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Diane de Lancy; Les pretendus de la meunière

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The Project Gutenberg eBook of Diane de Lancy; Les pretendus de la meunière

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Title: Diane de Lancy; Les pretendus de la meunière

Author: Ponson du Terrail

Release date: June 3, 2018 [eBook #57262]
Most recently updated: January 24, 2021

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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produced from images available at The Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DIANE DE LANCY; LES PRETENDUS DE LA MEUNIÈRE ***

DIANE DE LANCY

———
Paris.—Imprimerie L. Poupart-Davyl, 30 rue du Bac
———

PONSON DU TERRAIL

DIANE
D E   L A N C Y

LES PRÉTENDUS DE LA MEUNIÈRE

PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
15, BOULEVARD MONTMARTRE

A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & Cᵉ, ÉDITEURS

A Bruxelles, à Leipzig et à Livourne
1868
Tous droits de traduction et de reproduction réservés

DIANE DE LANCY

PROLOGUE

I

Par une soirée pluvieuse et froide du mois de novembre 1792, une barque était amarrée dans une petite baie des côtes du Finistère, à quarante pas environ d’une hutte de pêcheur, dont la mer, lorsqu’elle était grosse, venait ébranler les murs et battre la porte à moitié disjointe.

La barque dansait sur la lame avec un sinistre bruit que causaient ses avirons en heurtant les bordages, l’Océan était gros de colères encore contenues, mais qu’un souffle de vent allait faire éclater; et ce souffle n’était pas loin, si l’on en jugeait à la forme bizarre et tourmentée des nuages qui se mouvaient lourdement à l’horizon.

La nuit était proche, la pluie rétrécissait ce demi-cercle que, du haut des plages, l’œil paraît embrasser au loin sur la mer: cependant, aux dernières et blafardes lueurs de ce crépuscule privé de rayons, on apercevait, à cette ligne extrême qui sépare le ciel de l’Océan, un point noir qui semblait s’approcher de la terre avec une prudente circonspection.

Ce point noir n’était autre qu’un de ces petits bâtiments de commerce qui, pendant les orages révolutionnaires, sauvèrent de la guillotine tant de victimes, en les déposant, en une seule nuit, sur le rivage anglais. Dans la hutte du pêcheur il y avait un grand feu, autour duquel étaient assis trois personnages dont la différence de costumes indiquait suffisamment la diversité de rang et de profession.

Le premier était le maître de la hutte, un grand gaillard bien découplé, aux épaules larges, aux cheveux d’un roux ardent, aux mains calleuses et couvertes de ces durillons ineffaçables qui proviennent du frottement continuel de l’aviron. Ce n’était plus un jeune homme, peut-être était-ce un vieillard, mais des plus robustes à coup sûr.

Ses deux hôtes pouvaient avoir l’un et l’autre de vingt-trois à vingt-cinq ans; ils étaient bruns de visage et de cheveux; on aurait pu, à une vague ressemblance existant entre eux et provenant bien plus d’une communauté de type que d’une identité de race, les prendre pour deux frères, si l’un n’avait été vêtu d’un uniforme d’officier qui indiquait le gentilhomme, tandis que l’autre portait la livrée d’un valet; le premier était assis sur l’unique chaise qui se trouvait dans la hutte, les pieds tournés vers le feu, son front appuyé dans ses mains, accoudé qu’il était à une table boiteuse et encore chargée des débris du plus modeste des repas. Une somnolence pénible, double résultat d’une longue marche et de navrantes préoccupations, paraissait s’emparer de lui, car sa tête s’inclinait parfois et ses yeux se fermaient à demi.

—Baptiste, dit-il tout-à-coup à son valet, à quelle heure devons-nous partir?

—A minuit, monsieur le chevalier.

—Quelle heure est-il?

—Huit heures à peine.

—Quatre heures encore! murmura le chevalier, et l’on m’attend là-bas, car ma place est dans les rangs de l’armée du roi.

—Si monsieur le chevalier voulait écouter mon conseil, dit le valet dont la voix était dominée par une intraduisible émotion, il essayerait de dormir et s’allongerait sur ce grabat. Monsieur le chevalier ne s’est pas couché depuis bientôt trois jours, et il doit être brisé. Kervan et moi nous veillerons sur le repos de monsieur le chevalier, et nous le ferons relever aussitôt que le lougre anglais sera près des côtes.

—Soit, répondit le chevalier; pour être fort il faut dormir, et j’ai besoin de toutes mes forces car j’ai encore à faire un long voyage.

Il s’allongea sur une méchante paillasse placée dans un coin de la hutte, et peu après on entendit résonner cette respiration bruyante qui n’appartient qu’à la jeunesse lorsqu’elle dort de son calme et pesant sommeil.

Celui qui eût surpris alors l’éclair de sombre joie qui brilla dans l’œil de Baptiste en eût été épouvanté; un rire silencieux et terrible glissa sur ses lèvres et mit à nu ses dents aiguës et blanches qui trahissaient l’origine méridionale.

Il ouvrit la porte de la hutte, fit un signe discret au pêcheur et se dirigea vers la grève, où la lame rugissait et se couronnait d’écume en galopant sur le galet.

Le pêcheur le suivit sans trop savoir de quoi il était question, et tous deux s’arrêtèrent à vingt pas de la cabane et se regardèrent, l’un avec curiosité, l’autre avec une expression subite de résolution et d’audace qui fit reculer d’un pas le robuste pêcheur.

—Dites donc, l’ami, fit alors Baptiste à mi-voix, M. le chevalier vous a promis cinq louis pour le conduire dans votre canot jusqu’au lougre?

—Oui, dit le pêcheur, ce n’est pas trop, car je joue ma tête chaque jour à passer des émigrés.

—Croyez-vous en Dieu?

—C’est selon, répondit le pêcheur.

—Avez-vous des scrupules?...

—C’est selon encore...

—Si je vous offrais mille louis?...

L’œil du pêcheur étincela comme naguère celui de Baptiste.

—Quel crime voulez-vous donc me faire commettre? demanda-t-il.

—Aucun; je me charge de tout.

—Mais encore...

—Eh! dit soudain le valet prenant à sa ceinture un pistolet tout armé, je vous casse la tête en cas de refus.

Le geste avait été si prompt, l’énergie qui brillait dans l’œil du valet était si terrible que le pêcheur se vit contraint d’obéir sans plus ample explication.

—Que faut-il faire? demanda-t-il.

—Presque rien, répondit Baptiste. Vous voyez cette futaille.

Et du geste il indiquait un tonneau qu’un navire trop lesté avait jeté à la mer par le gros temps et qui s’était crevassé en se heurtant aux rocs de la grève, poussé qu’il était par les lames en fureur.

—Prenez-la, ajouta Baptiste, et suivez-moi.

Le pêcheur s’empara de la futaille et la souleva dans ses bras robustes, malgré son poids et sa dimension; puis, sur un signe du valet, il la déposa à l’entrée de la hutte.

Le chevalier dormait toujours; Baptiste n’avait point remis à sa ceinture ce pistolet qui lui assurait la complicité du père Kervan: c’était le nom du pêcheur.

—Maintenant, continua le laquais à voix basse, cherchez des cordes, et, si vous n’en avez pas, prenez du fil de caret. Très-bien. Voici mon mouchoir, vous allez saisir le chevalier à la gorge et vous le bâillonnerez.

Le père Kervan tremblait de tous ses membres, car il commençait à comprendre; mais il voyait le canon du pistolet à la hauteur de sa tempe, et il se résigna à obéir.

Le chevalier, éveillé en sursaut par la brusque pression des mains du pêcheur qui étreignirent son cou comme un étau, ouvrit les yeux et voulut crier, mais il fut bâillonné sur-le-champ; il essaya de se débattre et de renverser son agresseur, mais Kervan lui appuya son genou sur la poitrine et le garrotta en un tour de main, et si solidement, qu’il lui fut impossible de faire un mouvement.

Baptiste assistait à cette étrange exécution avec un horrible sang-froid et supportait avec calme le regard indigné de son maître, dont le geste et la voix étaient complétement paralysés.

—A présent, reprit le laquais s’adressant au pêcheur, souviens-toi de ton premier métier, père Kervan, car tu as été charpentier à bord d’un navire du roi, prends un marteau et des clous, et rafistole-moi ce tonneau de façon qu’il puisse être un logis agréable à M. le chevalier.

Le père Kervan obéit encore. Il rejoignit les douves l’une après l’autre, à l’exception de trois qu’il fit sauter hors des cercles, et, aidé de Baptiste, qui, pour un moment, déposa son pistolet sur la table, il enleva le chevalier de son grabat et le plaça dans le tonneau, couché sur le dos et étendu tout de son long; puis, sur un nouveau signe du laquais, il rajusta soigneusement les douves, et le chevalier se trouva enseveli vivant dans cet étrange cercueil, n’ayant plus avec le monde d’autre communication que le trou de la bonde, trou que Baptiste jugea inutile de boucher.

—Il faut, dit-il, que M. le chevalier puisse avoir de l’air et respire tout à son aise, car il va faire un long voyage.

Puis il poussa du pied le tonneau dans un coin et se tourna vers le pêcheur:

—Tu peux border tes avirons, lui dit-il, nous allons partir. J’ai aperçu tantôt le beaupré du lougre; il court des bordées à une lieue à peine.

—La mer est mauvaise, répondit Kervan, nous ferions mieux d’attendre encore.

—Non pas, répondit impérieusement Baptiste en ressaisissant son pistolet, je suis pressé.

—Je suis à vos ordres, murmura Kervan.

Le laquais prit alors sous la table une petite valise qu’il ouvrit, et il en retira un vêtement complet qui n’était autre que la petite tenue d’un officier de la marine du roi; cet uniforme appartenait au chevalier, qui servait naguère en qualité d’enseigne sur une frégate de Sa Majesté.

Le chevalier venait de Toulon, en droite ligne; il était porteur d’un message important des royalistes du Midi à l’armée de Condé. Désespérant de pouvoir passer la frontière allemande et gagner Coblentz par le Nord, le chevalier avait préféré traverser la Bretagne, où les émigrés étaient protégés partout, et s’embarquer pour l’Angleterre, d’où il lui devait être facile de gagner les Pays-Bas et la Prusse.

Baptiste dépouilla lestement ses habits de laquais, et, devant le pêcheur interdit, endossa pièce à pièce sa petite tenue de marin; puis il prit l’épée que le chevalier avait retirée de son ceinturon et placée, dans un coin, et se la passa galamment en verrouil; enfin il se coiffa du tricorne de son maître, et regardant le pêcheur stupéfait:

—Comment me trouves-tu, drôle? lui demanda-t-il; penses-tu que je ne ferai pas un gentilhomme accompli?

Le pêcheur ne répondit pas. Peut-être éprouvait-il honte et remords de sa complicité dans ce crime sans précédent.

—Allons, continua le laquais lorsqu’il eut achevé sa métamorphose, en route, mon maître! et prends ce tonneau. M. le chevalier fera avec nous une partie du voyage.

Kervan obéit; le terrible pistolet lui semblait la plus significative des logiques.

Baptiste s’arma d’une torche de résine et éclaira le pêcheur, qui déposa à l’avant de la barque ce bizarre cercueil où le vrai chevalier était enfermé tout vivant; puis il s’installa lui-même à côté et dit à Kervan:

—Pousse au large!

Le père Kervan s’assit sur son banc, après avoir ouvert la chaîne qui retenait le canot à un anneau de fer enfoncé dans le roc, et, d’un coup d’aviron, il se trouva à dix brasses de la plage.

La mer était mauvaise, ainsi qu’il l’avait dit; le vent s’élevait, les vagues se dressaient écumantes et blanchâtres, et la frêle embarcation qui portait les trois hommes se trouvait tantôt suspendue à leur sommet, tantôt plongée en d’incommensurables abîmes. Kervan nageait avec vigueur, la sueur ruisselait sur son front; de temps à autre il tournait la tête et cherchait à s’orienter sur le fanal de poupe du lougre; mais il apercevait le laquais devenu gentilhomme qui se tenait debout à l’avant, le pied dédaigneusement posé sur le tonneau qui enfermait son maître, et la vue de ce misérable le glaçait d’horreur à ce point qu’il oubliait le lougre et le fanal, et se courbait de nouveau sur les avirons.

—Maître, lui dit tout à coup Baptiste, tu es las, passe-moi tes rames, je vais nager à mon tour, et ne crains rien, j’ai été matelot sur la Capricieuse, une belle frégate du roi que commandait en second M. le chevalier. Demeure à ton banc, il y a ici près d’autres chevilles de fer.

Le père Kervan, pour ne point se retourner, éleva ses avirons au-dessus de sa tête et les tendit en arrière à Baptiste, qui s’en empara.

Mais tout aussitôt le pêcheur poussa un cri étouffé et roula au fond de la barque; d’un coup d’aviron sur le haut de la tête, Baptiste l’avait assommé.

Alors, sans perdre de temps, le laquais saisit à bras-le-corps le pêcheur évanoui, et le lança à la mer, où il disparut, sous une vague.

—Voilà, dit-il, un gaillard qui ne livrera point mon secret, j’imagine. A nous deux, maintenant, monsieur le chevalier.

Et Baptiste se pencha sur le tonneau, et plaça ses lèvres à la hauteur du trou par où le chevalier pouvait respirer.

—Mon doux seigneur, lui dit-il avec un accent de féroce raillerie, vous aviez la main leste autrefois, et vous m’avez bâtonné en mainte occurrence. Je crois même que vous y preniez un certain plaisir, parce que j’avais l’insolence de vous ressembler, moi, votre laquais! Eh bien, voyez cependant combien cette ressemblance va me servir; il y a dix ans que vous n’avez mis les pieds en Morvan, nous arrivons des Indes tous deux, nul ne vous a vu en France, nul ne pourra juger, à l’étranger, que je ne suis pas le chevalier de Lancy; comprenez-vous?

Je vais rejoindre les émigrés... Oh! soyez tranquille, mon doux seigneur, j’ai de l’usage et une certaine bravoure, je porterai bien votre nom; je me battrai en gentilhomme. Et lorsque la bourrasque aura passé, quand nous reviendrons en France, nous tous les fidèles du roi, votre vieux père le marquis et votre frère le comte me recevront à bras ouverts dans leur manoir morvandiau de la Fauconnière.

Je deviendrai le héros de votre famille, monseigneur; je partagerai votre haine héréditaire pour les barons de Vieux-Loup, vos voisins, et pas plus que vous ne l’auriez souffert, je ne les laisserai point chasser sur mes terres.

Adieu donc, chevalier, mon doux maître, il faut nous quitter, c’est indispensable, car il ne peut y avoir maintenant deux chevaliers de Lancy. Mais avouez que votre laquais Baptiste est un garçon qui ne manque nullement de procédés délicats; je vous ai réservé, à vous, enseigne de corvette, des funérailles de marin.

Un éclat de rire acheva la phrase du scélérat, puis il lança le tonneau par-dessus le bordage, et le vrai chevalier de Lancy s’en alla sur le dos des lames rejoindre le cadavre de Kervan le pêcheur...

II

On était au mois de juillet 1815. C’était le matin vers neuf heures, sur le boulevard de Gand, au Café de Paris. Les alliés encombraient encore les rues de la capitale, et les uniformes les plus bizarres, les plus variés, depuis le bonnet fourré des Cosaques jusqu’à la pelisse du hussard hongrois, se croisaient dans tous les sens.

Le Café de Paris, qui, dès cette époque, jouissait de la vogue qu’il possède aujourd’hui encore, était le rendez-vous de deux camps bien opposés qui recherchaient toutes les occasions possibles de se trouver mutuellement en présence.

Le premier se composait de quelques officiers de l’empire, mis en demi-solde par le nouveau régime, glorieux parias qui pleuraient leur général et protestaient à coups d’épée, chaque matin, dans les allées du bois de Boulogne, contre l’envahissement de notre territoire. Le second se recrutait de quelques majors prussiens et autrichiens et d’un petit nombre de gentilshommes récemment rentrés en France, qui s’indignaient de l’épithète ridicule de voltigeurs de Louis XV.

Chaque jour, d’une table à l’autre, dans un corridor, sur les marches du perron, un regard, un défi, étaient échangés, et on allait se battre. La police avait fini par ne plus s’en mêler, tant le fait se renouvelait fréquemment.

Or, ce jour-là, vers neuf heures, dans le grand salon du Café de Paris, deux officiers de l’ancienne armée française fumaient en prenant du chocolat, et causaient à voix basse. Ils étaient vêtus du costume de ville, mais leur longue moustache retroussée et la façon toute militaire dont était boutonnée leur redingote ne laissaient prendre le change à personne sur leur profession.

Le café était à peu près désert à cette heure matinale, et l’un des deux officiers disait à son camarade:

—Je vous avoue, mon cher, que, malgré mes opinions royalistes, dont je ne me suis jamais départi, du reste, et pour lesquelles Sa Majesté l’Empereur daigne faire quelque cas de moi, je ne serais nullement fâché de rencontrer un major prussien qui voulût bien me permettre de l’envoyer dans l’autre monde pour me venger ainsi de nos humiliations et de nos revers.

—Et moi, répondit le second interlocuteur, je tirerais volontiers l’épée contre un émigré.

—Vous n’êtes pas gentilhomme, vous, mon cher Roland, et cela vous est permis. Mais moi, je suis baron, et ne puis oublier que les émigrés sont tout simplement mes parents, mes amis, mes coreligionnaires. Ils ont suivi leur roi, je suis demeuré pour servir mon pays. C’est la seule différence qui existe entre nous.

Au moment où le baron achevait, deux hommes portant l’uniforme de capitaine au chevau-légers entrèrent et vinrent s’asseoir à une table voisine. A l’empressement que montra le garçon à leur arrivée, il était aisé de les reconnaître pour des habitués, et l’officier de l’Empire tressaillit tout à coup lorsque le maître de l’établissement, s’approchant lui-même, eut dit à l’un d’eux:

—Monsieur le chevalier de Lancy désire-t-il déjeuner?

Celui qu’on venait de nommer le chevalier de Lancy était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, de haute taille, à la figure basanée, aux cheveux noirs, à peine argentés çà et là d’un filet blanc. Il avait le geste impérieux, l’œil fier, la mine hautaine. Il entama presque aussitôt avec son ami une conversation dont les premiers mots étaient évidemment désagréables aux deux officiers de l’empire, car celui qui avait tout à l’heure avoué son titre de baron se leva et vint à lui:

—Monsieur, lui dit-il poliment, deux mots, s’il vous plaît.

—Je vous écoute, monsieur.

—Vous êtes le chevalier de Lancy?

—Pour vous servir, monsieur.

—Gentilhomme du Morvan?

—Précisément.

—Et le fils du marquis de Lancy, mort il y a trois ans?

—Vous touchez juste.

—Me permettez-vous, à mon tour, de vous décliner mon nom?

—Je l’attends avec impatience, monsieur.

—Eh bien, monsieur, je suis le colonel baron de Vieux-Loup, votre voisin de terre.

—Ah! ah! dit le chevalier.

—Vous savez, reprit le baron, que nos deux familles ont toujours eu l’une pour l’autre, et cela à travers les siècles, une vieille antipathie...

—Dont la cause première se perd dans la nuit des temps, riposta le chevalier.

—Pardon, reprit le baron, je crois que vous faites erreur, et si vous voulez bien me le permettre, tandis qu’on apprête votre déjeuner, je vous ferai l’historique de notre haine commune. Elle remonte au règne de Charles IX.

—En effet, je crois me souvenir.

—Attendez, chevalier: Enguerrand, baron de Vieux-Loup, était capitaine aux lansquenets; Guy, marquis de Lancy, cornette aux Suisses. Dans la nuit de la Saint-Barthélemy, ils voulurent sauver la même dame; la dame sauvée, ils engagèrent le fer et firent coup fourré.

