← Retour

Diane de Lancy; Les pretendus de la meunière

16px
100%

DEUXIÈME PARTIE

UN MESSAGE D’OUTRE TOMBE

I

Gaston ne s’arrêta pas au pavillon; il y alluma simplement sa lampe et monta à la Châtaigneraie.

La nuit était obscure et le ciel nuageux; il n’avait donc à prendre aucune précaution. D’ailleurs Dragonne était au lit, et quelle autre qu’elle, pensait-il, pouvait avoir quelque intérêt à épier ses démarches?

Au moment où il atteignait le fossé qui ceignait le vieux manoir, Gaston regarda sa montre, en s’aidant de la clarté de son cigare.

Il était dix heures.

Pourtant la Châtaigneraie n’était point, comme la veille, perdue en un majestueux sommeil, et une lumière brillait derrière les vitres noircies des croisées, au rez-de-chaussée de la grosse tour.

Bien plus, au moment où Gaston mit le pied sur le pont de sapin qui remplaçait depuis un demi-siècle le pont-levis féodal, la porte de la tour s’ouvrit, et l’oncle Antoine parut une lanterne à la main.

—Oh! oh!... dit le jeune homme, il paraît qu’on m’attend avec impatience aujourd’hui.

Mais l’interrogation dont l’oncle Antoine appuya son apparition prouva à Gaston qu’il s’était appliqué, avec une fatuité un peu légère, la veillée prolongée de ses oncles les châtelains.

—Mignonne, appela l’oncle Antoine, est-ce toi?

—Non, répondit Gaston, ce n’est point Mignonne.

—Ah! c’est vous, mon neveu?

—Moi-même, mon oncle, et pardonnez-moi d’arriver un peu tard.

—C’est singulier, dit l’oncle Antoine, prêtant une attention distraite aux excuses de Gaston, cette petite Mignonne est incorrigible.

—Que voulez-vous dire, mon oncle?

—Je veux dire, grommela l’oncle Antoine avec humeur, que cette pécore aime à se promener la nuit comme les chats de gouttières et les loups.

—Ma cousine Mignonne est donc sortie?

—Depuis la brune.

—Et vous ne savez où elle est?

—Mais si, répondit le bonhomme; elle est allée au village faire des provisions.

—Ah!...

—Il faut vingt minutes pour y descendre, vingt minutes pour en remonter, un quart d’heure pour y faire les achats nécessaires. Eh bien! il y a trois heures que mam’zelle Mignonne est partie.

—Diable!...

—Et bien que les chemins soient sûrs en Morvan, que les paysans les plus brutaux aient pour Mignonne un profond respect, et que Jupiter soit avec elle, nous ne laissons pas que d’être inquiets, mon frère Joseph et moi.

—Bah!... répondit Gaston, qui devinait instinctivement la cause du retard de Mignonne, puisque les chemins sont sûrs, et qu’elle a pour compagnon maître Jupiter, un animal charmant, mais féroce, et qui voulait me dévorer hier, il n’y a pas à se faire un brin de mauvais sang. Est-ce que cela lui arrive quelquefois de s’attarder ainsi?

—Oh! mon Dieu! oui, dit l’oncle Antoine. Cette petite est rêveuse comme une femme qui fait des livres, comme devait l’être mademoiselle de Scudéri, par exemple; quand la nuit est tiède et le vent doux, ainsi que disent les poètes, ajouta le digne chevalier de Vieux-Loup, qui n’était nullement fâché de trouver l’occasion d’exhiber ses connaissances littéraires, mamz’elle s’en va par les bois et les champs rêver au clair de lune et causer avec les marguerites. Mais nous sommes en automne, les marguerites sont parties et la lune est absente.

—J’allais vous le faire observer, mon cher et digne oncle.

—Ce qui fait que nous trouvons que Mignonne s’attarde fort.

—Je suis un peu de votre avis.

—Et mon frère Joseph songeait tantôt à aller à sa rencontre.

—C’est parfaitement inutile.

—Pourquoi?

—Parce que, puisqu’elle ne court aucun danger, c’est se fatiguer sans aucun motif d’abord, et ensuite la chagriner en pure perte.

—Vous croyez?

—Dame! elle court sur ses seize ans. A cet âge, les petites filles veulent être à tout prix des femmes raisonnables, et elles n’aiment pas qu’on les traite en enfants.

—C’est juste, mon neveu.

Pendant ce colloque, Gaston était arrivé auprès du petit vieillard tout rond; en ce moment, l’oncle Joseph apparut à son tour. Il avait entendu un bruit confus de voix, et il était accouru, espérant que c’était Mignonne.

—Est-ce toi, petite sotte? demanda-t-il.

—Non, répondit l’oncle Antoine, c’est notre neveu Gaston.

—Ah! fit l’oncle Joseph, non moins désappointé que son frère Antoine tout à l’heure. Bonjour, mon neveu.

—Bonsoir, mon oncle.

—Cette follette nous fait damner, gronda le baron de Vieux-Loup avec humeur.

—J’en perds la tête trois jours sur quatre, répéta le chevalier faisant chorus.

—Je vous promets, mon frère, que, cette fois, je ne le lui passerai point.

—Ni moi, mon frère.

—Et je la tancerai vertement.

—Je la fouetterai, moi.

—Tout beau, mes oncles, fit Gaston en riant, et moi, quel sera mon rôle?

Les deux vieillards regardèrent Gaston et parurent étourdis de sa question.

—Dame! reprit Gaston, moi qui dois être son mari.

—Ah! fit l’oncle Joseph, c’est juste.

—Moi qu’elle aime, continua imperturbablement le jeune homme.

—Oh! oh! répétèrent en chœur les deux gentilshommes.

—Mais oui, fit Gaston avec fatuité et s’appliquant à distraire l’inquiétude de ces excellents vieillards; je lui ai tourné, hier soir, la tête en une heure.

—En vérité!

—Déjà! s’écrièrent en même temps le baron et le chevalier.

—Ah! fit Gaston se rengorgeant, c’est que je n’y vais pas de main morte.

Et comme il trouvait que rien ne l’obligeait à continuer en plein air une conversation aussi intéressante, Gaston entra résolûment dans le couloir de la tour et se dirigea vers la cuisine. Ce qui fit que ses oncles le suivirent.

—Je vous renouvelle ma question, reprit Gaston en s’asseyant sans façon dans le grand fauteuil de cuir de Cordoue où trônait d’ordinaire l’oncle Joseph.

—Quelle question, mon neveu? demanda l’oncle Antoine.

—Que dirai-je à Mignonne, moi qui dois être son mari?

—Eh bien! vous la gronderez comme nous, parbleu!

—Non pas, mon cher oncle; je m’en garderai, au contraire.

—Et pourquoi, s’il vous plaît, monsieur mon neveu?

—Parce que gronder sa femme avant le mariage, c’est lui faire pressentir une autorité que les femmes ne consentent à subir qu’à la condition de ne s’en point douter.

—Ah! ah!...

—Et mieux encore, mes excellents oncles, si vous la grondez...

—Certainement, nous la gronderons, et d’importance.

—J’aurai la douleur de vous contredire.

—Hein?

—Et de prendre son parti.

—Par exemple!

—Dame! un mari...

—Mais...

—Il n’y a pas de mais, continua Gaston avec un calme du dernier comique; on ne prend les femmes que par la douceur. Au lieu de la gronder, je lui mettrai un baiser sur chacun de ses yeux bleus, et je lui dirai: Mignonne, ma chère petite femme, vous avez certainement fort bien fait de vous promener un peu tard aujourd’hui, car la nuit est superbe et le vent tiède; mais cependant, une autre fois, je vous accompagnerai, d’abord parce que, lorsqu’on s’aime, on rêve beaucoup mieux à deux, ensuite parce que nos bons oncles ont pour vous une de ces tendresses aveugles qui leur fait voir partout des périls imaginaires...

M. le baron et M. le chevalier de Vieux-Loup se regardèrent avec une surprise mêlée d’admiration.

—Quel enjôleur! murmura l’oncle Joseph.

—Ainsi Malek-Adel en contait à Mathilde, déclama pompeusement le châtelain lettré de la Châtaigneraie.

—Donc, mes chers oncles, reprit Gaston, cessez de vous tourmenter, et causons en attendant Mignonne.

—Oui, causons, répondirent-ils tous deux avec distraction.

—J’ai bien des choses à vous apprendre.

—Ah!

—Il y a eu du nouveau aujourd’hui, à la chasse.

Les deux gentilshommes, une fois encore, oublièrent Mignonne et dressèrent l’oreille.

—Les sangliers sont bien féroces en Morvan, poursuivit Gaston.

—Plaît-il?

—Surtout les femelles qui ont des marcassins.

—Tudieu! s’écria l’oncle Antoine, aurions-nous eu du bonheur, monsieur mon neveu?

—Et les coups de boutoir ont porté, continua Gaston, qui ménageait habilement ses effets.

—Cornes de cerf! exclama à son tour l’oncle Joseph, est-ce que mademoiselle Dragonne?...

Et la voix du digne gentilhomme exprimait l’anxiété.

Les honnêtes châtelains de la Châtaigneraie étaient féroces, le soir, à l’endroit de leurs voisins de Lancy.

—Mam’zelle Dragonne a eu du malheur.

—Morte! fit l’oncle Antoine avec quelque hésitation.

—Non, pas tout à fait.

—Tant pis! murmura l’oncle Joseph, dont le cœur ému démentait légèrement cette parole remplie de férocité.

—Mais blessée... acheva Gaston.

—Ah! ah! ricana l’oncle Antoine.

—Blessée au bras ou à la jambe?

—Au bras.

—Tant mieux! elle ne frappera plus aussi fort.

—Et elle ne lancera plus les pierres aussi lestement.

—Oui, dit Gaston en riant, mais c’est au bras gauche.

Le front des deux braves gentilshommes se rembrunit quelque peu. Gaston continua à rire et conta ses aventures du matin.

Les deux frères écoutaient avec une attention chaudement soutenue qui nuisait singulièrement à leur ancienne affection pour Mignonne.

Notre héros qui, dans l’intérêt de sa jolie cousine, tenait essentiellement à gagner du temps, narrait avec lenteur, ménageant habilement les péripéties, et lorsqu’il en fut à cette phase dramatique où lui, Gaston, s’était rué sur la laie qui allait éventrer mademoiselle de Lancy, il s’arrêta et fit une pause.

—Eh bien? demanda l’oncle Joseph.

—J’espère, monsieur mon neveu, dit à son tour l’oncle Antoine, que vous êtes demeuré tranquille?

—Moi?

—Sans doute, dit l’oncle Joseph.

—Le pouvais-je?

—Corbleu! monsieur, qu’aviez-vous à faire?

—Mais à porter secours à Dragonne.

—Cornes de cerf! où donc avez-vous vu que les Vieux-Loup se faisaient les champions des Lancy? grommela à son tour le digne chevalier; vous moquez-vous, monsieur?

—Pardon, mon oncle, Dragonne est une femme.

—Un démon! exclama le baron, à qui, ce soir-là, les coups de pierre revenaient singulièrement en mémoire.

—Et je me suis souvenu, ajouta Gaston froidement, que je m’appelais Vieux-Loup.

—Vous l’avez oublié, au contraire.

—Et qu’un Vieux-Loup était de trop bonne race de gentilshommes pour laisser périr une femme, fût-ce celle du diable, sous la dent d’une bête immonde, acheva Gaston.

Ces mots produisirent une réaction magique sur les dignes châtelains.

—Vous avez bien fait, monsieur mon neveu! s’écria l’oncle Joseph.

—Le preux Malek-Adel n’eût pas fait mieux, ajouta l’oncle Antoine.

Gaston se mit à rire.

—C’est égal, murmura le baron, si cette petite eût pu se faire broyer le bras droit au lieu du bras gauche.

—Et si seulement elle s’était donné une entorse, continua le chevalier.

—Allons donc! mes chers oncles, fit Gaston, vous rêvez de bien pauvres vengeances!

—Dame!

—Et c’est vouloir habiller un roi de toile écrue et de bouracan, que souhaiter une entorse à son ennemi mortel.

—Le siècle est si prosaïque et l’âge des chevaliers si loin! grommela piteusement l’oncle Antoine, dans la mémoire de qui se déroulait en ce moment la merveilleuse histoire des douze preux de la Table ronde.

—Songez donc, mes dignes oncles, que la vengeance que nous tirerons bientôt des Lancy sera éclatante.

—Ah! firent les honnêtes châtelains avec une joie cruelle.

—Dragonne m’aime...

—En vérité!

—Je l’ai sauvée, c’est tout simple. Et dans huit jours...

—Dans huit jours!...

—Elle me l’avouera avec des paroles comme déjà ses yeux me l’ont dit ce soir.

—Alors pourquoi ne pas brusquer?...

—Ta, ta, ta! le scandale ne serait pas assez grand.

—Ce garçon-là, murmura l’oncle Antoine avec admiration, est un Vieux-Loup de la bonne roche; il sait comment on traite les Lancy.

—Oh! oui, répondit l’oncle Joseph enthousiasmé.

II

Près d’une heure s’était écoulée depuis l’arrivée de Gaston et il avait dépensé toute sa science et déployé les meilleurs subterfuges pour distraire les excellents vieillards et donner à Mignonne le temps d’arriver.

Pourtant Mignonne n’arrivait pas, et le coucou placé dans un angle de la cuisine s’agita tout à coup dans sa cage de chêne noirci et sonna onze heures.

Les deux frères tressaillirent et se levèrent vivement.

—Décidément, s’écria le baron, il est arrivé quelque chose à Mignonne.

—Fi! la vilaine idée.

—Non, non, dit à son tour l’oncle Antoine; c’est inouï!

—Je vais à sa rencontre, poursuivit le baron; je n’y tiens plus.

—Vous allez voir, répondit Gaston, qu’elle est assise quelque part à cent pas du château.

—N’importe, dit l’oncle Antoine, il faut y aller.

—En ce cas, fit Gaston à bout d’arguments, je vous accompagne.

L’oncle Joseph sauta sur son fusil; Gaston frissonna involontairement.

—A quoi diable voulez-vous, dit-il, que vous servent des armes?

—On ne sait pas, murmura l’oncle Joseph; j’ai des pressentiments.

Et il s’élança hors de la tour, laissant son frère Antoine garder le manoir.

Gaston le suivit au pas de course et le rejoignit dans la cour.

Une subite exaltation s’était emparée du baron; il armait son fusil, il prononçait des mots étouffés.

—Mais, mon oncle, voulut dire Gaston, ne prétendiez-vous point tout à l’heure que les chemins étaient sûrs?

—Oui, mais...

—Que tout le monde aimait Mignonne?

—C’est possible, mais...

—Pourquoi cette fureur instantanée?

