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Diptyque de Flandre, triptyque de France: le peintre aux billets, le pasteur de cygnes, le broyeur de fleurs, l'inextricable graveur, la porte ouverte au jardin fermé du roi

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« Mon cher ami,

« Mallarmé vient aujourd’hui à 3 h. ½ à l’atelier, Rue de la Sorbonne, voulez-vous y venir ?

Tout à vous,

Chaulnes.

Jeudi matin. »

Ce billet conservé par moi, et tracé par Paul de Chaulnes, au-dessous de l’A patronymique des d’Albert et de la couronne ducale, vainement je m’efforce d’en préciser la date manquante, qui ne peut être ultérieure à 1879, mais qui doit être antérieure à 1878, je pense, ou 1877. En voici la genèse. Jeune alors, et très féru de poésie parnassienne, j’en étais à mes premières rencontres sur la route du Parnasse contemporain, avec le Sphinx-Mallarmé (je parle de son œuvre) dont l’énigme me semblait, entre toutes, surexcitante. Comme je discourais de lui, un soir, dans une réunion mondaine, j’eus l’agréable surprise d’apprendre que le mystérieux poète fréquentait chez Charles Cros, en train, lui-même, de chercher, pour le Duc de Chaulnes, la photographie des couleurs.

Je n’eus garde de manquer au rendez-vous offert, où je fis la connaissance de l’homme remarquable et singulier, duquel de fort exactes descriptions ont été tracées.

De jeunes hommes, à peine, en ce temps-là, des adolescents, depuis devenus des élèves de ce même Mallarmé, ont fait, lors du trépas de ce Maître rare, résonner autour de son monument, des nénies bien inspirées. J’en veux tout d’abord extraire quelques accords expressifs de cette manière d’être extérieure de l’individu, qui fut, chez celui-ci, partiellement représentative de son art : « Une voix douce, musicale, inoubliable », écrit Monsieur André Gide. « Son aspect, ajoute Monsieur Albert Mockel, était de simplicité, de franchise et même de familiarité, ennemi de toute pose et de tout geste dramatique. » Et plus loin : « Un geste léger qui commentait ou venait souligner un beau regard doux comme celui d’un frère aîné, finement sourieur mais profond, et où il y avait parfois une mystérieuse solennité. » Monsieur Mauclair est plus étendu : « sa taille moyenne, son air simple d’homme grisonnant et d’une mise absolument sobre (toujours une Lavallière noire sur un veston noir), il parlait de cette voix lente, chantante et sourdement voilée… comme dans une église, avec une solennité atténuée. On voyait pourtant un homme de bonne humeur et de simple abord, ni gourmé, ni pompeux, ni précieux… » — « un peu de prêtre, un peu de danseuse », écrit à son tour, du geste de Mallarmé, un des hommes qui l’ont le mieux connu, Georges Rodenbach, « l’aigu et fluide enchanteur des Vies Encloses », selon une expression de Mallarmé lui-même.

Voilà pour le personnage, en quelques traits exacts, sommaires et corrélatifs, de visu observés, puis notés de souvenir par des assidus, moins empressés, ce semble, en de funèbres instants, à nous renseigner sur son œuvre qu’à varier sentimentalement les tristes discours, « que leur met en esprit l’amitié » scolastique : « on a tout le temps désormais pour parler de son œuvre ; ceux qui viendront après nous pourront mieux en parler encore… » formule le premier ; et le second : « d’autres analyseront son art si noble », ce qui n’empêche pas Monsieur Gide de nous parler excellemment de « l’effrayante densité que laisse aux mots (dans ces écrits de Mallarmé) la méditation intérieure », et Monsieur Mockel de définir avec exactitude cette « pensée dont il (Mallarmé) restreignit l’ampleur, en apparence au moins, et à dessein comme pour en aiguiser mieux la pénétrante vigueur » ; aussi, cet « art hermétique et distant » qui « choisit des paroles plus mystérieuses pour n’être point tenté d’avilir son art » en des temps qui n’« accueillent avec joie que les formes les moins nobles » de la poésie. Mais à peine d’exemples, au cours d’une étude presqu’uniquement théorique, pleine d’ailleurs de subtils aperçus, d’ingénieuses interprétations de l’art de Mallarmé, et que couronne, avec ce mot sincère sur l’homme : « il forçait à aimer plus qu’on n’avait admiré », un très noble vers inconscient, un de ces alexandrins qui se glissent parfois à leur insu dans la prose des poètes : « Le cœur qui sait aimer, le front qui sait comprendre. » Heureux déjà qui a su inspirer et mériter le double ex-voto d’un tel éloge !

Monsieur Mauclair, une fois épanchée, poétiquement et affectivement, la funéraire libation de son personnel regret, nous livre de caractéristiques formules de l’art de son Maître : « Le langage parlé, à ses yeux, n’avait aucun rapport avec le langage écrit » et il demeurait « courbé sur un manuscrit jusqu’à ce qu’il ne restât qu’une condensation de rêve et de style. » Des citations développées et bien choisies viennent corroborer ces justes expressions, de « leur syntaxe elliptique et très concentrée ». Le démon de l’ellipse, ce mot avait déjà été prononcé assez anciennement, sur le propos de Mallarmé par un physiologiste qui, naturellement, en conclut à une forme de l’aphasie.

Je préfère les conclusions de nos jeunes[19] commentateurs, plus poétiques, plus respectueuses, peut-être plus vraies, en tout cas plus touchantes, de ce désir d’admirer au moins autant qu’on avait aimé, cette œuvre dont nous entendons Monsieur Gide nous affirmer qu’elle « s’illumine tout entière à qui veut bien la pénétrer intimement, lentement, pas à pas, comme on entre dans le système clos d’un Spinosa, d’un Laplace, ou dans une géométrie. » Je goûte fort aussi cette réflexion de Monsieur Mockel : « Qu’on ne soutienne pas que cela n’est point de la langue la plus strictement Française. Les grammairiens n’ignoraient aucune de ces tournures qui mirent tant de gens en désarroi, car ils leur ont donné des noms : l’ellipse, la synchise, l’apposition, la syllepse, l’anacoluthe, et l’on peut croire qu’ils n’auraient pas inventé des mots de cette espèce, si l’on n’en avait eu besoin. »

[19] Ils ne le sont plus. C’est dire l’âge de cette étude.

Examinons la question à notre tour, et cherchons à la circonscrire : le but de toute lecture étant d’instruire et de faire réfléchir, bien avant que de divertir, tout lecteur qui se laissera rebuter par l’érudition enseignante et la précieuse linguistique de la Tentation de Saint Antoine ou d’Émaux et Camées, par exemple, méritera pour le moins, le titre d’illettré, sans conteste. On n’en pourrait dire autant du lecteur rebuté par l’essai de lecture d’une œuvre de Mallarmé ; ce distinguo est nécessaire. L’ayant établi, il serait indigne de la plus élémentaire bonne foi critique de ne vouloir voir (ainsi qu’on l’a insinué) que d’arbitraires farceurs ou de congénères déments, je ne dirai pas dans les fanatiques du genre (je ne sais s’il en existe, je n’en ai pas rencontré)[20] ; mais dans ceux qui justement affirment, au cours de la difficultueuse et souvent inextricable lecture de Mallarmé, découvrir fréquemment, si ce n’est la plupart du temps, un sens non facultatif, mais indubitablement absolu, maintes fois plein de beauté, de grâce, de profondeur. Qu’il ne se découvre qu’à travers circonvolutions et circonvallations, qui songe à le contester ? Pas plus qu’à en infliger la lecture aux amateurs du style coulant ou, à ces producteurs naturellement compliqués, si justement définis par Gautier dans la préface des Fleurs du Mal, de nous offrir leur pensée tout couramment éclose dans la langue fluide de George Sand. Mais puisqu’il se trouve tant de chalands pour l’écriture diluée, tant de poètes et de prosateurs pour les satisfaire, on reconnaîtra bien aux écrivains alambiqués et aux lecteurs de même acabit, le droit de se rencontrer et de se complaire. Surtout, puisqu’en fin de compte, je l’ai dit, le sens poursuivi finit presque toujours par se livrer, légitimant ainsi jusque dans leur obscurité maintenue, une foule d’obstructions pleines de promesses. Qui sait si l’actuelle incompréhension ne les maintient pas ainsi comme des réserves de langage, pareilles à ces névés faits de neiges éternelles, dont Michelet prétend qu’ils demeurent là comme des sources prêtes à irriguer le genre humain après des saisons de sécheresse mortelle. Un jour ainsi, quand le courant de la littérature incolore aura emporté et dissipé toutes les idées-mères, on verra fondre et se dissoudre ce langage saturé de concepts, dont la quintessence redonnera du ton aux veules phraséologies.

