Diptyque de Flandre, triptyque de France: le peintre aux billets, le pasteur de cygnes, le broyeur de fleurs, l'inextricable graveur, la porte ouverte au jardin fermé du roi
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Griffonnages en différents sens
Une conclusion s’impose. Voici trois artistes exceptionnellement doués, passés maîtres dans leurs moyens de rendre qu’ils excèdent jusqu’à se perdre dans le brouillard, l’un des couleurs : Monticelli ; l’autre des formes : Bresdin ; le troisième des tropes : Mallarmé. Or, ce cas nous est connu ; il a été magistralement enregistré deux fois par le grand Honoré de Balzac.
Le premier est Gambara, ce musicien de génie et de folie, « poussant à l’extrême le principe musical, ce qui lui fait dépasser le but », selon l’expression de l’écrivain.
Le second, plus concis et caractéristique, est cet élève de Mabuse, l’étrange et mystérieux Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu, « un homme qui voit plus haut et plus loin que les autres peintres » et qui ayant « profondément médité sur les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne, est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches » ; l’artiste qui veut exprimer non « l’apparence de la vie, mais son trop plein qui déborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l’enveloppe. » Écoutez-le parler à Porbus et à Poussin débutant : « En partant du point extrême où vous arrivez, on ferait peut-être d’excellente peinture… » et, ce disant, il trempe « avec une vivacité fébrile, la pointe de la brosse dans les différents tas de couleurs dont il parcourt la gamme entière plus rapidement qu’un organiste de cathédrale ne parcourt l’étendue de son clavier à l’O Filii de Pâques. » — Le bonhomme daigne retoucher un tableau de Porbus et lance des onomatopées familières aux peintres à leur travail, et qui semblent scander les touches ; nous en retrouverons plus tard de similaires dans une lettre célèbre de Corot[55] : « Paf ! paf ! paf ! voilà comment cela se beurre, jeune homme ! — lance Frenhofer — venez mes petites touches, faites moi roussir ce ton glacial. Allons donc ! Pon ! pon ! pon ! disait-il en réchauffant les parties où il avait signalé un défaut de vie… »
[55] J’en ai noté de telles chez Whistler.
Un véritable maître doit faire passer dans sa toile : « l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons » ; les tresses de cheveux doivent remuer ; « l’ombre n’est qu’un accident… les ombres des peintres ordinaires sont d’une autre nature que leurs tons éclairés ; c’est du bois, de l’airain, c’est tout ce que vous voudrez, excepté de la chair dans l’ombre. On sent que si leur figure changeait de position, les places ombrées ne se nettoieraient pas et ne deviendraient pas lumineuses ». — Et après avoir traité de barbouillages, de fort belles études de lui qui ornent l’atelier, il parle à ses deux compagnons de son chef-d’œuvre, un tableau voilé auquel il travaille depuis dix ans ; une figure de femme ébauchée « dans un ton clair avec une pâte souple et nourrie ». — « Comme une foule d’ignorants qui s’imaginent dessiner correctement parce qu’ils font un trait soigneusement ébarbé, poursuit Frenhofer, je n’ai pas marqué sèchement les bords extérieurs de ma figure et fait ressortir jusqu’au moindre détail anatomique, car le corps humain ne finit pas par des lignes… La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres… La distribution du jour donne seule l’apparence au corps ! Aussi n’ai-je pas arrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l’on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds ». — Et le vieillard se décide à montrer à ses deux admirateurs l’œuvre qu’il leur propose pour modèle. « Ah ! ah ! s’écrie-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l’air y est si vrai que vous ne pouvez plus le discerner de l’air qui nous environne. Où est l’art ? perdu, disparu ! Voici les formes mêmes d’une jeune fille. N’ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N’est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l’atmosphère comme les poissons dans l’eau ? Admirez comme les couleurs se détachent du fond… Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l’accouplement du jour et des objets ». Or, les deux spectateurs se trouvent devant une toile chargée de « couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture. » Mais le vieillard continue : « Il faut de la foi dans l’art, et vivre pendant longtemps avec son œuvre pour produire une semblable création. Quelques-unes de ces ombres m’ont coûté bien des travaux. Tenez, il y a là sur la joue, au-dessous des yeux, une légère pénombre qui, si vous l’observez dans la nature, vous paraîtra presque intraduisible. Eh bien ! croyez-vous que cet effet ne m’ait pas coûté des peines inouïes à reproduire ? Mais aussi, mon cher Porbus, regarde attentivement mon travail, et tu comprendras mieux ce que je te disais sur la manière de traiter le modelé et les contours. Regarde la lumière du sein, et vois comme, par une suite de touches et de rehauts fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la véritable lumière et à la combiner avec la blancheur des tons éclairés, et comme, par un travail contraire, en effaçant les saillies et le grain de la pâte, j’ai pu, à force de caresser le contour de ma figure, noyé dans une demi-teinte, ôter jusqu’à l’idée de dessin et de moyens artificiels, et lui donner l’aspect de la rondeur même de la nature. Approchez, vous verrez mieux le travail. De loin, il disparaît. Tenez, là, il est, je crois, très remarquable ». — Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres une pâte de couleur claire. — « Là, finit notre art sur la terre ! » conclut l’un des deux assistants, « mais tôt ou tard, il verra qu’il n’y a rien sur sa toile ». — Et le vieillard, qui a entendu, s’indigne, puis s’affole : « Aurais-je donc gâté mon tableau ? » — Mais il se rassure, et rentrant dans son illusion : « Moi, je la vois, s’écrie-t-il, elle est merveilleusement belle ! »
N’avez-vous pas tout d’abord reconnu Monticelli dans ce peintre qui voit plus haut et plus loin que les autres peintres et qui a profondément médité sur les couleurs ? qui ne veut pas de l’apparence de la vie, mais la vie elle-même, et qui parcourt la gamme des tons comme un organiste ; qui fait passer dans sa toile l’air, le ciel et le vent, vivre les femmes et flotter leurs chevelures ; qui veut que l’art se perde et disparaisse, avec les formes, dans l’atmosphère et qui, par une suite de touches et de rehauts fortement empâtés, dans une pâte souple et nourrie, accroche la véritable lumière ? — Et ne mérite-t-il pas d’être assimilé au chef-d’œuvre de Frenhofer, ce dernier chef-d’œuvre de Mallarmé intitulé : Un coup de dé n’abolira jamais le hazard, ce cahier d’une vingtaine de vastes pages blanches où des mots se projettent en caractères divers et retombent, tantôt un par un, ou tantôt par des cascades de fusées obscures, entre lesquelles un mot aux lettres géantes éclate et se prolonge ténébreusement, tel que la redescente d’une noire étoile en une sombre chandelle romaine ? Chef-d’œuvre inconnu, que les plus convaincus disciples du poète proclament entre tous déconcertant, et qui ne porte plus même trace de ce pied divin que, dans son tableau, Frenhofer, comme involontaire marque d’un art passé, d’un art dépassé, avait laissé survivre « à une lente et progressive destruction ».
Oui, Mallarmé nous apparaît à son tour dans cet artiste qui cache sa production pour en jouir seul ; qui traite de barbouillages ses premiers travaux justement admirés, et s’enferme dix ans avec son œuvre, toute pleine aussi d’empâtements de pensée, dans lesquels les lecteurs ne voient (comme beaucoup de gens encore dans l’œuvre de Bresdin) que confusion de lignes bizarres, que « griffonnages en différents sens », pour conclure ce recueil par un intitulé du géant Van Ryn, lequel exprime en son dédaigneux libellé le dernier mot de toute pensée humaine…