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Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792

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The Project Gutenberg eBook of Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792

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Title: Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792

Author: Maximilien Robespierre

Editor: Charles Vellay

Release date: August 23, 2009 [eBook #29775]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

Credits: Produced by Daniel Fromont

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DISCOURS PAR MAXIMILIEN ROBESPIERRE — 5 FEVRIER 1791-11 JANVIER 1792 ***



Discours par Maximilien Robespierre —
5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792

(1758-1794)



Note: texte en français moderne établi par Charles Vellay




Principes de réorganisation des jurés et réfutation du système proposé par M, Duport au nom des Comités de judicature et de constitution, par Maximilien Robespierre, député du Pas-de-Calais à l'Assemblée nationale (5 février 1791)

Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l'Assemblée nationale, et membre de cette Société (11 mai 1791)

Discours de Maximilien Robespierre à l'Assemblée nationale, sur la réélection des membres de l'Assemblée nationale (16 mai 1791)

Second discours prononcé à l'Assemblée nationale, le 18 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député du département du Pas-de-Calais, sur la rééligibilité des membres du Corps législatif (18 mai 1791)

Discours sur la peine de mort prononcé à la tribune de l'Assemblée nationale le 30 mai 1791 (30 mai 1791)

Discours sur la fuite du Roi prononcé par Robespierre le 21 juin 1791 aux Jacobins (21 juin 1791)

Discours sur l'inviolabilité royale prononcé par Robespierre à l'Assemblée constituante le 14 juillet 1791 (14 juillet 1791)

Discours par Maximilien Robespierre à l'Assemblée nationale sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l'exercice des droits du citoyen à la contribution du marc d'argent, ou d'un nombre déterminé de journées d'ouvriers (11 août 1791)

Discours sur la guerre, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 2 Janvier 1792, an quatrième de la Révolution (2 janvier 1792)

Suite du discours de Maximilien Robespierre sur la guerre prononcé a la société des amis de la constitution le 11 janvier 1792, l'an quatrième de la révolution (11 janvier 1792)






Principes de réorganisation des jurés et réfutation du système proposé par M, Duport au nom des Comités de judicature et de constitution, par Maximilien Robespierre, député du Pas-de-Calais à l'Assemblée nationale (5 février 1791)



Messieurs,


Le mot de Jurés semble réveiller l'idée de l'une des institutions sociales les plus précieuses à l'humanité: mais la chose qu'il exprime est loin d'être universellement connue, et clairement définie; ou plutôt, il est clair que, sous ce nom, on peut établir des choses essentiellement différentes par leur nature et par leurs effets. La plupart des Français n'y attachent guère aujourd'hui qu'une certaine idée vague du système anglais, qui ne leur est point parfaitement connu. Au reste, il nous importe bien moins de savoir ce qu'on fait ailleurs, que de trouver ce qu'il nous convient d'établir chez nous. Les Comités de constitution et de judicature pourraient même avoir calqué exactement une partie du plan qu'ils vous proposent sur les Jurés connus en Angleterre, et n'avoir encore rien fait pour le bien de la nation; car les avantages et les vices d'une institution dépendent presque toujours de leurs rapports avec les autres parties de la législation, avec les usages, les moeurs d'un pays, et une foule d'autres circonstances locales et particulières. On pourrait de plus les avoir modifiés de telle manière, et attachés à de telles circonstances, qu'au lieu des fruits heureux que les Anglais en auraient recueillis, les Jurés ne produisissent chez nous que des poisons mortels pour la liberté. Attachons-nous donc à la nature même de la chose, au principe de toute bonne constitution judiciaire, et de l'institution des Jurés.

Son caractère essentiel, c'est que les citoyens soient jugés par leurs pairs; son objet, est que les citoyens soient jugés avec plus de justice et d'impartialité; que leurs droits soient à l'abri des coups du despotisme judiciaire. Comparons d'abord avec ces principes le système des Comités. C'est pour avoir de véritables jurés, que je vais prouver qu'ils ne nous en présentent que le masque et le fantôme.

Dans l'étendue d'un département, deux cents citoyens seront pris, seulement, parmi ceux qui paient la contribution exigée pour être éligibles aux places administratives. Ces deux cents éligibles seront choisis par le procureur-général syndic de l'administration du département. Sur ces deux cents, douze seront tirés au sort; ce sont ces douze qui, sous le titre de jurés de jugement, décideront si le crime a été commis, si l'accusé est coupable. Il faut observer seulement que, sur les deux cents éligibles qui formaient la liste des jurés, l'accusateur public et l'accusé ont également la faculté d'en récuser chacun vingt.

Maintenant, pour embrasser l'ensemble du système, pour en saisir l'esprit, et en calculer les effets, il faut rapprocher de cette organisation des jurés celle du tribunal qui doit intervenir dans les procès criminels et prononcer la peine.

Un tribunal criminel, unique par chaque département, composé de juges pris à tour de rôle, et tous les trois mois, parmi les membres du tribunal de district que renfermera le département.

A la tête de ce tribunal, un magistrat permanent, un président, nommé pour l'espace de douze années, qui, indépendamment des fonctions de juge, est seul revêtu d'une autorité infiniment étendue, que nous ferons connaître dans la suite.

Contentons-nous maintenant de développer les vices cachés, pour ainsi dire, dans la combinaison des dispositions que nous venons d'annoncer.

Quels sont-ils, ces jurés, ces hommes appelés à décider de la condamnation ou du salut des accusés? Deux cents citoyens choisis par le procureur-syndic du département. Voilà donc un seul homme, un officier d'administration maître de donner au peuple les juges qu'il lui plaît. Voilà tout ce que le génie de la législation pouvait inventer pour garantir les droits les plus effacés de l'homme et du citoyen, qui aboutit à la sagesse, à la volonté, au caprice d'un procureur-syndic. Je sais bien que, sur ces deux cents, douze seront tirés au sort, et que l'accusé pourra en récuser vingt: mais le sort ne pourra jamais s'exercer que sur deux cents hommes choisis par le procureur-syndic; mais, après les récusations, il ne restera jamais que des hommes dont le choix ne prouvera, tout au plus, que la confiance du procureur-syndic; mais, en dernière analyse, il demeure certain que vous abandonnez au procureur-syndic une influence aussi étrange que redoutable sur l'honneur, sur la liberté, sur la vie, peut-être, des citoyens. J'aurais pu observer aussi que l'effet de la faculté de récuser, que vous donnez à l'accusé, est anéanti ou compensé par celle que vous accordez à l'accusateur public, puisque, si d'un côté il peut écarter les vingt jurés qui pourraient lui être les plus suspects, son adversaire peut lui ravir, de l'autre, le même nombre de ceux en qui il aurait le plus de confiance.

Si un pareil pouvoir donné au procureur-syndic est, en soi, un abus extrême, que sera-ce si nous considérons les circonstances particulières à notre nation et à notre Révolution, les seules sans doute qui doivent fixer nos regards!

Dans un temps où la nation est divisée par tant d'intérêts, par tant de factions, où elle est surtout partagée en deux grandes sections, la majorité des citoyens, les citoyens les moins puissants, les moins caressés par la fortune et par l'ancien gouvernement, ces citoyens que l'on appelle peuple, que j'appelle ainsi, parce qu'il faut que je parle la langue de mes adversaires, parce que ce nom me paraît à la fois auguste et touchant; dans le temps, dis-je, où l'Etat est comme partagé entre le peuple et la foule innombrable de ces hommes qui veulent, ou rappeler les anciens abus, ou en créer de nouveaux au profit de leur ambition et aux dépens de la liberté; dans le temps où les plus dangereux de ses ennemis ne sont pas ceux qui se montrent à découvert, mais ceux qui cachent leurs sinistres dispositions sous le masque du civisme, et sous les formes de la Constitution nouvelle, n'est-il pas possible, n'est-il pas même inévitable et conforme à l'expérience, que l'intrigue et l'erreur portent souvent aux premières places de l'administration des citoyens de ce caractère? Or, de tels procureurs-syndics ne seraient-ils pas naturellement enclins à appeler aux fonctions de jurés des hommes qui auraient adopté les mêmes principes, et qui suivraient le même parti? Ne pourraient-ils pas même, sans nuire à leurs vues, les entremêler, pour ainsi dire, d'un certain nombre de ces hommes nuls et insignifiants qui appartiennent au plus adroit et au plus puissant; et, s'ils le voulaient, ne le pourraient-ils pas facilement? Seraient-ils réduits à chercher longtemps deux cents de ces hommes-là dans toute l'étendue du département? Et dès lors ne voilà-t-il pas le peuple, les patriotes les plus zélés surtout, livrés à des juges partiaux et ennemis? Je n'en conclurai pas qu'on se hâtera d'abord de déployer l'appareil des jugements criminels contre ceux qui, sur un grand théâtre, auront défendu avec éclat les droits de la nation et de l'humanité; mais je vois les citoyens faibles et sans appui, suspects d'un trop grand attachement à la cause populaire, persécutés au nom des lois et de l'ordre public; je vois des réclamations vigoureuses, des actes de résistance provoqués par de longs outrages, ou, si l'on veut, les actes d'un patriotisme sincère, mais non encore éclairé par la connaissance des lois nouvelles, punis comme des actes de rébellion et comme des attentats à la sûreté publique. Je vois, dans toutes les accusations qui auront le moindre trait aux calomnies que les ennemis de la liberté n'ont cessé de répandre contre le peuple, les meilleurs citoyens abandonnés à toutes les préventions, à toute la malignité hypocrite des faux patriotes, à toutes les vengeances de l'aristocratie soupçonneuse et irritée.

Ce n'est pas tout: comme si ce n'était point assez de ces précautions pour nous assurer ce malheur, les Comités ne nous proposent-ils pas encore de restreindre la faculté d'être choisi par le procureur-syndic, à la classe des éligibles aux administrations, c'est-à-dire des citoyens les plus riches et les plus puissants? Est-ce donc là ce que vous appelez être jugé par ses pairs? Ils le seront peut-être, ces citoyens exclusivement appelés aux fonctions d'administrateurs et de jurés; mais ils ne forment pas le quart de la nation: pour les autres, ils le seront de fait par leurs supérieurs; leur sort sera soumis à une classe séparée d'eux par la ligne de démarcation la plus profonde, par toute la distance qui existe entre la puissance politique et judiciaire et la nullité, entre la souveraineté et la sujétion, ou, si vous voulez, la servitude. Et comment la nation retrouverait-elle là, je ne dis pas l'égalité des droits, je ne dis pas les droits imprescriptibles des hommes, mais ce principe fondamental de toute organisation des jurés, ce caractère de justice et d'impartialité qui doit la distinguer? Tous ceux qui seront hors de votre classe privilégiée ne craindront-ils pas de trouver dans ces jurés plus de penchant à l'indulgence, plus d'égards, plus de préventions pour les personnes de leur état, et moins d'humanité, moins de respect pour ceux qu'ils sont accoutumés à regarder comme d'une grande hauteur?

Je suis bien éloigné de vouloir que les accusés soient jugés par les tribunaux. Mais certes, je ne crains pas d'affirmer que ce système serait beaucoup moins dangereux, beaucoup moins contraire aux principes de la liberté que celui qu'on nous propose. Du moins, les citoyens seraient jugés par des magistrats qu'ils auraient eux-mêmes choisis: dans l'autre leur sort est soumis à des hommes nommés par un seul fonctionnaire public, peut-être par leur ennemi.

Dans le premier, l'égalité des droits est au moins respectée, puisque tous sont jugés par ceux que tous ont choisis; mais le second distingue la nation en deux classes, dont l'une est destinée à juger et l'autre à être jugée; la partie la plus précieuse de la souveraineté nationale est transportée à la minorité de la nation; la richesse devient la seule mesure des droits du citoyen, et le peuple français est à la fois avili et opprimé. Enfin, si le système judiciaire, que je mets en parallèle avec celui du Comité, est défectueux, celui du Comité est inique et monstrueux.

Que dirai-je de cette autre disposition qui porte que les deux tiers des jurés seront pris dans la ville où sera établi le tribunal criminel? Que dirai-je de cette partialité injuste et injurieuse aux citoyens des campagnes, dont il est impossible de calculer les suites funestes? de cet oubli inconcevable des premiers principes de la raison et de l'ordre social?

Ces inconvénients sont si frappants que je n'ai pas même songé à relever une atteinte directe qu'il porte aux premiers principes de notre Constitution, en donnant le droit d'élire des fonctionnaires publics (et quels fonctionnaires) à un autre fonctionnaire public, à un officier que le peuple n'a pas chargé de cette mission, et dont le pouvoir est renfermé dans les bornes des affaires de l'administration. Défions-nous de cette tendance à investir les Directoires de toutes ces prérogatives; elles sont autant d'attentats à l'autorité nationale et à la liberté publique.

Mais je n'ai encore exposé qu'une partie des dangers attachés à l'organisation des jurés dont on nous menace: il faut les voir en action; il faut considérer leur rapport avec ce tribunal criminel auquel on les lie. Vous savez que ce tribunal est composé de deux juges pris dans chaque district; mais ces juges changent tous les trois mois; le président seul reste. Le président est nommé pour douze années; c'est vous dire assez que ce magistrat aura une prodigieuse influence. Mais considérez l'étendue de ses fonctions. Indépendamment de celles qui lui sont communes avec les autres juges, de celle de tirer les jurés au sort, de les convoquer, il fera subir un interrogatoire à l'accusé immédiatement après son arrivée; il assistera, il présidera à toute l'instruction; l'instruction finie, il sera chargé encore de diriger les jurés eux-mêmes dans l'exercice de leurs fonctions, de leur exposer, de leur résumer l'affaire, de leur faire remarquer les principales preuves, même de leur rappeler leur devoir.

C'en serait assez pour vous convaincre que ce président exercera une singulière influence sur la procédure et sur le jugement des jurés. Peut-être aussi serez-vous étonnés de ce qu'en même temps que l'on considère cette dernière espèce de juges comme les seuls capables de protéger suffisamment les droits de l'innocence et la liberté civile, on les mette ainsi sous la tutelle et sous la férule d'un magistrat nommé pour douze ans. Si on les suppose ineptes, ils verront par les yeux du Mentor que les Comités leur donnent; si on les suppose capables de leurs fonctions, pourquoi ne pas leur laisser cette indépendance qui doit caractériser des juges?

Mais ce qui achève de dévoiler l'esprit de ce système, c'est le pouvoir indéfini et arbitraire dont le même président est investi par un autre article. "Le Président du Tribunal criminel, dit-on en propres termes, peut prendre sur lui de faire ce qu'il croira utile pour découvrir la vérité; et la loi charge son honneur et sa conscience d'employer tous ses efforts pour en favoriser la manifestation."

La découverte de la vérité est un motif très beau, c'est l'objet de toute procédure criminelle et le but de tout juge. Mais que la loi donne vaguement au juge le pouvoir illimité de prendre sur lui tout ce qu'il croira utile pour l'atteindre; qu'elle substitue l'honneur et la conscience de l'homme à sa sainte autorité; qu'elle cesse de soupçonner que son premier devoir est, au contraire, d'enchaîner les caprices et l'ambition des hommes toujours enclins à abuser de leur pouvoir; et qu'elle fournisse à notre président criminel un texte précis qui favorise toutes les prétentions, qui pallie tous les écarts, qui justifie tous les abus d'autorité, c'est un procédé absolument nouveau, et dont les Comités nous donnent le premier exemple.