—Vous avez raison, dit le chevalier.

—Sous Louis XIII, poursuivit le baron, mon trisaïeul Gaston de Vieux-Loup servait aux mousquetaires; le vôtre, Hector de Lancy, était guidon aux gardes de Son Éminence. Ils se croisèrent un jour dans le grand escalier du château de Rueil. L’épée du baron s’accrocha dans les chausses du marquis; ils se regardèrent, se souvinrent de la fin tragique de leurs aïeux et dégaînèrent sur-le-champ.

—Mon père m’a conté cela, interrompit le chevalier.

—Le marquis fut tué roide, et le cardinal, qui montait l’escalier en ce moment, le reçut tout sanglant dans ses bras. Ceci lui procura même l’occasion d’un joli mot; il dit au baron: «Vous m’avez fait une mauvaise plaisanterie, monsieur, et si ma robe n’était rouge, le sang de mon garde me couvrirait des pieds à la tête.»

Sous Louis XIV, poursuivit de Vieux-Loup, nos pères se firent protestants; le roi leur retira leur droit de chasse et en investit les Lancy. D’où il résulta que Louis de Vieux-Loup coupa le jarret au lévrier favori du marquis, son voisin, lequel lui envoya deux balles dans le bras et le lui cassa roide.

Depuis lors les Lancy et les Vieux-Loup évitèrent de se rencontrer; leurs chiens ne chassèrent jamais ensemble, et quand il y avait fête à votre manoir de la Fauconnière, on éteignait un candélabre dans le Grand salon de notre château de la Châtaigneraie. Voilà, monsieur, l’histoire précise de notre animosité.

—Eh bien? demanda le chevalier.

—Eh bien, monsieur, reprit le baron, il me paraît raisonnable et bien que cette animosité se perpétue. Que vous en semble?

—Mais, dit le chevalier avec hauteur, je n’y vois aucun inconvénient, monsieur.

—Et tenez, reprit le baron, le hasard me paraît s’en mêler singulièrement à propos.

—Vous trouvez?

—Parbleu! nous nous rencontrons ici, dans ce café qui est presque un champ de bataille. Vous êtes capitaine de chevau-légers, émigré rentrant. Vous avez le verbe hardi et le geste hautain du vainqueur; je suis, moi, colonel d’un régiment de la garde impériale, rangé et parqué parmi les vaincus, contraint de voir les officiers russes et prussiens fouler les boulevards de Paris, et voici que nous nous trouvons en présence, et chacun dans un camp opposé.

—C’est juste.

—Les Vieux-Loup et les Lancy des âges éteints ne trouvèrent jamais une plus belle occasion de croiser le fer, n’est-ce pas?

—En effet, dit le chevalier.

—Vous plairait-il me donner votre heure?

—Ce sera la vôtre.

—Quant à l’arme, inutile d’en parler. Entre gentilshommes, on choisit l’épée.

—J’allais vous le dire.

—Eh bien, tenez, poursuivit le baron, voici précisément un cabriolet de régie, nous avons un ami chacun, allons voir où en sont les jeunes pousses au bois de Boulogne.

—Monsieur, répondit le chevalier, j’ai une autre proposition à vous faire.

—Je vous écoute, monsieur.

—Le maître de l’établissement a ici une grande considération pour moi.

—Vous me paraissez la mériter de tout point, monsieur.

—Il se fera un plaisir de nous prêter un de ses cabinets, le plus large.

—A quoi bon?

—Le roi n’aime pas les duels; au bois de Boulogne, une égratignure fait scandale.

—Comme il vous plaira, monsieur.

—Me donnerez-vous le temps de déjeuner?

—Parfaitement; je sais par expérience qu’un galant homme se bat médiocrement à jeun.

Le chevalier déjeuna, le baron acheva son cigare, puis ils montèrent au premier étage avec leurs témoins, s’installèrent dans un cabinet dont on avait tout exprès enlevé les meubles, et ils mirent l’épée à la main.

A la troisième passe, le chevalier de Lancy reçut un coup de quarte dans la poitrine et tomba sans pousser un cri.

La mort avait été instantanée.

PREMIÈRE PARTIE

LA CHASSERESSE

I

La route de Lyon à Nevers, qui passe par Villefranche et Charolles et longe les dernières montagnes de la haute Auvergne, côtoie, pendant quelques lieues, la lisière du Morvan.

Le Morvan est une province peu connue et dont le nom n’éveille de souvenirs que chez les chasseurs; c’est un coin montagneux, une petite Écosse, un canton sauvage et d’une âpre poésie, jeté comme par hasard entre les collines verdoyantes et les plaines fertiles du Nivernais et du Berri, et les coteaux chargés de vignobles de la basse Bourgogne.

Le Morvan est une contrée giboyeuse; par suite, elle est peuplée de braconniers.

Ses vallons boisés, ses sites abruptes rappellent les Alpes; çà et là, sur un roc, au coin d’un bois de châtaigniers, le voyageur attardé par les chemins de traverse découvre une ruine féodale dont une aile est encore habitée par des gentilshommes devenus paysans ou des paysans qui ont eu grand’peine à installer leur métairie et leurs greniers à foin dans la vieille demeure des gentilshommes.

Un étrange lien d’amitié, de parenté même, unit encore le paysan morvandiau à son ancien seigneur, qui généralement est aussi pauvre que lui. L’un et l’autre sont braconniers, le premier par nécessité, le second par orgueil de caste. Tous deux dédaignent le permis de chasse et sont en perpétuelle contravention avec la loi. De là une étroite amitié, un dévouement réciproque que resserrent et augmentent une certaine communauté d’idées, une singulière uniformité de mœurs. Le gentilhomme morvandiau ressemble fort à l’ancien seigneur breton. Il est vêtu comme un paysan; il porte souliers ferrés et guêtres de cuir; il se tient volontiers, pendant les soirées d’hiver, sous le manteau de la cheminée des cuisines, et écoute gravement les légendes des pâtres et les sornettes du bouvier.

Les traditions superstitieuses d’autrefois, de vieilles haines dont l’origine est douteuse, ont survécu, en Morvan, au passage des révolutions; il n’est pas rare de rencontrer à une lieue l’un de l’autre deux manoirs croulants, abritant deux races de Capulets et de Montaigus.

Au commencement d’octobre de l’année 1847, par une soirée pluvieuse et tellement embrumée qu’on n’y pouvait voir à dix pas devant soi, un cavalier suivait au petit pas, et se fiant entièrement à l’instinct de sa monture, un sentier étroit et rocailleux courant entre un précipice au fond duquel roulait un torrent et une bande de bruyères grises qui léchait les derniers escarpements d’une chaîne de collines.

C’était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, d’une taille avantageuse, brun de visage et de cheveux, assez régulièrement beau, et possédant surtout cette mobilité de traits, cette physionomie intelligente qui séduit chez l’homme bien mieux qu’un type de beauté accompli, trop ordinairement dépourvu d’expression.

Son costume de voyage, bien que des plus simples, avait ce cachet d’élégance qui décèle le Parisien; l’insouciance avec laquelle il voyait arriver la nuit et bravait la pluie qui lui fouettait le visage trahissait cette bravoure singulière, cette gaieté sans nuages que l’habitant de la grande ville conserve dans ses plus lointaines pérégrinations.

Il pouvait être environ sept heures; le jour baissait rapidement, et le brouillard épaississant à mesure, en même temps que le sentier devenait plus difficile et plus roide, force devait être bientôt à notre voyageur de s’arrêter et de chercher un abri pour la nuit sous l’auvent de quelque rocher, s’il n’avait une connaissance parfaite du pays.

Il n’y songeait point cependant, car il fredonnait le plus joyeusement du monde un air d’opéra, il paraissait se peu soucier de la pluie qui pénétrait son manteau et ses vêtements.

Mais tout à coup le cheval broncha, puis, s’arrêtant court, refusa d’avancer. Le cavalier fut donc contraint de s’occuper un peu plus de son chemin et un peu moins de son motif musical. Il reconnut alors que le sentier qu’il suivait aboutissait à un pont de troncs d’arbres jeté sur un ravin, et que ce pont avait été emporté par les derniers orages, si bien qu’il était impossible d’aller plus loin.

«Morbleu! se dit-il, mes chers oncles les paysans gentilshommes auraient bien dû m’envoyer un guide à Nevers, pour me conduire sans encombre jusqu’à leur nid d’oiseaux de proie. Ces gens-là s’imaginent que j’ai le pied montagnard comme eux, et que j’y vois la nuit, ainsi qu’un chat de gouttière. Que vais-je donc devenir jusqu’à demain? Il doit bien y avoir un autre sentier quelque part; mais il faut le trouver, et je défierais Christophe Colomb lui-même d’en venir à bout par le brouillard qu’il fait. Brrr! cette pluie me glace les os. Cherchons un gîte; on dit qu’il y a une Providence pour les ivrognes, les voyageurs et les Parisiens; je sais me griser, j’habite Paris et je voyage, la Providence ne peut manquer de s’offrir à moi sous la forme la plus simple, fût-ce celle d’une grotte ou même d’un arbre assez touffu pour nous abriter mon cheval et moi.»

Le jeune homme mit aussitôt pied à terre, et, laissant le sentier, remonta à travers les bruyères jusqu’à une touffe d’arbres qui masquaient assez bien un bloc de roche creuse, sous laquelle il se plaça avec sa monture, qu’il laissa en liberté après s’être assis lui-même sur une couche de bruyère, préservée de l’humidité par ce toit naturel.

«Fort heureusement, continua-t-il en reprenant son aparté, lorsqu’il se fut installé le plus commodément possible, fort heureusement j’ai déjeuné tard à Nevers, et je me suis pourvu de cigares; car je crois que je ne dînerai pas ce soir, et que je serai contraint de passer la nuit ici, à mélanger de mon mieux la fumée de mon panatellas avec le brouillard du ciel.»

Le voyageur tira un cigare de son étui, l’alluma, puis s’étendit sur les bruyères et se mit à fumer avec la gravité d’un musulman.

«Il est, dit-il en lui-même lorsqu’il en fut à sa quatrième bouffée, il est de singulières phases dans l’existence d’un homme du monde qui a le malheur d’être endetté. Il y a quarante-huit heures à peine, j’étais chez moi, à Paris, rue du Helder, dînant gaiement avec Azurine et mes bons amis Restaud et d’Éparny; nous causions des courses dernières, et je songeais à acheter Blidah, la jument arabe du petit comte Persony. Le champagne était bien frappé, on avait suffisamment chauffé le bordeaux, et je me trouvais dans un tel état de béatitude que j’avais oublié mes dettes et une certaine lettre de change souscrite au bénéfice de Thomas Baptiste, mon carrossier, lequel me logera bien certainement rue de Clichy, si je n’arrange mes affaires au plus vite. Arrive une lettre...!

«Pardieu! cette lettre est trop curieuse pour que je ne la relise point à la lueur de mon cigare, car le jour me fait complétement défaut.»

Le voyageur prit dans la poche de son gilet un chiffon de papier grisâtre, plié grossièrement et qui avait dû être cacheté, à défaut de cire, avec de la mie de pain. Une grosse écriture et une orthographe de pure fantaisie en couvraient le recto et le verso sur les trois premières pages.

Le Parisien relut à mi-voix avec une inflexion de raillerie légère:

«Monsieur mon neveu,

«Mon frère Antoine me sert de secrétaire, car vous savez que je n’ai jamais appris à écrire, étant né pendant la révolution; mais c’est moi, votre oncle Joseph, qui dicte la présente. Bien que nous ne vous ayons jamais vu, Antoine et moi, car vous n’êtes point venu nous rendre visite en Morvan, j’ai tout lieu de croire que vous avez pour nous l’affection qu’un bon gentilhomme doit conserver aux frères de son père, et je suis persuadé que ma lettre vous fera un plaisir infini.

«Notre frère bien-aimé Louis, votre père, était notre aîné de près de dix ans. Aussi avions-nous pour lui une tendresse respectueuse, et avons-nous toujours regretté vivement qu’il nous eût quittés, en 1805, pour aller servir dans les armées de l’empereur. Il est vrai que ce départ fut pour lui une source de fortune, puisqu’il épousa votre mère, qui avait cinquante mille livres de rente.

«Mais il paraît qu’on dépense beaucoup à Paris, lorsqu’on est jeune et bien tourné comme vous, car il nous est revenu que vous aviez mené si grand train depuis la mort de notre frère Louis, que vous étiez aux trois quarts ruiné, ce qui nous a affligés plus que vous ne sauriez croire. Cependant, peut-être avons-nous trouvé un moyen de réparer en partie vos pertes, et ce moyen le voici:

«Vous savez que nous avions un quatrième frère qui s’appelait Pierre, et qui est mort il y a huit ans. Il nous est resté de lui une fille qui aura seize ans vienne la Toussaint, et nous sommes quasiment à la fin d’octobre.

«C’est la plus jolie fille qu’on ait jamais vue de Saint-Pierre à Saint-Landry en passant par notre manoir de la Châtaigneraie et en allant jusqu’au château de la Fauconnière, où nichent ces oiseaux de malheur qu’on appelle les Lancy.

«A propos des Lancy, je dois vous dire que le marquis est aux trois quarts mort et qu’il ne quitte plus son fauteuil. Quant à son fils, c’est un grand benêt qui se cache sitôt qu’il nous voit. Mais sa sœur est un vrai démon; nous n’osons plus mettre le pied dans le parc de la Fauconnière depuis qu’elle nous a envoyé une charge de sel dans les jambes à mon frère Antoine et à moi. Elle tient contre nous des propos à faire frémir, et nos laboureurs frissonnent des pieds à la tête quand ils la rencontrent.

«Je vous assure qu’elle est bien nommée, et son sobriquet de Dragonne lui va à ravir.

«Mais revenons à notre nièce. Je vous disais donc que c’était la plus jolie fille du pays; nous l’avons fait éduquer par le curé du village, et elle est tout à l’heure plus savante que lui. Elle est si petite, si frêle, si blonde, que nous l’avons appelée Mignonne. Elle a des mains roses et menues comme vos dames de Paris, et nous en sommes amoureux, mon frère et moi, à ce point, que nous l’épouserions, l’un ou l’autre, si nous n’avions passé la soixantaine. Du reste, si cela arrivait, nous nous brouillerions très-certainement, et c’est pour cela que nous avons songé à vous.

«Mignonne sera riche après nous. Nous avons un beau bien, et nous l’augmentons chaque année des trois quarts de nos revenus, ne dépensant rien pour nous. Depuis dix ans nous n’avons eu, mon frère Antoine et moi, qu’une seule fantaisie, et je vous assure que ce fut bien à tort. Nous achetâmes, l’an dernier, deux fusils Lefaucheux, des armes qui se chargent par la culasse. Nous n’avons jamais pu nous en servir, et nous en sommes revenus à nos vieux fusils de braconniers.

«Il faut vous dire que Mignonne aura bien cinq cent mille francs quand nous serons morts, et c’est un beau denier en tout pays. Nous avons donc pensé, mon frère Antoine et moi, qu’il vous conviendrait de l’épouser. C’est pourquoi je vous écris. Si notre proposition vous convient, venez; sinon, répondez-nous.

«Il faut vous dire que le fils Lancy est toujours fourré dans les environs; comme je suis persuadé que vous détestez les Lancy presque autant que nous, j’aime à croire que vous arriverez au plus vite, ne serait-ce que pour empêcher ce drôle d’en conter à notre Mignonne. Sur ce, mon cher neveu, nous vous embrassons de tout cœur, mon frère Antoine et moi.

«Baron Joseph de Vieux-Loup, seigneur
de La Châtaigneraie

«P. S.—Mon frère Antoine, qui est un savant, a lu dans les livres que les mariages d’amour étaient les meilleurs; aussi n’avons-nous parlé de rien à Mignonne, afin qu’elle vous aime; ce qui ne peut manquer, car on dit que vous êtes fort joli garçon.»

Le jeune voyageur termina la lecture de cette lettre par un nouveau sourire, et puis il se dit:

«Il est possible que cette petite fille qu’on appelle Mignonne, et dont mes chers oncles font un si grand éloge, soit en effet gentille; à coup sûr, une dot de cinq cent mille francs a bien son mérite, mais ces braves messieurs de Vieux-Loup se moquent de moi, très-certainement, s’ils supposent que je vais épouser leur querelle avec leur vieux voisin le marquis de Lancy. Ce serait au moins curieux, pour ne pas dire ridicule, qu’en l’an de grâce mil huit cent quarante-sept, moi Gaston de Vieux-Loup de la Châtaigneraie, membre du Jockey-Club et d’une foule de sociétés et d’institutions remarquables au point de vue du progrès de la reproduction et de l’amélioration des races chevalines, j’allasse continuer une petite guerre de clocher remontant à Charles IX! Me voyez-vous chaussant un éperon d’acier, montant un destrier gris de fer, et, la lance au poing, m’en aller clouer avec ma dague mon gant sur la porte de mes voisins les marquis de Lancy? Le tout dans le but unique de plaire à mon oncle Joseph, qui ne sait pas écrire, et à mon oncle Antoine qui a un style et une orthographe de si haute fantaisie! Il est vrai, reprit Gaston de Vieux-Loup (nous pouvons, dès à présent, lui donner ce nom), il est vrai que je débute en Morvan par le métier de chevalier errant, et que, l’éloquence de mes oncles aidant, je pourrais prendre jusqu’à un certain point mon rôle au sérieux.»

II

Le voyageur fut interrompu dans ses réflexions par une voix fraîche et mâle, une voix d’adolescent, qui chantait au loin, sous les bruyères, ce couplet d’une fanfare de chasse célèbre autrefois parmi les veneurs du centre de la France:

Holà! sus! Fanfare et Bellone,
L’aube luit,
Et ma bonne trompe résonne,
Avec bruit.
Je vais vous découpler, mes belles;
Il le faut!
Le cerf en verra de cruelles,
Tayaut!
Tayaut! Bellone la vaillante;
Tayaut! Fanfare, au poil brûlé,
De ma meute la plus ardente,
Tayaut!—Le soleil est levé.

«Oh! oh! dit Gaston de Vieux-Loup en riant, voici le second épisode de mon voyage; le troubadour vient au secours du chevalier errant.»

Et comme il savait parfaitement la fanfare dont lui arrivait le premier couplet, il sortit à demi de la grotte et continua à pleins poumons:

A l’horizon court un nuage,
Au flanc noir,
Mes belles, nous aurons l’orage,
Avant ce soir.
Mais qu’importent grêle et tempête,
Noir ouragan,
Qui des sapins courbe la tête,
Au veneur franc;
Au franc veneur dont la fanfare
Éveille les échos des bois
Et qui poursuit sans crier gare!
La bête de chasse aux abois!

«Parbleu! se dit Gaston, ce beau chasseur qui chante si lestement la Fanfare de la reine ne peut ignorer le troisième couplet, et s’il est vrai que tous les veneurs sont frères en saint Hubert, il me répondra et viendra à mon aide.»

Le voyageur ne se trompait pas, la voix des bruyères, qui semblait se rapprocher, reprit aussitôt:

Tayaut! tayaut! Fanfare la vaillante,
Bien lancé!
Ce n’est point, morbleu, chevrette tremblante
Ni daim blessé!
Ce n’est pas un cerf à son troisième âge,
Pas plus qu’un dix-cors,
C’est un solitaire au rude pelage,
Un vieux retors!
Hallali! Fanfare! Hallali! Bellone!
Trois fois hallali!
Le vieux saint Hubert de joie en frissonne!
Dans son paradis.

