
Méhul maudissait l'immobilité du compositeur, dont la position ne lui laissait voir que le dos.
Tout à coup le musicien se retourne, et Méhul put alors le contempler à son aise.
Gluck avait alors soixante-cinq ans, il était d'une grande taille, que son embonpoint rendait encore plus imposante. Sa tête était belle, quoiqu'elle fût fortement gravée de la petite vérole, non pas de cette beauté qui fait dire aux femmes:
Cet homme-là a dû être fort bien; mais de cet air de génie qui impose au premier aspect, et qui fait que les visages les plus laids forcent souvent les gens qui pensent à s'écrier:
Voilà une belle figure! tandis que la réflexion contraire est faite par ceux qui ne voient que la forme et la régularité, sans rendre justice à l'animation que répandent sur les traits le génie et la puissance des idées.
Gluck parut superbe à Méhul.
Entouré d'une grande robe de chambre d'un vert changeant, la tête coiffée d'un petit bonnet de velours noir, avec un mince galon en or, le compositeur allemand fait deux tours dans sa chambre, abîmé dans ses réflexions.
Tout d'un coup, il s'arrête, il prend une table qu'il place au milieu de l'appartement:
—Voici l'autel, dit-il.
Puis il pose auprès une chaise.
—Ce sera la Prêtresse.
Thoas est figuré par un tabouret, des fauteuils représentent les Grecs, les Scythes et le peuple.
Puis il se drape avec sa robe de chambre, et s'écrie en chantant:
Il passe à la place d'Oreste:
Thoas reprend:
Puis, figurant tout d'un coup l'impétueuse entrée de Pylade:
achève-t-il, en se précipitant sur le tabouret-Thoas pour le frapper du coup mortel.
Le Roi-Tabouret ne peut résister à la violence du choc et cède sous les coups du compositeur qui, n'étant plus retenu par rien, retombe sur le paravent derrière lequel est caché le jeune artiste qui repousse de toutes ses forces la masse qui l'écrase contre le mur. Il n'y tient plus, il étouffe, il est près de se trahir en criant, en appelant à son secours, quand tout à coup une porte s'ouvre à l'autre extrémité de la chambre, un homme s'y précipite poursuivi par madame Gluck qui veut en vain lui barrer le passage.
C'est Vestris, la figure animée, qui, déjà irrité par le refus qu'on faisait de le recevoir, apostrophe le compositeur de la manière la plus vive:
—Comment! ze ne pourrai pas arriver jusqu'à vous, moussou le Tedesco, quand ze viens vi demander de me faire oun autre air, que ze ne pouis pas danser dou tout sour la mousique barbare que vi m'avez faite…
—Ah! tu ne peux pas danser sur cet air-là! s'écrie Gluck qui s'était vivement relevé: c'est ce que nous allons voir. Et saisissant Vestris au collet, il le promène de force dans toute la chambre, l'enlevant de temps en temps de terre, lui faisant exécuter la danse la plus bizarre en lui chantant la fameuse marche des Scythes du premier acte.
Le pauvre danseur ne peut résister à l'étreinte de ces deux larges mains de fer qui le tiennent emprisonné.
La figure irritée de Gluck est sans cesse en face de la sienne, pâle de terreur; les yeux brillants du compositeur plongent dans ses yeux éteints: c'est comme le regard d'un boa qui le fascine.
—Oui, moussou le chevalier, s'écrie-t-il d'une voix entrecoupée, ze danserai, ze danserai très-bien!! voyez… ouf… voyez donc…
Et à chaque fois que son puissant antagoniste l'élève à quelques pieds du plancher, malgré lui ses jambes s'agitent, se croisent et exécutent les pas les plus hardis et les entrechats les plus compliqués; mais la vengeance de l'Allemand ne sera satisfaite que lorsque l'air sera complétement achevé et il n'en a encore chanté que la première reprise.
Le vieux danseur n'en peut plus; sa poitrine, comprimée par les deux étaux qui le tiennent au collet, ne peut plus laisser échapper l'air, il étouffe, les efforts qu'il a déjà faits l'achèvent.