Je ne veux point parcourir les autres vices dont leur projet est entaché; je ne veux pas même parler des fonctions inutiles et dangereuses du Commissaire du Roi qu'ils mêlent à toute l'instruction, ni de l'autorité énorme qu'ils donnent à l'accusateur public, en lui attribuant le droit de mander, de réprimander arbitrairement les juges de paix, les officiers de police; en les mettant dans sa dépendance; en lui conférant une puissance qui répond à celle de nos intendants et des procureurs généraux de nos Parlements; mais comment taire ou qualifier les dispositions par lesquelles ils remettent ensuite au Roi le pouvoir de lui donner des ordres pour la poursuite des crimes?

C'est donc en vain que vous avez retiré des mains du Commissaire du Roi le redoutable ministère de l'accusation publique, pour le confier à un officier nommé par le peuple; voilà que vos Comités osent vous proposer de le remettre indirectement au Roi lui-même, c'est-à-dire de remettre à la Cour et au Ministère la plus dangereuse influence sur le sort des citoyens et des plus zélés partisans de la liberté; de dénaturer, de pervertir l'institution de l'accusateur public, pour en faire un vil instrument des agents du Pouvoir exécutif, pour avilir le peuple lui-même, le souverain, en soumettant à leur empire le magistrat qu'il a choisi pour poursuivre, en son nom, les délits qui troublent la société. Eh! qui ne serait point effrayé de ces voies obliques, par lesquelles on s'efforce sans cesse de ramener tous les jours toute la puissance nationale dans les mains du Roi, et de nous remettre insensiblement sous le joug d'un despotisme constitutionnel, plus redoutable que celui sous lequel nous gémissons!

Quel est le résultat de tout ce que nous avons dit sur les principes du système des Comités?

Que la place du président sera ce qu'on appelle une très belle place pour celui qui aspirerait à s'asseoir sur ce trône de la Justice criminelle; qu'en lui se concentrerait presque toute l'autorité du tribunal; qu'il dominerait également et sur la procédure et sur les jurés; que ces jurés eux-mêmes ne seraient que des instruments passifs et suspects, passant, pour ainsi dire, des mains de l'officier qui les aurait créés dans celles du président qui les dirigerait. Je vois partout les principes de la justice et de l'égalité violés, les maximes constitutionnelles foulées aux pieds, la liberté civile pressée, pour ainsi dire, entre un accusateur public, un Commissaire du Roi, un président et un procureur-syndic... J'oubliais les officiers de maréchaussées érigés en magistrats de police; mais laissons, pour un moment, ce système fatal qui complète le plan oppressif que nous avons développé, qui livre brutalement la liberté des citoyens aux caprices et aux outrages du despotisme militaire, qui semble proposé, non pour un peuple généreux, conquérant de sa liberté, mais pour un troupeau d'esclaves que l'on voudrait punir d'avoir un instant secoué leurs chaînes...

Dissipons, dans ce moment, les illusions dont les Comités semblent couvrir leur système. Ils ne cessent de répéter qu'il existe en Angleterre.

Quand on veut adopter la méthode, si incertaine et si fausse, de préférer des exemples étrangers à la raison, on devrait au moins être exact sur les faits. Mais comment peut-on se dissimuler que le système anglais et celui qu'on nous présente diffèrent par des circonstances essentielles qui en changent absolument le résultat? Et d'abord, qui ne sent pas que le système anglais présente à l'innocence une sauvegarde qui suffirait seule pour prévenir bien des inconvénients, pour tempérer bien des vices dans la composition des jurés? C'est la loi qui veut l'unanimité absolue pour condamner l'accusé: or, cette loi salutaire est précisément celle que les Comités commencent par effacer de leur projet.

Non contents d'avoir ainsi garanti l'innocence avant le jugement, les lois anglaises lui ménagent une ressource puissante après la condamnation, en donnant à un juge unique le pouvoir de venir à son secours en soumettant l'affaire à un nouveau juré.

Les Comités ne laissent la possibilité de réclamer la revision que dans le cas presque chimérique où le tribunal tout entier et le Commissaire du Roi sont unanimement d'un avis contraire à la déclaration du juré qui a prononcé la condamnation, de manière que, suivant, dans les deux cas, le principe diamétralement opposé à celui de la législation anglaise, ils exigent l'unanimité lorsqu'il s'agit de secourir l'accusé; ils en dispensent, lorsqu'il est question de le condamner.

Mais quoi! les Anglais ont-ils lié au système de leurs jurés ce pouvoir monstrueux de la maréchaussée? Ont-ils remis dans les mains de l'aristocratie militaire le pouvoir de rendre et d'exécuter des ordonnances de police; de traiter les citoyens comme suspects; de les déclarer prévenus; de les livrer à l'accusateur public; de les envoyer en prison; de dresser des procès-verbaux, et de faire contre eux une procédure provisoire? Ont-ils confondu les limites de la Justice criminelle et de la Police, pour donner à des gendarmes royaux, sous le titre de gendarmes nationaux, le plus terrible de tous les pouvoirs? Ah! ils ont tellement respecté les droits du citoyen, qu'ils ont repoussé avec effroi toutes ces institutions dignes du génie du despotisme. Tout le monde sait qu'ils ont poussé, à cet égard, les précautions jusqu'au scrupule, et qu'ils ont mieux aimé paraître affaiblir l'énergie et l'activité de la police, que d'exposer la liberté civile aux vexations de ses agents. Or, croit-on que cette différence doit être comptée pour rien? Croit-on que ce soit la même chose de pouvoir être exposé arbitrairement à des poursuites criminelles par une autorité essentiellement violente et despotique, ou d'être protégé par la loi contre ces premiers dangers?

Pouvez-vous nier encore que, malgré quelques rapports de ressemblance presque matériels, de quelques-unes des dispositions que vous proposez avec celles de la législation anglaise, il y a dans l'ensemble et dans les détails de grandes nuances, qui doivent en déterminer les effets? Mais pouvez-vous surtout vous dissimuler à quel point les vices énormes de votre système sont liés aux circonstances politiques où nous nous trouvons?

Les jurés d'Angleterre ont-ils été établis, ont-ils fleuri au milieu des troubles civils, au sein des intrigues des ennemis du peuple qui nous environnent? Sont-ils organisés de manière à fournir à ses oppresseurs les moyens de l'abattre, de le remettre sous le joug, avec l'appareil des formes judiciaires?

En Angleterre, le peuple a-t-il réclamé ses droits contre le gouvernement et contre l'aristocratie? Existe-t-il des factions dominantes qui le calomnient, qui peignent les plus zélés défenseurs de la liberté, qui le représentent lui-même comme une troupe de brigands et de séditieux? L'a-t-on livré, sous ce prétexte, à des prévois, à des soldats? A-t-on lieu de croire que les jurés anglais nommés par un seul homme, apporteront sur le tribunal ces sinistres préventions, ou le dessein formé d'immoler des victimes de la tyrannie? Si des représentants du peuple anglais, dans des circonstances semblables à celles que je viens d'indiquer, proposaient de pareilles mesures; si, avant que la révolution fût affermie, au moment où elle serait menacée de toutes parts, ils affectaient toujours une défiance injuste et une rigueur inexorable pour la majorité des citoyens intéressés à la maintenir, et une aveugle confiance, une complaisance sans borne pour ceux dont elle aurait ou irrité les préjugés ou offensé l'orgueil, quel jugement faudrait-il porter, ou de leur prévoyance, ou de leur zèle pour la liberté?

Que conclure de tout ce que j'ai dit? Pour moi; j'en conclus d'abord qu'il faut au moins faire disparaître de la constitution des jurés tous les vices monstrueux que je viens de relever.

Je conclus qu'à la place de leur système, il faut substituer un plan d'organisation fondé sur les principes d'une Constitution libre, et qui puisse réaliser les avantages que le nom des jurés semble promettre à la société.

Nous en viendrons facilement à bout, ce me semble, si nous voulons, d'un côté, fixer un moment notre attention sur les maximes fondamentales de noire Constitution, de l'autre, observer rapidement les causes de la méprise où les Comités me semblent être tombés. Elle consiste, suivant moi, en ce que, se livrant trop à l'esprit d'imitation et à cette espèce d'enthousiasme que nous a inspiré l'habitude d'entendre vanter les jurés anglais, ils n'ont pas fait attention qu'à la hauteur où notre Révolution nous a placés, nous ne pouvons pas être aussi faciles à contenter en ce genre que la nation anglaise.

Que les Anglais, chez qui le pouvoir de nommer les officiers de justice était livré au Roi, aient regardé comme un avantage d'être jugés, en matière criminelle, par des citoyens choisis par un officier appelé shérif, et ensuite réduits par le sort, cela se conçoit aisément; que les Anglais, dont la représentation politique, si absurde et si informe, n'était que l'abus de l'aristocratie des riches, ne présentait aux yeux des politiques philosophes qu'un fantôme de Corps législatif asservi et acheté par un monarque; que les Anglais, dis-je, aient vu, sans étonnement le choix des jurés renfermé dans la classe des citoyens qui possédaient une quantité de propriétés déterminée, cela se conçoit avec la même facilité.

Que les Anglais, contemplant d'un côté les lois bienfaisantes qui adoucissaient les inconvénients de cette formation vicieuse de leurs jurés, comparant de l'autre leur système judiciaire avec le honteux esclavage des peuples qui les entouraient, et, avec les vices mêmes des autres parties de leur gouvernement, aient regardé ce système comme le Palladium de leur liberté individuelle, et qu'ils nous aient communiqué leur enthousiasme dans le temps où nous n'osions même élever nos regards vers l'image de la liberté, tout cela était dans l'ordre naturel des choses.

Mais qu'en France, où les droits de l'homme et la souveraineté de la nation ont été solennellement proclamés; où ce principe constitutionnel que les juges doivent être choisis par le peuple a été reconnu;

Qu'en France, où, en conséquence de ce principe, les moindres intérêts civils et pécuniaires des citoyens ne sont décidés que par les citoyens à qui ils ont confié ce pouvoir; leur honneur, leur destinée, soient abandonnés à des hommes qui n'ont reçu d'eux aucune mission, à des hommes nommés par un simple administrateur auquel le peuple n'a point donné et n'a pu donner une telle puissance;

Que ces hommes ne puissent être choisis que dans une classe particulière, que parmi les plus riches; que les législateurs descendent des principes simples et justes qu'ils ont eux-mêmes consacrés, pour calquer laborieusement un système de justice criminelle sur des institutions étrangères, dont ils ne conservent pas même les dispositions les plus favorables à l'innocence, et qu'ils nous vantent ensuite avec enthousiasme, et la sainteté des jurés, et la magnificence du présent qu'ils veulent faire à l'humanité, voilà ce qui me paraît incroyable, incompréhensible; voilà ce qui me démontre plus évidemment que toute autre chose à quel point on s'égare, lorsqu'on veut s'écarter de ces vérités éternelles de la morale publique qui doivent être la base de toutes les sociétés humaines.

Il suffit de revenir à ce principe pour découvrir le véritable plan d'organisation des jurés que nous devons adopter.

Voici celui que je propose, c'est-à-dire les dispositions que je regarde comme fondamentales de l'organisation des jurés (car, pour les lois de détail, et pour les formes de la procédure, je ne me pique pas de les énoncer toutes, d'autant que j'adopte une grande partie de celles que les comités nous proposent, d'après l'exemple de l'Angleterre et l'opinion publique).


Formation du Jury d'accusation.


I.

Tous les ans, les électeurs de chaque canton s'assembleront pour élire, à la pluralité des suffrages, 6 citoyens, qui, durant le cours de l'année, seront appelés à exercer les fonctions de jurés.


II.

Il sera formé, au directoire de district, une liste des jurés nommés par les cantons.


III.

Le Tribunal de district indiquera celui des jours de la semaine qui sera consacré à l'assemblée du jury d'accusation.


IV.

Huitaine avant le jour, le directeur du jury fera tirer au sort, en présence du public, huit citoyens, sur la liste de ceux qui auront été choisis par tous les cantons, et ces huit formeront le jury d'accusation.


V.

Quand le jury sera assemblé, il prêtera devant le directeur du jury le serment suivant: Nous jurons d'examiner, avec une attention scrupuleuse, les témoignages et les pièces qui nous seront présentées, et de nous expliquer sur l'accusation, selon notre conscience.


VI.

Ensuite l'acte d'accusation leur sera remis; ils examineront les pièces, entendront les témoins, et délibéreront entre eux.


VII.

Ils feront ensuite leur déclaration, qui portera qu'il y a lieu, ou qu'il y a pas lieu à l'accusation.


VIII.

Le nombre de huit jurés sera absolument indispensable pour rendre cette déclaration.


IX.

Il faudra l'unanimité des voix pour déclarer qu'il y a lieu à accusation.



Formation du Jury de jugement.


I.

Il sera fait une liste générale de tous les jurés qui auront été choisis dans tous les districts du département.


II.

Sur cette liste, le premier de chaque mois, le président du tribunal criminel, dont il sera parlé ci-après, fera tirer au sort 16 jurés qui formeront le jury de jugement.


III.

Le 15 de chaque mois, s'il y a quelque affaire à juger, ces 16 jurés s'assembleront, d'après la convocation qui en aura été faite.


IV.

L'accusé pourra récuser 30 jurés sans donner aucun motif.


V.

Il pourra récuser, en outre, tous ceux qui auraient assisté au jury d'accusation.



Formation du Tribunal criminel.


I.

Il sera établi un tribunal criminel par chaque département.


II.

Ce tribunal sera composé de six juges pris à tour de rôle, tous les six mois, parmi les jugés des tribunaux de district.


III.

Il sera nommé tous les deux ans, par les électeurs du département, un président du tribunal criminel, dont les fonctions vont être fixées.


IV.

Outre les fonctions de juge, qui lui sont communes avec les autres membres du tribunal, il sera chargé de faire tirer au sort les jurés, de les convoquer, de leur exposer l'affaire qu'ils ont à juger, et de présider à l'instruction.


V.

Il pourra, sur la demande et pour l'intérêt de l'accusé, permettre ou ordonner ce qui pourrait être utile à la manifestation de l'innocence, quand bien même cela serait hors des formes ordinaire de la procédure déterminée par la loi.


VI.

L'accusateur public sera nommé tous les deux ans par les électeurs du département.


VII.

Ses fonctions se borneront à poursuivre les délits sur les actes d'accusation admis par les premiers jurés.


VIII.

Le Roi ne pourra lui adresser aucun ordre pour la poursuite des crimes, attendu que cette prérogative serait incompatible avec les principes constitutionnels sur la séparation des pouvoirs, et avec la liberté.


IX.

Le Corps Législatif lui-même ne pourra lui adresser de pareils ordres, la Constitution renfermant sa compétence dans la poursuite des crimes de lèse-nation, devant le tribunal établi pour les punir.


X.

L'accusateur public étant nommé par le peuple, pour poursuivre, en son nom, les délits qui troublent la société, aucun commissaire du Roi ne pourra partager avec lui aucune de ses fonctions, ni se mêler, en aucune manière, de l'instruction des affaires criminelles.



Manière de procéder devant le Jury de jugement.


(Je ne présenterai ici que les articles nécessaires pour remplacer celles des dispositions du Comité qui doivent être changées ou supprimées.)


I.

Les dépositions des témoins seront rédigées par écrit, si l'accusé le demande; mais, quel que soit leur contenu, les jurés pèseront toutes les circonstances de l'affaire, et ne se détermineront que par une intime conviction.


II.

Néanmoins, si les dépositions écrites sont à la décharge de l'accusé, ils ne pourront le condamner, quelle que soit d'ailleurs leur opinion particulière.


III.