«Ce garçon-là, murmura Gaston, a la voix flûtée comme une jolie fille et il arrive comme marée en carême. Je meurs de faim: voyons le quatrième et dernier couplet, afin qu’il ne s’égare pas dans le brouillard. Je tiens essentiellement à souper et à ne point coucher ici.»

Et Gaston chanta gaillardement:

Le vieux saint Hubert va trouver saint Pierre,
Et lui dit:
«Laisse-moi sortir une heure entière.
—Ah! veneur maudit,
Lui répond le saint, veneur sans entrailles,
Veneur inhumain,
Si je te lâchais par les jeunes tailles,
Ce soir ni demain,
Demain ni jamais, à ma porte close,
On ne te verrait revenir.
Les veneurs sont gens qui de toute chose,
Promesse ou serment, perdent souvenir.»

Gaston s’arrêta, bien que le quatrième couplet eût encore une stance; il voulut permettre ainsi à la voix des bruyères de l’achever, et il avait calculé juste, car ces quatre derniers vers retentirent à quelques pas dans le brouillard:

«N’as-tu point assez couru cerf et lièvre,
Loup, renard et daim?
Laisse là ta trompe et calme ta fièvre...»
Saint Hubert murmura: «C’est fâcheux d’être saint.»

Au moment où la voix s’éteignait, deux chiens de chasse de la race vendéenne sortirent des bruyères et vinrent bondir auprès de Gaston, en même temps qu’un jeune homme de taille moyenne se dégageait du brouillard et apparaissait au voyageur, un fusil de chasse à la main et une carnassière au dos.

C’était un tout jeune homme, autant que l’obscurité pouvait permettre d’en juger, un joli garçon, de bonne mine et d’excellente maison, dont le justaucorps de chasse enfermait une taille fine et cambrée, et dont la petite main était soigneusement gantée de peau de daim.

—Ma foi, mon jeune chasseur, lui dit Gaston qui continuait à fumer son cigare, avant tout, laissez-moi vous complimenter sur votre talent; vous chantez à ravir.

—Vous êtes bien bon, monsieur, et je trouve, moi, que vous avez une voix superbe.

Le jeune homme prononça ces mots avec une timidité pleine de grâce.

—Pardonnez-moi, reprit Gaston, de vous avoir, selon toute apparence, dérangé de votre chemin, mais je me trouve en un embarras extrême.

—Que je devine, monsieur, car je le vois, vous êtes étranger à ce pays.

—J’y viens pour la première fois.

—Et vous vous êtes égaré au milieu de nos ravins et de nos bruyères.

—Précisément, en véritable Parisien qui ne doute de rien absolument.

—Ah! vous êtes de Paris?

—Oui, monsieur.

—Et puis-je vous demander où vous allez?

Gaston allait décliner son nom et le but de son voyage; une réflexion l’arrêta: Si je parle de mes oncles, se dit-il, je n’apprendrai absolument rien sur eux, et je ne serais cependant point fâché de savoir de quelle réputation ils jouissent: mon père m’en avait toujours parlé comme de vrais sauvages; en outre, je tiendrais fort à avoir quelques détails sur la beauté si vantée de ma cousine Mignonne. Gardons l’incognito.

Et il répondit:

—Je voyage en touriste, je vais à l’aventure, et je comptais aller coucher ce soir à Saint-Landry.

—Vous comptiez mal, monsieur, il y a cinq bonnes lieues encore d’ici à Saint-Landry.

—Diable! En ce cas, vous m’indiquerez, j’imagine, un village plus rapproché?

—Pourquoi faire?

—Mais pour y souper d’abord et y coucher ensuite.

—Monsieur, répondit le jeune chasseur, j’aime beaucoup les Parisiens; j’ai passé un hiver à Paris, et je m’y suis tant amusé, que je voudrais pouvoir prouver ma reconnaissance à tous ses habitants.

—C’est fort aimable à vous.

—Aussi, je compte bien vous offrir l’hospitalité ce soir.

—En vérité?

—Et demain, si la maison de mon père vous est agréable, et tout aussi longtemps que cela pourra vous plaire.

—Vous êtes charmant, monsieur. Est-ce bien loin? ajouta Gaston, dont l’estomac jetait les hauts cris, est-ce bien loin encore, la maison de monsieur votre père?

—Un quart de lieue. Sans ce maudit brouillard, nous la verrions d’ici. Par exemple, le chemin est mauvais, et si vous n’êtes chasseur...

—Je le suis.

—Alors tout est pour le mieux.

Et le jeune chasseur prit la bride du cheval de Gaston.

—Vous n’avez qu’à me suivre, dit-il.

—Voilà un enfant charmant, murmurait Gaston, et qui a une voix de duchesse. A cet âge, on est candide, je vais le faire jaser un peu sur mes oncles.

—Vous ne connaissez donc personne en Morvan? demanda l’enfant.

—J’y viens pour la première fois. On dit qu’il y reste encore quelques vieilles familles...

—Oui et non. Trois ou quatre qui sont riches, sept ou huit qui sont pauvres ou qui vivent ainsi que des paysans.

—Ah!

—Les Vieux-Loup, par exemple.

—Qu’est-ce que cela?

—Des espèces de gentilshommes fermiers, répondit l’enfant avec dédain, deux vieux bandits qui jouaient à mon père les plus vilains tours quand j’étais enfant.

—En vérité?

—Mais à présent, reprit le jeune chasseur avec une fière assurance, ils ne se risquent plus à la portée de mon fusil.

—Oh! oh!

—Ah! c’est que, voyez-vous, il y a une vieille haine entre nos deux familles, et les deux bandits feront bien de toujours passer à droite quand je tiendrai la gauche du chemin.

—Mais vous m’effrayez, sur l’honneur, mon jeune ami.

—Ma foi! dit le chasseur avec orgueil, je me nomme Lancy, monsieur.

—Bon! pensa Gaston, où suis-je allé me fourrer? Me voici l’hôte de mes ennemis acharnés: c’est le fils du marquis qui me sert de guide. J’ai bien fait de taire mon nom; ce charmant enfant était capable de m’assassiner.»

Le jeune chasseur avait fait prendre à Gaston un chemin tortueux qui grimpait au flanc des collines et s’élevait peu à peu au-dessus de la vallée.

—Dans dix minutes, lui dit-il, nous serons hors des brouillards, et, comme il fait clair de lune, nous apercevrons la Fauconnière.

—Qu’est-ce que la Fauconnière? demanda Gaston avec une naïveté parfaitement jouée.

—C’est le château, de mon père.

—Ah! fit Gaston.

Puis il ajouta:

—Est-ce qu’ils n’ont pas d’enfants, ces... comment les appelez-vous?

—Les Vieux-Loup.

—Singulier nom.

—Nom de bandits! ils ne sont mariés ni l’un ni l’autre, mais ils ont une nièce.

—Jeune?

—Seize ans.

—Jolie?

En adressant cette dernière question, Gaston se disait:

—Mes oncles prétendent, dans leur lettre, que le fils du marquis fait les doux yeux à Mignonne; je vais bien voir tout de suite ce qu’il en est...

—Peuh! répondit l’enfant, jolie si l’on veut.

—Oh! oh! il dissimule, pensa Gaston.

—Mais, après tout, c’est une petite fille sans éducation et fort mal élevée...

Gaston tressaillit, et il lui revint en mémoire ce passage de la lettre de ses oncles: «La fille du marquis est un vrai démon, et son nom de Dragonne lui va à ravir.»

—Pardieu! se dit-il, en voici bien d’une autre! Le jeune chasseur à la voix si fraîche et si douce, c’est bien certainement mademoiselle Dragonne de Lancy! Décidément, me voici en pleine aventure de roman...

En ce moment, ils atteignaient le sommet de la colline, si bien qu’ils avaient le brouillard sous leurs pieds et qu’un rayon de lune glissant entre les nuages vint éclairer en plein le visage du jeune chasseur et arracher une exclamation de surprise et d’admiration à Gaston de Vieux-Loup.

Les peintres qui ont essayé de rendre la mâle beauté des Amazones de l’antiquité, n’ont, à coup sûr, rien créé de plus correct, de plus expressif que le visage charmant de mademoiselle Dragonne de Lancy.

Des cheveux d’un noir de jais, enroulés autour de son cou en une torsade épaisse, de façon à lui permettre la casquette de chasse, un front large, blanc et veiné de petits réseaux bleus au coin des tempes, un œil bleu foncé, profond, brillant, bordé de longs cils, une bouche charmante garnie de lèvres rouges et de dents éblouissantes, tout cela animé par la jeunesse, la force, les passions nobles et généreuses.

Sous ses habits d’homme, Dragonne était de taille moyenne et paraissait avoir quinze ou seize ans; sous les vêtements de son sexe, elle devait être grande et svelte, et porter vingt-trois ans environ.

La surprise et l’admiration de Gaston ne lui échappèrent point, et, comme elle était femme avant tout, elle accueillit l’une et l’autre par un sourire.

Gaston avait mis le chapeau à la main et paraissait, d’un geste éloquemment muet, s’excuser de la hardiesse familière avec laquelle il la traitait depuis quelques instants.

Dragonne se prit à rire.

—Remettez-vous donc, monsieur, lui dit-elle, et veuillez vous couvrir.

—Madame..., balbutia Gaston, que la beauté de la jeune fille impressionnait de plus en plus.

—Je ne suis que mademoiselle, répondit-elle, et, à mon tour, vous me voyez un peu embarrassée et presque confuse, monsieur.

—Mademoiselle...

—Mon Dieu! reprit Dragonne en rougissant, les habitants du pays me connaissent depuis mon enfance, et ils savent tous qui je suis; mais vous, monsieur, qui êtes étranger, vous avez le droit de concevoir une singulière opinion d’une jeune fille qui court les bois, un fusil sur l’épaule, avec une veste et un pantalon.

—Ah! mademoiselle, ce soupçon m’est cruel...

—Aussi, me voilà forcée, monsieur, pour me conserver votre estime, de vous faire des confidences, en vous narrant mon histoire.

Et Dragonne, redevenant tout à fait femme, et pensant que le devoir de l’homme, en toute occurrence, est de servir sa compagne, ne fût-ce qu’une compagne de voyage, ôta sa carnassière et la tendit à Gaston.

—Vous seriez bien aimable, lui dit-elle, si vous vouliez me porter mon gibier. J’ai là deux lièvres et six perdreaux qui m’écrasent.

—Avec bonheur, répondit galamment Gaston.

—Ou plutôt, tenez, accrochez ma carnassière à l’arçon de votre selle et donnez-moi le bras. Le sentier s’élargit et nous pouvons, à présent, cheminer tous deux de front.

Dragonne s’appuya nonchalamment sur le bras de Gaston et reprit:

—Figurez-vous que mon frère et moi nous sommes jumeaux, mais cependant je suis l’aînée, étant venue au monde la première. Nous nous ressemblons trait pour trait, avec cette différence qu’Albert est blond, tandis que je suis brune, ce qui lui donne l’apparence d’une fille, tandis que j’ai l’air d’un garçon. Or, Albert et moi nous nous aimons beaucoup, mais par suite même de cette affection nous représentons assez bien le monde renversé. Je suis un peu plus grande, certainement je suis plus forte; il est timide, on dit que je suis trop hardie; au bout d’une heure de marche il est las, je cours à la chasse des journées entières.

«Quand nous étions enfants, Albert était toujours malade, je n’ai jamais ressenti une seule migraine; il était cousu sans cesse aux jupons de ma mère, je n’avais, moi, de sympathie que pour Jean, le garde-chasse du château. Lorsqu’on nous envoyait des jouets de Paris, je donnais à Albert mes poupées et je m’emparais d’un sabre, d’un fusil et d’un tambour. Si bien qu’un jour mon père dit à maman: «Il faut décidément donner une culotte à ce petit diable et une jupe à cet imbécile d’Albert. La nature avait la berlue le jour de leur naissance: c’est Diane qui était le garçon, aussi je la débaptise et je l’appelle désormais Dragonne.» Le nom me plut fort, je l’adoptai. On ne me connaît que sous celui-là dans le pays.

«Un jour, nous avions dix ans, Albert et moi, nous trottions dans les allées du parc, et j’étais déjà vêtue en homme; nous rencontrâmes un grand vieillard laid à faire peur, qui avait un fusil et un chien avec lequel il causait, et, ce qui est singulier, le chien paraissait le comprendre.

—Ah! interrompit Gaston en souriant.

—Or, savez-vous ce qu’il disait à son chien?

—Non, dit Gaston.

—Il lui disait, reprit Dragonne: «Finot, mon ami, autrefois les Lancy, que le diable emporte! nous auraient drôlement reçus si nous étions entrés dans leur parc; mais à présent, mon bel ami, c’est différent, nous pouvons ne pas nous gêner, le dernier marquis a la goutte, et il est dans son fauteuil à lire les gazettes, car il sait lire, paraît-il, ce beau monsieur. Donc, Finot, mon chéri, sus aux lapins de la garenne... J’ai une envie de lapereau sauté aux câpres, aujourd’hui, et mon frère Antoine pareillement...» Au moment où le vieux bandit achevait, nous nous trouvâmes face à face avec lui. Albert avait peur et voulait s’enfuir; mais moi, j’allai me placer sous le menton du vieillard, et je lui dis:

«—Vous êtes un misérable lâche, monsieur de Vieux-Loup, puisque vous insultez la vieillesse de mon père, et moi qui ne suis qu’une petite fille...

«—Ah! oui, fit-il en ricanant, mademoiselle Dragonne...

«—Précisément, et je vous ordonne de sortir de chez moi.

«—Petite, me dit-il en riant, je t’achèterai une poupée à la foire de Saint-Landry, car tu es vraiment bien gentille.

«—Je ne veux pas de votre poupée, et vous allez sortir.

«—Oh! oh! et si je ne veux pas?

«—Ah! vous ne voulez pas, m’écriai-je avec colère, attendez alors...

«Et, ramassant une pierre, je reculai d’un pas et la lançai à la tête du vieillard qui esquiva le coup.

«Il laissa échapper un juron et me menaça du fouet.

«Pour toute réponse, je pris une seconde pierre, et cette fois je l’atteignis en pleine figure. Je crois qu’il eut peur, car il s’enfuit, et son chien ne se jeta point sur moi.

«Alors, ce commencement de victoire m’enhardissant, je poursuivis monsieur de Vieux-Loup à coups de pierres, l’atteignant plusieurs fois, et je ne revins sur mes pas que lorsqu’il eut franchi la clôture du parc.

«Je trouvai Albert. Il pleurait de frayeur; je me moquai de lui et j’allai conter mes exploits à mon père, qui en fut tout rayonnant et m’appela monsieur le marquis le plus sérieusement du monde.

—Ah ça, interrompit Gaston, vous avez donc une haine bien vivace pour tout ce qui porte le nom de Vieux-Loup?

—Oh! fit Dragonne avec une expression de colère.

—Pourtant, une femme...

—C’est dans le sang, répondit-elle.

Puis elle ajouta:

—Figurez-vous que, pendant longtemps, j’avais formé un singulier projet, un projet bien extravagant, je vous jure, et il m’a fallu toute la raison d’une femme pour y renoncer.

—Et... ce projet...?

—Attendez donc. Il faut vous dire que les deux bandits de la Châtaigneraie avaient un frère aîné qui avait servi l’Empereur. Ce frère se trouvait à Paris quand mon oncle le chevalier de Lancy revint de Paris: ils se rencontrèrent.

—Ah! fit Gaston, qui tressaillit aussitôt.

—Et, poursuivit Dragonne, ils se battirent. Mon oncle fut tué. Mon père était trop vieux pour le venger. De précoces rhumatismes le clouaient déjà sur une chaise longue. On m’avait raconté cette sombre histoire durant mon enfance, et voici ce que j’avais résolu. Le baron de Vieux-Loup, celui de Paris, a laissé un fils qui doit être de mon âge.

—Vraiment! murmura Gaston.

—J’avais songé à aller à Paris sous mes habits d’homme, à couper mes cheveux, pour qu’on ne pût soupçonner mon sexe, et...

Dragonne s’arrêta rougissante.

—Et...? fit Gaston dont l’émotion croissait.

—Et, acheva dragonne, comme je suis très-forte à l’épée et au pistolet, je l’aurais provoqué et tué pour venger mon oncle.

La jeune fille disait tout cela froidement, et Gaston, qui cependant était très-brave, ne put s’empêcher de frissonner.

—Quelle folie! murmura-t-il.

—Je le sais, mais que voulez-vous? je hais si profondément toute cette race...

—Mais, interrompit Gaston, ne pensez-vous pas, mademoiselle, que toutes ces vieilles haines qui se perdent dans la nuit du passé doivent finir par s’éteindre?

—Non, dit résolument Dragonne.

—Ainsi, vous haïssez ce jeune homme?

—De toute mon âme.

—Sans l’avoir jamais vu?

—Oui.

—Ceci est de la folie.

—Peut-être...

—Et si le hasard faisait que ce jeune homme vous rencontrât... qu’il vînt à vous aimer?...

La voix de Gaston trahissait une émotion qui eût à coup sûr étonné Dragonne, si elle n’eût été tout entière à sa haine.

—Tant pis pour lui!

—S’il vous sauvait la vie?

—Je serais capable de me tuer pour rendre ce sacrifice inutile. Mais tenez, fit-elle, ne parlons plus de tout cela, et arrêtons-nous un moment; je veux vous faire admirer, au clair de lune, les splendides horreurs et la sauvage beauté de mon pays.

Du lieu où ils se trouvaient, l’œil embrassait un panorama d’un étrange et saisissant aspect. Deux chaînes de collines boisées encaissaient une petite vallée que le brouillard faisait ressembler à un lac immense. Çà et là, la flèche noire d’un clocher rustique perçait la brume et indiquait vaguement un village. A droite, et comme le point culminant de l’une des chaînes de collines, se dressait le manoir de la Fauconnière, le berceau de Dragonne; à gauche, de l’autre côté de la vallée, ayant un rocher pour base et adossé à un bois de châtaigniers, s’élevait le château de la Châtaigneraie, la demeure des barons de Vieux-Loup.

L’étrangeté du paysage concentra l’attention de Gaston assez pour lui faire oublier un instant la haine dont la belle amazone l’enveloppait à son propre insu.

—Dans un quart d’heure, reprit Dragonne, nous serons arrivés. Mais comme vous devez avoir faim et que le dîner n’est pas toujours servi très-ponctuellement, car on attend mon retour, je crois qu’il est bon d’avertir Marianne, qui est la cuisinière... Ici, Fanfare!»

La chienne de Dragonne accourut et posa ses grandes pattes marquées de feu sur les épaules de la jeune chasseresse.

Dragonne prit son mouchoir et le noua deux fois.

«Figurez-vous, dit-elle en le plaçant dans la gueule de l’intelligent animal, qui partit comme un trait et atteignit le fossé du château en quelques bonds, figurez-vous qu’il m’arrive très-souvent d’amener un convive. Alors, je fais deux nœuds au lieu d’un.

—Il paraît, observa Gaston, que je ne suis pas le premier voyageur égaré...

—Pardon, les convives que j’amène sont de pauvres braconniers que les gendarmes ont, en les poursuivant, éloignés outre mesure de leur domicile; or, comme en Morvan tout le monde est braconnier, tous les braconniers sont frères. On les héberge au château comme des altesses ou des ambassadeurs.

Gaston ne put s’empêcher de sourire, et ils se remirent en route.

—Pardon, mademoiselle, dit le jeune homme après un moment de silence, oserais-je vous faire une question?

—Deux, si vous voulez.

—Vous m’avez parlé de Paris?

—Oui.

—Et... vous l’aimez?

—Avec passion.

—Pourquoi donc ne l’habitez-vous pas?

—Ah! permettez; nous y avons passé l’hiver dernier, mon père, maman, moi et Albert.

—Et... vous y retournerez?