Gluck ne voit plus rien; tout entier à l'inspiration de son chant sauvage, il s'anime encore au souvenir de sa composition, et à chaque instant il en accélère le mouvement: c'est à pas précipités qu'il traîne sa malheureuse victime dont il ne sent plus le poids; petit à petit c'est un mouvement de rotation qu'il lui imprime; il valse sur un quatre-temps, peu lui importe, il ne connaît plus rien.
Le danseur asphyxié accroche avec ses jambes tous les meubles qu'il peut rencontrer pour s'en faire un point d'appui; l'autel, la Prêtresse, Thoas, les Grecs et les Scythes gisent pêle-mêle au milieu de la chambre, enfin un de ses pieds rencontre un des angles du paravent, il s'y cramponne, et la lourde machine pivote un instant sur elle-même et vient s'abattre sur le compositeur et le danseur qui sont renversés du même coup.
Ce dernier se sent libre un instant, il se glisse, il rampe jusqu'à la porte, enfile l'escalier quatre à quatre sans demander son reste, et quand Gluck, tout étourdi de cette danse à laquelle il n'est pas accoutumé, veut de nouveau ressaisir sa victime, que trouve-t-il à sa place? Un pauvre petit jeune homme, tout pâle, à demi mort de frayeur, qui, les mains jointes et à genoux devant lui, s'écrie:
—Pardon, monsieur Gluck, pardon! Je ne suis pas un danseur.
—Et qui donc êtes-vous?
—Un pauvre musicien votre admirateur, qui vient ici pour avoir l'honneur de faire votre connaissance.
Gluck n'y comprend absolument rien; heureusement sa femme, qui, sans la prévoir, craignant l'issue de cette scène, ne s'est pas éloignée, raconte tout à son mari.
Un sourire de bonté vient alors éclaircir la figure du grand homme.
Il venait de voir son talent méconnu par un vieux danseur imbécile; l'hommage naïf du jeune artiste le dédommage de cette sottise; son ingénuité, son enthousiasme lui plaisent, il l'accueille avec affection, lui promet sa protection, ses conseils, ses leçons, et lui permet de venir le voir à toute heure.
Méhul est au comble de ses vœux; tant d'aménité de la part d'un homme qui vient de lui prouver la violence de son caractère le touche jusqu'aux larmes, et c'est la voix émue et le cœur plein de reconnaissance, qu'il lui adresse ses remerciements.
Je laisse à penser s'il fut assidu auprès de son nouveau maître, dont les leçons étaient rares à la vérité, mais qui d'un mot lui en enseignait plus que d'autres n'eussent pu faire en quinze jours, d'autant que Méhul avait déjà fait de fortes études dans la partie technique de son art, et que c'était la partie philosophique à laquelle il avait besoin d'être initié. Le plus souvent, les leçons n'étaient que de simples conversations du maître à l'élève, où il lui expliquait comment il était parvenu à cette manière qui n'était qu'à lui, combien ses premiers essais avaient été imparfaits, manquant absolument de modèles; quels dégoûts il avait éprouvés lorsqu'en Italie il avait vu ses ouvrages réussir par des défauts qui, selon lui, auraient dû les faire tomber, tandis que les beautés en étaient tout à fait méconnues.
Cependant les répétitions d'Iphigénie en Tauride avançaient beaucoup: la première représentation était fixée au 18 mai, et la répétition générale au 17.
Gluck avait fait entendre quelques fragments de ce chef-d'œuvre à son élève, qui brûlait du désir de le connaître tout entier; mais jamais il n'avait osé avouer sa misère à son maître, et il était d'une pauvreté qui ne lui permettait pas de payer au spectacle; il fallut que ce fût Gluck lui-même qui l'engageât à la répétition générale. «Viens me prendre chez moi, petit, lui dit-il, et je te conduirai au théâtre.»
Méhul arriva au rendez-vous avant l'heure, et il ne fut pas peu orgueilleux de sortir avec son illustre protecteur. En marchant dans la rue à côté du compositeur, ses regards se promenaient avec hauteur sur les passants, qui ne prenaient pas garde à lui.