L'unanimité sera absolument nécessaire pour déclarer l'accusé convaincu.


IV.

Il n'y aura pas d'appel du jugement des jurés; mais, si deux membres du tribunal criminel pensaient que l'accusé a été injustement condamné, il pourra demander un nouveau jury pour examiner l'affaire une seconde fois.


V.

Les jurés seront, comme les juges, indemnisés par l'Etat du temps qu'ils donneront au service public.



(Je terminerai ce projet par quelques articles qui concernent l'arrestation et les principes de la police.)


I.

Tout homme pris en flagrant délit pourra être arrêté par tout agent de police et même par tout citoyen.


II.

Hors ce cas, nul citoyen ne pourra être arrêté qu'en vertu d'une ordonnance de police ou de justice, selon que le fait, par sa nature, pourra donner lieu à une procédure criminelle, ou qu'il sera simplement du ressort de la police.


III.

Lorsqu'il ne s'agira pas d'un délit emportant peine afflictive, tout citoyen qui donnera caution de se représenter sera laissé à la garde de ceux qui l'auront cautionné.



Je sens bien que les Comités ne manqueront pas d'attaquer les deux premières bases de ce système: le pouvoir d'élire que je veux donner au peuple, et le principe d'égalité que je veux maintenir. Je terminerai cette discussion en prévenant leurs objections.

Pour nommer les jurés tous les ans, il faudra tous les ans une assemblée nouvelle, me diront-ils; or, les assemblées sont incommodes et fatigantes pour le peuple. Je sais bien que, dès le commencement de la révolution, on cherche à propager ce principe; mais il ne peut être accueilli que par ceux qui veulent sacrifier le peuple et la liberté à des embarras et à des difficultés qu'ils se plaisent à créer. Rassurez-vous, le peuple aimera mieux s'assembler quelquefois pour user de ses droits, que de retomber sous le joug de ses tyrans. Ne découragez pas son patriotisme, n'abattez pas son courage; ne le rendez pas étranger à la patrie, par les distinctions funestes de citoyens éligibles, de citoyens actifs, et vous verrez que des hommes libres ne raisonnent pas comme les despotes.

J'avoue que mon système a d'abord en apparence ce désavantage vis-à-vis de celui du Comité, que les jurés seront connus un an d'avance, au lieu que, dans celui du Comité, ils ne le seront que trois mois d'avance; mais il faut d'abord observer que ceux qui, dans chaque affaire, devront de fait en exercer les fonctions, ne le seront qu'à une époque voisine du jugement; et l'on sent assez d'ailleurs que cet avantage de cacher plus ou moins leurs noms n'est qu'accessoire et bien subordonné à la nécessité du choix du peuple et aux premiers principes de la liberté.

Ces principes seraient anéantis; l'égalité des droits, qui assure à tous les citoyens la faculté d'être élus par la confiance publique, serait illusoire, si la différence des fortunes mettait le plus grand nombre d'entre eux dans l'impossibilité physique de soutenir le poids des fonctions nationales. C'est pour cela que je regarde comme tenant essentiellement à la liberté l'article par lequel je propose d'indemniser les jurés. J'avoue qu'en général ce n'est pas sans alarmes que j'ai vu introduire encore le système de laisser sans salaire un grand nombre de fonctionnaires publics. Ce n'est pas surtout sans étonnement que j'ai entendu les membres du Comité prononcer cette maxime nouvelle, que si les jurés étaient indemnisés, cette institution serait déshonorée. Les juges, les administrateurs sont donc déshonorés, parce que la justice, la dignité, l'intérêt de la société exigent qu'ils soient salariés? Les législateurs sont déshonorés! Le Roi, surtout, doit être bien humilié de sa liste civile! Je ne sais si cette espèce de délicatesse-là paraît à quelqu'un bien sublime. Pour moi, je la trouve ou bien puérile, ou bien perfide. Oui, le plus dangereux de tous les pièges que l'on peut tendre au patriotisme, la plus funeste manière de trahir le peuple, en le livrant à l'aristocratie des riches, c'est sans contredit d'accréditer cette absurde doctrine, qu'il est honteux de n'être pas assez riche pour vivre en servant la patrie sans indemnité; c'est d'oser mettre en parallèle, avec quelques dépenses nécessaires, l'intérêt sacré de la liberté et de la patrie.






Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député à l'Assemblée nationale, et membre de cette Société (11 mai 1791)



Messieurs,


Après la faculté de penser, celle de communiquer ses pensées à ses semblables est l'attribut le plus frappant qui distingue l'homme de la brute. Elle est tout à la fois le signe de la vocation immortelle de l'homme à l'état social, le lien, l'âme, l'instrument de la société, le moyen unique de la perfectionner, d'atteindre le degré de puissance, de lumières et de bonheur dont il est susceptible.

Qu'il les communique par la parole, par l'écriture ou par l'usage de cet art heureux qui a reculé si loin les bornes de son intelligence, et qui assure à chaque homme les moyens de s'entretenir avec le genre humain tout entier, le droit qu'il exerce est toujours le même, et la liberté de la presse ne peut être distinguée de la liberté de la parole; l'une et l'autre est sacrée comme la nature; elle est nécessaire comme la société même.

Par quelle fatalité les lois se sont-elles donc presque partout appliquées à la violer? C'est que les lois étaient l'ouvrage des despotes, et que la liberté de la presse est le plus redoutable fléau du despotisme. Comment expliquer en effet le prodige de plusieurs millions d'hommes opprimés par un seul, si ce n'est par la profonde ignorance et par la stupide léthargie où ils sont plongés? Mais que tout homme qui a conservé le sentiment de sa dignité puisse dévoiler les vues perfides et la marche tortueuse de la tyrannie; qu'il puisse opposer sans cesse les droits de l'humanité aux attentats qui les violent, la souveraineté des peuples à leur avilissement et à leur misère; que l'innocence opprimée puisse faire entendre impunément sa voix redoutable et touchante, et la vérité rallier tous les esprits el tous les coeurs, aux noms sacrés de liberté et de patrie; alors l'ambition trouve partout des obstacles, et le despotisme est contraint de reculer à chaque pas ou de venir se briser contre la force invincible de l'opinion publique et de la volonté générale. Aussi voyez avec quelle artificieuse politique les despotes se sont ligués contre la liberté de parler et d'écrire; voyez le farouche inquisiteur la poursuivre au nom du ciel, et les princes au nom des lois qu'ils ont faites eux-mêmes pour protéger leurs crimes. Secouons le joug des préjugés auxquels ils nous ont asservis, et apprenons d'eux à connaître tout le prix de la liberté de la presse.

Quelle doit en être la mesure? Un grand peuple, illustre par la conquête récente de la liberté, répond à cette question par son exemple.

Le droit de communiquer ses pensées, par la parole, par l'écriture ou par l'impression, ne peut être gêné ni limité en aucune manière; voilà les termes de la loi que les Etats-Unis d'Amérique ont faite sur la liberté de la presse, et j'avoue que je suis bien aise de pouvoir présenter mon opinion sous de pareils auspices à ceux qui auraient été tentés de la trouver extraordinaire ou exagérée.

La liberté de la presse doit être entière et indéfinie, ou elle n'existe pas. Je ne vois que deux moyens de la modifier: l'un d'en assujettir l'usage à de certaines restrictions et à de certaines formalités, l'autre d'en réprimer l'abus par des lois pénales; l'un et l'autre de ces deux objets exige la plus sérieuse attention.

D'abord il est évident que le premier est inadmissible, car chacun sait que les lois sont faites pour assurer à l'homme le libre développement de ses facultés, et non pour les enchaîner; que leur pouvoir se borne à défendre à chacun de nuire aux droits d'autrui, sans lui interdire l'exercice des siens. Il n'est plus nécessaire aujourd'hui de répondre à ceux qui voudraient donner des entraves à la presse sous le prétexte de prévenir les abus qu'elle peut produire. Priver un homme des moyens que la nature et l'art ont mis en son pouvoir de communiquer ses sentiments et ses idées, pour empêcher qu'il n'en fasse un mauvais usage, ou bien enchaîner sa langue de peur qu'il ne calomnie, ou lier ses bras de peur qu'il ne les tourne contre ses semblables, tout le monde voit que ce sont là des absurdités du même genre, que cette méthode est tout simplement le secret du despotisme qui, pour rendre les hommes sages et paisibles, ne connaît pas de meilleur moyen que d'en faire des instruments passifs et de vils automates. Eh! quelles seraient les formalités auxquelles vous soumettriez le droit de manifester ses pensées? Défendrez-vous aux citoyens de posséder des presses, pour faire, d'un bienfait commun à l'humanité entière, le patrimoine de quelques mercenaires? Donnerez-vous ou vendrez-vous aux uns le privilège exclusif de disserter périodiquement sur des objets de littérature, aux autres celui de parler de politique et des événements publics? Décrèterez-vous que les hommes ne pourront donner l'essor à leurs opinions, si elles n'ont obtenu le passeport d'un officier do police, ou qu'ils ne penseront qu'avec l'approbation d'un censeur, et par permission du gouvernement? Tels sont en effet les chefs-d'oeuvre qu'enfanta l'absurde manie de donner des lois à la presse: mais l'opinion publique et la volonté générale de la nation ont proscrit, depuis longtemps, ces infâmes usages. Je ne vois en ce genre qu'une idée qui semble avoir surnagé, c'est celle de proscrire toute espèce d'écrit qui ne porterait point le nom de l'auteur ou de l'imprimeur, et de rendre ceux-ci responsables; mais comme cette question est liée à la seconde partie de notre discussion, c'est-à-dire à la théorie des lois pénales sur la presse, elle se trouvera résolue par les principes que nous allons établir sur ce point.

Peut-on établir des peines contre ce qu'on appelle l'abus de la presse? Dans quels cas ces peines pourraient-elles avoir lieu? Voilà de grandes questions qu'il faut résoudre, et peut-être la partie la plus importante de notre code constitutionnel.

La liberté d'écrire peut s'exercer sur deux objets, les choses et les personnes.

Le premier de ces objets renferme tout ce qui touche aux plus grands intérêts de l'homme et de la société, tels que la morale, la législation, la politique, la religion. Or, les lois ne peuvent jamais punir aucun homme, pour avoir manifesté ses opinions sur toutes ces choses. C'est par la libre et mutuelle communication de ses pensées que l'homme perfectionne ses facultés, s'éclaire sur ses droits, et s'élève au degré de vertu, de grandeur, de félicité, auquel la nature lui permet d'atteindre. Mais cette communication, comment peut-elle se faire, si ce n'est de la manière que la nature même l'a permise? Or, c'est la nature même qui veut que les pensées de chaque homme soient le résultat de son caractère et de son esprit, et c'est elle qui a créé cette prodigieuse diversité des esprits et des caractères. La liberté de publier son opinion ne peut donc être autre chose que la liberté de publier toutes les opinions contraires. Il faut, ou que vous lui donniez cette étendue, ou que vous trouviez le moyen de faire que la vérité sorte d'abord toute pure et toute nue de chaque tête humaine. Elle ne peut sortir que du combat de toutes les idées vraies ou fausses, absurdes ou raisonnables. C'est dans ce mélange que la raison commune, la faculté donnée à l'homme de discerner le bien et le mal, s'exerce à choisir les unes, à rejeter les autres. Voulez-vous ôter à vos semblables l'usage de cette faculté, pour y substituer votre autorité particulière? Mais quelle main tracera la ligne de démarcation qui sépare l'erreur de la vérité? Si ceux qui font les lois ou ceux qui les appliquent étaient des êtres d'une intelligence supérieure à l'intelligence humaine, ils pourraient exercer cet empire sur les pensées; mais s'ils ne sont que des hommes, s'il est absurde que la raison d'un homme soit, pour ainsi dire, souveraine de la raison de tous les autres hommes, toute loi pénale contre la manifestation des opinions n'est qu'une absurdité.

Elle renverse les premiers principes de la liberté civile, et les plus simples notions de l'ordre social. En effet, c'est un principe incontestable que la loi ne peut infliger aucune peine là où il ne peut y avoir un délit susceptible d'être caractérisé avec précision, et reconnu avec certitude; sinon la destinée des citoyens est soumise aux jugements arbitraires, et la liberté n'est plus. Les lois peuvent atteindre les actions criminelles, parce qu'elles consistent en faits sensibles, qui peuvent être clairement définis et constatés suivant des règles sûres et constantes: mais les opinions! leur caractère bon ou mauvais ne peut être déterminé que par des rapports plus ou moins compliqués avec des principes de raison, de justice, souvent même avec une foule de circonstances particulières. Me dénonce-t-on un vol, un meurtre; j'ai l'idée d'un acte dont la définition est simple et fixée, j'interroge des témoins. Mais on me parle d'un écrit incendiaire, dangereux, séditieux; qu'est-ce qu'un écrit incendiaire, dangereux, séditieux? Ces qualifications peuvent-elles s'appliquer à celui qu'on me présente? Je vois naître ici une foule de questions qui seront abandonnées à toute l'incertitude des opinions; je ne trouve plus ni fait, ni témoins, ni loi, ni juge; je n'aperçois qu'une dénonciation vague, des arguments, des décisions arbitraires. L'un trouvera le crime dans la chose, l'autre dans l'intention, un troisième dans le style. Celui-ci méconnaîtra la vérité; celui-là la condamnera en connaissance de cause; un autre voudra punir la véhémence de son langage, le moment même qu'elle aura choisi pour faire entendre sa voix. Le même écrit qui paraîtra utile et sage à l'homme ardent et courageux, sera proscrit comme incendiaire par l'homme froid et pusillanime; l'esclave ou le despote ne verra qu'un extravagant ou un factieux où l'homme libre reconnaît un citoyen vertueux. Le même écrivain trouvera, suivant la différence des temps et des lieux, des éloges ou des persécutions, des statues ou un échafaud. Les hommes illustres, dont le génie a préparé cette glorieuse révolution, sont enfin placés, par nous, au rang des bienfaiteurs de l'humanité: qu'étaient-ils durant leur vie aux yeux des gouvernements? des novateurs dangereux, j'ai presque dit des rebelles. Est-il bien loin de nous, le temps où les principes mêmes que nous avons consacrés auraient été condamnés comme des maximes criminelles par ces mêmes tribunaux que nous avons détruits? Que dis-je! aujourd'hui même, chacun de nous ne paraît-il pas un homme différent aux yeux des divers partis qui divisent l'Etat; et dans ces lieux mêmes, au moment où je parle, l'opinion que je propose ne paraît-elle pas aux uns un paradoxe, aux autres une vérité? ne trouve-t-elle pas ici des applaudissements, et là presque des murmures? Or, que deviendrait la liberté de la presse, si chacun ne pouvait l'exercer qu'à peine de voir son repos et ses droits les plus sacrés livrés à tous les caprices, à tous les préjugés, à toutes les passions, à tous les intérêts?

Mais ce qu'il importe surtout de bien observer, c'est que toute peine décernée contre les écrits, sous le prétexte de réprimer l'abus de la presse, tourne entièrement au désavantage de la vérité et de la vertu, et au profit du vice, de l'erreur et du despotisme.