—Je l’espère bien.

—Vous avez bien fait de me permettre deux questions au lieu d’une, car j’en ai une seconde à vous adresser à présent.

—Voyons!

—Est-ce que... à Paris... vous portiez?...

Gaston s’arrêta assez embarrassé.

—Mes habits d’homme? Oh! non, je vous prie de le croire; mes goûts masculins ne vont point jusque-là, et je vous avouerai même qu’ici, lorsque je ne chasse point, je reprends parfaitement mes jupons.

—Ah! pensa Gaston qui respira à cette réponse, c’est donc vraiment une femme?

Ils atteignaient en ce moment la porte du vieux manoir de la Fauconnière.

—Holà! Jacques! Simon! cria Dragonne, venez prendre le cheval de monsieur, conduisez-le à l’écurie, placez-le à côté de Frisette, ma jument, bouchonnez-le avec soin et donnez-lui à manger.

Deux valets de ferme accoururent, saluèrent gauchement Gaston et s’empressèrent d’obéir aux ordres de leur jeune maîtresse, qui dit à Gaston:

—Je continue à vous montrer le chemin. Venez au salon, monsieur.

Le manoir de la Fauconnière avait son parfum très-prononcé de féodalité et de chevalerie. Il y avait des fossés à l’entour, un pont-levis, une cour d’honneur.

Gaston traversa un vestibule et de vastes salles où les écussons des Lancy étaient complaisamment répétés.

C’était fané et vieilli, par ci, par là, mais on respirait partout l’aisance, sinon la fortune, et Gaston commença à supposer qu’il dînerait beaucoup mieux chez les ennemis de ses oncles que chez ses oncles eux-mêmes.

Dragonne le conduisit au salon de compagnie, la pièce où se tenait la famille durant le jour.

—Qui annoncerai-je? demanda alors un domestique à Gaston.

Celui-ci tressaillit à cette question; mais il retrouva sa présence d’esprit assez à temps pour répondre:

—M. Charles de Launay.

Ce nom de fantaisie, qui avait comme un parfum historique, produisit une sensation évidemment agréable dans le grand salon de la Fauconnière, car deux des personnages qui s’y trouvaient se levèrent, tandis que le troisième essayait de se lever.

Les deux premiers étaient la marquise de Lancy et son fils;

Le troisième, le vieux marquis, dont la goutte paralysait tous les efforts.

—Mon père, dit Dragonne en entrant et présentant Gaston, j’ai rencontré monsieur dans les bois, il était égaré et mourait de faim, je lui ai offert l’hospitalité.

Gaston remercia en homme du monde, et ses manières courtoises lui acquirent tout d’abord la sympathie de ses nouveaux hôtes. On lui fit mille questions sur Paris; il broda une histoire assez vraisemblable, et le marquis le trouva charmant, surtout lorsqu’il l’eut amené sur le terrain glissant de la politique et se fut aperçu qu’ils avaient la même manière de voir.

Dragonne s’était esquivée; elle reparut bientôt complétement métamorphosée. Elle avait repris ses habits de femme, et Gaston la trouva plus belle que jamais.

Une robe de chambre cerise, à moitié ouverte et serrée par une torsade, formait tout son costume; mais elle avait dénoué ses longs cheveux qui pendaient en boucles luxuriantes sur ses épaules, et son petit pied avait quitté le rude brodequin de chasse pour une jolie mule de satin bleu clair que Cendrillon n’aurait certainement pu chausser.

Gaston était ébloui. Il regarda ses mains, ce signe de beauté suprême chez les femmes; les mains de Dragonne étaient admirables de forme, de blancheur et de petitesse.

En dépouillant son équipement masculin, Dragonne avait perdu en même temps cette démarche délibérée, ce ton hardi qui allaient si bien à son travestissement. Elle avait le maintien réservé d’une jeune fille, elle baissait les yeux à demi, et elle éprouva comme une sorte de honte pudique de s’être montrée à Gaston sous des vêtements étrangers à son sexe.

Gaston regarda alors Albert de Lancy.

Albert était bien le jeune homme que sa sœur avait peint. Il était blond, délicat, d’une beauté féminine. Son œil bleu, son sourire, tout était en lui rêveur et triste. Avait-il conscience de sa faiblesse et de sa timidité naturelle, ou bien un chagrin secret, une douleur mystérieuse chargeaient-ils son front d’une précoce mélancolie?...

L’un et l’autre peut-être.

On vint annoncer que le souper était servi. Deux valets prirent la bergère du marquis et le transportèrent dessus à la salle à manger, tandis que Gaston offrait respectueusement son bras à la mère de Dragonne.

Le souper fut joyeux. Le marquis avait conservé, malgré ses infirmités précoces, un fonds de gaieté inépuisable, un recueil d’anecdotes sur l’Empire et la Restauration; Gaston causait avec cet esprit léger, frondeur, un peu sceptique du véritable Parisien, le type le plus complet de l’insouciance éternelle, de la gaieté inaltérable du soldat qui se bat dans les rues sans interrompre son refrain et meurt en disant un bon mot.

Dragonne seule était devenue pensive tout à coup, elle aidait sa mère avec distraction à faire les honneurs du repas, et elle écoutait avec un rêveur sourire les saillies de Gaston qui amusaient fort le marquis.

—Mon cher hôte, dit celui-ci au jeune homme lorsqu’on se leva de table, vous avez fait une longue route, il vous est permis de gagner l’appartement qu’on vous a préparé au château, et je vous conseille de dormir la grasse matinée. Vous nous appartenez pour demain tout entier. Puisque vous accomplissez un voyage de touriste dans nos montagnes, rien ne vous presse, et si vous êtes quelque peu chasseur, vous rendrez à Dragonne un véritable service en l’accompagnant à la chasse, car elle est réduite à errer seule par les bois. Maître Albert est une jolie fille qui ne comprend point les nobles enivrements de la vénerie.

Gaston s’inclina en signe d’acquiescement et de gratitude.

Ce fut Dragonne qui le conduisit au logis qui lui était préparé.

Dragonne était toujours rêveuse; Gaston l’admirait à la dérobée, et les deux jeunes gens étaient l’un et l’autre préoccupés à ce point qu’ils échangèrent à peine quelques mots insignifiants.

Après quoi, la jeune fille alluma les deux flambeaux placés sur la cheminée, souhaita le bonsoir à son hôte et se retira.

Demeuré seul, Gaston se dit avec une rêverie croissante:

—Ce serait au moins bizarre que, venant en Morvan pour épouser ma cousine Mignonne, je devinsse amoureux de mademoiselle de Lancy, la fille des ennemis de ma race. L’histoire de Juliette et Roméo n’est donc point une plaisanterie?

III

Gaston s’éveilla tard; disons-le tout de suite, à la honte des amoureux, il avait parfaitement dormi. A vingt-cinq ans, la passion la plus enracinée ne tient jamais contre le sommeil.

Gaston s’était mis au lit en se disant que Dragonne était la plus jolie, la plus séduisante créature qu’il eût vue jamais; il s’éveilla en se répétant absolument la même chose; mais il dormit parfaitement dans l’intervalle, et, chose triste à dire, il ne fut nullement question de mademoiselle de Lancy dans ses rêves.

Il sauta hors du lit, se vêtit à la hâte et ouvrit sa fenêtre, qui donnait sur la vallée. Le brouillard de la veille avait disparu; les collines le vallon et jusqu’à ce torrent impétueux qui grondait la nuit précédente reprenaient, sous les rayons du soleil, un aspect calme et charmant qui impressionna vivement le jeune homme.

Devant lui, à une lieue, se dressaient les tours grises de la Châtaigneraie, cette demeure délabrée de sa famille; la vue de cette masure, encore décorée du nom pompeux de château, éveilla chez Gaston un monde entier de souvenirs.

L’animosité qui existait entre les deux races des Lancy et des Vieux-Loup, cette exaltation haineuse qui dominait Dragonne, et qui était chez elle le fruit de l’éducation de famille, lui revenaient en mémoire.

Il avait vu le marquis, sa femme et son fils; c’étaient des gens de bonne compagnie, fort doux, hospitaliers, bons à l’excès, à en juger au moins par les apparences. Dragonne elle-même était une charmante enfant dont la pétulance se trouvait tempérée par un excellent cœur, et surtout une naïveté, une candeur qui lui faisaient pardonner ces goûts masculins et cette hardiesse d’allures qu’elle semblait revêtir avec les habits d’homme et qui disparaissaient aussitôt qu’elle redevenait mademoiselle de Lancy.

En réfléchissant à tout cela, Gaston fut contraint de se dire que ses oncles, selon toute apparence, valaient beaucoup moins que cette famille au milieu de laquelle le hasard venait de le conduire, et il se laissa même aller à supposer que les torts de sa race remontaient beaucoup plus loin dans le passé des générations actuelles, ce qui n’empêchait pas les deux châtelains de la Châtaigneraie d’abuser de la verdeur de leur vieillesse pour molester la vieillesse infirme de leurs voisins.

Il alla plus loin encore, et songeant à la timidité, à la faiblesse d’Albert de Lancy, le seul homme jeune de la Fauconnière, il s’avoua que Dragonne s’élevait à la hauteur du rôle d’héroïne en s’emparant de l’épée que la frêle main de son frère laissait échapper.

Ceci était, à coup sûr, de l’exagération; mais Gaston voyait tout cela à travers la beauté de la jeune fille, et il avait vinqt-cinq ans!

Notre héros n’était point cependant un de ces étourdis vulgaires qui s’éprennent instantanément et courent en aveugles vers un but qu’ils n’atteindront pas. Gaston était Parisien; il avait vécu, qu’on nous passe le mot; il était doué de la faculté précieuse de lire assez bien en lui-même, et il réfléchissait très-froidement au seuil d’une passion.

Si bien qu’en terminant sa toilette avec une sage lenteur, il se dit:

—Mademoiselle de Lancy est bien certainement la femme qui m’a le plus vivement impressionné; je dis plus, je crois fermement que si je passais huit jours ici, j’en deviendrais éperdûment amoureux. Or, si cela arrivait, qu’adviendrait-il? J’ai encore quelques débris d’une fortune présentable, un vieux nom, une certaine réputation d’élégance qui séduit généralement les femmes, et le tout réuni m’assurerait probablement la main de Dragonne, si je ne m’appelais Gaston de Vieux-Loup. Mais, comme j’ai le malheur de porter ce nom, eussé-je la beauté de l’Antinoüs antique et les trésors d’Ali-Baba, Dragonne ne m’aimerait point; bien plus, elle me haïrait, c’est-à-dire qu’elle me hait déjà sans me connaître. Par conséquent, il est raisonnable à moi de détaler au plus vite et de me servir du peu de bon sens qui me reste encore pour ne point devenir complétement fou. Je ferai bien d’aller prendre congé de mes hôtes et de galoper jusqu’à la Châtaigneraie.

Cette belle résolution prise, Gaston siffla une ariette et chercha à se donner un courage qu’il n’avait pas, courage qui lui fit complétement défaut lorsqu’il vint à songer qu’on saurait inévitablement à la Fauconnière, et dès le lendemain de son départ, qui il était. Gaston crut voir alors l’indignation de Dragonne, se désolant de n’avoir point deviné en lui l’objet de sa haine et de ne lui avoir pas proposé, dans les bois, ce duel qu’elle avait projeté si longtemps.

—Ces braves gens, se dit encore Gaston, qui ne savent pas combien peu j’ai hérité des préjugés et des rancunes de ma famille, sont capables de croire que je me suis introduit chez eux dans un but quelque peu machiavélique, et alors, à la haine que me porte déjà Dragonne, elle joindra le mépris. C’est fort dur, soupira Gaston, d’être méprisé et haï par une jolie fille qu’on est tout près d’aimer, si on ne l’aime déjà.

En prononçant ces mots, notre héros cessa de demander conseil à sa raison pour consulter un peu son cœur, et son cœur lui répondit par des pulsations précipitées.

—Mon Dieu! se dit-il, mon mal est plus avancé que je ne le croyais d’abord, et j’aime bien réellement Dragonne. Que faire? Le plus sage serait de partir, de retourner à Paris et de l’oublier; mais le puis-je? Et d’ailleurs, retourner à Paris, c’est me jeter dans le guêpier d’où j’ai cru, un moment, pouvoir me retirer en épousant ma cousine, chose impossible, à présent, car j’aime Dragonne.

Gaston se prit à rêver de plus belle.

—Corbleu! murmura-t-il enfin, ces vieilles haines de famille, témoin Roméo et Juliette, ne résistent jamais à un peu d’amour. Si Dragonne m’aimait... Et, ajouta-t-il avec quelque assurance, je ne sais pas jusqu’à quel point il m’est interdit d’être aimé... Si je passais quinze jours ici sans qu’elle sût mon vrai nom... Autre chose impossible! autre absurdité!

Et Gaston jeta son cigare avec colère et continua ainsi son monologue:

—Le marquis et sa famille sont des gens charmants; ils se feront un plaisir de me garder trois jours, huit peut-être; mais après?—Après, il faudra bien que je m’explique, que je décline mes prétentions...

Gaston s’arrêta soudain; une de ces pensées lumineuses qui viennent souvent aux gens à bout d’expédients éclaira tout à coup son cerveau.

—Je vais, se dit-il, me loger dans le village le plus voisin; sous prétexte de chasser, j’accompagnerai Dragonne quelquefois; j’aurai le droit, ainsi, de revenir à la Fauconnière de temps en temps, et, le hasard aidant, nous verrons.

Ce parti adopté in extremis était évidemment le plus sage; cependant il péchait encore par un côté essentiel: Gaston oubliait complétement ses oncles, qu’il rencontrerait un jour ou l’autre au coin d’un bois, et qui le reconnaîtraient à sa ressemblance frappante avec son père, qui avait quitté le pays à peu près à l’âge où il était lui-même, et qu’il n’avait jamais revu depuis.

Le défaut de la cuirasse trouvé, il fallut réfléchir encore; puis la réflexion amena un résultat nouveau, et Gaston ralluma son cigare avec calme et lenteur, ce qui était un signe évident de satisfaction et de confiance en lui-même.

L’expédient était trouvé.

En ce moment-là, on frappa discrètement à sa porte; il ouvrit et se trouva en présence de Dragonne.

La jeune fille avait repris son costume masculin: elle avait souliers ferrés et guêtres de cuir.

Gaston se troubla à sa vue; elle-même rougit légèrement. Était-ce chez elle vague pressentiment ou simplement le résultat de l’embarras inexplicable qui s’empare souvent des femmes qui se placent hors de leur cercle ordinaire? Toujours est-il que Dragonne perdit beaucoup de cette assurance qu’elle retrouvait toujours avec ses habits d’homme, et qu’elle demanda à Gaston s’il avait bien dormi d’une voix qui tremblait fort.

—Parfaitement, répondit-il, et me voici prêt à continuer mon voyage le plus lestement possible.

—Pas aujourd’hui, je suppose.

—Pourquoi pas, mademoiselle?

—Mais, monsieur, parce que vous nous avez promis trois jours.

—Vous croyez?

—J’en suis certaine.

—Mais ce serait abuser étrangement...

—Vous n’abuserez de rien.

—Oubliez-vous le lieu de notre rencontre?

—Non. Les connaissances faites à l’improviste sont les meilleures.

—Je suis de votre avis, mais cependant...

—Monsieur, dit résolûment Dragonne, je vous ai rendu un vrai service hier, avouez-le...

—Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.

—En ce cas, prouvez-moi sur-le-champ cette reconnaissance dont vous parlez.

—Que faut-il faire?

—Vous êtes chasseur, n’est-ce pas?

—Un peu.

—Et vous devez certainement être brave; je le lis dans vos yeux.

—Vous êtes trop bonne, mademoiselle.

—Or, j’ai besoin, au moins aujourd’hui, de votre science de chasseur et de votre bravoure. Vous partirez demain si bon vous semble.

—Quelle est donc l’aventureuse expédition que nous devons tenter?

—Une chasse au sanglier.

—Très-bien.

—Sans chiens courants, avec un seul limier. Figurez-vous que je suis lasse de cette chasse à courre, où une malheureuse bête, harcelée par les chiens, vient passer à portée de la balle et se fait tuer sans péril pour le chasseur. Il y a longtemps que je médite une chasse périlleuse, une attaque au sanglier dans son fort, à deux, afin d’avoir toutes les émotions, de courir tous les dangers d’une véritable guerre.

—Voici un projet bien chevaleresque!

—Je le sais et suis persuadée que pas un braconnier du pays ne voudrait en essayer en ma compagnie; il craindrait de m’exposer. Mais vous, monsieur, qui êtes mon obligé et me devez une reconnaissance éternelle, et Dragonne appuya sur ces mots avec une inflexion railleuse, vous ne pouvez refuser de m’accompagner...

—Mais, mademoiselle, y songez-vous?

—Ou je croirai que cette belle reconnaissance dont vous parlez existe dans de bien minces proportions.

Gaston, tandis que Dragonne parlait, réfléchissait ainsi:

—Une attaque au sanglier dans son fort est chose périlleuse, mais romanesque, et ce serait une bien belle occasion de me grandir singulièrement à ses yeux, si je la sauvais d’un danger quelconque; et, morbleu! je la sauverai, si danger il y a, car je l’aime.

Puis il répondit:

—J’accepte, mais pas pour aujourd’hui.

—Ah! fit mademoiselle de Lancy, pourquoi ce délai?

—Parce que j’attends de Nevers mes fusils et mon couteau de chasse. J’avais songé à m’établir pour quelques jours en Morvan et j’y songe plus que jamais... Quel est ce village, là-bas, au pied de la montagne?

—C’est la Châtaigneraie.

—Croyez-vous que je trouverai à y louer une maisonnette?

—Dans le village, non; mais au pied de ce coteau, précisément sur le chemin du manoir des Vieux-Loup. Il y a là un petit pavillon que nous vous meublerons de notre mieux.

—Alors ceci est à merveille, je m’y installe aujourd’hui même, et demain je suis à votre disposition.

La résolution que venait de prendre Gaston causait à Dragonne une joie secrète qu’elle ne s’expliquait encore que par le désir qu’elle éprouvait d’avoir un compagnon de chasse, car son frère Albert était un pauvre veneur, il tirait fort mal un coup de fusil. Aussi ne trouva-t-elle aucune objection raisonnable à opposer à la décision du jeune homme.

—Venez déjeuner, lui dit-elle, on nous attend à la salle à manger. Je vais faire part à mon père de votre désir; nous vous ferons transporter des meubles au pavillon, qui appartient à Jean, notre garde-chasse, et je vous accompagnerai après déjeuner. Il vous sera facultatif de vous y installer aujourd’hui même.

Le vieux marquis de Lancy avait pris un goût extrême aux aperçus politiques de Gaston; lorsque Dragonne lui déroula son petit programme, il en fut enchanté et fit promettre à son hôte de venir partager le dîner de la Fauconnière le plus souvent possible.

Gaston et Dragonne partirent à midi pour le pavillon. En route, ils causèrent de Paris, des derniers bals de l’hiver précédent, des spectacles, des concerts, des nouveautés littéraires et artistiques. Dragonne, malgré son éducation campagnarde, parlait de tout cela en femme du monde; elle n’était étrangère à rien, empruntée sur aucun thème. Gaston l’écoutait avec un muet recueillement; il n’avait jamais éprouvé les mystérieuses attractions qui semblaient le guider vers cette enfant qui réunissait si bien aux qualités viriles les adorables nuances, les coquetteries naïvement raffinées de la femme élégante. Ils s’en allèrent à travers champs, au bras l’un de l’autre. Dragonne, renonçant à chasser ce jour-là, avait repris sa robe, une ombrelle à la main, coquettement appuyée sur Gaston, et elle babillait avec un esprit frivole et mutin qui épanouissait à chaque instant un frais éclat de rire sur ses lèvres rouges.