«Voyez, semblait-il leur dire, voilà le premier musicien du monde qui me mène voir la répétition de son opéra, et il cause avec moi comme avec son égal!»
Arrivés au théâtre, ce fut bien autre chose, plusieurs personnes étaient réunies devant l'entrée des acteurs, et toutes témoignaient par leurs respectueuses salutations l'admiration qu'elles portaient à Gluck; Méhul se croyait obligé de rendre tous ces saluts qui ne s'adressaient pas à lui.
Comme ils montaient l'escalier du théâtre, le portier, qui s'était aussi incliné devant l'auteur d'Iphigénie, voyant une figure inconnue passer devant lui, et esclave de sa consigne comme tous les portiers de théâtre, qui sont bien les cerbères les plus intraitables du monde, voulut l'arrêter un instant:
—Monsieur, on ne peut pas monter, lui dit-il en le retenant par la basque de son habit.
Méhul tremblait déjà de se voir arrêter en si beau chemin, lorsque Gluck, se retournant, mit fin à ce débat en disant au portier d'une voix de tonnerre:
—C'est mon hami.
Le portier, tout confus, n'opposa plus d'obstacle, et Méhul se crut plus grand d'un pied: Gluck l'avait appelé son ami. Pourquoi fallait-il qu'il n'y eût que le portier de l'Opéra pour lui entendre donner ce titre glorieux.
Sur le théâtre, Gluck fut bientôt entouré d'acteurs, d'auteurs, de grands seigneurs même, qui alors ne manquaient pas une solennité dramatique; car, dans ce temps-là, une nouvelle production dans les arts était un grand événement à la cour et à la ville, et l'annonce d'une pièce nouvelle à l'Opéra ou à la Comédie-Française ou Italienne suffisait pour mettre en émoi Paris et Versailles.
Aussi, de toutes parts avait-on sollicité la faveur d'assister à cette dernière répétition d'Iphigénie, et le théâtre offrait un singulier amalgame de gens de tous les costumes et de toutes les conditions: les plus grands seigneurs de la cour s'y trouvaient confondus avec les gens de lettres, les artistes de toutes sortes, glukistes ou piccinistes, venus, les uns pour tout admirer, les autres pour tout blâmer.
Tous les acteurs et actrices du chant et de la danse, même ceux qui ne paraissaient pas dans l'ouvrage, étaient venus à cette solennité.
Un cercle nombreux était formé autour d'une de ces dames: c'était la célèbre Sophie Arnoud, qui, quoique jeune encore, avait quitté le théâtre l'année précédente; chacun se pressait autour d'elle pour recueillir un de ses bons mots, et elle ne s'en faisait pas faute.
On riait alors beaucoup de l'aventure arrivée à un des plus enragés piccinistes. Il avait écrit au prince d'Andore, en Italie, de lui envoyer la partition de l'opéra qui avait le plus de renommée dans ce pays, et, quelque temps après, il en avait reçu l'Orfeo de Gluck: on peut juger de son désappointement; les quolibets n'avaient pas manqué au pauvre bouffonniste. Sophie n'avait encore rien dit; mais, le voyant passer rapidement auprès d'elle, elle ne put s'empêcher de lui adresser la parole.
—Eh bien! mon pauvre ami, est-ce que nous voulons nous raccommoder avec la musique allemande? avons-nous toujours le cœur déchiré?
—Du tout, mademoiselle, repartit avec humeur l'individu blessé de se voir rappeler en public sa mystification, jamais M. le chevalier Gluck ne pourra se vanter de m'avoir déchiré le cœur; c'est bien assez de mes oreilles.
—Vraiment? c'est fort heureux pour vous, surtout s'il se charge de vous en donner d'autres.
Les éclats de rire accueillirent l'épigramme, et Sophie, une fois lancée, allait continuer son feu roulant, lorsqu'un petit homme, à l'air affairé, un gros rouleau de papier de musique sous le bras, vint l'inviter à faire place au théâtre.