L'homme de génie qui révèle de grandes vérités à ses semblables est celui qui a devancé l'opinion de son siècle: la nouveauté hardie de ses conceptions effarouche toujours leur faiblesse et leur ignorance; toujours les préjugés se ligueront avec l'envie, pour le peindre sous des traits odieux ou ridicules. C'est pour cela précisément que le partage des grands hommes fut constamment l'ingratitude de leurs contemporains, et les hommages tardifs de la postérité; c'est pour cela que la superstition jeta Galilée dans les fers et bannit Descartes de sa patrie. Quel sera donc le sort de ceux qui, inspirés par le génie de la liberté, viendront parler des droits et de la dignité de l'homme à des peuples qui les ignorent? Ils alarment presque également et les tyrans qu'ils démasquent, et les esclaves qu'ils veulent éclairer. Avec quelle facilité les premiers n'abuseraient-ils pas de cette disposition des esprits, pour les persécuter au nom des lois! Rappelez-vous pour quoi, pour qui s'ouvraient, parmi vous, les cachots, du despotisme; contre qui était dirigé le glaive même des tribunaux. La persécution épargna-t-elle l'éloquent et vertueux philosophe de Genève? Il est mort; une grande révolution laissait, pour quelques moments du moins, respirer la vérité, vous lui avez décerné une statue; vous avez honoré et secouru sa veuve au nom de la patrie; je ne conclurai pas même de ces hommages que, vivant et placé sur le théâtre où son génie devait l'appeler, il n'essuyât pas au moins le reproche si banal d'homme morose et exagéré.

S'il est vrai que le courage des écrivains dévoués à la cause de la justice et de l'humanité soit la terreur de l'intrigue et de l'ambition des hommes en autorité, il faut bien que les lois contre la presse deviennent entre les mains de ces derniers une arme terrible contre la liberté. Mais tandis qu'ils poursuivront ses défenseurs, comme des perturbateurs de l'ordre public, et comme des ennemis de l'autorité légitime, vous les verrez caresser, encourager, soudoyer ces écrivains dangereux, ces vils professeurs de mensonge et de servitude, dont la funeste doctrine, empoisonnant dans sa source la félicité des siècles, perpétue sur la terre les lâches préjugés des peuples et la puissance monstrueuse des tyrans, les seuls dignes du titre de rebelles, puisqu'ils osent lever l'étendard contre la souveraineté des nations, et contre la puissance sacrée de la nature. Vous les verrez encore favoriser, de tout leur pouvoir, toutes ces productions licencieuses qui allèrent les principes de la morale, corrompent les moeurs, énervent le courage et détournent les peuples du soin de la chose publique, par l'appât des amusements frivoles, on par les charmes empoisonnés de la volupté. C'est ainsi que toute entrave mise à la liberté de la presse est entre leurs mains un moyen de diriger l'opinion publique au gré de leur intérêt personnel, et de fonder leur empire sur l'ignorance et sur la dépravation générale. La presse libre est la gardienne de la liberté; la presse gênée en est le fléau. Ce sont les précautions mêmes que vous prenez contre ses abus qui les produisent presque tous; ce sont ces précautions qui vous en ôtent tous les heureux fruits, pour ne vous en laisser que les poisons. Ce sont ces entraves qui produisent ou une timidité servile, ou une audace extrême. Ce n'est que sous les auspices de la liberté que la raison s'exprime avec le courage et le calme qui la caractérisent. C'est à elles encore que sont dus les succès des écrits licencieux, parce que l'opinion y met un prix proportionné aux obstacles qu'ils ont franchis, et à la haine qu'inspire le despotisme qui veut maîtriser jusqu'à la pensée. Otez-lui ce mobile, elle les jugera avec une sévère impartialité, et les écrivains dont elle est la souveraine ne brigueront ses faveurs que par des travaux utiles: ou plutôt soyez libres; avec la liberté viendront toutes les vertus, et les écrits que la presse mettra au jour seront purs, graves et sains comme ses moeurs.

Mais pourquoi prendre tant de soin pour troubler l'ordre que la nature établissait d'elle-même? Ne voyez-vous pas que, par le cours nécessaire des choses, le temps amène la proscription de l'erreur et le triomphe de la vérité? Laissez aux opinions bonnes ou mauvaises un essor également libre, puisque les premières seulement sont destinées à rester. Avez-vous plus de confiance dans l'autorité, dans la vertu de quelques hommes, intéressés à arrêter la marche de l'esprit humain, que dans la nature même? Elle seule a pourvu aux inconvénients que vous redoutez; ce sont les hommes qui les feront naître.

L'opinion publique, voilà le seul juge compétent des opinions privées, le seul censeur légitime des écrits. Si elle les approuve, de quel droit, vous, hommes en place, pouvez-vous les condamner? Si elle les condamne, quelle nécessité pour vous de les poursuivre? Si, après les avoir d'abord improuvés, elle doit, éclairée par le temps et par la réflexion, les adopter tôt au tard, pourquoi vous opposez-vous aux progrès des lumières? Comment osez-vous arrêter ce commerce de la pensée, que chaque homme a le droit d'entretenir avec tous les esprits, avec le genre humain tout entier? L'empire de l'opinion publique sur les opinions particulières est doux, salutaire, naturel, irrésistible; celui de l'autorité et de la force est nécessairement tyrannique, odieux, absurde, monstrueux.

A ces principes éternels, quels sophismes objectent les ennemis de la liberté? La soumission aux lois: il ne faut point permettre d'écrire contre les lois.

Obéir aux lois est le devoir de tout citoyen: publier librement ses pensées sur les vices ou sur la bonté des lois est le droit de tout homme et l'intérêt de la société entière; c'est le plus digne et le plus salutaire usage que l'homme puisse faire de sa raison; c'est le plus saint des devoirs que puisse remplir, envers les autres hommes, celui qui est doué des talents nécessaires pour les éclairer. Les lois, que sont-elles? L'expression libre de la volonté générale, plus ou moins conforme aux droits et à l'intérêt des nations, selon le degré de conformité qu'elles ont aux lois éternelles de la raison, de la justice et de la nature. Chaque citoyen a sa part et son intérêt dans cette volonté générale; il peut donc, il doit même déployer tout ce qu'il a de lumières et d'énergie pour l'éclairer, pour la réformer, pour la perfectionner. Comme, dans une société particulière, chaque associé a le droit d'engager ses co-associés à changer les conventions qu'ils ont faites, et les spéculations qu'ils ont adoptées pour la prospérité de leurs entreprises; ainsi, dans la grande société politique, chaque membre peut faire tout ce qui est en lui pour déterminer les autres membres de la cité à adopter les dispositions qui lui paraissent les plus conformes à l'avantage commun.

S'il en est ainsi des lois qui émanent de la société elle-même, que faudra-t-il penser de celles qu'elle n'a point faites, de celles qui ne sont que la volonté de quelques hommes, et l'ouvrage du despotisme? C'est lui qui inventa cette maxime qu'on ose répéter encore aujourd'hui pour consacrer ses forfaits. Que dis-je? Avant la révolution même, nous jouissions, jusqu'à un certain point, de la liberté de disserter et d'écrire sur les lois. Sûr de son empire, et plein de confiance dans ses forces, le despotisme n'osait point contester ce droit à la philosophie aussi ouvertement que ces modernes Machiavels, qui tremblent toujours de voir leur charlatanisme anticivique dévoilé par la liberté entière des opinions. Du moins faudra-t-il qu'ils conviennent que, si leurs principes avaient été suivis, les lois ne seraient encore, pour nous, que des chaînes destinées à attacher les nations au joug de quelques tyrans, et qu'au moment où je parle, nous n'aurions pas même le droit d'agiter cette question.

Mais, pour obtenir cette loi tant désirée contre la liberté, on présente l'idée que je viens de repousser, sous les termes les plus propres à réveiller les préjugés, et à inquiéter le zèle pusillanime et peu éclairé: car, comme une pareille loi est nécessairement arbitraire dans l'exécution, comme la liberté des opinions est anéantie dès qu'elle n'existe point entière, il suffit aux ennemis de la liberté d'en obtenir une, quelle qu'elle soit. On vous parlera donc d'écrits qui excitent les peuples à la révolte, qui conseillent la désobéissance aux lois; on vous demandera une loi pénale pour ces écrits-là. Ne prenons point le change; et attachons-nous toujours à la chose, sans nous laisser séduire par les mots. Croyez-vous, d'abord, qu'un écrit plein de raison et d'énergie, qui démontrerait qu'une loi est funeste à la liberté et au salut public, ne produirait pas une impression plus profonde que celui qui, dénué de force et de raison, ne contiendrait que des déclamations contre cette loi, ou le conseil de ne point la respecter? Non sans doute. S'il est permis de décerner des peines contre ces derniers écrits, une raison plus impérieuse encore les provoquerait donc contre les autres, et le résultat de ce système serait, en dernière analyse, l'anéantissement de la liberté de la presse; car c'est le fond de la chose qui doit être le motif de la loi, et non les formes. Mais voyons les objets tels qu'ils sont, avec les yeux de la raison, et non avec ceux des préjugés que le despotisme a accrédités. Ne croyons pas que, dans un Etat libre, ni même dans aucun Etat, des écrits remuent si facilement les citoyens, et les portent à renverser un ordre de choses cimenté par l'habitude, par tous les rapports sociaux, et protégé par la force publique. En général, c'est par une action lente et progressive qu'ils influent sur la conduite des hommes. C'est le temps, c'est la raison qui détermine cette influence. Ou bien ils sont contraires à l'opinion et à l'intérêt du plus grand nombre, et alors ils sont impuissants; ils excitent même le blâme et le mépris publics, et tout reste calme: ou bien ils expriment le voeu général, et ne font qu'éveiller l'opinion publique, et alors qui oserait les regarder comme des crimes? Analysez bien tous ces prétextes, toutes ces déclamations contre ce que quelques-uns appellent écrits incendiaires, et vous verrez qu'elles cachent le dessein de calomnier le peuple, pour l'opprimer et pour anéantir la liberté dont il est le seul appui; vous verrez qu'elles supposent d'une part une profonde ignorance des hommes, de l'autre un profond mépris de la partie de la nation la plus nombreuse et la moins corrompue.

Cependant, comme il faut absolument un prétexte de soumettre la presse aux poursuites de l'autorité, on nous dit: Mais, si un écrit a provoqué des délits, une émeute, par exemple, ne punira-t-on pas cet écrit? Donnez-nous au moins une loi pour ce cas-là. Il est facile, sans doute, de présenter une hypothèse particulière, capable d'effrayer l'imagination; mais il faut voir la chose sous des rapports plus étendus. Considérez combien il serait facile de rapporter une émeute, un délit quelconque, à un écrit qui n'en serait cependant point la véritable cause; combien il est difficile de distinguer si les événements qui arrivent dans un temps postérieur à la date d'un écrit en sont véritablement l'effet; comment, sous ce prétexte, il serait facile aux hommes en autorité de poursuivre tous ceux qui auraient exercé avec énergie le droit de publier leur opinion sur la chose publique ou sur les hommes qui gouvernent. Observez, surtout, que, dans aucun cas, l'ordre social ne peut être compromis par l'impunité d'un écrit qui aurait conseillé un délit.

Pour que cet écrit fasse quelque mal, il faut qu'il se trouve un homme qui commette le délit. Or, les peines que la loi prononce contre ce délit sont un frein pour quiconque serait tenté de s'en rendre coupable; et, dans ce cas-là comme dans les autres, la sûreté publique est suffisamment garantie, sans qu'il soit nécessaire de chercher une autre victime. Le but et la mesure des peines est l'intérêt de la société. Par conséquent, s'il importe plus à la société de ne laisser aucun prétexte d'attenter arbitrairement à la liberté de la presse, que d'envelopper dans le châtiment du coupable un écrivain répréhensible, il faut renoncer à cet acte de rigueur, il faut jeter un voile sur toutes ces hypothèses extraordinaires qu'on se plaît à imaginer, pour conserver, dans toute son intégrité, un principe qui est la première base du bonheur social.

Cependant, s'il était prouvé d'ailleurs que l'auteur d'un semblable écrit fût complice, il faudrait le punir, comme tel, de la peine infligée au crime dont il serait question, mais non le poursuivre comme auteur d'un écrit, en vertu d'aucune loi sur la presse.

J'ai prouvé jusqu'ici que la liberté d'écrire sur les choses doit être illimitée: envisageons-la maintenant par rapport aux personnes.

Je distingue à cet égard les personnes publiques et les personnes privées; et je me propose cette question: les écrits qui inculpent les personnes publiques peuvent-ils être punis par les lois? C'est l'intérêt général qui doit la décider. Pesons donc les avantages et les inconvénients des deux systèmes contraires.

Une importante considération, et peut-être une raison décisive, se présente d'abord. Quel est le principal avantage, quel est le but essentiel de la liberté de la presse? C'est de contenir l'ambition et le despotisme de ceux à qui le peuple a commis son autorité, en éveillant sans cesse son attention sur les atteintes qu'ils peuvent porter à ses droits. Or, si vous leur laissez le pouvoir de poursuivre, sous le prétexte de calomnie, ceux qui oseront blâmer leur conduite, n'est-il pas clair que ce frein devient absolument impuissant et nul? Qui ne voit combien le combat est inégal entre un citoyen faible, isolé, et un adversaire armé des ressources immenses que donne un grand crédit et une grande autorité? Qui voudra déplaire aux hommes puissants, pour servir le peuple, s'il faut qu'au sacrifice des avantages que présente leur faveur, et au danger de leurs persécutions secrètes, se joigne encore le malheur presque inévitable d'une condamnation ruineuse et humiliante?

Mais, d'ailleurs, qui jugera les juges eux-mêmes? Car, enfin, il faut bien que leurs prévarications ou leurs erreurs ressortissent, comme celles des autres magistrats, au tribunal de la censure publique. Qui jugera le dernier jugement qui décidera ces contestations? Car il faut qu'il y en ait un qui soit le dernier; il faut bien aussi qu'il soit soumis à la liberté des opinions. Concluons qu'il faut toujours revenir au principe, que les citoyens doivent avoir la faculté de s'expliquer et d'écrire sur la conduite des hommes publics, sans être exposés à aucune condamnation légale.

Attendrai-je des preuves juridiques de la conjuration de Catilina, et n'oserai-je la dénoncer au moment où il faudrait déjà l'avoir étouffée? Comment oserai-je dévoiler les desseins perfides de tous ces chefs de parti, qui s'apprêtent à déchirer le sein de la république, qui tous se couvrent du voile du bien public et de l'intérêt du peuple, et qui ne cherchent qu'à l'asservir et le vendre au despotisme? Comment vous développerai-je la politique ténébreuse de Tibère? Comment les avertirai-je que ces pompeux dehors de vertus, dont il s'est tout à coup revêtu, ne cachent que le dessein de consommer plus sûrement cette terrible conspiration qu'il trame depuis longtemps contre le salut de Rome? Eh! devant quel tribunal voulez-vous que je lutte contre lui? Sera-ce devant le Préteur? Mais s'il est enchaîné par la crainte, ou séduit par l'intérêt? Sera-ce devant les Ediles? Mais s'ils sont soumis à son autorité, s'ils sont à la fois ses esclaves et ses complices? Sera-ce devant le Sénat? Mais si le Sénat lui-même est trompé ou asservi? Enfin, si le salut de la patrie exige que j'ouvre les yeux à mes concitoyens sur la conduite même du Sénat, du Préteur et des Ediles, qui jugera entre eux et moi?