—Oh! murmurait l’oncle Joseph avec rage et sans prendre garde aux observations rassurantes de son neveu, il y a du Lancy là-dessous...

—Comment cela se pourrait-il être? Dragonne est blessée et au lit.

—Comment! comment! exclama le vieillard, mais son frère... ce drôle... Ah! si je le trouvais avec Mignonne...

Et l’oncle Joseph se prit à courir plus fort.

—Mon oncle, répétait Gaston, qui avait peine à le suivre, vous êtes fou.

—Il la suit et l’épie partout... on me l’a dit... continua l’oncle Joseph avec une fureur croissante.

Gaston tremblait, tant il redoutait que l’oncle Joseph ne surprît les deux jeunes gens; mais, désormais, il était impuissant à prévenir une catastrophe, et tout ce qu’il pouvait faire était de suivre le vieillard, qui galopait, à travers les broussailles, dans la direction de la Châtaigneraie.

La nuit était obscure, Gaston bronchait à chaque instant, et de temps à autre l’oncle Joseph, dont le pied montagnard était sûr, prenait sur lui une avance de quelques pas.

En vain Gaston prêtait-il l’oreille, écoutant avec anxiété si dans le silence de la nuit il ne finirait point par distinguer le pas léger de Mignonne; aucun son n’arrivait à son oreille, si ce n’est celui de la course précipitée de l’oncle.

Tout à coup, celui-ci s’arrêta derrière une haie; il venait d’apercevoir dans une prairie voisine une ombre plus noire que les ténèbres assise au pied d’un arbre, et, à dix pas, une autre ombre qui s’enfuyait; car, sans doute, elle avait entendu le bruit de sa course.

L’oncle Joseph hésita une seconde, et puis tout à coup il lui sembla que l’ombre immobile sanglotait, et alors il n’hésita plus et il épaula pour ajuster l’ombre qui fuyait.

Faisons un pas en arrière.

Ce même jour, vers sept heures du soir environ, l’oncle Antoine et l’oncle Joseph quittaient la table sur laquelle ils avaient soupé, et le premier reprenait possession de son fauteuil en cuir de Cordoue, tandis que l’autre se casait modestement, ainsi qu’il convient à un cadet, sur un escabeau de chêne grossier, placé, comme le fauteuil, sous le manteau de l’âtre, et par conséquent un peu au-dessus des autres siéges qu’occupaient les pâtres et les laboureurs de la Châtaigneraie, le soir, à la veillée, avant huit heures, bien entendu, car lorsque huit heures sonnaient, les dignes châtelains renvoyaient tout le monde, ainsi que Dragonne l’avait dit à Gaston, et s’enfermaient prudemment, prétendant que si, en Morvan, les chemins étaient sûrs, il pouvait se faire cependant qu’un gars, trop timide pour arrêter sur la grande route, se laissât tenter par l’espoir d’enfoncer le coffre-fort où grossissaient petit à petit les épargnes du domaine de la Châtaigneraie.

L’oncle Antoine était le conteur ordinaire de la veillée; ses valets l’écoutaient avec la respectueuse attention de l’ignorance pour l’érudition; son frère Joseph haussait parfois les épaules avec humeur, mais le plus souvent il grommelait entre ses dents:

—Ce gaillard-là est bien heureux de savoir tant de jolies choses et d’avoir été convenablement éduqué. Il est vrai, ajoutait-il en aparté, que si je ne sais pas lire, c’est un peu ma faute, car nous allions tous les deux à l’école chez notre oncle le prieur; mais je n’avais pas trop le goût de l’étude, et tandis qu’il épelait laborieusement son abécédaire, je dénichais des pies dans le jardin et contais fleurette à la servante du prieuré, une grosse fille rougeaude qui passait la quarantaine. Pouah!

L’oncle Antoine avait donc modestement regagné son escabeau placé vis-à-vis de l’orgueilleux fauteuil de son aîné, et il commençait déjà une histoire empruntée à un livre de la célèbre madame Cottin, Élisabeth, lorsque Mignonne l’interrompit irrévérencieusement:

—Cher petit oncle, dit-elle de son ton le plus mignard, je dois vous faire observer que c’est aujourd’hui vendredi.

—Jour d’abstinence, répondit l’oncle Antoine.

—Et l’avant-veille du dimanche, petit oncle.

—C’est-à-dire, petite, que tu veux aller au village?

—Il le faut bien, cher petit oncle; car si je ne préviens André, le boucher, qui, vous le savez, tue le samedi seulement, nous n’aurons point notre gigot du dimanche.

—Bon! bon!... grommela l’oncle Joseph, si ce n’est que cela, ma Mignonne, tu peux t’éviter la course. Jean, le sarcleur, qui demeure au village, entrera chez André en s’en allant. C’est précisément son chemin.

—Jean est un nigaud qui fait les commissions de travers, répondit Mignonne; n’est-ce pas, Jean?

Et la petite rusée envoya un joli sourire au paysan, pour le dédommager de l’épithète.

—C’est, ma foi, bien possible, notre demoiselle, répondit Jean évidemment flatté du sourire.

—C’est-à-dire, mon cher ange, reprit l’oncle Joseph, que tu veux absolument aller au village. D’abord, il y a trois jours que tu n’y es allée, et tu éprouves le besoin de jaser un peu avec Marianne, la servante du curé, et Madelinette, la couturière, à laquelle tu iras commander un beau bonnet pour dimanche qui vient.

—Dame! fit ingénûment Mignonne.

—Et puis, reprit l’oncle Joseph d’un ton boudeur, tu nous reviendras à dix heures, par la nuit la plus noire du mois, par la pluie, peut-être...

—Il ne pleuvra pas.

—C’est ce que nous saurons demain.

—Eh bien! dit gentiment Mignonne, puisque vous ne le saurez que demain, vous ne pouvez pas, raisonnablement, m’empêcher d’aller ce soir... Car s’il ne pleut pas...

—J’aurai commis une grave injustice, n’est-ce pas?

—Non, mais vous n’aurez point de gigot.

Le sérieux de l’oncle Joseph et la mauvaise humeur de l’oncle Antoine, contrarié d’avoir été interrompu au commencement de son récit, ne purent tenir contre cette réponse de Mignonne; ils se prirent à rire tous les deux, et l’oncle Joseph lui dit:

—Allons, va, puisque tu fais toujours à ta tête.

—C’est que ma tête est bonne apparemment, petit oncle.

—Ou plutôt, grommela l’oncle Joseph, c’est que la nôtre est faible.

Mignonne sauta légèrement sur l’estrade du foyer et mit un bon gros baiser bien ronflant sur les joues rebondies du narrateur habituel de la Châtaigneraie; puis, comme la chose était plus difficile sur la face osseuse et parcheminée de M. le baron de Vieux-Loup, elle lui tendit mignardement son front.

—Jean, dit alors ce dernier, tu vas accompagner mademoiselle.

—Oui, monsieur le baron.

—Petite, prends garde au loup-garou, ajouta l’oncle Antoine.

—Bah! répondit Mignonne, le loup-garou n’est point par les chemins à cette heure.

—Et où est-il, mam’zelle?

—Dans le trou de la cheminée, mon oncle.

—Et pourquoi, petite?

—Pour écouter vos histoires, répliqua Mignonne.

Et elle s’esquiva, monta à sa chambre, en redescendit peu après avec un châle et un charmant bonnet à rubans roses.

—Partons, dit-elle à Jean.

—Petite, murmura l’oncle Antoine, essayant de retenir encore Mignonne, tu ferais mieux de rester, mon histoire de ce soir est bien belle.

—Alors, contez-la vite; le loup-garou l’écoutera, et il y prendra un plaisir si grand qu’il oubliera que votre Mignonne est sur le chemin du village.

—Cette pécore, grommela l’oncle Joseph riant aux larmes, obtient toujours ce qu’elle veut de notre faiblesse. Allons, va, petite, et reviens de bonne heure.

—Tâche surtout de ne pas trop rêver au clair de la lune, dit à son tour l’oncle Antoine.

—Ce serait difficile, il fait noir.

Et Mignonne poussa un frais éclat de rire et s’en alla escortée par Jean, qui mit entre elle et lui une distance respectueuse.

Mignonne descendit au village d’un pied léger et chantant un joli refrain morvandiau que Jean écoutait avec ravissement en murmurant à part lui:

—J’aime bien mieux entendre chanter mam’zelle Mignonne qu’écouter les histoires de M. le chevalier, auxquelles je ne comprends absolument rien.

Arrivée au village, Mignonne congédia Jean et entra chez André, le boucher, auquel elle fit ses commandes. Puis elle parut au presbytère, y causa une demi-heure au plus, se rendit ensuite chez la couturière de la Châtaigneraie, et enfin, vers neuf heures, elle reprit le chemin du manoir.

III

A gauche de ce chemin, il y avait une petite prairie bordée de saules et d’aulnes, clôturée en outre par une haie vive; et, par les tièdes soirées et les nuits obscures, c’était plaisir de s’y asseoir à deux, les mains dans les mains, et d’y chuchoter tout bas ce doux et moelleux langage de l’amour qui est le même par tous pays.

Ce fut là que Mignonne s’arrêta.

Elle s’assit au pied d’un saule et se prit à rêver. Mais elle ne rêvait qu’à demi, la chère et naïve enfant; elle n’écoutait qu’avec distraction le murmure plaintif de la brise disant des peines secrètes au feuillage des arbres; elle ne prêtait l’oreille qu’à demi au cri monotone du grillon...

Ce qui occupait Mignonne tout entière, le bruit qu’elle attendait pour tressaillir, c’était celui des pas d’Albert: le point qui, dans la nuit, absorbait son attention et ses regards, c’était un petit sentier qui courait blanchâtre et tortueux à travers la vallée et venait du manoir de la Fauconnière.

C’était par là qu’Albert devait arriver, et cependant Mignonne attendit longtemps, très-longtemps...

Mais elle se répéta toutes les jolies choses qu’il lui avait dites lors de leur dernière entrevue, et Mignonne prit tant de plaisir à ces doux souvenirs, qu’elle attendit avec patience.

Enfin, elle crut entendre un léger bruit, et elle prêta l’oreille attentivement.

Ce bruit grandit en s’approchant; puis Mignonne aperçut un point noir se mouvant au loin sur la traînée blanche du sentier.

Ce point approcha, approcha, grandit peu à peu, grandit encore...

Et alors Mignonne se leva, et à son tour s’avança vers le point noir comme il s’avançait lui-même vers elle, et bientôt elle dit tout bas:

—Albert, est-ce vous?

—Oui, répondit Albert.

Et les deux amants se pressèrent vivement les mains, et Mignonne tendit son front au jeune homme qui y mit un chaste baiser.

—Chère Mignonne, murmura Albert de sa voix douce et triste, je vous ai fait attendre aujourd’hui, mais ce n’est point ma faute, je vous jure.

—Ah! fit Mignonne d’un ton boudeur, voyons votre excuse, monsieur?

—Ma sœur est malade, répondit Albert.

—Vraiment! demanda Mignonne avec compassion.

—Elle a été blessée à la chasse par un sanglier.

—Mon Dieu! murmura la jeune fille tremblante, et se souvenant que, dans la journée, elle avait entendu ses oncles se frotter les mains et parler de laie et de marcassins; mon Dieu! peut-être est-elle dangereusement blessée...

—Non, répondit Albert, c’est une égratignure, mais qui, cependant, a déterminé la fièvre vers le soir, et je la quitte à présent seulement. Mais elle a failli périr...

Et Albert raconta à Mignonne ce qui s’était passé, et comment, grâce à Gaston, Dragonne avait échappé à ce terrible danger.

Mignonne l’écoutait avec joie; elle comprenait instinctivement que ce pas que Gaston venait de faire dans l’affection de la famille de Lancy lui serait certainement favorable à elle-même, et qu’il se pourrait fort bien faire que la vieille rancune des Lancy et des Vieux-Loup finît par s’en aller au souffle de ce double amour.

Cependant elle se souvint des recommandations de Gaston, et comme les femmes, si naïves qu’elles puissent être, savent toujours dissimuler parfaitement leurs impressions, elle fit à Albert mille questions sur son cousin, et voulut savoir quel était son genre de vie au manoir de la Fauconnière.

Albert lui répondait avec distraction, et à mesure qu’il parlait, sa tristesse augmentait, tandis que Mignonne continuait à caqueter comme une folle et riait parfois de tout son cœur.

—Mignonne, dit-il enfin, venez vous asseoir là, au pied de notre saule aimé; il faut que nous causions longuement.

—Ah! longuement, non, dit Mignonne, car il y a déjà plus d’une heure que je vous attends, et je serai sûrement grondée en rentrant aussi tard.

—Je serai bref, répondit Albert, mais j’ai à vous parler sérieusement, chère Mignonne; notre avenir tout entier dépend peut-être de cet entretien.

Mignonne le suivit, étonnée, vers le saule au pied duquel ils s’assirent, sans pressentir que la balle de l’oncle Joseph les y pouvait venir chercher.

—Mon Dieu! dit Mignonne, comme vous êtes triste et solennel ce soir!... Albert, que vous est-il donc arrivé?

—Rien, Mignonne; mais j’ai beaucoup réfléchi.

—Ah!

—Beaucoup, continua Albert, depuis notre dernier rendez-vous, et j’ai essayé d’envisager avec calme notre situation.

—Moi aussi, dit Mignonne.

—Chère Mignonne! vous savez combien je vous aime...

—Et moi, ne vous aimé-je donc pas, Albert?

—Je le sais, Mignonne; aussi est-ce pour cela...

Albert s’arrêta.

—Mon Dieu! fit Mignonne avec impatience, qu’est-ce encore?

—Vous savez la haine de nos deux familles?

—Hélas! soupira l’enfant.

—Et quel abîme nous sépare?

—Nous le comblerons de notre amour.

—Chère enfant! reprit Albert hochant la tête, ne l’espérez pas.

—Et pourquoi cela, monsieur? demanda la jeune fille avec assurance.

Elle se souvenait des vagues promesses de Gaston et elle avait foi en lui.

—Pourquoi, Mignonne? mais parce que vos oncles et mon père sont inflexibles, Mignonne.

—Peut-être.

—Enfant!

—Nous irons nous jeter à leurs genoux.

—Ils nous repousseront.

—Nous supplierons.

—Peine perdue!

—Ah! vous ne savez pas, Albert, combien mes oncles m’aiment.

—Je le sais; mais admettons un instant que leur tendresse soit assez forte pour dominer leur haine et qu’ils consentent à notre union.

—Eh bien! fit Mignonne avec joie, alors ceci va tout seul.

—Non, Mignonne, vous vous trompez encore... Si vos oncles se laissaient fléchir, mon père n’en serait pas moins inexorable.

—Il ne vous aime donc pas, votre père?

—Il me préfère ma sœur.