—Je vous en prie, Mademoiselle, laissez-nous la scène libre, nous ne pouvons pas commencer; voyez tout le monde est sur le théâtre, et il n'y a personne dans la salle.
—Ah! c'est juste, M. Gossec, je n'y avais pas fait attention, c'est absolument comme quand on joue Sabinus ou La fête au village.
Gossec lui tourna le dos sur-le-champ, il avait eu son compte, et la citation de deux de ses ouvrages, qui n'avaient pas été heureux, ne pouvait pas lui être assez agréable pour qu'il fût disposé à continuer la conversation.
S'adressant alors aux musiciens:
—Allons, monsieur le chef d'orchestre, nous vous attendons.
—Nous sommes prêts, quand vous voudrez, monsieur le chef du chant, lui répondit Francœur, qui depuis longtemps était à son poste, faites baisser le rideau.
A ce signal, chacun se précipita dans la salle, et la répétition commença.
Iphigénie en Tauride est un chef-d'œuvre trop connu pour que j'entreprenne d'en rappeler les beautés.
Qui n'a été profondément ému dès les premières notes de l'introduction par ce sublime tableau du calme auquel succède bientôt cette tempête rendue encore plus terrible par les cris de terreur d'Iphigénie et des prêtresses de Diane!
Cet ouvrage qui, après cinquante ans de succès, excitait encore de telles impressions, quel effet ne devait-il pas produire sur une génération presque neuve en musique et chez qui les chefs-d'œuvre de l'art succédaient sans transition à des essais presque informes!
Rameau était sans contredit un homme de génie; mais il y eut une distance immense de ses ouvrages à ceux de Gluck, et depuis l'époque où Rameau avait cessé d'écrire (1760) jusqu'à l'apparition des premiers opéras de Gluck en France (1776), il y avait eu une telle disette de compositeurs que l'on avait été obligé de fouiller dans le vieux répertoire de Lully, et qu'on avait remis quelques-uns de ses ouvrages, revus et réorchestrés par Francœur, Gossec, ou Berton (le père de l'auteur de Montano). Et c'est après ces replâtrages de médiocre musique, que Gluck parut avec toute sa puissance et toute son énergie.
Son orchestration qui nous paraît encore vigoureuse, malgré le vide de quelques parties, était alors la plus pleine que l'on pût concevoir.
Un simple accord de trombones suffisait alors pour faire frémir.
Ces instruments, importés depuis peu d'Allemagne par Gluck, ne s'employaient guère que pour annoncer l'approche des Euménides et des divinités infernales.
Aujourd'hui nous nous en servons pour faire danser, et personne n'ignore l'immense consommation qu'il s'en fait à l'orchestre des bals de l'Opéra.
Cette répétition produisit un effet singulier: les grands seigneurs attendaient pour applaudir que le signal leur fût donné par les artistes et les jugeurs de profession, au milieu desquels ils se trouvaient.
Mais l'émotion était trop profonde pour permettre aux applaudissements d'éclater, et les exclamations de surprise et de terreur étaient les seules marques d'admiration qui échappassent de temps en temps aux spectateurs. Celles-là, du reste, valent bien les battements de mains, si banalement prodigués.
Mais il y a des gens qui ne comprennent pas d'autres témoignages de satisfaction. Ces personnes-là vous disent:
L'Ave verum de Mozart ne produit pas d'effet, je ne l'ai jamais entendu applaudir.
Mais si on l'applaudissait, c'est que l'effet en serait manqué.
Vous qui avez entendu la messe funèbre de Cherubini, avez-vous jamais été tenté d'applaudir après les dernières mesures du Dona eis requiem æternam?
Applaudir! bon Dieu! et comment le pourrait-on? il semble, quand on a entendu ce morceau, qu'on a six pieds de terre et un manteau de marbre sur la tête.
Je plains ceux qui ont trouvé la force d'applaudir après ce chef-d'œuvre; ils ne l'ont pas compris.
Il en fut ainsi à la répétition de l'Iphigénie en Tauride, et plus d'un sot sortit en disant:
—Cela n'a point produit d'effet.