[20] Ils ont fait leur apparition.

Je ne disconviens pas qu’un cataclysme de bibliothèque n’y soit peut-être nécessaire ; quelques suppressions, par des incendies de librairie, secondés par des disparitions de texte, aboutissant à une de ces formes, de ces tailles tardivement infligées, du fait d’un destin ingénieux, à des œuvres nativement touffues. Publius Syrus offre un exemple éminent de cette adaptation fatidique et posthume. On sait que ce latin auteur de nombreuses comédies ne se survit qu’en fragments émiettés vers par vers, lesquels composent une collection d’aphorismes d’une pure beauté, que peut-être n’aurait pas revêtue à nos yeux l’œuvre totale. Je ne pense pas avec certains que Mallarmé, mort à près de soixante ans, ait été enlevé trop tôt pour avoir accompli son œuvre. Je crois que cet accomplissement, loin d’être parfait par adjonctions, ne pourrait plus, comme à l’œuvre de Publius Syrus, qu’être effectué par des suppressions (Mallarmé n’aurait pas désavoué ce mot), résultant de crises.

J’ai prononcé à propos de l’art de ce poète, deux mots qui le caractérisent bien : alambic et quintessence. Abstracteur de quintessence, s’il en fut jamais ! c’est pour cela qu’il m’a plu donner à cette Étude sur cet alchimiste du verbe, ce titre qui lui convient si éminemment, et que j’emprunte à un antique bouquin d’alchimie déniché dans la bibliothèque de mon savant ami, le Professeur Robin, — qui fut aussi l’ami de Mallarmé : Janua aperta ad hortum regis conclusum : La Porte ouverte au Jardin fermé du Roi.

Tentons une excursion dans ce labyrinthe. Je le comparerais volontiers à un jardin à la Française ; et cette comparaison me mettrait d’accord avec ceux de ses commentateurs qui revendiquent hautement pour son art ce brevet de nationalité et ce titre d’origine. Les ormes et les ifs taillés, les uns en forme d’arceaux, les autres en guise de pyramides, n’en sont pas moins des arbres vivaces, des arbustes à feuilles persistantes. Savamment émondées par la rhétorique, les phrases de Mallarmé n’en composent pas moins des poèmes pensifs, des proses pleines de sève, pleines de rêve et l’on peut dire des tableaux qu’il exécute, comme le fait justement un des écrivains cités plus haut : « Les couleurs y sont toutes contenues, mais de manière qu’on les découvre dans la transparence, et sans qu’un relief les trahisse. »

J’ajouterais, pour reprendre ma comparaison de cette littérature, aux névés, que sous leur forme frigide, les idées y paraissent circuler, telles que des poissons sous la glace.

La même similitude nous reporte vers les sommets : la raréfaction des idées est proche de la raréfaction de l’air ; la condensation des formes, si opaque ici pour la plupart, chose curieuse, évoque fréquemment, chez les initiés, une vision de blancheur, en même temps que de transparence. La raison est que l’obscurité de Mallarmé, ne réside pas dans le choix des mots, tous élus parmi les plus simples, sans recherches de néologismes ni d’archaïsmes, mais dans leur agencement. Des esprits experts en anglicismes, et c’était aussi l’opinion de Rodenbach, prétendent retrouver des tournures anglaises dans la syntaxe de notre auteur, et attribuent à l’enseignement quotidien de l’anglais qui fut, on le sait, sa très digne vie durant, le plus clair gagne-pain de Mallarmé, la déroutante structure de ses phrases.

Je ne crois pas[21] pourtant qu’il y ait lieu de l’attribuer à l’Euphuisme proprement dit, et d’établir une parenté entre l’auteur de l’Après-midi d’un faune, et Euphues, le héros de John Lillie, pas plus qu’avec Piercy Schafton, portrait de ce dernier par Walter Scott. Amado, sa caricature Shakespearienne, n’offre en ses concetti, d’autre ressemblance avec Mallarmé que de faire dire de lui par les pédants et par les princes, comme de ce Seigneur : « Il est trop précieux, trop orné, trop affecté, trop bizarre pour ainsi dire… le fil de sa verbosité est plus fin que les termes de son raisonnement. J’abhorre ces raffinés fanatiques… Quelle est la plume de paon qui a rédigé cette lettre, quelle est la girouette, quel est le coq de clocher qui en est l’auteur ? Avez-vous jamais entendu quelque chose de plus drôle ?… Cet homme sert-il Dieu ?… Il ne parle pas comme une créature de Dieu. » — Lecteurs malévoles qui ne manqueraient pas aujourd’hui d’appliquer à Mallarmé l’apostrophe d’Hugo : « Prends garde à Marchangy !… »

« Tu crois être Ariel, et tu n’es que Vestris ! »

[21] Je suis même persuadé du contraire.


Abordons à notre tour le sphinx. Ses premiers mots sont intelligibles : en voici des plus gracieux :

« Imiter le Chinois au cœur limpide et fin,
De qui l’extase pure est de peindre la fin,
Sur ses tasses de neige à la lune ravie,
D’une bizarre fleur qui parfume sa vie
Transparente, la fleur qu’il a sentie enfant,
Au filigrane bleu de l’âme se greffant.
… je vais choisir un jeune paysage
Que je peindrais encor sur les tasses, distrait.
Une ligne d’azur mince et pâle serait
Un lac, parmi le ciel de porcelaine nue,
Un fin croissant perdu par une blanche nue
Trempe sa corne calme en la glace des eaux
Non loin de trois grands cils d’émeraude, roseaux. »

Ce sont, à mon avis, les plus réussis, les plus personnels, parmi les vers de la première manière du poète. Ils terminent le plus clair de son œuvre, parue dans l’année 66 du Parnasse Contemporain, et couronnent la dernière d’une dizaine de pièces d’inspiration et de facture assez Baudelairiennes.

J’en citerai intégralement ce sonnet à la sœur de Celle qui est trop gaie :

A CELLE QUI EST TRANQUILLE

« Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser
Dans tes cheveux impurs une triste tempête
Sous l’incurable ennui que verse mon baiser.
Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous les rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sais plus que les morts.
Car le Vice, rongeant ma native noblesse,
M’a comme toi marqué de sa stérilité ;
Mais tandis que ton sein de pierre est habité
Par un cœur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul. »

Voici, maintenant, quelques vers isolés, relevés, parmi ceux qui me semblent devoir se parfiler, un jour, en l’anthologie de notre Syrus, dans le sonnet Vere novo :

« Puis je tombe énervé de parfums d’arbres, las
Et creusant de ma face une fosse à mon Rêve… »

Encore, ce vers où l’Azur s’obstine à percer l’enveloppant plafond de ténèbres, tramé par les nuages et les fumées :

« Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux. »

Et, dans la pièce Les Fleurs :

« Pour le poète las que la vie étiole. »

N’est-il pas poétique, cet ennui des jours casaniers, lequel

« Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs »,

non moins que ce doux front taché de son, dans lequel le rêveur peut bien voir

« Un automne jonché de taches de rousseur » ?

Voici maintenant, au cours du volume de vers, en un poème d’âpre et nerveuse allure, les douloureux et risibles martyrs du Guignon :

« Désolés sans l’orgueil qui sacre l’infortune,
Égaux de Prométhée à qui manque un vautour. »

Viennent ensuite deux poèmes de plus longue haleine. Le premier est, on peut dire le célèbre[22] poème d’Hérodiade, vraiment un Gustave Moreau en vers, avec ce mérite de ne pas s’être inspiré du peintre. L’héroïne de Mallarmé confère au type biblique ce rajeunissement de l’hybrider du païen Narcisse. Oui, c’est bien une sorte de Narcisse féminin que le personnage ainsi présenté de la danseuse des Livres Saints, un peu parent aussi de la Salammbô de Flaubert. Il me semble, et cette explication me paraît tout à fait nécessaire pour s’accorder avec la propre version de Mallarmé sur le sens de son mythe, que cette Hérodiade nous offre un composé des deux femmes de Machœrons ; non seulement Hérodiade, mais Salomé, la monstrueuse dualité qui exigera la tête de Saint Jean. Or, il n’est pas fait allusion à ce final épisode, sauf par l’indication du caractère qui le doit déterminer. Et je crois qu’il y a lieu de voir, en cette éloquente suppression, une de ces muettes indications que l’écrivain chargeait de s’exprimer plus haut que le verbe. Il s’agit donc de livrer énigmatiquement le secret du pervers féminin qui doit danser pour la décollation d’un juste. Le poète procède ainsi, il nous montre une jeune Vierge mystérieusement, furieusement jalouse de sa propre virginité, jusqu’à repousser avec épouvante les gestes de sa vieille nourrice qui s’offre à la coiffer et à l’oindre : « Reculez ! », s’écrie la farouche Hérodiade,

« O femme, un baiser me tûrait.
Si la beauté n’était la mort… »

[22] Il l’est devenu.

