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Discours par Maximilien Robespierre — 5 Fevrier 1791-11 Janvier 1792

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Discours sur la fuite du Roi prononcé par Robespierre le 21 juin 1791 aux Jacobins (21 juin 1791)


Note: reproduit d'après le numéro 32 des Révolutions de France et de Brabant



Ce n'est pas à moi que la fuite du premier fonctionnaire public devait paraître un événement désastreux. Ce jour pouvait être le plus beau de la révolution; il peut le devenir encore, et le gain de quarante millions d'entretien que coûtait l'individu royal serait le moindre des bienfaits de cette journée. Mais, pour cela, il faudrait prendre d'autres mesures que celles qui ont été adoptées par l'Assemblée nationale, et je saisis un moment où la séance est levée pour vous parler de ces mesures qu'il me semble qu'il eût fallu prendre, et qu'il ne m'a pas été permis de proposer. Le roi a saisi, pour déserter son poste, le moment où l'ouverture des assemblées primaires allait réveiller toutes les ambitions, toutes les espérances, tous les partis, et armer une moitié de la nation contre l'autre, par l'application du décret du marc d'argent, et par les distinctions ridicules établies entre les citoyens entiers, les demi-citoyens et les quarterons. Il a choisi le moment où la première législature, à la fin de ses travaux, dont une partie est improuvée par l'opinion, voit, de cet oeil dont on regarde un héritier, s'approcher la législature qui va la chasser et exercer le veto national en cassant une partie de ses actes. Il a choisi le moment où des prêtres traîtres ont, par des mandements et des bulles, mûri le fanatisme et soulevé contre la Constitution tout ce que la philosophie a laissé d'idiots dans les quatre-vingt-trois départements. Il a attendu le moment où l'empereur et le roi de Suède seraient arrivés à Bruxelles pour le recevoir, et où la France serait couverte de moissons; de sorte qu'avec une bande très peu considérable de brigands on pût, la torche à la main, affamer la nation. Mais ce ne sont point ces circonstances qui m'effraient. Que toute l'Europe se ligue contre nous, et l'Europe sera vaincue. Ce qui m'épouvante, moi, Messieurs, c'est cela même qui me paraît rassurer tout le monde. Ici j'ai besoin qu'on m'entende jusqu'au bout. Ce qui m'épouvante, encore une fois, c'est précisément cela même qui paraît rassurer tous les autres: c'est que, depuis ce matin, tous nos ennemis parlent le même langage que nous. Tout le monde est réuni; tous ont le même visage, et pourtant il est clair qu'un roi qui avait quarante millions de rente, qui disposait encore de toutes les places, qui avait encore la plus belle couronne de l'univers et la mieux affermie sur sa tête, n'a pu renoncer à tant d'avantages sans être sûr de les recouvrer. Or, ce ne peut pas être sur l'appui de Léopold et du roi de Suède, et sur l'armée d'outre-Rhin, qu'il fonde ses espérances: que tous les brigands d'Europe se liguent, et encore une fois ils seront vaincus. C'est donc au milieu de nous, c'est dans cette capitale que le roi fugitif a laissé les appuis sur lesquels il compte pour sa rentrée triomphante; autrement sa fuite serait trop insensée. Vous savez que trois millions d'hommes armés pour la liberté seraient invincibles: il a donc un parti puissant et de grandes intelligences au milieu de nous, et cependant regardez autour de vous, et partagez mon effroi en considérant que tous ont le même masque de patriotisme. Ce ne sont point des conjectures que je hasarde, ce sont des faits dont je suis certain: je vais tout vous révéler, et je défie ceux qui parleront après moi de me répondre.

Vous connaissez le mémoire que Louis XVI a laissé en partant; vous avez pris garde comment il marque dans la Constitution les choses qui le blessent, et celles qui ont le bonheur de lui plaire. Lisez cette protestation du roi, et vous y saisirez tout le complot. Le roi va reparaître sur les frontières, aidé de Léopold, du roi de Suède, de d'Artois, de Condé, de tous les fugitifs et de tous les brigands dont la cause commune des rois aura grossi son armée: on grossira encore à ses yeux les forces de cette armée. Il paraîtra un manifeste paternel, tel que celui de l'empereur quand il a reconquis le Brabant. Le roi y dira encore, comme il a dit cent fois: Mon peuple peut toujours compter sur mon amour. Non seulement on y vantera les douceurs de la paix, mais celles même de la liberté. On proposera une transaction avec les émigrants, paix éternelle, amnistie, fraternité. En même temps les chefs, et dans la capitale, et dans les départements, avec lesquels ce projet est concerté, peindront de leur côté les horreurs de la guerre civile. Pourquoi s'entr'égorger entre frères qui veulent être tous libres? Car Bender* [*Feld-maréchal qui commandait alors les troupes autrichiennes dans les Pays-Bas.] et Condé se diront plus patriotes que nous. Si, lorsque vous n'aviez point de moissons à préserver de l'incendie, ni d'armée ennemie sur vos frontières, le Comité de constitution vous a fait tolérer tant de décrets nationicides, balancerez-vous à céder aux insinuations de vos chefs, lorsqu'on ne vous demandera que des sacrifices d'abord très légers, pour amener une réconciliation générale? Je connais bien le caractère de la nation: des chefs qui ont pu vous faire voter des remerciements à Bouillé pour la Saint-Barthélémy des patriotes de Nancy auront-ils de la peine à amener à une transaction, à un moyen terme, un peuple lassé, et qu'on a pris grand soin jusqu'ici de sevrer des douceurs de la liberté, pendant qu'on affectait d'en appesantir sur lui toutes les charges, et de lui faire sentir toutes les privations qu'impose le soin de la conserver? Et voyez comme tout se combine pour exécuter ce plan, et comme l'Assemblée nationale elle-même marche vers ce but avec un concert merveilleux.

Louis XVI écrit à l'Assemblée nationale de sa main; il signe qu'il prend la fuite et l'Assemblée, par un mensonge, bien lâche, puisqu'elle pouvait appeler les choses par leur nom au milieu de trois millions de baïonnettes; bien grossier, puisque le roi avait l'impudence d'écrire lui-même: on ne m'enlève pas, je pars pour revenir vous subjuguer; bien perfide, puisque ce mensonge tendait à conserver au ci-devant roi sa qualité et le droit de venir nous dicter, les armes à la main, les décrets qui lui plairont: l'Assemblée nationale, dis-je, aujourd'hui dans vingt décrets, a affecté d'appeler la fuite du roi un enlèvement. On devine dans quelle vue.

Voulez-vous d'autres preuves que l'Assemblée nationale trahit les intérêts de la nation? Quelles mesures a-t-elle prises ce matin? Voici les principales:

Le ministre de la Guerre continuera de vaquer aux affaires de son département, sous la surveillance du Comité diplomatique. De même les autres ministres. Or, quel est le ministre de la Guerre? C'est un homme que je n'ai cessé de vous dénoncer, qui a constamment suivi les errements de ses prédécesseurs, persécutant tous les soldats patriotes, fauteur de tous les officiers aristocrates. Qu'est-ce que le Comité militaire chargé de le surveiller? C'est un comité tout composé de colonels aristocrates déguisés, et nos ennemis les plus dangereux. Je n'ai besoin que de leurs oeuvres pour les démasquer. C'est du Comité militaire que sont partis dans ces derniers temps les décrets les plus funestes à la liberté.


(Ici Robespierre a commenté quelques-uns de ces décrets, et, pièces à la main, il a prouvé que le Comité militaire regorgeait de traîtres, qu'il n'avait toujours fait qu'un avec Duportail, que Duportail était la créature du Comité, et que la surveillance du ministre par le Comité, son compère, était une dérision.)