—Ceci est assez naturel; mais cependant il vous aime.

—Je le crois.

—Et votre mère a un faible pour vous.

—Ma mère est une sainte et noble femme, qui ne sait que se résigner et prier. Elle obéit toujours à mon père.

—Eh bien, je le fléchirai, moi, votre père... J’irai me mettre à ses genoux, je serai bien éloquente et bien douce, bien persuasive, bien humble; je lui demanderai pardon de tous les torts de nos aïeux... Une femme qui demande pardon, mais c’est à attendrir un roc.

—Vous oubliez, Mignonne, que votre oncle a tué le mien!

—C’est vrai, murmura Mignonne en baissant la tête et songeant soudain que Gaston n’avait peut-être point prévu cette barrière infranchissable.

—Aussi, reprit Albert, plus je songe à notre amour, et plus je comprends qu’il est insensé et que notre union est impossible.

Mignonne soupira et pressa vivement les mains d’Albert.

—Pourtant, continua-t-il avec émotion, je t’aime, chère Mignonne! je t’aime avec passion et délire, et je mourrai de mon amour si cet amour demeure stérile.

—Taisez-vous! s’écria la jeune fille en lui plaçant sa jolie main blanche sur la bouche, ne dites point de ces vilaines choses, mon Albert.

—Écoute, répondit-il, écoute-moi, Mignonne!... écoute-moi sans m’interrompre.

—Je vous écoute, dit-elle.

—Crois-tu qu’il est nécessaire pour être heureux et lorsqu’on s’aime, de vivre là où on est né?

Mignonne enlaça Albert de ses bras.

—Non, dit-elle, le premier coin venu du monde ne sera jamais assez grand pour enfermer notre amour.

—Eh bien! alors, fuyons, quittons le Morvan, toi la Châtaigneraie, moi la Fauconnière!... partons! allons aussi loin que nous trouverons un chemin pour y marcher, un rayon de soleil pour éclairer notre route, l’ombre d’un arbre pour nous abriter des rayons ardents du Midi. Nous irons où tu voudras, au nord ou au sud, en Allemagne ou en Italie, que m’importe! Je suis jeune et je t’aime, je serai fort! je travaillerai pour toi, ton sourire bénira mon labeur; nous trouverons bien en un lieu quelconque de la terre, pourvu que ce soit loin d’ici, un vieux prêtre qui pratique l’Évangile et sait que Dieu ordonne de pardonner. Nous lui dirons notre histoire, la haine impie de nos pères, et puis notre amour... et il nous unira, Mignonne; il comprendra que c’est noble et bien, à nous qui devrions nous haïr, de nous aimer et de nous appuyer l’un sur l’autre...

—Mon Dieu! interrompit vivement Mignonne, mais vous me proposez de m’enlever, Albert?

—Oui, Mignonne, car c’est la seule issue raisonnable à cet amour que réprouvent nos deux races.

—Savez-vous, Albert, que ce serait un crime cela?

—Un crime! Mignonne, pourquoi un crime?

—Parce que nous désobéirions à nos deux familles.

—Mais vous savez bien, Mignonne, que leur désobéir est le seul moyen de vaincre leur obstination.

—Peut-être...

—Oh! n’essayez point de me faire partager une espérance que vous n’avez pas vous-même, chère Mignonne. Non, vous le savez bien, le sang de mon oncle fumera toujours assez pour que mon père...

—Eh bien! répondit Mignonne, nous irons trouver mes oncles; ils feront des excuses, s’il le faut!

—Excuses stériles!

—Mon Dieu! murmura la jeune fille ébranlée, c’est affreux ce que vous me proposez là?

—Non, et puis nous nous aimerons tant, ma Mignonne bien-aimée, que Dieu nous pardonnera.

Mignonne soupira et se tut.

—Écoutez, reprit Albert, j’ai quelque argent; à peu près quatre mille francs. Je suis majeur, je puis en disposer. Ils sont placés à Nevers chez un banquier; il m’est facultatif de les tirer du jour au lendemain. Cet argent nous fera vivre une année ou deux; pendant ce temps, je travaillerai, j’essaierai d’embrasser une profession honorable et lucrative, puisque je renoncerai à ma part de fortune en quittant le toit paternel.

—Oh! dit Mignonne, je ne redoute pas la pauvreté.

—Mais je ne veux pas que tu sois pauvre, ma Mignonne adorée! fit Albert avec exaltation; je ne veux point que jamais tu t’imposes une privation! que tu sois obligée de refouler un désir, une simple fantaisie... un caprice... J’ai une instruction solide, j’ai terminé mes études; il me sera facile de me caser convenablement et de te rendre heureuse ainsi.

—Cher Albert! murmura Mignonne avec tendresse.

—Nous irons à Paris, poursuivit Albert, à Paris, la ville où l’on dérobe si bien les joies ou les douleurs de l’âme à tous les yeux; à Paris, cette terre de l’indifférence où nul ne sonde votre cœur d’un œil indiscret. On voyage aisément, à présent; en une seule nuit, nous pouvons être à Nevers, et le lendemain soir à Paris. Il me sera facile de me procurer un passe-port; je te donnerai comme ma sœur.

—Non, non, dit résolûment Mignonne, cela ne se peut.

Albert se leva avec vivacité.

—Mignonne, dit-il, vous ne m’aimez pas, je le sens...

—Ah! fit Mignonne éprouvant une émotion subite, vous dites que je ne vous aime pas, ingrat!...

Mignonne poussa un cri; elle enlaça de nouveau Albert.

—Soit, murmura-t-elle en pleurant, je partirai, je te suivrai... je ferai ce que tu voudras...

—Alors, dit Albert, il faut partir demain.

—Demain? fit Mignonne épouvantée.

—Oui, répondit Albert.

—Non! s’écria-t-elle, pas demain... attendons...

—A quoi bon?

Mignonne se souvint alors des promesses de Gaston; elle espéra en lui une fois encore, et c’est pour cela qu’elle répondit: Attendons!

—Attendons après-demain, dit-elle.

—Soit, murmura Albert.

Mais tout à coup Mignonne fondit en larmes; elle venait de revoir en rêve toute son enfance, son enfance joyeuse et mutine, choyée, caressée par ces deux vieillards attentifs et aimants, qui se disputaient le bonheur de la prendre sur leurs genoux, de la porter sur leurs épaules, de se lever la nuit, sur la pointe du pied, pour s’assurer qu’elle dormait paisiblement dans son berceau; elle crut entendre bruire à son oreille les mots charmants qu’ils lui prodiguaient à l’envi, et ces doux reproches que parfois ils hasardaient, les larmes aux yeux, lorsqu’elle rentrait tard et les avait mis en peine...

Il lui sembla voir l’intérieur du manoir après sa fuite: l’oncle Joseph morne et sombre dans son fauteuil, essuyant une grosse larme sur sa joue parcheminée, l’oncle Antoine ayant perdu sa gaieté et sa verve de conteur, et parfois se prenant à sangloter. Et puis les valets de ferme, les serviteurs, natures grossières et cœurs d’or, qui soupiraient, consternés, durant les longues veillées, en murmurant:

—Pauvre chère demoiselle! pourquoi donc nous a-t-elle quittés, nous qui l’aimions tant!

Et Mignonne éclata en sanglots et s’écria:

—Il me faudra donc quitter mes bons oncles!...

Ces mots, naïvement échappés à l’élan de son âme, rencontrèrent un poignant et sonore écho dans le cœur d’Albert.

Lui aussi, il revit le toit paternel après son départ... et sa mère pleurant et brisée, et son père se couvrant la face de ses deux mains comme pour cacher sa honte, et Dragonne, la belle, la vaillante Dragonne, le cœur d’acier et l’âme forte, qui poserait avec colère sa main sur l’épée des Lancy des temps héroïques et murmurerait avec colère:—Il n’y a donc que moi, moi qui suis femme, en les veines de qui coule encore une goutte de notre vieux sang?

—Mon Dieu! soupira le pauvre jeune homme, en aurai-je la force?

Ce fut alors que dans le sentier qui venait de la Châtaigneraie retentirent des pas précipités.

—Mes oncles! s’écria Mignonne, ils me cherchent... fuyez, Albert!

—A demain, répondit-il, demain à neuf heures... ici... il le faut!

Et il se prit à courir.

En ce moment, l’oncle Joseph arrivait à la haie qui le séparait de la prairie, et voyant fuir Albert, il épaula avec cette sûreté de coup d’œil et de sang-froid du moment extrême qui n’abandonnent jamais un vieux chasseur.

Gaston avait eu grand’peine à suivre M. le baron de Vieux-Loup, qui courait avec une vélocité toute juvénile, et celui-ci, arrivé avant lui à la haie, après avoir assuré son pied et repris son aplomb, suivait, le fusil à l’épaule et l’œil incliné sur le point de mire, la course d’Albert.

Déjà l’oncle Joseph avait le doigt sur la détente, et il allait la presser avec une sage lenteur, lorsqu’une main de fer l’étreignit et lui arracha l’instrument de mort.

Il se retourna pétrifié, et se trouva face à face avec Gaston, qui l’avait enfin rejoint.

—Silence! lui dit ce dernier à voix basse, pas un mot, pas un cri... ne bougez pas...

—Mais... balbutia l’oncle Joseph un peu dégrisé.

—Vous êtes gentilhomme, fit Gaston, et je vous l’ai rappelé à temps. On n’assassine pas un homme qui fuit, quand on se nomme Vieux-Loup.

—C’est Albert de Lancy...

—C’est possible.

—Et cette femme qui pleure là-bas, c’est Mignonne.

—Qu’en savez-vous?

—Oh! je le sens.

—Soit. Eh bien! qu’est-ce que cela prouve? demanda Gaston très-naïvement.

—Qu’ils s’aiment! murmura l’oncle Joseph avec rage.

—Ah! fit Gaston, en êtes vous sûr? Alors, pourquoi me faire venir, moi?

Cette question eût embarrassé l’oncle Antoine lui-même, qui était cependant un lettré et connaissait sur le bout du doigt toutes les combinaisons dramatiques mises en œuvre, dans ses livres, par la célèbre madame Cottin.

—De deux choses l’une, poursuivit Gaston, à qui le silence de son oncle donnait un avantage réel, de deux choses l’une, ou Albert de Lancy seulement aime Mignonne qui ne l’aime point, ou ils s’aiment tous les deux...

Dans le premier cas, et ce premier cas est ma manière de voir, voici ce qui a dû arriver: Maître Albert, qui sait que Mignonne va au village le vendredi, aura guetté son passage et lui aura conté fleurette. Il l’aura poursuivie, et Mignonne, qui est bonne et naïve, aura eu peur et se sera prise à pleurer, ce qui n’aura point empêché le drôle de continuer audacieusement sa cour. S’il en est ainsi, c’est fort heureux que je vous aie pris le bras à temps, vous eussiez eu la plus vilaine affaire du monde, et Mignonne était compromise par contre-coup.

—C’est juste, murmura l’oncle Joseph; mais croyez-vous cependant qu’il en soit bien ainsi?...

—Je le crois, dit Gaston; mais admettons que Mignonne aime Albert, ce qui serait un affreux malheur, il est plus heureux encore que vous ayez laissé courir ce drôle.

—Comment cela?

—Vous me demandez comment, mon cher oncle? Mais réfléchissez qu’il est impossible, s’aimassent-ils dix fois plus, que Mignonne devienne jamais madame de Lancy.

—Oh! fit le baron en serrant avec colère la poignée de son fusil, je la tuerais plutôt.

—Alors, s’il en est ainsi, le plus simple en cas pareil serait de guérir Mignonne de son amour en la mariant, et je m’y résignerais de grand cœur pour l’honneur de notre nom.

—Ah! fit l’oncle Joseph qui respira.

—Mais vous sentez bien, mon cher oncle, que je ne le pourrais plus si vous aviez tué Albert, ce qui vous conduirait en cour d’assises, et vous forcerait à dire: J’ai tiré sur M. de Lancy, parce qu’il était l’amant de ma nièce. Est-ce clair, cela?

—Oui, répondit M. de Vieux-Loup en serrant les deux mains de son neveu; vous êtes un brave jeune homme.

—Or, maintenant, continua Gaston, nous ne savons pas encore la vérité, et cependant il faut la savoir.

—Il faudra bien qu’elle parle, morbleu!

—Bon! encore de la colère, et pourquoi faire, mon Dieu?

—Je vous trouve plaisant, monsieur mon neveu.

—Et vous bien emporté, monsieur mon oncle.

—Mais enfin...

—Chut! fit Gaston, j’ai plus de sang-froid que vous, laissez-moi faire, ou plutôt écoutez-moi d’abord. Nous sommes trop loin de Mignonne pour qu’elle nous puisse entendre. Vous allez vous blottir là, dans la haie, et ne bougerez...

—Mais...

—Il ne faut pas que Mignonne sache que vous avez vu Albert, sans cela nous n’apprendrons rien; c’est le bruit de mes pas qu’elle a entendu, et qui a fait fuir M. de Lancy; vous la cherchez d’un côté, moi de l’autre; nous sommes en peine, et ne nous rejoindrons qu’à la Châtaigneraie. Là, je vous dirai ce qu’il en est. Si Mignonne aime Albert, je vous l’abandonne; si, au contraire, il n’en est rien, il est parfaitement inutile qu’elle apprenne que vous l’avez soupçonnée. Promettez-moi de ne lui parler de rien.

—Je vous le promets, mon neveu.

—Et de n’en souffler mot à mon oncle Antoine.

—Je vous le promets également.

—Alors, restez là, je vais rejoindre Mignonne.

L’oncle Joseph obéit à l’injonction de son neveu et s’assit, les jambes croisées, sur le tronc d’un arbre arraché à la haie, posa son fusil à terre et se dit:

—Ce garçon-là est fin comme l’ambre.

IV

En même temps Gaston enjambait la haie et criait:

—Mignonne! Mignonne!

—Qui m’appelle? répondit Mignonne, respirant en ne reconnaissant point la voix de ses oncles.

—Moi, Gaston, votre cousin.

Et il se dirigea vers elle.

—Chère Mignonne, dit-il, vous nous plongez en une anxiété indicible, là-haut, à la Châtaigneraie. Il est près de minuit, et nous vous cherchons partout.

Puis, en l’abordant, il lui dit tout bas:

—Silence! écoutez-moi, et répondez-moi à voix basse, ou tout est perdu!

Mignonne comprit vaguement et essuya ses larmes. Alors Gaston lui offrit son bras et l’entraîna dans une direction opposée à la retraite provisoire de l’oncle Joseph, de façon que celui-ci ne pût surprendre un seul mot de l’entretien qu’il allait avoir avec sa jolie cousine.

Mignonne tremblait bien un peu, mais elle était surtout confuse d’avoir été surprise ainsi par Gaston, donnant un rendez-vous à Albert.