Et comme la servante se rapproche :

« Arrête dans ton crime,
Qui refroidit mon sang vers sa source ; et réprime
Ce geste…
Ce baiser, ces parfums offerts…
… cette main encore sacrilège.
Car tu voulais, je crois, me toucher… »

Mais la nourrice insiste :

… « J’aimerais
Être à qui le Destin réserve vos secrets.

HÉRODIADE

Oh ! tais-toi !

LA NOURRICE

Viendra-t-il parfois ?

HÉRODIADE

Étoiles pures.
N’entendez pas !

LA NOURRICE

… pour qui, dévorée
D’angoisse, gardez-vous la splendeur ignorée
Et le mystère vain de votre être ?

HÉRODIADE

Pour moi. »

Je souligne cette réponse, qui est le qu’il mourût de Mallarmé, et qui nous livre le mot de son héroïne. Elle s’exalte et proclamant à sa nourrice tel motif de sa rétrospective fureur :

« C’est quand je me souviens de ton lait bu jadis ! »

Elle se compare, en sa virginité, aux trésors à jamais ensevelis dans les profondeurs du sol, et rythme cette révélatrice incantation d’une plus sauvage beauté que les languides accents de la fille d’Hamilcar :

« Oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte !
Vous le savez, jardins d’améthyste, enfouis
Sans fin dans de savants abîmes éblouis,
Ors ignorés, gardant votre antique lumière
Sous le sombre sommeil d’une terre première,
Vous, pierres où mes yeux comme de purs bijoux
Empruntent leur clarté mélodieuse, et vous,
Métaux qui donnez à ma jeune chevelure
Une splendeur fatale en sa massive allure !
Quant à toi, femme née en des siècles malins
Pour la méchanceté des antres sibyllins,
Qui parles d’un mortel devant qui, des calices
De mes robes, arôme aux farouches délices,
Sortirait le frisson blanc de ma nudité,
Prophétise que si le tiède azur d’été,
Pour lequel par instants la femme se dévoile,
Me voit dans ma pudeur grelottante d’étoile,
Je meurs !
J’aime l’horreur d’être vierge, et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé, sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté,
Toi qui te meurs, toi qui brûles de chasteté,
Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle !
. . . . . . . . . . . . . . . .

Puis, après une accalmie où palpite ce beau vers :

« l’azur
Séraphique sourit dans les vitres profondes »,

le suprême aveu de la vierge s’exhale, son « suprême sanglot meurtri », avec le dernier accord du poème :

« Vous mentez, ô fleur nue
De mes lèvres ! j’attends une chose inconnue,
Ou peut-être, ignorant le mystère et vos cris,
Jetez-vous les sanglots suprêmes et meurtris
D’une enfance sentant parmi les rêveries
Se séparer enfin ses froides pierreries. »

C’est bien le suprême aveu, le suprême sanglot, le dernier accord ; mais leur répercussion leur survit ; elle ébauche le secret, lequel, je le tiens du poète lui-même, n’est autre que la future violation du mystère de son être par un regard de Jean qui va l’apercevoir, et payer de la mort ce seul sacrilège ; car la farouche vierge ne se sentira de nouveau intacte et restituée tout entière à son intégralité, qu’au moment où elle tiendra entre ses mains la tête tranchée en laquelle osait se perpétuer le souvenir de la vierge entrevue.

Tel est ce poème, dont, à défaut de Moreau, l’illustrateur aurait pu être encore, et plus expressivement, le singulier Aubrey Beardsley.

L’autre poème, amené, lui, à la célébrité, par l’interprétation musicale d’un Debussy, est cet Après-midi d’un Faune, dont je pus encore me procurer, lorsque je connus Mallarmé, un exemplaire en première édition, sur papier du Japon, orné (?) d’un griffonnage de Manet, et (sans doute pour l’amour de Lola de Valence) rattaché d’un double cordonnet alterné de rose et de noir.

Je n’essaierai pas de traduire cette Églogue ; la pensée du poète commence à s’y envelopper d’ombres à la fois opaques et diaphanes.

En ces sortes d’interprétations de Mallarmé, l’important, pour qu’elles offrent quelque intérêt, est de se tenir à égale distance entre la cécité volontaire des illettrés, et la compréhension de parti-pris, des zélateurs. L’illustre Crookes a fait faire un grand pas à la science psychique, en refusant de mentionner les apports phénoménaux pour n’enregistrer que les déviations infinitésimales. Souvenons-nous de cet exemple.

Avec l’Après-midi, le texte de Mallarmé s’obnubile. Sur un fond toujours scrupuleusement prosodique, des courants d’idées circulent, tels que des veines dans une agate, ou des taches sur un marbre ; mais que d’interruptions et de disparitions, qui font penser à cette « clarté qui vient par surprise », dans certain vers d’Hugo.

Des nymphes, plus que lascives, ce semble, lasses

« De la langueur goûtée à ce mal d’être deux » ;

un faune musicien, aux modulations harmonieuses et abstruses. En voici les plus claires :

« Je t’adore, courroux des Vierges, ô délice
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille ! La frayeur secrète de la chair :
Des pieds de l’inhumaine au cœur de la timide… »

Sans omettre ce tableau curieusement pittoresque :

« Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers. »

Et ces vers qui transposent comme un charme virgilien :

« Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure »,

puis :

« A l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte,
Une fête s’exalte en la feuillée éteinte… »

En somme faune, moins de Fontainebleau que de Rambouillet et qui, nommant le baiser

« ce doux rien par leur lèvre ébruité »,

n’est pas bien loin de Cyrano, qui le définit :

« Baiser, point rose sur l’i du verbe aimer… »

Couronnons cette série de citations avec cette charmante

SAINTE

« A la fenêtre recélant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore
Est la Sainte pâle, étalant
Le livre vieux qui se déplie
Du Magnificat ruisselant
Jadis selon vêpre et complie :
A ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange
Formée avec son vol du soir
Pour la délicate phalange
Du doigt que, sans le vieux santal
Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental,
Musicienne du silence. »

J’y vois, dans le cadre d’une fenêtre lozangée de vitraux, une extatique Cécile, les mains détachées de sa viole en un geste d’élévation vague, semblant frôler un invisible instrument que le poète devine être l’aile d’un ange, divine harpe aux cordes de plumes, résonnant sans voix en deux derniers vers, l’un de concise description, l’autre de pénétrant mystère.


Une curiosité, sans doute un caprice de l’euphuisme de Mallarmé, c’est la possibilité pour lui, de se concilier avec certain grotesque voulu, ou des mots grossiers ; ainsi, ces enfants

« Qui, le poing à leur cul, singeront sa fanfare
Ils sont l’amusement des racleurs de rebec,
Des marmots, des putains… »

Les deux Chansons bas offrent un typique exemple de ce comique singulier, à la fois gourmé et plaisantin, pince-sans-rire et funambulesque (c’est dire Banvillesque). Le Savetier :

« Le lys naît blanc, comme odeur
Simplement je le préfère
A ce bon raccommodeur. »

Quant à la Marchande d’herbes aromatiques, elle n’est autre qu’une jeune débitante de cette lavande destinée à parfumer des endroits secrets ; mais le poète lui conseille plutôt de la piquer dans sa chevelure pour

« Que le brin salubre y sente
Ou conduise vers l’époux
Les prémices de tes poux. »

Il est intéressant de placer en regard de ce bizarre filon la très gracieuse veine de madrigal qui fut une grâce de notre auteur.