Et le ministre des Affaires étrangères (a-t-il ajouté) quel est-il? C'est un Montmorin, qui, il y a un mois, il y a quinze jours, vous répondait, se faisait caution que le roi adorait la Constitution. C'est à ce traître que vous abandonnez les relations extérieures! Sous la surveillance de qui? Du Comité diplomatique, de ce Comité où règne un André, et dont un de ses membres me disait qu'un homme de bien qu'un homme qui n'était pas un traître à sa patrie, ne pouvait pas y mettre le pied. Je ne pousserai pas plus loin celle revue. Lessart n'a pas plus ma confiance que Necker, qui lui a laissé son manteau. Citoyens, viens-je de vous montrer assez la profondeur de l'abîme qui va engloutir notre liberté? Voyez-vous assez clairement la coalition des ministres du roi, dont je ne croirai jamais que quelques-uns, sinon tous, n'aient pas su la fuite? Voyez-vous assez clairement la coalition de vos chefs civils et militaires; elle est telle que je ne puis pas ne pas croire qu'ils n'aient favorisé cette évasion dont ils avouent avoir été si bien avertis? Voyez-vous cette coalition avec vos Comités, avec l'Assemblée nationale? Et comme si cette coalition n'était pas assez forte, je sais que tout à l'heure on va vous proposer à vous-mêmes une réunion avec tous nos ennemis les plus connus: dans un moment, tout 89, le maire, le général, les ministres, dit-on, vont arriver ici! Comment pourrions-nous échapper? Antoine commande les légions qui vont venger César! Et c'est Octave qui commande les légions de la république. On nous parle de réunion, de nécessité de se serrer autour des mêmes hommes. Mais quand Antoine fut venu camper à côté de Lépidus, et parla aussi de se réunir, il n'y eut bientôt plus que le camp d'Antoine, et il ne resta plus à Brutus et à Cassius qu'à se donner la mort.

Ce que je viens de dire, je jure que c'est dans tous les points l'exacte vérité. Vous pensez bien qu'on ne l'eût pas entendue dans l'Assemblée nationale. Ici même, parmi vous, je sens que ces vérités ne sauveront point la nation, sans un miracle de la Providence, qui daigne veiller mieux que vos chefs sur les gages de la liberté. Mais j'ai voulu du moins déposer dans votre procès-verbal un monument de tout ce qui va arriver. Du moins, je vous aurai tout prédit; je vous aurai tracé la marche de vos ennemis, et on n'aura rien à me reprocher. Je sais que par une dénonciation, pour moi dangereuse à faire, mais non dangereuse pour la chose publique; je sais qu'en accusant, dis-je, ainsi la presque universalité de mes collègues, les membres de l'Assemblée, d'être contre-révolutionnaires, les uns par ignorance, les autres par terreur, d'autres par ressentiment, par un orgueil blessé, d'autres par une confiance aveugle, beaucoup parce qu'ils sont corrompus, je soulève contre moi tous les amours-propres, j'aiguise mille poignards, et je me dévoue à toutes les haines; je sais le sort qu'on me garde; mais si, dans les commencements de la révolution, et lorsque j'étais à peine aperçu dans l'Assemblée nationale, si, lorsque je n'étais vu que de ma conscience, j'ai fait le sacrifice de ma vie à la vérité, à la liberté, à la patrie, aujourd'hui que les suffrages de mes concitoyens, qu'une bienveillance universelle, que trop d'indulgence, de reconnaissance, d'attachement m'ont bien payé de ce sacrifice, je recevrai presque comme un bienfait une mort qui m'empêchera d'être témoin des maux que je vois inévitables. Je viens de faire le procès à l'Assemblée nationale, je lui défie de faire le mien.






Discours sur l'inviolabilité royale prononcé par Robespierre à l'Assemblée constituante le 14 juillet 1791 (14 juillet 1791)



Messieurs, je ne veux pas répondre à certain reproche de républicanisme qu'on voudrait attacher à la cause de la justice et de la vérité: je ne veux pas non plus provoquer une décision sévère contre un individu; mais je viens combattre des opinions dures et cruelles, pour y substituer des mesures douces et salutaires à la cause publique: je viens surtout défendre les principes sacrés de la liberté, non pas contre de vaines calomnies qui sont des hommages, mais contre une doctrine machiavélique dont les progrès semblent la menacer d'une entière subversion. Je n'examinerai donc pas s'il est vrai que la fuite de Louis XVI soit le crime de M. Bouille, de quelques aides de camp, de quelques gardes du corps et de la gouvernante du fils du roi; je n'examinerai pas si le roi a fui volontairement de lui-même, ou si de l'extrémité des frontières un citoyen l'a enlevé par la force de ses conseils; je n'examinerai pas si les peuples en sont encore aujourd'hui au point de croire qu'on enlève les rois comme les femmes; je n'examinerai pas non plus si, comme l'a pensé M. le rapporteur, le départ du roi n'était qu'un voyage sans sujet, une absence indifférente, ou s'il faut le lier à tous les événements qui ont précédé; s'il était la suite ou le complément des conspirations impunies, et par conséquent toujours renaissantes, contre la liberté publique; je n'examinerai pas même si la déclaration signée de la main du roi en explique le motif, ou si cet acte est la preuve de cet attachement sincère à la révolution que Louis XVI avait professé plusieurs fois d'une manière si énergique: je veux examiner la conduite du roi, et parler de lui comme je parlerais d'un roi de la Chine. Je veux examiner, avant tout, quelles sont les bornes du principe de l'inviolabilité.

Le crime légalement impuni est en soi une monstruosité révoltante dans l'ordre social, ou plutôt il est le renversement absolu de l'ordre social: si le crime est commis par le premier fonctionnaire public, par le magistrat suprême, je ne vois là que deux raisons de plus de sévir: la première, que le coupable était lié à la patrie par un devoir plus saint; la seconde, que, comme il est armé d'un grand pouvoir, il est bien plus dangereux de ne pas réprimer ses attentats.

Le roi est inviolable, dites-vous; il ne peut pas être puni: telle est la loi... Vous vous calomniez vous-mêmes! Non, jamais vous n'avez décrété qu'il y eût un homme au-dessus des lois; un homme qui pourrait impunément attenter à la liberté, à l'existence de la nation, et insulter paisiblement, dans l'opulence et dans la gloire, au désespoir d'un peuple malheureux et dégradé! Non, vous ne l'avez pas fait: si vous aviez osé porter une pareille loi, le peuple français n'y aurait pas cru, ou un cri d'indignation universelle vous eût appris que le souverain reprenait ses droits!

Vous avez décrété l'inviolabilité; mais aussi, messieurs, avez-vous jamais eu quelque doute sur l'intention qui vous avait dicté ce décret? Avez-vous jamais pu vous dissimuler à vous-mêmes que l'inviolabilité du roi était intimement liée à la responsabilité des ministres; que vous aviez décrété l'une et l'autre, parce que, dans le fait, vous aviez transféré du roi aux ministres l'exercice réel de la puissance exécutive, et que, les ministres étant les véritables coupables, c'était sur eux que devaient porter les prévarications que le pouvoir exécutif pourrait faire? De ce système, il résulte que le roi ne peut commettre aucun mal en administration; puisque aucun acte du gouvernement ne peut émaner de lui, et que ceux qu'il pourrait faire sont nuls et sans effet; que, d'un autre côté, la loi conserve toute sa puissance contre lui. Mais, messieurs, s'agit-il d'un acte personnel à un individu revêtu du titre de roi? S'agit-il, par exemple, d'un assassinat commis par cet individu? Cet acte est-il nul et sans effet, ou bien y a-t-il là un ministre qui signe et qui réponde?

Mais, nous a-t-on dit, si le roi commettait un crime, il faudrait que la loi cherchât la main qui a fait mouvoir son bras... Mais, si le roi, en sa qualité d'homme, et ayant reçu de la nature la faculté du mouvement spontané, avait remué son bras sans agent étranger, quelle serait donc la personne responsable?

Mais, a-t-on dit encore, si le roi poussait les choses à certains excès, on lui nommerait un régent... Mais, si on lui nommait un régent, il serait encore roi; il serait donc encore investi du privilège de l'inviolabilité: que les Comités s'expliquent donc clairement, et qu'ils nous disent si, dans ce cas, le roi serait encore inviolable?

La meilleure preuve qu'un système est absurde, c'est lorsque ceux qui le professent n'oseraient avouer les conséquences qui en résultent. Or, c'est à vous que je le demande, vous qui soutenez ce système avec tant d'énergie, si un roi dépouille par la force la veuve et l'orphelin, s'il engloutit dans ses vastes domaines la vigne du pauvre et le champ du père de famille, s'il achète les juges pour conduire le poignard des lois dans le sein de l'innocent, la loi lui dira-t-elle: Sire, vous l'avez fait sans crime; ou bien: Vous avez le droit de commettre impunément tous les crimes qui paraîtront agréables à votre Majesté!...

Législateurs, répondez vous-mêmes sur vous-mêmes. Si un roi égorgeait votre fils sous vos yeux, s'il outrageait votre femme et votre fille, lui diriez-vous: Sire, vous usez de votre droit; nous vous avons tout permis!... Permettriez-vous au citoyen de se venger? Alors vous substituez la violence particulière, la justice privée de chaque individu, à la justice calme et salutaire de la loi; et vous appelez cela établir l'ordre public, et vous osez dire que l'inviolabilité absolue est le soutien, la base immuable de l'ordre social!