—Ma chère petite cousine, lui dit le jeune homme toujours à mi-voix, laissez-moi d’abord vous gronder...

—Ah! fit Mignonne avec émotion.

—Vous gronder bien fort, étourdie, de votre légèreté. Savez-vous bien, ma jolie cousine, qu’il est près de minuit et que votre oncle Joseph, las de vous attendre, s’est mis à votre recherche?

—Mon Dieu!

—Et que j’ai couru après lui?...

—Vous?

—Et malheureusement, je n’ai pu l’empêcher de vous surprendre.

Mignonne tressaillit.

—Que me dites-vous là? murmura-t-elle.

—La vérité, chère cousine. Notre oncle Joseph était là tout à l’heure, à cent pas... il vous a vue.

—Ciel!

—Et M. Albert aussi.

—Je suis perdue! murmura Mignonne avec terreur.

—Pas encore, mais cela pourrait bien être si vous n’écoutez mes conseils.

—Mais enfin, demanda la jeune fille, que dois-je faire?

—M’écouter d’abord attentivement et de vos deux oreilles.

—Je vous écoute.

—Et puis ne pas m’interrompre à chaque instant.

—Je ne vous interromprai pas, je vous le promets.

—Et enfin, m’obéir bien aveuglément et ne rien me cacher.

—Je vous le jure.

—Écoutez donc, Mignonne. Je suis arrivé à dix heures à la Châtaigneraie; j’ai trouvé nos oncles en proie à une inquiétude facile à concevoir si l’on songe combien ils vous aiment.

—Ah! je le sais, murmura Mignonne en soupirant.

—Ils ne tenaient pas en place et bâtissaient, pour les détruire après et les reconstruire encore, mille suppositions plus absurdes et plus fâcheuses les unes que les autres. J’ai bien deviné tout de suite où vous étiez.

—En vérité, fit Mignonne rougissant dans l’ombre.

—Et j’ai fait de mon mieux pour les rassurer; mais l’heure marchait toujours et vous n’arriviez pas, ce qui fait qu’à bout de patience et rongé d’inquiétude, l’oncle Joseph a pris son fusil pour courir à votre recherche.

—Ciel!

—Je l’ai suivi. Il allait plus vite que moi. Cependant je l’ai atteint assez à temps...

—Que voulez-vous dire? demanda la jeune fille avec effroi.

—Je veux dire, folle étourdie que vous êtes, qu’une seconde plus tard il arrivait, et par votre faute, un affreux malheur...

Mignonne poussa un cri étouffé.

—Notre oncle a failli tuer Albert. Heureusement, je lui ai arraché à temps son fusil des mains.

—Mon Dieu! mon Dieu! murmura Mignonne affolée et frissonnant à la pensée du péril terrible auquel venait d’échapper son amant.

—Fort heureusement encore, poursuivit Gaston, j’ai fait un conte à l’oncle Joseph, et il est tout disposé à le croire si vous ne vous trahissez pas.

—Que faut-il faire?

—Affirmer ce que j’ai avancé, à savoir que M. de Lancy est venu vous attendre à la sortie du village et qu’il vous a poursuivie de ses galanteries jusqu’au pied de cet arbre où vous vous êtes assise pour vous reposer.

—Je le dirai, fit Mignonne avec soumission.

—Et insister surtout, si l’oncle Joseph vous questionne, sur ce que vous n’aimez pas du tout M. Albert de Lancy.

—Mais...

—Il n’y a pas de mais; cela est indispensable.

—Soit, mon cousin.

—N’avez-vous plus confiance en moi, Mignonne?

—Oh! oui...

—Alors, laissez-moi m’occuper de votre bonheur. Je le ferai mieux que vous-même. Maintenant, ma jolie petite cousine, dites-moi bien la vérité... Pourquoi pleuriez-vous tout à l’heure?

Mignonne tressaillit à cette question imprévue et en fut tellement surprise que, d’abord, elle ne répondit pas.

—Soyez sincère, vous me l’avez promis, pria Gaston.

—Eh bien! dit-elle en hésitant, Albert me proposait quelque chose de bien mal...

—Ah!

—Il me disait que nous ne pouvions espérer que nos deux familles consentissent jamais à notre union.

Mignonne s’arrêta et hésita encore.

—Et puis?

—Et il me disait que nous n’avions qu’une seule ressource.

—Laquelle?

—De fuir... d’aller à Paris.

—C’est-à-dire qu’il vous proposait de vous enlever?

—Oui, balbutia Mignonne, je me suis mise à pleurer, en songeant qu’il voulait que je quitte nos bons chers oncles.

Mignonne ne disait point la vérité tout entière; mais aussi Mignonne était femme, et la parole fut donnée à ce sexe enchanteur pour lui permettre de dissimuler sa pensée.

—Vous aviez raison de pleurer, Mignonne, répondit Gaston avec gravité, car la plus grande faute que puisse commettre une femme est de fuir le toit qui abrita sa naissance et ceux qui élevèrent sa jeunesse. Je ne doute point de la pureté de votre amour, mon enfant, mais croyez bien que cette pureté serait ternie sur-le-champ si vous quittiez la maison de nos oncles pour suivre celui que vous aimez.

Gaston parlait le langage de l’honneur et du devoir.

Mignonne se pendit à son cou.

—Vous avez raison, lui dit-elle, mille fois raison, mon cousin, et j’aimerais mieux renoncer à tout jamais à Albert que commettre une action pareille.

—Bien, mon enfant, très-bien! Et maintenant, ayez confiance en moi plus que jamais; vous épouserez Albert, j’en ai le pressentiment. Rappelez-vous mes recommandations: si notre oncle vous questionne, répondez-lui que vous n’aimez pas M. de Lancy. Nous voici à la porte de la Châtaigneraie, entrez et courez rassurer l’oncle Antoine. Moi, je rejoins l’oncle Joseph, et nous vous suivons.

Les choses étaient allées au gré de Gaston. L’oncle Joseph, par un sentier détourné, arrivait au pont-levis au moment où Mignonne franchissait le seuil de la tour et allait se jeter dans les bras du chevalier de Vieux-Loup.

—Eh bien? fit-il avec anxiété, au moment où Gaston l’atteignit.

—Eh bien, mon cher oncle, j’avais raison.

—Raison?

—Sans doute, Mignonne n’aime pas Albert.

—En vérité?

—Rien de plus vrai. Ce drôle la poursuit sans cesse; elle ne sait comment s’en débarrasser.

—Cornes de cerf! exclama l’oncle Joseph avec colère.

—Mais elle sait aussi notre haine, et comme Mignonne est une bonne et douce enfant, comme pour rien au monde elle ne voudrait exposer ses bons vieux oncles à une querelle avec ce diable incarné de Dragonne, elle n’a jamais osé se plaindre des obsessions de maître Albert.

—Drôle! murmura l’oncle Joseph, j’irai dès demain lui couper les deux oreilles.

—Et bien vous ferez, mon cher oncle; cependant, il me paraît plus convenable que ce soit moi qui me charge de cette petite exécution.

—C’est assez juste cela, monsieur mon neveu, répondit l’oncle Joseph, qui se souvenait toujours, bien malgré lui, que Dragonne chargeait parfois son fusil avec du sel.

—Soyez tranquille. Maintenant, il y a un Vieux-Loup jeune et fort à la Châtaigneraie. Patience! les Lancy ne sont point encore au bout de leur misère, mon oncle.

—Vive Dieu! monsieur mon neveu, vous parlez bien.

—Je l’espère, mon oncle.

—Vous parlez, morbleu! comme un Vieux-Loup du bon temps jadis. Mais en attendant que les oreilles de maître Albert divorcent avec sa tête, rentrons, s’il vous plaît, et laissez-moi embrasser cette petite sotte de Mignonne que j’aime tant.

Gaston et le baron pénétrèrent dans la cuisine où le bon Antoine, installé dans le grand fauteuil, tenait sur ses genoux Mignonne, qu’il couvrait de caresses et grondait doucement.

—Petite sotte, disait M. le chevalier de Vieux-Loup, qui s’en va courir au clair de lune et s’exposer à se casser le cou vingt fois au lieu de rester tranquillement au coin du feu à écouter les belles histoires de son petit oncle, qui est un savant comme on n’en voit plus.

—Dites plutôt, monsieur mon cadet, répliqua sèchement l’oncle Joseph en entrant, dites plutôt que ce sont vos contes à dormir debout, et qui endorment bien réellement, qui font fuir cette petite pécore qui fait tourner la tête de son vieil oncle...

Et M. le baron de Vieux-Loup éprouva un accès de jalousie en voyant sa nièce sur les genoux du chevalier, son cadet, et il la prit dans ses bras et la lui enleva, lui mettant deux gros baisers sur les joues.

—Venez donc, dit-il à son tour, venez donc que je vous gronde, mam’zelle... et peut-être même vais-je vous mettre en pénitence comme une petite fille...

L’excellent homme pleurait de joie en exprimant cette menace.

—Braves gens! murmura Gaston, quels cœurs! il faudra pourtant que je les amène à aimer Dragonne presque autant que Mignonne...

Le lendemain, vers deux heures, Gaston fit demander à mademoiselle de Lancy si elle voulait le recevoir.

Dragonne était levée, mais elle n’avait point quitté son appartement.

Au moment où Gaston entra, elle était enveloppée dans cette robe de chambre cerise qui allait si bien à la blancheur de son cou et de ses mains. Ses cheveux étaient dénoués, son bras blessé caché sous sa robe.

Dragonne était pâle encore, mais sa pâleur n’avait rien de fiévreux; elle avait longuement dormi le matin, son bras ne lui occasionnait plus que des intermittences de douleur sourde qu’elle réprimait aussitôt par un sourire.

Elle avait voulu être seule et s’était placée au coin de la cheminée où flambait un grand feu, tout près de la fenêtre ouverte, par où montaient un souffle de brise et les tièdes parfums de l’automne.

De cette fenêtre, l’œil embrassait le côté sud de la vallée, c’est-à-dire la partie la plus pittoresque, les prairies longeant la rivière, les rideaux de saules encadrant les prairies, les petits villages aux toits de chaume et aux rustiques clochetons, et les grands bois de châtaigniers, et les tours grises en ruine penchées sur le vallon d’un air soucieux et triste, ainsi qu’il convient à la vieillesse autour de qui s’agitent et bouillonnent la joie, le mouvement, la séve printanière de la vie.

Ce jour-là le temps était magnifique. Les cimes des montagnes se dessinaient nettement sur le bleu du ciel, les arbres du parc conservaient encore une partie de leur feuillage, le vent était doux, rempli de senteurs mourantes et de vagues harmonies; le soleil tiède et brillant se jouait sur les tentures de la chambre après avoir réfléchi ses rayons sur les ardoises polies d’une tour convertie en colombier; les champs étaient silencieux, les tilleuls du parc, au contraire, remplis de murmures et du gazouillement de mille oiseaux qui venaient des grands bois le matin et s’ébattaient parfois sur le potager, où ils causaient grand dommage.

Cette belle journée, ces odeurs pénétrantes, ces concerts indécis s’emparaient des sens et de l’âme de Dragonne qui, l’œil noyé dans ce panorama charmant qu’on découvrait de sa fenêtre, rêvait et songeait comme songent et rêvent les femmes à l’heure où bruit doucement au plus profond de leur cœur ce refrain vague qui n’est parfois qu’un murmure, cette note tremblante et perlée qui est la première de ce chant jusque-là inconnu, ignoré, et qu’on nomme l’amour.

On eût eu peine à retrouver Dragonne la chasseresse et la pétulante jeune fille dont les valets de la Châtaigneraie éprouvaient si grand effroi, dans cette femme mélancolique qui feuilletait distraitement un livre qu’elle ne lisait pas, et qui tournait, sans le savoir, le premier feuillet du livre de son cœur.

Elle était couchée à demi sur une chaise longue, balançant avec insouciance sa mule de satin bleu au bout de son joli pied, et faisant une mantille à ses épaules de ses longs cheveux noirs capricieusement déroulés.

Ainsi posée, Diane de Lancy était belle à désespérer. Ce fut en ce moment que Gaston de Vieux-Loup entra. Diane leva à demi les yeux sur lui, rougit un peu et lui tendit la main:

—Mon Dieu! dit-elle, vous avez donc chassé ce matin?

—Non, mademoiselle.

—Vous venez bien tard... Savez-vous qu’il est deux heures?

—Je le sais.

—Je vous avais bien prié, cependant, de venir de bonne heure, monsieur; mais qu’est la prière d’une chasseresse blessée pour un veneur alerte et dispos?

—Quel vilain reproche, et comme il est injuste! répondit Gaston. Je me suis présenté ce matin à neuf heures.

—Ah! bien vrai?

—Sur ma parole: vous dormiez, m’a-t-on dit.

Dragonne haussa les épaules avec un geste d’impatience.

—On aurait fort bien pu m’éveiller, murmura-t-elle.

—On a eu grandement raison de n’en rien faire, car vous avez eu la fièvre une partie de la nuit et presque au jour.

—Et vous êtes retourné au pavillon, je présume?

—Non, répondit Gaston, j’ai passé une partie de la matinée avec monsieur votre père.

—Et après?

—Après, comme vous dormiez toujours, je suis allé me promener, un livre à la main, dans la forêt qui s’étend presque sous vos fenêtres.

—Et quel livre lisiez-vous donc?

—Lamartine, ce poëte des affligés, ce consolateur de ceux qui souffrent.

—Ce que vous dites là est vrai, répondit Dragonne. Lamartine est le poëte des âmes en deuil.

—Et cependant, reprit Gaston, je l’avoue à ma honte, je n’ai pas ouvert ce livre.

—Pourquoi?

—Je ne sais. Je me suis assis au pied d’un arbre et j’ai rêvé. La nature nuit aux poëtes. Leur œuvre la plus complète ne vaut ni un coin de ce ciel bleu qui parle à nos yeux de l’infini, ni même de ce brin d’herbe verte qui tremble au souffle du vent, qui vit et pense comme nous, dans son humilité, et semble nous dire qu’il n’y a qu’un créateur, un poëte par excellence: Dieu.

—C’est juste, murmura Dragonne, mais vous avez rêvé bien longtemps.

—Je n’en disconviens pas. La raison en est que toute rêverie ressemble à la broderie de Pénélope, elle se reconstruit sans cesse. On rêve si peu à Paris.

—Et tant en province, répondit Dragonne avec un malicieux sourire.

