Des jésuites
The Project Gutenberg eBook of Des jésuites
Title: Des jésuites
Author: Jules Michelet
Edgar Quinet
Release date: June 27, 2012 [eBook #40095]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliotèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
DES JÉSUITES
Imprimerie de Ducessois, 55, quai des Augustins.
DES
JÉSUITES
PAR
MM. MICHELET ET QUINET
| PARIS | |
| HACHETTE, RUE PIERRE-SARRAZIN, 12. |
PAULIN, RUE DE SEINE, 33. |
| —— | |
| 1843 | |
| TABLE |
La force des choses a conduit les auteurs de ces leçons à traiter le même sujet dans leur enseignement. Cette rencontre, s'étant faite d'abord à l'insu l'un de l'autre, a été l'œuvre de la situation même; plus tard ils se sont accordés pour se distribuer les questions principales que le sujet présentait. De cette libre alliance est sorti le volume que nous publions; il a paru convenable de réunir sous un même titre deux parties d'un même ensemble, qui se complètent l'une par l'autre, et dans lesquelles le public n'a vu qu'un même esprit. Quant aux auteurs, ils attachent trop de prix à cette union de cœur et de pensées pour n'avoir pas désiré en marquer ici le souvenir.
Paris, ce 15 juillet 1843.
LEÇONS
DE M. MICHELET.
Ce que l'avenir nous garde, Dieu le sait!... Seulement je le prie, s'il faut qu'il nous frappe encore, de nous frapper de l'épée...
Les blessures que fait l'épée, sont des blessures nettes et franches, qui saignent, et qui guérissent. Mais que faire aux plaies honteuses, qu'on cache, qui s'envieillissent, et qui vont toujours gagnant?
De ces plaies, la plus à craindre, c'est l'esprit de la police mis dans les choses de Dieu, l'esprit de pieuse intrigue, de sainte délation, l'esprit des jésuites.
Dieu nous donne dix fois la tyrannie politique, militaire, et toutes les tyrannies, plutôt qu'une telle police salisse jamais notre France!... La tyrannie a cela de bon qu'elle réveille souvent le sentiment national, on la brise ou elle se brise. Mais, le sentiment éteint, la gangrène une fois dans vos chairs et dans vos os, comment la chasserez-vous?
La tyrannie se contente de l'homme extérieur, elle ne contraint que les actes. Cette police atteindrait jusqu'aux pensées.
Les habitudes même de la pensée changeant peu à peu, l'âme, altérée dans ses profondeurs, deviendrait d'autre nature à la longue.
Une âme menteuse et flatteuse, tremblante et méchante, qui se méprise elle-même, est-ce encore une âme?
Changement pire que la mort même... La mort ne tue que le corps; mais l'âme tuée, que reste-t-il?
La mort, en vous tuant, vous laisse vivre en vos fils. Ici, vous perdriez et vos fils, et l'avenir.
Le jésuitisme, l'esprit de police et de délation, les basses habitudes de l'écolier rapporteur, une fois transportés du collége et du couvent dans la société entière, quel hideux spectacle!... Tout un peuple vivant comme une maison de jésuites, c'est-à-dire du haut en bas, occupé à se dénoncer. La trahison au foyer même, la femme espion du mari, l'enfant de la mère... Nul bruit, mais un triste murmure, un bruissement de gens qui confessent les péchés d'autrui, qui se travaillent les uns les autres et se rongent tout doucement.
Ceci n'est pas, comme on peut croire, un tableau d'imagination. Je vois d'ici tel peuple que les jésuites enfoncent chaque jour d'un degré dans cet enfer des boues éternelles.
«Mais n'est-ce pas manquer à la France que de craindre pour elle un tel danger? Pour un millier de jésuites que nous avons aujourd'hui[1]...»
Ces mille hommes ont fait en douze ans une chose prodigieuse... Abattus en 1830, écrasés et aplatis, ils se sont relevés, sans qu'on s'en doutât. Et non seulement relevés; mais pendant qu'on demandait s'il y avait des jésuites, ils ont enlevé sans difficulté nos trente ou quarante mille prêtres, leur ont fait perdre terre, et les mènent Dieu sait où!
«Est-ce qu'il y a des jésuites?» Tel fait cette question, dont ils gouvernent déjà la femme par un confesseur à eux, la femme, la maison, la table, le foyer, le lit... Demain, ils auront son enfant[2].
Où donc est le clergé de France?
Où sont tous ces partis qui en faisaient la vie sous la Restauration? éteints, morts, anéantis.
Qu'est devenu ce tout petit jansénisme, petit, mais si vigoureux? Je cherche, et je ne vois que la tombe de Lanjuinais.
Où est M. de Montlosier, où sont nos loyaux gallicans, qui voulaient l'harmonie de l'État et de l'Eglise. Disparus. Ils auront délaissé l'État qui les délaissait. Qu'est-ce qui oserait aujourd'hui en France se dire gallican, se réclamer du nom de l'Église de France?...
La timide opposition sulpicienne (peu gallicane pourtant et qui faisait bon marché des Quatre articles), s'est tue avec M. Frayssinous.
Saint-Sulpice s'est renfermé dans l'enseignement des prêtres, dans sa routine de séminaire, laissant le monde aux jésuites. C'est pour la joie de ceux-ci que Saint-Sulpice semble avoir été créé; tant que le prêtre est élevé là, ils n'ont rien à craindre. Que peuvent-ils désirer de mieux qu'une école qui n'enseigne pas et ne veut pas qu'on enseigne[3]? Les jésuites et Saint-Sulpice vivent maintenant bien ensemble; le pacte s'est fait tacitement entre la mort et le vide.
Ce qu'on fait dans ces séminaires, si bien fermés contre la loi, on ne le sait guère que par la nullité des résultats. Ce qu'on en connaît aussi, ce sont leurs livres d'enseignement, livres surannés, de rebut, abandonnés partout ailleurs, et qu'on inflige toujours aux malheureux jeunes prêtres[4]. Comment s'étonner s'ils sortent de là aussi étrangers à la science qu'au monde. Ils sentent dès le premier pas qu'ils n'apportent rien de ce qu'il faudrait; les plus judicieux se taisent; qu'il se présente une occasion de paraître, le jésuite arrive, ou l'envoyé des jésuites, il s'empare de la chaire; le prêtre se cache.
Et ce n'est pourtant pas le talent qui manque, ni le cœur... Mais que voulez-vous? tout est aujourd'hui contre eux.
Ils ne le sentent que trop, et ce sentiment contribue encore à les mettre au dessous d'eux-mêmes... Mal voulu du monde, maltraité des siens, le prêtre de paroisse (regardez-le marcher dans la rue) chemine tristement, l'air souvent timide et plus que modeste, prenant volontiers le bas du pavé!
Mais, voulez-vous voir un homme? Regardez passer le jésuite. Que dis-je un homme? Plusieurs en un seul. La voix est douce, mais le pas est ferme. Sa démarche dit, sans qu'il parle: «Je m'appelle légion...» Le courage est chose facile à celui qui sent avec soi une armée pour le soutenir, qui se voit défendu, poussé, et par ce grand corps des jésuites, et par tout un monde de gens titrés, de belles dames, qui au besoin remueront le monde pour lui.
Il a fait vœu d'obéissance... pour régner, pour être pape avec le pape, pour avoir sa part du grand royaume des jésuites, répandu dans tous les royaumes. Il en suit l'intérêt par correspondance intime, de Belgique en Italie, et de Bavière en Savoie. Le jésuite vit en Europe, hier à Fribourg, demain à Paris; le prêtre vit dans une paroisse, dans la petite rue humide qui longe le mur de l'église; il ne ressemble que trop à la triste giroflée maladive qu'il élève sur sa fenêtre.
Voyons ces deux hommes à l'œuvre... Et d'abord examinons de quel côté tournera cette personne rêveuse, qui arrive sur la grande place, et qui semble hésiter encore... A gauche, c'est la paroisse; à droite, la maison des Jésuites.
D'un côté, que trouverait-elle? un homme honnête, homme de cœur peut-être, sous cette forme raide et gauche, qui travaille toute sa vie à étouffer ses passions, c'est-à-dire à ignorer de plus en plus les choses sur lesquelles on viendrait le consulter... Le jésuite, au contraire, sait d'avance ce dont il s'agit, il devine les précédents, trouve sans difficulté la circonstance atténuante, il arrange la chose du côté de Dieu, parfois du côté du monde.
Le prêtre porte la Loi et le décalogue, comme un poids de plomb; il est lent, plein d'objections, de difficultés! Vous lui parlez de vos scrupules, et il lui en vient encore plus; votre affaire vous semble mauvaise, il la trouve très-mauvaise. Vous voilà bien avancé... C'est votre faute. Que n'allez-vous plutôt dans cette chapelle italienne? chapelle parée, coquette; quand même elle serait un peu sombre, n'ayez pas peur, entrez, vous serez rassuré bien vite, et bien soulagé... Votre cas est peu de chose; il y a là un homme d'esprit pour vous le prouver. Que parlait-on de la Loi? La Loi peut régner là-bas, mais ici règne la grâce, ici le Sacré Cœur de Jésus et de Marie... La bonne Vierge est si bonne[5]!
Il y a d'ailleurs une grande différence entre les deux hommes. Le prêtre est lié de bien des manières, par son église, par l'autorité locale; il est en puissance et comme mineur. Le prêtre a peur du curé, et le curé de l'évêque. Le jésuite n'a peur de rien. Son ordre ne lui demande que l'avancement de l'ordre. L'évêque n'a rien à lui dire. Et quel serait aujourd'hui l'évêque assez audacieux pour douter que le jésuite ne soit lui-même la règle et la loi?
L'évêque ne nuit pas, et il sert beaucoup. C'est par lui qu'on tient les prêtres; il a le bâton sur eux, lequel manié par un jeune vicaire général qui veut devenir évêque, sera la verge de fer..
«Donc, prêtre, prends bien garde. Malheur à toi, si tu bouges.. Prêche peu, n'écris jamais; si tu écrivais une ligne!... Sans autre forme, on peut te suspendre, t'interdire; nulle explication; si tu avais l'imprudence d'en demander, nous dirions: «Affaire de mœurs...» C'est la même chose pour un prêtre que d'être noyé, une pierre au cou!
On dit qu'il n'y a plus de serfs en France.. Il y en a quarante mille... Je leur conseille de se taire, de ravaler leurs larmes et de tâcher de sourire.
Beaucoup accepteraient le silence, et de végéter dans un coin... Mais on ne les tient pas quitte. Il faut qu'ils parlent, et qu'ils mordent, et qu'en chaire ils damnent Bossuet.
On en a vus de forcés de répéter tel sermon contre un auteur vivant qu'ils n'avaient pas lu... Ils étaient jetés, lancés, malheureux chiens de combat, aux jambes du passant étonné, qui leur demandait pourquoi...
O situation misérable! anti-chrétienne, anti-humaine!.. Ceux qui la leur font, en rient.. Mais leurs loyaux adversaires, ceux qu'ils attaquent, et qu'ils croient leurs ennemis, en pleureront!
Prenez un homme dans la rue, le premier qui passe, et demandez-lui: «Qu'est-ce que les Jésuites?» Il répondra sans hésiter: «La contre-révolution.»
Telle est la ferme foi du peuple; elle n'a jamais varié, et vous n'y changerez rien.
Si ce mot, prononcé au Collége de France, a surpris quelques personnes, il faut qu'à force d'esprit, nous ayons perdu le sens.
Grands esprits, qui rougiriez d'écouter la voix populaire, adressez-vous à la science, étudiez, et je le prédis, au bout de dix ans passés sur l'histoire et les livres des Jésuites, vous n'y trouverez qu'un sens: La mort de la liberté.
Le jour où l'on a dit ce mot, la Presse entière (chose nouvelle), s'est trouvée d'accord[6]. Partout où la Presse atteint, et plus bas encore dans les masses, il a retenti.
Ils n'ont imaginé que cette étrange réponse: «Nous n'existons pas...» On s'en vantait en avril; en juin, l'on s'en cache.
Que sert de nier? ne voyez-vous pas que personne ne se paiera de paroles. Criez liberté! à votre aise, dites-vous de tel ou tel parti. Cela ne nous importe guère... Si vous avez le cœur jésuite, passez là, c'est le côté de Fribourg; si vous êtes loyal et net, venez ici, c'est la France!
Dans l'affaiblissement des partis, dans le rapprochement plus ou moins désintéressé de beaucoup d'hommes d'opinion diverse, il semble que tout à l'heure il n'y ait plus que deux partis, comme il n'y a que deux esprits: L'esprit de vie et l'esprit de mort.
Situation bien autrement grande et dangereuse que celle des dernières années, quoique les secousses immédiates y soient moins à craindre. Que serait-ce, si l'esprit de mort, ayant dominé la religion, allait gagnant la société dans la politique, la littérature et l'art, dans tout ce qu'elle a de vivant?
Le progrès des hommes de mort s'arrêtera, espérons-le... Le jour a lui dans le sépulcre.... On sait, on va mieux savoir encore comment ces revenants ont cheminé dans la nuit...
Comment, pendant que nous dormions, ils avaient, à pas de loups, surpris les gens sans défense, les prêtres et les femmes, les maisons religieuses.
Il est à peine concevable combien de bonnes gens, de simples esprits, humbles frères, charitables sœurs, ont été ainsi abusés... Combien de couvents leur ont entr'ouvert la porte, trompés à cette voix doucereuse; et maintenant ils y parlent ferme, et l'on a peur, et l'on sourit en tremblant, et l'on fait tout ce qu'ils disent.
Qu'on nous trouve une œuvre riche où ils n'aient aujourd'hui la principale influence, où ils ne fassent donner comme ils veulent, à qui ils veulent. Il a bien fallu dès lors que toute corporation pauvre (missionnaires, picpus, lazaristes, bénédictins même), allât prendre chez eux le mot d'ordre. Et maintenant tout cela est comme une grande armée que les jésuites mènent bravement à la conquête du siècle.
Chose étonnante, qu'en si peu de temps on ait réuni de telles forces! Quelque haute opinion qu'on aie de l'habileté des jésuites, elle ne suffirait pas à expliquer un tel résultat. Il y a là une main mystérieuse... Celle qui, bien dirigée, dès le premier jour du monde, a docilement opéré les miracles de la ruse. Faible main, à laquelle rien ne résiste, la main de la femme. Les jésuites ont employé l'instrument, dont parle saint Jérôme: «De pauvres petites femmes, toutes couvertes de péchés!»
On montre une pomme à un enfant pour le faire venir à soi. Eh! bien, on a montré aux femmes de gentilles petites dévotions féminines, de saints joujoux, inventés hier; on leur a arrangé un petit monde idolâtre... Quels signes de croix ferait saint Louis, s'il revenait et voyait?... Il ne resterait pas deux jours. Il aimerait mieux retourner en captivité chez les Sarasins.
Ces nouvelles modes étaient nécessaires pour gagner les femmes. Qui veut les prendre, il faut qu'il compâtisse aux petites faiblesses, au petit manège, souvent aussi au goût du faux. Ce qui a fait près de quelques-unes la fortune de ceux-ci, dans le commencement surtout, c'est justement ce mensonge obligé et ce mystère; faux nom, demeure peu connue, visites en cachette, la nécessité piquante de mentir en revenant...
Telle qui a beaucoup senti, et qui à la longue trouve le monde uniforme et fade, cherche volontiers dans le mélange des idées contraires, je ne sais quelle âcre saveur... J'ai vu à Venise un tableau, où, sur un riche tapis sombre, une belle rose se fanait près d'un crâne, et dans le crâne errait à plaisir une gracieuse vipère.
Ceci, c'est l'exception. Le moyen simple et naturel qui a généralement réussi, c'est de prendre les oiseaux sauvages au moyen des oiseaux privés. Je parle des jésuitesses[7], fines et douces, adroites et charmantes, qui, marchant toujours devant les jésuites, ont mis partout l'huile et le miel, adouci la voie... Elles ont ravi les femmes en se faisant sœurs, amies, ce qu'on voulait, mères surtout, touchant le point sensible, le pauvre cœur maternel...
De bonne amitié, elles consentaient à prendre la jeune fille; et la mère, qui autrement ne s'en fût séparée jamais, la remettait de grand cœur dans ces douces mains... Elle s'en trouvait bien plus libre; car, enfin l'aimable jeune témoin ne laissait pas d'embarrasser, surtout si, devenant moins jeune, on voyait fleurir près de soi la chère, l'adorée, mais trop éblouissante fleur.
Tout cela s'est fait très-bien, très-vite, avec un secret, une discrétion admirables. Les jésuites ne sont pas loin d'avoir ainsi, dans les maisons de leurs dames, les filles de toutes les familles influentes du pays. Résultat immense... Seulement, il fallait savoir attendre. Ces petites filles, en peu d'années, seront des femmes, des mères... Qui a les femmes est sûr d'avoir les hommes à la longue.
Une génération suffisait. Ces mères auraient donné leurs fils. Les jésuites n'ont pas eu de patience. Quelques succès de chaire ou de salons les ont étourdis. Ils ont quitté ces prudentes allures qui avaient fait leurs succès. Les mineurs habiles qui allaient si bien sous le sol, se sont mis à vouloir travailler à ciel ouvert. La taupe a quitté son trou, pour marcher en plein soleil.
Il est si difficile de s'isoler de son temps, que ceux qui avaient le plus à craindre le bruit, se sont mis eux-mêmes à crier...
Ah! vous étiez là... Merci, grand merci de nous avoir éveillés!... Mais que voulez-vous?
«Nous avons les filles; nous voulons les fils; au nom de la liberté, livrez vos enfants...»
La liberté! Ils l'aimaient tellement que, dans leur ardeur pour elle, ils voulaient commencer par l'étouffer dans le haut enseignement... Heureux présage de ce qu'ils feront dans l'enseignement secondaire!... Dès les premiers mois de l'année 1842, ils envoyaient leurs jeunes saints au Collége de France, pour troubler les cours.
Nous endurâmes patiemment ces attaques. Mais ce que nous supportions avec plus de peine, c'étaient les tentatives hardies qu'on faisait sous nos yeux pour corrompre les écoles.
De ce côté, il n'y avait plus ni précaution, ni mystère, on travaillait en plein soleil, on embauchait sur la place. La concurrence excessive et l'inquiétude qu'elle entraîne[8], y donnaient beau jeu... Telle et telle fortune subite parlait assez haut, miracles de la nouvelle Église bien puissants pour toucher les cœurs... Certains, jusque-là des plus fermes, commençaient à réfléchir, à comprendre le ridicule de la pauvreté, et ils marchaient tête basse...
Une fois ébranlé, il n'y avait pas à respirer; l'affaire était menée vivement, chaque jour avec plus d'audace. Les degrés successifs qu'on observait naguère étaient peu à peu négligés. Le stage néo-catholique allait s'abrégeant. Les jésuites ne voulaient plus qu'un jour pour une conversion complète. On ne traînait plus les adeptes sur les anciens préliminaires[9]. On montrait hardiment le but... Cette précipitation qu'on peut trouver imprudente, s'explique assez bien pourtant. Ces jeunes gens ne sont pas si jeunes qu'on puisse risquer d'attendre; ils ont un pied dans la vie, ils vont agir ou agissent; point de temps à perdre, le résultat est prochain. Gagnés aujourd'hui, ils livreraient demain la société tout entière, comme médecins le secret des familles, comme notaires celui des fortunes, comme parquet l'impunité.
Peu ont succombé... Les écoles ont résisté; le bon sens et la loyauté nationale les ont préservées. Nous les en félicitons... Jeunes gens, puissiez-vous rester semblables à vous-mêmes, et repousser toujours la corruption, comme vous l'avez fait ici, quand l'intrigue religieuse l'appelait pour auxiliaire, et venait vous trouver jusque sur les bancs, avec le séduisant cortége des tentations mondaines.
Nul danger plus grand... Celui qui court en aveugle après le monde et ses joies, par entraînement de jeunesse, reviendra par lassitude... Mais celui qui de sang-froid, pour mieux surprendre le monde, a pu spéculer sur Dieu, qui a calculé combien Dieu rapporte, celui-là est mort de la mort dont on ne ressuscite pas.
Il n'y avait pas d'homme d'honneur qui ne vît avec tristesse de telles capitulations, et l'espérance du pays ainsi compromise. Combien plus ceux qui vivent au milieu des jeunes gens, leurs maîtres, qui sont leurs pères aussi!
Et entre leurs maîtres, celui qui devait y être le plus sensible, dois-je le dire? c'était moi.
Pourquoi? parce que, dans mon enseignement, j'avais mis ce que nul homme vivant n'y mit au même degré.—Il ne s'agit pas de talent, d'éloquence, en présence de tel de mes amis que tout le monde nomme ici.—Il ne s'agit pas de science, à côté de cette divination scientifique, à laquelle l'Orient vient redemander ses langues oubliées.
Il s'agit d'une chose, imprudente peut-être, mais dont je ne puis me repentir, de ma confiance illimitée dans cette jeunesse, de ma foi dans l'ami inconnu... C'est justement cette imprudence qui a fait la force et la vie de mon enseignement, c'est ce qui le rend plus fécond pour l'avenir que tel autre, qui fut supérieur.
Arrivé tard dans cette chaire, et déjà connu, je n'en ai pas moins étudié, par-devant la foule. D'autres enseignaient leurs brillants résultats, moi mon étude elle-même, ma méthode et mes moyens. Je marchais sous les yeux de tous, ils pouvaient me suivre, voyant et mon but, et l'humble chemin par lequel j'avais marché.
Nous cherchions ensemble; je les associais sans réserve, à ma grande affaire; nous y mettions l'intérêt passionné qu'on met dans les choses vraiment personnelles... Nulle gloriole, rien pour la vaine exhibition. L'affaire était trop sérieuse. Nous cherchions pour la vie, autant que pour la science, pour le remède de l'âme, comme dit le moyen âge. Nous le demandions, ce remède, à la philosophie et à l'histoire, à la voix du cœur, à la voix du monde.
La forme, parfois poétique, pouvait arrêter les faibles; mais les forts retrouvaient sans peine la critique sous la poésie,—non la critique qui détruit, mais bien celle qui produit[10], cette critique vivante qui demande à toute chose le secret de sa naissance, son idée créatrice, sa cause et sa raison d'être, laquelle étant retrouvée, la science peut tout refaire encore... C'est le haut caractère de la vraie science, d'être art et création, de renouveler toujours, de ne point croire à la mort, de n'abandonner jamais ce qui vécut une fois, mais de le reconstituer et le replacer dans la vie qui ne passe plus.
Que faut-il pour cela? Aimer surtout, mettre dans sa science sa vie et son cœur.
J'aimais l'objet de ma science, le passé que je refaisais;—et le présent aussi, ce compagnon de mon étude, cette foule qui dès longtemps habituée à ma parole, comprenait ou devinait, qui souvent m'éclairait de son impression rapide.
Je n'ai voulu nulle autre société, pendant longues années, que cet auditoire sympathique, et ce qui surprendra peut-être, c'est que je m'y réfugiai dans les moments les plus graves où tout homme cherche un ami; c'est là que j'allai m'asseoir dans mes plus funèbres jours.
Grande et rare confiance! mais qui n'était pas un instinct aveugle. Elle était fondée en raison. J'avais droit de croire qu'il n'y avait pas un seul homme de sens parmi ceux qui m'écoutaient, qui me fût hostile. Ami du passé, ami du présent, je sentais en moi les deux principes, nullement opposés, qui se partagent le monde; je les vivifiais l'un par l'autre. Né de la Révolution, de la liberté, qui est ma foi, je n'en ai pas moins eu un cœur immense pour le moyen âge, une infinie tendresse; les choses les plus filiales qu'on ait dites sur notre vieille mère l'Eglise, c'est moi peut-être qui les ai dites.... Qu'on les compare à la sécheresse de ses brillants défenseurs...... Où puisais-je ces eaux vives? Aux sources communes où puisa le moyen-âge, où la vie moderne s'abreuve, aux sources du libre esprit.
Un mot résume ma pensée sur le rapport des deux principes: «L'histoire (c'est ma définition de 1830, et j'y tiens), est la victoire progressive de la liberté. Ce progrès doit se faire, non par destruction, mais par interprétation. L'interprétation suppose la tradition qu'on interprète, et la liberté qui interprète... Que d'autres choisissent entre elles; moi, il me les faut toutes deux; je veux l'une et je veux l'autre... Comment ne me seraient-elles pas chères? La tradition, c'est ma mère, et la liberté, c'est moi!» [Leçon du 28 avril 1842.]
Nul enseignement n'a été plus animé du libre esprit chrétien qui fit la vie du moyen âge. Tout préoccupé des causes, et ne les cherchant que dans l'âme (l'âme divine et humaine), il fut au plus haut degré spiritualiste, et l'enseignement de l'esprit.
De là, les ailes qui le soulevèrent, et le firent passer par-dessus maint écueil, où d'autres plus forts ont heurté.
Un seul exemple, l'art gothique.
Le premier qui le remarqua, lequel n'était pas chrétien, et n'y vit rien de chrétien, le grand naturaliste, Gœthe, admira dans ces répétitions infinies des mêmes formes, une morte imitation de la nature, «une cristallisation colossale.»
Un des nôtres, un puissant poëte, doué d'un sentiment moins noble, mais plus ardent de la vie, sentit ces pierres comme vivantes; seulement, il se prit surtout au grotesque et au bizarre, c'est-à-dire que dans la maison de Dieu, c'est le Diable qu'il vit d'abord.
L'un et l'autre regarda le dehors plus que le dedans, tel résultat plus que la cause.