Mais, messieurs, qu'est-ce que toutes ces hypothèses particulières, qu'est-ce que tous ces forfaits, auprès de ceux qui menacent le salut et le bonheur du peuple? Si un roi appelait sur sa patrie toutes les horreurs de la guerre civile et étrangère; si, à la tête d'une armée de rebelles et d'étrangers, il venait ravager son propre pays, et ensevelir sous les ruines la liberté et le bonheur du monde entier, serait-il inviolable?

Le roi est inviolable! Mais vous l'êtes aussi, vous! Mais avez-vous étendu cette inviolabilité jusqu'à la faculté de commettre le crime? Et oserez-vous dire que les représentants du souverain ont des droits moins étendus pour leur sûreté individuelle que celui dont ils sont venus restreindre le pouvoir, celui à qui ils ont délégué, au nom de la nation, le pouvoir dont il est revêtu? Le roi est inviolable! Mais les peuples ne le sont-ils pas aussi? Le roi est inviolable par une fiction; les peuples le sont par le droit sacré de la nature; et que faites-vous en couvrant le roi de l'égide de l'inviolabilité, si vous n'immolez l'inviolabilité des peuples à celle des rois? Il faut en convenir, on ne raisonne de cette manière que dans la cause des rois... Et que fait-on en leur faveur? Rien; mais on fait tout contre eux; car d'abord, en élevant un homme au-dessus des lois, en lui assurant le pouvoir d'être criminel impunément, on le pousse, par une pente irrésistible, dans tous les vices et dans tous les excès; on le rend le plus vil, et, par conséquent, le plus malheureux des hommes; on le désigne comme un objet de vengeance personnelle à tous les innocents qu'il a outragés, à tous les citoyens qu'il a persécutés; car la loi de la nature, antérieure aux lois de la société, crie à tous les hommes que, lorsque la loi ne les venge point, ils recouvrent le droit de se venger eux-mêmes; et c'est ainsi que les prétendus apôtres de l'ordre public renversent tout, jusqu'aux principes du bon sens et de l'ordre social! On invoque les lois pour qu'un homme paisse impunément violer les lois! Ou invoque les lois pour qu'il puisse les enfreindre!

O vous, qui pouvez croire qu'une telle supposition est problématique, avez-vous réfléchi sur la supposition bizarre et désastreuse d'une nation qui serait régie par un roi criminel de lèse-nation? Combien ne paraîtrait-elle pas vile et lâche aux nations étrangères, celle qui leur donnerait le spectacle scandaleux d'un homme assis sur le trône pour opprimer la liberté, pour opprimer la vertu! Que deviendraient toutes ces fastueuses déclamations avec lesquelles on vient vanter sa gloire et sa liberté? Mais au dedans, quelle source éternelle et horrible de divisions, où le magistrat suprême est suspect aux citoyens! Comment les rappellera-t-il à l'obéissance aux lois contre lesquelles il s'est lui-même déclaré? Comment les juges pourront-ils rendre la justice en son nom? Comment les magistrats ne seront-ils pas tentés de se couvrir le visage par pudeur, lorsqu'ils condamneront la fraude et la mauvaise foi au nom d'un homme qui n'aurait pas respecté sa foi? Quel coupable sur l'échafaud ne pourra pas accuser cette étrange et cruelle partialité des lois qui met une telle distance entre le crime et le crime, entre un homme et un homme, entre un coupable et un homme bien plus coupable encore!

Messieurs, une réflexion bien simple, si l'on ne s'obstinait à l'écarter, terminerait cette discussion. On ne peut envisager que deux hypothèses en prenant une résolution semblable à celle que je combats; ou bien le roi que je supposerais coupable envers une nation conserverait encore toute l'énergie de l'autorité dont il était d'abord revêtu, ou bien les ressorts du gouvernement se relâcheraient dans ses mains. Dans le premier cas, le rétablir dans toute sa puissance, n'est-ce pas évidemment exposer la liberté publique à un danger perpétuel? Et à quoi voulez-vous qu'il emploie le pouvoir immense dont vous le revêtez, si ce n'est à faire triompher ses passions personnelles, si ce n'est à attaquer la liberté et les lois, à se venger de ceux qui auront constamment défendu contre lui la cause publique? Au contraire, les ressorts du gouvernement se relâchent-ils dans ses mains, alors les rênes du gouvernement flottent nécessairement entre les mains de quelques factieux qui le serviront, le trahiront, le caresseront, l'intimideront tour à tour, pour régner sous son nom. Messieurs, rien ne convient aux factieux et aux intrigants comme un gouvernement faible: c'est seulement sous ce point de vue qu'il faut envisager la question actuelle; qu'on me garantisse contre ce danger, qu'on garantisse la nation de ce gouvernement où pourraient dominer les factieux, et je souscris à tout ce que vos Comités pourront vous proposer.

Qu'on m'accuse, si l'on veut, de républicanisme; je déclare que j'abhorre toute espèce de gouvernement où les factieux règnent. Il ne suffit pas de secouer le joug d'un despote, si l'on doit retomber sous le joug d'un autre despotisme: l'Angleterre ne s'affranchit du joug de l'un de ses rois que pour retomber sous le joug plus avilissant encore d'un petit nombre de ses concitoyens. Je ne vois point parmi nous, je l'avoue, le génie puissant qui pourrait jouer le rôle de Cromwell: je ne vois pas non plus personne disposé à le souffrir; mais je vois des coalitions plus actives et plus puissantes qu'il ne convient à un peuple libre; mais je vois des citoyens qui réunissent entre leurs mains des moyens trop variés et trop puissants d'influencer l'opinion; mais la perpétuité d'un tel pouvoir dans les mêmes mains pourrait alarmer la liberté publique. Il faut rassurer la nation contre la trop longue durée d'un gouvernement oligarchique. Cela est-il impossible, messieurs, et les factions qui pourraient s'élever, se fortifier, se coaliser, ne seraient-elles pas un peu ralenties, si l'on voyait dans une perspective plus prochaine la fin du pouvoir immense dont nous sommes revêtus, si elles n'étaient plus favorisées en quelque sorte par la suspension indéfinie de la nomination des nouveaux représentants de la nation, dans un temps où il faudrait profiter peut-être du calme qui nous reste, dans un temps où l'esprit public, éveillé par les dangers de la patrie, semble nous promettre les choix les plus heureux? La nation ne verra-t-elle pas avec quelque inquiétude la prolongation indéfinie de ces détails éternels qui peuvent favoriser la corruption et l'intrigue? Je soupçonne qu'elle le voit ainsi, et du moins, pour mon compte personnel, je crains les factions, je crains les dangers.

Messieurs, aux mesures que vous ont proposées les Comités, il faut substituer des mesures générales, évidemment puisées dans l'intérêt de la paix et de la liberté. Ces mesures proposées, il faut vous en dire un mot: elles ne peuvent que vous déshonorer, et, si j'étais réduit à voir sacrifier aujourd'hui les premiers principes de la liberté, je demanderais au moins la permission de me déclarer l'avocat de tous les accusés; je voudrais être le défenseur des trois gardes du corps, de la gouvernante du Dauphin, de M. Bouillé lui-même. Dans les principes de vos Comités, le roi n'est pas coupable; il n'y a point de délit!... Mais partout où il n'y a pas de délit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si épargner un coupable est une faiblesse, immoler un coupable plus faible au coupable puissant, c'est une injustice. Vous ne pensez pas que le peuple français soit assez vil pour se repaître du spectacle du supplice de quelques victimes subalternes; ne pensez pas qu'il voie sans douleurs ses représentants suivre encore la marche ordinaire des esclaves, qui cherchent toujours à sacrifier le faible au fort, et ne cherchent qu'à tromper et à abuser le peuple pour prolonger impunément l'injustice et la tyrannie! Non, Messieurs, il faut ou prononcer sur tous les coupables, ou prononcer l'absolution générale de tous les coupables. Voici, en dernier mot, l'avis que je propose.

Je propose que l'Assemblée décrète qu'elle consultera le voeu de la nation pour statuer sur le sort du roi; en second lieu, que l'Assemblée nationale lève le décret qui suspend la nomination des représentants ses successeurs; 3° qu'elle admette la question préalable sur l'avis des Comités.