Le suivant sonnet, souvent cité, en est le type accompli. Il en existe deux versions ; je citerai la première ; outre qu’elle est plus à mon goût, elle plaira mieux aussi à ceux que je désire renseigner. Mallarmé polissait et repolissait, resserrant sans cesse sa pensée, on sait avec quelle insistance, et sans toujours améliorer ainsi qu’il advint, notamment, à Ronsard.

Écoutez le

PLACET FUTILE

« J’ai souvent rêvé d’être, ô duchesse, l’Hébé
Qui rit sur votre tasse au baiser de tes lèvres.
Mais je suis un poète, un peu moins qu’un abbé
Et n’ai point jusqu’ici figuré sur le Sèvres.
Puisque je ne suis pas ton bichon embarbé,
Ni tes bonbons, ni ton carmin, ni tes jeux mièvres
Et que pourtant sur moi ton regard est tombé,
Blonde dont les coiffeurs divins sont des orfèvres !
Nommez-nous, vous de qui les souris framboisés
Sont un léger troupeau d’agneaux apprivoisés
Qui vont broutant les cœurs et bêlant aux délyres.
Nommez-nous… et Boucher, sur un rose éventail
Me peindra flûte en mains, ramenant ce bercail,
Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires. »

Voilà bien notre Faune de Rambouillet ; c’est terriblement précieux, mais vraiment joli, bien notamment le huitième vers, et le dernier.

Maintenant, pour l’intelligence de ce qui va suivre, qui va nous révéler, dans son caractère, comme dans son œuvre, un Mallarmé moins connu, qu’on veuille bien se représenter un personnage mythique (je ne dis pas mystique) lequel, s’il avait existé, ce qui est peu probable, aurait joué dans l’existence et dans l’inspiration de notre poète, le rôle d’une Béatrix profane, un contemporain composé de la Cynthia d’Ovide, de la Laure de Pétrarque et de l’Hélène de Ronsard. La dame, que nous appellerons, si vous voulez, Chéry-Legrand, outre le placet ci-dessus et telles autres pièces éparses dans l’œuvre, aurait encore inspiré au poète les deux sonnets suivants, qui ne figurent pas dans l’édition de Déman, et qui sont, sinon tout à fait inédits, du moins plus ignorés.

SONNET A ELLE

« O si chère de loin et proche et blanche, si
Délicieusement toi, Chéry, que je songe
A quelque baume rare, émané par mensonge
Sur aucun bouquetier de cristal obscurci.
Le sais-tu, oui ! pour moi voici des ans, voici
Toujours que ton sourire éblouissant prolonge
La même rose avec son bel été qui plonge
Dans autrefois, et puis dans le futur aussi.
Mon cœur qui, dans les nuits, parfois cherche à s’entendre
Ou de quel dernier mot t’appeler le plus tendre
S’exalte en celui rien que chuchoté de sœur.
N’était, très grand trésor et tête si petite,
Que tu m’enseignes bien toute une autre douceur
Tout bas par le baiser seul dans les cheveux dite. »

SONNET DU 1er JANVIER 1888

« Chéry, sans trop d’aurore à la fois enflammant
La rose qui, cruelle ou déchirée et lasse
Même du blanc habit de pourpre, le délace
Pour ouïr sous sa chair pleurer le diamant.
Oui, sans ces crises de rosée ! et gentiment
Ni brise si le ciel avec, orageux, passe,
Jalouse d’apporter on ne sait quel espace
Au simple au jour le jour très vrai du sentiment.
Ne te semble-t-il pas, Chéry, que chaque année
D’où sur ton front renaît la grâce spontanée
Suffise selon quelque apparence, et pour moi,
Comme un éventail frais dont la chambre s’étonne
A raviver du peu qu’il faut ici d’émoi,
Toute notre native amitié monotone. »

Le 1er janvier 1889 est fêté par cette

CHANSON
sur un vers composé par Chéry.

« Si tu veux nous nous aimerons
Avec la bouche sans le dire,
Cette rose tu l’interromps
Et verses du silence pire.
Aucuns traits émanés si prompts
Que de ton tacite sourire,
Si tu veux nous nous aimerons
Avec la bouche sans le dire.
Muet, muet entre ses ronds
Sylphe dans la pourpre d’empire
Un baiser flambant se déchire
Jusqu’aux pointes des ailerons.
Si tu veux nous nous aimerons. »

Sur ce thème palpite une infinité de légers quatrains, de distiques pleins de badinages[23], où passe comme un souffle des Chansons des Rues et des Bois et qui se posent, tels que des papillons, sur des livres, des éventails, des photographies ;

[23] Inédits pour la plupart jusqu’aux derniers jours de 1920.

« Pour un lotus bleu, don inepte,
La blonde Starnabuzaï
Le recevait comme on accepte
Un abbé qui n’est point haï »,

écrivait Victor Hugo dans le livre que je viens de nommer. C’est ainsi, « pour le don inepte » et galant de tous les menus lotus bleus que nous allons effeuiller, que notre « poète un peu moins qu’un abbé » dut être reçu par la blonde Starnabuzaï de son rêve.

« Un mot au coin que j’avertisse :
La dame qu’ici vous voyez,
Dans la fresque du Primatice
A des cheveux blonds déployés. »

« Blanche Japonaise narquoise
Je me taille dès mon lever
Pour robe un morceau bleu turquoise
Du ciel à qui je fais rêver. »


« Sans les mettre dans vos souliers
Comme Noël aux châtelaines,
Déesse, il sied que vous fouliez
De votre pas nu ces fleurs vaines. »[24]

[24] En envoyant des fleurs.


« Lilith[25] confie à votre soin
Le rejeton qu’elle a fait naître,
Pour qu’assis en un petit coin,
Ainsi vous revoyiez son maître. »

[25] Chatte de Mallarmé.


« Ta lèvre contre le cristal
Gorgée à gorgée y compose
Le souvenir pourpre et vital
De la moins éphémère rose. »[26]

[26] Avec un verre d’eau.


« Voici la date, tends un coin
De ta fraîche bouche étonnée
Où la nature prend le soin
De te rajeunir d’une année. »[27]

[27] 1er avril 1887 — (Jour de la naissance de la Dame).


« Paon[28], nous voici, par la merveille
De ton beau rire et du printemps,
Ramenés tous deux à la veille
Du jour où tu n’as que vingt ans »[29].

[28] Nom d’amitié donné à la Dame.

[29] 1er avril 1889.


« Les seuls fruits d’or sont où vous êtes,
N’allez pas vous enfuir demain,
Et le ciel reprendra ses fêtes
Sur un geste de votre main »[30].

[30] Probablement à l’occasion d’un projet de départ pour le Midi.


« A l’oubli, tendre défi d’ailes,
Les instants qu’ils nous ont valus
Attardés, inquiets, fidèles,
Voltigent autour des Talus »[31].

[31] « A Chéry. (Après la démolition de la Maison des Talus) ». 9 novembre 1890. Une photographie de la même demeure s’orne de ce distique :

« Riante et sans air de détresse
La maison attend sa maîtresse. »


« Que la Dame soit en joie ![32]
Sous cette pierre elle a mis
Le vœu que sa maison voie
Venir les mêmes amis. »

[32] Pour la reconstruction sans doute.


« Un an de moins, mignonne, est traître.
Au retour de chaque printemps,
Tu finiras par disparaître…
Il faut t’arrêter à vingt ans. »[33]

[33] Anniversaire de 1891.


« Ma Chéry, pour faire semblant,
Dans une piscine éternelle
Trempe son pied au reflet blanc,
Mais la source jeune est en elle. »[34]

[34] Evian 1891.


« Tu choisis ton temps pour renaître !
Tout de la fleur ivre et debout
Jusqu’au rayon de la fenêtre
Sourit, et tu fais comme tout. »[35]

[35] 1er avril 1892.


« Fermé, je suis le sceptre aux doigts
Et, contente de cet empire,
Ne m’ouvrez jamais si je dois
Dissimuler votre sourire. »[36]

[36] Un éventail.


« Là-bas, de quelque vaste aurore
Pour que son vol revienne vers
Ta petite main qui s’ignore
J’ai marqué cette aile d’un vers. »[37]

[37] Autre éventail.