Moi, je partis de la cause, je m'en emparai, et la fécondant, j'en suivis l'effet. Je ne fis pas de l'église ma contemplation, mais mon œuvre; je ne la pris pas comme faite, mais je la refis... De quoi? de l'élément même qui la fit la première fois, du cœur et du sang de l'homme, des libres mouvements de l'âme qui ont remué ces pierres, et sous ces masses où l'autorité pèse impérieusement sur nous, je montrai quelque chose de plus ancien, de plus vivant, qui créa l'autorité même, je veux dire la liberté.
Ce dernier mot est le grand, le vrai titre du moyen âge; et lui retrouver ce titre, c'était lui faire sa paix avec l'âge moderne, qu'on le sache bien.
J'ai suivi la même recherche, porté la même préoccupation des causes morales, du libre génie humain, dans la littérature, dans le droit, dans toutes les formes de l'activité. Plus je creusais par l'étude, par l'érudition, par les chroniques et les chartes, plus je voyais au fond des choses, pour premier principe organique, le sentiment et l'idée, le cœur de l'homme, mon cœur.
Cette tendance spiritualiste était si invincible en moi que j'y suis resté fidèle dans l'histoire des époques matérielles, qui matérialisaient bon nombre de nos contemporains; je parle des époques troubles et sensuelles qui finissent le moyen âge, et commencent les temps modernes.
Au quatorzième siècle, qu'ai-je analysé, développé, mis en lumière, aux dépens de tout le reste? La grande question religieuse, celle du Temple.
Au quinzième, sous Charles VI, la grande question morale: «Comment, d'ignorance en erreur, d'idées fausses en passions mauvaises, d'ivresse en frénésie, l'homme perd-il sa nature d'homme? (t. IV)...» Puis, ayant perdu la France par un fol, je la sauvai par la folie héroïque et sainte de la Pucelle d'Orléans[11].
Le sentiment de la vie morale, qui seul révèle les causes, éclaira, dans mes livres et dans mes cours, les temps de la Renaissance. Le vertige de ces temps ne me gagna pas, leur fantasmagorie ne m'éblouit point, l'orageuse et brillante fée ne put me changer, comme elle en a changé tant d'autres; elle fit en vain passer devant mes yeux son iris aux cent couleurs... D'autres voyaient tout cela comme costumes et blasons, drapeaux, armes curieuses, coffres, armoires, faïences, que sais-je?... Et moi, je ne vis que l'âme.
Je laissai ainsi de côté et les pittoresques avec leurs vaines exhibitions de figures de cire qu'ils ne peuvent mettre en mouvement,—et les turbulents dramaturges qui, prenant des membres quelconques, l'un d'ici, l'autre de là, mêlaient et galvanisaient tout, au grand effroi des passants... Tout cela est extérieur, c'est la mort ou la fausse vie.
Qu'est-ce que la vraie vie historique, et comment l'homme sincère, qui compare le monde et son cœur, la retrouve et peut la refaire... Telle fut la haute et difficile question que je posai dans mes derniers cours[12]. Les efforts successifs de tous ceux qui vont venir, l'avanceront peu à peu.
Pour moi, le fruit de mon travail, le prix d'une vie laborieuse, serait d'avoir mis en pleine lumière la vraie nature du problème, et par là peut-être préparé les solutions. Qui ne sent quelle serait l'immensité des résultats spéculatifs, la gravité des résultats pratiques pour la politique et l'éducation?
Je n'eus jamais un sentiment plus religieux de ma mission que dans ce cours de deux années; jamais je ne compris mieux le sacerdoce, le pontificat de l'histoire; je portais tout ce passé, comme j'aurais porté les cendres de mon père ou de mon fils.
C'est dans ce religieux travail que l'outrage m'est venu chercher[13]...
Cela eut lieu, il y a un an, le 7 avril 1842, après une leçon fort grave, où j'établissais contre les sophistes, l'unité morale du genre humain.
Le mot d'ordre était donné pour troubler les cours. Mais l'indignation du public effraya ces braves; peu organisés encore, ils crurent devoir attendre l'effet tout puissant du libelle que le jésuite D. écrivait sur les notes de ses confrères, et que M. Desgarets, chanoine de Lyon, a signé, en avouant qu'il n'en était pas l'auteur.
Je n'aime guère la dispute. Je retombai toute une année dans mes préoccupations, dans mon travail solitaire, dans mon rêve du vieux temps... Ceux-ci, qui ne dormaient pas, se sont enhardis, ils ont cru qu'on pouvait impunément venir par derrière frapper le rêveur.
Il se trouvait cependant que, par le progrès de mon travail et le plan même de mon cours, je venais à eux. Occupé jusqu'ici d'expliquer et d'analyser la vie, je devais naturellement mettre en face la fausse vie, qui la contrefait; je devais placer en regard de l'organisme vivant, le machinisme stérile.
Mais quand même je pourrais expliquer la vie, sans montrer la mort, j'aurais regardé comme un devoir du professeur de morale, de ne point décliner la question qui venait s'imposer à lui.
Nos prédicateurs dans les derniers temps, ont tout remué, questions sociales, politiques, historiques, littéraires, médicales; l'un parlait sur l'anatomie, un autre sur Waterloo. Puis, le courage venant, ils se sont mis à prêcher, comme au temps de la Ligue, contre telle et telle personne. On a trouvé cela très-bon.
Des personnes, qui s'en souciait?... Et quant aux questions sociales, on aura jugé sans doute que dans ce temps de sommeil, il n'y avait pas grand danger à les discuter en chaire.
Certes, ce n'est pas nous qui contredirons à cela, nous acceptons ce partage. L'Église s'occupe du monde, elle nous enseigne nos affaires, à la bonne heure! Nous lui enseignerons Dieu!
Que Dieu rentre dans la science. Comment a-t-elle pu s'en passer si longtemps... Revenez chez nous, Seigneur, tout indignes que nous sommes.... Ah! que vous serez bien reçu!
Est-ce que vous n'étiez pas notre légitime héritage? Et tant que la science était éloignée de vous, était-elle donc une science?... Elle vous a reconquis dans cette heureuse occasion, et elle a retrouvé en même temps son accord naturel avec le bon sens du peuple dont elle n'eût pas dû s'écarter.
26 juin 1843.
Je donne ici les notes qui me restent de mon cours. Je les donne, à peu près, telles qu'elles furent écrites, le jour même de chaque leçon.—Je ne pouvais écrire plus tôt; d'une leçon à l'autre, la situation changeait, la question avançait, par la presse ou autrement, jusqu'au dernier jour.
On aura quelque indulgence pour un enseignement poursuivi malgré l'orage, et qui modifié dans la forme, selon les phases de la polémique, n'en marcha pas moins d'un pas ferme vers le but indiqué d'abord.
Je supprime dans ces notes plusieurs choses qui se rapportaient à mes leçons antérieures, et qu'on ne pourrait comprendre, sans avoir suivi mon cours.
J'écarte encore tel et tel point qui ne dut être qu'indiqué dans un cours dont l'objet était général, et qu'un autre cours, spécialement consacré à la littérature des jésuites, mettait en pleine lumière.
Ire LEÇON.
MACHINISME MODERNE. Du machinisme moral.
[27 avril 1843.]
Dans cette première leçon (de la seconde partie de mon cours), je posai d'abord un fait grave; c'est que depuis 1834, au milieu d'un immense accroissement de production matérielle, la production intellectuelle a considérablement diminué d'importance.
Ce fait, moins remarqué ici, l'est parfaitement de nos contrefacteurs étrangers qui se plaignent de n'avoir presque rien à contrefaire.
De 1824 à 1834, la France les a richement alimentés. Elle a produit dans cette période les monuments littéraires qui font sa gloire devant l'Europe; et non-seulement des monuments isolés, mais de grands ensembles d'ouvrages, des cycles d'histoires, de drames, de romans, etc.
Dans les dix années suivantes, on a imprimé tout autant et davantage, mais peu d'ouvrages importants. Les livres même de quelque étendue ont paru d'abord découpés, en articles, en feuilletons; feuilletons ingénieux, découpures brillantes, mais peu de pensées d'ensemble, peu de grandes compositions.
Ce qui a le plus occupé la presse, ce sont les réimpressions, les publications de manuscrits, de documents historiques, les livres pittoresques à bon marché, sorte de daguerréotypes qui reproduisent en pâles images tout ce qu'on met devant eux.
La rapidité singulière avec laquelle tout cela passe sous nos yeux, se remplaçant, s'effaçant, laissant à peine une trace, ne permet pas de remarquer que dans ces mille objets mobiles, la forme varie très-peu.
Un observateur attentif, et curieux de comparer ses souvenirs, verrait ces prétendues nouveautés revenir périodiquement; il les ramènerait sans peine à un petit nombre de types, de formules, que l'on emploie tour à tour. Nos rapides improvisateurs sont obligés, le temps manquant, de recourir à ces formules; c'est comme une grande mécanique, dont ils jouent d'une main légère.
Le génie mécanique qui a simplifié, agrandi la vie moderne, dans l'ordre matériel, ne s'applique guère aux choses de l'esprit, sans l'affaiblir et l'énerver. De toutes parts je vois des machines intellectuelles qui viennent à notre secours[14], pour nous dispenser d'étudier et de réfléchir, des Dictionnaires qui permettent d'apprendre chaque chose isolée, hors des rapports qui l'éclairent, des Encyclopédies où toute science, scindée en menues parcelles, gît comme une poussière stérile, des Abrégés qui vous résument ce que vous n'avez point appris, vous font croire que vous savez, et ferment la porte à la science.
Vieilles méthodes, et fort inférieures à l'idée de Raimond Lulle. A la fin du moyen âge, il trouva les Scolastiques, qui, sur un thème tout fait, s'épuisaient en déductions. Si le thème est fait, dit-il, si la philosophie est faite, la religion, la science, il suffit de bien ordonner; des principes aux conséquences, les déductions se tireront d'elles-mêmes. Ma science sera comme un arbre; on suivra des racines aux branches, des branches aux feuilles, allant du général à l'espèce, à l'individu, et de là, en sens inverse, on retournera aux profondes racines des principes généraux.»... Il le fit, comme il le disait; avec cet arbre si commode, on ne cherchait plus, tout était devenu facile... Seulement, l'arbre fut un arbre sec, qui n'eut jamais ni fruit, ni fleur.
Au seizième siècle, autre tentative de machinisme, et plus hardie. On se battait pour la religion; un vaillant homme, Ignace de Loyola, comprit la religion elle-même comme machine de guerre, la morale, comme mécanique. Ses fameux Exercices sont un manuel de tactique religieuse, où la milice monastique se dresse à certains mouvements; il y donna des procédés matériels pour produire ces élans du cœur, qu'on avait toujours laissés à la libre inspiration; ici, l'on prie, là, on rêve, puis l'on pleure, etc.
Admirable mécanique, où l'homme n'est plus qu'un ressort qu'on fait jouer à volonté. Seulement, ne demandez rien que ce qu'une machine peut produire; une machine donne de l'action, mais nulle production vivante, à la grande différence de l'organisme animé, qui non-seulement agit, mais produit des organismes animés tout comme lui. La mécanique des Jésuites a été active et puissante; mais elle n'a rien fait de vivant; il lui a manqué constamment ce qui, pour toute société, est le plus haut signe de vie, il lui a manqué le grand homme... Pas un homme en trois cents ans!
Quelle est la nature du jésuite? Aucune; il est propre à tout: une machine, un simple instrument d'action, n'a pas de nature personnelle.
La machine a sa loi, la fatalité, comme la liberté est la loi de l'âme. Comment donc les Jésuites parlent-ils de la liberté? En quoi les regarde-t-elle?
Remarquez le double langage qu'ils nous tiennent aujourd'hui. Ils sont le matin pour la liberté, le soir pour l'autorité.
Dans leurs journaux qu'ils donnent et sèment dans le peuple, ils ne parlent que de liberté, et ils voudraient persuader que la liberté politique est possible sous la tyrannie religieuse... Cela est dur à croire, difficile à faire croire à des gens qui, pour les chasser, ont chassé hier une dynastie (Mouvements en sens divers), et qui en chasseraient dix, s'il le fallait encore.
Dans les salons, avec les grandes dames qu'ils dirigent, ce n'est plus cela; ils redeviennent tout à coup les amis du passé, les vrais fils du moyen âge.
Et moi aussi, leur dirai je, je suis un peu du moyen âge, j'y ai vécu longues années, et je reconnais bien les quatre mots d'art chrétien que les nôtres viennent de vous apprendre... Mais permettez encore que je vous regarde au visage; si vous êtes vraiment les fils de ce temps-là, apparemment vous lui ressemblez.
Ce temps était fécond, et tout en se croyant, dans son humilité, inactif et impuissant, il créait toujours. Il a bâti, comme en rêve, je ne sais combien de poëmes, de légendes, d'églises, de systèmes... D'où vient donc, si vous en êtes, que vous ne produisez rien?
Ce moyen âge, que vous nous montrez volontiers dans une immobilité idiote, ne fut que mouvement et transformation féconde, pendant quinze cents ans. [Je supprime ici un long développement.] La libre végétation qui lui fut particulière, n'a rien de commun avec l'action sèche et dure des mécaniques[15]. S'il n'avait eu d'autre action, il n'eût rien produit de vivant; il aurait été stérile... Et vous lui ressembleriez.
Non, vous n'êtes pas du passé! Non, vous n'êtes pas du présent!
Êtes-vous? Non, vous avez l'air d'être... Pur accident, simple phénomène. Nulle existence. Ce qui est vraiment, produit.
Si vous veniez, vous qui n'êtes point, qui ne faites rien, qui ne ferez rien, nous conseiller de ne rien faire, d'abdiquer notre activité, de nous remettre à vous, au néant, nous répondrions: «Il ne faut pas que le monde meure encore; qu'on soit mort, à la bonne heure; est-ce un droit pour exiger que le reste soit mort aussi?»
Si l'on insiste, si l'on veut que vous soyez quelque chose, j'accorderai que vous êtes une vieille machine de guerre[16], un brûlot de Philippe II, de l'invincible Armada... Quiconque y monte, y périt, et Philippe II, et Charles X, et quiconque y montera.
Nés du combat, vous restez fidèles à votre naissance. Vos œuvres ne sont que des disputes, des discours scolastiques et polémiques, c'est-à-dire des négations... Nous travaillons, vous combattez; des deux voies, laquelle est chrétienne?
Milites (c'est votre nom), remettez votre épée dans le fourreau... Beati pacifici!
Faites comme nous faisions avant que vous ne vinssiez nous troubler, travaillez tranquillement. Alors seulement, vous comprendriez le christianisme et le moyen âge, dont vous vous doutez si peu.
A qui adressé-je ce conseil, qui n'est pas d'un ennemi? A la Société? Non, elle se vante de ne pas changer, de ne s'améliorer jamais[17]... Je parle à tel infortuné, que je vois d'ici en pensée, qui peut-être se sent, trop tard, entré dans la voie sans retour, et pleure en secret d'avoir épousé la mort.
La fin de cette leçon fut reproduite à mon insu par la Patrie le soir même, et le lendemain (28 avril) par le Siècle.—J'ignorais alors la part active que la Presse allait prendre à cette lutte.
J'ignorais (ce qui peut sembler étrange, mais n'en est pas moins exact) que mon ami, M. Quinet, ayant conduit son cours jusqu'au milieu du seizième siècle, dût traiter de la littérature des Jésuites. Encore moins avais-je connaissance de l'article que M. Libri inséra dans la Revue des Deux-Mondes, trois jours après ma leçon (1er mai).
Ce qui peut-être surprendra davantage, c'est que je n'avais pas lu une ligne de tout ce qu'on avait écrit contre moi. C'est après ma seconde leçon, qu'un de mes anciens élèves, m'apporta le Monopole universitaire.
IIe LEÇON.
RÉACTIONS DU PASSÉ. Des revenants. Perindè ac cadaver.
[4 mai 1843.]
On a dit que je défendais, on a dit que j'attaquais. Ni l'un, ni l'autre... J'enseigne.
Le professeur d'histoire et de morale a droit d'examiner la plus grave question de la philosophie et de l'histoire: Ce que c'est qu'organisme et mécanisme, en quoi diffère l'organisme vivant du mécanisme stérile.
Question grave, en ce moment surtout où la vie semble faiblir, où la stérilité nous gagne, où l'Europe, tout occupée naguère d'imiter la France, de contrefaire ou traduire la France, s'étonne de voir que nous allons produisant de moins en moins.
J'ai cité un exemple illustre de mécanisme, puissant pour l'action, impuissant pour la production, l'ordre des jésuites, qui, dans une existence de trois siècles, n'a pu donner un seul homme, un seul livre de génie.
Les jésuites appartiennent, autant que les templiers, au jugement de l'histoire. C'est mon droit et mon devoir de faire connaître ces grandes associations. J'ai commencé par les templiers dont je publie le Procès; j'arrive aux jésuites.
Ils ont imprimé avant-hier, dans leur journal, que j'attaquais le clergé; c'est tout le contraire. Faire connaître les tyrans du clergé, qui sont les jésuites, c'est rendre au clergé le plus grand service, préparer sa délivrance. Nous ne confondons nullement les tyrans et les victimes. Qu'ils n'espèrent pas se cacher derrière ce grand corps qu'ils compromettent en le poussant dans la violence, lorsqu'il ne voudrait que la paix.
Les jésuites sont, je l'ai dit, une formidable machine de guerre, inventée dans le plus violent combat du seizième siècle, employée comme une ressource désespérée, dangereuse pour ceux qui s'en servent... Il y a un lieu où l'on sait cela parfaitement, c'est Rome, et voilà pourquoi les cardinaux ont dit[18] et diront toujours au conclave, quand on propose un jésuite: Dignus, sed jesuita. Ils savent que l'ordre, au fond, s'adore lui-même... C'est la foi des Templiers.
Le christianisme n'a pu améliorer le monde qu'en s'y mêlant. Dès lors il a dû en subir les tristes nécessités, la plus triste de toutes, la guerre. Il s'est fait guerrier par moment, lui qui est la paix; c'est-à-dire que dans ces moments il se faisait anti-chrétien.
Les machines de guerre, sorties ainsi, par un étrange miracle, de la religion de la paix, se trouvant en contradiction flagrante avec leur principe, ont présenté dès leur naissance un caractère singulier de laideur et de mensonge; combien plus, à mesure qu'elles s'éloignaient des circonstances qui les avaient fait naître, des nécessités qui pouvaient en expliquer la naissance! De plus en plus en désaccord avec le monde qui les entourait, qui avait oublié leur origine et n'était frappé que de cette laideur, elles inspiraient une répugnance instinctive; le peuple en avait horreur, sans savoir pourquoi.
Toute apparition du monde trouble et violent des anciens âges dans notre monde moderne, inspire même répugnance. Les fils aînés du limon qui jadis possédaient seuls le globe, couvert d'eau et de brouillard, et qui aujourd'hui pétrissent de leurs membres équivoques la fange tiède du Nil, semblent une réclamation du chaos qui voudrait nous ressaisir[19].
Dieu, qui est la beauté, n'a pas créé de laideur absolue. La laideur est un passage inharmonique.
Il y a laideur et laideur. L'une qui veut être moins laide, s'harmoniser, s'ordonner, suivre le progrès, suivre Dieu... L'autre qui veut être plus laide, et qui, à mesure que le monde s'harmonise, aspire à l'ancien chaos.
De même, dans l'histoire et dans l'art, on sympathise avec les formes laides qui voudraient leur changement. «Expecto, Domine, donec veniat immutatio mea...» Voyez dans nos cathédrales ces misérables figures accroupies qui, sous le poids d'un pilier énorme, tâchent pourtant de lever la tête; c'est l'aspiration visible du triste peuple d'alors. Vous le retrouvez, au quinzième siècle, laid et grimaçant, mais intelligent, avisé[20]; à travers cette laideur, vous pressentez l'harmonie moderne.
La laideur odieuse, incurable, celle qui choque les yeux, encore plus le cœur, c'est celle qui accuse la volonté de rester telle, de ne pas se laisser améliorer aux mains du grand artiste qui va sculptant son œuvre à jamais.
Ainsi, quand le christianisme est vainqueur, les dieux païens aiment mieux fuir. Ils vont chercher les forêts; ils vivent là farouches et de plus en plus sauvages; les vieilles femmes cabalent pour eux sur la bruyère de Macbeth. Le moyen âge regarde cette tendance obstinée vers le passé, cet effort d'aller en arrière, lorsque Dieu mène en avant, il le regarde comme le mal suprême, et il l'appelle le Diable.
Même horreur pour les Albigeois, lorsque ceux-ci, qui se disaient chrétiens, renouvelèrent la dualité persane, manichéenne, comme, si en plein christianisme, Arimane était revenu s'asseoir à côté de Dieu.
Moins grossier, mais non moins impie, semble avoir été le mystère du Temple.
Étrange religion de soldats moines qui, dans leur mépris des prêtres, semblent avoir mêlé les superstitions des anciens gnostiques et des musulmans, ne voulant plus de Dieu que le Saint-Esprit, l'enfermant avec eux dans le secret du Temple, le gardant pour eux. «Leur vrai Dieu devint l'ordre même. Ils adorèrent le Temple et les Templiers, comme temples vivants... Leurs symboles exprimèrent le dévouement aveugle, l'abandon complet de la volonté. L'ordre, se serrant ainsi, tomba dans une farouche religion de soi-même, dans un satanique égoïsme. Ce qu'il y a de souverainement diabolique dans le diable, c'est de s'adorer.»
Ainsi, cet instrument de guerre que l'Église s'était créé pour le besoin des Croisades, tourna si bien dans ses mains, que lorsqu'elle croyait le diriger, elle en sentit la pointe au cœur... Toutefois le péril fut moindre en ce que cette création bâtarde du moine-soldat, avait peu de vitalité hors de la croisade, qui l'avait fait naître.
La bataille du seizième siècle créa une milice bien plus dangereuse. Au moment où Rome est attaquée dans Rome même par les livres de Luther et les armes de Frondsberg, il lui vient d'Espagne un vaillant soldat qui se voue à la servir, un homme d'enthousiasme et de ruse... Elle saisit ce glaive dans son péril, et si vivement, avec tant de confiance, qu'elle en jette le fourreau. Elle remet tout pouvoir au général des jésuites, s'interdisant de leur donner jamais, même sur leur demande, de priviléges contraires à leur institut (Nullius momenti habenda sunt, etiamsi à Sede apostolica sint concessa). Le pape ne changera rien, et le général avec l'assemblée de l'ordre, changera ce qu'il voudra, selon les lieux et les temps.
Ce qui fit la force et la légitimité de l'ordre à son apparition, c'est qu'il soutint contre les protestants qui exagéraient l'influence divine, que l'homme est libre pourtant.
Maintenant quel usage fera-t-il de cette liberté? Il la remettra aux jésuites; il l'emploiera à obéir, et il croira juste tout ce qui lui sera commandé[21]: il sera dans la main des supérieurs, comme un bâton dans la main d'un vieil homme qui en fait tout ce qu'il veut, il se laissera pousser à droite, à gauche, comme un cadavre: PERINDE AC CADAVER.
A l'appui de cette doctrine d'obéissance et de tyrannie, la délation est autorisée par le fondateur lui-même.
Ses successeurs organisent la grande scolastique morale, ou casuistique, qui trouve pour toute chose un distinguo, un nisi... Cet art de ruser avec la morale, fut la force principale de leur Société, l'attrait tout-puissant de leur confessionnal. La prédication fut sévère, la direction indulgente. Là se conclurent d'étranges marchés entre la conscience malade des grands de ce monde, et la direction toute politique de la Société.
Le moyen le plus efficace de conversion et qui fut dès lors trouvé, appliqué, par les jésuites, ce fut d'enlever les enfants, pour forcer les parents à se convertir... Nouveau moyen, et bien ingénieux, auquel Néron et Dioclétien n'avaient pas pensé.
Un seul fait. Vers 1650, une grande dame du Piémont, très-mondaine, très-passionnée, se trouvait au lit de mort; elle était assistée de ses confesseurs jésuites, et pourtant, peu rassurée. Dans ce grave moment, elle se souvint de son mari qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps, elle le fit venir et lui dit: «J'ai beaucoup péché (peut-être envers vous), j'ai beaucoup à expier, je crois mon âme en péril. Aidez-moi, et jurez que vous emploierez tous les moyens, le fer et le feu, pour convertir les Vaudois.» Le mari, brave militaire, jura, et n'épargna aucun moyen militaire; mais rien n'y faisait. Les jésuites, plus habiles, imaginèrent alors d'enlever les enfants; on était sûr que les mères suivraient[22]...
Ce moyen, sous la même influence, fut largement appliqué, lors de la révocation de l'Édit de Nantes. Louis XIV y répugnait; mais madame de Maintenon qui n'avait pas d'enfant, lui fit entendre que rien n'était mieux imaginé, ni plus efficace... Les cris des mères ont monté au ciel!
Si nous répugnons, nous aussi, à mettre nos enfants dans les mains de ceux qui les premiers conseillèrent ces enlèvements d'enfants, il faut peu s'en étonner. L'éducation mécanique que donnent les Jésuites, cultive peut-être l'esprit, mais en brisant l'âme. On peut savoir beaucoup, et n'en pas moins être une âme morte: Perindè ac cadaver.
Il y a aussi une chose qui doit mettre en défiance. Ce que sont les jésuites aujourd'hui, et ce qu'ils font, qui le sait?... Ils ont plus que jamais une existence mystérieuse.