Et si les principes que j'ai réclamés pouvaient être méconnus, je demande au moins que l'Assemblée nationale ne se souille pas par une marque de partialité contre les complices prétendus d'un délit sur lequel on veut jeter un voile.






Discours par Maximilien Robespierre à l'Assemblée nationale sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l'exercice des droits du citoyen à la contribution du marc d'argent, ou d'un nombre déterminé de journées d'ouvriers (11 août 1791)



Messieurs,


J'ai douté un moment si je devais vous proposer mes idées sur des dispositions que vous paraissiez avoir adoptées. Mais j'ai vu qu'il s'agissait de défendre la cause de la nation et de la liberté, ou de la trahir par mon silence; et je n'ai plus balancé. J'ai même entrepris cette tâche avec une confiance d'autant plus ferme que la passion impérieuse de la justice et du bien public qui me l'imposait m'était commune avec vous, et que ce sont vos propres principes et votre propre autorité que j'invoque en leur faveur.

Pourquoi sommes-nous rassemblés dans ce temple des lois? Sans doute pour rendre à la nation française l'exercice des droits imprescriptibles qui appartiennent à tous les hommes. Tel est l'objet de toute constitution politique. Elle est juste, elle est libre, si elle le remplit; elle n'est qu'un attentat contre l'humanité, si elle le contrarie.

Vous avez vous-mêmes reconnu cette vérité d'une manière frappante, lorsque, avant de commencer votre grand ouvrage, vous avez décidé qu'il fallait déclarer solennellement ces droits sacrés, qui sont comme les bases éternelles sur lesquelles il doit reposer.

"Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.

"La souveraineté réside essentiellement dans la nation.

"La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à sa formation, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement élus.

"Tous les citoyens sont admissibles à tous les emplois publics, sans aucune autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents."

Voilà les principes que vous avez consacrés: il sera facile maintenant d'apprécier les dispositions que je me propose de combattre; il suffira de les rapprocher de ces règles invariables de la société humaine.

Or, 1° La loi est-elle l'expression de la volonté générale, lorsque le plus grand nombre de ceux pour qui elle est faite ne peuvent concourir en aucune manière à sa formation? Non. Cependant, interdire à tous ceux qui ne paient pas une contribution égale à trois journées d'ouvrier le droit même de choisir les électeurs destinés à nommer les membres de l'Assemblée législative, qu'est-ce autre chose que rendre la majeure partie des Français absolument étrangère à la formation de la loi? Cette disposition est donc essentiellement anticonstitutionnelle et antisociale.

2° Les hommes sont-ils égaux en droit, lorsque, les uns jouissant exclusivement de la faculté de pouvoir être élus membres du Corps législatif ou des autres établissements publics, les autres de celle de les nommer seulement, les autres restent privés en même temps de tous ces droits? Non. Telles sont cependant les monstrueuses différences qu'établissent entre eux les décrets qui rendent un citoyen actif ou passif, moitié actif, et moitié passif, suivant les divers degrés de fortune qui lui permettent de payer trois journées, dix journées d'imposition directe, ou un marc d'argent. Toutes ces dispositions sont donc essentiellement anticonstitutionnelles et antisociales.

3° Les hommes sont-ils admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents, lorsque l'impuissance d'acquitter la contribution exigée les écarte de tous les emplois publics, quels que soient leurs vertus et leurs talents? Non. Toutes ces dispositions sont donc essentiellement anticonstitutionnelles et antisociales.

4° Enfin la nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la souveraineté? Non. Et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que serait donc votre déclaration des droits, si ces décrets pouvaient subsister? Une vaine formule. Que serait La nation? Esclave; car la liberté consiste à obéir aux lois qu'on s'est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre Constitution? Une véritable aristocratie; car l'aristocratie est l'état où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujette. Et quelle aristocratie! la plus insupportable de tontes, celle des riches.

Tous les hommes nés et domiciliés en France sont membres de la société politique qu'on appelle la nation française, c'est-à-dire citoyens français. Ils le sont par la nature des choses et par les premiers principes du droit des gens. Les droits attachés à ce titre ne dépendent ni de la fortune que chacun d'eux possède, ni de la quotité de l'imposition à laquelle il est soumis, parce que ce n'est point l'impôt qui nous fait citoyens; la qualité de citoyen oblige seulement à contribuer à la dépense commune de l'Etat, suivant ses facultés. Or, vous pouvez donner des lois aux citoyens, mais vous ne pouvez pas les anéantir.

Les partisans du système que j'attaque ont eux-mêmes senti cette vérité, puisque, n'osant contester la qualité de citoyen à ceux qu'ils condamnaient à l'exhérédation politique, ils se sont bornés à éluder le principe de l'égalité qu'elle suppose nécessairement, par la distinction de citoyens actifs et de citoyens inactifs. Comptant sur la facilité avec laquelle on gouverne les hommes par les mots, ils ont essayé de nous donner le change en publiant, par cette expression nouvelle, la violation la plus manifeste des droits de l'homme.

Mais qui peut être assez stupide pour ne pas apercevoir que ce mot ne peut ni changer les principes, ni résoudre la difficulté; puisque déclarer que tels citoyens ne seront point actifs, ou dire qu'ils n'exerceront plus les droits politiques attachés au titre de citoyen, c'est exactement la même chose dans l'idiome de ces subtils politiques. Or, je leur demanderai toujours de quel droit ils peuvent ainsi frapper d'inactivité et de paralysie leurs concitoyens et leurs commettants; je ne cesserai de réclamer contre cette locution insidieuse et barbare, qui souillera à la fois et notre code et notre langue, si nous ne nous hâtons de l'effacer de l'une et de l'autre, afin que le mot de liberté ne soit pas lui-même insignifiant et dérisoire.

Qu'ajouterai-je à des vérités si évidentes? Rien pour les représentants de la nation dont l'opinion et le voeu ont déjà prévenu ma demande; il ne me reste qu'à répondre aux déplorables sophismes sur lesquels les préjugés et l'ambition d'une certaine classe d'hommes s'efforcent d'étayer la doctrine désastreuse que je combats; c'est à ceux-là seulement que je vais parler.

Le peuple! des gens qui n'ont rien! les dangers de la corruption! l'exemple de l'Angleterre, celui des peuples que l'on suppose libres. Voilà les arguments que l'on oppose à la justice et à la raison.

Je ne devrais répondre que ce seul mot: Le peuple, cette multitude d'hommes dont je défends la cause, ont des droits qui ont la même origine que les vôtres. Qui vous a donné le pouvoir de les leur ôter?

L'utilité générale, dites-vous! Mais est-il rien d'utile que ce qui est juste et honnête? Et cette maxime éternelle ne s'applique-t-elle pas surtout à l'organisation sociale? Et si le but de la société est le bonheur de tous, la conservation des droits de l'homme, que faut-il penser de ceux qui veulent l'établir sur la puissance de quelques individus, et sur l'avilissement et la nullité du reste du genre humain? Quels sont donc ces sublimes politiques qui applaudissent eux-mêmes à leur propre génie, lorsque, à force de laborieuses subtilités, ils sont enfin parvenus à substituer leurs vaines fantaisies aux principes immuables que l'éternel législateur a lui-même gravés dans le coeur de tous les hommes?

L'Angleterre! Eh! que vous importe l'Angleterre et sa vicieuse Constitution, qui a pu vous paraître libre lorsque vous étiez descendus au dernier degré de la servitude, mais qu'il faut cesser enfin de vanter par ignorance ou par habitude? Les peuples libres! où sont-ils? Que vous présente l'histoire de ceux que vous honorez de ce nom, si ce n'est des agrégations d'hommes plus ou moins éloignées des routes de la raison et de la nature, plus ou moins asservies, sous des gouvernements que le hasard, l'ambition ou la force avaient établis? Est-ce donc pour copier servilement les erreurs ou les injustices qui ont si longtemps dégradé et opprimé l'espèce humaine, que l'éternelle providence vous a appelés, seuls depuis l'origine du monde, à rétablir sur la terre l'empire de la justice et de la liberté, au sein des plus vives lumières qui aient jamais éclairé la raison publique, au milieu des circonstances presque miraculeuses qu'elle s'est plu à rassembler pour vous assurer le pouvoir de rendre à l'homme son bonheur, ses vertus et sa dignité première?