—Savez-vous, lui dit Gaston tout à coup et comme ils approchaient du pavillon, savez-vous que j’ai une singulière fantaisie?

—Quelle est-elle?

—Je voudrais faire, un de ces jours, une visite à ces messieurs de Vieux-Loup qui sont vos ennemis.

—Oh! la vilaine fantaisie! dit Dragonne.

—Je serais curieux de voir de près leur existence.

—Elle est assez repoussante, je vous jure.

—En vérité!

—Ils vivent comme des paysans, et leur avarice est telle, qu’ils congédient chaque soir leurs valets de ferme, tant ils ont peur d’être volés.

—En sorte que, demanda Gaston, ils demeurent seuls, la nuit, à la Châtaigneraie?

—Complétement seuls.

—S’environnent-ils de moyens de défense?

—Ils verrouillent toutes les portes et chargent tous leurs fusils.

—Ah! dit insoucieusement Gaston. Et il parla d’autre chose.

Ils arrivèrent à la porte du pavillon, où le jardinier de la Fauconnière les avait précédés.

Ce pavillon, d’une exiguïté remarquable, formait un assez joli logis de garçon, et sa position isolée, au bord d’un torrent, à la lisière d’un bois, en faisait une retraite charmante pour un chasseur, un rêveur ou un poète.

Dragonne aida le jardinier à le décorer et à le meubler; elle y mit un soin minutieux qui charma Gaston, et en moins d’une heure le pavillon fut habitable.

—Voilà votre logis, lui dit-elle; comme vous n’y viendrez que pour vous coucher, vous vous apercevrez moins de sa nudité. Maintenant, retournons à la Fauconnière, où vous passerez la journée; demain nous attaquerons le sanglier. A propos, ce sanglier que j’ai en vue est une laie ornée de marcassins.

—Bravo! répondit Gaston, qui arrêtait tout un plan de conduite pour le lendemain et les jours suivants.

A neuf heures du soir, Gaston quitta la Fauconnière et descendit au pavillon. Il faisait un clair de lune magnifique, et il avait refusé qu’on l’accompagnât. Ce pavillon avait deux portes: l’une au nord, qui donnait sur la forêt de châtaigniers et au seuil de laquelle passait le chemin qui conduisait au manoir des Vieux-Loups; l’autre au sud, et qu’on pouvait apercevoir des fenêtres de la Fauconnière. Gaston pénétra par celle-ci dans sa nouvelle demeure, alluma une lampe qu’il approcha de la croisée de sa chambre, croisée exposée au sud, afin que sa clarté donnât à penser aux hôtes de la Fauconnière qu’il allait se mettre au lit; puis il mit dans sa poche ses pistolets et un poignard italien, et sortant du pavillon par la porte du nord, il prit le chemin de la Châtaigneraie, se disant:

—Allons voir mes oncles, il faut que je les fasse, à leur insu, les complices de mon amour...

IV

Le sentier qui conduisait du pavillon à la Châtaigneraie était assez tortueux et pénible pour que Gaston eût besoin de toute son attention, et surtout de ses jambes de vingt-cinq ans, afin de le gravir sans encombre.

Le clair de lune, du reste, lui était d’un grand secours, si l’on songe qu’il allait pour la première fois à la Châtaigneraie, que nul ne lui avait indiqué sa route, et qu’il marchait un peu à l’aventure, ne sachant par où il pénétrerait dans le manoir dont, prétendait Dragonne, l’humeur inquiète et soupçonneuse de ses oncles avait fait une forteresse.

Tantôt s’enfonçant sous la futaie, longeant la lisière du bois, le chemin de la Châtaigneraie se déroulait presque toujours en un sillon blanchâtre qu’on apercevait parfaitement des croisées de la Fauconnière, et la précaution qu’avait prise Gaston de laisser chez lui une lumière qui pût faire croire à sa présence dans le pavillon n’était nullement inutile, car il était impossible qu’on ne vît point, grâce au clair de lune, un homme monter chez les Vieux-Loup.

Du pavillon à la Châtaigneraie il y avait un quart d’heure de marche environ. Gaston cheminait lestement: en dépit de son ignorance des lieux, il se trouva en dix minutes au pied du manoir.

La Châtaigneraie, malgré son nom inoffensif, offrait le type le plus complet de ces manoirs du moyen âge construits comme des nids d’oiseaux de proie.

Assis sur une étroite plate-forme de rochers, environné de bois, ceint au nord d’un fossé, défendu au midi par un précipice, le vieux castel dressait ses tours grises sur le bleu foncé du ciel avec des façons dominatrices et conquérantes qui eussent séduit un poète. Les murs tombaient en ruine çà et là, les tourelles étaient crevassées en mille endroits, les vitraux des croisées brisés en leurs ogives de fer; l’antique pont-levis avait fait place à un tronc de sapin scié en deux dans sa longueur et grossièrement rajusté; et cependant tout cela conservait une fière mine à l’extérieur, et, au clair de lune, le manoir des barons de Vieux-Loup, perché sur son roc et dominant la vallée, rappelait dans toute leur sombre splendeur les âges héroïques des chevaliers bardés de fer, des châtelaines vêtues de soie et des trouvères au pourpoint de velours et à la harpe en sautoir. On eût même dit, placé qu’il était en face de la Fauconnière qui couronnait la chaîne des collines opposées, on eût dit que le castel de la Châtaigneraie regardait de travers et avec colère la demeure des ennemis de ses maîtres, et qu’il se promettait de rester debout le plus longtemps possible, afin de perpétuer la vieille haine des deux races à travers les âges, alors même que les deux races auraient fini d’exister.

Gaston s’arrêta à l’entrée de la cour; il avait besoin de se consulter d’abord sur le langage qu’il tiendrait à ses oncles, et de chercher ensuite par quelle porte il s’introduirait, car il en existait plusieurs au milieu de ces ruines; et dans le manoir, dont les deux tiers avaient été successivement convertis en greniers à foin, hangars, écuries et bâtiments de labour, il était difficile de deviner quel corps de logis les deux frères avaient choisi pour leur retraite nocturne.

—Mon expédition, pensa le jeune homme, ne manque ni d’audace ni d’imprévu, je dirai même de péril. Mes chers oncles sont capables de me prendre pour un voleur et de m’envoyer une balle sans autre explication préalable. En second lieu, je n’ai point réfléchi, depuis que j’aime mademoiselle de Lancy, que je suis venu en Morvan pour épouser Mignonne. Or, si j’allais lui plaire... et que... elle m’aimât?

Cette réflexion, où perçait quelque peu de fatuité, était de nature à faire hésiter Gaston; mais Gaston était un de ces hommes qui ont dans le hasard une confiance illimitée et qui vont toujours en avant.

—Ma foi, se dit-il, arrive que pourra! je ne puis me dispenser de faire une visite à mes oncles. Cherchons où ils peuvent être.

Bien qu’il fût dix heures à peine, toutes les lumières étaient éteintes au manoir, et le plus profond silence régnait à travers les ruines. Cependant, Gaston aperçut un filet de fumée s’élevant en spirale au-dessus du toit d’une grosse tour carrée qui bornait l’édifice au nord; puis en examinant la tour avec attention, il remarqua qu’elle était découronnée de ses créneaux et terminée par un colombier.

Gaston n’avait jamais vu la province, mais il savait cependant que l’une des propriétés les plus chères aux gentilshommes campagnards et qui leur rappellent le mieux leurs anciens droits féodaux, est ce colombier dont les hôtes se répandent chaque jour dans la plaine et qui vont butiner chez le paysan le blé des semailles et l’épi échappé à l’attention du glaneur.

Le pigeon, malgré la douceur de ses mœurs, est le dernier brigand blasonné dont la tradition ait survécu. Posséder un colombier est, en province, un aveu indirect d’influence et d’autorité, et le propriétaire de ces gracieux volatiles qui représentent si bien le pillage organisé a su faire des lois sévères contre quiconque essayerait de les détruire; il veille sur leur conservation avec une sollicitude toute particulière, et il a toujours l’œil et l’oreille au guet le jour et la nuit pour les préserver de tout danger.

Notre héros, qui avait fait en quelques secondes toutes ces réflexions, conclut de ces divers indices, du filet de fumée et du colombier, que les Vieux-Loup habitaient la grosse tour, et il frappa résolument à la porte. Tout aussitôt les hurlements de deux chiens de garde s’élevèrent dans les profondeurs de l’édifice, et aux hurlements des chiens se mêlèrent peu après d’énergiques jurons.

—Diable! pensa Gaston, vais-je donc faire un siége?

Et il renouvela les trois coups qu’il avait frappés.

IV

La voix des chiens s’apaisa bientôt, dominée par un accent impérieux; puis Gaston entendit dans le corridor un pas pesant, et à ce bruit s’en joignit un autre dont la signification devait être claire pour un chasseur.

C’était un bruit sec, métallique, cassant, celui des batteries d’un fusil dont les deux chiens tournaient sur leur noix avec une précision méthodique et en marquant avec une sage lenteur les deux temps d’arrêt du repos et de l’armement.

—Oh! oh! se dit le jeune homme, ceci ne peut demeurer sans écho, ce serait dommage...

Et il arma ses deux pistolets avec le même calme et la même précision, murmurant avec un sourire:

—Mes futurs épanchements de famille me paraissent précédés de préparatifs assez belliqueux... mes oncles sont gens de précaution, et si les trésors qu’ils défendent sont dans les mêmes proportions que leur prudence, je ferai peut-être bien d’épouser ma cousine Mignonne.

—Qui est là? demanda à l’intérieur une voix dure et pleine de menaces.

—C’est bien ici la Châtaigneraie? répondit Gaston.

—Oui.

—Le château de MM. de Vieux-Loup?

—Sans doute. Que leur voulez-vous?

—Je suis un voyageur attardé...

—Ah! fit-on à l’intérieur avec humeur.

—Et je désirerais fort trouver un gîte pour la nuit et un souper par-dessus le marché.

—Prenez le premier chemin à gauche, en bas des rochers, et suivez-le, il vous conduira au village. Vous frapperez à la porte d’une grande maison jaune qui est sur la droite, c’est l’auberge... Vous direz à Jean-Pierre qui est l’hôtelier, que vous venez de ma part, il vous recevra bien et ne vous étrillera pas trop, répondit celui des châtelains de la tour qui avait prudemment armé son fusil!

—Quel oncle charmant! murmura Gaston.

Puis il reprit tout haut:

—On m’avait dit que les barons de Vieux-Loup se faisaient un plaisir...

—On vous a trompé, répondit sèchement la voix, nous ne logeons pas les vagabonds.

—Même lorsqu’ils sont de votre famille! continua Gaston avec un flegme railleur.

—Oh! oh! fit la voix se radoucissant un peu, qui donc êtes-vous?

—Un parent de vos seigneuries.

—Nous n’avons pas de parent en Morvan.

—Aussi viens-je de plus loin.

—Corbleu! s’écria la voix, ce serait plaisant... si c’était...

—Ah çà, mon cher oncle, répondit Gaston, mis en belle humeur par la cauteleuse défiance du vieillard, est-ce pour me faire la mesquine plaisanterie de me laisser grelotter à votre porte que vous m’avez fait venir de Paris?

—Mon neveu! exclama-t-on, mon neveu Gaston?

—Lui-même.

—C’est bien vous, n’est-ce pas?

—Mais sans doute.

—C’est que, acheva le vieux châtelain avec un reste de défiance, par le temps de révolution qui court, il y a tant de mauvais sujets qui ne demanderaient pas mieux que de tourmenter de pauvres vieillards...

—«Mon frère Antoine, qui est un savant, a lu dans les livres que les mariages d’amour...» commença Gaston, citant textuellement le post-scriptum de la lettre des vieux gentilshommes.

Un cri de joie l’interrompit.

—Assez, dit-on, assez, monsieur mon neveu! Attendez, je vous ouvre, et si vous n’avez pas soupé, morbleu! nous mettrons bien la basse-cour à réquisition de façon à vous contenter.

Gaston entendit son oncle désarmer son fusil, le poser à terre, puis venir à la porte et mettre la main sur les verrous.

Il en tira un, puis deux, puis trois.

Jamais porte de prison ne fut aussi solidement ferrée.

Et enfin il fit jouer les deux tours d’une serrure qui grinça lugubrement, et la porte s’ouvrit.

Gaston vit alors un corridor noir et profond, qui ressemblait à une bouche de l’enfer; puis il fut subitement étreint par les bras robustes d’une sorte de géant orné d’une barbe blanche, et dont l’accoutrement bizarre avait, au clair de lune, les formes et les reflets les plus fantastiques.

L’oncle Joseph, car c’était lui, était couvert d’une culotte courte chaussée à la hâte et qui laissait sa jambe nue (il n’avait pas eu le temps de passer ses bas); d’une houppelande grise qui n’était ni un habit, ni une robe de chambre, ni une veste, mais quelque chose qui tenait de tout cela. Un bonnet de coton pointu, un de ces bonnets immortalisés par Arnal, couronnait le chef du digne gentilhomme et parachevait son étrange toilette.

—Comment, vous voilà! s’écriait-il avec une émotion qui attestait que s’il avait le cœur fort dur à l’endroit des vagabonds, il possédait à un haut degré les vertus de famille; vous voilà, mon cher neveu, le fils de notre frère bien-aimé!... Eh! mon Dieu! comment donc arrivez-vous à cette heure indue, à pied, par nos mauvais chemins? A bas, Jupiter! Allez coucher, Minerve!

Ces deux dernières exclamations, à l’adresse des chiens qui recommençaient à hurler, furent suivies d’un vigoureux coup de pied et coupèrent court à un épanchement de l’oncle Joseph, qui finit par songer qu’il pourrait bien s’enrhumer au clair de lune, et qu’il était convenable d’introduire son neveu en lieu plus hospitalier que la cour d’honneur convertie en basse-cour.

—Venez, lui dit-il, allons rallumer le feu, éveiller Mignonne et mon frère Antoine, et je souperai une seconde fois pour vous tenir compagnie, tant je suis joyeux de vous voir.

—Je vous suis, dit Gaston, mais n’éveillez personne.

—Pourquoi?

—Parce que j’ai soupé.

—Et où cela, bon Dieu?

—Je vous le dirai tout à l’heure. Mais où faut-il passer? Il fait noir dans ce corridor...

—Prenez ma main et ne craignez rien. Toujours devant vous... prenez garde à ce pas... très-bien!... nous y sommes...

Gaston, malgré l’obscurité, reconnut qu’il se trouvait dans une pièce assez vaste, au fond de laquelle on apercevait une lueur rougeâtre et voilée, celle du foyer dont on avait couvert les tisons.

—Attendez, reprit l’oncle Joseph; avant tout il faut y voir.

Et il s’approcha de l’âtre, y prit une bûche et souffla dessus. La bûche pétilla soudain, et à la vague clarté des étincelles qui s’en échappèrent, il put mettre la main sur une de ces lampes de campagne qui ont la forme d’un tricorne, que les paysans appellent kalen et qu’on suspend habituellement sous le manteau de la cheminée.

Le kalen allumé, Gaston examina son oncle. A part son bizarre costume, M. le baron Joseph de Vieux-Loup, seigneur de la Châtaigneraie, était un beau vieillard dont l’énergique visage avait un cachet de sombre dignité et respirait un mélange bizarre de dureté et de bonhomie. L’oncle Joseph résumait assez bien ce type étrange, et presque effacé aujourd’hui, du paysan gentilhomme, personnage moitié laboureur, moitié guerrier, qui tenait alternativement le soc de charrue du laboureur, le couteau de chasse du veneur, et se rendait aux foires des environs, les fontes de sa selle garnies de pistolets et un fusil à double coup fixé à l’arçon par un talon de cuir. Après avoir d’un coup d’œil envisagé le baron, le jeune homme promena un regard rapide autour de lui.

La pièce où il se trouvait était la cuisine du manoir. Les murs en étaient noircis; de vieux bahuts, des escabeaux grossiers en composaient tout l’ameublement; mais il y avait sous le manteau de l’âtre un grand fauteuil de vieux chêne sculpté garni en cuir de Cordoue et clous de cuivre, et au-dessus du manteau un assez beau trophée d’armes à feu et de vieilles épées, au-dessus duquel encore on apercevait l’écusson des Vieux-Loup, parfaitement conservé, et le rapprochement de ces armes soutenant les armoiries des anciens barons semblait dire que tout paysans qu’ils étaient, les fils des preux étaient résolus à maintenir par la force leurs titres de noblesse.

L’oncle Joseph ralluma le feu en un clin d’œil, puis il avança à son neveu le fauteuil de cuir de Cordoue et lui dit:

—Chauffez-vous, mon cher enfant, je vais éveiller Mignonne et votre souper sera prêt dans dix minutes.

—Je vous répète, mon oncle, que j’ai soupé et qu’il est inutile d’éveiller personne.

—Bah! bah! fit l’oncle Joseph, qu’importe, à votre âge on soupe deux fois. Mignonne!

—Chut! lui dit Gaston mystérieusement; j’ai des choses sérieuses à vous dire.

—En vérité.

—Très-sérieuses, et il est inutile que ma cousine...

—Oh! oh! dit le vieux gentilhomme, qu’est-ce donc, mon Dieu! et la proposition que mon frère Antoine et moi... nous vous avons faite?...

—Me plaît infiniment.

—Alors, qu’est-ce donc?

—Tenez, asseyez-vous là et causons.

L’oncle Joseph regardait son neveu avec une béate admiration.

—Cornes de cerf! s’écria-t-il, vous ressemblez à votre père comme une goutte d’eau à une autre, mon cher neveu, et vous êtes bien certainement le plus joli garçon que j’aie vu depuis longtemps. Savez-vous que vous êtes mis comme un prince! Peste! Mignonne aurait la berlue si elle n’était folle de vous avant deux jours. Mais, à propos de Mignonne, ce que vous avez à me dire...

—Est très-mystérieux.

—Cornes de cerf!

—Écoutez-moi, mon cher oncle, savez-vous où j’ai soupé hier?

—Non.

—Et aujourd’hui?

—Pas davantage.

—A la Fauconnière, mon cher oncle.

M. le baron Joseph de Vieux-Loup fit un soubresaut sur son siége, se leva d’un bond et recula stupéfait.

—A la Fauconnière! s’écria-t-il avec un accent intraduisible, vous avez soupé à la Fauconnière?

—Oui, mon oncle.

—Chez le marquis de Lancy? cornes de cerf!

—Oui, mon oncle, il a une cuisinière de mérite.

—Mais vous êtes donc fou! exclama le vieux gentilhomme.

—Moi? Nullement.

—Vous avez soupé à la Fauconnière?

—Et j’y ai couché hier, qui plus est.

—Mais, s’écria l’oncle Joseph avec une douloureuse colère, vous ne savez donc pas?...

—Je sais que les Lancy sont les ennemis des Vieux-Loup depuis des siècles.

—Ah! je comprends, fit le baron avec amertume, vous êtes jeune, vous avez les mœurs de Paris... on appelle cela des mœurs, cornes du diable! et vous traitez avec dédain les vieilles traditions de famille! Que vous importent, n’est-ce pas? les haines de vos pères, à vous les beaux fils de la génération actuelle!...

Et l’oncle Joseph avait des larmes d’indignation dans les yeux.

—Pardon, interrompit Gaston avec calme, il est une chose dont je doute fort.

—Et de quoi doutez-vous, monsieur mon neveu?

—Je doute que vous ayez pour les Lancy une haine aussi vivace, aussi implacable que la mienne.

Le baron Joseph de Vieux-Loup reprit une fois encore (il tombait d’étonnement en étonnement):

—Mais dites-moi, alors, exclama-t-il, dites-moi que vous avez eu un moment de folie, de vertige... une hallucination...