Nous aurions droit de leur dire: La partie n'est pas égale entre vous et nous. Nous livrons toutes nos pensées au public, nous vivons dans la lumière.—Vous, qui vous empêche de dire oui, le matin, non le soir?
On sait ce que nous faisons. Nous travaillons bien ou mal. Chaque jour, nous venons tout apporter ici, notre vie, notre propre cœur... Nos ennemis peuvent y mordre.
Et il y a déjà longtemps (simples que nous sommes et laborieux) que nous les nourrissons de notre substance. Nous pouvons leur dire, comme dans le chant grec le blessé dit au vautour: «Mange, oiseau, c'est la chair d'un brave; ton bec croîtra d'une coudée.»
Car enfin, voyez vous-mêmes, de quoi vivez-vous dans votre grande pauvreté?
La langue même que vous avez dans la bouche, avec laquelle vos avocats attaquent J.-J. Rousseau, c'est la langue de Rousseau, autant qu'ils peuvent... Rhétorique, raisonnement, peu d'observation des faits.
Le spiritualisme chrétien, qui l'a relevé il y a vingt ans, est-ce vous? oseriez-vous le dire?
La ferveur pour le moyen âge, qui l'a ramenée dans le public, est-ce vous? oseriez-vous le dire.
Nous avons loué le passé, saint Louis, saint Thomas, même Ignace de Loyola... Et vous êtes venus dire: Je suis Loyola... Non! pas même Loyola... Un homme de génie n'eût pas fait aujourd'hui ce qu'il fit alors...
Cette église même, où vous prêchez, elle était là depuis des siècles et vous ne saviez pas la voir... Il a fallu qu'on vous la montrât, qu'on vous fît découvrir les tours de Notre-Dame, et alors vous vous y êtes glissés, que Notre-Dame le voulût ou non; vous en avez fait une place de guerre, et vous avez mis vos batteries sur les tours, sur cette maison de paix...
Eh bien! qu'elle juge elle-même cette maison, entre vous et nous, quels sont les vrais successeurs des hommes qui l'ont bâtie?
Vous, vous dites que tout est fini, vous ne voulez pas qu'on ajoute. Vous trouvez les tours assez hautes... Elles le sont bien assez pour y asseoir vos machines.
Nous, nous disons qu'il faut toujours bâtir, mettre œuvre sur œuvre, et des œuvres vives, que Dieu créant toujours, nous devons suivre, comme nous pourrons, et créer aussi...
Vous vouliez qu'on s'arrêtât... et nous avons poursuivi... Malgré vous, nous avons, au dix-septième siècle, découvert le ciel (comme la terre au quinzième); vous vous êtes indigné, mais il vous a bien fallu reconnaître cet immense accroissement de la religion.—Avant le droit des gens, qui a mis la paix dans la guerre même, avant l'égalité civile, le christianisme lui-même était-il réalisé?—Qui a ouvert ces grandes voies? Le temps moderne que vous accusez.—L'égalité politique, dont vous commencez à savoir le nom, pour l'employer contre nous, ce sera encore une pièce, que nous ajouterons à notre grande construction... Nous sommes des maçons, des ouvriers, laissez-nous bâtir, laissez-nous poursuivre de siècle en siècle, l'édification de l'œuvre commune, et sans nous lasser jamais, exhausser de plus en plus l'éternelle Église de Dieu!
Cette leçon fut troublée par quelques signes d'une insolente désapprobation. Les individus qui se les permirent, soulevèrent l'indignation de tout l'auditoire; reconnus à la sortie du cours, ils furent poursuivis par les huées de la foule.
Le mercredi suivant, M. Quinet, dans une leçon qui restera, établit notre droit, le droit de la liberté du professeur. Les journaux se déclarèrent successivement pour nous (le National et le Constitutionnel, le 5 mai; les Débats, le 13; la Revue des deux Mondes, le 15; le Courrier, le 17; la Revue indépendante, le 25). Le Siècle reproduisit les leçons de M. Quinet, et les miennes.
Une nouvelle revue dont le premier numéro parut le 15 mai, en donna des extraits (Journal de la liberté religieuse, dirigé par M. Goubault); des fragments considérables furent insérés par divers journaux des départements et de l'étranger: Journal de Rouen, Écho de Vésone, Courrier de Lyon, Espérance, Helvétie, Courrier Suisse, etc., etc.
Le jeudi 11 mai, plusieurs de mes collègues et de mes plus illustres amis, français et étrangers, voulurent, en quelque sorte, protester par leur présence contre ces indignes attaques, et me firent l'honneur d'entourer ma chaire.
IIIe LEÇON.
ÉDUCATION, DIVINE, HUMAINE. Éducation contre nature.
[11 mai 1843.]
Dans une vie déjà avancée, solitaire et laborieuse, je trouve, en regardant derrière moi, une compensation très-douce à ce qui a pu me manquer.
C'est qu'il m'a été donné autant qu'à aucun homme de ce temps, de contempler dans l'histoire un mystère vraiment divin.
Je ne parle pas du spectacle des grandes crises dramatiques qui semblent les coups d'état de Dieu... Je parle de l'action douce, patiente, souvent à peine sensible, par laquelle la Providence prépare, suscite et développe la vie, la ménage et la nourrit et va la fortifiant. (Rumeurs, interruption.)
J'atteste mes illustres amis, historiens de l'humanité ou de la nature, que je vois dans cette enceinte, je leur demande si la plus haute récompense de leurs travaux, leur meilleure consolation dans les fortunes diverses, n'a pas été la contemplation de ce que nous pouvons appeler la maternité de la Providence.
Dieu est une mère... Cela est sensible pour qui voit avec quel ménagement, il met les plus grandes forces à la portée des êtres les plus faibles... Pour qui ce travail immense, ce concours des éléments, ces eaux venues des mers lointaines, et cette lumière de trente millions de lieues? Quel est ce favori de Dieu devant lequel la nature s'empresse, se modère et retient son souffle?... C'est un brin d'herbe des champs.
A voir ces ménagements si habiles, si délicats, cette crainte de blesser, ce désir de conserver, ce tendre respect de l'existence, qui méconnaîtrait la main maternelle?
La grande mère, la grande nourrice est comme toutes les mères; elle craint d'être trop forte; elle entoure et ne serre pas; elle influe, ne force pas; elle donne toujours et toujours, mais doucement, peu à la fois... de sorte que le nourrisson, quel qu'il soit, ne reste pas longtemps passif, qu'il s'aide lui-même et que selon son espèce, il ait aussi son action.
Le miracle éternel du monde, c'est que la force infinie, loin d'étouffer la faiblesse, veut qu'elle devienne une force. La Toute-puissance semble trouver une félicité divine à créer, encourager la vie, l'action, la liberté. (Rumeurs, violents dialogues, longue interruption.)
L'éducation n'a pas d'autre but que d'imiter, dans la culture de l'homme, cette conduite de la Providence. Ce que l'éducation se propose, c'est de développer une créature libre, qui puisse elle-même agir et créer.
Dans l'éducation désintéressée et tendre qu'ils donnent à leur enfant, les parents ne veulent rien pour eux, mais tout pour lui, qu'il grandisse harmoniquement dans toutes ses facultés, dans la plénitude de ses puissances, que peu à peu il devienne fort, qu'il soit homme et les remplace.
Ils veulent avant tout que l'enfant développe son activité, quand même ils devraient en souffrir.. Si le père fait de l'escrime avec lui, il lui donne avantage pour l'enhardir, il recule, se laisse toucher, ne trouve jamais qu'il frappe assez fort...
La pensée des parents, le but de leurs soins pendant tant d'années, c'est qu'à la longue l'enfant soit en état de se passer d'eux, qu'il puisse les quitter un jour... La mère même se résigne, elle le voit partir, elle l'envoie dans les carrières hasardeuses, dans la marine, à l'armée. Que veut-elle? qu'il revienne homme, bruni du soleil d'Afrique, distingué et admiré, et qu'il se marie alors, qu'il aime une autre plus que sa mère...
Tel est le désintéressement de la famille; tout ce qu'elle demande, c'est de produire un homme libre et fort, qui puisse, s'il le faut, se détacher d'elle.
Les familles artificielles, ou confréries du moyen âge, avaient, dans leur commencement, quelque chose de ce caractère divin de la famille naturelle, le développement harmonique dans la liberté. Les grandes familles monastiques, en eurent une ombre, à leur principe, et c'est alors qu'elles produisirent les grands hommes qui les représentent par devant l'histoire. Elles n'ont été fécondes qu'autant qu'elles laissaient quelque chose au libre développement.
Les seuls Jésuites, institués pour une action violente de politique et de guerre, ont entrepris de faire entrer l'homme tout entier dans cette action. Ils veulent se l'approprier sans réserve, l'employer et le garder, de la naissance à la mort. Ils le prennent par l'éducation, avant que la raison éveillée ne puisse se mettre en défense, ils le dominent par la prédication, et le gouvernent dans ses moindres actes par la direction.
Quelle est cette éducation? Leur apologiste, le jésuite Cerutti le dit assez nettement (Apologie, p. 330): «De même qu'on emmaillote les membres de l'enfant dès le berceau, pour leur donner une juste proportion, il faut, dès sa première jeunesse EMMAILLOTER, pour ainsi dire, sa volonté, pour qu'elle conserve dans tout le reste de sa vie une heureuse et salutaire souplesse.»
Si l'on pouvait croire qu'une faculté emmaillotée longtemps puisse jamais devenir active, il suffirait de rapprocher de cette expression doucereuse le mot plus franc qu'ils n'ont pas craint d'écrire dans leur règle, et qui indique fort bien le genre d'obéissance qu'ils demandent et ce que l'homme sera dans leurs mains: Comme un bâton, comme un cadavre.
Mais diront-ils: «Si la volonté seule est annulée, et que les autres facultés y gagnent, n'y a-t-il pas compensation?»
Prouvez qu'elles ont gagné; prouvez que l'esprit et l'intelligence peuvent vivre en l'homme, avec une volonté morte... Où sont vos illustres depuis trois cents ans?...
Quand même un côté de l'homme devrait profiter de l'affaiblissement de l'autre côté, qui donc a droit de pratiquer de telles opérations, par exemple de crever l'œil gauche, sous prétexte que l'œil droit en aura la vue plus nette?
Je sais que les éleveurs anglais ont trouvé l'art de faire d'étranges spécialités, des moutons qui ne sont que suif, des bœufs qui ne sont que viande, d'élégants squelettes de chevaux pour gagner des prix; et pour monter ces chevaux, il leur a fallu des nains, tristes créatures à qui on défend de grandir.
N'est-ce pas une chose impie d'appliquer à l'âme cet art choquant de faire des monstres, de lui dire: «Tu garderas telle faculté, et tu sacrifieras telle autre; nous te laisserons la mémoire, le sens des petites choses, telle pratique d'affaire et de ruse; nous t'ôterons ce qui fait ton essence, ce qui est toi-même, la volonté, la liberté!.. en sorte qu'ainsi inutile, tu vives encore, comme instrument, et que tu ne t'appartiennes plus...»
Pour faire ces choses monstrueuses, il faut un art monstrueux.
L'art de tenir les hommes ensemble et pourtant dans l'isolement, unis pour l'action, désunis de cœur, concourant au même but, tout en se faisant la guerre.
Pour obtenir cet état d'isolement dans la société même, il faut d'abord laisser les membres inférieurs dans l'ignorance parfaite de ce qu'on leur révélera aux degrés supérieurs (Reg. comm. XXVII), de sorte qu'ils aillent à l'aveugle d'un degré à l'autre et comme s'ils montaient dans la nuit[23].
C'est le premier point. Le second, c'est de les mettre en défiance les uns à l'égard des autres, par la crainte des délations mutuelles (Reg. comm. XX).
Le troisième, de compléter ce système artificiel par des livres spéciaux qui leur montrent le monde sous un jour entièrement faux, de sorte que, n'ayant aucun moyen de contrôle, ils se trouvent à jamais enfermés, et comme murés, dans le mensonge.
Je ne citerai qu'un de ces livres, leur Abrégé d'histoire de France (éd. de 1813[24]), livre, depuis vingt-cinq ans, répandu par millions, en France, en Belgique, en Savoie, en Piémont et en Suisse, livre si bien adopté par eux qu'ils l'ont modifié d'année en année[25], le purgeant des mots ridicules qui avaient rendu célèbre le nom de l'auteur; ils ont laissé les calomnies, les blasphèmes contre la France... Partout le cœur anglais, partout la gloire de Wellington[26]. Mais les Anglais eux-mêmes se sont montrés moins Anglais; ils ont réfuté avec mépris les calomnies que les jésuites ont inventées ou reproduites contre nos morts de Waterloo, le passage entre autres, où, racontant que les débris de la garde impériale refusèrent de se rendre, l'histoire des jésuites ajoute: «On vit ces forcenés tirer les uns sur les autres et s'entretuer sous les yeux des Anglais, que cet étrange spectacle tenait dans un saisissement mêlé d'horreur.»
Malheureux, que vous connaissez peu la génération héroïque que vous calomniez au hasard... Ceux qui ont vu de près ces braves, peuvent dire si leur calme courage fut jamais mêlé de fureur... Plus d'un que nous avons connu, eut la douceur d'un enfant... Ah! ils ont été doux, les forts[27]!
Si peu que vous ayez de prudence, ne parlez jamais de ces hommes, jamais de ces temps. Taisez-vous sur tout cela!... On vous reconnaîtrait trop aisément pour ce que vous êtes, pour les ennemis de la France... Elle vous dirait elle-même: «Ne touchez point à mes morts! Prenez garde, ils ne sont pas aussi morts que vous pensez!»
On put reconnaître pendant cette leçon la main qui dirigeait les interrupteurs. Le moyen qu'on employa pour troubler le cours, était tout à fait conforme à ce que nous venions d'enseigner sur la méthode des Jésuites. Il consistait à étouffer la voix du professeur, non par des sifflets, mais par des bravos!...... Cette manœuvre fut exécutée par une douzaine de personnes, qui n'étaient jamais venues à nos cours, et qui avaient été recrutées le matin même à cet effet dans un grand établissement public.
Une manœuvre, si peu française, révolta les jeunes gens, d'autant plus que les interrupteurs, peu expérimentés, avaient murmuré au hasard, et justement aux passages les plus religieux de cette leçon. Ils furent en péril, l'un d'eux surtout, que je vis avec plaisir protégé par un de mes amis, qui le couvrit de son corps.
Le 16 mai, au soir, plusieurs étudiants m'apportèrent une lettre, pleine de convenance, où ils exprimaient à la fois leur sympathie pour le professeur et leur indignation sur les attaques déloyales dont son cours était l'objet. Cette lettre avait été couverte en un moment de deux cent cinquante-huit signatures.
Les journaux, comme je l'ai dit, s'étaient déclarés pour nous. J'écrivis le 15, la lettre suivante à M. le rédacteur des Débats:
Monsieur,
Dans un article obligeant où vous établissez la justice de notre cause, vous dites que nous usons du droit de défense. Quelques personnes en pourraient conclure que, pour aller au secours de notre réputation attaquée, nous sortons du sujet de notre enseignement, du cercle, dès longtemps tracé, de nos leçons.
Non, nous ne nous défendons pas. Les passages tronqués, défigurés, se défendent eux-mêmes, dès qu'on les lit dans l'original. Quant aux commentaires qu'on ajoute, qui oserait les lire en public? Il en est où l'imagination monastique eût fait reculer l'Arétin. (V. le Monopole universitaire, p. 441.)
Dès ma première leçon de cette année, j'ai posé mon sujet; c'est la plus haute question de la philosophie de l'histoire:
Distinguer l'organisme vivant, du mécanisme, du formalisme, de la vaine scolastique.
I. Dans la première partie de mon cours, j'ai montré que le vrai moyen âge n'a pas été, comme on croit, dominé par cet esprit stérile, j'ai étudié le mystère de sa vitalité féconde.
II. Dans la seconde partie de mon cours, je montre ce qu'il faut penser du faux moyen âge qui veut s'imposer à nous. Je le signale extérieurement, par son impuissance et la stérilité de ses résultats; je le pénètre au fond même, dans la déloyauté de son principe: s'emparer de l'homme par surprise, l'envelopper avant l'âge où il pourrait se défendre, emmailloter la volonté, comme ils disent eux-mêmes, dans l'Apologie des Jésuites.
Tel a été, tel est, monsieur, le plan de mon cours. La polémique n'y vient qu'à l'appui des théories; l'ordre des Jésuites y est un exemple comme l'ordre des Templiers, que j'ai eu aussi occasion de rappeler.
Je ne suis pas un homme de bruit. La plus grande partie de ma vie s'est écoulée dans le silence. J'ai écrit fort tard, et depuis, je n'ai jamais disputé, jamais répondu. Depuis douze ans, je suis enfermé dans une œuvre immense, qui doit consumer ma vie. Hier, j'écrivais l'Histoire de France, je l'écrirai demain, et toujours, tant que Dieu le permettra. Je lui demande seulement de me maintenir tel que j'ai été jusqu'ici, dans l'équilibre, maître de mon cœur..., de sorte que cette montagne de mensonges et de calomnies, longuement amassée pour m'en accabler d'un coup, ne fasse en rien fléchir l'impartiale balance qu'il a placée dans ma main. Je suis, etc. Lundi, 15 mai 1843.
Nos adversaires purent voir, le 18 mai, à l'attitude de la foule taciturne qui avait rempli toutes les cours du Collége de France, qu'il y aurait péril à tenter plus longtemps la patience du public. Le silence fut complet; une personne soupçonnée (peut-être à tort) d'avoir essayé d'interrompre, fut passée de main en main, et en un moment déposée hors de la salle.
Depuis ce jour, la tranquillité n'a plus été troublée.
IVe LEÇON.
LIBERTÉ, FÉCONDITÉ. Stérilité des Jésuites.
[18 mai 1843.]
La liberté de la presse a sauvé la liberté de la parole.
Dès qu'une pensée, une voix libre s'élève, on ne peut plus l'étouffer; elle perce les voûtes et les murs. Que servirait d'empêcher six cents personnes d'entendre ce qui demain sera lu de six cent mille?
La liberté, c'est l'homme.—Même pour se soumettre, il faut être libre; pour se donner, il faut être à soi. Celui qui se serait abdiqué d'avance, ne serait plus homme, il ne serait qu'une chose... Dieu n'en voudrait pas!
La liberté est tellement le fonds du monde moderne, que pour la combattre, ses ennemis n'ont d'autre arme qu'elle-même. Comment l'Europe a-t-elle pu lutter contre la Révolution? Avec des libertés données ou promises, libertés communales, libertés civiles (en Prusse, Hongrie, Gallicie, etc.)
Les violents adversaires de la liberté de penser, y puisaient leurs forces. N'est-ce pas un curieux spectacle de voir M. de Maistre, dans sa vive allure, échapper à chaque instant au joug qu'il veut imposer, ici plus mystique que les mystiques condamnés par l'Eglise, là tout aussi révolutionnaire que la Révolution qu'il combat?
Vertu merveilleuse de la liberté! Le plus libre des siècles, le nôtre, s'est trouvé aussi le plus harmonique. Il s'est développé, non plus par écoles serviles, mais par cycles ou grandes familles d'hommes indépendants, qui, sans relever l'un de l'autre, vont pourtant se donnant la main; en Allemagne, le cycle des philosophes, des grands musiciens; en France, celui des historiens et des poëtes, etc.[28].
Ainsi, c'est justement lorsqu'il n'y avait plus d'association, plus d'ordre religieux, plus d'école, que pour la première fois a commencé ce grand concert, où chaque nation en soi, et toutes les nations entre elles, sans s'être entendues d'avance, se sont accordées.
Le moyen âge, moins libre, n'eut pas cette noble harmonie; il en eut du moins l'espoir et comme l'ombre prophétique dans les grandes associations qui, bien que dépendantes encore, n'en furent pas moins des libertés par rapport aux temps antérieurs. Ainsi quand saint Dominique et saint François, tirant le moine de sa réclusion, l'envoyèrent par tout le monde, comme prêcheur et pèlerin, cette liberté nouvelle versa la vie par torrents... Saint Dominique, malgré la part funeste qu'il prend à l'inquisition, donne en foule les théologiens profonds, les orateurs, les poëtes, les peintres, les hardis penseurs, jusqu'à ce qu'il se brûle lui-même, pour ne point renaître, sur le bûcher de Bruno.
Le moyen âge fut ainsi, non un système artificiel et mécanique, mais bien un être vivant, qui eut sa liberté, et par elle sa fécondité, qui vécut vraiment, travailla et produisit... Et maintenant qu'il repose, il a gagné son repos, le bon ouvrier... Nous qui travaillons aujourd'hui, nous irons volontiers reposer près de lui demain.
Mais auparavant, et lui, et nous, nous serons appelés à répondre de ce que nous avons fait. Les siècles sont responsables comme les hommes. Nous viendrons, nous autres modernes, avec ceux du moyen âge, portant nos œuvres dans les mains, et présentant nos grands ouvriers. Nous montrerons Leibnitz et Kant, et lui saint Thomas; nous Ampère ou Lavoisier, lui Roger Bacon; lui l'auteur du Dies iræ, du Stabat mater, nous Beethoven et Mozart.
Oui, ce vieux temps aura de quoi répondre; saint Benoît, saint François, saint Dominique arriveront chargés de grandes œuvres qui, toutes scolastiques qu'elles peuvent paraître, n'en furent pas moins des œuvres de vie.
Les Jésuites qu'apporteront-ils?
Il ne s'agit pas ici, entre ces deux imposantes réunions des génies du moyen âge, des génies modernes, de montrer des érudits, des gens d'esprit, d'agréables poëtes latins, un bon prédicateur, Bourdaloue, un philosophe ingénieux, Buffier[29]... Peu pour la littérature, rien pour l'art, et moins que rien. Voyez sous leur influence, cette peinture fardée, vieille coquette et minaudière, qui, à partir de Mignard, s'en va toujours pâlissant[30].
Non, ce ne sont pas là vos œuvres. Vous en avez d'autres qu'il faut montrer.
Vos histoires d'abord[31], souvent savantes, toujours suspectes, toujours dominées par un intérêt de parti. Les Daniel, les Mariana, auraient voulu être véridiques qu'ils ne l'auraient pu. Il manque une chose aux vôtres, celle que vous travaillez le plus à détruire, celle justement qu'un grand homme déclare la première qualité de l'historien: «Un cœur de lion pour dire toujours vrai!»
Au fond, vous n'avez qu'une œuvre à vous: c'est un code.
J'entends les règles et constitutions par lesquelles vous vous gouvernez; ajoutons la dangereuse chicane à laquelle vous dressez vos confesseurs pour le gouvernement des âmes.
En parcourant le grand livre des Constitutions des Jésuites, on est effrayé de l'immensité des détails, de la prévoyance infiniment minutieuse dont il témoigne: édifice toutefois plus grand que grandiose[32], qui fatigue à voir, parce qu'il n'offre nulle part la simplicité de la vie, parce qu'on y sent avec effroi que les forces vivantes y figurent comme des pierres. On croirait voir une grande église, non pas comme celle du moyen âge, dans sa végétation naïve,—non! une église dont les murs n'offriraient que têtes et visages d'hommes entendant et regardant, mais nul corps, nul membre, les membres et les corps étant cachés pour toujours, et scellés, hélas! au mur immobile.
Tout bâti sur un principe: surveillance mutuelle, dénonciation mutuelle, mépris parfait de la nature humaine (mépris naturel peut-être à la terrible époque où fut fondé cet institut).
Le supérieur est entouré de ses consulteurs, les profès, novices, élèves, de leurs confrères ou camarades, qui peuvent les dénoncer. De honteuses précautions sont prises contre les membres les plus graves, les plus éprouvés[33].
Sombre intérieur! combien je les plains!... Mais l'homme, si mal au dedans, ne doit-il pas être d'autant plus actif au dehors, n'y doit-il pas porter une dangereuse inquiétude? Ce terrible esprit de police, le seul moyen qu'il ait d'en moins souffrir, c'est de le mettre partout.
Une telle police, appliquée à l'éducation, n'est-ce pas une chose impie?... Quoi! cette pauvre âme qui n'a qu'un jour entre deux éternités, un jour pour devenir digne de l'éternité bienheureuse, vous mettez la main dessus pour rendre l'enfant délateur, c'est-à-dire semblable au diable, qui fut, selon la Genèse, le premier délateur du monde!
Tous les services que les jésuites ont pu rendre[34], ne peuvent laver ceci. Leur méthode même d'enseignement et d'éducation, judicieuse en plusieurs choses, n'en est pas moins partout empreinte d'un caractère mécanique, automatique. Nul esprit de vie. Elle règle l'extérieur; l'intérieur viendra, s'il peut. Elle enseigne entre autres choses à porter décemment la tête, à regarder toujours plus bas que celui à qui l'on parle, à bien effacer les plis qui se forment au nez et au front[35], signes en effet trop visibles de la duplicité et de la ruse... Les malheureux comédiens ne savent pas que la sérénité, l'air de candeur et la grâce morale doivent venir de l'intérieur, monter du cœur au visage, qu'on ne les imite jamais.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Voilà, messieurs, les ennemis auxquels nous avons affaire. La liberté religieuse, sur laquelle ils voudraient porter les mains, est solidaire de toutes les autres, de la liberté politique, de celle de la presse, de celle de la parole, que je vous remercie d'avoir maintenue... Gardez bien ce grand héritage; vous le devez d'autant plus que vous l'avez reçu de vos pères, jeunes gens, et non fait vous-mêmes; c'est le prix de leurs efforts, le fruit de leur sang. L'abandonner! autant vaudrait briser leurs tombeaux.