Sentent-ils bien tout le poids de cette sainte mission, ceux qui, pour toute réponse à nos justes plaintes, se contentent de nous dire froidement: "Avec tous ses vices, notre Constitution est encore la meilleure qui ait existé"? Est-ce donc pour que vous laissiez nonchalamment, dans cette Constitution, des vices essentiels, qui détruisent les premières bases de l'ordre social, que 26 millions d'hommes ont mis entre vos mains le redoutable dépôt de leurs destinées? Ne dirait-on pas que la réforme d'un grand nombre d'abus et plusieurs lois utiles soient autant de grâces accordées au peuple, qui dispensent de faire davantage en sa faveur? Non, tout le bien que vous avez fait était un devoir rigoureux. L'omission de celui que vous pouvez faire serait une prévarication, le mal que vous pouvez, un crime de lèse-nation et de lèse-humanité. Il y a plus: si vous ne faites tout pour la liberté, vous n'avez rien fait. Il n'y a pas deux manières d'être libre: il faut l'être entièrement, ou redevenir esclave. La moindre ressource laissée au despotisme rétablira bientôt sa puissance. Que dis-je? Déjà il vous environne de ses séductions et de son influence; bientôt il vous accablerait de sa force. O vous qui, contents d'avoir attaché vos noms à un grand changement, ne vous inquiétez pas s'il suffit pour assurer le bonheur des hommes, ne vous y trompez pas; le bruit des éloges que l'étonnement et la légèreté font retentir autour de vous s'évanouira bientôt; la postérité, comparant la grandeur de vos devoirs et l'immensité de vos ressources avec les vices essentiels de votre ouvrage, dira de vous avec indignation: "Ils pouvaient rendre les hommes heureux et libres, mais ils ne l'ont pas voulu; ils n'en étaient pas dignes."

Mais, dites-vous, le peuple! des gens qui n'ont rien à perdre! pourront donc, comme nous, exercer tous les droits de citoyens?

Des gens qui n'ont rien à perdre! Que ce langage de l'orgueil en délire est injuste et faux aux yeux de la vérité!

Ces gens dont vous parlez sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent, au sein de la société, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-là, ils ont, ce me semble, quelque chose à perdre ou à conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent, l'humble réduit où j'achète le droit de me retirer et de vivre en paix; le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants; tout cela, je l'avoue, ce ne sont point des terres, des châteaux, des équipages; tout cela s'appelle rien, peut-être, pour le luxe et pour l'opulence; mais c'est quelque chose pour l'humanité; c'est une propriété sacrée, aussi sacrée sans doute que les brillants domaines de la richesse.

Que dis-je! ma liberté, ma vie, le droit d'obtenir sûreté ou vengeance pour moi et pour ceux qui me sont chers, le droit de repousser l'oppression, celui d'exercer librement toutes les facultés de mon esprit et de mon coeur; tous ces biens si doux, les premiers de ceux que la nature a départis à l'homme, ne sont-ils pas confiés, comme les vôtres, à la garde des lois? Et vous dites que je n'ai point d'intérêt à ces lois; et vous voulez me dépouiller de la part que je dois avoir, comme vous, dans l'administration de la chose publique, et cela par la seule raison que vous êtes plus riches que moi! Ah! si la balance cessait d'être égale, n'est-ce pas en faveur des citoyens les moins aisés qu'elle devrait pencher? Les lois, l'autorité publique n'est-elle pas établie pour protéger la faiblesse contre l'injustice et l'oppression? C'est donc blesser tous les principes sociaux que de la placer tout entière entre les mains des riches.

Mais les riches, les hommes puissants ont raisonné autrement. Par un étrange abus des mots, ils ont restreint à certains objets l'idée générale de propriété; ils se sont appelés seuls propriétaires; ils ont prétendu que les propriétaires seuls étaient dignes du nom de citoyen; ils ont nommé leur intérêt particulier l'intérêt général, et, pour assurer le succès de cette prétention, ils se sont emparés de toute la puissance sociale. Et nous, ô faiblesse des hommes! nous qui prétendons les ramener aux principes de l'égalité et de la justice, c'est encore sur ces absurdes et cruels préjugés que nous cherchons, sans nous en apercevoir, à élever notre Constitution!

Mais quel est donc, après tout, ce rare mérite, de payer un marc d'argent ou telle autre imposition à laquelle vous attachez de si hautes prérogatives? Si vous portez au trésor public une contribution plus considérable que la mienne, n'est-ce pas par la raison que la société vous a procuré de plus grands avantages pécuniaires? Et, si nous voulons presser cette idée, quelle est la source de cette extrême inégalité des fortunes qui rassemble toutes les richesses en un petit nombre de mains? Ne sont-ce pas les mauvaises lois, les mauvais gouvernements, enfin tous les vices des sociétés corrompues? Or, pourquoi faut-il que ceux qui sont les victimes de ces abus soient encore punis de leur malheur par la perte de la dignité de citoyens? Je ne vous envie point le partage avantageux que vous avez reçu, puisque cette inégalité est un mal nécessaire ou incurable: mais ne m'enlevez pas du moins les biens imprescriptibles qu'aucune loi humaine ne peut me ravir. Permettez même que je puisse être fier quelquefois d'une honorable pauvreté, et ne cherchez point à m'humilier par l'orgueilleuse prétention de vous réserver la qualité de souverain, pour ne me laisser que celle de sujet.

Mais le peuple!... mais la corruption!

Ah! cessez, cessez de profaner ce nom touchant et sacré du peuple, en le liant à l'idée de la corruption. Quel est celui qui, parmi des hommes égaux en droits, ose déclarer ses semblables indignes d'exercer les leurs pour les en dépouiller à son profit? Et certes, si vous vous permettez de fonder une pareille condamnation sur des présomptions de corruptibilité, quel terrible pouvoir vous vous arrogez sur l'humanité! Où sera le terme de vos proscriptions?

Mais est-ce bien sur ceux qui ne paient point le marc d'argent qu'elles doivent tomber, ou sur ceux qui paient beaucoup au delà? Oui, en dépit de toute prévention en faveur des vertus que donne la richesse, j'ose croire que vous en trouverez autant dans la classe des citoyens les moins aisés que dans celle des plus opulents. Croyez-vous de bonne foi qu'une vie dure et laborieuse enfante plus de vices que la mollesse, le luxe et l'ambition, et avez-vous moins de confiance dans la probité de nos artisans et de nos laboureurs, qui, suivant votre tarif, ne seront presque jamais citoyens actifs, que dans celle des traitants, des courtisans, de ceux que vous appeliez grands seigneurs, qui, d'après le même tarif, le seraient six cents fois? Je veux venger une fois ceux que vous nommez le peuple de ces calomnies sacrilèges.

Etes-vous donc faits pour l'apprécier, et pour connaître les hommes, vous qui, depuis que votre raison s'est développée, ne les avez jugés que d'après les idées absurdes du despotisme et de l'orgueil féodal; vous qui, accoutumés au jargon bizarre qu'il a inventé, avez trouvé simple de dégrader la plus grande partie du genre humain par les mots de canaille, de populace; vous qui avez révélé au monde qu'il existait des gens sans naissance, comme si tous les hommes qui vivent n'étaient pas nés; des gens de rien qui étaient des hommes de mérite, et d'honnêtes gens, des gens comme il faut qui étaient les plus vils et les plus corrompus de tous les hommes? Ah! sans doute, on peut vous permettre de ne pas rendre au peuple toute la justice qui lui est due. Pour moi, j'atteste tous ceux que l'instinct d'une âme noble et sensible a rapprochés de lui et rendus dignes de connaître et d'aimer l'égalité, qu'en général il n'y a rien d'aussi juste ni d'aussi bon que le peuple, toutes les fois qu'il n'est point irrité par l'excès de l'oppression; qu'il est reconnaissant des plus faibles égards qu'on lui témoigne, du moindre bien qu'on lui fait, du mal même qu'on ne lui fait pas; que c'est chez lui qu'on trouve, sous des dehors que nous appelons grossiers, des âmes franches et droites, un bon sens et une énergie que l'on chercherait longtemps en vain dans la classe qui le dédaigne. Le peuple ne demande que le nécessaire, il ne veut que justice et tranquillité; les riches prétendent à tout, ils veulent tout envahir et tout dominer. Les abus sont l'ouvrage et le domaine des riches, ils sont les fléaux du peuple, l'intérêt du peuple est l'intérêt général, celui des riches est l'intérêt particulier; et vous voulez rendre le peuple nul et les riches tout-puissants.