La femme et la fille du poète ont, elles aussi, leurs éventails, qui s’éploient en l’œuvre publiée. Le dernier est le plus charmant et contient, outre cette expressive définition de soi-même : « l’unanime pli », ces gracieux vers :

« Une fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier recule
L’horizon délicatement.
Vertige ! Voici que frissonne
L’espace comme un grand baiser
Le sceptre des rivages roses
Stagnants sur les soirs d’or, ce l’est
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet. »

« Musique dedans endormie
Il suffit pour te rendre aux cieux
Que la bouche de cette amie
Ouvre son baiser gracieux. »

« Plus rapide à tire-d’aile
Que lui de prendre le train,
Un joyeux baiser fidèle
Devancera mon quatrain. »[38]

[38] 15 août 1898 — (sans doute un des derniers quatrains).


« Ceci, Seigneur, est mon livre de messe
Où je vous nomme et vous prie en latin
Afin qu’au ciel, dont je fus la promesse,
Triomphe tard mon sourire enfantin. »[39]

[39] Sur un paroissien.


« Par un paraphe et des vers attestons
Que c’est pour vous, et non pour d’autres dames,
Seule Chéry, qu’à l’art nous demandâmes
Ce fier portrait du plus beau des vestons. »[40]

[40] Sur un portrait de lui-même.

Le badinage s’accentue et se précipite, comiquement sérieux, toujours tendre, mais tournant au calembour, aux vers inspirés par la coca :

« Tout ce noir charbon que tu verses
Parmi tes entrailles perverses,
Prends garde, après quelque bonheur,
Qu’il ne te naisse un ramoneur. »[41]

[41] Sur un bocal de charbon de Belloc.

« J’aime à regarder Chéry
En qui tout, jusqu’au nez rit. »
« A tant manger je serais,
Non Diane, mais Cérès. »
« Une Dame à qui j’ai donné le nom de Paon
Possède, paraît-il, un fort joli tympan. »
« Quand sur mon tu-tul quelqu’un fait pan pan,
Je pousse des cris comme un petit paon. »
« J’ai cueilli pour que tu me crusses
Galant, ces violettes russes. »[42]

[42] Bouquet.

« Cette fleur comme toi la même chaque année
Est mon remercîment, Chéry, que tu sois née. »[43]

[43] Anniversaire.

« Belle, ne laissez jamais choir
De larme sur ce fin mouchoir. »[44]

[44] A Madame Chéry-Legrand, qui m’avait prêté l’un de ses mouchoirs, quand je manquais du mien. — En le lui rendant blanchi.

« Marie et Chéry, Magnier et Legrand
Sont de très hautes nymphes s’adorant. »
« On pourrait bien fouiller l’Europe et l’Améri-
Que, avant de rien trouver qui ressemble à Chéry. »[45]

[45] Vu et estampillé par S. M.

Puis, ces menus castigant ridendo :

« Soyez, mes yeux, à jamais étonnés :
Chéry-Legrand met ses doigts dans son nez !
Peut-elle, sur quels pipeaux
Les mettre mieux à propos ?
Chéry-Legrand, qu’on croirait une sainte,
Caresse aussi la bouteille d’absinthe.
Son doux œil est agrandi
Après le Cherry-Brandy.
En elle rien ne semble atone
Quand elle mange un panatone[46].

[46] Nom d’un gâteau milanais.

Elle a ce mignon travers
De comprendre un peu mes vers. »

A son tour, le mirliton du même à la même, dont voici le déroulement fantasque :

« Tous, de l’amitié ! Sans ça l’on
Ne saurait orner mon salon.
J’ai, sur ce mirliton rêveur,
Ma devise : « Amor for ever[47]. »

[47] Un mot changé.

Augusta Holmès m’accommode
Comme femme et même comme ode[48].

[48] Sur une photographie du prix de Rome d’Henri Regnault : Thétis apportant des armes à Achille : « Augusta Holmès indique à ces messieurs qu’un casque est inutile ayant sa chevelure.

A nos five Hortense Schneider
Ote sa pelisse d’eider.
Coppée, aussi je le reçois,
Reste l’honneur du vers François.
Quel chignon topaze ou saur
Subjugue à présent Champsaur ?
Quelquefois je nomme Adrien
Marx mon docteur, quand je n’ai rien.
Portalier, un cœur, mais des seins
Pas plus que tous les médecins.
Je m’accoude dans le bain
Aimant entendre Robin.
Mon goût correct s’est gendarmé
Contre ces vers de Mallarmé. »

Enfin épars sur des albums, des cahiers Japonais aux croquis de félins, de singes et d’oiseaux :

« Cette chatte humble et tendre à qui l’attache
Porte un paraphe illustre pour moustache. »
« J’aimerais que l’on attachât
A notre sonnette ce chat. »
« Ce triste hibou, s’il neige ou bruine,
N’a pas, aux Talus, trouvé de ruine. »
« On ne voit pas dans les rues
Tous les jours de telles grues. »
« La descendance d’un singe
Folle et vierge de tout linge
Se berce en grappe jusqu’au
Perchoir où songe Coco. »
« Dans ce monde ailé, rampant,
Le talent n’omit qu’un paon. »
« Gourmand comme une chatte ou comme une abbesse
Je vois sur ce feuillet une bouillabaisse. »

Et, pour conclure, ces dédicaces des neuf cahiers de poésie :

  • 1er cahier, exemplaire I. — De la très chère Chéry.
  • 2e cahier, exemplaire I. — De la très blonde Chéry.
  • 3e cahier, exemplaire I. — De la très blanche Chéry.
  • 4e cahier, exemplaire I. — De la très bonne Chéry.
  • 5e cahier, exemplaire I. — De la très jeune Chéry.
  • 6e cahier, exemplaire I. — De la très tendre Chéry.
  • 7e cahier, exemplaire I. — De la très sage Chéry.
  • 8e cahier, exemplaire I. — De la très belle Chéry.
  • 9e cahier, exemplaire I. — De la très Chéry-Legrand.

Il y eut aussi une série d’adresses d’amis, en quatrains, dont je cite cet exemple :

« Je te lance mon pied vers l’aîne
Facteur, si tu ne vas où c’est
Que rêve mon ami Verlaine
Ru’Didot, hôpital Broussais. »

On trouverait sans doute moyen d’établir un ordre plus méthodique et plus méticuleux entre ces quatrains et ces distiques inédits, bien qu’ils n’aient guère, entre eux, d’autre rapport que celui d’être adressés à une seule personne. Je laisse à d’autres ce précieux soin. Quatrains et distiques, je les ai donnés à peu près distribués comme ils l’étaient, quand ils m’ont été donnés à moi-même, en leur temps.


Approchons du gouffre obscur des proses. Les abords en sont accessibles, tout comme ceux des premiers poèmes. C’est encore, selon Baudelaire, selon Poë, selon Aloÿsius Bertrand, que débutent ces poèmes en prose. Dans le phénomène futur, « le montreur de choses passées », exhibe « une femme d’autrefois » à « une malheureuse foule vaincue par la maladie immortelle et le péché des siècles ». Dans la plainte d’automne, le poète, veuf de son amie, écoute l’orgue de Barbarie « l’instrument des tristes » et « ne lance pas un sou par la fenêtre, de peur de se déranger, ou de s’apercevoir que l’instrument ne chantait pas seul. » Le démon de l’analogie, déjà plus arcane, fait obséder l’esprit d’un rêveur, par les idées et images correspondantes aux « lambeaux maudits d’une phrase absurde » ; le tout en apparence incohérent finit par rencontrer son explication dans la mise en présence d’objets, qui semblent avoir impressionné de loin la pensée du bizarre promeneur. Le pauvre enfant pâle est comme la préventive complainte du guillotiné. Pour le moment, ce triste gosse n’est qu’un petit chanteur des rues, auquel le poète rend cet oracle tragique : « Et ta complainte est si haute, si haute, que ta tête nue qui se lève en l’air à mesure que ta voix monte, semble vouloir partir de tes petites épaules. Petit homme, qui sait si elle ne s’en ira pas un jour, quand, après avoir crié longtemps dans les villes, tu auras fait un crime ?… »

« Ta tête se dresse toujours et veut te quitter, comme si d’avance elle savait… »