Qu'il vous souvienne toujours du mot d'un vieillard d'autrefois, d'un homme à la blanche barbe, comme il dit lui-même, du chancelier L'Hôpital: «Perdre la liberté, ô bon Dieu! Que reste-t-il à perdre après cela?»
Ve LEÇON.
LIBRE ASSOCIATION, FÉCONDITÉ.
Stérilité de l'Église asservie.
[26 mai 1843.]
Les attaques violentes, perfides, qu'on a dirigées contre moi, depuis notre dernière réunion, m'obligent à dire un mot de moi-même.
Un mot; le premier, et ce sera le dernier.
Messieurs, nous nous connaissons de longue date.
La plupart des jeunes gens qui sont ici, ont été élevés, sinon par moi, au moins par mes livres et par mes élèves. Il n'est ici personne qui ignore la ligne que j'ai suivie.
Ligne à la fois libérale et religieuse. Elle part de 1827. En cette année je publiai deux ouvrages; l'un était la traduction d'un livre qui fonde la philosophie de l'histoire sur la base de la Providence, commune à toute religion; l'autre était un abrégé d'histoire moderne, où je condamnais avec plus de force que je ne l'ai jamais fait depuis, le fanatisme et l'intolérance[36].
Donc, on me connaissait dès lors, et par mes livres, et par mon enseignement de l'école Normale, enseignement que mes élèves répandaient sur tous les points de la France. Depuis, je n'ai pas dit un mot qui ne fût d'accord avec mon point de départ.
Ma carrière n'a été nullement hâtée; j'ai franchi, un à un, tous les degrés, sans qu'on m'en ait épargné, abrégé un seul. L'examen, l'élection, l'ancienneté, telles ont été mes voies.
On me reproche mes humbles commencements... Mais je m'en fais gloire... (Applaudissements.)
On dit que j'ai sollicité[37]... Quand l'aurais-je fait? Celui qui, pendant tant d'années, tous les jours, et sans repos, a suffi au double travail du professeur et de l'écrivain, s'est réservé peu de temps pour les affaires et les intérêts.
J'ai mené longues années la vie des bénédictins de notre âge, des Sismondi, des Daunou... M. Daunou vivait dans un faubourg éloigné, au milieu des jardiniers; tous les matins, quand ils voyaient la lumière à sa fenêtre, ils se mettaient au travail et disaient: «Il est quatre heures.»
En commençant une œuvre immense, comme est l'histoire de ce pays, une œuvre sans proportion avec la durée de la vie humaine, on se condamne à mener une vie de reclus... Cette vie n'est pas sans danger. On s'y absorbe à la longue, au point de ne plus savoir ce qui se passe au-dehors, et parfois l'on ne s'éveille que quand l'ennemi force la porte, et qu'il est entré chez vous.
Hier encore, je l'avoue, j'étais tout entier dans mon travail, enfermé entre Louis XI et Charles le Téméraire, et fort occupé de les accorder... lorsqu'entendant à mes vitres ce grand vol de chauve-souris, il m'a bien fallu mettre la tête à la fenêtre et regarder ce qui se passait.
Qu'ai-je vu? Le néant qui prend possession du monde... et le monde qui se laisse faire, le monde qui s'en va flottant, comme sur le radeau de la Méduse, et qui ne veut plus ramer, qui délie, détruit le radeau, qui fait signe... à l'avenir? à la voile de salut?... Non! mais à l'abîme, au vide...
L'abîme murmure doucement: Venez à moi, que craignez-vous? Ne voyez vous pas que je ne suis rien?
Et c'est parce que tu n'es rien, justement, que j'ai peur de toi. Ce que je crains, c'est ton néant. Je n'ai pas peur de ce qui est; ce qui est vraiment, est de Dieu.
Le moyen âge a dit dans son dernier livre (l'Imitation): Que Dieu parle, et que les docteurs se taisent.—Nous n'avons pas ceci à dire, nos docteurs ne disent rien.
La théologie, la philosophie, ces deux maîtresses du monde, d'où l'esprit devrait descendre, disent-elles quelque chose encore?
La philosophie n'enseigne plus; elle s'est réduite à l'histoire, à l'érudition; elle traduit ou réimprime.
La théologie n'enseigne plus. Elle critique, elle injurie. Elle vit sur des noms propres, sur les livres et la réputation de M. tel, qu'elle attaque... Qu'importe M. tel ou tel? Parlez-nous plutôt de Dieu.
Il est grand temps, si l'on veut vivre, que chacun, laissant ces docteurs disputer tant qu'il leur plaît, cherche la vie en soi-même, fasse appel à la voix intérieure, aux travaux persévérants de la solitude, au secours de la libre association.
Nous n'entendons guère aujourd'hui ni la solitude, ni l'association; encore moins sait-on comment le travail solitaire, et les communications libres, peuvent alterner et se féconder.
Là pourtant est le salut... Je vois, en pensée, tout un peuple qui souffre et languit, n'ayant ni association, ni vraie solitude, quelque isolé qu'il puisse être. Ici, un peuple d'étudiants, éloignés de leurs familles (cette montagne des écoles est un quartier d'exilés), là bas un peuple de prêtres, dispersés dans les campagnes, entre la malveillance du monde et la tyrannie de leurs chefs, foule infortunée, sans voix pour se plaindre, qui, dans tout un demi-siècle, n'a poussé encore qu'un soupir[38].
Tous ces hommes isolés, ou associés de force pour maudire l'association, étaient groupés, au moyen âge, en libres confréries, en colléges, où, sous l'autorité même, il restait une part à la liberté. Plusieurs de ces colléges se gouvernaient, nommaient leurs chefs, leurs maîtres. Et non-seulement l'administration y était libre, mais l'étude en certains points. Dans cette grande école de Navarre, par exemple, à côté de l'enseignement obligé, les étudiants avaient le droit de se choisir eux-mêmes un livre pour expliquer ensemble, étudier et chercher ensemble. Ces libertés furent fécondes; le Collége de Navarre donna une foule d'hommes éminents, des orateurs, des critiques, les Clémengis et les Launoy, les Gerson et les Bossuet[39].
Ce qu'il y avait de liberté dans les écoles du moyen âge, disparut aux derniers siècles.
Dans ces écoles (trop mal jugées), on apprenait peu, il est vrai, mais on s'exerçait beaucoup. Au seizième siècle, le point de vue change; on veut savoir. La science s'accroît tout à coup de tout le monde ancien, qu'on vient de retrouver; par quels moyens mécaniques se mettre dans la mémoire cette masse de mots et de choses?
Cette science inharmonique n'avait produit que le doute; tout flottait, les idées, les mœurs. On imagina, pour tirer l'esprit humain d'une telle fluctuation, la forte machine de la société des Jésuites, où, bien engagé une fois, et solidement rivé, il ne bougeât plus.
Qu'arriva-t-il? C'est que cette idée barbare de serrer ainsi dans des tenailles la vie palpitante, manqua ce qu'elle voulait. Lorsqu'on croyait tenir, on ne tenait pas; on se trouva n'avoir serré que la mort.
Et la mort gagna. Un esprit de défiance, d'inaction, se répandit dans l'Eglise. Le talent fut en suspicion. Les bons sujets furent ceux qui se turent. On se résigna au silence de plus en plus aisément; on s'habitua à faire le mort. Quand on le fait si bien, c'est qu'on est mort en effet.
De nos jours, les champions éminents du clergé sont étrangers au clergé (les Bonald, les De Maistre). Un prêtre s'est mis en avant, un seul[40]... Est-il prêtre encore?
Stérilité profonde, et qui explique bien peu le bruit qu'on fait maintenant...
«Mais quoi! dira-t-on peut-être, ne suffit-il pas de redire et répéter un dogme éternel?»
Et justement, parce qu'il est éternel, parce qu'il est divin, le Christ, dans ses puissants réveils, n'a jamais manqué d'une robe neuve, d'un vêtement de jeunesse... De siècle en siècle il a incessamment renouvelé sa tunique, et par saint Bernard, et par saint François, et par Gerson, et par Bossuet!...
N'excusez pas votre impuissance. Si la foule a rempli l'église, n'essayez pas de nous faire croire qu'elle y vienne pour entendre ce ressassement de vieilles controverses. Nous analyserons tôt ou tard les motifs divers qui l'ont amenée. Aujourd'hui, une question seulement: Est-ce pour quitter le monde que ces gens-ci viennent à l'église, ou pour y entrer plus vite?... Dans ce temps de concurrence, plus d'un a fait comme le passant trop pressé, qui, voyant la rue encombrée, profite d'une église ouverte, la traverse, sort par l'autre porte, et se trouve avoir devancé les simples qui travaillent encore à faire leur voie dans la foule.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Maintenir le clergé stérile, lui continuer la desséchante éducation du seizième siècle, lui imposer toujours les livres qui témoignent de l'état hideux des mœurs de ce temps, c'est faire ce que ne feraient pas ses plus cruels ennemis.
Quoi! ce grand corps vivant, l'énerver, le paralyser! le tenir inerte, immobile! lui tout défendre, excepté l'injure!
Mais l'injure, mais la critique, la meilleure critique, n'est encore qu'une critique, c'est-à-dire une négation. Devenir de plus en plus négatif, c'est vivre de moins en moins.
Nous qu'ils croient leurs ennemis, nous voulons qu'ils agissent, qu'ils vivent. Et leurs chefs, disons mieux, leurs maîtres, ne leur permettent pas de donner signe de vie... Quelle est, je vous prie, des deux mères du jugement de Salomon, quelle est la vraie, la bonne mère? Celle qui veut que l'enfant vive.
Pauvre église! il faut que ce soient ses adversaires qui l'invitent à se reconnaître, à partager avec eux le travail de l'interprétation, à se souvenir de ses libertés et des grandes voix prophétiques qui sont sorties de son sein!
Ne vous souvient-il donc plus, ô Eglise! des paroles éternelles qu'un de vos prophètes, Joachim de Flores, écouté avec respect des papes et des empereurs, dictait, l'an 1200, au pied de l'Etna. Son disciple nous dit: «Il dicta trois nuits, trois jours, sans dormir, manger, ni boire; moi, j'écrivais... Et il était pâle comme la feuille des bois:
«Il y a eu trois âges, trois sortes de personnes parmi les croyants: les premiers appelés au travail d'accomplir la loi, les seconds au travail de la passion, les derniers élus pour la liberté de la contemplation. C'est ce qu'atteste l'Écriture lorsqu'elle dit: Où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté.—Le premier âge fut un âge d'esclaves, le second d'hommes libres, le troisième d'amis; le premier, âge de vieillards, le second d'hommes, le troisième d'enfants; au premier les orties, au second les roses, au dernier les lis.—Le mystère du royaume de Dieu apparut d'abord comme dans une nuit profonde; puis il est venu à poindre comme l'aurore; un jour il rayonnera dans son plein midi... Car à chaque âge du monde, la science croît et devient multiple; il est écrit: Beaucoup passeront, et la science ira se multipliant.»
Ainsi, du fond du treizième siècle, le prophète voyait la lumière du monde moderne, le progrès, la liberté, que ceux-ci ne reconnaissent plus.—De trente lieues on distingue le Mont Blanc, et on ne le voit pas quand on habite dans son ombre.
C'est la liberté aujourd'hui, la liberté annoncée par ces vieux prophètes, qui vient prier l'Eglise, en leur nom, de ne pas mourir, de ne pas se laisser étouffer sous cette lourde chappe de plomb, de se soulever plutôt, en s'appuyant sur la jeune et puissante main qu'elle lui tend.
Ces prophètes, et nous, leurs enfants (sous forme diverse, n'importe), nous avons senti Dieu de même, comme le vivant et libre esprit, qui veut que le monde l'imite dans la liberté.
Jetez donc là ces armes inutiles, abjurez la folle guerre qu'on vous fait faire malgré vous. Voulez-vous que nous restions là, comme les mauvais ouvriers qui passent toute la journée dans les carrefours, à nous quereller?
Que ne venez-vous plutôt, vous et les autres, travailler avec nous, pendant qu'il reste quelques heures de jour, en sorte qu'associant nos œuvres et nos cœurs, nous soyons tous de plus en plus, comme disait le moyen âge: Des frères dans le libre esprit!
VIe LEÇON.
L'ESPRIT DE VIE, L'ESPRIT DE MORT.—Avions-nous le droit de signaler
l'esprit de mort? [1er juin 1843.]
Quel que soit l'accablement des affaires, l'entraînement des passions, il n'est personne qui n'ait un moment dans sa vie pour rêver une vie plus haute.
Personne qui, seul à son foyer, rentrant fatigué le soir, ou bien encore renouvelé aux heures sereines du matin, ne se soit demandé s'il resterait toujours dans le monde des petites choses, s'il ne prendrait jamais l'essor!
Dans ce moment grave, qui peut-être ne reviendra pas, quel homme va-t-on rencontrer?
On rencontrera deux hommes, deux langages et deux esprits.
L'un vous dit de vivre, et d'une grande vie, de ne plus vous disperser au dehors, mais d'en appeler à vous-même, à vos puissances intérieures...., d'embrasser votre destinée, votre science, votre art, d'une volonté héroïque; de ne rien prendre, ni science, ni croyance, comme une leçon morte, mais comme une chose vivante, comme une vie commencée qu'il vous faut continuer et vivifier encore, en créant, selon vos forces, à l'imitation de Celui qui crée toujours... C'est là la grande voie, et, pour être celle du mouvement fécond, elle n'éloigne pas de celle de la sainteté. Est-ce que nous n'avons pas vu les aînés de Dieu, à qui il donnait de le suivre dans sa voie de création, les Newton, les Virgile et les Corneille, marcher dans leur simplicité, rester purs et mourir enfants?
Ainsi parle l'esprit de vie. Que dirait l'esprit de mort? Que, si l'on vit, il faut vivre peu, de moins en moins, et surtout ne rien créer.
«Garde-toi bien, dirait-il, de développer ta force intérieure; ne t'interroge pas toi-même, n'en crois pas les voix du dedans; cherche dehors, jamais en toi... Que sert de se fatiguer à se faire sa vie et sa science? Eh! les voilà toutes faites, et si courtes, si faciles; il ne s'agit que d'apprendre... Bien sot qui prendrait le grand vol; il est plus sûr de ramper, on n'arrive que plus vite.
«Laisse-moi là ta Bible et ton Dante. Prends la Fleur des Saints, le Petit Traité des petites vertus. Passe au col cette amulette; fais les Cent mortifications, et puis par-dessus un petit cantique sur un air mondain... Choisis bien ta place à l'église; bien vu et connu pour un bon sujet, on te fera ton chemin, on te mariera bien, tu feras une bonne maison.
«Mais tout cela à une condition, c'est que tu sois raisonnable, c'est-à-dire que tu étouffes parfaitement ta raison. Tu n'en es pas bien corrigé, tu en as encore des échappées, cela ne vaut rien... Vois-tu là-bas cet automate, voilà un modèle; on dirait un homme, il parle et écrit, mais jamais rien de lui-même, toujours des choses apprises; s'il remue, c'est qu'un fil le tire.
«Si l'on savait combien la machine est supérieure à la vie, on ne voudrait plus vivre, et tout irait mieux. Cette fiévreuse circulation du sang, ce jeu variable de muscles et de fibres, avec combien d'avantages vous les remplaceriez, par ces belles machines de cuivre, qui font plaisir à voir, dans leur jeu si régulier de ressorts, de rouages et de pistons.»
Beaucoup font ce qu'ils peuvent pour approcher de cet idéal. S'ils y parvenaient, si la métamorphose s'opérait, on voit assez ce que deviendrait la vie.
Et la science, que deviendrait-elle?
D'abord, il y aurait des sciences suspectes, d'autres moins suspectes qu'on garderait pour soi, et comme instruments secrets. Les sciences mathématiques et physiques trouveraient grâce, comme machinisme et thaumaturgie; grâce pour un temps. Car après tout, ce sont des sciences; on leur ferait leur procès. L'astronomie, déjà condamnée avec Galilée, ne pourrait guère se défendre. L'Anti-Copernic, qu'on vend à la sortie du sermon, tuerait Copernic. On garderait peut-être les quatre règles? Et encore!
Il faudrait, pour les offices, conserver un peu de latin, mais point de littérature latine, sinon dans les éditions arrangées par les jésuites. La littérature et la philosophie moderne, à peu de chose près, ne sont qu'hérésies; elles seraient bannies en masse. Combien plus cet Orient, qui s'avise aujourd'hui d'apparaître au christianisme comme frère et sous formes chrétiennes! Hâtons-nous d'enfouir une telle science, et qu'on n'en parle jamais.
Plus de science. Un peu d'art suffit, un art dévot. Lequel pourtant et de quelle époque?... Le moyen âge est trop sévère.—Raphaël est trop païen.—Le Poussin est un philosophe.—Champagne est un janséniste. Heureusement, voici Mignard, et à sa suite une école d'aimables peintres pour peindre galamment les allégories, emblèmes et dévotions coquettes, nouvellement inventées... Un tel fond dispense de forme; il suffirait des peintres ambulants qui décorent de tableaux burlesques les petites chapelles de Bavière et de Tyrol.
Que parlez-vous d'art, de peinture et de sculpture? il y a un bien autre art, qui ne reste pas à la surface, mais va au dedans... Un art, qui prend la molle argile, une âme amollie, gâtée, corrompue, et qui, au lieu de la raffermir, la manie et la pétrit, lui ôtant le peu qui restait d'élasticité, et fait de l'argile une boue... Art merveilleux qui rend la pénitence si douce aux âmes malades, qu'elles veulent toujours avouer, parce qu'avouer ainsi, c'est pécher encore.
Cette douce casuistique, si elle n'était un peu louche, aurait quelque air de la jurisprudence, dont elle est la petite sœur bâtarde; mais, en récompense, combien elle est plus aimable! Celle-ci, renfrognée comme elle est, gagnerait fort à s'humaniser aux douceurs de l'autre! Qui n'aimerait un Papinien mitigé par Escobar? La justice finirait par avoir le cœur si bon qu'elle ne voudrait plus de son glaive; elle le remettrait à ces pacifiques mains. Heureux changement, du droit à la grâce! Le droit juge selon les mérites; la grâce choisit, elle distingue et favorise; il y aurait la loi pour les uns, et la grâce pour les autres, c'est juste le contraire du droit.
Nous voilà délivrés du droit, comme de l'art et de la science. Que reste-t-il? La religion!
Hélas! c'est elle justement qui est morte la première... Si elle eût vécu, tout pouvait encore se refaire, ou plutôt rien n'aurait péri.—Ce qui reste, c'est une machine qui joue la religion, qui contrefait l'adoration, à peu près comme en certains pays de l'Orient, les dévots ont des instruments qui prient à leurs places, imitant par un certain bruit monotone le marmottement des prières.
Nous voilà descendus bien bas, bien loin dans la mort... Il se fait de grandes ténèbres...
Où donc est, dans la nuit qui s'étend, celle qui avait promis de nous éclairer encore, sur les ruines des empires et des religions, où est la philosophie? Pâle lumière sans chaleur, au sommet glacé de l'abstraction, sa lampe est éteinte... Et elle croit vivre encore, et, sans voix ni souffle, elle demande pardon de vivre à la théologie qui n'est plus.
Réveillons-nous, tout ceci n'était qu'un rêve... Grâces soient rendues à Dieu!
Je revois le monde; il vit. Le génie moderne est toujours ce qu'il était. Ralenti peut-être un moment, il n'en est pas moins vivant, puissant, immense. C'est sa colossale hauteur qui l'a empêché jusqu'ici de faire attention aux clameurs d'en bas.
Il avait autre chose à faire lorsque d'une main il exhumait vingt religions, et de l'autre mesurait le ciel, lorsque chaque jour, comme autant d'étincelles, jaillissaient de son front des arts inconnus... Oui, il pensait à autre chose, et il est fort excusable de n'avoir pas compris que ceux-ci arrangeaient je ne sais quelle petite boîte pour y mettre le géant.
La sagesse du vieil Orient, profonde sous sa forme enfantine, nous conte qu'un malheureux génie fut mis dans un vase de bronze. Lui, rapide, immense, qui d'un tour d'aile atteignait les pôles, serré dans ce vase, et scellé d'un sceau de plomb, et le vase plongé au fond de la mer!
Au premier siècle, le captif jura que quiconque lui ouvrirait, il lui donnerait un empire.—Au second siècle, il jura qu'il donnerait ce qu'il y a de trésors au fond de la terre.—Au troisième siècle, il jura que si jamais il sortait, il sortirait comme une flamme, et qu'il dévorerait tout.
Qui donc êtes-vous, pour croire que vous allez sceller le vase, pour vous imaginer que vous tiendrez là le vivant génie de la France? Est-ce que vous auriez pour cela, comme dans le conte oriental, le sceau du grand Salomon? Ce sceau avait en lui une puissance, il portait écrit un nom ineffable que vous ne saurez jamais.
Il n'y a nulle main assez forte pour comprimer, non pas trois siècles, mais un instant, l'élasticité terrible d'un esprit qui soulève tout. Trouvez-moi à mettre dessus un roc assez lourd, une masse de plomb, d'airain... Mettez-y le globe plutôt, et il se trouvera léger. Si le globe pesait assez, si vous aviez clos toute issue et bien regardé autour, par telle fente que vous n'auriez pas vue, la flamme flamberait au ciel!
Terminons ici. Nous avons atteint le but de ce cours, étudié d'abord l'organisme vivant du vrai moyen âge, puis le machinisme stérile du faux moyen âge qui veut s'imposer à nous; nous avons caractérisé, signalé, l'esprit de mort et l'esprit de vie.
Le professeur de morale et d'histoire avait-il le droit de traiter la plus haute question de l'histoire et de la morale?
C'était non-seulement son droit, mais son devoir. Si quelqu'un en doutait, c'est qu'apparemment il ne saurait pas qu'ici, au plus haut degré de l'enseignement, la science n'est pas la science de ceci ou de cela, mais tout simplement la science absolue, complète, vivante; elle domine les intérêts de la vie, elle en repousse la passion, mais elle en prend la lumière; toute lumière lui appartient.
«Les questions du présent n'en sont-elles pas exceptées?» Mais qu'est-ce que le présent? Est-il si facile d'en isoler le passé?—Nul temps n'est hors de la science; l'avenir même lui appartient dans les études assez avancées pour qu'on puisse prédire le retour des phénomènes, comme on le peut dans les sciences physiques, comme on le pourra un jour (d'une manière conjecturale) dans les sciences historiques.
Ce droit, dont la chaire ecclésiastique s'est emparée si violemment pour l'attaque personnelle, la chaire laïque l'exercera ici pacifiquement, et avec la mesure que la diversité des temps pourrait demander.
S'il est au monde une chaire qui ait ce droit, c'est celle-ci; c'est là le droit de sa naissance, et ceux qui savent comment elle l'a payé, ne le lui disputeront pas.
Dans le terrible déchirement du seizième siècle, quand la liberté se hasarda à venir au monde, quand la nouvelle venue, froissée, sanglante, semblait à peine viable, nos rois, quoiqu'on pût dire contre elle, l'abritèrent ici.
Mais l'orage vint des quatre vents. La scolastique réclama, l'ignorance s'indigna, le mensonge souffla de la chaire de la vérité; bientôt le fanatisme en armes assiégea ces portes; il s'imaginait sans doute, le furieux fou! égorger la pensée, poignarder l'esprit!
Ramus enseignait ici. Le roi, c'était Charles IX, eut pourtant un noble mouvement, et lui fit dire qu'il avait un asile au Louvre. Ramus persista. Il n'y avait plus de libre en France que cette petite place, les six pieds carrés de la chaire... Assez pour une chaire, assez pour un tombeau!
Il défendit cette place et ce droit, et il sauva l'avenir... Il mit ici son sang, sa vie, son libre cœur... en sorte que cette chaire transformée ne fût jamais pierre ni bois, mais chose vivante.
Aussi ne vous étonnez pas si les ennemis de la liberté ne peuvent voir cette chaire en face; ils se troublent en la regardant, s'agitent sans le vouloir, et se trahissent par des cris inarticulés, des bruits sauvages qui n'ont rien de l'homme.
Ils savent qu'elle a gardé un don, c'est que, s'ils prévalaient un jour, si toute voix se taisait, elle parlerait d'elle-même... Nulle terreur du dehors ne lui imposa silence, ni 1572, ni 1793; elle parlait naguère pendant les émeutes, et continuait au bruit des fusillades, son ferme et paisible enseignement.
Comment donc se serait-elle tue, cette chaire de morale, lorsque la plus grave question de morale publique lui venait vivante, et forçait pour ainsi dire les portes de cette école?
J'aurais été bien indigne d'y parler jamais, lorsqu'on menaçait mes amis, sur tous les points de la France, et qu'on leur reprochait ma tradition et mon amitié. Pour être sorti de l'Université en entrant ici, je n'y reste pas moins de cœur. J'y suis par mon enseignement philosophique et historique, par tant d'années laborieuses que j'ai passées avec mes élèves, et qui seront toujours pour eux, pour moi, un cher souvenir...
Je leur devais, dans ce péril commun, de leur faire entendre encore une voix connue, de leur dire que, quoi qu'il arrive, il y aura toujours ici une protestation pour l'indépendance de l'histoire, qui est le juge des temps, et pour la plus haute des libertés de l'esprit humain, la philosophie.