M'opposera-t-on encore ces inculpations éternelles dont on n'a cessé de le charger depuis l'époque où il a secoué le joug des despotes jusqu'à ce moment, comme si le peuple entier pouvait être accusé de quelques actes de vengeance locaux et particuliers, exercés au commencement d'une révolution inespérée, où, respirant enfin d'une si longue oppression, il était dans un état de guerre avec tous ses tyrans? Que dis-je? Quel temps a donc jamais fourni des preuves plus éclatantes de sa bonté naturelle, que celui où, armé d'une force irrésistible, il s'est tout à coup arrêté lui-même pour rentrer dans le calme à la voix de ses représentants? O vous qui vous montrez si inexorables pour l'humanité souffrante et si indulgents pour ses oppresseurs, ouvrez l'histoire, et jetez les yeux autour de vous, comptez les crimes des tyrans, et jugez entre eux et le peuple!

Que dis-je? A ces efforts mêmes qu'ont faits les ennemis de la révolution pour le calomnier auprès de ses représentants, pour vous calomnier auprès de lui, pour vous suggérer des mesures propres à étouffer sa voix, ou à abattre son énergie, ou à égarer son patriotisme, pour prolonger l'ignorance de ses droits, en lui cachant vos décrets; à la patience inaltérable avec laquelle il a supporté tous ses maux et attendu un ordre de choses plus heureux, comprenons que le peuple est le seul appui de la liberté. Eh! qui pourrait donc supporter l'idée de le voir dépouillé de ces droits par la révolution même qui est due à son courage; au tendre et généreux attachement avec lequel il a défendu ses représentants? Est-ce aux riches, est-ce aux grands que vous devez cette glorieuse insurrection qui a sauvé la France et vous? Ces soldats, qui ont déposé leurs armes aux pieds de la patrie alarmée, n'étaient-ils donc pas du peuple? Ceux qui les conduisaient contre vous, à quelles classes appartenaient-ils?... Etait-ce donc pour vous aider à défendre ses droits et sa dignité qu'il combattait alors, ou pour vous assurer le pouvoir de les anéantir? Est-ce pour retomber sous le joug de l'aristocratie des riches qu'il a brisé avec vous le joug de l'aristocratie féodale?

Jusqu'ici je me suis prêté au langage de ceux qui semblent vouloir désigner par le mot peuple une classe d'hommes séparée, à laquelle ils attachent une certaine idée d'infériorité et de mépris. Il est temps de s'exprimer avec plus de précision, en rappelant que le système que nous combattons proscrit les neuf dixièmes de la nation, qu'il efface même de la liste de ceux qu'il appelle citoyens actifs une multitude innombrable d'hommes que les préjugés mêmes de l'orgueil avaient respectée, distingués par leur éducation, par leur industrie et par leur fortune même.

Telle est en effet la nature de cette institution, qu'elle porte sur les plus absurdes contradictions, et que, prenant la richesse pour mesure des droits du citoyen, elle s'écarte de cette règle même en les attachant à ce qu'on appelle impositions directes, quoiqu'il soit évident qu'un homme qui paie des impositions indirectes considérables peut Jaotr d'une plus grande fortune que celui qui n'est soumis qu'à une imposition directe modérée. Mais comment a-t-on pu imaginer de faire dépendre les droits sacrés des hommes de la mobilité des systèmes de finances, des variations, des bigarrures que le nôtre présente dans les différentes parties du même Etat? Quel système que celui où un homme, qui est citoyen sur tel point du territoire français, cesse de l'être, ou en tout ou en partie, s'il passe sur tel autre point; où celui qui l'est aujourd'hui ne le sera plus demain, si sa fortune éprouve un revers!

Quel système que celui où l'honnête homme, dépouillé par un injuste oppresseur, retombe dans la classe des ilotes, tandis que l'autre s'élève par son crime même au rang des citoyens; où un père voit croître, avec le nombre de ses enfants, la certitude qu'il ne leur laissera point ce titre avec la faible portion de son patrimoine divisé; où tous les fils de famille, dans la moitié de l'empire, ne peuvent trouver une patrie qu'au moment où ils n'ont plus de père!... Enfin, à quoi tient cette superbe prérogative de membre du Souverain, si le répartiteur des contributions publiques est maître de me la ravir, en diminuant d'un sou ma cotisation; si elle est soumise à la fois et aux caprices des hommes et à l'inconstance de la fortune?

Mais fixez surtout votre attention sur les funestes inconvénients qu'il doit nécessairement entraîner. Quelles armes puissantes ne va-t-il pas donner à l'intrigue? Combien de prétextes au despotisme et à l'aristocratie, pour écarter des assemblées publiques les hommes les plus nécessaires à la défense de la liberté, et livrer la destinée de l'Etat à la merci d'un certain nombre de riches et d'ambitieux! Déjà une prompte expérience nous a révélé tous les dangers de cet abus. Quel ami de la liberté et de l'humanité n'a pas gémi de voir, dans les premières assemblées d'élection, formées sous les auspices de la constitution nouvelle, la représentation nationale réduite, pour ainsi dire, à une poignée d'individus? Quel spectacle déplorable, que celui que nous ont donné ces villes, ces contrées où des citoyens disputaient aux citoyens le pouvoir d'exercer des droits communs à tous; où des officiers municipaux, où les représentants du peuple, par des taxes arbitraires et exagérées des journées d'ouvrier, semblaient mettre au plus haut prix possible la qualité de citoyen actif! Puissions-nous ne pas bientôt ressentir les funestes effets de ces attentats contre les droits du peuple! Mais c'est à vous seuls qu'il appartient de les prévenir. Ces précautions mêmes que vous avez voulu prendre pour adoucir la rigueur des décrets dont je parle, soit en réduisant à 20 sols le plus haut prix des journées d'ouvrier, soit en admettant plusieurs exceptions; tous ces palliatifs impuissants prouvent au moins que vous avez vous-mêmes senti toute la grandeur du mal que votre sagesse est destinée à extirper entièrement. Eh! qu'importe, en effet, que 20 ou 30 sols soient les éléments des calculs qui décident de mon existence politique! Ceux qui n'atteignent qu'à 19 n'ont-ils pas les mêmes droits? Et les principes éternels de la justice et de la raison, sur lesquels ces droits sont fondés, peuvent-ils se plier aux règles d'un tarif variable et arbitraire? Mais voyez, je vous prie, à quelles bizarres conséquences entraîne une grande erreur en ce genre. Forcés par les premières notions de l'équité à chercher les moyens de la pallier, vous avez accordé aux militaires, après un certain temps de service, les droits de citoyens actifs comme une récompense. Vous les avez accordés comme une distinction aux ministres du culte, lorsqu'ils ne peuvent remplir les conditions pécuniaires exigées par vos décrets. Vous les accorderez encore dans des cas analogues, par de semblables motifs. Or, toutes ces dispositions, si équitables par leur objet, sont autant d'inconséquences et d'infractions des premiers principes constitutionnels. Comment, en effet, vous qui avez supprimé tous les privilèges, comment avez-vous pu ériger en privilèges pour certaines personnes, et pour certaines professions, l'exercice des droits du citoyen? Comment avez-vous pu changer en récompense un bien qui appartient essentiellement à tous? D'ailleurs, si les ecclésiastiques et les militaires ne sont pas les seuls qui méritent bien de la patrie, la même raison ne doit-elle pas vous forcer à étendre la même faveur aux autres professions? Et si vous la réservez au mérite, comment en avez-vous pu faire l'apanage de la fortune?

Ce n'est pas tout: vous avez fait de la privation des droits de citoyen actif la peine du crime, et du plus grand de tous les crimes, celui de lèse-nation. Cette peine vous a paru si grande, que vous en avez limité la durée; que vous avez laissé les coupables maîtres de la terminer eux-mêmes, par le premier acte de citoyen qu'il leur plairait de faire... El cette même privation, vous l'avez infligée à tous les citoyens qui ne sont pas assez riches pour suffire à telle quotité et à telle nature de contribution: de manière que, par la combinaison de ces décrets, ceux qui ont conspiré contre le salut et contre la liberté de la nation, et les meilleurs citoyens, les défenseurs de la liberté, que la fortune n'aura point favorisés, ou qui auront repoussé la fortune pour servir la patrie, sont confondus dans la même classe. Je me trompe; c'est en faveur des premiers que votre prédilection se déclare; car, dès le moment où ils voudront bien consentir à faire la paix avec la nation, et à accepter le bienfait de la liberté, ils peuvent rentrer dans la plénitude des droits du citoyen, au lieu que les autres en sont privés indéfiniment, et ne peuvent les recouvrer que sous une condition qui n'est point en leur pouvoir. Juste ciel! le génie et la vertu mis plus bas que l'opulence et le crime par le législateur!