Gluck était enchanté, mais il écoutait d'un air distrait les fades compliments qu'on lui adressait de tous côtés, quand il se sentit saisir la main; c'était Méhul qui venait aussi lui offrir ses félicitations. Mais la joie et l'admiration l'étouffaient, il se sentait oppressé et il ne put proférer que ces trois mots:
—Mon cher maître!
Et deux grosses larmes roulèrent de ses yeux sur la main du grand homme.
Gluck se sentit touché à son tour, il pressa affectueusement son élève dans ses bras:
—Merci, petit, je suis aussi content de toi que tu l'es de moi.
Puis, presque honteux et pour cacher son émotion, il se tourna vers un gros monsieur tout doré, qui l'importunait depuis un instant:
—Monsieur le duc, ce n'est pas ma faute s'il ne reste plus de place à louer, moi je n'en ai qu'une pour ma femme, certainement elle ne s'en privera pas pour vous.
Le gros duc ne trouva pas la franchise de l'Allemand extrêmement polie, mais cependant, en homme de cour, il ne pouvait se fâcher avec le chevalier, le protégé de la Reine, et l'idole du jour, il se contenta de saluer le musicien et se retira fort confus.
Mais le pauvre Méhul n'avait pas perdu un mot de la réponse de son maître. Il refuse au Duc, il n'y a plus de place à louer! Je ne pourrai donc pas voir la première représentation de ce chef-d'œuvre!
Tout à coup une idée lui vient, il regarde s'il n'est pas observé; personne ne faisait attention à lui, il rentre dans la salle, enfile le premier escalier qui se présente et monte, monte tellement qu'au bout de quelques minutes il se trouve tout essoufflé à l'amphithéâtre des quatrièmes, lieu obscur s'il en fut jamais, et offrant mille recoins pour se cacher; il se blottit dans un angle et alors il se mit à rire comme un fou.
«Ma foi, se dit-il, bien m'en a pris d'entendre le refus fait à ce gros duc, sans cela, j'aurais été tout uniment demander demain un billet à M. Gluck, qui ne me l'aurait pas donné et je n'aurais pas vu son ouvrage. Tandis que je vais tranquillement passer la nuit et la journée de demain ici, et, à l'ouverture des portes, je serai à mon poste et le premier placé, c'est réellement fort bien imaginé.»
Et notre jeune homme, enchanté de son stratagème, se mit à repasser dans sa tête toutes les beautés de l'ouvrage qu'il venait d'entendre, se promettant un bien plus vif plaisir pour le lendemain en entendant une deuxième fois cette musique qu'il apprécierait alors bien mieux.
Cependant il faut convenir que le temps lui parut fort long. Enveloppé dans d'épaisses ténèbres, son estomac put seul l'avertir de l'heure qui s'écoulait si lentement au gré de ses désirs; il n'avait rien pris depuis son modeste déjeuner du matin et, à son compte, il croyait déjà avoir passé la nuit à rêvasser; mais son appétit allait plus vite que le temps, et la nuit venait à peine de commencer.
Le sommeil vint heureusement à son secours: et il se coucha par terre entre deux banquettes, craignant sans doute de rouler au bas d'un lit aussi étroit s'il avait essayé de se mettre dessus, et, malgré la dureté du plancher, il ne tarda pas à s'endormir.
Mais son sommeil fut extrêmement agité. Son esprit avait été fortement remué par ce qu'il avait entendu, et cela, joint sans doute au vide complet de son estomac lui fit enfanter les rêves les plus bizarres. Plus d'une fois il se réveilla en sursaut, mais il se sentait comme cloué à terre; un pouvoir invincible l'empêchait de se relever et il se hâtait de refermer les yeux pour échapper aux visions diaboliques qui le poursuivaient.
Il se rendormit ainsi plusieurs fois et un sommeil de plomb finit par appesantir ses paupières.
Puis de nouveaux rêves vinrent le poursuivre. Il se crut mort; des furies venaient le tourmenter; comme Oreste, il entendait leurs serpents siffler autour de lui; leurs torches enflammées lui brûlaient les yeux, leurs ongles crochus s'enfonçaient dans ses chairs; une effroyable musique ne cessait de bourdonner à ses oreilles.