—Rien de tout cela.

L’oncle Joseph regarda son neveu avec une froide attention.

—Dieu me pardonne, dit-il, je crois que vous êtes fou!

—Je ne crois pas.

—Mais alors, monsieur, expliquez-vous, parlez! Moi, Joseph, baron de Vieux-Loup, désormais le chef de votre famille, je vous somme.

—Écoutez-moi donc, mon oncle, et vous verrez si je ne suis pas digne de porter notre nom, et si les Lancy eurent jamais d’ennemi plus implacable que moi. Hier j’étais, par le brouillard et la pluie, à huit heures du soir, égaré dans les bois qui se trouvent au-dessous de la Fauconnière.

Et Gaston conta avec quelques légères variantes sa rencontre de la veille avec Diane, et lorsqu’il en fut à ce point où la jeune fille s’était exprimée aussi irrévérencieusement sur le compte des châtelains de la Châtaigneraie, il donna à la suite de ses aventures la version suivante:

—Il me fut facile alors de reconnaître à qui j’avais affaire, et je vous avoue, mon cher oncle, qu’il me prit une terrible tentation de saisir ce démon à la gorge et de l’étrangler.

—Vous eussiez joliment bien fait, monsieur mon neveu.

—Peut-être, mon oncle; mais une femme est toujours une femme, et nous sommes gentilshommes.

—C’est juste.

—Or, savez-vous alors l’idée infernale qui traversa mon cerveau?

—Non, dit l’oncle Joseph, dont le mot infernale alléchait la curiosité.

—Je me pris à songer que le vieux marquis était au bout, que son fils était poltron, et que le seul homme de cette race maudite, le seul être qui pût chagriner la vieillesse de mes bons et excellents oncles, c’était mademoiselle Dragonne.

—C’est vrai, soupira l’oncle Joseph.

—Et je me dis alors, continua Gaston, que si ce diable incarné venait à se pendre ou à se noyer, voire même à se faire sauter la cervelle avec son fusil, mes pauvres chers oncles vivraient leurs derniers jours heureux comme des coqs en pâte.

—Ouais! fit l’oncle Joseph radieux, je le crois, morbleu, bien! Le tout est de trouver un bon petit moyen qui conduise mam’zelle Dragonne à ce résultat.

—Précisément, je l’ai trouvé, dit Gaston avec un flegme superbe.

—Cornes de cerf! dites-vous vrai?

—Écoutez donc: vous avez bien voulu m’accorder tantôt que j’étais... joli garçon.

—Charmant.

—Bien tourné.

—A ravir.

—Figurez-vous donc qu’à Paris il y a une foule de femmes absolument du même avis que vous.

—Heureux coquin!

—J’ai pensé justement que mam’zelle Dragonne augmenterait le nombre.

—Ah! fit M. de Vieux-Loup, qui redevint aussitôt inquiet.

—Et j’ai touché juste. Dans huit jours elle m’aimera à en perdre la tête; elle a déjà commencé...

—Mais... mais... objecta l’oncle Joseph, de plus en plus inquiet.

—Attendez donc, poursuivit Gaston... On m’a trouvé charmant au château; le marquis raffole de moi, sa femme songe déjà à faire de sa fille madame de Launay; Dragonne soupire de joie en songeant que je chasserai avec elle tous les jours... Or, vous comprenez, mon cher oncle, à la chasse, à la campagne, par les bois ombreux et les prairies vertes, quand on se voit tous les jours, on va grand train sur la route du sentiment... En une semaine, mademoiselle Dragonne se mourra littéralement d’amour et me suppliera de demander sa main.

—Cornes du diable! exclama M. de Vieux-Loup.

—Chut! continua Gaston, jusque-là j’étais M. de Launay, de ce jour je redeviens M. de Vieux-Loup et j’épouse ma cousine Mignonne. Alors, désespérée, furieuse d’avoir été jouée, Dragonne se jette à l’eau ou se pend à un arbre.

—Bravo! mon neveu, bravo! s’écria le baron.

—Mais vous comprenez, mon cher oncle, que pour arriver au but sûrement, il faut que dans le pays nul ne sache qui je suis... que je ne vienne ici qu’en cachette, pour faire ma cour à Mignonne, et qu’elle-même...

—Oh! dit le baron, nous pouvons la mettre dans la confidence et mon frère Antoine aussi.

—Diable! pensa Gaston, et s’il est vrai qu’elle aime Albert de Lancy, elle lui découvrira naïvement le pot-aux-roses, et alors tout sera perdu.

—Soit! reprit-il tout haut, mais je me charge alors de lui faire moi-même la leçon. Quant à mon oncle Antoine...

—Pardieu! je l’entends marcher là-haut. Il se sera éveillé au bruit, et il est capable de croire qu’on m’assassine; le mieux est de l’appeler.

L’oncle Joseph ouvrit une porte et cria:

—Holà! Antoine?

—Mon frère?

—Accourez! Notre cher neveu de Paris est arrivé, répondit joyeusement l’oncle Joseph.

L’oncle Antoine descendit quatre à quatre, et vint se jeter dans les bras de Gaston, avec non moins d’effusion que l’oncle Joseph.

M. le chevalier Antoine de Vieux-Loup de la Châtaigneraie était l’antithèse vivante de son frère Joseph.

Figurez-vous un petit homme tout rond, à la face épanouie, au sourire éternel, ventru comme Sancho Pança, haut en couleur et la face rubiconde, ainsi qu’un bourgmestre flamand, plutôt prêt à rouler qu’à marcher; tout chauve, les mains grassouillettes comme un prélat, possédant toutes ses dents et sifflotant au travers, du matin au soir, une ariette dont il avait trouvé les paroles dans un vieux roman, et pour laquelle il avait improvisé la plus originale des musiques.

L’oncle Antoine avait un charmant caractère; il riait toujours; il prenait lestement le menton aux fillettes qu’il rencontrait à travers champs, et il savait par cœur tous les romans de mademoiselle Scudéri, de M. Crébillon fils, et du vénérable Ducray-Duménil, ce naïf conteur de nos pères. Madame Cottin elle-même n’était point étrangère aux souvenirs de littérature du digne gentilhomme. Il savait par cœur la touchante histoire de la pieuse Mathilde, du galant Sarrazin Malek-Adel; il en citait même une phrase à propos et charmait les longues soirées d’hiver de la Châtaigneraie par des récits empruntés à ses auteurs favoris. Une seule chose était capable de rembrunir la face joyeuse de l’oncle Antoine, c’était le nom de mademoiselle Dragonne de Lancy, prononcé subitement devant lui.

Pas plus que son frère Joseph, M. le chevalier de Vieux-Loup n’entendait raison sur ce chapitre. Et c’était merveille de voir alors le petit homme rond prendre une attitude belliqueuse et montrer avec colère le poing au plafond enfumé de la cuisine du vieux manoir.

La haine collective des deux frères pour le nom de Lancy était aussi vivace que celle des Lancy pour le nom de Vieux-Loup. Il ne se passait pas une seule journée sans que l’oncle Joseph et l’oncle Antoine, qui, du reste, étaient en désaccord sur tout le reste, se cotisassent fraternellement pour envoyer à travers la vallée et l’espace un juron superbe et une magnifique imprécation aux murs croulants de la Fauconnière, qui se dressait devant eux comme un cauchemar éternel.

 

Si les descendants des sires de Vieux-Loup n’avaient été, en définitive, de très-honnêtes gentilshommes, ils auraient certainement mis le feu une nuit ou l’autre au manoir de leurs ennemis. Il est vrai qu’ils en parlaient sans cesse, que même ils projetaient gravement, chaque soir, de tordre le cou à ce diable incarné qu’on appelait Dragonne, ce qui ne les empêchait nullement, le lendemain, de se dire:—Nous sommes gentilshommes, après tout, et nous ne commettrons jamais une action déloyale.

 

On le voit, depuis le dernier combat des deux races ennemies, qui avait eu le Café de Paris pour champ de bataille, la haine des deux camps, si elle était toujours aussi vivace, avait des résultats moins dramatiques et ne se traduisait plus guère que par des menaces de la part des sires de Vieux-Loup et quelques coups de crosse de fusil que Dragonne se faisait un malin plaisir d’appliquer çà et là, et de temps à autre, aux valets de ferme de la Châtaigneraie qu’elle rencontrait sur son chemin et qui fuyaient épouvantés.

Ceci n’empêcha point cependant l’oncle Antoine de sourire avec férocité lorsque Gaston lui eut complaisamment déroulé avec ses futures et dramatiques péripéties le plan machiavélique qu’il venait d’exposer à l’oncle Joseph. Il poussa même la barbarie, tant il avait de fiel dès qu’arrivait la brune, jusqu’à parler d’acheter une bonne corde en chanvre tout neuf pour l’envoyer à mam’zelle Dragonne; mais l’arrivée subite d’un quatrième personnage coupa court à ses abominables projets.

Ce personnage, on le devine, c’était Mignonne. Mignonne, tout comme l’oncle Antoine, avait entendu parler et rire dans la cuisine au-dessus de laquelle se trouvait sa chambre, et, curieuse comme on l’est à seize ans, intriguée au plus haut degré par ce vacarme inusité et même sans précédents dans les fastes de l’existence des hôtes de la Châtaigneraie, elle s’était levée à la hâte, mais non sans s’attifer le plus coquettement possible, car elle devinait la présence d’un étranger, et Mignonne était femme!

V

Mignonne était une charmante créature.

Elle était blonde et frêle, elle avait des petites mains blanches et rosées et des pieds de fée. Sa robe, de futaine rayée, enfermait une taille souple et mince comme celle de cet insecte coquet qui se pose au bord des fontaines et qu’on nomme une demoiselle; quand elle souriait, ses jolies lèvres roses mettaient à découvert de belles dents blanches et bien rangées, en même temps que ses joues, qui avaient le duvet et le tendre coloris d’une pêche d’automne, se creusaient d’une fossette mutine. Bien certainement, si déjà il n’eût aimé Dragonne, Gaston eût éprouvé à sa vue la plus enthousiaste des admirations.

Cependant, il s’avoua que l’oncle Antoine et l’oncle Joseph n’avaient rien exagéré, et que la beauté de Mignonne égalait pour le moins, à un autre point de vue, celle de mademoiselle de Lancy.

—Mignonne, ma chérie, dit l’oncle Antoine de sa voix la plus caressante, tandis que la jeune fille s’arrêtait un peu confuse sur le seuil de la porte, ma chère petite Mignonne, nous te présentons ton cousin de Paris, qui est assez aimable pour venir rendre visite à ses vieux oncles et à sa jeune et jolie cousine.

Mignonne rougit à ce compliment et salua son cousin avec quelque embarras.

Gaston lui baisa galamment la main; puis il se pencha à l’oreille de l’oncle Joseph et lui dit tout bas:

—Vous savez ce que je vous disais tout à l’heure? Je possède un certain don de fascination sur les femmes.

L’oncle Joseph cligna de l’œil en signe d’intelligence.

—Vous devriez me laisser en tête-à-tête avec elle, je commencerais ma cour et je la mettrais dans le secret.

—Déjà?

—Le plus tôt est toujours le meilleur.

L’oncle Joseph fit part de la demande de Gaston à son frère Antoine, lequel répondit par un regard d’approbation.

Quelques phrases insignifiantes furent échangées, puis le baron de Vieux-Loup se leva.

—Mignonne, ma chère belle, dit-il, tu sais que mon frère Antoine et moi nous sommes vieux et nous nous couchons comme les poules.

—Oui, répondit Mignonne avec une jolie moue pleine de mutinerie, ce qui fait que je suis obligée d’en faire autant, et c’est bien ennuyeux.

—Aussi, continua l’oncle Joseph avec non moins de câlinerie que naguère son frère Antoine; aussi, ce soir, allons-nous te servir à ton goût. Antoine et moi nous allons nous coucher et nous te laissons avec ton cousin qui voudra bien t’accorder un quart d’heure avant de redescendre au village.

—Comment! s’écria la jeune fille étonnée; mon cousin ne loge point ici?

—Non, dit Gaston en souriant, pour ce soir, au moins. Je vous expliquerai cela tout à l’heure.

Les deux vieux gentilshommes se levèrent et serrèrent la main à Gaston.

—Demain soir, reprit Gaston, après une certaine chasse au sanglier, que je dois faire avec mam’zelle Dragonne...

L’oncle Antoine, nous l’avons dit, était en veine de férocité régulièrement tous les soirs; ce mot de chasse au sanglier lui inspira cette charitable formule:

—Si nous pouvions espérer un brave coup de boutoir...

—Ta ta ta, répondit Gaston en riant, ceci pourrait parfaitement arriver. Bonne nuit, mes chers et dignes oncles.

Et il demeura seul avec Mignonne, toute rougissante de se trouver en tête-à-tête avec un beau monsieur de Paris, dont le costume élégant et les manières aisées lui imposaient un peu.

Gaston prit sa cousine par la main et la conduisit au grand fauteuil de cuir de Cordoue, dans lequel, en hiver, M. le baron Joseph de Vieux-Loup, seigneur de la Châtaigneraie, présidait les longues veillées.

—Asseyez-vous là, lui dit-il, ma chère cousine; je veux causer avec vous.

—Monsieur... balbutia Mignonne, qui rougissait toujours.

—Et d’abord, continua Gaston en riant, appelez-moi donc «mon cousin,» car je le suis, et soyons tout de suite comme de vieux amis qui ont à se faire des confidences.

—Ah! murmura Mignonne.

—Car je veux vous parler confidentiellement, ma belle petite cousine. J’ai à vous apprendre bien des choses...

—A moi?

—Dont vous ne vous doutez même pas du tout.

—Mon Dieu! fit Mignonne émue.

—Oh! rassurez-vous, je ne vous dirai rien de fâcheux ni de triste, chère petite cousine; loin de là... Écoutez-moi plutôt.

Mignonne le regarda curieusement.

—Vous savez que nous sommes cousins germains? reprit Gaston.

—Oui, dit Mignonne.

—Et qu’après nos oncles, je serai le dernier rejeton mâle des barons de Vieux-Loup?

—Je le sais.

—Nos oncles vous adorent, ma belle cousine, si j’en juge par toutes les jolies choses qu’ils m’ont contées de vous.

—Ils sont si bons! soupira tristement Mignonne.

—Mais ils m’aiment un peu, moi aussi, et c’est tout naturel, car je suis, comme vous, l’enfant d’un de leurs frères.

—C’est tout simple, murmura Mignonne.

—Or, savez-vous quel est leur projet?

Mignonne devina à moitié et pâlit.

—Ils se sont dit qu’ils feraient sagement et bien, avant de rejoindre nos pères dans les caveaux de notre famille, d’assurer l’avenir de leurs neveux.

Mignonne écoutait haletante.

—Nous sommes leurs héritiers, vous et moi. Il semblerait, à première vue, qu’ils dussent nous partager par égale part leur fortune.

—C’est trop juste, soupira Mignonne.

—Eh bien! poursuivit Gaston, il n’en est rien, cependant.

—Ah!

—Ils sont très-fiers, nos oncles; ils tiennent essentiellement à ce que le nom de Vieux-Loup soit noblement porté, et ils pensent que pour cela il est besoin d’une fortune considérable.

—Ils ont raison, balbutia Mignonne, et je suis tout à fait de leur avis. Aussi je vous abandonne bien volontiers, mon cousin...

—Ce n’est point cela, ma jolie cousine; il est un projet bien plus raisonnable...

Mignonne devint blanche comme une statue.

—Ils comptent écrire au pape et lui demander des dispenses.

—Des dispenses?

—Afin de nous marier, ma chère Mignonne.

Mignonne devint livide.

—Cela ne vous semble-t-il pas charmant, continua Gaston, et croyez-vous, ma belle petite cousine, que nous ne pourrions pas faire beaucoup plus mal l’un et l’autre?... D’abord vous êtes charmante; je vous crois douce et bonne.

Mignonne laissa échapper un soupir.

—Et je ferai tous mes efforts pour vous rendre heureuse, je serai aux petits soins, je vous aimerai de tout mon cœur...

En parlant ainsi, Gaston avait pris tendrement la main de Mignonne... Il avait la voix et le geste caressants, il était tout près d’elle.

—Eh bien, fit-il, vous ne me répondez pas?

Mignonne ne répondit point davantage; mais tout à coup deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux, et elle retira sa main que Gaston pressait doucement dans les siennes.

—Eh quoi! fit celui-ci, jouant admirablement la surprise, vous pleurez, Mignonne?

Mignonne éclata en sanglots et cacha sa tête dans ses mains.

—Vous pleurez, dit Gaston à Mignonne, et pourquoi? mon Dieu! Avez-vous donc quelque aversion pour moi?

—Non, balbutia Mignonne.

—Vous ne voulez donc pas être ma femme?

—Je ne peux, murmura la pauvre enfant.

—Mignonne, dit Gaston gravement en reprenant ses deux mains, je préférerais mourir que vous causer la moindre peine, et vos larmes me font éprouver une vive douleur... Voyons, voulez-vous que je sois votre ami? voulez-vous vous confier à moi, m’ouvrir votre cœur?

Mignonne pleurait toujours.

—Je vous jure, reprit Gaston, que je désobéirais à mes oncles et serais prêt à encourir leur mécontentement plutôt que de vous chagriner. Mais, de grâce, avouez-moi le secret de votre cœur, comme à un ami, comme à un frère... Je le devine, ce secret, vous aimez...

—Hélas! soupira naïvement Mignonne.

—Et vous n’avez point osé parler de votre amour à nos oncles, puisque...

—Oh! dit Mignonne avec effroi, si mes oncles savaient...

—Ah! dit Gaston jouant la surprise, celui que vous aimez...

—Est un noble cœur, murmura la jeune fille.

—Peut-être est-il... pauvre.

—Non.

—De naissance obscure?

—Il est noble comme nous.

—Mais alors... pourquoi?

—Oh! mon cousin, exclama Mignonne avec un redoublement de larmes, je sais bien que c’est impossible...

—Rien n’est impossible, ma chère petite cousine, surtout lorsqu’on a un ami dévoué comme moi...

Mignonne leva ses grands yeux bleus sur Gaston, et lut dans son visage un tel dévouement, une sympathie si vive qu’elle eut aussitôt en lui une confiance absolue, et elle lui prit vivement les mains.

—Je vais tout vous dire, fit-elle.

—Je vous écoute; parlez, Mignonne.

—Vous savez combien mes oncles détestent le marquis de Lancy.

—C’est une haine de famille.

—Ah! soupira Mignonne, se reprenant à pleurer, je vois bien que vous aussi...

—Moi, dit froidement Gaston, je ne partage nullement ces vieilles rancunes, qui sont aujourd’hui pour le moins ridicules...

Un cri de joie s’échappa de la poitrine oppressée de Mignonne.

—Vrai? exclama-t-elle.

—Très-vrai, répondit Gaston, et maintenant je devine, ou plutôt je viens d’obtenir de vous l’aveu d’un amour que je connaissais déjà... Vous aimez Albert de Lancy.

Mignonne tressaillit.

—Vous l’aimez, reprit Gaston, et vous vous croyez la plus malheureuse des jolies filles du pays morvandiau, chère Mignonne, parce que vous ne songez point que vous avez un frère, un ami, qui se nomme Gaston, et qui, en dépit des préjugés et des haines ridicules de nos vieux oncles, fera tant et si bien que vous épouserez Albert de Lancy.

Mignonne poussa un nouveau cri et se jeta dans les bras de Gaston avec la naïve expansion d’un enfant.

—Oui, dit celui-ci, je vous promets, Mignonne, que vous épouserez Albert, et cela dans peu de temps; mais, dites-moi, comment vous êtes-vous vus, depuis quand vous aimez-vous?