—Peut-être, car là seulement on a le temps de descendre au fond de son cœur et de l’interroger. A Paris on ne fait que vivre, à la campagne on médite. Chaque heure qui s’écoule pour la grande ville apporte une émotion et efface un souvenir; chaque heure qui passe aux champs, sous le ciel bleu et les arbres verts, évoque une ombre du passé et fait aimer le mirage multicolore de l’avenir. Chacun de nous alors, en contemplant les horizons indécis, les lointains bleuâtres, les demi-teintes et les ombres que le pinceau de Dieu éparpille savamment sur la terre par les tièdes journées d’automne ou du printemps, chacun songe un peu aux jours qui viendront et construit à sa guise le castel en Espagne de ses rêves.

—Pourriez-vous me dépeindre le vôtre, monsieur Gaston?

—Ah! soupira le jeune homme, il est le plus facile en apparence et le moins réalisable en définitive.

—Mon Dieu! que désirez-vous donc?

—Presque rien à première vue, une chose gigantesque en y réfléchissant.

—Et c’est?...

—Un je ne sais quoi qu’on nomme le bonheur.

—Mais encore a-t-il une forme!

—Indécise.

—Une base, une donnée, un but!

—Je voudrais, dit Gaston, posséder en un coin bien solitaire du monde, au bord de l’Océan ou sur le penchant d’une vallée perdue, une maisonnette blanche avec des volets verts, une tonnelle de lilas, un jardin, trois pouces de terre,—tout cela est facile,—et...

Gaston s’arrêta.

—Et puis? fit Dragonne.

—Et la femme que j’aimerais, cette femme entrevue au seuil de la jeunesse, à travers le prisme de notre imagination, dont le regard est une caresse, le sourire une espérance, les chastes baisers un bonheur sans fin; je la voudrais posséder sans témoins, loin de tout et de tous; passer ma vie à ses genoux; refaire à mon âge mûr une jeunesse de son amour, à ma vieillesse inclinée une enfance étourdie et folle de nos mutuels et doux souvenirs.

—Rêve charmant, murmura Dragonne.

—Vous avez raison, c’est un rêve.

—Pourquoi ne se réaliserait-il point? fit-elle en rougissant.

Gaston étouffa un cri.

Puis il prit la main de Dragonne et lui dit avec passion:

—Croyez-vous qu’on puisse trouver cette femme?

Dragonne rougit encore et baissa pudiquement les yeux.

—Il y a, fit-elle bien bas, une parole de l’Évangile qui dit: «Cherchez, et vous trouverez...»

Gaston allait se précipiter aux genoux de mademoiselle de Lancy, dont la main tremblait dans la sienne, lorsqu’un bruit léger se fit dans l’antichambre, et la marquise entra peu après.

Elle ne remarqua point le trouble des deux jeunes gens et ne s’occupa que de l’état de sa fille.

Le reste de la journée s’écoula sans que Dragonne et Gaston pussent se trouver seuls, mais il sembla à celui-ci que la marquise et son mari étaient plus affectueux que jamais et qu’on le traitait comme si déjà il eût fait partie intégrante de la famille.

On dîna de bonne heure à la Fauconnière. Après le repas, Dragonne rentra chez elle, appuyée sur le bras de Gaston. En la quittant, sur le seuil même de sa chambre, il lui dit d’une voix émue:

—Dois-je me souvenir de la parole de l’Évangile que vous me citiez ce matin?

—Oui, répondit-elle en lui pressant doucement la main.

Et comme si elle eût été honteuse de cet aveu, elle entra brusquement chez elle et s’enferma.

Gaston retourna au salon joindre M. de Lancy, qui entama avec lui une longue discussion héraldique.

M. de Vieux-Loup rentra de bonne heure au pavillon. Il était ivre de bonheur. Aucun aveu formel n’avait glissé sur les lèvres de Dragonne; mais son regard, son geste, l’altération de sa voix, tout en elle lui avait dit qu’il était aimé, encouragé, et qu’il ne tenait plus qu’à lui d’être avant un mois l’heureux époux de mademoiselle de Lancy. Pendant la route de la Fauconnière au pavillon, Gaston avait étreint son cœur avec ses mains pour l’empêcher d’éclater, et il se répétait avec une joie qui tenait du délire:

—Elle m’aime! elle m’aime!...

Cependant, lorsqu’il fut chez lui, quand un peu de calme fut revenu et que, sa bougie allumée, sa table de nuit roulée près de lui avec le livre qui l’aidait à s’endormir, il se prit à réfléchir à sa situation, il trembla.

Il se mit à frissonner et à trembler en songeant que l’heure allait sonner où la vérité se ferait jour, et cette clarté prochaine l’épouvantait.

Car ni la maladie, ni l’amour, n’avaient pu apaiser chez Dragonne cette haine violente qu’elle ressentait pour le nom de Vieux-Loup; car pendant ses nuits d’insomnie et de délire, à ce seul nom elle tressaillait, et son regard lançait des flammes.

Car enfin Gaston ne se répétait plus avec cette assurance insoucieuse de l’homme qui ne doute de rien:

—Bah! il suffit d’un peu d’amour pour réconcilier les Montaigus et les Capulets.

Comment avouer à Diane son vrai nom?

Comment se jeter à genoux et lui dire: L’homme que vous aimez et qui vous aime avec délire est le fils du meurtrier de l’un des vôtres?...

Comment enfin oser lever la tête si Dragonne indignée s’écriait: Avez-vous donc pu, sans rougir et mourir de honte, vous asseoir chaque jour à la table de la famille que la vôtre a poursuivie de sa haine à travers les siècles? et lorsqu’un ruisseau de sang coule entre nos deux manoirs, avez-vous bien pu songer à réunir nos deux races en une seule?

Ces réflexions subites changèrent l’ivresse de Gaston en une morne stupeur, puis à la stupeur succéda un désespoir fiévreux.

Il arrêta vingt plans, il en détruisit vingt; sa raison repoussait tour à tour les expédients que proposait son imagination; tour à tour l’imagination reprenait sur la raison un despotique empire, et alors il restait dans le domaine du rêve, et se voyait enlaçant de ses deux bras la taille de guêpe de Dragonne et lui prodiguait les noms les plus doux.

Et puis le rêve s’en allait sous la froide haleine de la réalité, et Gaston sentait son courage faiblir, le cœur lui manquer, ses yeux s’emplir de larmes.

—Non, non, se dit-il enfin, tout cela est impossible; c’était un rêve, un rêve de bonheur comme nul n’en fit jamais, un rêve qui doit se briser et que je briserai moi-même. Je vais partir, fuir le Morvan, retourner à Paris. Là, j’écrirai à Dragonne, je lui avouerai tout, et ensuite... Ensuite, reprit-il, qu’est la vie sans amour?... J’en finirai avec elle; c’est là mon dernier refuge contre un éternel désespoir.

Mais comme il achevait de prendre cette résolution, non moins insensée que les deux autres, un bruit extérieur le fit tressaillir et absorba soudain toute son attention.

Des pas légers, mais saccadés criaient sur le sable du sentier qui conduisait à la porte du sud du pavillon.

Un battement de cœur terrible s’empara de Gaston; il s’approcha en tremblant de la croisée et regarda.

C’était Dragonne!...

Dragonne, qui marchait rapidement, mais sans précipitation, vêtue de ses habits d’homme et enveloppée dans son manteau.

Gaston sentit son sang se figer dans ses veines, une sueur glacée perla soudain à ses tempes, et cette femme qu’il aimait avec passion, devant laquelle tout à l’heure il frissonnait de mystérieuse volupté, lui fit peur.

Pourquoi mademoiselle de Lancy, qu’il avait laissée chez elle à huit heures du soir souffrante et prise de fièvre, arrivait-elle chez lui à neuf, de ce pas rapide et inégal qui décelait l’agitation?

Quel malheur était-il donc arrivé à la Fauconnière?

V

Gaston était si ému, si tremblant, que Dragonne frappa deux fois à la porte avant qu’il eût pu se décider à aller lui ouvrir.

Il le fit enfin, et il comprit si bien au visage fébrile de Dragonne qu’un événement extraordinaire allait se passer entre eux, qu’il ne lui adressa point une parole, qu’il ne poussa pas un seul cri en se trouvant face à face avec elle.

Dragonne entra également sans mot dire; cependant, Gaston s’aperçut qu’elle déposait quelque chose de long, d’un peu lourd et soigneusement enveloppé, sur un escabeau placé dans le corridor, à l’entrée de la pièce du rez-de-chaussée, convertie par elle et le jardinier en salon.

Et Gaston n’osa point lui demander quel était le mystérieux objet.

Dragonne poussa la porte du salon devant elle et y entra. Gaston était descendu de sa chambre si précipitamment, qu’il n’avait point emporté sa bougie; le salon était donc noyé en une demi-obscurité que les pâles rayons de la nouvelle lune ne parvenaient pas à percer. Cependant, mademoiselle de Lancy ne fit aucune objection, ne demanda point de lumière, et elle alla s’asseoir sur le canapé de jonc tressé qui décorait cette pièce.

Gaston se tint immobile et muet devant elle, attendant qu’elle ouvrît la bouche; elle ne parut point s’en apercevoir et se prit, au contraire, à méditer.

—Monsieur Gaston, dit-elle enfin d’une voix calme, avant de me demander le but et la cause de ma présence chez vous à une heure de la nuit aussi avancée, permettez-moi de vous faire une question.

L’accent de Dragonne était froid, sans colère; il était plus terrible ainsi que s’il eût enfermé la moindre nuance d’irritation.

—Mademoiselle... balbutia Gaston, dont le cœur continuait à battre avec violence.

—Vous habitez ordinairement Paris, n’est-ce pas?

—Oui, mademoiselle.

—Rue du Helder, 17, je crois; est-ce bien 17?

—Précisément.

—Et vous avez une maîtresse qui se nomme Azurine?

Gaston respira bruyamment.

—Ah! pensa-t-il, c’est une scène de jalousie. Tant mieux. Dieu! que j’ai eu peur!

—Mais, mademoiselle, reprit-il tout haut, jouant la confusion.

—Répondez-moi, monsieur, je vous en prie. La franchise sied aux gens de cœur.

—J’avais une maîtresse... murmura Gaston.

—Peu importe que vous l’ayez encore... Et elle se nommait Azurine?

—Oui, mademoiselle... mais croyez que jamais...

Dragonne garda le silence une minute.

—Mademoiselle Azurine, dit-elle enfin, peut être une personne charmante qu’il y aurait de la maladresse à délaisser.

—Bon, se dit Gaston, le dépit est un des meilleurs champions de l’amour; elle m’aime!...

—Et pourquoi, continua-t-elle sans aigreur, naturellement, et comme si elle eût parlé d’une chose absolument insignifiante, pourquoi ne point avouer hautement la femme qui a cru assez en vous pour vous faire un sacrifice?

Gaston, qui s’abusait sur la tournure que semblait prendre cette explication nocturne, avait reconquis peu à peu tout son sang-froid; il s’aperçut donc qu’ils étaient sans lumière, et il s’excusa en termes polis et empressés.

—Tout à l’heure, reprit Dragonne, vous allumerez les flambeaux; causons encore un peu. Nous n’avons, pour le moment, nul besoin d’y voir.

Un nouveau silence suivit cette phrase.

Gaston en profita pour s’approcher de mademoiselle de Lancy; il s’assit auprès d’elle et voulut lui prendre la main.

Elle retira sa main sans affectation et répondit:

—Veuillez observer, monsieur Gaston, que nous sommes seuls, à dix heures du soir, loin de toute habitation et chez vous. Cet isolement vous fait une loi de me traiter avec des égards et un respect qui seraient presque ridicules en toute autre circonstance. Soyez donc assez aimable, au lieu de vous asseoir près de moi et de prendre ma main, pour vous placer dans ce fauteuil qui me fait face.

Dragonne s’exprimait toujours avec un calme parfait, qui imposait à Gaston et le dominait bien plus impérieusement que n’eussent pu le faire des paroles irritées et une attitude hostile.

—Vous me disiez donc, reprit Dragonne, que vous habitez rue du Helder et que vous aviez une maîtresse du nom d’Azurine?

—Oui, fit Gaston d’un signe de tête.

—Vous avez également un ami nommé M. d’Eparny?

—C’est vrai.

—Et qui vous conseillait fort, dernièrement, d’acheter, pour la bagatelle de cinq mille francs, la jument du comte Persony, Blidah, une pouliche bai-brun, trois ans, par Fulgurant et Némosine, pour parler le langage du sport?

—Mon Dieu! se dit Gaston, redevenant inquiet, où donc veut-elle en venir?

Et son calme s’évanouit encore une fois.

—En ce cas, continua Dragonne, les deux lettres que vous aviez dans votre portefeuille, portefeuille que vous avez laissé tomber sur le tapis de ma chambre, sont bien à vous?

Gaston tressaillit et recula vivement.

—Et vous vous nommez bien, n’est-ce pas, M. Gaston de Vieux-Loup de la Châtaigneraie?

Et, à son tour, Dragonne se leva, terrible de sang-froid, belle d’une pâleur livide, et regardant Gaston avec un œil glacé où se lisait le dédain.

Le jeune homme posa sa main sur sa poitrine, avec un geste de douleur suprême, et se mit à genoux:

—Mademoiselle, dit-il, le hasard, la fatalité plutôt, nous ont réunis un soir. Je ne vous connaissais pas, j’ignorais presque les motifs de la haine qui sépare nos deux races, je ne partageais point cette haine, et si je vous ai trompée, c’est que j’espérais... c’est que j’avais foi en ma jeunesse exempte d’arrière-pensée, en mon amour né subitement, en Dieu qui ne peut point permettre que deux familles, longtemps ennemies, ne se réconcilient enfin par une alliance.

Un froid éclat de rire accueillit chez Dragonne ces paroles de Gaston.

—Je vous ai aimée dès la première heure de notre entrevue, mademoiselle; j’ai pénétré dans l’intérieur de votre famille, et elle m’a paru noblement vertueuse; je ne connaissais point mes oncles, je n’avais pour eux que cette affection banale qu’on voue à des parents inconnus; je l’avouerai même, je professais un mépris fort grand pour leur existence mesquine, leurs préjugés et leurs rancunes. Tandis que j’étais chez vous, à la droite de votre mère, à ce premier repas qui me fut offert sous votre toit, je me pris à penser qu’il suffirait d’un peu d’estime réciproque pour terminer ce différend séculaire qui nous sépare; je songeais qu’à Paris je jouissais de la considération générale, que je passais pour un homme de cœur, et que ce titre serait à vos yeux de quelque poids, si je me présentais et vous disais:

«Dragonne, je vous aime saintement, noblement; mon sang jusqu’à la dernière goutte, mon cœur jusqu’à sa dernière pulsation, ma vie jusqu’à son dernier soupir, mon intelligence jusqu’à ces lueurs extrêmes que commence à voiler l’agonie, sont à vous!