Pour échapper à cet horrible cauchemar, il fit un mouvement et s'éveilla. Mais il n'éprouva pas ce bien-être que l'on ressent ordinairement, lorsque l'on se retrouve tranquillement couché dans son lit après un songe funeste et qu'on se dit: ah! quel bonheur! ce n'était qu'un rêve! Son corps se réveilla, mais son esprit était encore endormi; il voulut faire un mouvement pour se relever, mais sa main rencontra un obstacle au-dessus de sa tête: sa terreur fut au comble, c'était la continuation de son rêve, il se croyait enseveli: ce qu'il prenait pour les parois supérieures de sa bière était tout uniment la banquette sous laquelle il avait roulé.
Il fit de nouveaux efforts pour se dégager, et parvint enfin à sortir de sa position, mais sa terreur ne fit qu'augmenter: il enjambe d'autres banquettes, qui, pour lui, sont autant de tombes qu'il croit franchir, puis un gouffre immense se présente devant lui.
Cependant, il croit voir une lueur lointaine; effectivement un point lumineux lui apparaît au-dessous de lui, et comme au fond du gouffre, puis un mauvais violon exécute quelques mesures d'un vieil air avec lequel il avait été bercé, et de grands fantômes blancs viennent se promener lentement; petit à petit ils se rapprochent entre eux, se groupent, se prennent par la main, et exécutent une danse qui lui paraît d'autant plus satanique, que ses yeux distinguent alors une espèce de démon noir qui semble régler tous leurs mouvements.
Les fantômes obéissent à son moindre signe et répètent chaque geste qu'ils lui voient faire.
Une sueur froide couvre tout le corps du pauvre Méhul, le peu de raison qui lui reste s'égare, sa tête se perd, il se retourne pour fuir cet horrible spectacle; il retrouve encore les tombes dans l'une desquelles il se trouvait enseveli un instant auparavant; la peur lui donne des forces, il franchit tous ces obstacles, ses yeux se sont habitués aux ténèbres, et il se trouve en haut d'un interminable escalier, qu'il descend quatre à quatre, croyant n'en jamais trouver la fin; mais il va toujours devant lui, il avance de plus en plus, à chaque pas il lui semble qu'il change de nature de terrain; petit à petit, un jour sombre et une lueur rougeâtre lui apparaissent, il se croit au fond des enfers, et il n'en est que mieux persuadé quand il se voit entouré des fantômes blancs qu'il avait aperçus de loin.
En l'apercevant, les fantômes poussent un cri et s'éloignent avec terreur, et le démon noir vient à lui. Méhul veut en finir et s'avance à son tour vers le démon, qui recule alors avec effroi, car l'aspect du jeune homme n'est pas rassurant.
La poudre qui couvrait ses cheveux était retombée sur son visage, et, détrempée par la sueur qui découlait de son front, elle avait formé sur sa figure un masque hideux; joignez à cela son air exténué, ses yeux hagards, ses vêtements en désordre, et vous concevrez la frayeur qu'il devait inspirer au démon noir, qui parcourait le théâtre en s'écriant:
—Ah! mon Diou, qué ce qué celoui là, c'est Belzebout ou Mandrin: Ze zouis perdou!…
A cette voix, l'espèce de somnambulisme de Méhul cesse presque tout à coup, ses souvenirs lui reviennent, il se retrouve sur le théâtre de l'Opéra, les fantômes de son imagination disparaissent remplacés par des figurantes qui répétaient un pas, et il reconnaît dans le démon noir son sauveur, Vestris, qui faisait répéter ses élèves. La frayeur qu'il inspire aux autres lui donne du courage, et il parvient enfin à se saisir du danseur, qui peut à peine le reconnaître.
Il lui raconte alors le projet qu'il avait fait d'attendre jusqu'au soir pour la représentation; mais il lui avoue qu'il avait trop compté sur ses forces, qu'il n'a rien pris depuis vingt-quatre heures, et qu'il est prêt de se trouver mal.