—Il y a bien longtemps, murmura Mignonne; nous étions encore tout petits. Un jour, mon oncle Joseph allait à la chasse; il prit le chemin qui descend en bas des châtaigniers et se dirigea vers les bois de la Fauconnière. En route, il rencontra Albert qui jouait en courant après les papillons, et le menaça du fouet.

«Albert se cacha derrière une haie et se mit à pleurer. J’avais suivi mon oncle de loin, à petits pas, me dérobant derrière un tronc d’arbre lorsqu’il se retournait. J’étais mue par une curiosité d’enfant, je voulais le voir tirer un coup de fusil.

«Je trouvai Albert qui pleurait. Je m’approchai de lui et le questionnai doucement. Il me raconta alors ce qui s’était passé, et je compris la méchanceté de l’oncle Joseph quand il m’eut dit son nom, car tous les soirs, à la Châtaigneraie, on disait du mal de M. de Lancy, et je sentais instinctivement qu’il y avait une haine implacable entre les deux familles.

«Je consolai Albert de mon mieux; nous causâmes pendant quelque temps et puis nous nous mîmes à jouer. Le retour de mon oncle, que nous aperçûmes assez à temps pour pouvoir nous esquiver, mit fin à notre première entrevue.

«Quinze jours après, nous nous retrouvâmes par hasard sous les châtaigniers; et depuis, acheva Mignonne, nous nous sommes revus souvent, toujours en cachette et à l’insu de nos deux familles.»

—Et vous vous aimez? dit Gaston en souriant.

Mignonne soupira.

—Eh bien! ma bonne petite cousine, continua-t-il en se levant et en lui mettant un baiser au front, si vous voulez vous fier entièrement à moi, vous épouserez Albert.

—J’ai en vous une foi absolue.

—Ce n’est pas tout...

—Ah! dit Mignonne.

—Il faut encore être ma complice.

Mignonne étonnée regarda son cousin.

—Oui, reprit Gaston, il faut que vous m’aidiez dans mes projets, car, moi aussi, j’ai des projets.

—Vous?

—J’aime Dragonne de Lancy.

Mignonne poussa un cri de joie.

—Oh! alors, dit-elle, cette vilaine rancune finira bien par s’éteindre.

—Ce n’est nullement certain, car Dragonne hait nos oncles et notre nom avec un acharnement plus grand peut-être que celui de nos oncles eux-mêmes.

—Mais si elle vous aime!

—Pardon, je n’ai point dit cela. Mais elle pourrait parfaitement m’aimer sans savoir que je m’appelle Gaston de Vieux-Loup.

—Je ne comprends pas bien cela.

—Attendez, chère Mignonne.

Et Gaston raconta son histoire de la veille, non plus avec des restrictions et des variantes, comme il l’avait fait pour ses oncles, mais telle quelle et dans toute sa simplicité. Après quoi il lui rapporta textuellement son entretien avec l’oncle Joseph.

—Je ne sais trop encore où cela nous mènera, dit Mignonne; mais j’ai foi en vous et je vous garderai le secret.

—Vous me le promettez?

—Je vous le jure.

—Surtout vis-à-vis d’Albert.

Mignonne rougit; la recommandation de Gaston signifiait clairement: Je suis bien certain que vous voyez...

—Albert est discret, murmura-t-elle.

—C’est possible; mais si Dragonne savait aujourd’hui mon vrai nom, tout serait perdu; ainsi jurez-moi qu’Albert lui-même...

—Albert ne saura rien, répondit Mignonne d’une voix ferme, je vous le jure.

—Alors, adieu, Mignonne, je retourne au pavillon.

—Quand reviendrez-vous?

—Demain soir, vers neuf heures.

Gaston jugea inutile de parler à Mignonne de sa chasse du lendemain; il lui mit un baiser au front, s’enveloppa de son manteau pour se préserver de la bise de la nuit, et il reprit le chemin du pavillon où sa lampe brûlait encore lorsqu’il arriva.

VI

Notre héros se mit lestement au lit, mais le sommeil fut lent à venir; il aimait déjà Dragonne beaucoup plus que la veille, et les amoureux dorment peu, même lorsqu’ils ont vingt ans.

Gaston ne ferma les yeux que fort avant dans la nuit, et il se trouva brusquement éveillé peu après par trois coups frappés à la porte du pavillon qui ouvrait sur la vallée.

C’était Dragonne qui arrivait le chercher pour la partie de chasse projetée.

Le jeune homme se vêtit à la hâte et descendit lui ouvrir.

Dragonne était suivie du jardinier, qui portait son fusil et celui qu’elle destinait à Gaston.

—Ah! lui dit-elle en riant, il paraît que vous êtes un véritable chasseur parisien, de ceux qui comptent sur les chemins de fer pour paresser au lit jusqu’au lever du soleil.

—En effet, répondit Gaston, je ne vous attendais point aussi tôt.

—Il est quatre heures pourtant.

—Déjà!

—Dame! fit Dragonne en riant, vous vous êtes couché si tard. Antoine, qui se met au lit le dernier, à onze heures, a aperçu de la lumière à vos fenêtres.

—Le sommeil m’a pris à l’improviste, répondit Gaston, je me suis endormi sans avoir la force d’éteindre ma bougie.

L’excuse était plausible; Dragonne l’admit sans la moindre hésitation.

—Eh bien! dit-elle, apprêtez-vous, nous allons partir...

—Avant le jour?

—Mais sans doute, car nous avons une bonne trotte d’ici au bois où nous chasserons.

—Ah çà! fit Gaston, ce n’est donc pas une plaisanterie que ce projet d’attaque téméraire?

—Non, certes.

—Et vous n’avez pas de chiens?

—Un seul, une seule plutôt, car c’est une lice, une vaillante bête, qui donne rarement de la voix et a le nez d’enfer, comme on dit. Elle nous conduira droit à la bauge... Ah! c’est que, continua Dragonne tout bas, pour n’être point entendue du jardinier demeuré à l’extérieur, j’ai du nouveau à vous apprendre. Le garde-chasse de la Fauconnière a découvert dans le bois des Verrières les brisées d’une laie et de ses marcassins.

—Oh! oh! ceci vaut mieux qu’un sanglier.

—Je le crois bien! répondit Dragonne avec une joie d’enfant; ce sera un véritable combat.

—Et il vous a indiqué...

—Non pas; vous comprenez que je ne l’ai pas questionné, tant j’avais peur d’être devinée; mais je l’ai fait assez jaser pour savoir que les brisées étaient fréquentes en un carrefour du bois que je connais parfaitement et qui aboutit à un ravin étroit dans lequel les derniers orages ont fait glisser un bloc de roche qui en intercepte l’issue opposée. Je n’ai pas même annoncé hier que je chasserais ce matin, et j’ai dit au jardinier que nous ne nous écarterions pas beaucoup. Le brave garçon s’imagine, j’en suis persuadée, que nous nous contenterons de tuer un lièvre au nez de Fanfare, et que nous rentrerons à neuf heures pour déjeuner.

—Nous ne l’emmenons donc pas?

—C’est parfaitement inutile.

Mademoiselle de Lancy donnait tous ces détails à Gaston avec un calme parfait. Elle était charmante de hardiesse et d’attitude sous son costume de chasseur; elle s’appuyait sur son fusil avec un abandon apparent qui disait éloquemment son audace, et elle jouait du bout de ses doigts blancs et roses avec le manche de nacre sculpté d’un joli couteau de chasse qu’elle portait en sautoir, en sens inverse de sa carnassière. De temps en temps, Fanfare, la belle chienne au poil brûlé comme celle de la légende cynégétique, se dressait et appuyait ses grandes pattes tachées de feu sur les épaules de sa jeune maîtresse, qui la repoussait doucement en lui disant:

—Tout beau, ma belle, un peu de patience; dans une heure, vous vous en donnerez à cœur joie, et il ne tiendra qu’à vous de vous chauffer à l’aise à l’haleine brûlante de la bête rousse, si vous parvenez à la bien acculer.

Pendant ce temps, Gaston terminait ses petits préparatifs.

Dragonne lui avait procuré, la veille, des guêtres de cuir montantes, des souliers ferrés et une veste de velours, le vêtement le plus commode pour courir la broussaille.

Il fut équipé en un tour de main, passa à sa ceinture un couteau de chasse semblable à celui de la jeune chasseresse, et rejeta sur son épaule gauche le canon de fusil à double coup que Dragonne avait chargé elle-même en y introduisant une charge de chevrotines d’un côté et deux balles mariées de l’autre.

—En route! dit-elle; nous avons une heure au moins, et nous n’atteindrons le bois des Verrières qu’au soleil levant.

Elle avait déjà renvoyé le jardinier.

Le bois des Verrières se trouvait en amont de la vallée et du torrent de Nevers; pour y arriver, il fallait côtoyer pendant quelque temps le bois de châtaigniers auquel le manoir des barons de Vieux-Loup avait emprunté son nom, et traverser ensuite le torrent sur un pont formé par un tronc d’arbre, au bout duquel s’ouvrait une vallée plus étroite et plus sauvage, dont les deux revers formaient le bois des Verrières.

Au moment où les deux jeunes gens quittaient le pavillon, une teinte opale irisait légèrement le ciel à l’horizon oriental; une clarté blanche et mate glissait au sommet des montagnes, tandis que les bois et les vallons, encore plongés dans les ténèbres, ne jouissaient d’autre clarté que de ce crépuscule vague et sans rayon qui se dégage, en rase campagne, des émanations phosphorescentes de la terre et parvient à percer la nuit la plus obscure.

Dragonne cheminait la première avec cette assurance du montagnard et du chasseur qui se soucient peu des cailloux, des précipices et des ronces; elle guidait Gaston et fredonnait un air de chasse, au lieu de continuer l’entretien.

Pourquoi?

C’est que Dragonne, malgré son éducation virile, ressentait à un haut degré ces instincts de pudeur alarmée et de timidité naïve qui s’emparent de la femme à certains moments, surtout lorsqu’elle est seule en un lieu isolé avec l’homme qui commence à ne lui être plus indifférent.

Lorsqu’elle s’était trouvée seule, cheminant par la nuit et les sentiers avec Gaston, Dragonne avait éprouvé tout à coup comme une vague appréhension, une sorte de crainte d’elle-même et de lui, qu’elle ne pouvait s’expliquer; c’est pourquoi elle passa devant, et, au lieu de causer, fredonna, d’une voix légèrement émue, le premier couplet de la fanfare qui, l’avant-veille, lui avait servi de ralliement avec Gaston.

—Mademoiselle, lui dit celui-ci, non moins ému, non moins troublé que la chasseresse, je réclame une faveur.

Dragonne se retourna.

—Vous plairait-il de me faire porter votre carnassière?

—Pourquoi cela?

—Pour vous alléger.

—Elle est vide.

—Et votre fusil?

—Encore moins, monsieur; un chasseur ne se sépare jamais de ses armes.

—C’est que, dit Gaston, c’est lourd à porter, et nous ne chassons pas encore.

—Merci de votre galanterie, répondit Dragonne, mais je vous refuse. Avant-hier, j’ai eu un moment de faiblesse et me suis trop souvenue que j’étais mademoiselle de Lancy; mais aujourd’hui que nous allons attaquer l’hôte le plus redoutable de nos forêts, je veux être courageuse et forte. Et Dragonne s’élança d’un pas léger sur le tronc de sapin jeté sur le torrent et qui servait de point de jonction aux deux côtés de la vallée.

La clarté première de l’aube descendait insensiblement de la cime des montagnes; à mesure que l’ombre s’effaçait, que les étoiles pâlissaient au ciel, que, dans le lointain, s’éveillaient une à une ces mille voix des champs, dont les murmures réunis renferment une harmonie mystérieuse et vague, et impriment à la nature ce cachet de poésie grandiose et sublime qui n’appartient qu’aux œuvres de Dieu, Dragonne sentait renaître peu à peu cette confiance en elle-même, cette énergie que la femme puise en la pureté de son cœur, et qui, un moment, avait failli l’abandonner.

Lorsqu’ils se trouvèrent à l’entrée de cette vallée sauvage dont les chênes séculaires formaient le bois des Verrières et recélaient le fort de la bête rousse, la jeune fille se retourna vers Gaston.

—Vous allez me faire une promesse, lui dit-elle.

—Laquelle?

—Vous me laisserez faire feu la première, à dix pas.

—Diable!

—Et vous ne vous mêlerez de l’affaire que lorsque je serai hors de combat.

—Mais, mademoiselle...

—Chut! je suis entêtée et capricieuse.

—Mais je suis homme, moi...

—Eh bien?

—Et vous êtes femme...

—Oh! si peu, dit fièrement Dragonne.

—D’accord, mais vous l’êtes.

—Où voulez-vous en venir?

—A ceci, qu’en toute circonstance le premier péril revient de droit à l’homme.

—Une fois n’est pas coutume; pour aujourd’hui, ce sera le droit de la femme. Tout ce que je puis vous permettre, c’est de venir à mon secours, si je suis en cas de male mort.

—Vous voulez donc que je me déshonore.

—Mon Dieu!... fit Dragonne froidement, les histoires des temps passés sont pleines de châtelains qui se damnaient à cœur joie pour les beaux yeux d’une comtesse ou d’une baronne.

—Oui, dit Gaston qui saisit au vol cette faute légère de la jeune fille; mais aussi la baronne ou la comtesse en question les aimait.

Dragonne rougit, et son cœur se prit à battre avec effroi; cependant elle répondit en riant, et tempérant son sourire par un accent boudeur où perçait le reproche:

—Mon cher monsieur de Launay, allons-nous donc faire un madrigal au lieu de songer à notre chasse?

Gaston se tut, et il éprouva en même temps comme une sensation d’ivresse inconnue. Il devina que Dragonne avait peur, et, si elle avait peur, c’est qu’elle se défiait déjà d’elle-même... c’est qu’elle pourrait bien l’aimer...

—Tenez, reprit Dragonne, voici Fanfare qui prend le galop et entre sous le bois. Dans dix minutes, nous aurons des nouvelles de la bête. Quant à nous, gagnons ces rochers que vous voyez sur la gauche et qui dominent le val. Nous allons nous y asseoir, et attendre qu’il fasse clair et que Fanfare nous ait donné signe de vie. Alors, je la rappellerai, et nous irons sur le fort en la suivant.

Dragonne gravit le talus qui séparait le fond de la vallée des rochers qu’elle avait indiqués, et elle arriva la première sur leur étroite plate-forme.

Gaston la suivait de près; cependant elle était déjà debout sur les rochers qu’il en atteignait à peine la base, et il s’arrêta, malgré lui, pour admirer la séduisante et martiale attitude de la jeune fille.

Elle était coiffée d’un petit chapeau de feutre gris, à larges ailes, à forme conique, et elle l’avait coquettement incliné sur l’oreille, ainsi qu’un page de Louis XIII. Le pied tendu en avant, le coude appuyé sur son fusil, elle avait la tête haute, tendue en avant; elle semblait aspirer avec délices les premières bouffées de la brise matinale et prêter l’oreille par avance aux aboiements de Fanfare, qu’elle attendait avec impatience.

Gaston la rejoignit au moment où le premier rayon de soleil, glissant à la crête des monts, tombait sur la vallée, et tout aussitôt, Fanfare donna un vigoureux coup de voix dans les taillis voisins, et Dragonne tressaillit, tandis que son visage exprimait cette satisfaction enthousiaste, cet éclair d’audace inspirée qui s’empare du chasseur quand retentit la voix des chiens.

La laie et ses marcassins n’étaient pas loin; on en reverrait, qu’on nous pardonne l’expression technique.

VIII

La vallée où Gaston s’était engagé sur les pas de Dragonne était abrupte et sauvage, et rappelait vaguement une de ces gorges sombres des Apennins ou des Calabres, si énergiquement rendues par le pinceau de Salvator Rosa, et parfois des peintres de son école.

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre au nord, l’œil ne découvrait que des bois épais de belle venue, sombres d’aspect, au milieu desquels se dressaient çà et là, ainsi qu’un fantôme géant recouvert de son suaire, une agglomération de rochers grisâtres affectant les formes les plus bizarres et plus tourmentées.

Ce vallon était creusé en entonnoir; large au nord, du côté de la grande vallée où se dressaient vis-à-vis l’un de l’autre les manoirs de la Fauconnière et de la Châtaigneraie, il allait se rétrécissant vers le sud, à mesure que les montagnes qui l’enserraient devenaient plus ardues, plus hautes et moins accessibles, et enfin il se trouvait encaissé tout à coup par deux talus granitiques où le pied le plus exercé eût vainement cherché un sentier. Là, alors, les grands bois dégénéraient en maigres taillis qui bientôt faisaient place à des bruyères grises de chétive venue; ensuite la bruyère disparaissait à son tour, et soudain le vallon, âpre et nu, se trouvait fermé par un énorme rocher longtemps suspendu par un peu de terre durcie, garnie d’une végétation souffreteuse, et qui avait fini, à l’aide des pluies du dernier automne, par entraîner de son poids cette faible entrave et par rouler dans l’abîme, qu’il avait comblé.

 

Depuis lors, impossible d’aller plus loin: un lièvre n’aurait pu y trouver passage, et les veneurs des environs s’en applaudissaient et combinaient toujours leurs plans de laisser-courre de façon à y acculer la bête de chasse qui, arrivée là, se trouvait forcée de faire tête aux chiens, sous la dent meurtrière desquels elle succombait bientôt.

 

Ce vallon, qui se nommait le bois des Verrières, était un des plus giboyeux de la lisière méridionale du Morvan; il appartenait presque tout entier à M. de Lancy, et Dragonne, en chasseresse passionnée qu’elle était, donnait fort peu de permissions, même aux braconniers ses amis, lesquels, du reste, s’en passaient parfaitement, mais avaient la délicatesse de ne point toucher au gros gibier.

Lorsque mademoiselle de Lancy voulait courir un daim, elle découplait au bois des Verrières, en cachette presque toujours, du reste, car le sanglier abondait dans les environs, et le marquis n’entendait pas que sa chère Dragonne allât s’exposer aux périls de cette terrible chasse.

Qu’on nous pardonne cette description des lieux, un peu longue peut-être, mais nécessaire pour l’intelligence complète de la scène que nous allons décrire.

Le premier coup de voix de Fanfare fit tressaillir Dragonne, ainsi que tressaille, hennit et pointe les oreilles le cheval de bataille auquel parvient tout à coup un lointain accord de clairon.

Elle regarda Gaston et lui dit:

—Entendez-vous?

—Oui, répondit Gaston avec calme, et il arma son fusil, après avoir préalablement introduit dans chacun des canons sa baguette, auprès de laquelle il plaça sa main ouverte pour juger de la charge.

—Oh! lui dit Dragonne en souriant, soyez tranquille, les amorces sont bonnes, la poudre est vieille de dix ans, les balles sont justes, et si vous les logez toutes deux au défaut de l’épaule, la bête de chasse fût-elle un ours, je vous réponds d’un trou bien net comme n’en font pas ces projectiles vantés des arquebusiers de Paris, qui étalent à leur porte des plaques de fer traversées d’outre en outre.

La sauvage poésie du site, les caresses turbulentes du vent matinal, l’isolement, la pureté du ciel, et surtout cette première symphonie, discordante pour toute autre oreille que celle d’un chasseur, et que les chiens exécutent si bien en broussaillant le taillis et mettant le nez sur la brisée, avaient rendu à mademoiselle de Lancy cette mâle audace qui formait la base de son caractère.

En ce moment, la femme s’effaçait devant le chasseur; la femme timide, craintive, secrètement émue du trouble inusité de son cœur, et déjà effrayée de son isolement avec l’homme vers qui une mystérieuse sympathie l’attirait, cette femme venait de s’évanouir. Restait Dragonne!