La pipe, reprise, refumée pour la première fois depuis un séjour à Londres, reporte, remporte, en une bouffée, un fumeur vers le rivage brumeux, et lui rappelle tendrement sa « pauvre bien aimée errante, en habits de voyageuse, » coiffée de ce chapeau « que les riches dames jettent en arrivant…, et que les pauvres bien aimées regarnissent pour bien des saisons encore. Autour de son cou, s’enroulait le terrible mouchoir qu’on agite en se disant adieu pour toujours ». — Un spectacle interrompu n’est autre que celui patiemment guetté par les clients des montreurs d’ours ; à savoir la révolte de ce dernier contre son belluaire. Mallarmé l’interpréta autrement, spectateur « étonné de n’avoir pas senti, cette fois encore, le même genre d’impression que ses semblables », et conclut de cette étreinte un peu trop étroite, infligée par le fauve à son « aîné subtil » qu’elle ne veut que lui dire : « Explique-moi la vertu de cette atmosphère de splendeur, de poussière et de voix, où tu m’appris à me mouvoir. »

Réminiscence nous présente un petit frère du pauvre enfant pâle, un orphelin errant « en noir et l’œil vacant de famille ». La rencontre d’un fils de pitre le lui fait regretter, au récit des grimaces d’un père farce, d’une maman qui mange de la filasse aux bravos de la foule. « Tu ne sais rien, ajoute le narrateur, des parents sont des gens drôles, qui font rire. » Et l’orphelin s’éloigne, « déçu tout-à-coup, de n’avoir pas de parents. »

La déclaration foraine s’illumine de la fantaisie d’une belle promeneuse, soudainement induite par un charitable élan, à se substituer au phénomène manquant dans une baraque miséreuse.

Le nénuphar blanc est cueilli par le canotier, au retour et en souvenir d’une aquatique promenade employée à ne point voir, à entendre qu’à peine effleurer d’un pas le gravier, une mystérieuse riveraine.

L’ecclésiastique, de fantaisie macabre et bouffonne, nous fait assister aux solitaires et printaniers ébats d’un jeune abbé, sorte de Narcisse noir et capricant, traitant les touffes d’herbes comme « les bruns adolescents » traitent leurs « oreillers » dans les vers de Baudelaire. Personnage qu’on dirait échappé d’un livre de Daudet, pour se rouler dans cette syntaxe.

La gloire, l’écrivain vient d’apprendre à la connaître, et plus « rien ne l’intéressera d’appelé par quelqu’un ainsi ». C’est la forêt de Fontainebleau qui lui donne cette leçon, un jour qu’ayant pris le train, en même temps que nombre de voyageurs, pour y goûter les splendeurs de l’automne, il s’aperçoit que nul autre que lui n’a eu cette pitié envers la glorieuse forêt, et que le train l’« avait déposé là seul ».

Le conflit s’établit entre Mallarmé (toujours impersonnel, bien entendu) et des terrassiers qui, cette année-là, sous prétexte de travaux de voie ferrée, lui empoisonnent sa villégiature de Valvins, « le séjour chéri pour la désuétude et de l’exception, tourné par les progrès en cantine d’ouvriers de chemins de fer. » — « Je suis le malade des bruits (continue Mallarmé qui partage cette infirmité avec Madame Vigée-Lebrun) et m’étonne que presque tout le monde répugne aux odeurs mauvaises, moins au cri. » Et l’antagonisme s’établit entre l’écrivain et ses voisins bruyants. Mais le dimanche, avec sa soûlerie, vient à son tour terrasser ces manœuvres, et le poète rendu à son silencieux repos, rêve aux étoiles.

Mais ceci, anecdotes et poèmes, ne représente que bagatelles de la porte, « riens auxquels on a fait un sort exagéré » selon l’expression de Mallarmé dans sa préface.

Des portraits suivent : un croquis de Baudelaire[49], un Villiers en pied, « candidat à toute majesté survivante » en même temps que « désespéré seigneur perpétuellement échappé au tourment » avec toujours « dans l’aspect de l’homme devenu chétif, quelque trait saillant de l’apparition de jeunesse, à quoi il ne voulut jamais être inférieur. » L’oraison funèbre de Verlaine ; des souvenirs sur Rimbaud « avec je ne sais quoi fièrement poussé, ou mauvaisement, de fille du peuple, j’ajoute, de son état blanchisseuse, à cause de vastes mains, par la transition du chaud au froid rougies d’engelures. Lesquelles eussent indiqué des métiers plus terribles, appartenant à un garçon. » — Tailhade, Beckford[50], annoncé par cette phrase digne de Flaubert : « Sous la tutelle des lords Chatham et Littleton, anxieux d’en faire un homme politique marquant, étudiait, choyé par sa mère et banni d’auprès d’elle pour l’achèvement d’une éducation somptueuse, le fils de feu le lord-maire Beckford, (de qui la fière adresse à Georges III se lit sur un monument érigé au Guildhall.) » — Tennyson, faute de qui « une musique qui lui est propre manquerait à l’Anglais ; » — Banville, « l’être de joie et de pierreries, qui brille, domine, effleure. » — Poë, semblable à un Whistler, en leur « tragique coquetterie noire, inquiète et discrète » ; — Whistler « un Monsieur rare… l’enchanteur d’une œuvre de mystère… » — Manet « chèvre-pied au pardessus mastic, barbe et blond cheveu rare, grisonnant avec esprit. » — Berthe Morisot « avec une pointe de XVIIIe siècle exaltée de présent… et quelque chose d’élyséennement savoureux. » — Enfin, Wagner, magnifiquement festoyé de cette prière : « Voilà pourquoi, Génie ! moi, l’humble qu’une logique éternelle asservit, ô Wagner, je souffre et me reproche, aux minutes marquées par la lassitude, de ne pas faire nombre avec ceux qui, ennuyés de tout afin de trouver le salut définitif, vont droit à l’édifice de ton Art, pour eux le terme du chemin. Il ouvre, cet incontestable portique, en des temps de jubilé qui ne le sont pour aucun peuple, une hospitalité contre l’insuffisance de soi et la médiocrité des patries ; il exalte des fervents jusqu’à la certitude : pour eux ce n’est pas l’étape la plus grande jamais ordonnée par un signe humain, qu’ils parcourent avec toi comme conducteur, mais le voyage fini de l’humanité vers un idéal. »

[49] Je dois à la munificence de Mallarmé un très bel autographe de ce poète.

[50] Cet ordre est incohérent, mais je dois l’avoir établi d’après celui du volume.

Les crayonnages sur le théâtre, lequel n’est point fait pour qui « se suffit, avec la tenture de ses songes » traitent de Hamlet « dans sa traditionnelle presque nudité sombre… au charme tout d’élégance désolée » auprès d’un Polonius « figure comme découpée dans l’usure d’une tapisserie pareille à celle où il lui faut rentrer pour mourir… tas de loquace vacuité gisant que plus tard il (Hamlet) risquerait de devenir à son tour, s’il vieillissait. » — Les ballets nous font admirer au-dessous de « quelques coups d’épingle stellaires en une toile de fond bleue… les roses qu’enlève et jette en la visibilité de régions supérieures un jeu de chaussons d’un satin pâle vertigineux. » — La Loïe Füller, « en une fantasmagorie oxyhydrique de crépuscule et de grotte… se propage, alentour, de tissus ramenés à sa personne, par l’action d’une danse… et au bain terrible des étoffes, se pâme, radieuse. »

Le Vers, dans l’étude qu’il lui consacre, le poète le proclame en état de crise, non sans nous avoir fort heureusement garanti dans un précédent essai, la sauvegarde de notre prosodie, grâce au Parnasse contemporain dont il définit bien l’effort : « Simplement resserrer une bonne fois, avant de le léguer au temps, en condition excellente, avec l’accord voulu et définitif, un vieil instrument parfois faussé, le vers français, et plusieurs se montrèrent dans ce travail, d’experts luthiers. » Nonobstant, Mallarmé déclare vaincu en lui par des « infractions volontaires » et de « savantes dissonances » de ce qu’on a appelé le vers libre, le « pédant qui se fut, il y a quinze ans, à peine révolté, comme devant quelque sacrilège ignare. »