Mais une autre raison sans réplique semble achever de mettre cette vérité dans tout son jour. Rendre les citoyens responsables de ce qu'ils peuvent écrire contre les personnes publiques, ce serait nécessairement supposer qu'il ne leur serait pas permis de les blâmer, sans pouvoir appuyer leurs inculpations par des preuves juridiques. Or, qui ne voit pas combien une pareille supposition répugne à la nature même de la chose, et aux premiers principes de l'intérêt social? Qui ne sait combien il est difficile de se procurer de pareilles preuves; combien il est facile au contraire à ceux qui gouvernent d'envelopper leurs projets ambitieux des voiles du mystère, de les couvrir même du prétexte spécieux du bien public? N'est-ce pas même là la politique ordinaire des plus dangereux ennemis de la patrie? Ainsi ce seraient ceux qu'il importerait le plus de surveiller, qui échapperaient à la surveillance de leurs concitoyens. Tandis que l'on chercherait les preuves exigées pour avertir de leurs funestes machinations, elles seraient déjà exécutées, et l'Etat périrait avant que l'on eût osé dire qu'il était en péril. Non, dans tout Etat libre, chaque citoyen est une sentinelle de la liberté, qui doit crier, au moindre bruit, à la moindre apparence du danger qui la menace. Tous les peuples qui l'ont connue n'ont-ils pas craint pour elle jusqu'à l'ascendant même de la vertu?

Aristide, banni par l'ostracisme, n'accusait pas cette jalousie ombrageuse qui l'envoyait à un glorieux exil. Il n'eût point voulu que le peuple athénien fût privé du pouvoir de lui faire une injustice. Il savait que la même loi qui eût mis le magistrat vertueux à couvert d'une téméraire accusation aurait protégé l'adroite tyrannie de la foule des magistrats corrompus. Ce ne sont pas ces hommes incorruptibles, qui n'ont d'autre passion que celle de faire le bonheur et la gloire de leur patrie, qui redoutent l'expression publique des sentiments de leurs concitoyens. Ils sentent bien qu'il n'est pas si facile de perdre leur estime, lorsqu'on peut opposer à la calomnie une vie irréprochable et les preuves d'un zèle pur et désintéressé; s'ils éprouvent quelquefois une persécution passagère, elle est pour eux le sceau de leur gloire et le témoignage éclatant de leur vertu; ils se reposent, avec une douce confiance, sur le suffrage d'une conscience pure, et sur la force de la vérité qui leur ramène bientôt ceux de leurs concitoyens.

Qui sont ceux qui déclament sans cesse contre la licence de la presse, et qui demandent des lois pour la captiver? Ce sont ces personnages équivoques, dont la réputation éphémère, fondée sur les succès du charlatanisme, est ébranlée par le moindre choc de la contradiction; ce sont ceux qui, voulant à la fois plaire au peuple et servir ses tyrans, combattus entre le désir de conserver la gloire acquise en défendant la cause publique, et les honteux avantages que l'ambition peut obtenir en l'abandonnant, qui, substituant la fausseté au courage, l'intrigue au génie, tous les petits manèges des cours aux grands ressorts des révolutions, tremblent sans cesse que la voix d'un homme libre vienne révéler le secret de leur nullité ou de leur corruption, qui sentent que pour tromper ou pour asservir leur patrie il faut, avant tout, réduire au silence les écrivains courageux qui peuvent la réveiller de sa funeste léthargie, à peu près comme on égorge les sentinelles avancées pour surprendre le camp ennemi; ce sont tous ceux enfin qui veulent être impunément faibles, ignorants, traîtres ou corrompus. Je n'ai jamais ouï dire que Caton, traduit cent fois en justice, ait poursuivi ses accusateurs; mais l'histoire m'apprend que les décemvirs à Rome firent des lois terribles contre les libelles.

C'est en effet uniquement aux hommes que je viens de peindre, qu'il appartient d'envisager avec effroi la liberté de la presse; car ce serait une grande erreur de penser que dans un ordre de choses paisible, où elle est solidement établie, toutes les réputations soient en proie au premier qui veut les détruire.

Que sous la verge du despotisme, où l'on est accoutumé à entendre traiter de libelles les justes réclamations de l'innocence outragée et les plaintes les plus modérées de l'humanité opprimée, un libelle même digne de ce nom soit adopté avec empressement et cru avec facilité, qui pourrait en être surpris? Les crimes du despotisme et la corruption des moeurs rendent toutes les inculpations si vraisemblables! Il est si naturel d'accueillir comme une vérité un écrit qui ne parvient à vous qu'en échappant aux inquisitions des tyrans! Mais sous le régime de la liberté, croyez-vous que l'opinion publique, accoutumée à la voir s'exercer en tout sens, décide en dernier ressort de l'honneur des citoyens, sur un seul écrit, sans peser ni les circonstances, ni les faits, ni le caractère de l'accusateur, ni celui de l'accusé? Elle juge en général et jugera surtout alors avec équité: souvent même les libelles seront des titres de gloire pour ceux qui en seront les objets, tandis que certains éloges ne seront à ses yeux qu'un opprobre: et, en dernier résultat, la liberté de la presse ne sera que le fléau du vice et de l'imposture, et le triomphe de la vertu et de la vérité.

Le dirai-je enfin? Ce sont nos préjugés, c'est notre corruption qui nous exagère les inconvénients de ce système nécessaire. Chez un peuple où l'égoïsme a toujours régné, où ceux qui gouvernent, où la plupart des citoyens qui ont usurpé une espèce de considération ou de crédit, sont forcés à s'avouer intérieurement à eux-mêmes qu'ils ont besoin non seulement de l'indulgence, mais de la clémence publique, la liberté de la presse doit nécessairement inspirer une certaine terreur, et tout système qui tend à la gêner trouve une foule de partisans qui ne manquent pas de le présenter sous les dehors spécieux du bon ordre et de l'intérêt public.

A qui appartient-il plus qu'à vous, législateurs, de triompher de ce préjugé fatal qui ruinerait et déshonorerait à la fois votre ouvrage? Que tous ces libelles répandus autour de vous par les factions ennemies du peuple ne soient point pour vous une raison de sacrifier aux circonstances du moment les principes éternels sur lesquels doit reposer la liberté des nations. Songez qu'une loi sur la presse n'arrêterait point, ne réparerait point le mal, et vous enlèverait le remède. Laissez passer ce torrent fangeux, dont il ne restera bientôt plus aucune trace, pourvu que vous conserviez cette source immense et éternelle de lumières qui doit répandre sur le monde politique et moral la chaleur, la force, le bonheur et la vie. N'avez-vous pas déjà remarqué que la plupart des dénonciations qui vous ont été faites étaient dirigées non contre ces écrits sacrilèges où les droits de l'humanité sont attaqués, où la majesté du peuple est outragée, au nom des despotes, par des esclaves lâchement audacieux, mais contre ceux que l'on accuse de défendre la cause de la liberté avec un zèle exagéré et irrespectueux envers les despotes? N'avez-vous pas remarqué qu'elles vous ont été faites par des hommes qui réclament amèrement contre des calomnies que la voix publique a mises au rang des vérités, et qui se taisent sur les blasphèmes séditieux que leurs partisans ne cessent de vomir contre la nation et contre ses représentants? Que tous mes concitoyens m'accusent et me punissent comme un traître à la patrie, si jamais je vous dénonce aucun libelle, sans en excepter ceux où, couvrant mon nom des plus infâmes calomnies, les ennemis de la révolution me désignent à la fureur des factieux comme l'une des victimes qu'elle doit frapper! Eh! que nous importent ces méprisables écrits! Ou bien la nation française approuvera les efforts que nous avons faits pour assurer sa liberté, ou elle les condamnera. Dans le premier cas, les attaques de nos ennemis ne seront que ridicules; dans le second cas, nous aurons à expier le crime d'avoir pensé que les Français étaient dignes d'être libres, et pour mon compte je me résigne volontiers à cette destinée.

Enfin faisons des lois, non pour un moment, mais pour les siècles; non pour nous, mais pour l'univers; montrons-nous dignes de fonder la liberté, en nous attachant invariablement à ce grand principe, qu'elle ne peut exister là où elle ne peut s'exercer avec une étendue illimitée sur la conduite de ceux que le peuple a armés de son autorité. Que devant lui disparaissent tous ces inconvénients attachés aux plus excellentes institutions, tous ces sophismes inventés par l'orgueil et par la fourberie des tyrans. Il faut, vous disent-ils, mettre ceux qui gouvernent à l'abri de la calomnie; il importe au salut du peuple de maintenir le respect qui leur est dû. Ainsi auraient raisonné les Guises contre ceux qui auraient dénoncé les préparatifs de la Saint-Barthélémy; ainsi raisonneront tous leurs pareils, parce qu'ils savent bien que tant qu'ils seront tout-puissants, les vérités qui leur déplaisent seront toujours des calomnies, parce qu'ils savent bien que ce respect superstitieux qu'ils réclament pour leurs fautes et pour leurs forfaits mêmes leur assure le pouvoir de violer impunément celui qu'ils doivent à leur souverain, au peuple qui mérite sans doute autant d'égards que ses délégués et ses oppresseurs. Mais qui voudra à ce prix, osent-ils dire encore, qui voudra être roi, magistrat, qui voudra tenir les rênes du gouvernement? Qui? Les hommes vertueux, dignes d'aimer leur patrie et la véritable gloire, qui savent bien que le tribunal de l'opinion publique n'est redoutable qu'aux méchants. Qui encore? Les ambitieux mêmes. Eh! plût à Dieu qu'il y eût sur la terre un moyen de leur faire perdre l'envie ou l'espoir de tromper ou d'asservir les peuples!

En deux mots, il faut ou renoncer à la liberté, ou consentir à la liberté indéfinie de la presse. A l'égard des personnes publiques, la question est décidée.

Il ne nous reste plus qu'à la considérer par rapport aux personnes privées. On voit que cette question se confond avec celle du meilleur système de législation sur la calomnie, soit verbale, soit écrite, et qu'ainsi elle n'est plus uniquement relative à la presse.

II est juste sans doute que les particuliers attaqués par la calomnie puissent poursuivre la réparation du tort qu'elle leur a fait; mais il est utile de faire quelques observations sur cet objet.

Il faut d'abord considérer que nos anciennes lois sur ce point sont exagérées, et que leur rigueur est le fruit évident de ce système tyrannique que nous avons développé, et de cette terreur excessive que l'opinion publique inspire au despotisme qui les a promulguées. Comme nous les envisageons avec plus de sang-froid, nous consentirons volontiers à modérer le code pénal qu'il nous a transmis; il me semble du moins que la peine qui sera prononcée contre les auteurs d'une inculpation calomnieuse doit se borner à la publicité du jugement qui la déclare telle et à la réparation pécuniaire du dommage qu'elle aura causé à celui qui en était l'objet. On sent bien que je ne comprends pas dans cette classe le faux témoignage contre un accusé, parce que ce n'est point ici une simple calomnie, une simple offense envers un particulier; c'est un mensonge fait à la loi pour perdre l'innocence, c'est un véritable crime public.

En général, quant aux calomnies ordinaires, il y a deux espèces de tribunaux pour les juger, celui des magistrats et celui de l'opinion publique. Le plus naturel, le plus équitable, le plus compétent, le plus puissant, c'est sans contredit le dernier; c'est celui qui sera préféré par les hommes les plus vertueux et les plus dignes de braver les attaques de la haine et de la méchanceté; car il est à remarquer qu'en général l'impuissance de la calomnie est en raison de la probité et de la vertu de celui qu'elle attaque; et que plus un homme a le droit d'en appeler à l'opinion, moins il a besoin d'invoquer la protection du juge: il ne se déterminera donc pas facilement à faire retentir les tribunaux des injures qui lui auront été adressées, et il ne les occupera de ses plaintes que dans les occasions importantes où la calomnie sera liée à une trame coupable ourdie pour lui causer un grand mal, et capable de ruiner la réputation même la plus solidement affermie. Si l'on suit ce principe, il y aura moins de procès ridicules, moins de déclamations sûr l'honneur, mais plus d'honneur, surtout plus d'honnêteté et de vertu.

Je borne ici mes réflexions sur cette troisième question, qui n'est pas le principal objet de cette discussion, et je vous propose de cimenter la première base de la liberté par le décret suivant.


L'Assemblée nationale déclare:

1° Que tout homme a le droit de publier ses pensées, par quelques moyens que ce soit; et que la liberté de la presse ne peut être gênée ni limitée en aucune manière;

2° Que quiconque portera atteinte à ce droit doit être regardé comme ennemi de la liberté, et puni par la plus grande des peines qui seront établies par l'Assemblée nationale;

3° Pourront néanmoins les particuliers qui auront été calomniés se pourvoir pour obtenir la réparation du dommage que la calomnie leur aura causé, par les moyens que l'Assemblée nationale indiquera.






Discours de Maximilien Robespierre à l'Assemblée nationale, sur la réélection des membres de l'Assemblée nationale (16 mai 1791)



Messieurs,


Les plus grands législateurs de l'antiquité, après avoir donné une constitution à leur pays, se firent un devoir de rentrer dans la foule des simples citoyens, et de se dérober même quelquefois à l'empressement de la reconnaissance publique. Ils pensaient que le respect des lois nouvelles dépendait beaucoup de celui qu'inspirait la personne des législateurs, et que le respect qu'imprime le législateur est attaché en grande partie à l'idée de son caractère et de son désintéressement. Du moins faut-il convenir que ceux qui fixent la destinée des nations et des races futures doivent être absolument isolés de leur propre ouvrage; qu'ils doivent être comme la nation entière, et comme la postérité. Il ne suffit pas même qu'ils soient exempts de toute vue personnelle et de toute ambition; il faut encore qu'ils ne puissent pas en être soupçonnés. Pour moi, je l'avoue, je n'ai pas besoin de chercher dans des raisonnements bien subtils la solution de la question qui vous occupe; je la trouve dans les premiers principes de la droiture et dans ma conscience. Nous allons délibérer sur la partie de la Constitution qui est la première base de la liberté et du bonheur public, l'organisation du Corps législatif; sur les règles constitutionnelles des élections, sur le renouvellement des corps électoraux. Avant de prononcer sur ces questions, faisons qu'elles nous soient parfaitement étrangères: pour moi, du moins, je crois pouvoir m'appliquer ce principe. En effet, je suppose que je ne fusse pas inaccessible à l'ambition d'être membre du Corps législatif, et certes, je déclare avec franchise que c'est peut-être le seul objet qui puisse exciter l'ambition d'un homme libre; je suppose que les chances qui pourraient me porter à cet emploi fussent liées à la manière dont les grandes questions nationales dont j'ai parlé seraient résolues; serais-je dans cet état d'impartialité et de désintéressement absolu qu'exige une tâche aussi importante? Et si un juge se récuse lorsqu'il tient par quelque affection, par quelque intérêt, même indirect, à une cause particulière, serais-je moins sévère envers moi-même, lorsqu'il s'agit de la cause des peuples? Non. Et puisqu'il n'existe pour tous les hommes qu'une même morale, qu'une même conscience, je conclus que cette opinion est celle de l'Assemblée nationale tout entière. C'est la nature même des choses qui a élevé une barrière entre les auteurs de la Constitution et les assemblées qui doivent venir après eux. En fait de politique, rien n'est utile que ce qui est juste et honnête; et rien ne prouve mieux cette maxime que les avantages attachés au parti que je propose.

Concevez-vous quelle autorité imposante donnerait à votre Constitution le sacrifice prononcé par vous-mêmes des plus grands honneurs auxquels vos concitoyens puissent vous appeler? Combien les efforts de la calomnie seront faibles, lorsqu'elle ne pourra pas reprocher à un seul de ceux qui l'ont élevée d'avoir voulu mettre à profit le crédit que leur mission même leur donne sur leurs commettants, pour prolonger son pouvoir; lorsqu'elle ne pourra pas même dire que ceux qui passent pour avoir exercé une très grande influence sur vos délibérations ont eu la prétention de se faire de leur réputation et de leur popularité un moyen d'étendre leur empire sur une Assemblée nouvelle; lorsqu'enfin on ne pourra pas les soupçonner d'avoir plié au désir très louable en soi de servir la patrie sur un grand théâtre, les principes des importantes délibérations qui nous restent à prendre!