Vestris rit beaucoup de l'aventure.
Bientôt Méhul se voit entouré d'une foule d'acteurs et d'actrices à qui il faut recommencer son récit; les éclats de rire couvrent souvent sa voix, et le désordre de sa toilette et de toute sa personne ajoute encore au comique de sa narration.
Tout à coup Gluck paraît, et, reconnaissant Méhul au milieu de ce groupe de monde.
—Eh bien, petit, est-ce que tu ne veux pas voir mon opéra, ce soir? Pourquoi donc n'es-tu pas venu chercher ton billet?
—Mais, monsieur Gluck, je vous ai entendu dire hier à un Duc que vous n'en aviez pas.
—Certainement, je n'en ai pas pour les Ducs, mais pour un musicien, pour mon ami, tiens le voilà.
Méhul ne se sent pas de joie… il s'esquive lestement, court chez lui déjeuner d'abord, c'est ce dont il a le plus besoin, puis réparer le préjudice causé à son bel et unique habit noir par la poussière de l'amphithéâtre, et la poudre dont il était couvert, puis il va se mettre à la queue à l'Opéra, où il fut un des mieux placés, non plus à l'amphithéâtre des quatrièmes, mais à la meilleure place du parterre.
Mon historiette doit finir là, car vous savez tous l'immense succès qu'obtint Iphigénie en Tauride; la Reine, le comte d'Artois, les Princes, tout ce qu'il y avait de noble et de distingué à la cour, assista à cette représentation qui fut un triomphe pour Gluck, qui voulait faire ses adieux à la France par ce chef-d'œuvre; mais il céda à de puissantes sollicitations, et écrivit encore un petit ouvrage: Echo et Narcisse, où se trouve le chœur charmant: Dieu de Paphos et de Gnide.
Puis il retourna à Vienne; mais avant son départ il avait fait travailler son élève, et lui avait fait composer trois opéras pour son instruction.
Après le départ de son maître, Méhul composa un ouvrage qu'il ne put parvenir à faire jouer au grand Opéra.
Fatigué d'interminables délais, il écrivit Euphrosine et Coradin, qu'il fit représenter à l'Opéra-Comique. Ce fut son début, et dès lors il marcha de succès en succès.
En 1808, Méhul jouissait d'une grande réputation. Il voulut revoir son pays, ce fut une grande fête dans son endroit que le séjour d'un homme aussi célèbre.
Le maire, ne sachant pas de plus bel hommage à lui rendre que la représentation d'un de ses chefs-d'œuvre, fit prévenir le directeur du spectacle d'avoir à représenter à tel jour un des ouvrages de Méhul, auquel l'auteur assisterait en personne.
L'embarras du directeur fut très-grand, vu qu'il n'avait à sa disposition qu'une troupe de comédie, mais il ne recula pas devant les obstacles, et voici comment il se tira de la difficulté.
Le grand jour venu on vit placardée dans toute la ville une affiche ainsi conçue:
THÉATRE DE GIVET.
Aujourd'hui, pour célébrer la présence dans nos murs de notre célèbre compatriote,
M. MÉHUL,
La première représentation de
UNE FOLIE,
Opéra-comique en deux actes, de MM. Bouilly et Méhul.
Nota. Dans l'intérêt de la pièce, on a cru devoir supprimer les morceaux de musique qui ralentissaient la marche de l'action.
Le public ne manqua pas à l'appel.
Méhul fut amené en grande pompe dans la loge de M. le maire, et accueilli par les plus vives acclamations.
Puis on joua le poëme d'Une Folie, sans musique, et chaque fois que la prose de M. Bouilly faisait naître des applaudissements, Méhul était obligé de se lever et de saluer, pour remercier ses concitoyens de la manière dont ils savaient honorer les artistes, leurs compatriotes.
Je sais, pour ma part, plus d'un compositeur qui, en s'entendant exécuter, a souvent formé le désir d'obtenir une ovation comme Méhul, et de voir supprimer sa musique, comme ralentissant la marche de l'action.