Dans ses trois chapitres sur le Livre, Mallarmé nous ébauche une théorie d’art et de style, nous confie un peu de son secret, secret d’âme aussi, de méconnaissance, de mélancolie : « méditer, sans traces, devient évanescent… l’encrier, cristal comme une conscience, avec sa goutte, au fond, de ténèbres… avec le rien de mystère indispensable, qui demeure, exprimé, quelque peu » (à savoir : qui survive à l’expression ne le livrant pas tout entier). — Le Mystère dans les Lettres, qui en est la conclusion personnelle, trahit quelque mécontentement moins impassible, plus immédiat, et dut être tracé sous le coup d’un méchant procédé, d’autant plus sensible au « Monsieur plutôt commode, écrit Mallarmé, que certains observent la coutume d’accueillir par mon nom » ; oui, sous le coup d’un article bêtement injurieux d’où résulte une colère hautaine, mais tout de même douloureuse. Déjà il avait formulé plus haut : « Tristesse que ma production reste, à ceux-ci, par essence, comme les nuages au crépuscule, ou des étoiles, vaine. » Il se sent, « enveloppé dans une plaisanterie immense et médiocre » désigné comme « suppôt d’ombre » et l’un de ceux qui désormais ne pourront placer un mot sans que la foule lui crie : « Comprends pas ! » — l’innocent annonçât-il se moucher. — Il condamne les individus, qui, « parce qu’ils puisent à un encrier sans nuit » croient devoir, à l’égard des écrivains mystérieux, « déverser en un chahut la vaste incompréhension humaine. » Leur « entreprise » à eux « ne compte pas littérairement ». Elle consiste à « exhiber les choses à un imperturbable premier plan, en camelots activés par la pression de l’instant », au lieu de « tendre le nuage précieux flottant sur l’intime gouffre de chaque pensée. »

Au lieu « du labyrinthe illuminé par des fleurs, ces ressasseurs n’ont à offrir sur une route migraineuse qu’un blanc mur en platras aveuglant où même la réclame hésite à s’inscrire » et sans autre verdure que celle des « culs de bouteille et des tessons ingrats. » — « Notre littérature — ajoute Mallarmé — dépasse le genre correspondance ou mémoires. » Sa phrase, qui semble balbutier, par l’emploi des incidentes, « s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancement prévu d’inversions. » Et récusant « l’injure d’obscurité » il retourne à ses adversaires celle « d’incohérences, de rabâchages, de plagiat et de platitude. » — « Je préfère, conclut-il devant l’agression, rétorquer que des contemporains ne savent pas lire. » Et, quelques pages plus loin, indiquant « une parité secrète, entre la magie et le sortilège que restera la poésie », par « le Vers, trait incantatoire » et « le cercle que perpétuellement ouvre et ferme la rime » en « une similitude avec les ronds parmi l’herbe, de la fée et du magicien », avec enfin, ce seul « dosage subtil d’essences, délétères ou bonnes » que sont « les sentiments », il s’incline à cet aveu catégorique : « peut-être personnellement me suis-je complu à le marquer, par des essais, dans une mesure qui a outrepassé l’aptitude à en jouir consentie par mes contemporains. »

Ce propos est trop définitif pour y rien ajouter. Il a le mérite d’anéantir pour les contemporains qui savent lire, cette donnée courante d’un Mallarmé mystificateur s’étant fait une rusée spécialité et une marque de fabrique d’amphigouris malignement enchevêtrés, à dessein d’ahurir le badaud et d’épater le bourgeois. Non, desservant hautain d’un culte ésotérique, il « traîne les gazes d’origine » et se sent en lutte avec « le gâchis en faveur. » — Huysmans l’a bien intensivement dépeint dans ce passage :

« Ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l’écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées, que reliait à peine un imperceptible fil. — Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une langue adhésive, solitaire et secrète, pleine de rétractions de phrases, de tournures elliptiques, d’audacieux tropes.

« Percevant les analogies les plus lointaines, il désignait souvent d’un terme donnant à la fois par un effet de similitude, la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l’éclat, l’objet ou l’être auquel il eût fallu accoler de nombreuses et de différentes épithètes pour en dégager toutes les faces, toutes les nuances s’il avait été simplement indiqué par son nom technique. Il parvenait ainsi à abolir l’énoncé de la comparaison qui s’établissait toute seule, dans l’esprit du lecteur, par l’analogie, dès qu’il avait pénétré le symbole, et il se dispensait d’éparpiller l’attention de chacune des qualités qu’auraient pu présenter un à un les adjectifs placés à la queue leu-leu, la concentrait sur un seul mot, sur un tout produisant comme pour un tableau, par exemple, un aspect unique et complet, un ensemble. — Cela devenait une littérature condensée, un coulis essentiel, un sublimé d’art… »

Nous sommes, du reste, à l’issue du livre. Qu’il nous suffise donc de noter encore ce passage sur « le numéraire, engin de terrible précision ». — « Aux fantasmagoriques couchers du soleil, quand croulent seuls les nuages, en l’abandon que l’homme leur fait du rêve, une liquéfaction de trésor rampe, rutile à l’horizon : j’y ai la notion de ce que peuvent être des sommes, par cent et au delà, égales à celles dont l’énoncé dans le réquisitoire, pendant un procès financier, laisse, quant à leurs existences, froid. — … Si un nombre se majore et recule, vers l’improbable, il inscrit plus de zéros : signifiant que son total équivaut spirituellement à rien, presque. — … en raison du défaut de la monnaie à briller abstraitement, le don se produit chez l’écrivain, d’amonceler, la clarté radieuse avec des mots qu’il profère comme ceux de Vérité et de Beauté. » — Encore, cette description d’Oxford : « le même (sol de l’Angleterre) où habitent des provinces de fer et de poussier, populeuses, supporte la jumelle floraison, en marbre, de cités, construites pour penser… — Notre échafaudage semble agencé provisoirement en vue que rien, analogue à ces recueillements privilégiés, ne verse l’ombre doctorale, comme une robe, autour de la marche de quelques messieurs délicieux. » Des portraits encore : celui très véridique et très digne de « Monsieur Octave Mirbeau qui sauvegarde certainement l’honneur de la presse en faisant que toujours y ait été parlé, ne fût-ce qu’une fois, par lui, avec quel feu, de chaque œuvre d’exception. » — Cet autre très comique de Ponsard qui, Hugo regnante « joua l’obligation de frénétiquement surgir faute de quelqu’un ; et se contraignit après tout à des efforts qui sont d’un vigoureux carton. » Enfin et terminons nos citations sur cet envol d’un journal « près des roses, jaloux de couvrir leur ardent et orgueilleux conciliabule ».


Il me reste maintenant à parler de Mallarmé, tel que je l’ai connu, vers 1879, avant sa relative célébrité, au cours de laquelle un silencieux malentendu précédant une muette réconciliation, nous sépara environ dix années. Qu’on me permette de citer tout exceptionnellement ces fragments d’une correspondance parce qu’elle témoigne de sa profonde sensibilité, de sa parfaite bonne grâce.

87, rue de Rome.

Mercredi soir, 9 avril 1879.

Cher Monsieur de Montesquiou,

J’ai voulu tous ces jours-ci, sans le pouvoir, vous serrer la main sur un bout de papier. Votre carte, qui accompagnait l’amical envoi fait à mon baby, était bordée de deuil, et je crains que vous n’ayez eu la douleur de perdre votre sœur. Si je me trompe, comme je veux l’espérer, chassez aisément cette noire appréhension que vous porte ma lettre. Autrement, croyez que je sympathise avec tout chagrin qui peut vous atteindre. — Gardez, dans l’un et l’autre cas, de ce mot hâtif, mon silencieux pressement de mains. A bientôt, n’est-ce pas ? Voici que fatigué du travail de l’hiver, je vais passer une dizaine de jours près de Fontainebleau, avec ma fille, laissant, hélas ! ma femme près d’Anatole tout endolori de rhumatismes. Mais au retour, donnons-nous signe de vie.

Votre

S. M.

Paris, 87, rue de Rome.

Dimanche, 10 août 1879.

Cher Monsieur de Montesquiou,

Je crois que votre délicieuse petite bête[51], feuillage anticipé, a distrait le mal de notre patient, à qui la campagne va être permise. Si de premiers indices de convalescence s’affirment d’aujourd’hui à demain, ou après, il se peut que nous partions tout de suite, le temps le voulant bien. — Avez-vous entendu d’où vous êtes (je l’ignore et vous parle à Paris) tous les cris de joie de notre malade, ne quittant des yeux que pour les fermer sur son bonheur, la merveilleuse princesse captive dans un palais merveilleux, qui s’appelle Sémiramis à cause des jardins de pierreries dont elle porte le reflet ? J’aime à croire que cette satisfaction longtemps improbable d’un vieux désir a été pour quelque chose dans l’effort d’une santé qui veut revenir ; même sans évoquer comme un mage, la secrète influence de pierre précieuse dardée continuellement de la cage, par son habitante, sur l’enfant.