Je sais qu'il est des gens qui, ne se souciant ni de philosophie ni de liberté, ne nous sauront nullement gré d'avoir rompu le silence... Gens paisibles, amis de l'ordre, qui n'en veulent point à ceux qu'on égorge, mais à ceux qui crient; ils disent de leur fenêtre, quand on appelle au secours: Pourquoi ce bruit à heure indue? Laissez dormir les honnêtes gens!
Ces dormeurs systématiques, cherchant un narcotique puissant, ont fait cet honneur à la religion de croire qu'elle était bonne à cela... Elle qui, si le monde était mort, pourrait le réveiller des morts, c'est elle justement qu'ils ont prise pour un moyen d'endormir.
Gens habiles en d'autres choses, mais fort excusables de ne rien connaître en religion, parce qu'ils n'en ont rien dans le cœur... Il n'a pas manqué de gens pour venir sur-le-champ leur dire: Nous sommes la religion!
La religion! il est heureux que vous la rapportiez ici... Mais qui êtes-vous, bonnes gens? et d'où venez-vous? par où avez-vous passé? La sentinelle de France ne veillait pas bien cette nuit à la frontière, car elle ne vous a pas vus.
Des pays qui font des livres, il nous était venu des livres, des littératures étrangères, des philosophies étrangères, que nous avions acceptés. Les pays qui ne font pas de livres, ne voulant pas être en reste, nous ont envoyé des hommes, une invasion de gens qui ont passé un à un.
Gens qui voyagez de nuit, je vous avais vus le jour; je ne m'en souviens que trop, et de ceux qui vous amenèrent: c'était en 1815; votre nom, c'est... l'étranger.
Vous avez pris soin heureusement de le prouver tout d'abord. Au lieu de vous observer et de parler bas, comme on fait, quand on est entré par surprise, vous avez fait grand bruit, injurié et menacé. Et comme on ne répondait point, vous avez levé la main, sur qui, malheureux?... sur la loi!
Comment voulez-vous que cette loi, souffletée par vous, puisse faire encore semblant de ne pas vous voir?
Le cri d'alarme est poussé... Et qui osera dire que c'était trop tôt?
C'était trop tôt, quand, renouvelant ce qui ne s'était pas vu depuis trois cents ans, on employait la chaire sacrée à diffamer telle personne, à calomnier par-devant l'autel?
C'était trop tôt, lorsque, dans la province où il y a le plus de protestants, on touchait aux morts protestants!
C'était trop tôt, lorsqu'on formait des associations immenses, dont une seule à Paris compte cinquante mille personnes!
Vous parlez de liberté? Parlez donc d'égalité! Est-ce qu'il y a égalité entre vous et nous?... Vous êtes les meneurs d'associations formidables; nous des hommes isolés.
Vous avez quarante mille chaires que vous faites parler de gré ou de force; vous avez cent mille confessionnaux d'où vous remuez la famille; vous tenez dans la main ce qui est la base de la famille (et du monde!), vous tenez la MÈRE: l'enfant n'est qu'un accessoire... Eh! que ferait le père quand elle rentre éperdue, qu'elle se jette dans ses bras en criant: «Je suis damnée!» Vous êtes sûr que le lendemain il vous livrera son fils.... Vingt mille enfants dans vos petits séminaires! deux cent mille tout à l'heure dans les écoles que vous gouvernez! des millions de femmes qui n'agissent que par vous!
Et nous, qu'est-ce que nous sommes, en face de ces grandes forces? une voix et rien de plus... une voix pour crier à la France... Elle est avertie maintenant, qu'elle fasse ce qu'elle voudra. Elle voit et sent le réseau où l'on croyait la prendre endormie.
A tous les cœurs loyaux une dernière parole! A tous, laïques ou prêtres (et puissent ceux-ci entendre une voix libre du fond de leur servage!): qu'ils nous aident de leur courageuse parole ou de leur sympathie silencieuse, et que tous ensemble bénissent, de leurs cœurs et de leurs autels, la sainte croisade que nous commençons pour Dieu et la liberté!
Depuis le jour où ces paroles furent prononcées (1er juin), la situation a changé. Les Jésuites ont publié à Lyon leur second pamphlet[41]. Pour comprendre la portée de celui-ci, il faut reprendre de plus haut.
Il y aurait tout un livre à faire sur leurs manœuvres depuis quelques mois, sur leur stratégie en Suisse et en France.
Le point de départ, c'est leur grand succès d'hiver, d'avoir si vivement emporté les Petits cantons, saisi Lucerne, occupé le Saint-Gothard, comme ils ont fait dès longtemps pour le Valais et le Simplon.
Grandes positions militaires. Mais gare au vertige!... La France, vue du haut de ces Alpes, leur aura semblé petite, plus petite apparemment que le lac des Quatre cantons.
Des Alpes à Fourvières, et de Fourvières à Paris, les signaux se sont répondu. Le moment semblait heureux... La bonne France dormait, ou elle avait l'air de dormir. Ils s'écrivaient les uns aux autres (comme autrefois les juifs de Portugal): «Venez vite, la terre est bonne, la gente est sotte, tout sera à nous.»
Depuis un an, ils nous tâtaient, et ils ne trouvaient point la limite de notre patience... Provocations aux individus, injures au gouvernement. Et rien ne bougeait... Ils frappaient, mais pas un mot... Ils en étaient à chercher sur l'épiderme endurcie quelque point sensible encore.
Alors, alors, ils ont pris un courage extraordinaire; ils ont jeté le bâton, pris l'épée, la grande épée à deux mains, et de cette arme gothique ils ont déchargé un coup, le grand coup du Monopole.
La dignité de l'Université ne lui a pas permis de répondre... D'autres ont fait face, la presse aidant, et devant l'acier la fameuse épée à deux mains, s'est trouvée n'être qu'un sabre de bois...
Grand effroi alors, vive reculade, et ce mot d'une peur naïve; «Hélas! comment nous tueriez-vous? nous n'existons pas!»
«Mais alors, qui donc aura fait votre gros libelle?»—Ah! monsieur, c'est la police qui nous a joué ce tour... Non, c'est l'Université, qui, pour nous perdre, a eu la noirceur de se diffamer elle-même[42].»
Cependant, revenant peu à peu de la première peur, sentant bien qu'ils n'étaient pas morts, et tournant la tête, ils virent que personne ne courait après eux... Alors, ils se-sont arrêtés, ils ont tenu ferme, ils ont de nouveau dégaîné...
Donc, nouveau libelle, mais tout autre que le premier, plein d'aveux étranges que personne n'attendait... Il peut se résumer ainsi:
«Apprenez à nous connaître, et sachez d'abord que dans notre premier livre, nous avions menti... Nous parlions de liberté d'enseignement... Cela voulait dire que le clergé doit seul enseigner[43]. Nous parlions de liberté de la presse... pour nous seuls. «C'est un levier dont le prêtre doit s'emparer[44].» Quant à la liberté industrielle, «S'emparer des divers genres d'industrie, c'est un devoir de l'Église[45].»—La liberté des cultes! n'en parlons pas! C'est une invention de Julien l'Apostat... Nous ne souffrirons plus de mariages mixtes! On faisait de tels mariages, à la cour de Catherine de Médicis, la veille de la Saint-Barthélemi[46]!»
«Qu'on y prenne garde! Nous sommes les plus forts. Nous en donnons une preuve surprenante, mais sans réplique, c'est que toutes les puissances de l'Europe sont contre nous[47]... Sauf deux ou trois petits états, le monde entier nous condamne!»
Chose étrange que de tels aveux leur soient échappés! Nous n'avons rien dit de si fort!... Nous remarquions bien dans le premier pamphlet des signes d'un esprit égaré; mais de tels aveux, un tel démenti donné par eux-mêmes aujourd'hui à leurs paroles d'hier!... Il y a là un terrible jugement de Dieu... Humilions-nous.
Voilà ce que c'est que d'avoir pris en vain le saint nom de la Liberté. Vous avez cru que c'était un mot qu'on pouvait dire impunément, quand on ne l'a pas dans le cœur... Vous avez fait de furieux efforts pour arracher ce nom de votre poitrine; et il vous est advenu comme au faux prophète Balaam, qui maudit, croyant bénir; vous vouliez mentir encore, vous vouliez dire Liberté! comme dans le premier pamphlet, et vous dites: Meure la liberté! Tout ce que vous avez nié, vous le criez aujourd'hui devant les passants.
1er juillet 1843.
LEÇONS
DE M. QUINET.
L'émotion causée par une simple discussion philosophique ne peut être rapportée à personne en particulier; cette impression n'a été vive que parce qu'elle a manifesté, avec une situation nouvelle des esprits, un danger auquel il eût été, sans cela, difficile de croire. Qui ne voit désormais que ces débats sont destinés à grandir? ils sortiront de l'enceinte des écoles; ils entreront dans le monde politique; rien n'est inutile de ce qui peut servir à marquer dès l'origine leur véritable caractère.
Pour que je sois entré dans cette discussion, il a fallu deux choses; premièrement que j'y fusse provoqué par la violence réitérée, secondement que je fusse persuadé que ce qui était en litige, c'était, sous l'apparence de l'Université, le droit de la pensée, la liberté religieuse et philosophique, c'est-à-dire le principe même de la science et de la société moderne.
Après s'être servis de la violence autant qu'ils l'ont pu, les adversaires de la pensée jouent aujourd'hui le rôle de martyrs; ils prient publiquement dans les églises pour les jésuites persécutés; c'est là un masque qu'il nous est impossible de leur laisser. Que ne se contentaient-ils de calomnier! Jamais, pour ma part, je n'eusse songé à troubler leur paix; mais cela ne leur a pas suffi; ils voulaient le combat; aujourd'hui qu'ils l'ont obtenu, ils se plaignent d'avoir été lésés. Pendant quelques jours, il nous a été donné de voir, au pied de nos chaires, nos modernes ligueurs criant, sifflant, vociférant; le pis est que tout cela se passait au nom de la liberté; pour le plus grand avantage de l'indépendance des opinions, on commençait par étouffer l'examen des opinions.
On faisait, peu à peu, de l'enseignement et de la science une place bloquée; nous avons attendu que l'outrage vînt nous y assaillir pour qu'il fût bien démontré qu'il était nécessaire de reporter l'attaque chez les assaillants. Le jour où nous avons commencé la lutte, nous nous sommes décidés à l'accepter sous toutes les formes où elle pourrait se montrer.
Une chose m'a rendu cette tâche facile; c'est le sentiment qu'une telle situation n'avait rien de personnel. Depuis longtemps on voyait, en effet, un fanatisme artificiel exploiter des croyances sincères; la liberté religieuse, dénoncée comme un dogme impie; le protestantisme poussé à bout par des outrages sans nom; les pasteurs d'Alsace, obligés de calmer, par une déclaration collective, leurs communes étonnées de tant de sauvages provocations; un incroyable arrêté, obtenu par surprise, qui enlevait plus de la moitié des églises de campagne aux légitimes possesseurs; un prêtre qui, assisté de ses paroissiens, jette au vent les os des Réformés, et cette impiété insolemment impunie; le buste de Luther honteusement arraché d'une ville luthérienne; la guerre latente, organisée dans cette sage province, et la tribune qui se tait sur de si étranges menées; d'autre part, les jésuites deux plus plus nombreux sous la révolution qu'ils n'étaient sous la restauration, avec eux les maximes du corps qui reparaissent aussitôt, d'indicibles infamies que Pascal n'aurait pas même osé montrer pour les combattre, et que l'on revendique comme la pâture de tous les séminaires et de tous les confesseurs de France; les évêques qui se retournent l'un après l'autre contre l'autorité qui les choisit, et malgré tant de trahisons, une facilité singulière à s'en attirer de nouvelles; le bas clergé, dans une servitude absolue, nouveau prolétariat qui commence à s'enhardir jusqu'à la plainte; et, au milieu de ce concours de choses, quand on devrait ne songer qu'à se défendre, une ardeur maladive de provocation, une fièvre de calomnie que l'on sanctifie par la croix; voilà quelle était la situation générale.
Le terrain était, d'ailleurs, bien préparé; on travaillait depuis plusieurs années la société en haut, en bas, dans les ateliers, dans les écoles, par le cœur et par la tête. L'opinion semblait s'affaisser en toute occasion. Accoutumée à reculer, pourquoi ne ferait-elle pas encore un dernier pas en arrière? Dès le premier mot, le Jésuitisme s'était trouvé naturellement d'accord avec le Carlisme dans un même esprit de ruse et de décrépitude fardée; ce que Saint-Simon appelle cette écume de noblesse n'avait pu manquer de se mêler à ce levain. Quant à une partie de la Bourgeoisie, appliquée à contrefaire un faux reste d'aristocratie, elle était tout près de considérer comme une marque de bon goût, l'imitation de la caducité religieuse, littéraire et sociale.
Ainsi ménagé, le moment semblait bon pour surprendre ceux que l'on croyait endormis. On avait très-bien senti qu'après tant de déclamations, ce serait un coup important d'écraser la parole et l'enseignement au Collége de France. Ce que l'on aurait obtenu par un coup de main, on l'eût aussitôt présenté comme le résultat de l'opinion soulevée; il valait la peine de sortir des catacombes et de se manifester publiquement. On s'est montré, en effet, et pour se repentir aussitôt; car si les projets étaient violents, nous sentions, de notre côté, l'importance du moment; nous comptions, pour résister, non sur la force de notre parole, mais sur notre volonté de ne rien céder, et sur la conscience éclairée de notre auditoire. Tout ce que la frénésie ou sincère ou jouée a pu faire, a été de couvrir quelque temps notre voix, pour donner au sentiment public l'occasion d'éclater; après quoi ces nouveaux missionnaires de la liberté religieuse se sont retirés, la rage dans le cœur, honteux de s'être trahis au grand jour, et prêts à se renier, comme, en effet, ils se sont reniés dès le lendemain.
Cette défaite est due tout entière à la puissance de l'opinion, à celle de la presse, à la loyauté de la génération nouvelle qui ne peut rien comprendre à tant d'artifices. Que les mêmes folies recommencent, nous retrouverons demain le même appui. La question, à certains égards, ne nous regarde plus; reste à savoir ce que prétend faire le pouvoir politique dès qu'il la rencontrera. Il serait assez commode de s'asseoir dans les deux camps, d'attaquer l'ultramontanisme d'une main, de le flatter de l'autre; mais cette situation est périlleuse. Il faudra se prononcer. Ce n'est pas moi qui nierai la force du jésuitisme et des intérêts qui s'y rattachent. Cette tendance ne fait que commencer; à petit bruit, elle gagne dans les ténèbres ce qu'elle perd en plein jour. On peut donc s'y associer; on peut tenter d'appuyer au moins un pied du trône sur ce terrain. Si par hasard la coalition est sincère, elle sera puissante. Seulement, il conviendrait de l'avouer; sinon, il pourrait arriver qu'à la fin, pour prix de trop d'habileté, on tournât contre soi les ultramontains et ceux qui les combattent.
Il est étrange que de pareilles questions aient pu surprendre la société, sans que la tribune ait averti personne. Elle était, sous la restauration, un lieu d'où l'on apercevait de loin les signes de tempête. On prémunissait de là le pays sur les dangers longtemps avant qu'ils fussent imminents. Pourquoi la tribune a-t-elle perdu ce privilége? Je commence à craindre que ces quatre cents hommes d'état ne se cachent les uns aux autres le pays qu'ils habitent.
Ceci est plus sérieux que beaucoup de personnes ne pensent. C'est l'affaire d'un trône et d'une dynastie. Je sais des hommes qui s'en vont chaque jour, disant: Il n'y a pas de jésuites. Où sont les jésuites? En dissimulant la question, ceux-là montrent qu'ils en connaissent mieux que les autres toute la portée.
La réaction religieuse que l'on voudrait faire tourner au profit d'une secte n'est pas, en effet, sans raison dans la société. Où est l'homme que l'on n'ait, comme à plaisir, dégoûté des intérêts et des espérances politiques? En voyant depuis douze ans, ce que l'on appelle les chefs de parti mettre tout leur talent à ménager mutuellement leurs masques en public, quel est celui qui n'a pas un moment pris en dédain cette corruption changée en routine, et qui n'ait reporté son esprit vers celui-là seul qui ne ruse pas, qui ne fraude pas, qui ne ment pas? Cette disposition religieuse est inévitable. Elle sera féconde et salutaire. Par malheur, tout le monde s'empresse déjà de spéculer sur un pareil retour: il en est même qui avouent que ce Dieu restauré pourrait bien être un excellent instrument pour le pouvoir actuel. Quelle bonne fortune, en effet, pour plus d'un homme d'état, si cette France, fière, guerrière, révolutionnaire, philosophique, lasse enfin de tout et d'elle-même, consentait, sans plus de ferveur politique, à dire son chapelet dans la poussière, à côté de l'Italie, de l'Espagne, et de l'Amérique du Sud!
On nous dit: Vous attaquez le jésuitisme par mesure de prudence. Pourquoi le séparez-vous du reste du clergé? Je ne sépare que ce qui veut être séparé. J'expose les maximes de l'ordre qui résume les combinaisons de la religion politique. Ceux qui, sans porter le nom de l'ordre, trempent dans les mêmes maximes, s'attribueront aisément dans mes paroles la part qui leur revient; à l'égard des autres l'occasion leur est offerte de renier les ambitieux, de ramener les égarés, de condamner les calomniateurs.
Il est temps de savoir, à la fin, si l'esprit de la révolution française n'est plus qu'un mot banal dont il faut publiquement et officiellement se jouer. Le catholicisme, en se plaçant sous la bannière du jésuitisme, veut-il recommencer une guerre qui, déjà, lui a été funeste? Veut-il être l'ami ou l'ennemi de la France?
Ce qu'il y aurait de pis pour lui, serait de s'obstiner à montrer que sa profession de foi est, non-seulement différente, mais ennemie de la profession de foi de l'Etat. Dans ses institutions fondées sur l'égalité des cultes existants, la France professe, enseigne l'unité du christianisme, sous la diversité des églises particulières. Voilà sa confession, telle qu'elle est écrite dans la loi souveraine; tous les Français appartiennent légalement à une même église sous des noms différents; il n'y a ici désormais[48] de schismatiques et d'hérétiques que ceux qui, niant tout autre église que la leur, tout autre autorité que la leur, veulent l'imposer à toutes les autres, rejeter toutes les autres, sans discussion, et osent dire: Hors de mon église, il n'y a point de salut, lorsque l'Etat dit précisément le contraire. Ce n'a pas été un pur caprice, si la loi a brisé la religion de l'Etat. La France ne pouvait adopter pour la représenter, l'ultramontanisme qui, par son principe d'exclusion, est diamétralement l'opposé du dogme social et de la communauté religieuse, inscrits dans la constitution comme le résultat, non-seulement de la révolution, mais de toute l'histoire moderne. D'où il suit que, pour que les choses soient autrement, il faut de deux choses l'une, ou que la France renie sa communion politique et sociale, ou que le catholicisme devienne véritablement universel, en comprenant enfin ce qu'il se contente de maudire.
Ceux qui entrevoient les choses de plus loin ont, il faut l'avouer, une singulière espérance; ils observent le travail qui s'accomplit dans les cultes dissidents; en remarquant les agitations intestines de l'Eglise anglicane, grecque et du protestantisme allemand, ils s'imaginent que l'Angleterre, la Prusse, l'Allemagne, la Russie même, inclinent en secret de leur côté, et vont un jour, les yeux fermés, passer au catholicisme, tels qu'ils l'entendent. Rien, au fond, de plus puéril qu'une semblable imagination. Supposer que le schisme n'est qu'une fantaisie de quatre-vingt-dix millions d'hommes, qui va cesser par une nouvelle fantaisie d'orthodoxie, c'est une sorte de folie chez ceux qui prétendent posséder seuls la confidence de la Providence dans le gouvernement de l'histoire. Si le protestantisme s'accommode de certains points de la doctrine catholique, se persuade-t-on en réalité que ce soit simplement pour se renier et se livrer, sans conditions réciproques? Il s'assimile, cela est vrai, diverses parties de la tradition universelle; mais, par ce travail de conciliation, il fait absolument l'opposé de ceux qui parmi nous ne songent qu'à exclure, interdire, anathématiser. Il s'agrandit à mesure que les nôtres se rappetissent; et si jamais la conversion s'opérait, je prédis à nos ultramontains qu'ils seront plus embarrassés des convertis qu'ils ne le sont aujourd'hui des schismatiques.
Ils demandent la liberté pour tuer la liberté. Accordez-leur cette arme, je ne m'y oppose pas; elle ne tardera pas à se retourner contre eux. Ouvrez-leur, si vous voulez, toutes les barrières; c'est le moyen de mieux trancher la question, et ce moyen ne me déplaît pas. Qu'ils soient partout; qu'ils envahissent tout; après quoi dix ans ne se passeront pas sans qu'ils soient chassés pour la quarantième fois avec le gouvernement qui aura été ou qui seulement aura semblé être leur complice; c'est à vous de savoir si c'est là ce que vous voulez faire.
Dans cette lutte que l'on prétend réveiller à tout prix entre l'ultramontanisme et la révolution française, pourquoi le premier est-il toujours et nécessairement vaincu? parce que la révolution française, dans son principe, est plus véritablement chrétienne que l'ultramontanisme, parce que le sentiment de la religion universelle est désormais plutôt en France qu'à Rome. La loi sortie de la révolution française a été assez large pour faire vivre d'une même vie ceux que les partis religieux tenaient séparés à l'extérieur. Elle a concilié en esprit et en vérité ceux que l'ultramontanisme voulait diviser éternellement; elle a fait des frères de ceux dont il faisait des sectaires; elle a relevé ce qu'il condamne; elle a consacré ce qu'il proscrit; où il ne veut que l'anathème de l'ancienne loi, elle a mis l'alliance de l'Evangile; elle a effacé les noms de huguenots et de papistes pour ne laisser subsister que celui de chrétiens; elle a parlé pour les peuples et pour les faibles, quand il ne parlait que pour les princes et les puissants. C'est-à-dire, que la loi politique, toute imparfaite qu'elle puisse être, s'est trouvée à la fin plus conforme à l'Evangile que les docteurs qui prétendent parler seuls au nom de l'Evangile. En rapprochant, confondant, unissant dans l'Etat les membres opposés de la famille du Christ, elle a montré plus d'intelligence, plus d'amour, plus de sentiment chrétien que ceux qui depuis trois siècles ne savent que dire Racca à la moitié de la chrétienté.
Tant que la France politique conservera cette position dans le monde, elle sera inexpugnable à tous les efforts de l'ultramontanisme, puisque, religieusement parlant, elle lui est supérieure; elle est plus chrétienne que lui puisqu'elle est plus près que lui de l'unité promise; elle est plus catholique que lui, puisqu'encore une fois son principe plus étendu, rassemble le grec et le latin, le luthérien et le calviniste, le protestant et le romain, dans un même droit, un même nom, une même vie, une même cité d'alliance. La France a placé la première son drapeau, hors des sectes, dans l'idée vivante du christianisme. C'est la grandeur de la révolution; elle ne sera précipitée que si, infidèle à ce dogme universel, elle rentre comme quelques personnes l'y invitent dans la politique sectaire de l'ultramontanisme. Mais, pour appuyer tant d'orgueil, que l'on me montre au moins un seul point de la terre où la politique étroitement catholique, ne soit battue et renversée par les faits. En Europe, en Orient, dans les deux Amériques, il suffit de lever cette bannière pour que la décadence physique et morale s'ensuive tout aussitôt. Quand la France, au commencement du siècle, a dominé le monde, était-ce au nom de l'ultramontanisme? est-ce du moins lui qui l'a vaincue? Ce n'est pas même le drapeau de l'Autriche qui ne déchaîne son église que loin d'elle pour achever les provinces conquises. L'Italie, l'Espagne, le Portugal, le Paraguay, la Pologne, l'Irlande, la Bohême; tous ces peuples perdus à la suite de la même politique, est-ce leur sort qui vous fait envie? parlons franchement. Voilà assez d'holocaustes sur un autel qui ne sauve plus personne.
Ire LEÇON.
DE LA LIBERTÉ DE DISCUSSION EN MATIÈRE RELIGIEUSE.
[10 mai 1843[49].]
Diverses circonstances m'obligent de m'expliquer sur la manière dont je comprends l'exercice de la liberté de discussion dans l'enseignement public. Je veux le faire avec mesure, avec calme, mais avec la franchise la plus entière. Tant que les attaques sont parties de points éloignés, même sous l'anathème des mandements et des chaires sacrées, il a été permis et peut-être convenable de se taire; mais lorsque l'injure vient se produire en face, dans l'intérieur de ces enceintes, au pied même de ces chaires pacifiques, il faut parler.
Je suis averti que des scènes de désordres sont préparées et doivent éclater aujourd'hui à mon cours. (Ricanements, applaudissements.) Je n'ajouterais aucune confiance à cette nouvelle, si, par ce qui vient de se passer à la leçon d'un homme dont je partage tous les sentiments, de mon ami le plus cher, M. Michelet, je n'étais éclairé sur l'espèce de liberté qu'on veut nous faire. Est-il vrai que quelques personnes viennent ici seulement pour nous outrager incognito, dans le cas où nous nous hasarderions à penser autrement qu'elles ne pensent? Mais où sommes-nous? Est-ce sur un théâtre, et depuis quand suis-je condamné, pour ma part, à complaire individuellement à chacun des spectateurs, sous peine d'infamie? C'est là, en vérité, une tâche sordide que je n'ai point acceptée. Se figure-t-on un enseignement qui consisterait à flatter chacun dans son idée dominante, sans jamais heurter une passion ni un préjugé! Mieux vaudrait cent fois se taire. En entrant ici, souvenons-nous que nous entrons au collége de France, c'est-à-dire dans l'asile par excellence de la discussion et du libre examen; que ce dépôt de liberté nous est confié aux uns comme aux autres, et que c'est un devoir sacré pour moi de ne laisser décroître ni altérer ce caractère d'indépendance héréditaire.