Cependant, si, incapables de tout retour personnel sur eux-mêmes, ils étaient attachés au système contraire, par des scrupules purement relatifs à l'intérêt public, il me semble qu'il serait facile de les dissiper.

Plusieurs semblent croire à la nécessité de conserver dans la législature prochaine une partie des membres de l'Assemblée actuelle; d'abord, parce que, pleins d'une juste confiance en vous, ils désespèrent que nous puissions être remplacés par des successeurs également dignes de la confiance publique.

En partageant le sentiment, honorable pour l'Assemblée actuelle, qui est la base de cette opinion, je crois exprimer le vôtre, en disant que nous n'avons ni le droit, ni la présomption de penser qu'une nation de vingt-cinq millions d'hommes, libre et éclairée, est réduite à l'impuissance de trouver facilement 720 défenseurs qui nous vaillent. Et si, dans un temps où l'esprit public n'était point encore né, où la nation ignorait ses droits et ne prévoyait point encore sa destinée, elle a pu faire des choix dignes de cette révolution, pourquoi n'en ferait-elle pas de meilleurs encore, lorsque l'opinion publique est éclairée et fortifiée par une expérience de deux années si fécondes en grands événements et en grandes leçons?

Les partisans de la réélection disent encore qu'un certain nombre de membres, et même que certains membres de cette Assemblée sont nécessaires pour éclairer, pour guider la législature suivante par les lumières de leur expérience, et par la connaissance plus parfaite des lois qui sont leur ouvrage.

Pour moi, sans m'arrêter à cette idée qui a peut-être quelque chose do spécieux, je pense d'abord que ceux qui, hors de cette Assemblée, ont lu, ont suivi nos opérations, qui ont adopté nos décrets, qui les ont défendus, qui ont été chargés par la confiance publique de les faire exécuter, que cette foule de citoyens dont les lumières et le civisme fixent les regards de leurs compatriotes, connaissent aussi les lois et la Constitution; je crois qu'il n'est pas plus difficile de les connaître qu'il ne l'a été de les faire. Je pourrais même ajouter que ce n'est pas au milieu de ce tourbillon immense d'affaires où nous nous sommes trouvés, qu'on a été le plus à portée de reconnaître l'ensemble et les détails de toutes nos opérations; je pense d'ailleurs que les principes de notre Constitution sont gravés dans le coeur de tous les hommes, et dans l'esprit de la majorité des Français; que ce n'est point de la tête de tels ou tels orateurs qu'elle est sortie, mais du sein même de l'opinion publique qui nous avait précédés et qui nous a soutenus. C'est à elle, c'est à la volonté de la nation, qu'il faut confier sa durée et sa perfection, et non à l'influence de quelques-uns de ceux qui la représentent en ce moment. Si elle esl votre ouvrage, n'est-elle pas le patrimoine des citoyens qui ont juré de la défendre contre tous ses ennemis? N'est-elle pas l'ouvrage de la nation qui l'a adoptée? Pourquoi les assemblées de représentants choisis par elle n'auront-elles pas droit à la même confiance? Et quelle est celle qui oserait renverser la Constitution contre sa volonté? Quant aux prétendus guides qu'une assemblée pourrait transmettre à celles qui la suivent, je ne crois point du tout à leur utilité. Ce n'est point dans l'ascendant des orateurs qu'il faut placer l'espoir du bien public, mais dans les lumières et dans le civisme de la masse des assemblées représentatives: l'influence de l'opinion publique et de l'intérêt général diminue en proportion de celle que prennent les orateurs; et quand ceux-ci parviennent à maîtriser les délibérations, il n'y a plus d'assemblée, il n'y a plus qu'un fantôme de représentation. Alors se réalise le mot de Thémistocle, lorsque, montrant son fils enfant, il disait: "Voilà celui qui gouverne la Grèce; ce marmot gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce." Ainsi une nation de vingt-cinq millions d'hommes serait gouvernée par l'Assemblée représentative, celle-ci par un petit nombre d'orateurs adroits, et par qui ces orateurs seraient-ils gouvernés quelquefois?... Je n'ose le dire, mais vous pourrez facilement le deviner. Je n'aime point cette science nouvelle qu'on appelle la tactique des grandes assemblées: elle ressemble trop à l'intrigue: la vérité et la raison doivent seules régner dans les assemblées législatives. Je n'aime pas que des hommes habiles puissent, en dominant une assemblée par ces moyens, préparer, assurer leur domination sur une autre, et perpétuer ainsi un système de coalition qui est le fléau de la liberté. J'ai de la confiance en des représentants qui, ne pouvant étendre au delà de deux ans les vues de leur ambition, seront forcés de la borner à la gloire de servir leur pays et l'humanité, de mériter l'estime et l'amour des citoyens dans le sein desquels ils sont sûrs de retourner à la fin de leur mission. Deux années de travaux aussi brillants qu'utiles sur un tel théâtre suffisent à leur gloire. Si la gloire, si le bonheur de placer leurs noms parmi ceux des bienfaiteurs de la patrie ne leur suffit pas, ils sont corrompus, ils sont au moins dangereux; il faut bien se garder de leur laisser les moyens d'assouvir un autre genre d'ambition. Je me défierais de ceux qui, pendant quatre ans, resteraient en butte aux caresses, aux séductions royales, à la séduction de leur propre pouvoir, enfin à toutes les tentations de l'orgueil ou de la cupidité. Ceux qui me représentent, ceux dont la volonté est censée la mienne, ne sauraient être trop rapprochés de moi, trop identifiés avec moi; sinon la loi, loin d'être la volonté générale, ne sera plus que l'expression des caprices ou des intérêts particuliers de quelques ambitieux; les représentants, ligués contre le peuple, avec le ministère et la cour, deviendront des souverains, et bientôt des oppresseurs. Ne nous dites donc plus que s'opposer à la réélection, c'est violer la liberté du peuple. Quoi! est-ce violer la liberté que d'établir les formes, que de fixer les règles nécessaires pour que les élections soient utiles à la liberté? Tous les peuples n'ont-ils pas adopté cet usage? n'ont-ils pas surtout proscrit la réélection dans les magistratures importantes, pour empêcher que, sous ce prétexte, les ambitieux ne se perpétuassent par l'intrigue et par la facilité des peuples? N'avez-vous pas vous-mêmes déterminé des conditions d'éligibilité? Les partisans de la réélection ont-ils alors réclamé contre ces décrets? Or, faut-il que l'on puisse nous accuser de n'avoir cru à la liberté indéfinie en ce genre que lorsqu'il s'agissait de nous-mêmes, et de n'avoir montré ce scrupule excessif que lorsque l'intérêt public exigeait la plus salutaire de toutes les règles qui peuvent en diriger l'exercice? Oui, sans doute, toute restriction injuste, contraire aux droits des bommes, et qui ne tourne point au profit de l'égalité, est une atteinte portée à la liberté du peuple: mais toute précaution sage et nécessaire, que la nature même des choses indique, pour protéger la liberté contre la brigue et contre les abus du pouvoir des représentants, n'est-elle pas commandée par l'amour même de la liberté?

Et d'ailleurs, n'est-ce pas au nom du peuple que vous faites ces lois? C'est mal raisonner que de présenter vos décrets comme des lois dictées par des souverains à des sujets; c'est la Nation qui les porte elle-même, par l'organe de ses représentants. Dès qu'ils sont justes et conformes aux droits de tous, ils sont toujours légitimes. Or, qui peut douter que la Nation ne puisse convenir des règles qu'elle suivra dans ses élections pour se défendre elle-même contre l'erreur et contre la surprise?

Au reste, pour ne parler que de ce qui concerne l'Assemblée actuelle, j'ai fait plus que prouver qu'il était utile de ne point permettre la réélection; j'ai fait voir une véritable incompatibilité, fondée sur la nature même de ses droits. S'il était convenable de paraître avoir besoin d'insister sur une question de cette nature, j'ajouterais encore d'autres raisons.

Je dirais qu'il importe de ne point donner lieu de dire que ce n'était point la peine de tant presser la fin de notre mission, pour la continuer, en quelque sorte, sous une forme nouvelle. Je dirais surtout une raison qui est aussi simple que décisive. S'il est une assemblée dans le monde à qui il convienne de donner le grand exemple que je propose, c'est, sans contredit, celle qui, durant deux années entières, a supporté des travaux dont l'immensité et la continuité semblaient être au-dessus des forces humaines.

Il est un moment où la lassitude affaiblit nécessairement les ressorts de l'âme et de la pensée; et lorsque ce moment est arrivé, il y aurait au moins de l'imprudence, pour tout le monde, à se charger encore, pour deux ans, du fardeau des destinées d'une nation. Quand la nature même et la raison nous ordonnent le repos, pour l'intérêt public autant que pour le nôtre, l'ambition ni même le zèle n'ont point le droit de les contredire. Athlètes victorieux, mais fatigués, laissons la carrière à des successeurs frais et vigoureux, qui s'empresseront de marcher sur nos traces, sous les yeux de la nation attentive, et que nos regards seuls empêcheront de trahir leur gloire et leur patrie. Pour nous, hors de l'Assemblée législative, nous servirons mieux notre pays qu'en restant dans son sein. Répandus sur toutes les parties de cet Empire, nous éclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumières; nous propagerons partout l'esprit public, l'amour de la paix, de l'ordre, des lois et de la liberté. Oui, voilà, dans ce moment, la manière la plus digne de nous, et la plus utile à nos concitoyens, de signaler notre zèle pour leurs intérêts. Rien n'élève les âmes des peuples, rien ne forme les moeurs publiques comme les vertus des législateurs. Donnez à vos concitoyens ce grand exemple d'amour pour l'égalité, d'attachement exclusif au bonheur de la patrie, donnez-le à vos successeurs, à tous ceux qui sont destinés à influer sur le sort des nations. Que les Français comparent le commencement de votre carrière avec la manière dont vous l'aurez terminée, et qu'ils doutent quelle est celle de ces deux époques où vous vous serez montrés plus purs, plus grands, plus dignes de leur confiance.

Je souhaite que ce parti soit agréable à ceux mêmes qui croiraient avoir les prétentions les plus fondées aux honneurs de la législature. S'ils ont toujours marché d'un pas ferme vers le bien public et vers la liberté, il ne leur reste rien de plus à désirer: si quelqu'un aspirait à d'autres avantages, ce serait une raison pour lui de fuir une carrière où peut-être l'ambition pourrait à la fin rencontrer des écueils. Au reste, je pense que toutes les ressources de l'éloquence et de la dialectique seraient ici inutiles pour obscurcir des vérités que le sentiment, autant que le bon sens, découvre à tous les hommes honnêtes; et s'il est facile en général de tenir l'opinion suspendue par des raisonnements plus ou moins spécieux, il est au moins dangereux, dans certaines occasions, qu'un oeil attentif ne voie l'intérêt personnel percer à travers les plus beaux lieux communs sur les droits et sur la liberté du peuple. Je suis loin de prévoir ici de pareils obstacles pour une proposition qui, par sa nature, semble appeler un assentiment aussi prompt que général; mais, si elle en éprouvait, je la crois tellement nécessaire à l'intérêt de la nation et liée à la gloire de ses représentants, que je n'hésiterais pas à leur demander une permission qu'ils n'ont jamais refusée à personne: celle de dire quelques mois pour répondre aux objections que ma motion pourrait essuyer.

Je finis par une déclaration franche: ce qui a achevé de me convaincre de la vérité de l'opinion que je soutiens, ce qui m'y a invariablement attaché, c'est à la fois et la vivacité des efforts et la faiblesse des raisons par lesquels on s'est efforcé de préparer de longue main les esprits au système contraire. Cette curiosité inquiète avec laquelle on interrogeait les opinions particulières; ces insinuations adroites, ces propos répétés à l'oreille pour décréditer d'avance ceux à qui l'on croyait une opinion contraire, en assurant qu'il n'y avait que des ennemis de l'ordre ou de la liberté qui pussent la soutenir; cet art de remplir les esprits de terreur par les mots d'anarchie, d'aristocratie; ces inquiétudes, ces mouvements, ces coalitions: enfin j'ai vu que ce système se réduisait tout entier à cette idée pusillanime, fausse et injurieuse à la nation, de regarder le sort de la révolution comme attaché à un certain nombre d'individus; et j'ai dit: la raison et la vérité ne combattent point avec de pareilles armes, et ne déploient point ce genre d'activité. J'ai cru sentir qu'il importait infiniment de détruire la cause de toutes ces agitations; il m'a paru que, dans un temps où nous devons tous réunir toutes nos forces pour terminer nos travaux d'une manière également prompte et réfléchie, ce serait un grand malheur que des hommes éclairés fussent en quelque sorte partagés entre les soins qu'ils exigent et l'attention qu'ils pourraient donner à ce qui se passerait au dehors, dans le temps des assemblées et des élections dont le moment approche. Quel scandale si ceux qui doivent faire des lois contre la brigue pouvaient en être eux-mêmes accusés! Et combien n'importe-t-il pas de faire cesser certains bruits, mal fondés sans doute, qui se sont déjà répandus et même accrédités! Enfin, et ce seul mot suffisait peut-être: puisque nous allons fixer définitivement les rapports, le pouvoir des législatures, la manière même d'y être élu, procédons à ce grand travail, non comme des hommes destinés à en être membres, mais comme des hommes qui doivent redevenir de simples citoyens. Pour nous garantir à nous-mêmes, pour garantir à la nation entière que nous serons tous animés d'un tel esprit, le moyen le plus sûr est de nous placer, en effet, nous-mêmes dans cette condition. Il faut donc, avant tout, décider la question qui concerne les membres de 'Assemblée actuelle.

Je demande que l'on décrète que les membres de l'Assemblée actuelle ne pourront être réélus à la suivante.






Second discours prononcé à l'Assemblée nationale, le 18 mai 1791, par Maximilien Robespierre, député du département du Pas-de-Calais, sur la rééligibilité des membres du Corps législatif (18 mai 1791)



Tout prouve l'importance de la question que vous agitez, tout, jusqu'à la manière dont on a défendu le système de la réélection. Quelles qu'aient été les circonstances qui ont précédé et accompagné cette discussion, je ne veux voir, je ne veux examiner que les principes de l'intérêt général, qui doit être la règle de votre décision.

Quel est le principe, quel est le but des lois à faire sur les élections? L'intérêt du peuple. Partout où le peuple n'exerce pas son autorité, et ne manifeste pas sa volonté par lui-même, mais par des représentants, si le corps représentatif n'est pas pur et presque identifié avec le peuple, la liberté est anéantie. Le grand principe du gouvernement représentatif, l'objet essentiel des lois, doit être d'assurer la pureté des élections et l'incorruptibilité des représentants. Si la rééligibilité va à ce but, elle est bonne; si elle s'en éloigne, elle est mauvaise. Je ne sais si c'est sérieusement que les partisans de la réélection ont prétendu que le système contraire blessait la liberté du peuple. Toute entrave mise à la liberté des choix, dès qu'elle est inutile, est injuste; à plus forte raison, si elle est nuisible ou dangereuse: mais toute règle qui tend à défendre le peuple contre la brigue, contre les malheurs des mauvais choix, contre la corruption de ses représentants, est juste et nécessaire. Voilà, ce me semble, les vrais principes de cette question.