«Je n’ai point hérité de cette folle animosité qui animait mes pères contre les vôtres, je blâme sévèrement leur conduite, et je suis persuadé d’avance qu’ils eurent tous les torts. Nous sommes jeunes, nous nous aimons; le siècle où nous vivons fait fi des traditions des âges précédents, faisons comme le siècle, et couronnons de notre amour la réconciliation de nos deux familles.

«Je vous aurais dit tout cela, Dragonne; depuis deux jours, cet aveu est sur mes lèvres; l’occasion m’a manqué, ou plutôt le courage, car votre exaltation haineuse pour mes oncles me faisait trembler et hésiter...»

Gaston s’arrêta, une larme brûlante roulait sur sa joue; mais l’obscurité régnait, et Dragonne ne la vit point. Peut-être cette larme l’eût-elle touchée, car un homme de cœur qui pleure est un émouvant spectacle, même pour la femme la plus implacable.

Dragonne avait écouté Gaston jusqu’au bout, sans l’interrompre ni de la voix ni du geste.

—Monsieur de Vieux-Loup, dit-elle enfin, vous auriez eu tort de croire que les haines transmises par nos pères se puissent effacer ainsi. Votre nom et celui de Lancy jurent l’un à côté de l’autre; il y a entre nous un ruisseau de sang, dont la dernière goutte fut versée par votre père en 1815. L’ombre de mon oncle le chevalier se dresse devant moi, à cette heure, et m’ordonne de la venger!

—Que voulez-vous dire, Dragonne? exclama Gaston.

—Écoutez: si le dernier de mes pères tué par un des vôtres était celui qui mourut sous Louis XIII, il y aurait de cela trop longtemps pour que, à la rigueur, nos deux races ne se puissent donner la main; mais depuis, mon oncle, le chevalier de Lancy, est venu, sous l’épée de votre père et provoqué par lui, augmenter le nombre des victimes, et il n’y a que trente-deux années.

—Eh bien? fit Gaston anxieux.

—Ne vous disais-je pas, un jour, que longtemps, pendant mon enfance, j’avais rêvé d’aller à Paris, d’y chercher le meurtrier de mon oncle... et de le provoquer?

—Oui, dit Gaston.

—Eh bien! monsieur Gaston de Vieux-Loup, mon rêve va s’accomplir. Je n’ai pas eu besoin d’aller vous chercher à Paris et de vous provoquer; vous êtes venu à moi, vous m’avez insultée en me parlant de votre amour, vous avez outragé de votre présence le toit de mes pères, vous êtes doublement compromis et doublement coupable, et cette fois encore les Vieux-Loup et les Lancy croiseront le fer.

—Vous êtes folle! murmura Gaston.

—Allumez les flambeaux maintenant, monsieur de Vieux-Loup; les gens de cœur ne se battent point dans l’obscurité.

—Vous êtes folle! répéta le jeune homme.

—Allumez! vous dis-je, répondit Dragonne, et cette fois avec un tel accent d’autorité, que Gaston obéit machinalement et éclaira les deux flambeaux à trois branches placés sur la cheminée.

Alors il osa regarder Dragonne.

Dragonne avait boutonné jusqu’au menton son justaucorps de chasse, et si elle n’avait eu la tête nue, on eût juré qu’elle était homme, tant il y avait de froide audace dans sa pose, de calme, de courroux et d’énergie virile dans son regard.

Une fois de plus, Gaston eut peur.

Elle étendit la main vers la porte, et lui dit:

—Il y a là, sur un escabeau, deux épées enroulées dans un mouchoir. Ces deux épées sont vieilles, monsieur, aussi vieilles que notre haine; elles datent de la Saint-Barthélemy. L’écuyer du marquis de Lancy les ramassa toutes deux après la mort de son maître, qui passa la nuit gisant à côté du baron de Vieux-Loup, également trépassé. Ces armes sont demeurées dans ma famille comme un douloureux trophée; je les ai choisies pour nous au faisceau de la Fauconnière: sur l’une est gravé l’écusson des Vieux-Loup, ce sera la vôtre; sur l’autre, on voit encore les armoiries des Lancy; elle ne se brisera pas dans ma main. Veuillez les prendre.

Gaston hésita.

—Allez!... lui dit Dragonne d’un ton si impérieux qu’il obéit encore.

Il revint avec les épées et les tendit à Dragonne.

—Voici la vôtre, lui dit-elle; et maintenant si vous êtes chrétien, si vous savez une prière, dites-la, comme je vais en dire une moi-même, car l’un de nous deux sera mort avant dix minutes.

Jusque-là Gaston de Vieux-Loup avait été tellement étourdi, tellement anéanti par le coup qui le frappait, qu’il avait agi sans penser, regardé sans voir, obéi sans comprendre; mais la situation devenait trop dramatique pour que cette étrange ivresse pût se prolonger plus longtemps.

Il rejeta donc loin de lui l’épée que Dragonne lui tendait, et la regardant en face:

—Votre haine vous aveugle donc à ce point, lui dit-il, que vous fassiez l’injure au dernier de vos ennemis de le prendre pour un lâche?

—Un lâche?

—Oui, un lâche, mademoiselle. Avez-vous pu croire que moi, Gaston de Vieux-Loup, le dernier gentilhomme de ma race, je croiserais le fer avec une femme?

—Je ne suis point une femme, monsieur; si vous êtes le dernier gentilhomme de votre famille, je suis, moi, le dernier cœur viril de la mienne. Ne vous défendez point de prendre cette épée, et croisez-la sans crainte contre la mienne, car je la tiendrai vaillamment; car mon sexe est une triste bouffonnerie du hasard, car j’ai le courage et la force d’un homme; car bien certainement je tire mieux que vous.

—Peu m’importe! murmura Gaston.

—Ah! vous vous croyez lâche, reprit Dragonne avec irritation, et vous refusez le combat. Eh bien! moi, Dragonne de Lancy, je vous répute tel si vous n’acceptez sur-le-champ.

—Jamais! dit froidement Gaston.

Dragonne haussa les épaules.

—Vous l’avez voulu, dit-elle, monsieur Gaston de Vieux-Loup, je vous tiens pour un lâche.

Gaston pâlit, mais il ne bougea pas et ne ramassa point l’épée que Dragonne poussait du pied devant lui.

—C’est mal, murmura-t-il, ce que vous faites là, car je vous aime...

Ces derniers mots firent monter au front de Dragonne une rougeur pourprée.

—Ceci, s’écria-t-elle, est une nouvelle insulte: lâche! trois fois lâche!

Gaston croisa les bras lentement.

—Oui, répéta-t-il, je vous aime, et ne suis point un lâche cependant, car je vous dis: Vous vous vantiez tout à l’heure de votre supériorité à l’épée; eh bien! si je prenais ce fer, si je me défendais, vous me tueriez cependant tôt ou tard. Tuez-moi donc aussitôt, Dragonne, tuez-moi sur-le-champ. Nous sommes seuls, je refuse de me sauvegarder; vous me provoquez, et comme je n’ose relever votre défi, comme je tremble sous votre regard, vous me tuez, c’est votre droit.

Dragonne ne répondit point, mais elle ôta froidement son gant, s’approcha de Gaston et lui en frappa les deux joues.

Gaston recula d’un pas et s’adossa au mur:

—Pauvre Dragonne, murmura-t-il avec tristesse, tue-moi donc tout de suite, au lieu de me faire ainsi souffrir.

—Non, s’écria Dragonne, je ne vous tuerai pas si vous ne vous défendez, mais je veux que vous portiez la marque éternelle de votre lâcheté.

Et elle éleva la pointe de son épée à la hauteur du visage de Gaston.

Celui-ci comprit, et, désespéré, pour en finir à tout prix, il se dressa sur la pointe du pied, si bien que l’épée de Dragonne, au lieu de l’atteindre au visage, le frappa à l’épaule et s’y enfonça de deux pouces.

La douleur lui arracha un cri, il chancela et pâlit.

Ce cri dégrisa Dragonne, cette pâleur la fit frissonner; elle jeta son épée, reçut Gaston dans ses bras, et folle, en proie à un subit et terrible délire, elle s’écria:

—Mon Dieu! j’ai tué celui que j’aimais!

Dragonne pouvait croire jusqu’à un certain point qu’elle avait tué Gaston, car celui-ci, brisé par tant d’émotions poignantes et qui s’étaient succédé avec une telle rapidité, succombait à une sorte d’affaissement moral, bien plus qu’à la douleur qu’il ressentait de la blessure que Dragonne venait de lui faire.

Ce fut alors un spectacle étrange et touchant que celui de cette femme tenant dans ses bras son amant évanoui, le portant sur le canapé, déchirant ses vêtements, sa chemise, comme il le faisait pour elle deux jours avant, interrogeant avec terreur la profondeur de cette blessure que dans sa folie elle avait ouverte elle-même, pleurant et se tordant les mains, l’appelant des plus doux noms et lui demandant grâce et pardon de son égarement et de sa cruauté.

Gaston était toujours évanoui, et Diane cherchait vainement autour d’elle et fouillait inutilement les placards du pavillon pour y trouver des sels ou simplement un peu d’eau fraîche. Il n’y avait absolument rien!

Alors, épouvantée de cette pâleur mate qui couvrait les joues de Gaston, mademoiselle de Lancy eut recours à un héroïque et singulier remède: elle appuya ses deux lèvres sur le front décoloré du jeune homme et y mit un long baiser.

M. de Vieux-Loup rouvrit les yeux presque aussitôt, et regarda Dragonne avec étonnement.

Dragonne était à genoux devant lui, le visage baigné de larmes; elle lui pressait les deux mains et lui demandait pardon encore.

—Ah! l’affreux rêve! murmura Gaston.

—Ce n’est point un rêve, répondit-elle, tout est vrai... je suis un monstre... j’ai eu le vertige... Gaston, pardonne-moi...

Il remarqua alors quelques gouttes de sang découlant de son épaule sur ses mains et jaspant au passage sa chemise entr’ouverte.

—Mon Dieu! répétait Dragonne en pleurant, me pardonneras-tu jamais, Gaston... mon Gaston adoré, toi que j’aimais avec passion... toi que j’ai failli tuer?...

Pour toute réponse, le jeune homme prit dans ses mains la tête bouleversée de Diane et lui rendit ce baiser qu’elle venait de mettre sur ses lèvres et qui l’avait rappelé à la vie.

—Mon Dieu! répétait mademoiselle de Lancy, j’ai été cruelle et folle, mais je t’aimais tant! je t’ai outragé, frappé au visage, puis avec mon épée... je ne suis pas une femme, je suis un monstre... Et tu as été, toi, noble et bon; tu as souffert mes injures, les bras croisés; tu m’as laissé te frapper, me parlant d’amour quand je te souffletais avec mon gant...

—Chère Dragonne! murmura Gaston, la pressant dans ses bras.

—Mais, reprit-elle, ma folie s’en va, la raison revient; je sens que tu es un noble et grand cœur, mon Gaston; que te haïr serait un crime qui révolterait Dieu; que t’envelopper dans cette famille maudite, dont tu n’as que le nom, serait te méconnaître. Aussi, je t’aime, cher Gaston; et si ma voix ne suffit à te le dire, mes lèvres te le diront aussi.

Et Dragonne mit un nouveau baiser au front de Gaston, ivre de joie et fasciné.

—Ah! je le savais bien, dit-il en enlaçant de ses deux bras la taille de la jeune fille, je le savais bien que nous nous aimions, qu’une longue vie de calme, de joie, de bonheur, nous était réservée... que nous ne pouvions pas, mon doux ange, nous regarder la haine aux lèvres, le mépris dans les yeux, parce que nos pères furent ennemis... Je le savais bien, Dragonne, ma chérie, que notre amour serait la pierre angulaire de la réconciliation de nos deux races... et que Dieu ne permettrait point que cette animosité qui traversa les siècles ne pût se briser enfin devant nous qui sommes jeunes, forts, dévoués, et qui nous nous sommes aimés dès la première heure.

Gaston parlait avec feu, il couvrait Dragonne de baisers, et, sous ses chaudes caresses, la jeune fille frissonnait et paraissait en proie à une ivresse mystérieuse.

—Nous laisserons mes oncles, continua Gaston, mourir dans leurs vieilles idées et leur rancune ridicule: que nous importe! Votre père, Dragonne, est un gentilhomme accompli; il a moins de préjugés qu’eux, il ne refusera point le bonheur de son enfant. Nous irons à Paris, la grande ville de l’oubli et du silence, à Paris, où les inimitiés de clocher n’existent point, où il suffit d’être jeune et d’aimer pour attirer les regards de la foule et en être envié. Nous nous unirons un soir, à minuit, à la paroisse aristocratique de Saint-Thomas-d’Aquin, presque sans témoins, mystérieusement, ainsi que commença notre amour; puis, si la brise embaumée, le ciel bleu, les doux parfums des tièdes contrées du Midi vous séduisent plus que les rues tumultueuses et le fracas de la Babylone moderne, eh bien! une chaise de poste attelée sous le porche de l’église nous emportera vers l’Italie; nous passerons l’hiver à Naples, nous y habiterons une villa de marbre blanc assise au bord de la mer et perdue en un massif de lauriers-roses qui l’abrite des ardeurs du soleil pendant le jour, et lui chante, la nuit, un refrain d’amour, converti qu’il est par la brise en un mélodieux instrument.

Et Gaston passa de nouveau son bras autour de la taille de mademoiselle de Lancy et continua avec exaltation:

—Tu es belle, ma Dragonne adorée, belle et charmante avec ton visage pâli, tes yeux noyés de larmes et ta noire chevelure dénouée, sur tes épaules; mais il me faut vous faire une prière, madame, une prière à deux genoux, et vous ne me refuserez point, n’est-ce pas?

Dragonne répondit par un baiser.

—Quand nous serons unis, reprit Gaston, vous renoncerez, n’est-il pas vrai? à ce vilain costume d’amazone, et vous reprendrez vos vêtements de femme, sous lesquels vous êtes, ma Dragonne bien-aimée, si modeste, si chaste et si belle... Vous n’irez plus courir les bois et durcir votre pied mignon au contact des cailloux et des broussailles; vous ne vous exposerez plus à cet affreux danger que vous avez couru avant-hier, pour la gloire stérile de lutter presque corps à corps avec l’hôte le plus redoutable de nos forêts... vous ne passerez plus des heures entières à manier le fleuret dans une salle d’armes, à moucheter une plaque dans votre chambre à coucher avec un pistolet de salon... dites, me le promettez-vous?

Dragonne ne répondait pas, elle était fascinée...

—Lorsque vous serez madame de Vieux-Loup, poursuivit Gaston.