S'il est ici quelques personnes animées contre moi d'un esprit particulier de haine, que me veulent-elles, que me demandent-elles? Espèrent-elles par la menace détourner mes paroles ou me fermer la bouche? Je craindrais bien plutôt le contraire, si la conscience du devoir que je remplis ne me donnait la force de persévérer dans cette modération que je crois être le signe de la vérité. Pensent-elles, puisqu'il faut parler à découvert, que tant d'injures répandues me désespèrent, et que je n'ai rien de plus pressé que d'user de représailles? En cela, elles se trompent; j'irai même jusqu'à dire que la violence des injures est pour moi un signe de sincérité, puisqu'avec un peu plus de calcul elles eussent été mieux choisies. Les opinions que j'ai publiées au dehors, est-ce là ce que l'on vient poursuivre ici? Je ne suis pas fâché d'avoir occasion de le déclarer: tout ce que j'ai écrit jusqu'à ce jour, je le crois, je le pense, je le soutiens encore; quelque opinion qu'on se forme à cet égard, ce que personne ne me contestera, c'est d'être resté un et conséquent avec moi-même. Est-ce l'esprit général de liberté dans les matières religieuses? Bientôt j'arriverai à ce point; mais si l'on attend une profession de foi, je crois, comme l'enseigne l'État dans la loi fondamentale sortie de cinquante années de révolutions et d'épreuves, je crois qu'il y a de l'esprit vivant de Dieu dans toutes les communions sincères de ce pays; je ne crois pas que, hors de mon église, il n'y ait pas de salut. Enfin, est-ce la manière dont j'ai dernièrement annoncé le sujet de ce cours? Mais vous en avez été témoins, était-il possible de le faire avec moins d'aigreur et plus de mesure? C'est donc le sujet lui-même que l'on voudrait étouffer. Oui, soyons francs, c'est ce nom de jésuites qui fait tout le mal; toucher à l'origine, à l'esprit des jésuites, voilà, même avant que j'aie ouvert la bouche, ce dont m'accusent des gens qui ne pardonnent pas.
Pourquoi, dit-on, parler de la Société de Jésus dans un cours de littérature méridionale? Quel rapport ces choses si diverses ont-elles l'une avec l'autre? Je serais bien malheureux et j'aurais étrangement perdu mon temps si vous n'aviez pas déjà saisi dans toute son étendue cette relation indissoluble. A la fin du seizième siècle, en Espagne, en Italie surtout, l'esprit public achève de s'effacer. Les écrivains, les poëtes, les artistes disparaissent les uns après les autres; au lieu de la génération ardente, audacieuse, qui avait précédé, les hommes nouveaux s'assoupissent sous une atmosphère de mort; ce ne sont plus les héroïques innovations des Campanella, des Bruno: c'est une poésie mielleuse, une prose insipide qui répand comme une fade odeur de sépulcre. Mais, pendant que tout meurt dans le génie national, voici une petite société, celle des jésuites, qui grandit à vue d'œil, qui s'insinuant partout dans ces états défaillants, se nourrit de ce qui reste de vie dans le cœur de l'Italie, qui s'accroît et s'alimente de la substance de ce grand corps partagé; et lorsqu'un phénomène aussi grand se passe dans le monde, qu'il domine tous les autres faits intellectuels, et qu'il en est le principe, il faudrait n'en pas parler! Lorsque je rencontre immédiatement, dans mon sujet, une institution si puissante qui réagit sur chaque esprit, qui comprend, résume tout le système du Midi, il faudrait passer et détourner les yeux! Que reste-t-il donc à faire? Se renfermer dans l'étude de quelques sonnets et dans la mythologie galante de ces temps de décadence? je le veux bien; malgré cela, nous n'échapperons pas à la question. Car, après avoir étudié ces misères, il restera toujours à faire connaître l'influence délétère qui en a été un des principes manifestes; et toute la différence, en ajournant la question du jésuitisme, sera d'intervertir l'ordre, et de placer à la fin ce qui devrait être au commencement; l'étude de la mort des peuples, si on en cherche la cause, est aussi importante que l'étude de leur vie.
Du moins, ajoute-t-on, ne pourriez-vous pas montrer l'effet sans la cause, les lettres et la politique sans l'esprit qui les domine, l'Italie sans le jésuitisme, le mort sans le vivant? Non, je ne le peux pas, et de plus je ne le veux pas.
Eh! quoi, je verrai, par une observation attentive, l'Europe du Midi se consumer dans le développement et la formation de cet établissement, languir, s'éteindre sous cette influence; et moi, qui m'occupe ici spécialement des peuples du Midi, je ne pourrai rien dire de ce qui les fait périr! (Murmures). Je verrai tranquillement mon pays convié à une alliance que d'autres ont si chèrement payée, et je ne pourrais dire: Prenez garde! d'autres ont fait l'expérience pour vous; les peuples qui sont le plus malades en Europe, ceux qui ont le moins de crédit, d'autorité, ceux qui semblent le plus abandonnés de Dieu, sont ceux où la société de Loyola a son foyer! (Murmures, trépignements, cris, la parole est couverte pendant quelques minutes.) Ne vous laissez pas aller à cette pente, l'exemple montre qu'elle est funeste; n'allez pas vous asseoir sous cette ombre; elle a endormi et empoisonné pendant deux siècles l'Espagne et l'Italie. (Tumulte, cris, sifflets, applaudissements.)—Je vous le demande, si de ces faits généraux je ne peux tirer la conséquence, que devient tout enseignement réel en de pareilles matières?
Mais voici où mon étonnement redouble. Pour quel ordre, pour quelle société réclame-t-on cet étrange privilége? qui veut-on mettre ici hors des atteintes de la discussion, de l'observation? Est-ce au moins, par hasard, le clergé vivant de France? est-ce encore une de ces communions pacifiques et modestes qui ont besoin d'être protégées contre les violences d'une majorité intolérante? Non, c'est une société qui (nous verrons plus tard si ce fut à tort ou avec raison) a été, à différentes époques, expulsée de tous les états de l'Europe, que le pape lui-même a condamnée, que la France a rejetée de son sein, qui n'existe pas aux yeux de l'État, ou qui plutôt est tenue pour morte légalement dans le droit public de notre pays; et c'est ce débris sans nom, qui se cache, se dérobe, grandit en se reniant, c'est là ce qu'il n'est pas permis d'étudier, de considérer, d'analyser dans ses origines et son passé! On avoue que tous les autres ordres ont eu leur temps de déclin, de corruption, qu'ils ont été accommodés, dans leur esprit, à une époque particulière, après laquelle ils ont dû céder à d'autres, à peu près comme les sociétés politiques, les états, les peuples, qui tous ont leur jour et leur destinée marqués; et la société jésuitique est la seule dont on ne puisse sans une sorte de péril montrer les misères, marquer les phases de déclin, les signes de décrépitude; c'est un blasphème que d'opposer ses temps de misère à ses temps de grandeur, puisque c'est lui attribuer les vicissitudes communes à tous les autres établissements; douter de son immutabilité, c'est presque un effort de courage. Où allons-nous par ce chemin? est-il bien sûr que ce soit le chemin de la France de juillet? (Applaudissements.)
Pourtant je dirai toute ma pensée. Oui, dans cette audace il y a quelque chose qui me plaît et m'attire; il me semble en ce moment que je comprends, que je relève la grandeur de cette société mieux que ne le font tous ses apologistes; car ils voudraient que je n'en parlasse pas; et moi je prétends, au contraire, que cette société a été si puissante, son organisation si ingénieuse et si vivace, son influence si longue et si universelle, qu'il est impossible de n'en pas parler, quelque chose que l'on traite à la fin de la renaissance, poésie, art, morale, politique, institutions; je soutiens qu'après s'être emparée de la substance de tout le Midi, elle est restée pendant un siècle seule vivante au sein de ces sociétés mortes. En ce moment même, partagée en lambeaux, foulée, écrasée par tant d'édits solennels, ressusciter sous nos yeux, se relever à demi, à peine sortie de la poussière déjà parler en maître, provoquer, menacer, défier de nouveau l'intelligence et le bon sens, cela n'est pas d'un petit génie et d'un mince courage. Si le monde, après les avoir extirpés, est d'humeur de se laisser ressaisir par eux, ils font bien de l'essayer; s'ils y réussissent, ce sera le plus grand miracle du monde moderne. Dans tous les cas, ils suivent leur loi, leur condition d'existence, leur destinée; je ne les en blâme pas; ils obéissent à leur caractère. Tout ira bien si, d'un autre côté, chacun reste dans le sien. Oui, cette réaction, malgré l'intolérance dont elle se vante, ne me déplaît pas; elle profitera à l'avenir, si tout le monde fait son devoir, c'est-à-dire si la science, la philosophie, l'intelligence humaine, provoquée, sommée, acceptent enfin ce grand défi. Peut-être étions-nous près de nous endormir sur la possession d'un certain nombre d'idées que plusieurs ne songeaient plus à accroître; il est bon que la vérité soit de temps en temps disputée à l'homme, cela le pousse à en acquérir de nouvelles; s'il n'a rien à craindre sur son héritage, non-seulement il ne l'augmente pas, mais il le laisse décroître. Ils nous accusent d'avoir été trop hardis; j'accepterai une partie du reproche; seulement je dirai qu'au lieu d'avoir été trop hardis, je commence à craindre que nous n'ayons été trop timides. Comparez, en effet, un moment l'enseignement dans notre pays et l'enseignement dans les universités des gouvernements despotiques du Nord. N'est-ce pas dans un pays catholique, dans une université catholique, à Munich, que Schelling a développé pendant trente ans impunément, dans sa chaire, avec une audace croissante, l'idée de ce christianisme nouveau, de cette église nouvelle qui transforme à la fois le passé et l'avenir? N'est-ce pas dans un pays despotique que Hégel, avec plus d'indépendance encore, a ravivé toutes les questions qui se rapportent au dogme? et là, ce ne sont pas seulement les théories, les mystères qui sont discutés librement par la philosophie; c'est encore et partout la lettre de l'Ancien et du Nouveau-Testament, auxquels on applique le même esprit désintéressé de haute critique qu'à la philologie grecque et romaine.
Voilà quelle est la vie de l'enseignement dans les états même despotiques; tout ce qui peut mettre l'homme sur la voie de la vérité est permis, accordé; et nous, dans un pays libre, le lendemain d'une révolution, qu'avons-nous fait? Avons-nous usé, abusé de cette liberté philosophique que le temps nous accordait, sans que personne pût nous l'enlever? Avons-nous déployé le drapeau de la philosophie et du libre examen autant qu'il était loisible de le faire? Non, assurément; comme tout le monde pensait que cette indépendance était pour jamais conquise, personne ne s'est pressé d'en faire un plein usage. Les questions les plus hardies ont été ajournées; on a voulu, par des ménagements infinis, ôter toutes les occasions de dissidence. La philosophie, qui semblait devoir s'enorgueillir à l'excès de ce triomphe de juillet, s'est au contraire pliée à une humilité dont tout le monde a été surpris; et cette situation si modeste dans laquelle nous devions espérer au moins trouver la paix, c'est là un refuge dans lequel on ne veut pas nous laisser. Faut-il donc reculer, céder encore? Mais un seul pas en arrière, et nous risquerions bien d'être rejetés en dehors de notre siècle. Que faut-il donc faire? Marcher en avant. (Applaudissements.) Pour ma part, je remercie ceux qui nous provoquent à l'action et à la vie. Qui sait si nous n'aurions pas fini par nous asseoir dans un repos infécond et trompeur? Plusieurs pensaient que l'alliance de la croyance et de la science était enfin consommée, le terme atteint, le problème résolu. Mais non! les adversaires ont raison; le temps du repos n'est pas encore arrivé; la lutte est bonne, quand on l'accepte sincèrement; c'est dans ces luttes éternelles de la science et de la croyance que l'homme s'élève à une croyance supérieure, à une science supérieure. Pourquoi serons-nous affranchis de la condition du saint combat imposé à tous les hommes qui nous ont précédés. Le temps viendra où ceux qui se disputent si violemment l'avenir se rejoindront, s'uniront, se reposeront ensemble; ce moment n'est pas encore venu; jusque-là il est bon que chacun fasse sa tâche et combatte à sa manière, puisque aussi bien l'alliance est rompue d'un côté.
Encore une fois, je remercie les adversaires; ils suivent leur mission, qui jusqu'ici a été, par une immuable contradiction, de provoquer, d'aiguillonner l'esprit humain, de l'obliger d'aller plus loin, toutes les fois qu'il a été sur le point de s'arrêter, de se complaire dans la possession tranquille d'une partie seule de la vérité. L'homme est plus timide qu'il ne semble; s'il n'était contrarié, il serait trop accommodant. N'est-ce pas là son histoire pendant tout le moyen âge? et cette histoire, cette lutte perpétuelle qui toujours le ravive et l'excite, ne s'est-elle pas presque entièrement passée dans les lieux mêmes où nous sommes, sur cette montagne héroïque de Geneviève? Pourquoi vous étonner du combat? Nous sommes sur le lieu du combat. N'est-ce pas ici, dans ces chaires, que depuis Abeilard jusqu'à Ramus, se sont montrés tous ceux qui ont servi l'indépendance de l'esprit humain, quand elle était le plus contestée? C'est là notre tradition; l'esprit de ces hommes est avec nous. Puisque reparaissent les objections qu'ils ont foulées aux pieds, que l'on croyait ensevelies pour jamais avec eux, eh bien! faisons comme eux; portons plus avant et plus loin le drapeau de la libre discussion. (Applaudissements.)
Au point où nous sommes parvenus, il est une question fondamentale qui est cachée au fond de toutes les difficultés, et sur laquelle je veux m'expliquer si clairement qu'il ne puisse rester aucune confusion dans la pensée de ceux qui m'écoutent. Quel est, selon l'esprit des institutions nouvelles, le droit de discussion et d'examen dans l'enseignement public? En termes plus précis encore, un homme qui enseigne, ici, publiquement, au nom de l'état, devant des hommes de croyances différentes, est-il obligé de s'attacher à la lettre d'une communion particulière, de porter dans toutes ses recherches cet esprit exclusif, de ne rien laisser voir de ce qui pourrait l'en séparer même un moment? Si l'on répond affirmativement, je demanderai que l'on ose me dire quelle est la communion qui doit être sacrifiée à l'autre, si ce doit être celle qui exclut toutes les autres comme autant d'égarements, ou celle qui les accueille comme autant de promesses; car je n'imagine pas que personne veuille, sans un instant de réflexion, dépouiller le plus petit nombre, comme s'il n'existait pas. Serai-je ici catholique ou protestant? Poser cette question, c'est la résoudre.
Lorsque, sous la restauration, il existait une religion d'Etat, vous avez vu, malgré cela, l'enseignement puiser une partie de son illustration dans sa liberté même; d'une part un protestantisme savamment impartial, de l'autre un catholicisme hardiment novateur, se rapprocher et se confondre dans une même communauté de pensées et d'avenir. Or, ce que la science, les lettres, la philosophie, avaient révélé avec tant d'éclat dans la théorie, a été consommé, dans la réalité, dans les institutions, par la révolution de juillet. Et maintenant qu'il n'y a plus de religion d'état, comment veut-on que l'état affiche ici publiquement l'intolérance? Ce serait mentir à son dogme; ce serait se renier soi-même. Je ne connais qu'un moyen d'introduire dans ces chaires le principe d'exclusion; c'est de laisser tomber en désuétude tous les souvenirs les plus prochains, de briser tout ce qui a été fait en plein soleil, et par une éclatante apostasie, de remonter en arrière de plus d'un demi-siècle. Jusqu'à ce que ce jour arrive, non-seulement il sera permis ici, mais ce sera une des conséquences du dogme social, de s'élever à cette hauteur où les églises, divisées, partagées, ennemies, peuvent s'attirer et se concilier entre elles. Ce point de vue, qui est celui que la France a recueilli dans ses institutions, est aussi celui de la science; elle ne vit pas dans le tumulte des controverses, mais dans une région plus sereine. Si l'unité promise doit un jour se réaliser, si tant de croyances aujourd'hui opposées, armées les unes contre les autres, doivent, comme on l'a toujours annoncé, se rapprocher dans le règne de l'avenir, si une même église doit rassembler un jour les tribus dispersées aux quatre vents, si les membres de la famille humaine aspirent secrètement à se fondre dans la même solidarité, si la tunique du Christ, tirée au sort sur le Calvaire, doit reparaître jamais dans son intégrité, je dis que la science accomplit une bonne œuvre en entrant la première dans cette voie de l'alliance. (Applaudissements.) On aura pour ennemis ceux qui aiment la haine et la division dans les choses sacrées. N'importe, il faut persévérer; c'est l'homme qui divise, c'est Dieu qui réunit. (Applaudissements.)
Certes, il faudrait fermer les yeux à la lumière pour ne pas voir qu'une nouvelle aurore religieuse point dans le monde; j'en suis tellement persuadé, que mes idées ont toujours été tournées de ce côté, et qu'il m'est, pour ainsi dire, impossible de détacher de l'influence religieuse aucune partie des choses humaines. L'homme, depuis quelque temps, a été si souvent trompé par l'homme, qu'il ne faut pas s'étonner s'il ne veut plus se passionner que pour Dieu. Mais, cela admis, quels ont été les premiers missionnaires de cet Évangile renouvelé? Je réponds: les penseurs, les écrivains, les poëtes, les philosophes. Voilà, on ne le contestera pas, les missionnaires, qui partout, en France et en Allemagne, ont commencé les premiers à rappeler ce grand fonds de spiritualité qui est comme la substance de toute foi réelle. Chose étrange, à peine ont-ils consommé cette œuvre de précurseurs, ils reçoivent l'anathème! On se persuade que, puisque l'esprit humain s'est relevé vers le ciel, c'est sans doute pour se renier et s'abêtir pour jamais; que le moment est venu d'en finir avec la raison de tous, et qu'il faut au plus vite l'ensevelir dans ce Dieu qu'elle vient de retrouver d'elle-même. Comme il est arrivé en toute occasion, on se dispute la propriété exclusive et les prémices de ce Dieu renaissant. Mais ce mouvement religieux, je le vois plus profond, plus universel qu'on ne veut le laisser paraître. Chacun prétend l'enfermer, le circonscrire, le murer dans une enceinte particulière; mais ce Christ agrandi, renouvelé, sorti comme une seconde fois du sépulcre, ne se laisse pas si facilement asservir; il se partage, il se donne, il se communique à tous. La grande vie religieuse ne paraît pas seulement dans le catholicisme, mais aussi dans le protestantisme; non pas seulement dans la foi positive, mais aussi dans la philosophie. Ce mouvement ne s'arrête pas au midi de l'Europe; je le vois également fermenter dans la race germanique et slave, chez ceux que l'on appelle hérétiques comme chez les orthodoxes. Lorsque toutes les nations de l'Europe se sentent ainsi remuées jusque dans les entrailles par je ne sais quel pressentiment sacré de l'avenir, il est des hommes qui pensent que tout ce mouvement pourrait bien s'opérer, dans les desseins de la Providence, pour le seul rétablissement de la Société de Jésus. (Applaudissements.) Au moins, si on leur fait pour un moment cette étrange concession, ils devront avouer qu'il y a quelque chose de bon chez leurs adversaires, puisque la génération élevée par les jésuites est celle qui les a chassés, et que la génération élevée par la philosophie est celle qui les ramène. (Applaudissements.)
Ce serait une histoire singulièrement philosophique que celle des ordres religieux, depuis l'origine du christianisme. De même que la philosophie a été rajeunie de loin en loin par des écoles nouvelles, de même la religion a été relevée, exaltée, de siècle en siècle, par de nouveaux ordres, qui prétendent la posséder, et, en effet, à un moment donné, la possèdent par excellence. Tous, ils ont leur vie, leur vertu propre. Ils poussent, pendant quelque temps, le char de la foi, jusqu'au moment où altérés par l'esprit du monde qu'ils combattent, et se prenant eux-mêmes pour but, ils s'arrêtent, se déifient. Chacun de ces ordres a son institution écrite; dans ces chartes du désert perce à chaque ligne l'instinct profond du législateur; quelques-unes sont aussi remarquables par la forme que par le fond. Il y en a de brèves, de laconiennes, comme les règles de Lycurgue: ce sont celles des anachorètes. Il y en a qui rappellent, par un dialogue fleuri, les habitudes de Platon: ce sont celles de saint Basile. Il y en a qui, par un éclat extraordinaire, peuvent lutter avec les élévations les plus poétiques de Dante; ce sont celles du Maître. Il y en a enfin qui, par la connaissance profonde des hommes et des affaires, rappellent l'esprit de Machiavel; ce sont celles des jésuites. La situation de l'âme humaine à chacune de ces époques est empreinte dans ces monuments. Au commencement, dans les institutions des anachorètes, dans la règle de saint Antoine, l'âme ne s'occupe que d'elle-même. Loin de vouloir convertir personne, l'homme, encore imbu du génie du paganisme, se fuit par toutes les routes; il n'a rien à dire à son semblable. Armé contre tout ce qui l'entoure pour le combat singulier du désert (singularem pugnam eremi), sa vie, jour et nuit, n'est que contemplation et prière. Prie et lis tout le jour, dit la règle. Plus tard, pendant le moyen âge, l'association muette succède à l'ermitage. Sous la loi de saint Benoît, on vit réuni dans le même monastère; mais cette petite société ne prétend pas encore entrer en lutte active avec la grande. Elle vit retranchée derrière ses hautes murailles (munimenta claustrorum); elle ouvre la porte au monde s'il vient à elle, mais elle ne va pas au-devant de lui. L'homme a peur de la parole humaine. Un éternel silence clôt les lèvres de ces frères; si elles s'ouvraient, le verbe païen pourrait en sortir encore. Chaque soir, ces associés du tombeau s'endorment sous le froc, la ceinture autour des reins, pour être plus tôt prêts à l'appel de la trompette des archanges. L'esprit de la règle est d'occuper saintement chaque heure dans l'attente taciturne du dernier jour qui approche. Ce moment passé, il se fait une révolution dans les institutions des ordres; ils veulent entrer en communication directe avec le monde, qu'ils n'ont aperçu qu'à travers l'étroite cloison du monastère. Le religieux sort de son couvent pour porter au dehors la parole, la flamme qu'il a conservée intacte. C'est l'esprit des institutions de saint François, de saint Dominique, des templiers et des ordres éveillés à l'inspiration des croisades. Le duel n'est plus dans le désert, il est transporté dans la cité. Après cela, il restait encore un pas à faire; ce sera l'œuvre de l'ordre qui prétend résumer tous ceux qui l'ont précédé, c'est-à-dire de la Société de Jésus. Car tous les autres ont un tempérament, un but, un habit particulier; ils tiennent à un certain lieu plutôt qu'à un autre; ils ont conservé le caractère du pays où ils sont nés. Il en est qui, selon leurs statuts, ne peuvent même être transplantés hors d'un certain territoire, auquel ils sont attachés comme une plante indigène.
Le caractère du jésuitisme, né en Espagne, préparé en France, développé, fixé à Rome, c'est de s'être assimilé l'esprit de cosmopolisme que l'Italie portait alors dans toutes ses œuvres. Voilà un des côtés par lequel il s'est trouvé d'accord avec l'esprit de la renaissance dans le midi de l'Europe. D'autre part, il se dépouille du moyen âge en rejetant volontiers l'ascétisme et la macération. En Espagne, il ne rêvait d'abord que la possession du Saint-Sépulcre; arrivé en Italie, il devient plus pratique: il ne s'arrête pas à convoiter un tombeau; ce qu'il veut encore, c'est le vivant, pour en faire un cadavre. Mais à force de se mêler, de se confondre avec la société temporelle, il devient incapable de s'en séparer, c'est-à-dire de lui rien apprendre de particulier. Le monde l'a conquis, ce n'est pas lui qui a conquis le monde; et si vous résumez par un mot toute cette histoire des ordres religieux, vous trouvez qu'à l'origine, dans les institutions des anachorètes, l'homme est si exclusivement occupé de Dieu, que les choses n'existent pas pour lui, et qu'à la fin, au contraire, dans la Société de Jésus, on est si fort absorbé par les choses, que c'est Dieu qui disparaît dans le bruit des affaires. (Applaudissements.)
Cette histoire des ordres religieux est-elle finie? Toujours, jusqu'ici, les révolutions de la science et de la société ont provoqué en face d'elles, pour les contredire ou les épurer, des ordres nouveaux; ces innovations successives dans l'esprit de ces sociétés partielles se mariaient admirablement avec l'immutabilité de l'église. C'était le signe le plus certain d'une vie puissante. Or, depuis trois siècles, depuis l'institution de la Société de Jésus, ne s'est-il rien passé dans le monde qui provoque une fondation nouvelle? N'y a-t-il pas eu assez de changements, de témérités dans les intelligences? La révolution française ne mérite-t-elle pas que l'on fasse pour elle ce qui se faisait au moyen âge pour la moindre des commotions politiques et sociales? Tout a changé, tout s'est renouvelé dans la société temporelle. La philosophie, je l'avoue, sous sa modestie apparente, est au fond pleine d'audace et d'orgueil. Elle se croit victorieuse! et contre des ennemis qui ont ainsi retrempé leurs armes, ce sont des ordres exténués, que l'on ramène au combat! Pour moi, si j'avais la mission qui a été accordée à d'autres, loin de me contenter de restaurer des sociétés déjà compromises avec le passé, ou ébranlées par trop d'inimitiés, les dominicains, les jésuites, je croirais très-fermement qu'il y a dans le monde assez de changements, de tendances, de philosophies, ou, si l'on veut, d'hérésies nouvelles, pour qu'il vaille la peine d'y opposer une autre règle, une autre forme, au moins un nom nouveau; je croirais que cet esprit de création est le témoignage nécessaire de la grande vie des doctrines, et qu'un seul mot prononcé par un ordre nouveau aurait cent fois plus d'efficacité que toute l'éloquence du monde dans la bouche d'un ordre suranné.