Vous avez cru me mettre en contradiction avec moi-même, en observant que j'avais manifesté une opinion contraire à la condition prescrite par le décret du marc d'argent; et cet exemple même est la preuve la plus sensible de la vérité de la doctrine que j'expose ici. Si plusieurs ont adopté une opinion contraire au décret du marc d'argent, c'est parce qu'ils le regardaient comme une de ces règles fausses qui offensent la liberté au lieu de la maintenir; c'est parce qu'ils pensaient que la richesse ne pouvait pas être la mesure ni du mérite, ni des droits des hommes; c'est qu'ils ne trouvaient aucun danger à laisser tomber le choix des électeurs sur des hommes qui, ne pouvant subjuguer les suffrages par les ressources de l'opulence, ne les auraient obtenus qu'à force de vertus; c'est parce que loin de favoriser la brigue, la concurrence des citoyens qui ne payaient point cette contribution ne favorisait que le mérite. Mais de ce que je croirais que le décret du marc d'argent n'est pas utile, s'ensuit-il que je blâmerais ceux qui repoussent les hommes flétris, ceux qui défendent la réélection des membres des corps administratifs?

Mais si, lorsque réellement les principes de la liberté étaient attaqués, vous aviez montré beaucoup moins de disposition à vous alarmer; si ce même décret du marc d'argent avait obtenu votre suffrage, n'est-ce pas moi qui pourrais dire que vous êtes en contradiction avec vous-mêmes, et qui aurais le droit de m'étonner que les excès de votre zèle datent précisément du moment où il était question d'assurer à des représentants, et même sans aucune exception, la perspective d'une réélection éternelle?

Laissez donc cette extrême délicatesse de principes, et examinons sans partialité le véritable point de la question, qui consiste à savoir si la rééligibilité est propre ou non à assurer au peuple de bons représentants. C'est d'après les vices des hommes qu'il faut en calculer les effets; car ce n'est que contre ces vices que les lois sont faites. Or, l'expérience a toujours prouvé qu'autant les peuples sont indolents ou faciles à tromper, autant ceux qui les gouvernent sont habiles et actifs pour étendre leur pouvoir et opprimer la liberté publique: c'est cette double cause qui a fait que les magistratures électives sont devenues perpétuelles et ensuite héréditaires. C'est l'histoire de tous les siècles qui a prouvé qu'une loi prohibitive de la réélection est le plus sûr moyen de conserver la liberté. Parlez-vous d'un corps de représentants destinés à faire des lois, à être les interprètes de la volonté générale? La nature même de leurs fonctions les rappelle impérieusement dans la classe des simples citoyens. Ne faut-il pas en effet qu'ils se trouvent dans la situation qui confond le plus leur intérêt et leur voeu personnel avec celui du peuple? Or, pour cela, il faut que souvent ils redeviennent peuple eux-mêmes. Mettez-vous à la place des simples citoyens, et dites de qui vous aimeriez mieux recevoir des lois, ou de celui qui est sûr de n'être bientôt plus qu'un citoyen, ou de celui qui tient encore à son pouvoir par l'espérance de le perpétuer.

Vous dites que le Corps législatif sera trop faible pour résister à la force du pouvoir exécutif, si tous les membres sont renouvelés tous les deux ans: mais à quoi tient donc la véritable force du Corps législatif? Est-ce à la puissance, au crédit, à l'importance de tels ou tels individus? Non: c'est à la Constitution sur laquelle il est fondé; c'est à la puissance, à la volonté de la nation qu'il représente et qui le regarde lui-même comme le boulevard nécessaire de la liberté publique. Croyez-vous que la nation consentira encore à reprendre ses premières chaînes, et à voir le despotisme ministériel se relever seul sur les débris des anciennes corporations, ou ces corporations elles-mêmes renaître de leurs propres cendres? Si telle est sa volonté, vos efforts sont superflus; mais s'il est évident aux yeux de tout homme raisonnable que sa volonté est différente, n'est-il pas ridicule de croire que le pouvoir de ses représentants disparaîtra devant le pouvoir exécutif, si tel individu cède sa place à un autre représentant qu'elle aura choisi? Le pouvoir du Corps législatif est immense par sa nature même: il est assuré par sa permanence, par la faculté de s'assembler sans convocation, par la loi qui refusera au roi le pouvoir de le dissoudre. Le respect, l'amour qu'inspireront les collections d'hommes qui le composeront successivement, dépendront des vertus, de la justice de ces hommes. Or, croyez-vous qu'ils seront plus incorruptibles sous la loi de la rééligibilité, que sous celle qui la proscrira?

Je crois qu'il est facile de prouver le contraire. C'est dans votre système que le Corps législatif sera trop faible pour résister, non pas à la force du pouvoir exécutif, mais à ses caresses et à ses séductions. Car, dès le moment où il sera assis sur les bases de la Constitution, ce n'est pas à le détruire que le pouvoir exécutif s'appliquera, mais à le corrompre; et ce qui sera à craindre, ce n'est pas qu'il soit trop faible contre la puissance exécutive, c'est qu'il soit trop fort contre la liberté des citoyens. Or, comparez les moyens de corruption dans le cas de la rééligibilité, avec ceux qu'il peut épuiser, dans le système contraire. N'est-il pas clair que le gouvernement aurait bien moins d'intérêt à corrompre des hommes dont la retraite romprait la trame qu'il aurait ourdie de concert avec eux contre la liberté de la nation; qu'il faudrait la renouer périodiquement avec de nouveaux obstacles et de nouveaux frais, sans être jamais sûr de recueillir dans une Assemblée nouvelle ce qu'il aurait semé dans la précédente: au contraire, voyez-le aux prises, pour ainsi dire, avec des représentants rééligibles; il s'attachera à ceux qui, par leur éloquence et par leur adresse, exerceront plus d'influence sur l'Assemblée législative; ils feront servir au succès de ses prétentions la réputation même de popularité qu'ils auront eu soin d'acquérir; et quand il les aura aidés de son pouvoir, pour les faire réélire à la législature suivante, ils achèveront alors de lui rendre les plus signalés services. Mais vous ne comprenez pas, dites-vous, comment le pouvoir exécutif pourrait concevoir l'idée de séduire des membres du Corps législatif, depuis qu'il ne peut plus les appeler au ministère. Je rougirais de vous rappeler qu'il existe d'autres moyens de corruption: mais je pourrais au moins demander si ces places que l'on ne peut obtenir pour soi, on peut ne pas les détourner sur ses amis, sur ses proches, sur son père, sur son fils; si le crédit d'un ministre est entièrement inutile; s'il est impossible que des membres du Corps législatif règnent en effet sous son nom, et qu'ils fassent, avec lui, une espèce d'échange de leur crédit et de leur pouvoir: je pourrais dire même que ce serait déjà un grand avantage que celui d'être porté à la législature par le parti et par l'influence que le pouvoir exécutif peut avoir dans les assemblées électorales. Il est vrai que vous supposez toujours que ceux qui seront réélus seront toujours les plus zélés et les plus sincères défenseurs de la patrie. Vous oubliez donc que vous avez dit vous-mêmes qu'un mot dit à propos lève tous les doutes sur le patriotisme d'un homme? Vous croyez à l'impuissance de l'intrigue et du charlatanisme! Vous croyez au discernement parfait, à l'impartialité absolue de ceux qui choisiront pour le peuple! Vous ignorez qu'il existe un art de s'abandonner toujours au cours de l'opinion du moment, en évitant soigneusement de la heurter pour servir le peuple; et que, dans cette arène, l'intrigant souple et ambitieux lutte souvent, avec avantage, contre le citoyen modeste et incorruptible! Mais c'est ici que le parallèle du représentant rééligible, et de celui qui ne l'est pas, tourne entièrement contre votre système. Suivez-les l'un et l'autre dans le cours de leur carrière. Le premier, séduit par l'espérance de prolonger la durée de son pouvoir, partage sa sollicitude entre ce soin et celui de la chose publique. A mesure surtout qu'il approche de la fin de sa carrière, il s'occupe avec plus d'ardeur des moyens de la recommencer; il songera plus à son canton qu'à sa patrie, à lui-même qu'à ses commettants: parmi ceux-ci, il caressera, il défendra avec plus de zèle ceux qui pourront seconder avec plus de succès son projet favori; il se gardera bien de protéger un citoyen obscur et malheureux contre un homme puissant et accrédité dans sa contrée, surtout si cet acte de justice n'était pas de nature à produire un éclat favorable à son ambition. Représentez-vous une Assemblée tout entière dans cette situation: les représentants du peuple détournés du grand objet de leur mission, changés en autant de rivaux, divisés par la jalousie, par l'intrigue, occupés presque uniquement à se supplanter, à se décrier les uns les autres, dans l'opinion de leurs concitoyens: reconnaissez-vous là des législateurs, des dépositaires du bonheur du peuple? Quelle sera l'influence de ces brigues honteuses? Elles dépraveront les moeurs publiques en même temps qu'elles dégraderont la majesté des lois.

Quel respect le peuple aurait-il pour des législateurs qui lui donneraient l'exemple des vices mêmes qu'ils doivent réprimer? Supposez, au contraire, que les législateurs soient mis à l'abri de ces tentations par la loi qui met obstacle à la rééligibilité, ils ne doivent avoir naturellement d'autre pensée que celle du bien public. Le pouvoir exécutif a moins d'intérêt de les séduire, parce qu'ils ne peuvent pas lui vendre un système de perfidies gradué et prolongé dans une autre législature: leur prévarication serait d'autant plus odieuse qu'elle serait plus brusque et plus précipitée. Le véritable objet de leur ambition, déterminé par la durée même de leur mission, est de la mettre à profit pour leur gloire, pour mériter l'estime et la reconnaissance de la nation dans le sein de laquelle ils sont sûrs de retourner. Je m'étonne donc de l'extrême prévention que l'un des préopinants surtout, M. Duport, a marquée pour une législature dont les membres ne pourraient point être réélus, quand il a prononcé qu'ils n'emploieraient leur temps qu'à deux choses: à médire des ministres, et à plaider la cause de leurs départements contre l'intérêt général de la nation. Quant aux intérêts du département, j'ai déjà prouvé que cet inconvénient, et même un inconvénient plus grave, n'existait que dans le système opposé: quant aux ministres, s'ils en médisaient, cela prouverait au moins qu'ils ne leur seraient point asservis; et c'est beaucoup. D'ailleurs, quoique nous soyons nous-mêmes entachés de ce vice capital, par le décret de lundi* [*Il s'agit du décret de l'avant-veille, 16 mai, par lequel l'Assemblée avait prescrit que ses membres ne pourraient être réélus à la législature suivante.], je suis persuadé que nous emploierons notre temps à quelque chose de mieux qu'à médire des ministres sans nécessité, et à parler uniquement des affaires de nos départements; et je suis convaincu, au surplus, que ce décret, quoi qu'on puisse dire, n'a pas affaibli l'estime de la nation pour ses représentants actuels.

On a fait une autre objection qui ne me paraît pas plus raisonnable, lorsqu'on a dit que, sans l'espoir delà rééligibilité, on ne trouverait pas, dans les vingt-cinq millions d'hommes qui peuplent la France, des hommes dignes de la législature. Ce qui me paraît évident, c'est que s'opposer à la réélection est le véritable moyen de bien composer la législature. Quel est le motif qui doit appeler, qui peut appeler un citoyen vertueux à désirer ou à accepter cet honneur, le plus grand de ceux que la nation française puisse accorder à ses citoyens? Sont-ce les richesses, le désir de dominer, et l'amour du pouvoir? Non. Je n'en connais que deux: le désir de servir sa patrie; le second, qui est naturellement uni à celui-là, c'est l'amour de la véritable gloire, celle qui consiste, non dans l'éclat des dignités, ni dans le faste d'une grande fortune, mais dans le bonheur de mériter l'amour de ses semblables par des talents et des vertus. Or, je dis que deux années de travaux aussi brillants qu'utiles, sur le plus grand théâtre où les talents et les vertus puissent se développer, suffisent pour satisfaire ce genre d'ambition. Quand on les a bien su mettre à profit, on peut retourner, avec quelque plaisir, dans le sein de sa famille, et souffrir avec patience cet intervalle de deux ans, qui peut paraître une situation violente à un ambitieux, mais qui est nécessaire à l'homme, le plus éclairé, pour méditer sur les principes de la législation avec plus de profondeur qu'on ne peut le faire au milieu du tourbillon des affaires, et surtout pour reprendre ce goût de l'égalité, que l'on perd aisément dans les grandes places. Ne me parlez pas de pur civisme et de perfection idéale, et ne calomniez pas la nature humaine, pour avoir un prétexte de repousser ces principes. Je vous assure que ces sentiments sont plus naturels que vous ne croyez: je connais plus d'un homme qui pense ainsi; j'en ai sous mes yeux; et l'oeil du public en découvrirait davantage, si l'état ancien de notre gouvernement avait permis qu'un plus grand nombre d'hommes acquît ou l'habitude ou l'audace de la parole: mais laissez se répandre les principes du droit public, et s'établir la nouvelle constitution; et vous verrez naître une foule d'hommes qui développeront un caractère et des talents. Croyez, croyez dès à présent qu'il existe dans chaque contrée de l'empire des pères de famille qui viendront volontiers remplir le ministère de législateurs, pour assurer à leurs enfants des moeurs, une patrie, le bonheur et la liberté; des citoyens qui se dévoueront volontiers, pendant deux ans, au bonheur de servir leurs concitoyens, et de secourir les opprimés. Et si vous avez tant de peine à croire à la vertu, croyez du moins à l'amour-propre, croyez que, chez une nation qui n'est pas tout à fait stupide et abrutie, un grand nombre d'hommes, un trop grand nombre peut-être, sera naturellement jaloux d'obtenir le prix le plus glorieux de la confiance publique. Voulez-vous me parler de ces hommes qu'une ambition vile et insensée dévore, qui n'estiment rien que la richesse et l'orgueil du pouvoir; de ces hommes que le génie de l'intrigue pousse dans une carrière que le seul génie de l'humanité devrait ouvrir? Voulez-vous me dire qu'ils fuiront la législature, si l'appât de la réélection ne les y attire? Tant mieux! Ils ne troubleront pas le bonheur public par leurs intrigues; et la vertu modeste recevra le prix qu'ils lui auraient enlevé. Voulez-vous faire des fonctions du législateur un état lucratif, un vil métier? Non. Dispensez-vous donc du détail de toutes ces petites convenances personnelles, de tous ces méprisables calculs qui contrastent avec la grandeur d'une si sainte mission.

Faut-il dissiper encore une autre crainte? Vous craignez que, si l'on ne conserve pas des membres de chaque législature, les autres n'aient pas les lumières nécessaires pour remplir leurs fonctions.