Mais soudain il s’arrêta, car Dragonne, à ce nom, s’était levée brusquement; l’incarnat qui couvrait ses joues venait de faire place à une pâleur livide, elle avait reculé d’un pas et jeté un cri, murmurant:—Oh! ceci était du vertige et de la folie; ceci était un crime sans nom, une impiété sans exemple. Moi! devenir madame de Vieux-Loup? Moi! porter votre nom; ce nom qui se dresse enveloppé d’un suaire sanglant devant le nom de ma famille? Mais vous n’y songez point, Gaston; mais vous êtes mille fois fou; votre tête s’égare et le rêve vous reprend... Gaston, acheva Dragonne d’une voix brisée, mais où perçait un accent de fermeté terrible, avez-vous donc oublié que le sang de mon oncle, le chevalier de Lancy, a rejailli un jour sur les mains et le visage du baron de Vieux-Loup, votre père?

Et Dragonne recula encore, comme si elle eût éprouvé honte et remords d’avoir enlacé de ses bras et couvert de baisers l’enfant du meurtrier.

VI

Les déceptions sont d’autant plus terribles, d’autant plus poignantes, qu’elles arrivent et fondent sur nous à l’heure même où le succès paraissait assuré et prochain.

Gaston n’avait jamais espéré plus fermement, il n’avait jamais cru à son bonheur avec autant d’assurance que depuis dix minutes. Dragonne venait de lui parler le langage de la passion avec un enthousiasme tel, que déjà il avait entrevu, comme un mirage, tout le long rêve de bonheur de son avenir.

Et voilà qu’à l’instant même où Dragonne, à ses genoux, lui livrait ses deux mains et son front, lui répétait avec délire qu’elle l’aimait; à ce moment même où, l’imprudent! il commençait à élever l’édifice de son amour sur la pierre angulaire de son imagination, cette femme que déjà il croyait à lui éternellement se redressait froide et épouvantée et lui disait:

—Vous faites un rêve insensé et vous savez bien que notre union est impossible, car il y a entre nous un sang qui fume encore!

Dragonne et Gaston, après les foudroyantes paroles de la jeune fille, se regardèrent un moment en silence et comme dominés par une stupéfaction douloureuse; enfin, mademoiselle de Lancy revint à lui, prit sa main et lui dit avec une expression d’indicible tristesse:

—Non, mon ami, cela ne se peut; nos pères sortiraient de leur tombe, au besoin, pour nous défendre une pareille alliance si nous osions la projeter. Non, mon pauvre Gaston, je ne serai jamais madame de Vieux-Loup, et c’est une horrible fatalité, va! car je t’aimais et je t’aime, car je te dois la vie; car s’il est un homme au monde à qui il ait été donné de faire battre mon cœur, c’est toi; car enfin, si je ne meurs de douleur, ce cœur, la seule chose dont je puisse disposer, t’appartiendra éternellement.

Elle l’entraîna sur le canapé, le fit asseoir près d’elle et continua:

—Mon Gaston bien-aimé, sais-tu qu’il est de terribles et navrantes destinées, et que la vie est semée de poignantes et sombres souffrances?... Nous nous rencontrâmes un soir, nous étions inconnus l’un à l’autre, nous ignorâmes tout d’abord quel abîme existait entre nous, et nous nous laissâmes aller tous les deux à cette naïve et charmante ivresse qu’on nomme l’amour... Tiens, à cette heure, la dernière que nous passerons ensemble, je puis bien te faire cet aveu: je t’aime depuis le premier instant de notre entrevue.

Ah! cette course à travers les bois, le brouillard et la nuit, cette soirée où je te vis assis à notre humble foyer de famille, ne s’effaceront jamais de ma mémoire... Mon Gaston bien-aimé, nous allons nous quitter, nous ne devons plus nous revoir, mais crois que jamais mademoiselle de Lancy n’acceptera la main d’un autre, que dans le silence de son cœur elle sera toujours à toi et qu’en vain les jours et les heures, les mois et les ans passeront... ton souvenir ne s’effacera de mon âme ni de ma mémoire.

Dragonne étouffa un sanglot et reprit:

—Cher Gaston, écoute-moi: la vie de ce monde est un voyage, une heure d’épreuve que les âmes fortes subissent avec courage; quelques années écoulées et la mort arrive; mais la mort n’a rien de hideux et de terrible pour ceux qui croient fermement à une autre vie, car ils savent que cette vie-là est exempte des agitations mesquines et des soucis de la nôtre. Dans celle-là, les haines s’effacent, les âmes ennemies se fondent en un baiser, et ceux qui s’aimèrent ici et que la fatalité sépara sont réunis à jamais et s’aimeront éternellement.

Gaston écoutait Dragonne en sanglotant.

—Vous êtes jeune, mon Gaston bien-aimé, jeune, fort, intelligent, et, ce qui vaut mieux encore, vous avez un noble cœur. Croyez-vous que Dieu crée jamais une nature à peu près complète, car lui seul est parfait, pour qu’elle se consume en regrets impuissants et s’abandonne au désespoir, et pensez-vous que l’intelligence n’a point sa mystérieuse et sainte mission parmi la foule? Il faut être fort, mon Gaston, fort et brave; vous avez une belle place à prendre dans le monde, diplomatie ou carrières libérales, art ou politique, plume ou épée, il vous faut opter sans retard. Vous avez besoin d’oublier, et l’oubli des douleurs de l’âme ne se trouve que dans les nobles et bonnes actions. Retournez à Paris; travaillez avec courage, devenez un homme utile au pays et à vos semblables, célèbre même, si cela se peut. Alors, mon ami, ce but atteint, vous regarderez en arrière, dans la brume de vos souvenirs, vous songerez qu’une femme est au monde qui vous accompagna de ses vœux, de ses prières, qui tressaillit tout bas en entendant votre nom qu’on prononçait très-haut, et qui, dans le silence, et l’ombre de son cœur, se disait:

«J’ai bien fait de vouer en secret ma vie entière à son souvenir, car il est digne de moi.»

Gaston fit un geste de découragement et de douleur.

Dragonne se leva:

—Adieu, lui dit-elle, adieu Gaston, nous ne nous reverrons plus seul à seul; mais venez dans dix minutes, montez, malgré l’heure avancée, à la Fauconnière, et prenez congé de ma famille; il ne faut pas que mon père sache jamais la cause de notre brusque séparation. Vous prétexterez une lettre arrivée de Paris qui vous force à partir demain au point du jour.

Gaston ne trouvait rien à répondre.

Dragonne l’enlaça de ses deux bras, lui mit au front un nouveau baiser et s’enfuit.

Gaston écouta, haletant, le bruit de ses pas s’éloigner dans la nuit, puis s’éteindre. Il demeura longtemps anéanti et brisé sur seuil de la porte, et ce ne fut que lorsque la pendule du petit salon vint à sonner onze heures, qu’il se rappela le désir de Dragonne et prit le chemin de la Fauconnière.

La veillée s’était prolongée, ce soir-là, à la Fauconnière. Le grand salon, où la famille de Lancy passait les longues soirées d’automne, contenait encore à onze heures et demi passées ses hôtes ordinaires.

Après le départ de Gaston, à huit heures, Dragonne s’était levée et avait témoigné le besoin de prendre l’air.

Cette singulière fantaisie, combattue un moment sans succès, du reste, par la marquise, avait prolongé la veillée du château.

On attendait Dragonne qui, nos lecteurs le savent, était sortie, enveloppée dans son manteau, portant des épées sous son bras et par la petite porte du parc qui donnait sur la forêt, afin d’écarter tout soupçon et de dissimuler le but réel de sa course nocturne. On s’occupait peu d’Albert au château, non que le marquis et sa femme n’eussent pour lui une affection solide et sérieuse, mais on le savait d’humeur mélancolique et rêveuse, et ses goûts de solitude, de promenade solitaire à travers champs, étaient respectés assez pour qu’il jouit d’une complète liberté.

Albert sortait chaque soir après dîner, vers huit heures; tantôt il gagnait la forêt, le plus souvent il se dirigeait vers la plaine. C’était alors qu’il rencontrait Mignonne. Il rentrait souvent bien avant dans la nuit, mais nul n’y prenait garde, et, à dix heures, lorsque Dragonne, après avoir tendu son front à ses parents, regagnait sa chambre, le marquis et la marquise rentraient chez eux à leur tour.

Ce soir-là le marquis s’était assoupi dans sa bergère, et la marquise travaillait à un ouvrage de tapisserie au moment où onze heures et demie sonnaient, lorsque la porte s’ouvrit et Dragonne entra.

Elle était fort pâle, cependant elle était calme et dissimulait parfaitement sa souffrance morale.

Au bruit qu’elle fit en entrant, le marquis s’éveilla et leva la tête:

—Ah! c’est toi, Dragonne, dit-il, tu rentres bien tard.

—Mais non, mon père.

Le marquis étendit le doigt vers la pendule.

—Onze heures et demie, dit-il. Tu as tort, mon enfant, de t’exposer ainsi à l’air de la nuit, avec ta blessure.

—Il fait un temps superbe, pas un brin de vent et un air tiède.

—Souffres-tu de ton bras?

—Non.

—Chère Dragonne! murmura la marquise; quelle affreuse imprudence tu as commise! Ah! jure-nous encore que tu ne recommenceras plus.

—Oh! non, répondit Dragonne avec une émotion subite que ses parents mirent sur le compte de cette terreur qui naît du souvenir d’un danger.

—Ce M. Gaston de Launay est un brave et digne garçon, fit le marquis. J’ai rarement vu chez un jeune homme de vingt-cinq ans autant de sagesse et de maturité réunies à une froide bravoure. Il a beaucoup d’esprit, il cause sensément, il voit juste en toute chose, surtout en politique.

Ce panégyrique de Gaston faisait à Dragonne un mal affreux; c’était l’éloge complaisamment délayé d’un mort aimé fait à ceux qui le pleurent: Gaston était mort pour Dragonne!

—Dis-moi, mon enfant, reprit le marquis en regardant sa fille avec ce malicieux et bon sourire des vieillards qui essayent de pénétrer les désirs de la jeunesse, irons-nous à Paris le mois prochain?

—A Paris! fit Dragonne rêveuse; pourquoi?

—Comment, pourquoi? mais tu avais si grande hâte d’être au mois de novembre, naguère... Tu nous as parlé tout l’été des bals et des concerts de l’hiver; tu prétendais même que l’automne était interminable et bien monotone.

—Ah! fit Dragonne avec rêverie.

—Tu comprends cependant, ma chère belle, continua le marquis, tu comprends qu’à présent nous avons besoin de passer au moins nos hivers à Paris.

—Pourquoi, mon père?

—Dragonne, ma chérie, poursuivit M. de Lancy d’une voix caressante, savez-vous que vous allez avoir vingt-deux ans?

—Eh bien! mon père?

—Et qu’il serait temps de vous chercher un mari.

Et le vieillard cligna malicieusement de l’œil.

—Je ne veux pas me marier, répondit Dragonne; je veux passer ma vie auprès de maman, auprès de vous, mon père.

—Ta, ta, ta, fit le marquis en riant, propos de jeune fille que tout cela.

—Je parle sérieusement, mon père.

—Vous ne pouvez cependant, ma chérie, courir éternellement les bois avec un pantalon et un fusil! Et quand nous serons morts, chère enfant! que deviendras-tu?

Dragonne enlaça de ses deux bras le cou de son père, et répondit:

—Vous avez encore de longs jours à vivre, mon père; mais si Dieu vous reprenait à moi, vous et maman, eh bien! n’y a-t-il pas des couvents, de saintes maisons où se réfugient et trouvent le repos ceux qui ont souffert et qui pleurent?

—Petite folle! murmura le marquis, pourquoi ces tristes et vilaines idées?

—Pourquoi, mon père?... Mais...

—Chut! mademoiselle, et écoutez-moi bien attentivement.

—Je vous écoute, mon père.

—Comment trouvez-vous M. de Launay?

Dragonne tressaillit et rougit; puis une pâleur mortelle envahit ses joues.

—Je ne sais, balbutia-t-elle.

—Je le trouve charmant moi, dit joyeusement le marquis, et si les renseignements que je ferai prendre adroitement répondent à l’opinion que j’ai déjà de lui, eh bien, morbleu! il ne tiendra qu’à lui et à toi, ma chère petite Dragonne...

Dragonne sentit tout son sang refluer vers le cœur, et le courage dont ce cœur s’était pourvu chancela.

—C’est inutile, interrompit-elle vivement, je ne veux pas me marier.

—Petite entêtée! murmura le marquis... Bah! nous en reverrons, comme disaient nos pères les veneurs.

Tandis que le marquis prononçait cette dernière phrase, Albert de Lancy parut sur le seuil du salon. Il s’avança lentement, avec une tristesse et une mélancolie où perçait néanmoins une résolution inaccoutumée.

Il vint droit à son père et se tint debout, devant lui, dans l’attitude d’un homme qui va entamer un entretien solennel.

—Pour Dieu! mon fils, dit le marquis étonné, expliquez-nous, je vous prie, d’où vous vient cette physionomie majestueuse et préoccupée?

—J’ai besoin de vous parler, mon père.

—A moi seul?

—Non, répondit Albert, nous sommes en famille, personne n’est de trop... Voulez-vous m’écouter, mon père?

—Certainement, Albert, parlez.

—Mon père, dit Albert d’une voix émue, mais assurée, vous aviez raison quand, durant mon enfance, vous prétendiez que la nature s’était trompée en faisant de Dragonne une femme et de moi un homme. Vous aviez raison, mon père, car je ne possède aucune de ces qualités viriles qui sont nécessaires à un homme pour bien porter un noble et vieux nom comme le nôtre.

—Où voulez-vous en venir, mon fils? demanda le marquis avec un froid étonnement.

—Mon père, reprit Albert, le sang de nos aïeux coule dans mes veines, mais je n’ai hérité d’aucune de leurs qualités, je suis un gentilhomme dégénéré.

—Mon Dieu! s’écria le marquis, mon fils est fou!

—Non point fou! mon père, mais lâche! répondit Albert.

—Par la mordieu! que signifie tout cela, monsieur?

—Nos pères, répondit Albert, nous ont légué une vieille haine qu’il serait de notre devoir de garder.

—Oui, fit le marquis d’un signe. Entre les Vieux-Loup et nous il existe un profond et éternel abîme.

—Je le sais, mon père, et cependant cette haine n’a jamais trouvé d’écho dans mon cœur, cet abîme ne m’a jamais épouvanté.

—Au nom du ciel! murmura M. de Lancy, que signifie donc tout cela, Albert, et quel vertige vous prend?

—J’aime Mignonne de Vieux-Loup, répondit Albert avec une fermeté qu’on n’eût point attendue de sa timidité habituelle.

Ces quatre mots jurèrent tellement à l’oreille du marquis, il en fut si brusquement étourdi, ils eurent pour lui une signification si obscure, qu’il demeura muet, l’œil fixe, la lèvre ouverte, ainsi qu’un homme qui serait tout à coup atteint d’idiotisme.