Dragonne, la jeune fille aux mœurs viriles, l’intrépide défenseur du nom de Lancy, Dragonne, la chasseresse, qui gourmandait à coups de crosse les valets de la Châtaigneraie; Dragonne, enfin, dont les narines roses se dilataient et aspiraient avec volupté ce parfum du péril futur que lui annonçait la voix de Fanfare, ainsi que le soldat se grise par avance en humant l’odeur de la poudre.

Elle était superbe de pose, de maintien, de froid courage sur le roc qu’elle foulait dédaigneusement, et du haut duquel elle dominait le vallon, prêtant une oreille intelligente aux aboiements de la belle chienne, qui battait le taillis et suivait au galop, s’arrêtant parfois, parfois revenant sur ses pas, les méandres de la brisée.

En ce moment, elle ne s’occupait plus de Gaston; elle cherchait à comprendre, aux intonations diverses échappées de la gorge enrouée de Fanfare, le plus ou moins de temps écoulé depuis le passage de la bête, la direction qu’elle avait prise après quelques fuites, et dans quelle direction elle avait établi son fort; car, dès le premier coup de voix, il lui avait été facile de deviner que la chienne était sur la voie de la laie, et non point d’un dix-cors ou d’un bouquetin. Elle se retourna enfin vers Gaston, et lui dit:

—Nous avons un bonheur inouï.

—En quoi, je vous prie?

—En ce que le fort de la bête est tout à fait dans le fond du vallon, à vingt pas du cul-de-sac.

—Eh bien?

—Vous allez voir en quoi consiste notre bonheur. Si le fort se fût trouvé par ici, il eût été possible que la laie s’esquivât, se fît battre par Fanfare, et, refusant de nous faire tête, gagnât la partie nord du vallon. Alors tout était manqué, elle nous échappait, car il était impossible de la forcer et de l’acculer avec un chien seulement. Mais, au contraire, j’en juge par Fanfare qui galope en aval et ne s’arrête plus à fouiller les fourrés; au contraire, dis-je, elle est à vingt pas du cul-de-sac, dans une de ces dernières tailles qui sont à la lisière du bois, là où finit la futaie et commence la bruyère. Je vais rappeler Fanfare, nous la suivrons au pas et ne la lâcherons qu’à cent mètres de la bauge.

—Je commence à comprendre, dit Gaston.

—La bête prise sur ses derrières, poursuivit Dragonne, gagnera inévitablement le fond de la vallée, et ira se heurter au rocher qui la ferme. Force lui sera donc, alors, de rétrograder et de nous faire tête. Alors Fanfare la tiendra ferme d’une part et vous lui barrerez le passage de l’autre. Quant à moi...

—Mademoiselle, interrompit Gaston, permettez-moi de modifier votre plan.

—Voyons.

—C’est fort joli, reprit le jeune homme, d’attaquer un sanglier dans sa bauge et de l’éventrer gaillardement d’un coup de couteau de chasse; mais on court le risque d’être décousu, et franchement le jeu n’en vaut pas la chandelle.

—Ah çà! répondit Dragonne, auriez-vous peur, monsieur de Launay?

—Question bien impertinente, je vous jure, mademoiselle.

—On le croirait presque...

—Voulez-vous une preuve du contraire?

—Je l’attends avec une vive impatience.

—Eh bien! permettez-moi d’achever.

—Faites.

—Je vous disais donc que le jeu n’en valait pas la chandelle, lorsqu’on avait vingt ans, comme vous, qu’on était fille adorée de sa famille, et qu’on avait à jouer dans le monde le rôle d’une femme spirituelle et charmante, ce qui vaut mieux, assurément, que le rôle d’une amazone qui dépense son courage et risque sa vie pour le plaisir stérile d’assassiner une bête stupide et féroce.

Dragonne se mordit les lèvres et fit un mouvement d’impatience.

—Attendez, poursuivit Gaston. Cependant, je comprends jusqu’à un certain point une pareille fantaisie. Mais ce que je ne comprends pas, ce que je ne puis admettre, c’est que la femme que séduit une telle aventure se laisse accompagner par un jeune homme, fort, qui n’a point le droit d’être lâche, à qui son sexe même réserve la première place devant le péril, et qu’elle dise à cet homme: «Vous allez me suivre; vous assisterez à la lutte, mais vous n’y prendrez aucune part.»

—Ah! fit Dragonne un peu confuse.

—Il me semble, reprit Gaston, qu’il serait beaucoup plus raisonnable que je fisse le premier pas.

—Et s’il n’y en a pas de second, riposta Dragonne, quel sera encore mon rôle?

—Pardon, observa Gaston, le sanglier peut me découdre, et alors...

—Ah! oui, fit Dragonne avec une moue charmante; quand vous serez à terre, sanglant, mort peut-être, alors, moi, je serai chargée de vous venger... Eh bien! je ne veux, point cela, monsieur; je suis femme, j’ai le droit d’ordonner, vous devez m’obéir.

—Je vous ferai respectueusement observer, mademoiselle, que mon devoir de galant homme est de m’y refuser.

Dragonne frappa du pied avec mutinerie.

—Voyez-vous, continua Gaston, qu’un coup de boutoir vous renverse, que vous soyez foulée aux pieds, fouillée par cette horrible bête? Il me sera fort glorieux, vraiment, de l’abattre lorsque vous serez blessée, et peut-être mortellement...

Ce que disait Gaston était d’une logique rigoureuse, et Dragonne le comprit parfaitement.

—Eh bien! lui dit-elle, prenons un moyen terme: rapportons-nous-en au sort.

—Non, dit Gaston, il y a mieux...

—Comment cela?

—Nous attaquerons tous deux.

—La lutte, il me semble, perdra fort de son héroïsme.

—Mais non, si l’on songe surtout que la laie a des marcassins.

—C’est juste, fit Dragonne. Allons, qu’il en soit comme vous voudrez.

Et Dragonne prit la petite trompe de chasse qu’elle portait en sautoir, l’emboucha, et en tira les premières notes aiguës et claires d’un bruyant romps-les-chiens qui arrêta court l’intelligente Fanfare.

Dans les pays montagneux, où la chasse à courre ne peut être suivie à cheval, on arrive, par de laborieuses leçons, à dresser les chiens de meute à des arrêts qui permettent au veneur de les rejoindre. Le chien, fait à ce manége, demeure alors immobile, le nez sur la voie, la queue horizontale, l’oreille tendue, et il attend que son piqueur ou le veneur lui-même le rejoigne. Alors il reprend sa course. Au bout de dix minutes, Gaston et Dragonne rejoignirent Fanfare, qui les attendait et ne donnait plus de la voix.

—Allez, ma belle, lui dit mademoiselle de Lancy, pied lent et nez sûr; nous te suivons.

Dragonne, alors seulement, daigna armer son fusil.

—Il faut tout prévoir, dit-elle à Gaston, mais il est probable qu’il me suffira de mon couteau.

Fanfare galopait lentement, revenant quelquefois sur ses pas, puis repartant, mais ne laissant jamais entre elle et les chasseurs qu’un intervalle de quelques pas.

La vallée se rétrécissait toujours à mesure qu’ils avançaient, la futaie devenait plus rare à droite et à gauche, les taillis broussailleurs commençaient; Dragonne éprouvait petit à petit cette indicible émotion, étrangère à la crainte, du reste, et qui s’empare du chasseur lorsqu’il prévoit que la bête n’est pas loin. Fanfare approchait toujours, donnant un coup de voix de temps à autre, et tournant vers sa maîtresse un œil intelligent.

Soudain elle s’arrêta, fit tête queue, poussa un long aboiement et fit mine de vouloir rebrousser chemin.

—Oh! oh! dit mademoiselle de Lancy en regardant Gaston, ceci est bizarre; on croirait que Fanfare renonce sur la voie.

—C’est une refuite, répondit Gaston. Avant de gagner la bauge, la bête aura fait une pointe.

—Et peut-être n’est-elle pas rentrée, fit Dragonne un peu désappointée.

Mais la chienne se retourna de nouveau et reprit la voie.

Dragonne respira. Gaston commença à réfléchir.

Or, en réfléchissant, Gaston se disait:

—Cette jolie Dragonne est une franche étourdie, et si je la laisse s’aventurer, elle ira, tête baissée, se faire découdre. Or, je l’aime, c’est incontestable, et je songe sérieusement à en faire ma femme. Il serait donc absurde et sans précédent que, pour satisfaire son caprice de petite fille jouant à l’amazone, je lui laisse courir un danger réel. Si la laie tient tête, je lui campe une balle, à moins que je ne sois assez heureux pour devancer Dragonne et tuer le monstre d’un coup de couteau sur la nuque, à la manière des toréadors.

Un soubresaut de Fanfare arrêta court le monologue prudent de Gaston. La chienne, à vingt pas d’un hallier, le dernier du fourré, avait fait un saut en arrière, puis elle avait été prise de ce tremblement subit qui s’empare des plus braves chiens lorsqu’ils se sentent seuls en présence d’un ennemi aussi redoutable que le sanglier.

—Hardi! Fanfare, sus! ma belle! cria Dragonne.

L’émotion de la chienne ne tint pas contre les encouragements de sa maîtresse; elle répondit par une grêle de notes enrouées où perçait la fureur, puis elle s’élança et fouilla résolûment le hallier, où bientôt elle disparut.

Des grognements plaintifs et rauques en même temps répondirent bientôt à la magnifique sonnerie de Fanfare; puis un marcassin de quatre ou cinq mois sortit du fourré et vint donner tête baissée dans les jambes de Gaston.

—Malédiction! lui dit Dragonne, la laie n’est point rentrée à la bauge. Notre chasse est manquée. Et elle envoya au marcassin la balle de son canon droit et le tua roide.

Au même instant, le second nourrisson de la laie sortit du hallier et voulut fuir.

Fanfare le suivait et lui mordait les jarrets avec fureur.

On eût dit que la vaillante bête était confuse et désappointée de ne point rencontrer un ennemi digne d’elle.

Dragonne, non moins furieuse que la chienne, campa son dernier coup de fusil au second marcassin; mais soit qu’elle eût ajusté trop précipitamment, soit que l’émotion dépitée qu’elle éprouvait l’eût mal fait épauler, la balle de la jeune fille subit une légère déviation, et au lieu d’atteindre le marcassin à l’épaule et de le foudroyer, elle lui fracassa la cuisse gauche.

Le marcassin roula sur lui-même, ainsi qu’un lièvre qui fait le manchon, et la douleur lui arracha les cris, les grognements les plus discordants, qu’augmentaient encore les morsures cruelles de Fanfare qui lui fouillait les entrailles.

Pendant deux minutes, Dragonne et Gaston en demeurèrent étourdis. Vainement essayaient-ils de rappeler Fanfare; Fanfare était sourde et impitoyable. Le marcassin faisait retentir la futaie et les nombreux échos des rochers de ses hurlements les plus lugubres, et Gaston n’osait lui envoyer une balle à son tour, car Fanfare le couvrait.

—Il faut en finir, dit alors mademoiselle de Lancy.

Et elle courut au marcassin, dégaina son couteau de chasse, et écartant Fanfare à coups de fouet, elle coupa la gorge à l’animal, qui exhala son dernier grognement et son dernier souffle avec un flot de sang.

L’action de Dragonne avait été assez prompte pour que Gaston ne songeât pas à la suivre; mais il était à vingt pas d’elle, et tout à coup il tressaillit à un bruit subit qui s’élevait des halliers voisins, un bruit de feuilles froissées, de branches brisées et coupées net, une sorte de galop sourd qui ressemblait à un murmure de l’ouragan, et Dragonne ne s’était point relevée encore, car pour couper la gorge du marcassin, elle avait été forcée de s’agenouiller, que la laie, que les cris désespérés de sa progéniture avaient attirée, déboucha à trois pas aux regards épouvantés de Gaston, qui vit Dragonne perdue.

Épauler, faire feu coup sur coup, fut pour le jeune homme l’affaire d’une seconde. Au premier coup, le monstre ne tomba point; au deuxième, il roula sur le sol en hurlant; mais il se releva tout à coup, écumant, le crin hérissé, l’haleine brûlante, l’œil hagard, et il donna tête baissée sur Dragonne encore à genoux...

Et Gaston avait lâché ses deux coups.

Le siècle d’agonie qui s’écoula pendant les deux secondes que le jeune homme mit à franchir l’espace qui le séparait de la laie est impossible à décrire.

Dragonne avait poussé un cri, et elle était renversée sous le monstre, qui la fouillait, heureusement avec plus de fureur que de discernement, et labourait le sol de ses boutoirs.

Gaston se précipita sur lui, l’étreignit à bras le corps, l’enleva de terre avec une vigueur herculéenne, et comme il l’avait saisi par les reins, qu’il ne craignait point, par conséquent, un coup de boutoir, il le lâcha. Dragonne, une fois dégagée, il tira son couteau.

La laie, sanglante et épuisée déjà, revint cependant sur lui et broya sous ses redoutables mâchoires le canon du fusil déchargé que Gaston tenait encore et dont il s’était fait un bouclier.

Mais alors Gaston retrouva complétement son sang-froid, et abandonnant son arme à la fureur du monstre, il fit un saut de côté et lui plongea verticalement son couteau dans le cou, à la naissance de l’épaule. La laie tomba foudroyée...

Gaston revint alors à Dragonne.

Dragonne était couverte de sang et horriblement pâle. Elle avait reçu un coup de boutoir peu dangereux, heureusement, dans les chairs du bras gauche; mais la douleur était si vive qu’elle s’évanouit dans les bras de Gaston, au moment même où celui-ci essayait de la remettre sur ses pieds.

Notre héros s’occupa peu de l’évanouissement; mais il ouvrit aussitôt la veste de chasse de Dragonne, lui dégagea le bras, étancha le sang, s’assura que l’os ni aucun nerf n’avaient été touchés, et il banda la plaie avec son mouchoir.

Dragonne ainsi évanouie, la poitrine à demi découverte, pâle et les yeux fermés, était belle à ravir.

Gaston la prit dans ses bras avec un enthousiasme fébrile, et il l’emporta sur ses épaules, à travers le bois, se souvenant qu’il avait traversé, un quart d’heure avant, un petit ruisseau, vers lequel il se dirigea. Lorsqu’il y arriva, Diane était évanouie encore; il la déposa sur l’herbe et lui jeta de l’eau au visage.

Dragonne revint à elle aussitôt, ouvrit les yeux, et regarda Gaston avec un profond étonnement.

Le visage bouleversé du jeune homme et les caresses de sa chienne qui lui léchait les mains avec un hurlement plaintif, lui rappelèrent confusément ce qui s’était passé.

—Ah! dit-elle avec un soupir et enveloppant Gaston d’un regard noyé de langueur, c’est la première fois de ma vie, mais j’ai eu bien peur.

—Et moi! fit Gaston en portant la main à son cœur qui battait à rompre.

Dragonne laissa échapper un geste de douleur, son bras lui faisait mal.

Gaston la rassura, lui dit que la blessure était sans gravité, et l’engagea à se lever et à rentrer au château.

Dragonne remarqua alors le désordre de son costume; elle rougit et rajusta pudiquement sa veste, après avoir fait, avec sa cravate, une écharpe pour son bras.

La distance du lieu où Dragonne et Gaston se trouvaient alors était, par un raccourci qui suivait la lisière des bois, d’une demi-heure de marche à peine.

La douleur qu’éprouvait Dragonne n’était point assez violente pour l’empêcher de marcher, et elle s’appuya sur le bras de Gaston.

Elle fut pensive durant la route, moins occupée peut-être de l’accident qui venait de lui arriver que d’une souffrance inconnue dont il lui était encore impossible de déterminer la cause.

Gaston lui-même était devenu tout rêveur, et s’il est vrai que l’amour s’accroît des sacrifices qu’on lui fait, bien certainement celui qu’il éprouvait pour Dragonne se trouvait grandi de tout le dévouement dont il venait de lui donner des preuves.

Ils échangèrent quelques mots à peine en chemin. Dragonne rêvait toujours, les yeux baissés, et soupirait parfois. Gaston songeait, avec une sorte de terreur, au danger qu’elle venait de courir.

Ils arrivèrent ainsi au château, et à la porte Dragonne s’arrêta et dit à Gaston:

—Savez-vous que je suis réellement bien honteuse?

—Pourquoi?

—Parce qu’au lieu d’une victoire, j’ai à annoncer une défaite.

—Qui vaut mieux qu’une victoire, mademoiselle.

—C’est-à-dire que c’est une leçon, fit-elle avec quelque dépit.

—Non pas; mais je veux dire qu’elle m’a prouvé combien l’homme doit être fier d’avoir un peu de courage et de présence d’esprit, puisqu’il m’a été permis de vous sauver.

Elle lui tendit la main.

—Je ne l’oublierai jamais, lui dit-elle.

Gaston porta cette main à ses lèvres avec un élan de passion qui troubla Dragonne outre mesure.

Elle rougit bien fort et reprit brusquement:

—Comme on va me gronder; que vais-je dire à mon père?

—Je me charge de vous excuser.

—Êtes-vous un bon avocat?

—Je puiserai mon éloquence dans mon cœur.

Dragonne tressaillit et rougit encore, et elle entra au château en baissant pudiquement les yeux.

On ne s’attendait point à la voir arriver si vite, et la marquise poussa un cri lorsqu’elle parut sur le seuil du salon avec son bras en écharpe et son justaucorps taché de sang.

—Ce n’est rien, dit-elle en souriant, j’en suis quitte pour une égratignure.

Le marquis et sa femme, à la vue de ce sang, avaient pâli tous les deux.

—Mon Dieu! s’écrièrent-ils en même temps, qu’est-il donc arrivé?...

—Il est arrivé, répondit mademoiselle de Lancy avec gravité, qu’il faut remercier Dieu et M. de Launay, car j’ai failli mourir.

Et Dragonne, oubliant ou feignant d’oublier que Gaston s’était chargé de tout expliquer, raconta franchement et dans leur effrayante simplicité tous les détails de cette matinée périlleuse, et lorsqu’elle eut fini, le marquis et la marquise, encore frissonnants, tendirent d’un commun élan leurs mains à Gaston, que cette effluve de gratitude toucha jusqu’aux larmes.

Puis on s’occupa de Dragonne.

Son bras fut de nouveau mis à nu: sa blessure, sondée minutieusement par le jardinier, qui avait quelques connaissances en chirurgie, fut reconnue peu grave. Cependant il fut décidé qu’elle se mettrait au lit et le garderait pour un jour ou deux.

Gaston s’installa à son chevet avec le reste de la famille.

Dragonne continua à être rêveuse et triste; puis, vers le soir, la douleur qu’elle ressentait à son bras devint plus aiguë, un peu de fièvre se déclara. On jugea prudent de ne point la faire parler davantage.

La marquise seule demeura au chevet de sa fille, et tout le monde se retira.

Au moment où Gaston sortait, Dragonne lui tendit sa belle main.

—A demain, lui dite-elle; vous viendrez de bonne heure, n’est-ce pas?... Vous me lirez quelque chose, une page de Lamartine ou de Sandeau, mes poètes favoris.

—Oui, répondit Gaston en baisant cette main qu’on lui abandonnait.

A neuf heures, Gaston quitta la Fauconnière pour se rendre à la Châtaigneraie. A la façon affectueuse dont on lui avait dit au revoir, le jeune homme comprit que cette maison lui était ouverte, et que, sans ce nom maudit qu’il portait, rien ne pourrait lui être plus facile que de faire bientôt partie intégrante de la famille.

Mais Gaston croyait à sa destinée, et il avait bon courage, car, il le sentait, si elle ne l’aimait déjà, Dragonne l’aimerait bientôt.

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