Je pourrais observer que cet argument banal, comme ceux que j'ai déjà réfutés, s'appliquait à la disposition qui écarte les membres de l'Assemblée nationale actuelle de la législature prochaine, et que l'Assemblée l'a rejeté, quoi qu'on ait dit, avec une profonde sagesse. Son moindre défaut est de présenter les fonctions du législateur comme on présentait la finance lorsqu'elle était couverte d'un voile mystérieux! Quoi! lorsque étrangers, pour la plupart, à ces occupations, vous avez suffi à des travaux si immenses, si compliqués; quand vous avez pensé que la législature qui, après vous, devait être la plus surchargée d'affaires, pouvait se passer de votre secours, et être entièrement composée de nouveaux individus, vous croiriez que les législatures suivantes auront besoin de transmettre à celles qui viendront après elles des guides, des Nestors politiques, dans le temps où toutes les parties du gouvernement seront plus simplifiées et plus solidement affermies? Non; la législation tient bien plus à des principes qu'à la routine. Toutes les lois importantes sont toujours devancées par l'opinion publique, provoquées par un besoin présent, ou par la nécessité de réformer des abus dont on a longtemps gémi. On a voulu fixer votre attention sur de certains détails de finance, d'administration, comme si les législatures, par le cours naturel des choses, ne devaient pas voir dans leur sein des hommes instruits dans l'administration, dans la finance, et présenter une diversité infinie de connaissances, de talents en tout genre. Je conclurai plutôt, de tout ce qu'on a dit à cet égard, qu'il n'est pas bon qu'il reste des membres de l'ancienne; car s'ils étaient présumés d'avance nécessaires à certaines parties qui tiennent à l'administration, ils se perpétueraient dans les mêmes emplois: les autres membres se dispenseraient de s'en instruire; et l'esprit particulier, l'intérêt individuel seraient substitués aux lumières, au voeu général de l'Assemblée représentative. Ce qui m'étonne surtout, c'est que ceux qui veulent nous inspirer ces terreurs aient oublié de faire une observation bien simple, qui les en eût eux-mêmes préservés. Comment croire en effet à cette effroyable pénurie d'hommes éclairés, puisque après chaque législature on pourra choisir les membres de celles qui l'auront précédée? Les partisans les plus zélés de la réélection peuvent se rassurer; s'ils se croyaient absolument nécessaires au salut public, dans deux ans ils pourront être les ornements et les oracles de la législature qui suivra immédiatement la prochaine.

Comment concevoir après cela ces cris éternels que nous entendons retentir depuis plusieurs jours: c'en est fait de la Constitution; la liberté est perdue? Il est vrai que ces déclamations portaient principalement sur le décret qui concerne l'Assemblée actuelle; il est vrai que tous ces discours étaient faits et préparés avant ce décret, et qu'ils étaient destinés à prouver aussi que nous devions être réélus; et je ne sais si l'on trouve un secret plaisir à le censurer en discutant une question liée aux principes qui l'ont dicté: mais ce que je sais bien, c'est qu'il est permis de s'étonner de ce que ces personnes n'ont commencé à nous effrayer sur les dangers de la patrie, que le jour où l'Assemblée nationale a donné ce grand exemple de sagesse et de magnanimité. Pour moi, indépendamment de toutes les raisons que j'ai déduites et que je pourrais ajouter, un fait particulier me rassure: c'est que les mêmes personnes qui nous ont dit: tout est perdu, si on ne réélit pas, disaient aussi, le jour du décret qui nous interdit l'entrée du ministère: tout est perdu; la liberté du peuple est violée; la Constitution est détruite. Je me rassure, dis-je, parce que je crois que la France peut subsister, quoique quelques-uns d'entre nous ne soient ni législateurs, ni ministres; je ne crois pas que l'ordre social soit désorganisé, comme on l'a dit, précisément parce que l'incorruptibilité des représentants du peuple sera garantie par des lois sages. Ce n'est pas que je ne puisse concevoir aussi de certaines alarmes d'un autre genre; j'oserais même dire que tel discours véhément, dont l'impression fut ordonnée hier, est lui-même un danger, ou du moins en présage quelqu'un. A Dieu ne plaise que ce qui n'est point relatif à l'intérêt public soit ici l'objet d'une de mes pensées! Aussi suis-je bien loin de juger sévèrement cette longue mercuriale prononcée contre l'Assemblée nationale le lendemain du jour où elle a rendu un décret qui l'honore, et tous ces anathèmes lancés du haut de la tribune contre toute doctrine qui n'est pas celle du professeur: mais si en même temps qu'on prévoit, qu'on annonce des troubles prochains; en même temps que l'on en voit les causes dans cette lutte continuelle des factions diverses et dans d'autres circonstances que l'on connaît très bien, on s'étudiait à les attribuer d'avance à l'Assemblée nationale, au décret qu'elle vient de rendre, on cherchait d'avance à se mettre à part, ne me serait-il pas permis de m'affliger d'une telle conduite, et d'être trop convaincu de ce que l'on aurait voulu prouver: que la liberté serait en effet menacée? Mais je ne veux pas moi-même suivre l'exemple que je désapprouve, en fixant l'attention de l'Assemblée sur un épisode plus long que l'objet de la discussion; j'en ai dit assez pour prouver que, si les dangers de la patrie étaient mis une fois à l'ordre du jour, j'aurais aussi beaucoup de choses à dire. Au reste, le remède contre ces dangers, de quelque part qu'ils viennent, c'est votre prévoyance, votre sagesse, votre fermeté. Dans tous les cas nous saurons consommer, s'il le faut, le sacrifice que nous avons plus d'une fois offert à la patrie! Nous passerons; les cabales des ennemis de la patrie passeront: les bonnes lois, le peuple, la liberté resteront. Maintenant il s'agit de porter une loi qui doit influer sur le bonheur des temps qui nous suivront; j'ai prouvé qu'elle était nécessaire à la liberté: j'aurais pu me contenter d'observer que les mêmes principes qui ont nécessité votre décret relatif à l'Assemblée actuelle s'appliquent à toutes les Assemblées législatives. Ce n'est qu'une raison de convenance très impérieuse, très morale, qui m'a déterminé à provoquer préliminairement le premier décret. Du moins je ne l'eusse jamais proposé, si j'avais pensé qu'il fût contraire aux principes généraux de l'intérêt public: il importe que ceux qui s'opposaient à ce même décret ne vous mettent pas en contradiction avec vous-mêmes, et ne prennent pas le droit de présenter comme un acte de désintéressement ou de générosité ce qui est un acte de raison, de sagesse et de zèle pour le bien public. Au reste, je dois ajouter une dernière observation: c'est que ce même décret et les principes que j'ai développés militent contre toute réélection immédiate d'une législature à l'autre. Ce qui me porte à faire cette observation, c'est que je sais que l'on proposera de réélire au moins pour une législature, parce que, pour peu que les opinions soient partagées, ou se laisse facilement entraîner à ces termes moyens, qui participent presque toujours des inconvénients des deux termes opposés.

Je demande que les membres des Assemblées législatives ne puissent être réélus qu'après l'intervalle d'une législature.






Discours sur la peine de mort prononcé à la tribune de l'Assemblée nationale le 30 mai 1791 (30 mai 1791)



La nouvelle ayant été portée à Athènes que des citoyens avaient été condamnés à mort dans la ville d'Argos, on courut dans les temples et on conjura les dieux de détourner des Athéniens des pensées si cruelles et si funestes. Je viens prier non les dieux, mais les législateurs, qui doivent être les organes et les interprètes des lois éternelles que la Divinité a dictées aux hommes, d'effacer du code des Français les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques, et que repoussent leurs moeurs et leur Constitution nouvelle. Je veux leur prouver: 1° que la peine de mort est essentiellement injuste; 2° qu'elle n'est pas la plus réprimante des peines, et qu'elle multiplie les crimes beaucoup plus qu'elle ne les prévient.

Hors de la société civile, qu'un ennemi acharné vienne attaquer mes jours, ou que, repoussé vingt fois, il revienne encore ravager le champ que mes mains ont cultivé; puisque je ne puis opposer que mes forces individuelles aux siennes, il faut que je périsse ou que je le tue; et la loi de la défense naturelle me justifie et m'approuve. Mais dans la société, quand la force de tous est armée contre un seul, quel principe de justice peut l'autoriser à lui donner la mort? Quelle nécessité peut l'en absoudre? Un vainqueur qui fait mourir ses ennemis captifs est appelé barbare! Un homme qui fait égorger un enfant, qu'il peut désarmer et punir, paraît un monstre! Un accusé que la société condamne n'est tout au plus pour elle qu'un ennemi vaincu et impuissant; il est devant elle plus faible qu'un enfant devant un homme fait.

Ainsi, aux yeux de la vérité et de la justice, ces scènes de mort qu'elle ordonne avec tant d'appareil ne sont autre chose que de lâches assassinats, que des crimes solennels, commis, non par des individus, mais par dos nations entières, avec des formes légales. Quoique cruelles, quelque extravagantes que soient ces lois, ne vous en étonnez plus. Elles sont l'ouvrage de quelques tyrans; elles sont les chaînes dont ils accablent l'espèce humaine; elles sont les armes avec lesquelles ils la subjuguent; elles furent écrites avec du sang. "Il n'est point permis de mettre à mort un citoyen romain." Telle était la loi que le peuple avait portée: mais Sylla vainquit, et dit: Tous ceux qui ont porté les armes contre moi sont dignes mort. Octave et les compagnons de ses forfaits confirmèrent cette loi.

Sous Tibère, avoir loué Brutus fut un crime digne de mort. Caligula condamna à mort ceux qui étaient assez sacrilèges pour se déshabiller devant l'image de l'empereur. Quand la tyrannie eut inventé les crimes de lèse-majesté, qui étaient ou des actions indifférentes, ou des actions héroïques, qui eût osé penser qu'elles pouvaient mériter une peine plus douce que la mort, à moins de se rendre coupable lui-même de lèse-majesté?

Quand le fanatisme, né de l'union monstrueuse de l'ignorance et du despotisme, inventa à son tour les crimes de lèse-majesté divine, quand il conçut dans son délire de venger Dieu lui-même, ne fallut-il pas qu'il lui offrît aussi du sang, et qu'il le mît au moins au niveau des monstres qui se disaient ses images?

La peine de mort est nécessaire, disent les partisans de l'antique et barbare routine; sans elle il n'est point de frein assez puissant pour le crime. Qui vous l'a dit? Avez-vous calculé tous les ressorts par lesquels les lois pénales peuvent agir sur la sensibilité humaine? Hélas! avant la mort, combien de douleurs physiques et morales l'homme ne peut-il pas endurer!

Le désir de vivre cède à l'orgueil, la plus impérieuse de toutes les passions qui maîtrisent le coeur de l'homme; la plus terrible de toutes les peines pour l'homme social, c'est l'opprobre, c'est l'accablant témoignage de l'exécration publique. Quand le législateur peut frapper les citoyens par tant d'endroits et de tant de manières, comment pourrait-il se croire réduit à employer la peine de mort? Les peines ne sont pas faites pour tourmenter les coupables, mais pour prévenir le crime par la crainte de les encourir.

Le législateur qui préfère la mort et les peines atroces aux moyens les plus doux qui sont en son pouvoir, outrage la délicatesse publique, émousse le sentiment moral chez le peuple qu'il gouverne, semblable à un précepteur malhabile qui, par le fréquent usage des châtiments cruels, abrutit et dégrade l'âme de son élève; enfin, il use et affaiblit les ressorts du gouvernement, en voulant les tendre avec plus de force.

Le législateur qui établit cette peine renonce à ce principe salutaire, que le moyen le plus efficace de réprimer les crimes est d'adapter les peines au caractère des différentes passions qui les produisent, et de les punir, pour ainsi dire, par elles-mêmes. Il confond toutes les idées, il trouble tous les rapports, et contrarie ouvertement le but des lois pénales.

La peine de mort est nécessaire, dites-vous? Si cela est, pourquoi plusieurs peuples ont-ils su s'en passer? Par quelle fatalité ces peuples ont-ils été les plus sages, les plus heureux et les plus libres? Si la peine de mort est la plus propre à prévenir les grands crimes, il faut donc qu'ils aient été plus rares chez les peuples qui l'ont adoptée et prodiguée. Or, c'est précisément tout le contraire. Voyez le Japon: nulle part la peine de mort et les supplices ne sont autant prodigués; nulle part les crimes ne sont ni si fréquents ni si atroces. On dirait que les Japonais veulent disputer de férocité avec les lois barbares qui les outragent et qui les irritent. Les républiques de la Grèce, où les peines étaient modérées, où la peine de mort était ou infiniment rare ou absolument inconnue, offraient elles plus de crimes et moins de vertus que les pays gouvernés par des lois de sang? Croyez-vous que Rome fut souillée par plus de forfaits, lorsque, dans les jours de sa gloire, la loi Porcia eut anéanti les peines sévères portées par les rois et par les décemvirs, qu'elle ne le fut sous Sylla qui les fit revivre, et sous les empereurs qui en portèrent la rigueur à un excès digne de leur infâme tyrannie? La Russie a-t-elle été bouleversée depuis que le despote qui la gouverne a entièrement supprimé la peine de mort, comme s'il eût voulu expier par cet acte d'humanité et de philosophie le crime de retenir des millions d'hommes sous le joug du pouvoir absolu?

Ecoutez la voix de la justice et de la raison, elle nous crie que les jugements humains ne sont jamais assez certaines pour que la société puisse donner la mort à un homme condamné par d'autres hommes sujets à l'erreur. Eussiez-vous imaginé l'ordre judiciaire le plus parfait, eussiez-vous trouvé les juges les plus intègres et les plus éclairés, il vous restera toujours quelque place à l'erreur ou à la prévention. Pourquoi vous interdire le moyen de les réparer? Pourquoi vous condamner à l'impuissance de tendre une main secourable à l'innocence opprimée? Qu'importent ces stériles regrets, ces réparations illusoires que vous accordez à une ombre vaine, à une cendre insensible? Elles sont les tristes témoignages de la barbare témérité de vos lois pénales. Ravir à l'homme la possibilité d'expier son forfait par son repentir ou par des actes de vertu, lui fermer impitoyablement tout retour à la vertu, à l'estime de soi-même, se hâter de le faire descendre, pour ainsi dire, dans le tombeau encore tout couvert de la tache récente de son crime, est à mes yeux le plus horrible raffinement de la cruauté.

Le premier devoir du législateur est de former et de conserver les moeurs publiques, source de toute liberté, source de tout bonheur social; lorsque, pour courir à un but particulier, il s'écarte de ce but général et essentiel, il commet la plus grossière et la plus funeste des erreurs.

Il faut donc que la loi présente toujours aux peuples le modèle le plus pur de la justice et de la raison. Si, à la place de cette sévérité puissante, de ce calme modéré qui doit les caractériser, elles mettent la colère et la vengeance; si elles font couler le sang humain qu'elles peuvent épargner et qu'elles n'ont pas le droit de répandre; si elles étalent aux yeux du peuple des scènes cruelles et des cadavres meurtris par des tortures, alors elles altèrent dans le coeur des citoyens les idées du juste et de l'injuste, elles font germer au sein de la société des préjugés féroces qui en produisent d'autres à leur tour. L'homme n'est plus pour l'homme un objet si sacré; on a une idée moins grande de sa dignité quand l'autorité publique se joue de sa vie. L'idée du meurtre inspire bien moins d'effroi, lorsque la loi même en donne l'exemple et le spectacle; l'horreur du crime diminue dès qu'elle ne le punit plus que par un autre crime. Gardez-vous bien de confondre l'efficacité des peines avec l'excès de la sévérité: l'un est absolument opposé à l'autre. Tout seconde les lois modérées; tout conspire contre les lois cruelles.

On a observé que dans les pays libres les crimes étaient plus rares, et les lois pénales plus douces: toutes les idées se tiennent. Les pays libres sont ceux où les droits de l'homme sont respectés, et où, par conséquent, les lois sont justes. Partout où elles offensent l'humanité par un excès de rigueur, c'est une preuve que la dignité de l'homme n'y est pas connue, que celle du citoyen n'existe pas; c'est une preuve que le législateur n'est qu'un maître qui commande à des esclaves, et qui les châtie impitoyablement suivant sa fantaisie.

Je conclus à ce que la peine de mort soit abrogée.

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