"Que ne vit-il encore, avons-nous dit quelquefois en rapprochant l'idée de cette grande révolution de celle d'un grand homme qui a contribué à la préparer! que ne vit-il encore, ce philosophe sensible et éloquent, dont les écrits ont développé parmi nous ces principes de morale publique qui nous ont rendus dignes de concevoir le dessein de régénérer notre patrie!" Eh bien! s'il vivait encore, que verrait-il? Les droits sacrés de l'homme, qu'il a défendus, violés par la constitution naissante, et son nom effacé de la liste des citoyens. Que diraient aussi tous ces grands hommes qui gouvernèrent jadis les peuples les plus libres et les plus vertueux de la terre, mais qui ne laissèrent pas de quoi fournir aux frais de leurs funérailles, et dont les familles étaient nourries aux dépens de l'Etat, que diraient-ils, si, revivant parmi nous, ils pouvaient voir s'élever cette constitution si vantée? O Aristide, la Grèce t'a surnommé le juste, t'a fait l'arbitre de sa destinée: la France régénérée ne verrait en toi qu'un homme de rien, qui ne paie point un marc d'argent. En vain la confiance du peuple t'appellerait à défendre ses droits, il n'est point de municipalité qui ne te repoussât de son sein. Tu aurais vingt fois sauvé la patrie, que tu ne serais pas encore citoyen actif, ou éligible... à moins que ta grande âme ne consentît à vaincre les rigueurs de la fortune aux dépens de la liberté, ou de quelqu'une de tes vertus.

Ces héros n'ignoraient pas, et nous répétons quelquefois nous-mêmes, que la liberté ne peut être solidement fondée que sur les moeurs. Or, quelles moeurs peut avoir un peuple chez qui les lois semblent s'appliquer à donner à la soif des richesses la plus furieuse activité? Et quel moyen plus sûr les lois peuvent-elles prendre pour irriter cette passion, que de flétrir l'honorable pauvreté, et de réserver pour la richesse tous les honneurs et toute la puissance? Adopter une pareille institution, qu'est-ce autre chose que forcer l'ambition même la plus noble, celle qui cherche la gloire en servant la patrie, à se réfugier dans le sein de la cupidité et de l'intrigue, et faire de la constitution même la corruptrice de la vertu? Que signifie donc ce tableau civique que vous affichez avec tant de soin? Il étale à me yeux, avec exactitude, tous les noms des vils personnages que le despotisme a engraissés de la substance du peuple: mais j'y cherche en vain celui d'un honnête homme indigent. Il donne aux citoyens cette étonnante leçon: "Sois riche, à quelque prix que ce soit, ou tu ne seras rien."

Comment, après cela, pourriez-vous vous flatter de faire renaître parmi nous cet esprit public auquel est attachée la régénération de la France; lorsque, rendant la plus grande partie des citoyens étrangers aux soins de la chose publique, vous la condamnez à concentrer toutes ses pensées et toutes ses affections dans les objets de son intérêt personnel et de ses plaisirs; c'est-à-dire quand vous élevez l'égoïsme et la frivolité sur les ruines des talents utiles et des vertus généreuses, qui sont les seules gardiennes de la liberté? Il n'y aura jamais de constitution durable dans tout pays où elle sera, en quelque sorte, le domaine d'une classe d'hommes, et n'offrira aux autres qu'un objet indifférent, ou un sujet de jalousie et d'humiliation. Qu'elle soit attaquée par des ennemis adroits et puissants, il faut qu'elle succombe tôt ou tard. Déjà, messieurs, il est facile de prévoir toutes les conséquences fatales qu'entraîneraient les dispositions dent je parle, si elles pouvaient subsister. Bientôt vous verrez nos assemblées primaires et électives désertes, non seulement parce que ces mêmes décrets en interdisent l'accès au plus grand nombre des citoyens, mais encore parce que la plupart de ceux qu'ils appellent, tels que les gens à trois journées, réduits à la faculté d'élire sans pouvoir être eux-mêmes nommés aux emplois que donne la confiance des citoyens, ne s'empresseront pas d'abandonner leurs affaires et leurs familles pour fréquenter des assemblées où ils ne peuvent porter ni les mêmes espérances ni les mêmes droits que les citoyens plus aisés; à moins que plusieurs d'entre eux ne s'y rendent pour vendre leurs suffrages. Elles resteront abandonnées à un petit nombre d'intrigants qui se partageront toutes les magistratures, et donneront à la France des juges, des administrateurs, des législateurs. Des législateurs réduits à 750 pour un si vaste empire! qui délibéreront environnés de l'influence d'une cour armée des forces publiques, du pouvoir de disposer d'une multitude de grâces et d'emplois, et d'une liste civile qui peut être évaluée au moins à 35 millions. Voyez-la, cette cour, déployant ses immenses ressources dans chaque assemblée, secondée par tous ces aristocrates déguisés qui, sous le masque du civisme, cherchent à capter les suffrages d'une nation encore idolâtre, trop frivole, trop peu instruite de ses droits, pour connaître ses ennemis, ses intérêts et sa dignité; voyez-la essayer ensuite son fatal ascendant sur ceux des membres du Corps législatif qui ne seront point arrivés corrompus d'avance et voués à ses intérêts; voyez-la se jouer des destins de la France, avec une facilité qui n'étonnera pas ceux qui depuis quelque temps suivent les progrès de son esprit dangereux et de ses funestes intrigues; et préparez-vous à voir insensiblement le despotisme tout avilir, tout dépraver, tout engloutir; ou bien hâtez-vous de rendre au peuple tous ses droits, et à l'esprit public toute la liberté dont il a besoin pour s'étendre et pour se fortifier.

Je finis ici cette discussion: peut-être même aurais-je pu m'en dispenser; peut-être aurais-je dû examiner, avant tout, si ces dispositions que j'attaquais existent en effet, si elles sont de véritables lois. Pourquoi craindrais-je de présenter la vérité aux représentants du peuple? Pourquoi oublierais-je que défendre devant eux la cause sacrée des hommes et la souveraineté inviolable des nations, avec toute la franchise qu'elle exige, c'est à la fois flatter le plus doux de leurs sentiments et rendre le plus noble hommage à leurs vertus? D'ailleurs, l'univers ne sait-il pas que votre véritable voeu, que votre véritable décret même est la prompte révocation des dispositions dont je parle; et que c'est en effet l'opinion de la majorité de l'Assemblée nationale que je défends, en les combattant? Je le déclare donc: de semblables décrets n'ont pas même besoin d'être révoqués expressément; ils sont essentiellement nuls, parce qu'aucune puissance humaine, pas même la vôtre, n'était compétente pour les porter. Le pouvoir des représentants, des mandataires d'un peuple est nécessairement déterminé par la nature et par l'objet de leur mandat. Or, quel est votre mandat? De faire des lois pour rétablir et pour cimenter les droits de vos commettants; il ne vous est donc pas possible de les dépouiller de ces mêmes droits. Faites-y bien attention: ceux qui vous ont choisis, ceux par qui vous existez, n'étaient pas des contribuables au marc d'argent, à trois, à dix journées d'impositions directes; c'étaient tous les Français, c'est-à-dire tous les hommes nés et domiciliés en France, ou naturalisés, payant une imposition quelconque.

Le despotisme lui-même n'avait pas osé imposer d'autres conditions aux citoyens qu'il convoquait* [*Voyez le règlement de la convocation des Etats généraux. (Note de Robespierre.). Comment donc pouviez-vous dépouiller une partie de ces hommes-là, à plus forte raison la plus grande partie d'entre eux, de ces mêmes droits politiques qu'ils ont exercés en vous envoyant à cette assemblée, et dont ils vous ont confié la garde? Vous ne le pouvez pas sans détruire vous-mêmes votre pouvoir, puisque votre pouvoir n'est que celui de vos commettants. En portant de pareils décrets, vous n'agiriez pas comme représentants de la nation; vous agiriez directement contre ce titre: vous ne feriez point des lois; vous frapperiez l'autorité législative dans son principe. Les peuples mêmes ne pourraient jamais ni les autoriser ni les adopter, parce qu'ils ne peuvent jamais renoncer ni à l'égalité, ni à la liberté, ni à leur existence comme peuple, ni aux droits inaliénables de l'homme. Aussi, messieurs, quand vous avez formé la résolution, déjà bien connue, de les révoquer, c'est moins parce que vous en avez reconnu la nécessité, que pour donner à tous les législateurs et à tous les dépositaires de l'autorité publique un grand exemple du respect qu'ils doivent aux peuples, pour couronner tant de lois salutaires, tant de sacrifices généreux, par le magnanime désaveu d'une surprise passagère, qui ne changea jamais rien ni à vos principes, ni à votre volonté constante et courageuse pour le bonheur des hommes.