Quoi qu'il en soit, j'en ai dit assez pour montrer que la prédication dans une église particulière et l'enseignement public devant des hommes de croyances diverses, ne sont pas une même chose, que demander à l'un ce qui appartient à l'autre, c'est vouloir les détruire. La croyance et la science, ces deux situations de l'esprit humain, qui peut-être un jour n'en formeront qu'une seule, ont toujours été regardées comme distinctes. A l'époque dont nous nous occupons, elles ont été représentées exactement dans l'histoire par deux hommes qui ont paru à peu de distance l'un de l'autre: Ignace de Loyola et Christophe Colomb. Loyola, par un attachement absolu à la lettre même de l'autorité, au milieu des plus grands ébranlements, conserve, maintient le passé; il le ressaisit, en quelques endroits, jusque dans le sépulcre. Quant à Christophe Colomb, il montre à nu comment l'avenir se forme, par l'union de la croyance et de la liberté, dans l'esprit de l'homme. Il possède, autant que personne, la tradition du christianisme; mais il l'interprète, il le développe; il écoute toutes les voix, tous les pressentiments religieux du reste de l'humanité; il croit qu'il peut y avoir quelque chose de divin, même dans les cultes les plus dissidents. De ce sentiment de la religion, de l'église véritablement universelle, il s'élève à une vue claire des destinées du globe; il recueille, il épie les paroles mystérieuses de l'ancien et du nouveau Testament; il ose en tirer un esprit qui scandalise pour un moment l'infaillibilité; il la dément un jour; il l'oblige, le lendemain, de se soumettre à son avis; il répand un souffle de liberté sur toute la tradition; de cette liberté jaillit le verbe qui enfante un nouveau monde; il brise la lettre extérieure; il rompt le sceau des prophètes; de leurs visions, il fait une réalité. Voilà une tendance différente de la première. Ces deux voies resteront longtemps ouvertes avant de se réunir. Chacun est libre de choisir, de marcher en avant ou de retourner en arrière. Pour ce qui me regarde, c'était mon devoir d'établir, de constater le droit de préférer publiquement ici à la tendance qui ne regarde que le passé celle qui ouvre l'avenir, et en augmentant la création, augmente l'idée de la grandeur divine. Je l'ai fait, j'espère, sans haine comme sans tergiversation; et quoi qu'il puisse m'arriver, la seule chose dont je sois certain, c'est que je ne m'en repentirai jamais. (Applaudissements prolongés.)
La question fut décidée pour moi, ce jour-là. Avertis par la presse, les amis comme les ennemis de la liberté de discussion s'étaient donné rendez-vous et remplissaient deux amphithéâtres. Pendant trois quarts d'heure, il fut impossible de prendre la parole; plusieurs personnes même de nos amis étaient d'avis de la nécessité de remettre la séance à un autre jour. Je sentis que c'était tout perdre, et je me décidai à rester, s'il le fallait, jusqu'à la nuit. C'était aussi le sentiment de la plus grande partie de l'assemblée. Je remercie la foule des amis inconnus qui, au dedans et au dehors, par leur fermeté et leur modération, ont mis fin, à partir de ce jour, à toute espérance de troubles.
IIe LEÇON.
ORIGINES DU JÉSUITISME, IGNACE DE LOYOLA, les Exercices spirituels.
[17 mai 1843.]
Je connais l'esprit de cet auditoire, et j'espère en avoir dit assez pour qu'il me connaisse aussi. Vous savez que je parle sans aucune haine, mais avec la tranquille volonté de dire toute ma pensée. (Interruption.) Un observateur impartial, en voyant ce qui se passe, depuis quelques jours, dans ces enceintes, m'accordera volontiers qu'un fait nouveau se révèle, l'importance accordée par tous les esprits aux questions religieuses. Ce n'est pas une chose d'une faible signification de voir tant d'hommes attacher à de pareils sujets, l'intérêt, (je ne voudrais pas dire la passion) qu'ils prêtaient autrefois, seulement, à la scène politique. On a senti qu'il s'agit de l'intérêt de tous, et il n'a fallu qu'un mot, pour faire jaillir l'étincelle cachée au fond des cœurs. Les questions que nous rencontrons dans notre sujet sont des plus grandes que l'on puisse trouver; elles ne touchent par un point au monde actuel qu'à cause de leur grandeur même; sachons donc, je vous en supplie, nous élever avec elles, et conserver ce calme qui sied à la recherche de la vérité. Ce qui se fait ici ne reste pas caché dans ces enceintes; il y a loin d'ici, et même hors de France, des esprits sérieux qui nous regardent.
Il est des temps où les hommes sont élevés dès le berceau, pour le silence, certains de n'avoir jamais à subir aucune contradiction profonde; il en est où les hommes sont élevés pour le régime de la libre discussion, en plein soleil, et ces temps sont les nôtres. Le plus mauvais service que l'on puisse rendre aujourd'hui à une cause, c'est de prétendre étouffer l'examen par la violence. On n'y réussit pas; on n'y réussira jamais, et, tout au plus, on persuade aux esprits les plus conciliants que la cause que l'on défend est incompatible avec le régime nouveau. De quoi servent tant de menaces puériles? Ce n'est pas la France qui reculera devant un sifflet. Aucun homme dans ce pays n'a la puissance de faire circuler sa pensée, sans qu'elle rencontre quelque part un contrôle public. Le temps n'est plus où une idée, une société, un ordre pouvait s'infiltrer, se former, s'élever en secret, puis tout à coup éclater lorsque ses racines étaient si profondes qu'elles ne pouvaient être extirpées. Dans quelque sentier que l'on entre, toujours il se trouve quelque sentinelle éveillée, prête à jeter le cri d'alarmes. Il n'y a plus de piéges ni d'embûches pour personne. Cette parole dont je me sers aujourd'hui, vous vous en servirez demain; elle est ma sauvegarde, mais elle est surtout la vôtre. Que deviendraient mes adversaires, si elle leur était ôtée? Car je me représente aisément le philosophe réduit à ses livres; mais l'Eglise sans la parole, qui peut se l'imaginer un moment? Et c'est vous qui prétendez étouffer la parole au nom de l'Eglise. Allez! tout ce que je puis vous dire, c'est que ses plus grands ennemis ne feraient pas autrement.
J'ai montré, que l'établissement de la société de Jésus est le fond même de mon sujet. Prenons cette question dans les termes les plus désintéressés. Ne croyez pas d'abord que tout me semble condamnable dans la sympathie qu'elle inspire à quelques personnes de ce temps-ci. Je commence par dire que je crois fermement à leur sincérité. Au milieu de notre société souvent incertaine et sans but, elles rencontrent les débris d'un établissement extraordinaire, qui, lorsque tout a changé, a conservé immuablement son unité. Ce spectacle les étonne. A l'aspect de ces ruines pleines encore d'orgueil, elles se sentent attirées par une force qu'elles ne mesurent pas; je ne voudrais pas jurer que cet état de délabrement n'exerçât sur elles un prestige supérieur à celui de la prospérité même. Comme elles voient tous les dehors conservés, règles, constitutions écrites, coutumes subsistantes, elles se persuadent que l'esprit chrétien habite encore ces simulacres; d'autant plus qu'un seul pas fait dans cette voie les entraîne à beaucoup d'autres, et que les principes du corps sont liés avec un art infini. Entrées ainsi dans ce chemin, elles s'engagent de plus en plus, cherchant toujours sous les formes de la doctrine de Loyola, le génie et l'âme du christianisme. Or, mon devoir est de dire à ces personnes, comme à toutes celles qui m'entendent, que la vie est ailleurs, qu'elle n'est plus dans cette constitution, simulacre vide de l'esprit de Dieu, que ce qui a été a été, que l'odeur s'est échappée du vase, que l'âme du Christ n'est plus dans ce sépulcre blanchi. Dussent-elles me vouer une haine qu'elles croient éternelle et qu'il m'est impossible de partager, oui, si elles viennent ici, violentes, menaçantes, je les en préviens, je le leur déclare en face, je ferai tout ce que je pourrai pour les arracher à une voie où elles ne trouveront, selon moi, que vide et déception; et il ne dépendra pas de moi, qu'enlevées aux étreintes d'une règle égoïste et d'un système mort, je ne les précipite dans un système tout contraire que je crois le chemin vivant de la vérité et de l'humanité.
Dans les circonstances les plus ordinaires, on prend conseil; on entend le pour et le contre; et lorsqu'il s'agit de donner sa pensée, son avenir à un ordre dont la première maxime, conforme au génie des sociétés secrètes, est de vous lier à chaque pas, en vous cachant le degré qui doit suivre, il est des hommes ici qui ne voudraient pas que personne les instruisît du but! Ils s'arment de haines contre ceux qui veulent montrer à quoi l'on s'engage en suivant ce chemin ténébreux. Assez d'autres paroles plus heureuses que la mienne poussent les esprits dans la route du passé. Que l'on souffre donc ce qu'il est insensé de vouloir empêcher; que l'on souffre que dans un autre lieu, une autre voix marque une autre route, en se fondant, sans colère, sur l'histoire et sur les monuments; après quoi, la bonne foi de personne n'aura été surprise. Si vous persévérez, du moins vos convictions auront subi l'épreuve de la contradiction publique; vous aurez agi, comme doivent faire des hommes sincères en des matières si graves. Je combats ouvertement, loyalement. Je demande que l'on se serve contre moi d'armes semblables.
Qui sait même, si parmi ceux qui se croient animés de plus d'aversion, il ne se trouve pas ici, en ce moment, quelqu'un qui plus tard se félicitera d'avoir été retenu aujourd'hui, sur le seuil qu'il allait franchir pour toujours?
Il faut d'abord savoir où l'on va; et la première chose dont j'aie à m'occuper, est de montrer la mission de l'ordre de Jésus dans le monde contemporain. Le jésuitisme est une machine de guerre; il lui faut toujours un ennemi à combattre, sans cela ses prodigieuses combinaisons resteraient inutiles. Dans le seizième siècle et le dix-septième, il a trouvé le protestantisme pour contradicteur. Non content de cet adversaire, l'idolâtrie des peuples de l'Asie et de l'Amérique lui a donné une glorieuse occupation. Sa gloire est de combattre toujours ce qu'il y a de plus fort. De notre temps quel est l'ennemi qui l'a contraint de ressusciter? Ce n'est pas l'Eglise schismatique, puisqu'au contraire c'est elle qui l'a rappelé et sauvé en Russie. Ce n'est pas l'idolâtrie. Quel est donc cet adversaire assez puissant pour réveiller les morts? Je veux, pour le montrer avec une pleine évidence, ne m'appuyer que sur la papauté elle-même, sur les bulles de condamnation et de restauration de l'ordre. En présence de ces monuments et de ces dates, vous tirerez vous-même la conséquence. La bulle qui supprime l'institut est du 21 juillet 1773. Je dois en citer quelques passages en avertissant d'avance que je ne me servirai jamais de termes plus explicites ni plus vifs que ceux dont se sert la papauté par la bouche de Clément XIV.
«A peine la société était-elle formée, suo fere ab initio, qu'il s'y éleva diverses semences de divisions et de jalousies, non seulement entre ses propres membres, mais encore à l'égard des autres corps et ordres réguliers, ainsi que du clergé séculier, des Académies, universités, colléges publics des belles lettres, et même à l'égard des princes qui l'avaient reçue dans leurs états...
«Loin que toutes les précautions fussent suffisantes pour apaiser les cris et les plaintes contre la société, on vit, au contraire, s'élever dans presque toutes les parties de l'univers des disputes très affligeantes contre sa doctrine: Universum pene orbem pervaserunt molestissimæ contentiones de societatis doctrinâ; que nombre de personnes dénonçaient comme opposée à la foi orthodoxe et aux bonnes mœurs. Les dissensions s'allumèrent de plus en plus dans la société, et au dehors les accusations contre elle devinrent plus fréquentes, principalement sur sa trop grande avidité des biens terrestres.
«Nous avons remarqué, avec la plus grande douleur, que tous les remèdes qui ont été employés n'ont eu presque aucune vertu pour détruire et dissiper tant de troubles, d'accusations et de plaintes graves; que plusieurs de nos prédécesseurs, comme Urbain VIII, Clément IX, X, XI, XII, Alexandre VII et VIII, Innocent X, XI, XII, XIII et Benoît XIV y travaillèrent en vain. Ils tâchèrent cependant de rendre à l'église la paix si désirable en publiant des constitutions très-salutaires, pour défendre tout négoce et pour interdire absolument l'usage et l'application de maximes que le saint siége avait justement condamnées comme scandaleuses et manifestement nuisibles à la règle des mœurs, etc., etc.
«Afin de prendre le plus sûr parti dans une affaire de si grande conséquence, nous jugeâmes que nous avions besoin d'un long espace de temps, non-seulement pour pouvoir faire des recherches exactes, tout peser avec maturité et délibérer avec sagesse, mais encore pour demander par beaucoup de gémissements et des prières continuelles, l'aide et le soutien du père des lumières.
«Après avoir donc pris tant et de si nécessaires mesures, dans la confiance où nous sommes d'être aidé de l'esprit saint, étant d'ailleurs poussé par la nécessité de remplir notre ministère, considérant que la société de Jésus ne peut plus faire espérer ces fruits abondants et ces grands avantages pour lesquels elle a été instituée, approuvée et enrichie de tant de priviléges par nos prédécesseurs, qu'il n'est peut-être pas même possible que tant qu'elle subsiste, l'église recouvre jamais une paix vraie et durable, persuadé, pressé par de si puissants motifs et par d'autres encore que les lois de la prudence et le bon gouvernement de l'Église universelle nous fournissent, mais que nous gardons dans le profond secret de notre cœur, après une mûre délibération, de notre certaine science et de la plénitude du pouvoir apostolique, nous éteignons et supprimons la dite société, abolissons ses statuts, constitutions, celles même qui seraient appuyées du serment, d'une confirmation apostolique ou de toute autre manière.»
Le 16 mai 1774, le cardinal, ambassadeur de France, transmet une confirmation de la bulle au ministre des affaires étrangères, en la commentant par quelques mots qui sont en même temps un avertissement au roi et au clergé.
«Le pape s'est décidé à la suppression au pied des autels et en la présence de Dieu. Il a cru que des religieux proscrits des états les plus catholiques, violemment soupçonnés d'être entrés autrefois et récemment dans des trames criminelles, n'ayant en leur faveur que l'extérieur de la régularité, décriés dans leurs maximes, livrés, pour se rendre plus puissants et plus redoutables, au commerce, à l'agiotage et à la politique, ne pouvaient produire que des fruits de dissension et de discorde, qu'une réforme ne ferait que pallier le mal, et qu'il fallait préférer à tout la paix de l'Eglise universelle et du Saint-Siége...
«En un mot, Clément XIV a cru la société des jésuites incompatible avec le repos de l'Eglise et des états catholiques. C'est l'esprit du gouvernement de cette compagnie qui était dangereux; c'est donc cet esprit qu'il importe de ne pas renouveler, et c'est à quoi le pape exhorte le roi et le clergé de France d'être sérieusement attentifs.»
Maintenant ma conclusion commence à se montrer. N'oubliez pas que la bulle d'interdiction précède de quinze ans à peine l'explosion de la révolution de 1789. Le génie précurseur qui donnait à la France la royauté de l'intelligence, gouvernait le monde même avant d'avoir éclaté; il avait passé des écrivains aux princes, des princes aux papes. Voyez l'enchaînement des choses! La France va se jeter dans la voie de l'innovation, et la papauté inspirée alors par le génie de tous, brise la machine créée pour étouffer dans son germe le principe de l'innovation. L'esprit de 1789 et de la constituante est tout entier dans cette bulle pontificale de 1773. Depuis ce moment, qu'arrive-t-il? Aussi longtemps que la France nouvelle reste victorieuse dans le monde, on n'entend plus parler de la compagnie de Jésus. Devant le drapeau librement ou glorieusement déployé de la révolution française, cette compagnie disparaît comme si elle n'eût jamais existé. Ses débris se cachent sous d'autres noms. L'empire, qui pourtant aimait les forts, laissa ces débris dans la poussière, sachant bien que lui qui pouvait tout ne pouvait en relever une pierre sans mentir à son origine, et que parmi les jugements portés par les peuples, il en est avec lesquels il ne faut pas jouer. Cependant le moment vient où la société de Jésus, écrasée par la papauté, est de nouveau triomphalement rétablie par la papauté. Que s'est-il donc passé? La bulle de restauration de l'ordre est du 6 août 1814. Cette date ne vous dit-elle rien? C'est le moment où la France assiégée, foulée, est contrainte de cacher ses couleurs, de renier dans sa loi le principe de la révolution, d'accepter ce qu'on veut bien lui octroyer d'air, de lumière et de vie. Au milieu de cette croisade de la vieille Europe, chacun emploie les armes qui sont à son usage. Dans ce débordement de milices de toutes les zônes, la papauté déchaîne aussi la milice ressuscitée de Loyola, afin que, l'esprit étant circonvenu comme le corps, la défaite soit complète et que la France agenouillée n'ait plus même dans son for intérieur la pensée de se redresser jamais.
Voilà les faits, l'histoire, la réalité sur laquelle on ne parviendra pas à égarer la génération qui s'élève. Il faut qu'on le sache bien; cette issue est celle à laquelle il faut arriver dès qu'on entre dans cette voie; elle ne paraît pas, on ne la montre pas au début, mais elle est le terme nécessaire. D'un côté la révolution française avec le développement de la vie religieuse et sociale; de l'autre, caché on ne sait où, son contradicteur naturel, l'ordre de Jésus, avec son attache inébranlable au passé. C'est entre ces choses qu'il faut choisir.
Et que personne ne pense qu'elles soient conciliables; elles ne le sont pas. La mission du jésuitisme au seizième siècle a été de détruire la réforme; la mission du jésuitisme au dix-neuvième est de détruire la révolution qui suppose, renferme, enveloppe et dépasse la réforme. (Applaudissements.) C'est une grande mission; mais, il faut l'avouer. Il s'agit bien vraiment de l'université et d'une dispute de collége! Les idées sont plus hautes. Il s'agit, comme toujours, d'énerver le principe de vie, de tarir à petit bruit l'avenir en sa source. C'est là toute la question. Elle s'est posée d'abord parmi nous. Mais elle est destinée à se développer ailleurs, à réveiller ceux qui sont le plus endormis d'un sommeil ou feint ou véritable; car ce n'est pas probablement sans raison que nous avons été si impérieusement poussés à la démasquer ici.
Cela posé, sans détour, je vais droit au cœur de la doctrine que je veux d'abord étudier historiquement, impartialement, dans son auteur, Ignace de Loyola. Vous connaissez cette vie puissante, où la chevalerie, l'extase, le calcul dominent tour à tour. Cependant il faut en retracer les commencements et voir comment tant d'ascétisme a pu s'accorder avec tant de politique, l'habitude des visions avec le génie des affaires. Placé aux confins de deux époques, ne vous étonnez pas si cet homme a été si puissant, s'il l'est encore, s'il marque ses conquêtes d'un sceau indestructible. Il exerce tout à la fois, la puissance qui naissait de l'extase au douzième siècle, et l'autorité qui s'appuie sur la pratique consommée du monde moderne: il y a en lui du saint François d'Assise et du Machiavel. De quelque manière qu'on l'envisage, il est de ceux qui investissent les esprits par les extrémités les plus opposées.
Dans un château de Biscaye, un jeune homme, d'une famille ancienne, reçoit, au commencement du seizième siècle, l'éducation militaire de la noblesse espagnole; en maniant l'épée, il lit, par désœuvrement, les Amadis; c'est là toute sa science. Il devient page de Ferdinand, puis capitaine d'une compagnie; beau, brave, mondain, avide surtout de bruits et de batailles. Au siége de Pampelune par les Français, il se retire dans la citadelle; il la défend courageusement à outrance; sur la brèche, un biscaïen lui casse la jambe droite; on l'emporte sur une litière dans le château voisin, c'est celui de son père. Après une opération cruelle, subie avec héroïsme, il demande, pour se distraire, ses livres de chevalerie. On ne trouve dans ce vieux château pillé, que la vie de Jésus-Christ et des saints. Il les lit; son cœur, sa pensée, son génie s'enflamment d'une révélation subite. En quelques moments, ce jeune homme, épris d'un amour humain, s'allume d'une sorte de fureur divine; le page est maintenant, un ascète, un ermite, un flagellant; ce sont là les commencements d'Ignace de Loyola.
Dans cet homme d'action, quelle est la première pensée qui s'élève? Le projet d'un pèlerinage en terre-sainte. En lisant les vies ardentes des saints Pères, il dessine, il peint grossièrement les paysages, les figures auxquels se rapportent ces récits. Bientôt il veut aller toucher cette terre sacrée; il croit voir, il voit la vierge qui l'appelle; il part. Comme sa blessure n'est pas encore guérie, il monte à cheval, emportant à l'arçon de sa selle sa ceinture, sa callebasse, ses sandales de corde, son bourdon, tous les insignes du pèlerin. Chemin faisant, il rencontre un Maure avec lequel il discute sur le mystère de la Vierge. Une tentation violente le saisit de tuer l'incrédule; il abandonne les rênes à l'instinct de son cheval. S'il rejoint le Maure, il le tuera; sinon, il l'oubliera. Il commence ainsi par mettre sa conscience à la merci du hasard. A quelque distance, il congédie ses gens, se revêt du cilice, et continue sa route, pieds nus. A Manrèze il s'enferme dans l'hôpital; il fait la veillée des armes devant l'autel de la Vierge, et suspend son épée aux piliers de la chapelle. Ses macérations redoublent; ses reins sont enfermés dans une chaîne de fer; son pain est mêlé avec la cendre; et le grand seigneur d'Espagne, s'en va mendiant de porte en porte, dans les rues de Manrèze. Cela ne suffit pas à la faim de ce cœur dévoré d'ascétisme; Loyola se retire dans une caverne où le jour n'arrive que par une fente de rocher; là il passe des jours entiers, même des semaines sans prendre de nourriture; on le trouve évanoui au bord d'un torrent. Malgré tant de pénitences, cette âme est encore troublée. Le scrupule, non pas le doute, l'assiége; il subtilise avec lui-même; ce même combat intérieur que Luther affrontait au moment de tout changer, Loyola, le soutient au moment de tout conserver. Le mal va si loin, que la pensée du suicide le poursuit; dans cette guerre intérieure, il gémit, il crie, il se roule sur la terre. Mais cette âme n'est pas de celles qui se laissent vaincre par le premier assaut; Ignace se relève; la vision de la Trinité, de la Vierge qui l'appelle vers son fils, le sauve du désespoir. Dans cette caverne de Manrèze, le sentiment de sa force s'est révélé à lui; il ne sait pas encore ce qu'il fera; seulement il sait qu'il a quelque chose à faire.
Un petit vaisseau marchand l'emporte par charité à Gaëte; le voilà sur la route de la terre-sainte; en Italie, toujours pieds nus, et mendiant, il voit Rome, se traîne à Venise;—c'est trop tard, lui crie une voix, le bateau des pèlerins est parti.—«Qu'importe, répond Loyola, si les navires manquent, je passerai la mer sur une planche.» Avec cette volonté brûlante, il n'était pas difficile d'atteindre Jérusalem; il y arrive, toujours pieds nus, le 4 septembre 1523. Dépouillé de tout, il se dépouille encore pour payer aux sarrasins le droit de voir et de revoir le saint sépulcre. Mais au moment où il saisit le terme de ses désirs, il aperçoit un terme plus éloigné. Il ne voulait que toucher ces pierres; maintenant qu'il les possède, il veut autre chose. Au dessus de la pierre du saint sépulcre, le Christ lui apparaît dans les airs, et lui fait signe d'approcher davantage. Appeler, convertir les peuples d'Orient, c'est la pensée fixe qui s'éveille chez lui. Il a désormais une mission positive; et depuis l'instant où son imagination a atteint le but désiré, il se fait un autre homme dans Loyola. L'imagination s'apaise; la réflexion grandit; le zèle des âmes l'emporte sur l'amour de la croix[50]. L'ascète, l'ermite se transforme, le politique commence.
A l'aspect de ce sépulcre désert, il comprend que les calculs de l'intelligence peuvent seuls y ramener le monde. Dans cette croisade nouvelle, ce n'est pas l'épée, c'est la pensée qui fera le miracle. Il est beau de voir ce dernier des croisés, proclamer en face du calvaire, que les armes seules ne peuvent plus rien pour ressaisir les croyants; dès ce jour, son plan est fait, son système préparé, sa volonté arrêtée. Il ne sait rien, à peine lire et écrire; en peu d'années il saura tout ce qu'enseignent les docteurs. Et voilà en effet le soldat, l'invalide amputé, qui abandonne les projets imaginaires, les voluptés de l'ascétisme pour prendre sa place au milieu des enfants, dans les écoles élémentaires de Barcelone et de Salamanque. Le chevalier de la cour de Ferdinand, l'anachorète des rochers de Manrèze, le libre pèlerin du mont Thabor courbe son esprit apocalyptique, sur la grammaire! Que fait-il, cet homme auquel les cieux sont ouverts? il apprend les conjugaisons, il épèle le latin. Ce prodigieux empire sur soi-même, au milieu des illuminations divines, marque déjà une époque toute nouvelle.