—Nous nous aimons tous les deux, reprit Albert, depuis longtemps, mon père. Ni l’un ni l’autre nous n’éprouvâmes jamais cette animosité fébrile qui fait monter le sang au visage d’un Lancy rencontrant un Vieux-Loup sur son chemin; nous nous sommes aimés depuis la première heure que nous passâmes ensemble, et nous sommes à jamais unis l’un à l’autre par le cœur, si la fatalité doit nous défendre une autre union.

Aussi, mon père, je viens à vous pour vous dire:

«Je suis l’enfant dégénéré de votre race, je n’ai de commun avec elle que le nom, et je viens vous supplier de me permettre de quitter ce nom que je suis indigne de porter. Je vais fuir le Morvan, Paris, la France, ainsi qu’un proscrit qui n’a plus ni patrie, ni famille; j’irai si loin que jamais ceux qui ont le droit de rougir de ma conduite n’entendront parler de moi; nous fuirons tous deux, Mignonne et moi, nous irons nous cacher en quelque coin perdu du monde, où nous nous aimerons dans l’ombre et pourrons pleurer sur la fatalité qui sépare à jamais nos deux races.»

Albert s’arrêta, dominé par une poignante émotion.

Le marquis gardait un silence farouche et tenait ses yeux baissés, comme s’il eût éprouvé une honte terrible d’entendre un pareil langage dans la bouche de son fils.

Albert s’agenouilla.

—Pardonnez-moi, mon père! murmura-t-il en sanglotant, pardonnez-moi de briser ainsi votre cœur... mais j’ai lutté, combattu vainement... vainement, j’ai essayé de faire parler en moi la voix du devoir plus haut que la voix de l’amour... l’amour m’a vaincu.

Albert pleurait, il avait pris les mains de son père et les couvrait de baisers. Son père le repoussa tout à coup; puis, attachant sur lui un froid regard où le dédain et l’indignation étincelaient:

—Monsieur, lui dit-il, vous avez raison de vouloir quitter votre nom, car, s’il n’en était ainsi, après le langage que vous venez de tenir, je vous défendrais de le porter.

—Mon père!... supplia Albert d’une voix déchirante.

—Je ne suis plus votre père, répondit le marquis; je m’appelle Hector, marquis de Lancy, et jamais un Lancy ne fut le père de l’amant de mademoiselle de Vieux-Loup.

—Grâce! murmura encore Albert.

Le marquis retourna la tête, puis il regarda sa fille.

Dragonne avait les yeux baissés; elle comprenait par ses propres tortures ce que devait souffrir Albert.

—Mademoiselle Dragonne de Lancy, dit alors le marquis lentement et avec une froide énergie, vous nous disiez tout à l’heure, à madame votre mère et à moi, que vous ne vouliez point vous marier; il le faudra cependant, mademoiselle; il faudra que vous preniez un époux auquel je transmettrai mon nom et mon titre, car notre race ne doit point s’éteindre.

—Mon père, murmura Dragonne à son tour et d’une voix brisée.

—J’ordonne! dit froidement le marquis.

Puis il abaissa de nouveau son regard dédaigneux sur Albert.

—Relevez-vous, monsieur, lui dit-il: cessez de pleurer comme une femme à mes genoux; vous n’êtes plus mon fils, mais vous l’avez été. Écoutez-moi donc encore: il arrive quelquefois, il est arrivé que deux familles longtemps désunies en venaient enfin à une réconciliation, mais lorsque la poudre des siècles avait recouvert la cause de leur animosité séculaire. Il y a trente-cinq ans, monsieur, une réconciliation entre les barons de Vieux-Loup et les marquis de Lancy était possible encore, car leur dernière querelle remontait à plus d’un siècle; mais aujourd’hui, monsieur, un nouvel abîme a été creusé, un nouveau ruisseau de sang a passé dans ce vallon qui sépare le manoir de la Châtaigneraie du château de la Fauconnière, et ce sang, qui fume encore, est celui du chevalier de Lancy, mon frère.

Le marquis fut subitement interrompu par un bruit extérieur. Des pas retentissaient dans l’antichambre; on annonça M. de Launay. Dragonne voulut se précipiter pour faire défendre la porte; le marquis s’y opposa d’un geste:

—Laissez, dit-il, laissez entrer M. de Launay, sa présence n’a rien d’inopportun; il est bon qu’un étranger assiste parfois à de pareilles scènes; au moins le monde saura que les vieillards valent mieux que les jeunes gens de ce siècle corrompu, où la mémoire des aïeux est éternellement foulée aux pieds.

Gaston entra et s’arrêta sur le seuil, à la vue d’Albert pleurant agenouillé aux pieds de son père, de la marquise muette et tremblante, de Dragonne debout, pâle et les yeux baissés, en proie à la double torture de son affection filiale et de son amour.

—Venez, monsieur, lui dit le marquis, venez, car j’ai à vous entretenir de choses graves.

Gaston s’avança.

—Cet homme que vous voyez là, monsieur, continua le marquis, est mon fils, ou plutôt il l’était. Nous avons hérité de nos pères une haine de famille transmise de génération en génération; la fatalité a voulu que chaque fois que l’heure du deuil sonnait chez nous, en face de notre manoir, un autre manoir s’illuminât des girandoles d’une fête, et que, lorsque nous nous reprenions à la vie, au calme, au bonheur, un souffle de mort venant tout à coup de ce même manoir éteignît tout à coup la flamme encore vacillante de notre espérance.

«On dit bien, monsieur, que la foi chrétienne fait un devoir de pardonner, et l’on a raison. Je sais qu’à la longue les vieilles querelles doivent s’éteindre, que les siècles à venir ne peuvent être éternellement solidaires des siècles passés, et que les petits-neveux seraient fous d’avoir sans cesse l’épée à la main pour renouveler les différends de leurs aïeux. J’ai si bien compris cela, que, pendant toute ma vie, j’ai évité entre mes voisins et moi la moindre altercation, et peut-être fussé-je allé, un jour, leur tendre la main et leur demander la leur, s’ils n’avaient, hélas! ravivé notre haine commune par une nouvelle et sanglante agression.

«J’avais un frère, un noble jeune homme qui suivit nos princes en exil pendant la première révolution, combattit bravement pour eux et ne remit le pied sur le sol de la France qu’avec eux.

«Il revenait après vingt ans d’exil, de privations, de larmes, il revenait heureux du bonheur de ses maîtres, heureux de me revoir, enfin, après une séparation si cruelle et si longue; incorporé dans la garde du roi, il avait demandé et obtenu un congé, il allait partir pour le Morvan, je l’attendais avec impatience... Il fut tué le matin du jour fixé pour son départ. Un Vieux-Loup l’aborda, le provoqua et prolongea ainsi cette traînée de sang qui remontait loin dans le passé. Eh bien! monsieur, cet homme que vous voyez là, à mes pieds, pleurant comme une femme, ose me venir parler de son amour pour mademoiselle de Vieux-Loup... Et moi, qui pleure encore mon frère, je lui défends de jamais porter mon nom, je lui ordonne de sortir de ma présence.

—Monsieur le marquis... pria Gaston.

—Pardon, monsieur, reprit M. de Lancy, veuillez m’écouter un instant. A partir d’aujourd’hui, je n’ai plus de fils, et, cependant je tiens à mon nom, à l’avenir de ma race, il faut que Dragonne se marie et que je transmette mon titre et ma fortune à son époux. Je suis riche, ma famille est ancienne, nous avons une vieille réputation de loyauté et d’honneur en Morvan, je crois mon alliance honorable. Vous avez sauvé ma fille, monsieur, vous portez un vieux nom, voilà des titres suffisants et qui n’ont nul besoin d’être accompagnés d’une fortune grande ou petite. Vous voyez en ce moment mon honneur et l’avenir de ma race en souffrance; si je vous offrais la main de ma fille...»

A ces derniers mots du marquis, Dragonne et Gaston reculèrent tous les deux et comme dominés par un subit effroi; en même temps Albert de Lancy voulut reprendre les mains de son père, et murmura:

—Mon père... mon père... à cette heure suprême ne me maudissez point...

—Je vous maudis, au contraire! répondit le marquis d’une voix tonnante.

Il regarda la pendule; l’aiguille allait marquer minuit.

«Et, continua le marquis en dirigeant son doigt vers cette aiguille et puis vers un portrait de famille placé en face de la cheminée, et qui représentait le chevalier de Lancy à l’âge de vingt ans, et s’il est vrai, comme le prétend une vieille tradition de noblesse, que les aïeux sortent, au besoin, de leur tombe pour défendre à leurs descendants de les déshonorer, s’il est vrai qu’à minuit il est permis aux fantômes de se dépouiller de leur suaire, j’adjure l’ombre du chevalier de Lancy, mon frère, dont voilà le portrait, je l’adjure de paraître et de joindre sa malédiction à la mienne!»

Ces paroles avaient été prononcées d’une voix grave à laquelle l’heure de minuit imprimait un cachet de conviction et de terrible solennité. Ce vaste salon à tentures sombres, ces personnages muets, ce vieillard invoquant l’ombre des morts à l’appui de son honneur, tout cela avait une teinte lugubre et fantastique qui eût impressionné la nature la plus imbue de scepticisme.

Tous les regards, celui de Gaston lui-même, s’arrêtèrent avec une poignante anxiété sur cette pendule où l’heure solennelle allait retentir, et soudain, à la première vibration, la porte du fond s’ouvrit à deux battants et un laquais annonça:

Monsieur le chevalier de Lancy.

VII

Pendant les deux secondes qui s’écoulèrent entre l’annonce du laquais et l’apparition de ce personnage terrible évoqué par le marquis de Lancy, un silence de mort régna dans le grand salon de la Fauconnière; toutes les poitrines se prirent à battre avec violence, l’effroi s’empara de tous, et Gaston, que son éducation parisienne rendait le plus brave en cette circonstance, recula d’un pas cependant.

Alors, un homme entra, et le marquis jeta un cri. On s’attendait à voir paraître un homme de quarante à cinquante ans, pâli par le trépas, et tel que devait être le chevalier de Lancy le jour de sa mort: au lieu de cela, c’était un jeune homme de vingt ans, brun, svelte et ressemblant au portrait indiqué naguère par le marquis, comme l’original ressemble à la copie.

On eût dit, que ce portrait était peint de la veille et que l’homme qui entrait avait complaisamment posé devant l’artiste. Le costume seul était changé. Au lieu de l’uniforme d’enseigne de vaisseau du roi, le chevalier de Lancy portait celui de midshipman de la marine anglaise.

L’anxiété étreignait toutes les gorges, nul n’osa aller à sa rencontre, nul n’eut la force de répéter ce cri de surprise et de terreur échappé au marquis.

Le chevalier remarqua alors tous ces visages bouleversés, et il s’arrêta au milieu du salon, muet comme ceux au milieu desquels il arrivait.

Le marquis s’était couvert la face avec ses deux mains. Il paraissait vouloir chasser maintenant ce fantôme évoqué par lui.

—Grâce!... murmura-t-il enfin, grâce, mon frère, pour ce malheureux!

Et il désignait Albert.

—Ne le maudissez pas, mon frère, car il portera bien notre nom; car, loin de nous déshonorer, il nous vengera...

Le marquis parlait d’une voix entrecoupée par la terreur, il frissonnait sur sa chaise longue et n’osait regarder le fantôme.

—Ah ça, mon oncle, répondit le chevalier ouvrant enfin la bouche, est-ce parce que j’arrive à minuit que vous me prenez pour une ombre?

Ce mot: Mon oncle! produisit sur la muette assemblée une commotion électrique et délia toutes les langues.

—Mon oncle!... répéta-t-on avec une surprise plus grande encore peut-être que l’effroi qu’avait produit l’arrivée du mystérieux personnage.

Celui-ci s’avança alors vers le marquis stupéfait et lui dit:

—Mais regardez-moi bien, mon oncle, je suis vivant, parfaitement vivant, et je ne ressemble point à un fantôme.

—Mais qui donc êtes-vous? s’écria M. de Lancy.

—Je suis Oscar-Honoré de Lancy, votre neveu, le fils du chevalier de Lancy, votre frère.

—C’est impossible! murmura le marquis. Mon frère est mort...

—Hélas! dit le chevalier.

—Et mort sans enfants.

—Vous vous trompez, mon oncle, il a laissé un fils: ce fils, c’est moi.

—Quel âge avez-vous donc? demanda le vieillard.

—Vingt ans, mon oncle.

—Vous voyez bien que c’est impossible; il y a trente-deux ans que mon frère est mort, et cependant vous lui ressemblez... vous lui ressemblez à ce point, que j’ai cru que c’était lui... lui à vingt ans, comme il était lorsque nous nous séparâmes pour toujours.

—C’est tout simple, je suis son fils.

—Monsieur, dit sévèrement le marquis, n’abusez point d’un caprice étrange du hasard pour essayer de duper une honnête famille.

—Monsieur le marquis, interrompit froidement le chevalier de Lancy, et avec un accent de conviction et de franchise tel, que tous les personnages témoins de cette étrange scène se sentirent dominés, je me nomme Oscar-Honoré de Lancy, je suis officier de la marine anglaise, et je n’ai jamais trompé personne. Je vous dis vrai, je suis le fils du chevalier de Lancy, mort aux Indes le 1ᵉʳ février 1846, et non point à Paris en 1815, comme vous l’avez cru naguère.

Un double cri s’échappa de la gorge de Dragonne et de celle de Gaston; mais le doute revint aussitôt après, car ce dernier avait toujours entendu dire à son père qu’il avait tué le chevalier de Lancy d’un coup de quarte dans la poitrine, et Dragonne avait vu vingt fois l’extrait mortuaire du défunt dressé à la mairie du deuxième arrondissement de Paris.

—Monsieur le marquis, reprit le nouveau venu, connaissez-vous l’écriture de votre frère?

—Oui, dit le marquis.

—Cette écriture ne vous a-t-elle point semblé altérée en sa forme primitive, dans les lettres que vous avez reçues, sous l’Empire, de différentes villes d’Allemagne, bien que portant sa signature?

—Non, répondit le marquis, mon frère me faisait toujours écrire par son valet de chambre, empêché qu’il était lui-même par une blessure à la main droite.

—Ah! fit le midshipman; mais reconnaîtriez-vous cependant et bien exactement cette écriture?

—Certainement.

—Alors, monsieur, avant de m’interroger de nouveau, avant que moi-même je vous donne aucune explication, veuillez ouvrir cette lettre.

Le marquis s’empara du pli qu’on lui tendait et en lut la suscription ainsi conçue:

«Au marquis de Lancy, mon frère, ou à ses descendants, si déjà il est trépassé.»

—C’est bien son écriture, murmura le marquis, et il ouvrit la lettre et poursuivit avec émotion, au milieu du silence et de l’étonnement général:

Chargement de la publicité...