[51] Un oiseau des îles envoyé à l’enfant malade.

Que vous avez été charmant et amical, vous si pris de tous côtés, pendant ces derniers temps ; et ce m’est plus qu’un plaisir de vous annoncer, avant personne, que je crois tous nos soucis, dissipés dans le futur.

C’est à Valvins, près de Fontainebleau, que nous allons bientôt ; et il faut qu’avant la fin de la saison, car septembre sera très beau, vous veniez avec moi, vous enfoncer un jour sous la forêt. Je vous souhaite quelque lame venue des mers du loin, comme dit Poë, si vous êtes en train de vous baigner.

Votre main,

S. M.

Valvins, près Fontainebleau.

Mardi, 9 septembre 1879.

Mon cher Monsieur de Montesquiou,

Ainsi vous nous avez trouvés tous envolés ! C’était avec espoir et joie, vous savez, nous avons tant de fois parlé de cette fuite à la campagne. Malheureusement, au bout de quelques jours, tout, le mauvais temps aidant à la mauvaise santé, s’assombrit : nous avons traversé les heures les plus cruelles que nous ait causées notre malade mignon, car des symptômes que nous croyions disparus à jamais se sont représentés ; ils s’installent à présent. Les améliorations anciennes n’ont été que factices, et le combat de la maladie me semble se livrer maintenant. La campagne nous procure l’expérience déjà commencée d’une diète lactée dont un médecin espère grand bien. Je suis trop tourmenté et même trop pris matériellement par notre pauvret, pour rien faire littérairement, que tracer quelques notes rapides.

Vous, où en êtes-vous ? Je vois par le timbre de votre lettre que vous avez pris à pleins poings, quelques heures au moins, la crinière des vagues, c’est un divertissement salutaire et noble. Que vous seriez charmant de venir une fois en notre verdure ! vous nous trouveriez fort en désarroi, et vous contenteriez d’un coin de table vite mise, aux moments des repas ; mais notre bonne amitié jetterait là son voile, ou sa nappe. Tole parle bien de vous, et se plaît même, le matin, à gentilment imiter votre voix. La perruche dont le ventre aurore semble s’enflammer de tout un orient d’épices, regarde en cet instant d’un œil la forêt, et le lit de l’autre, comme un désir empêché de promenade qu’aurait son petit maître.

Au revoir ; bien votre main,

Stéphane Mallarmé.

Paris, 87, rue de Rome.

Mardi, 6 octobre 1879.

Mon cher Monsieur de Montesquiou,

Votre bonne lettre m’a dit les premières paroles amies que nous devions recevoir à Paris, quand je la trouvai, le soir de notre retour tant appréhendé. Grâce à des précautions inouïes, tout s’est bien passé, ou sans accident sur le moment même ; mais le minet a payé de plusieurs journées mauvaises la tension de sa petite énergie. Il est en proie à une inexplicable et affreuse toux nerveuse, sans laquelle il passerait de douces journées de malade avec un peu de sommeil et de faim ; cela l’ébranle tout un jour et toute une nuit… Je l’ai confié tout de suite au plus grand spécialiste du cœur, qui nous a donné un de ses confrères jeune et notoire avec qui il consultera dans quelques jours. Le pauvre petit se trouve dans des mains exceptionnelles, et s’il peut être sauvé le sera.

Je m’appesantis sur tout avec vous comme on parle à un ami ancien ; mais vous nous montrez tant de charmante sympathie. — Oui, je suis bien hors de moi, et pareil à quelqu’un sur qui souffle un vent terrible et prolongé. Veilles, émotions contradictoires de l’espoir et de la crainte soudaine, ont supplanté toute pensée de repos là-bas, mais ne sont rien à côté du combat si multiple qu’il va me falloir soutenir ici contre mille soucis. Pas de travail de longtemps ! Je ne savais pas cette flèche terrible dirigée sur moi de quelque coin d’ombre indiscernable…

Votre main et bien à vous. Mon petit malade vous sourit de son lit, comme une fleur blanche qui se rappelle au soleil parti.

Stéphane Mallarmé.

Mercredi,

Mon cher Monsieur de Montesquiou,

Au moment où je portais un mot pour vous à la poste, notre cher enfant nous a quittés, doucement, sans le savoir, je ne veux pas que vous appreniez notre malheur par la lettre de faire-part. Le pauvre petit adoré vous aimait bien.

Stéphane Mallarmé.

Paris, 87, Rue de Rome,

Mon cher Montesquiou,

Vous êtes celui que je serai toujours heureux de voir : car si nos esprits s’accordent, je ne sais pourquoi, aussi vous avez d’autre part établi entre nous maints liens d’une sympathie intime. Ou plutôt si ! Je me rends compte qu’avec votre pénétration vraie vous avez lu beaucoup du charme de l’être délicieux qui fut notre trésor et la joie d’ici ; et maintenant vous ne l’oubliez pas. Je vous remercierai.

Votre

Stéphane Mallarmé.

Poignant ressouvenir que ne pourrait qu’affaiblir tout commentaire. Et pourtant j’ai parlé d’un malentendu noué silencieusement, dénoué de même, mais non sans une gêne et une tristesse que la mort seule dénoua.

Voici encore deux billets, à propos de mes livres :

« Vous êtes un ample et ingénieux magicien. Merci du livre que vous laissâtes si amicalement, un jour de cet été. Mille fois je m’y suis promené et reposé, et j’en ai surveillé l’ensemble fastueux ; il s’exhale, de son infini jardin, un très puissant enchantement. La luxuriance, quand c’est la multiplication de la délicatesse, est, tout à fait, un aspect de la poésie. Vous me l’avez indiqué, dans cette rare lecture, jusqu’ici comme personne. La sensation donnée paraît celle de quelqu’un de supérieur existant en vers, suavement, éperdûment ou à l’orientale, d’un génie résumant la rosée possible de tant de fleurs. Je suis heureux de posséder le Chef des Odeurs Suaves. Recevez mon amitié.

S. M. »

Valvins par Avon, 22 juillet 1895.

Mon cher Poète,

La croyance a ceci que quelques-uns pensent exclusivement en vers, et ne sauraient ne pas le faire, vous l’illustrez jusqu’aux délices dans ce surprenant livre le Parcours du Rêve au Souvenir ; dans lequel, je dirai, vous respirez en vers. Le millier de bulles vitales et chantantes s’assemble dans un diaphane suspens de kiosque où entre les perles au rire isolé, tout à coup de grandes harmonies, belles comme sous un retour invisible de lointain. A mon ravissement, c’est très mille et une nuits spirituelles, illuminations par un génie éblouissant et narquois, qui sait que l’office du poète est d’abord de donner une fête.

Votre lecteur

S. M.

« Exclu de toute participation aux déploiements de beauté officiels » selon une expression de lui, que je retrouve dans Carlyle[52], la participation lui suffisait, aux déploiements de beauté de sa forêt de Fontainebleau. C’est là que je le vis une dernière fois en un pique-nique d’automne. Y prenaient part les Mirbeau et les Rodenbach. L’auteur de l’Après-Midi s’était levé de bon matin, pour balayer de tout papier incongru ses chers sous-bois. C’est qu’il avait comme une pudeur pour ces arbres royaux, l’homme qui s’écriait : Palmes ! comme un autre se fût écrié : Peste !

[52] « Partout exclu, comme sur l’eau flotte l’huile, de toute participation à un emploi quelconque… » Sartor Resartus.

Il me plairait l’avoir humanisé, sans le vulgariser, l’avoir rendu plus familier à ses proches, mieux accessible à de plus distants, l’auteur que ses disciples défendent déjà contre l’accusation de ne pas se montrer strictement grammatical ; l’auteur dont s’inspire aujourd’hui Monsieur Hervieu, au dire d’un journal du matin[53], l’auteur dont, qui sait ? on écrira peut-être quelque jour :

Enfin Mallarmé vint, et le premier en France…[54]

[53] Le Gaulois, 15 Janvier 1900.

[54] Le vœu que j’exprimais, page 255, vient de se réaliser amplement du fait d’une hérédité documentée et pieuse, à l’effort de laquelle nul ne peut plus prétendre ajouter qu’une glane d’épis oubliés ou omis et l’apport d’une contribution particulière.

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