Cependant, l'homme du désert reparaît encore dans l'écolier. Il guérit, dit-on, les morts, il exorcise les esprits; il n'est pas si bien redevenu enfant, que le Saint n'éclate par intervalles. D'ailleurs, il professe on ne sait quelle théologie, que personne ne lui a enseignée et qui commence à scandaliser l'inquisition. On le met en prison; il en sort à la condition de ne plus ouvrir la bouche avant d'avoir étudié quatre ans dans une école régulière de théologie.
Ce jugement le décide à venir là où la science l'attirait, dans l'université de Paris. N'est-il pas temps que cette pensée si lentement mûrie se déclare? Loyola a près de trente-cinq ans; qu'attend-il encore? Cet étrange écolier, a, dans le collége de Ste-Barbe, pour compagnons de chambre, deux jeunes gens, Pierre le Fèvre, et François Xavier. L'un est un berger des Alpes prêt à goûter toute parole puissante; Loyola se ménage avec lui; il ne lui revèle son projet, qu'après trois ans de réserve et de calculs; l'autre est un gentilhomme tout infatué de sa jeunesse et de sa naissance; Loyola le loue, le flatte; il redevient pour lui le gentilhomme de Biscaye.
Au reste, pour subjuguer les esprits, il possède un moyen plus assuré: le livre des Exercices spirituels, l'œuvre qui renferme tout son secret, et qu'il a ébauché dans les ermitages d'Espagne. Préparés par sa parole, aucun de ses amis n'échappe à la puissance de cet ouvrage étrange, qu'ils appellent le livre mystérieux. Déjà deux disciples ont goûté cette amorce; ils lui appartiennent pour toujours; d'autres du même âge se joignent aux premiers; ils subissent, a leur tour, la fascination. C'est Jacques Laynez, qui, plus tard, sera général de l'ordre; Alphonse Salméron; Rodriguez d'Azévedo, tous espagnols ou portugais.
Un jour ces jeunes gens se rassemblent sur les hauteurs de Montmartre; sous l'œil du maître, en face de la grande ville, ils font vœu de s'unir pour aller en terre sainte, ou pour se mettre à la disposition du pape. Deux ans se passent; ces mêmes hommes arrivent à Venise par des chemins différents, un bâton à la main, un sac sur le dos, le livre mystérieux dans leur besace. Où vont-ils? Ils n'en savent rien! Ils ont fait alliance avec un esprit qui les entraîne dans sa force logique. Loyola arrive au rendez-vous par un autre chemin. Ils pensaient s'embarquer pour les solitudes de la Judée; Loyola, leur montre, au lieu de ces solitudes, l'endroit du combat, Luther, Calvin, l'Eglise anglicane, Henri VIII, qui assiégent la papauté. D'un mot il envoie François Xavier aux extrémités du monde oriental; il garde les huit autres disciples pour faire face à l'Allemagne, à l'Angleterre, à la moitié de la France et de l'Europe ébranlée. A ce signe du maître, ces huit hommes marchent, les yeux fermés, sans compter ni mesurer les adversaires. La compagnie de Jésus est formée; le Capitaine de la citadelle de Pampelune la conduit au combat. Dans la mêlée du seizième siècle, une légion sort de la poussière des chemins. Ce début est grand, puissant, saisissant; le sceau du génie est là: personne moins que nous ne songera à le dissimuler.
Si telle fut l'origine de la Société de Jésus, remontons au monument qui en est devenu l'âme, et renferme ce que Tacite appelait les Arcanes de l'Empire, Arcana imperii. On a étudié le jésuitisme dans ses développements; personne, que je sache, ne l'a encore montré dans son idéal primitif. Le livre des Exercices spirituels a jeté les uns après les autres, tous les premiers fondateurs de l'ordre dans le même moule. D'où lui vient ce caractère extraordinaire? C'est ce qu'il faut considérer. Nous touchons ici à la source même de l'esprit de la Compagnie.
Après avoir passé par toutes les conditions de l'extase, de l'enthousiasme, de la sainteté, Loyola, avec un calcul dont je ne parviendrai jamais à exprimer la profondeur, entreprend de réduire en un corps de système, les expériences qu'il a pu faire sur lui-même jusque dans le feu des visions. Il applique la méthode de l'esprit moderne, celle des physiciens à ce qui dépasse toute méthode humaine, à l'enthousiasme des choses divines. En un mot, il compose une physiologie, un manuel, ou plutôt encore la formule de l'extase et de la sainteté.
Savez-vous ce qui le distingue de tous les ascètes du passé, c'est qu'il a pu froidement, logiquement, s'observer, s'analyser dans cet état de ravissement, qui chez tous les autres exclut l'idée même de réflexion. Imposant à ses disciples, comme opérations, des actes qui, chez lui, ont été spontanés, trente jours lui suffisent pour briser, par cette méthode, la volonté, la raison, à peu près comme un cavalier qui dompte son coursier. Il ne demande que trente jours, triginta dies, pour réduire une âme. Remarquez, en effet, que le jésuitisme se développe en même temps que l'inquisition moderne; pendant que celle-ci disloquait le corps, les exercices spirituels disloquaient la pensée sous la machine de Loyola.
Pour arriver à l'état de sainteté, on trouve dans ce livre, des règles telles que celle-ci: «primò, tracer sur un papier des lignes de différentes grandeurs qui répondent à la grandeur des pensées; secondement, s'enfermer dans une chambre dont les fenêtres soient à demi-closes (januis ac fenestris clausis tantisper), etc.; cinquièmement, s'échapper en exclamations (quintùm in exclamationem prorumpere); sixièmement, dans la contemplation de l'enfer, laquelle comprend deux préludes, cinq points et un colloque, se figurer que l'on entend des plaintes, des vociférations, imaginer aussi de la fumée, du soufre, le ver de la conscience, etc. Or, ce ne sont pas les visions seules qui sont ainsi imposées; ce que vous ne supposeriez jamais, les soupirs même sont notés, l'aspiration, la respiration est marquée; les pauses, les intervalles de silence sont écrits d'avance comme sur un livre de musique. Vous ne me croiriez pas, il faut citer: «Troisième manière de prier en mesurant d'une certaine façon les paroles et les temps de silence[51].» Ce moyen consiste à omettre quelques paroles entre chaque souffle, chaque respiration; et un peu plus loin: «Que l'on observe bien les intervalles égaux entre les aspirations, les suffocations et les paroles.» (Et paria anhelituum ac vocum interstitia observet); ce qui veut dire que l'homme inspiré ou non, n'est plus qu'une machine à soupirs, à sanglots, qui doit gémir, pleurer, s'écrier, suffoquer à l'instant précis, et dans l'ordre où l'expérience a démontré que cela était le plus profitable.
L'éducation ainsi préparée, comment s'achève l'automate chrétien? Par quels degrés s'élève-t-il aux dogmes, aux mystères de l'Évangile? vous allez le voir. S'il s'agit d'un mystère, le prélude (præludium), avant tout autre opération, est de se représenter un certain lieu corporel, avec toutes ses dépendances. Par exemple, est-il question de la Vierge? le moyen est de se figurer une petite maison (domuncula); de la Nativité? une grotte, une caverne, disposée d'une manière commode ou incommode; d'une scène de prédication dans l'Évangile? un certain chemin avec ses détours plus ou moins escarpés. S'agit-il de la sueur de sang? il faut se figurer avant tout un jardin d'une certaine grandeur (certâ magnitudine, figurâ et habitudine), en mesurer la longueur, la largeur, le contenu; quant au règne du Christ, se représenter des maisons de campagnes, des forteresses (villas et oppida); après quoi, le premier point est d'imaginer un roi humain[52] parmi ses peuples; s'adresser à ce roi, converser avec lui; peu à peu changer le roi en Christ; se substituer au peuple, et se placer ainsi dans le vrai royaume.
Telle est la méthode pour s'élever aux mystères. Si cela est, voyez la conséquence! Partir toujours de l'impression matérielle, n'est-ce pas montrer pour l'esprit une défiance qui renverse la nature même du christianisme? N'est-ce pas entrer par déguisement dans le règne spirituel? et tant de précautions minutieuses pour remplacer le ravissement subit de l'âme n'iront-elles pas nécessairement dégénérer chez les disciples en ruses pour déconcerter le chef de la ruse? Quoi! le Dieu est là, agenouillé, pleurant dans la sueur de sang; et au lieu d'être tout d'abord transporté hors de vous-mêmes par cette seule pensée, vous vous amusez à me montrer cet enclos, à en mesurer mesquinement le contenu, à tracer méthodiquement le plan du sentier, viam planam aut arduam! Vous êtes au pied du Thabor dans le moment inexprimable de la transfiguration; et ce qui vous occupe est de savoir quelle est la forme de la montagne, sa hauteur, sa largeur, sa végétation? Est-ce là, grand Dieu, le christianisme des apôtres? est-ce celui des pères de l'Eglise? Non, car ce n'est pas celui de Jésus Christ.
Où vit on jamais dans l'Evangile cette préoccupation de l'arrangement et des coups de théâtre? C'est la doctrine qui parle, ce ne sont pas les choses. L'Evangile répète la parole, et les objets en sont illuminés. Loyola fait tout le contraire. C'est, comme il le dit si bien[53], par le secours des sens et des objets matériels qu'il veut se relever jusqu'à l'esprit. Il se sert des sensations comme d'une embûche pour attirer les âmes, semant ainsi le principe des doctrines ambiguës qui croîtront avec lui. Au lieu de montrer son Dieu tout d'abord, il ne conduit l'homme à Dieu que par un sentier détourné. Est-ce là, encore une fois, la voie droite de l'Evangile?
Tout ceci tient à une différence plus radicale entre le christianisme de Jésus-Christ et le christianisme de Loyola. Cette différence, je la connais, et je vais vous la dire.
Dans l'esprit de l'Evangile, le maître se donne à tous, pleinement, sans réserve, sans réticences. Chaque disciple devient, à son tour, un foyer qui répand la vie, la développe autour de lui; et jamais le mouvement ne s'arrête dans la tradition. Loyola, au contraire, avec une politique dont on n'épuisera jamais le fond, ne communique à ses disciples que la moindre partie de lui-même, l'extérieur ou l'écorce de sa pensée. Il a connu, senti l'enthousiasme dans sa jeunesse. Mais dès qu'il vise à organiser un pouvoir, il n'accorde plus à personne ce principe de liberté et de vie; il garde le foyer, il ne prête que la cendre. Il s'est élevé sur les ailes de l'extase et des ravissements divins, il n'autorise chez les autres que le joug de la méthode. Pour être plus sûr de régner seul, sans successeurs, il commence par retrancher chez eux tout ce qui a fait sa grandeur; et comme il demande pour son Dieu, non pas seulement une crainte filiale, mais une terreur servile, timor servilis, il ne laisse aucune issue à l'homme pour relever la tête. Le christianisme fait des apôtres, le jésuitisme des instruments, non des disciples.
Tournons donc nos yeux d'un autre côté; et si comme je l'ai toujours cru, l'âme trop délaissée a besoin de nourriture, si la pensée religieuse souffle de nouveau sur le monde, si l'étoile nouvelle se lève, ne restons pas en arrière, et marchons les premiers au-devant de ce Dieu qui se réveille dans les cœurs. Que d'autres (s'ils le veulent) s'enracinent dans la lettre, courons au-devant de l'Esprit; l'enthousiasme, qui seul crée, renouvelle les sociétés, n'est pas mort en France pour s'être refroidi. Que la génération nouvelle, en qui repose l'avenir, sans se laisser endormir par un trop grand soin des petites choses, aspire à continuer la tradition de vie; et, tous ensemble, montrons que toute religion n'est pas exclusivement, uniquement renfermée chez le prêtre, ni toute vérité dans la chaire sacrée.
IIIe LEÇON.
CONSTITUTIONS. PHARISAISME CHRÉTIEN.
[24 mai.]
Grâce à vous, la liberté de discussion ne sera pas étouffée; ici comme partout ailleurs le bon droit n'aura eu besoin que de se montrer pour l'emporter sur la violence. A la première nouvelle que le droit d'examen était menacé publiquement, on a pu douter d'une chose si étrange; lorsqu'elle a été certaine, toutes les opinions se sont réunies en un moment; vous vous êtes pressés autour de nous; et, par cette force irrésistible, qui naît de la conscience générale, vous avez prêté à nos paroles le seul appui que nous puissions désirer. Quelle que soit la diversité des impressions à d'autres égards, nous nous sommes confondus dans la même cause. Nous ne pouvions reculer d'un pas; vous ne pouviez nous renier; voilà ce que vous avez tous senti. Je vous en remercie au nom du droit et de la liberté de tous; les uns et les autres nous avons fait, je crois, ce que nous devions faire.
Ne pensez pas, d'ailleurs, que je n'aie désormais rien de plus pressé que d'envenimer mon sujet. Mon projet est tout différend. Je veux aujourd'hui ce que je voulais il y a un mois, étudier philosophiquement, impartialement, la Société de Jésus que je rencontre, sans pouvoir l'éviter; j'ajoute que je me fais un devoir de l'étudier, non chez ses adversaires, non pas même dans les œuvres des individus, mais seulement dans les monuments consacrés qui lui ont donné la vie.
Ce qui ne peut manquer de vous frapper, c'est la rapidité avec laquelle cette Société a dégénéré. Où trouver rien de semblable dans aucun autre ordre? Le cri public s'élève contre elle dès son berceau. La bulle de constitution est de 1540; déjà la Société est chassée, d'une partie de l'Espagne en 1555, des Pays-bas et du Portugal en 1578, de toute la France en 1594, de Venise en 1606, du royaume de Naples en 1622; je ne parle que des Etats Catholiques. Cette réprobation montre au moins combien le mal a été précoce. Pascal, en s'attachant aux casuistes voisins de son temps, s'est tu sur les origines de la Société; ce grand nom de Loyola a détourné son glaive. Dans le procès du dix-huitième siècle, on a surtout fait comparaître le jésuitisme du dix-huitième siècle. Ce qu'il nous reste à faire, est, en le saisissant dans ses racines, d'établir que cette prompte corruption était inévitable, puisqu'elle était en germe dans le premier principe, et qu'enfin il était impossible au jésuitisme de ne pas dégénérer, puisque par sa nature même, il n'est rien qu'une dégénération du christianisme.
J'ai montré avec impartialité, je l'espère, l'ascète dans Ignace de Loyola. Voyons aujourd'hui le politique. Son grand art est de s'effacer au moment où il touche le but. Lorsque sa petite société est réunie à Venise, et qu'il faut faire le dernier pas, aller à Rome, demander la consécration du pape, il se garde bien de paraître. Il envoie à sa place ses disciples, des hommes simples et soumis à toute autorité. Pour lui, il se cache, craignant de montrer sur son front, s'il paraît, le signe de la toute-puissance; le pape, en agréant les disciples, croit acquérir des instruments; il ne sait pas qu'il vient de se donner un maître.
C'est un trait que Loyola a de commun avec Octave: il touche au but de toute sa vie; pour s'en mieux emparer il commence par le repousser. Au moment où la Société créée par lui, va nommer son chef, Loyola se récuse; il se sent trop petit, trop indigne du fardeau; il ne peut l'accepter. Il sera le dernier de tous, si ses amis ne le contraignent d'être le premier! Après plusieurs années, quand il pense que cette autorité absolue qu'il s'est fait imposer a besoin d'être de nouveau retrempée, il veut abdiquer; lui, le maître des papes, le souverain de cette Compagnie qu'un de ses regards fait mouvoir d'un bout de la terre à l'autre, il menace de quitter sa villa de Tivoli, et de redevenir l'anachorète de Manrèse. Ses mains sont trop faibles, son génie trop timide pour suffire à la tâche; il faut encore que de tous les points du monde chrétien, les membres de la Société le supplient de rester à leur tête. Et ce n'était pas là une autorité douce et débonnaire! Ses disciples, le grand François Xavier, ne lui écrivaient qu'à genoux; pour avoir osé lui adresser une objection sur un point de détail, Laynez, l'âme du concile de Trente, Laynez, qui sera son successeur, tremble à une parole du maître; il demande pour son châtiment de quitter la direction spirituelle du concile, et d'employer le reste de sa vie à enseigner à lire aux enfants. Voilà quel était l'empire de Loyola sur les siens. D'ailleurs, habile à renier leur orthodoxie, dès qu'elle déplaît aux puissants, comme dans l'affaire de l'intérim.
De plus en plus attaché aux petites règles, il condamne dans Bobadilla, dans Rodriguez, cet amour pour les grandes, qui avait fait autrefois sa vie. Lui qui, dans sa jeunesse, avait été emprisonné comme novateur, on l'entend répéter que, s'il vivait mille ans, il ne cesserait de crier contre les nouveautés qui s'introduisent dans la théologie, la philosophie, la grammaire. Il excelle dans la diplomatie, au point de ne rien laisser à inventer à ses successeurs. Son chef-d'œuvre à cet égard, fut de concilier sa toute-puissance avec celle de la papauté. Le pape voulait, malgré lui, créer cardinal, Borgia, un de ses disciples. Loyola décide que le pape offrira, que Borgia refusera, se ménageant ainsi l'orgueil du refus, et l'ostentation de l'humilité. Enfin, après avoir vu l'accomplissement de tout ce qu'il a projeté, la Société reconnue, les Exercices spirituels consacrés, la constitution promulguée, il touche à l'agonie, il dicte sa dernière pensée. Quelle est-elle? «Ecrivez; je désire que la compagnie sache mes dernières pensées sur la vertu d'obéissance;» et ces dernières confidences, sont ces mots terribles, qui ont déjà été cités, et qui résument tout: que l'homme devienne tel qu'un cadavre, ut cadaver, sans mouvement, sans volonté; qu'il soit tel que le bâton d'un vieillard, senis baculus, que l'on prend ou rejette à son gré.
Ainsi ce ne sont pas là des images jetées au hasard dans la constitution; c'est par ces paroles réfléchies, répétées, qu'il prétend terminer sa vie; intime secret de cette âme, sur lequel il revient en mourant. Nous voudrions nous tromper sur ce point; nous ne le pourrions pas. Voilà, il faut l'avouer, un christianisme tout nouveau, car les miracles du Christ étaient faits pour rappeler les morts à la vie; les miracles de Loyola sont faits pour ramener les vivants à la mort. Le premier et le dernier mot du Christ, c'est la vie. Le premier et le dernier mot de Loyola, c'est le cadavre. Le Christ fait sortir Lazare du sépulcre; Loyola veut de chaque homme faire un Lazare au tombeau. Encore une fois, qu'y a-t-il de commun entre le Christ et Loyola?
Je sais que quelques personnes sincères, n'ont pu s'empêcher d'être au moins étonnées du caractère des Exercices spirituels, et des citations incontestables que j'ai dû faire. Elles s'échappent en pensant que c'est là sans doute un code, une loi tombée en désuétude, et qui n'est plus pour rien dans la tradition de la société de Jésus. Je ne puis leur laisser ce refuge. Non, le livre des Exercices spirituels n'est pas hors d'usage. Au contraire, il est le fondement, non-seulement de l'autorité de Loyola, mais encore de l'éducation de toute la société; d'où la nécessité de l'admettre tout entier, ou en le rejetant, de rejeter avec lui la compagnie dont il est le principe vital; point de milieu; car, suivant la compagnie, il est l'œuvre inspirée d'en haut; la mère de Dieu l'a dicté, dictante Mariâ. Loyola n'a fait que le transcrire sous l'inspiration divine.
Que l'on ne pense pas non plus que j'aie choisi méchamment dans l'examen de cet ouvrage, les parties les plus singulières, qui auraient le plus embarrassé ceux que je combats. Je n'ai extrait que les points sérieux; il en est de ridicules qui renferment déjà le principe des maximes et des subterfuges qu'a combattus Pascal. Croirait-on, par exemple, que Loyola, cet homme si sérieux dans l'ascétisme, soit conduit par son propre système à jouer, feindre la macération? Comment! ruser avec ce qu'il y a de plus spontané, avec les saintes flagellations de Madeleine et de François d'Assises! Oui, quoi qu'il en coûte, pour faire toucher du doigt tout le système, je dois citer les paroles du livre fondamental, des Exercices spirituels: et ne riez pas, je vous prie, car je ne trouve rien de plus triste que de pareilles chutes. Toute la pensée est là:—«Servons-nous, dit Loyola, dans la flagellation, principalement de petites ficelles qui blessent la peau, en effleurant l'extérieur, sans atteindre l'intérieur, pour ne pas nuire à la santé[54].»
Quoi! dès l'origine, dans la règle idéale, avant toute dégénération, contrefaire froidement, frauduleusement les stigmates et les meurtrissures des anachorètes et des Pères du désert, qui condamnaient sur leurs flancs exténués les révoltes du vieil homme! Le martyre n'est imposé qu'aux saints, je le sais bien! mais jouer avec le martyre, ruser avec l'héroïsme, frauder la sainteté! qui eût jamais cru que cela fût possible? qui eût jamais cru que cela fût écrit, commandé, ordonné dans la loi? De cette première fraude ne voyez-vous pas naître le sanglant châtiment et le fouet véridique des Provinciales?
Nous sommes au cœur de la doctrine. Continuons d'entrer dans cette voie. Le livre des Exercices spirituels est le piége perpétuellement tendu par la société; mais comment attirer les âmes de ce côté? Une fois attirées, comment les retenir au début, leur communiquer peu à peu le désir de s'arrêter sur cette amorce, de se fixer dans cette gymnastique extérieure? Comment les enchaîner par degrés, sans qu'elles s'en doutent? Nouvel art qui est déposé dans un autre ouvrage, presque aussi extraordinaire que le premier; je parle du Directorium. Quelques années après la fondation de la société, les membres principaux s'entendirent pour réunir les expériences personnelles qu'ils avaient faites sur l'application de la méthode de Loyola. Le général de l'ordre, Aquaviva, homme d'une politique consommée, tint la plume; de là naquit ce second ouvrage également fondamental, qui est au premier ce que la pratique est à la théorie. Vous avez vu le principe; voici la tactique mise en action. Pour attirer quelqu'un à la société, il ne faut pas agir brusquement, ex abrupto. Il faut attendre quelque bonne occasion, par exemple, que cette personne éprouve un chagrin extérieur, ou encore, qu'elle fasse de mauvaises affaires[55]. Une excellente commodité se trouve aussi dans les vices même[56].
Dans les commencements il faut bien se garder de proposer comme exemples, ceux qui, le premier pas fait, ont été conduits à entrer dans l'ordre; c'est du moins là ce qu'il faut taire jusqu'au bout[57]. S'il s'agit de personnes considérables, ou de certains nobles[58], ne pas leur livrer les exercices complets. Dans tous les cas, il vaut mieux que l'instructeur se rende chez ces personnes, parce que la chose est ainsi plus facilement secrète[59]. Et pourquoi donc tant de secrets dans les affaires de Dieu?
A l'égard du grand nombre, la première chose à faire, est de réduire à la solitude cellulaire celui qui est destiné aux exercices. Là, séparé de l'aspect des hommes, et surtout de ses amis[60], il ne doit être visité que par l'instructeur, et par un valet taciturne, qui n'ouvrira la bouche que sur les objets de son service. Dans cet isolement absolu, lui mettre entre les mains les Exercices spirituels, puis l'abandonner à lui-même. Chaque jour, l'instructeur (instructor) paraîtra un moment, pour l'interroger, l'exciter, le pousser plus avant dans cette voie sans retour. Enfin, lorsque cette âme est ainsi dépaysée, brisée, qu'elle s'est jetée elle-même dans le moule de Loyola, qu'elle sent l'étreinte irrésistible, lorsqu'elle est suffisamment déracinée, et que, pour parler comme le Directorium, elle étouffe dans l'agonie[61], admirez le triomphe de cette diplomatie sacrée! Le rôle de l'instructeur change subitement; d'abord, il pressait, il excitait, il enflammait; maintenant que tout est fait, il faut montrer une habile indifférence. Non, rien de plus profond, je devrais dire de plus infernal n'a été inventé, que cette patience, cette lenteur, cette froideur, au moment de saisir cet esprit qui déjà ne s'appartient plus. Il est bon, dit le Directorium, «de le laisser alors un peu respirer[62].» Lorsqu'il a «repris jusqu'à un certain point haleine[63],» c'est le moment favorable: car il ne faut pas qu'il soit «toujours torturé[64].» C'est-à-dire que lorsque cette âme agonisante s'est abandonnée tout entière, vous lui laissez froidement le choix[65]; il faut que dans cet instant de répit, elle conserve précisement assez de vie pour se croire libre encore de s'aliéner pour jamais. Qu'elle rentre si elle veut dans le monde, qu'elle s'engage dans un autre ordre, si cela lui plaît mieux; les portes lui sont ouvertes, maintenant qu'elle est enchaînée par les mille replis que l'instructeur a serrés autour d'elle; la merveille, c'est de prétendre que ce cœur exténué recueille un reste de liberté, pour se précipiter lui-même dans l'éternelle servitude. Rassemblez tout ce que vos souvenirs vous rappellent de combinaisons machiavéliques, et dites si vous trouvez rien qui surpasse la tactique de cet ordre aux prises avec l'âme, en particulier.