Que signifie donc l'éternelle objection de ceux qui vous disent qu'il ne vous est permis dans aucun cas de changer vos propres décrets? Comment a-t-on pu faire céder à cette prétendue maxime cette règle inviolable, que le salut du peuple et le bonheur des hommes est toujours la loi suprême, et imposer aux fondateurs de la Constitution française celle de détruire leur propre ouvrage, et d'arrêter les glorieuses destinées de la nation et de l'humanité entière, plutôt que de réparer une erreur dont ils connaissent tous les dangers? Il n'appartient qu'à l'être essentiellement infaillible d'être immuable: changer est non seulement un droit, mais un devoir pour toute volonté humaine qui a failli. Les hommes qui décident du sort des autres hommes sont moins que personne exempts de cette obligation commune. Mais tel est le malheur d'un peuple qui passe rapidement de la servitude à la liberté, qu'il transporte, sans s'en apercevoir, au nouvel ordre de choses, les préjugés de l'ancien, dont il n'a pas encore eu le temps de se défaire; et il est certain que ce système de l'irrévocabilité absolue des décisions du Corps législatif n'est autre chose qu'une idée empruntée du despotisme. L'autorité ne peut reculer sans se compromettre, disait-il, quoique, en effet, il ait été forcé quelquefois à reculer. Cette maxime était bonne en effet pour le despotisme, dont la puissance oppressive ne pouvait se soutenir que par l'illusion et par la terreur; mais l'autorité tutélaire des représentants de la nation, fondée à la fois sur l'intérêt général et sur la force de la nation même, peut réparer une erreur funeste, sans courir d'autre risque que de réveiller les sentiments de la confiance et de l'admiration qui l'environnent; elle ne peut se compromettre que par une persévérance invincible dans des mesures contraires à la liberté, et réprouvées par l'opinion publique. Il est cependant quelques décrets que vous ne pouvez point abroger, ce sont ceux qui renferment la Déclaration des Droits de l'homme, parce que ce n'est point vous qui avez fait ces lois; vous les avez promulguées. Ce sont ces décrets immuables du législateur éternel, déposés dans la raison et dans le coeur de tous les hommes avant que vous les eussiez inscrits dans votre code, que je réclame, contre des dispositions qui les blessent et qui doivent disparaître devant eux. Vous avez ici à choisir entre les uns et les autres, et votre choix ne peut être incertain d'après vos propres principes. Je propose donc à l'Assemblée nationale le projet de décret suivant:

"L'Assemblée nationale, pénétrée d'un respect religieux pour les droits des hommes, dont le maintien doit être l'objet de toutes les institutions politiques;

"Convaincue qu'une constitution faite pour assurer la liberté du peuple français, et pour influer sur celle du monde, doit être surtout établie sur ce principe;

"Déclare que tous les Français, c'est-à-dire tous les hommes nés et domiciliés en France, ou naturalisés, doivent jouir de la plénitude et de l'égalité des droits du citoyen, et sont admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents."






Discours sur la guerre, prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 2 Janvier 1792, an quatrième de la Révolution (2 janvier 1792)


Les plus grandes questions qui agitent les hommes ont souvent pour base un malentendu; il y en a, si je ne me trompe, même dans celle-ci; il suffit de le faire cesser, et tous les bons citoyens se rallieront aux principes et à la vérité.

Des deux opinions qui ont été balancées dans cette Assemblée, l'une a pour elle toutes les idées qui flattent l'imagination, toutes les espérances brillantes qui animent l'enthousiasme, et même un sentiment généreux soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l'opinion; l'autre n'est appuyée que sur la froide raison et sur la triste vérité. Pour plaire, il faut défendre la première; pour être utile, il faut soutenir la seconde, avec la certitude de déplaire à tous ceux qui ont le pouvoir de nuire: c'est pour celle-ci que je me déclare.

Ferons-nous la guerre, ou ferons-nous la paix? Attaquerons-nous nos ennemis, ou les attendrons-nous dans nos foyers? Je crois que cet énoncé ne présente pas la question sous tous ses rapports et dans toute son étendue. Quel parti la nation et ses représentants doivent-ils prendre, dans les circonstances où nous sommes, à l'égard de nos ennemis intérieurs et extérieurs? Voilà le véritable point de vue sous lequel on doit l'envisager, si on veut l'embrasser tout entière, et la discuter avec toute l'exactitude qu'elle exige. Ce qui importe, par-dessus tout, quel que puisse être le fruit de nos efforts, c'est d'éclairer la nation sur ses véritables intérêts et sur ceux de ses ennemis; c'est de ne pas ôter à la liberté sa dernière ressource, en donnant le change à l'esprit public dans ces circonstances critiques. Je tâcherai de remplir cet objet en répondant principalement à l'opinion de M. Brissot.

Si des traits ingénieux, si la peinture brillante et prophétique des succès d'une guerre terminée par les embrassements fraternels de tous les peuples de l'Europe, sont des raisons suffisantes pour décider une question aussi sérieuse, je conviendrai que M. Brissot l'a parfaitement résolue; mais son discours m'a paru présenter un vice, qui n'est rien dans un discours académique, et qui est de quelque importance dans la plus grande de toutes les discussions politiques; c'est qu'il a sans cesse évité le point fondamental de la question, pour élever à côté tout son système sur une base absolument ruineuse.

Certes, j'aime tout autant que M. Brissot une guerre entreprise pour étendre le règne de la liberté, et je pourrais me livrer aussi au plaisir d'en raconter d'avance toutes les merveilles. Si j'étais maître des destinées de la France, si je pouvais, à mon gré, diriger ses forces et ses ressources, j'aurais envoyé, dès longtemps, une armée en Brabant, j'aurais secouru les Liégeois et brisé les fers des Bataves; ces expéditions sont fort de mon goût. Je n'aurais point, il est vrai, déclaré la guerre à des sujets rebelles, je leur aurais ôté jusqu'à la volonté de se rassembler; je n'aurais pas permis à des ennemis plus formidables et plus près de nous de les protéger et de nous susciter au dedans des dangers plus sérieux.

Mais dans les circonstances où je trouve mon pays, je jette un regard inquiet autour de moi, et je me demande si la guerre que l'on fera sera celle que l'enthousiasme nous promet; je me demande qui la propose, comment, dans quelles circonstances, et pourquoi?

C'est là, c'est dans notre situation toute extraordinaire que réside toute la question. Vous en avez sans cesse détourné vos regards; mais j'ai prouvé, ce qui était clair pour tout le monde, que la proposition de la guerre actuelle était le résultat d'un projet formé dès longtemps par les ennemis intérieurs de notre liberté; je vous en ai montré le but; je vous ai indiqué les moyens d'exécution; d'autres vous ont prouvé qu'elle n'était qu'un piège visible: un orateur, membre de l'Assemblée constituante, vous a dit, à cet égard, des vérités de fait très importantes; il n'est personne qui n'ait aperçu ce piège, en songeant que c'était après avoir constamment protégé les émigrations et les émigrants rebelles, qu'on proposait de déclarer la guerre à leurs protecteurs, en même temps qu'on défendait encore les ennemis du dedans, confédérés avec eux. Vous êtes convenu vous-même que la guerre plaisait aux émigrés, qu'elle plaisait au ministère, aux intrigants de la cour, à celte faction nombreuse, dont les chefs, trop connus, dirigent, depuis longtemps, toutes les démarches du pouvoir exécutif; toutes les trompettes de l'aristocratie et du gouvernement en donnent à la fois le signal: enfin, quiconque pourrait croire que la conduite de la cour, depuis le commencement de cette révolution, n'a pas toujours été en opposition avec les principes de l'égalité et le respect pour les droits du peuple serait regardé comme un insensé, s'il était de bonne foi; quiconque pourrait dire que la cour propose une mesure aussi décisive que la guerre, sans la rapporter à son plan, ne donnerait pas une idée plus avantageuse de son jugement: or, pouvez-vous dire qu'il soit indifférent au bien de l'Etat, que l'entreprise de la guerre soit dirigée par l'amour de la liberté ou par l'esprit du despotisme, par la fidélité ou par la perfidie? Cependant qu'avez-vous répondu à tous ces faits décisifs? Qu'avez-vous dit pour dissiper tant de justes soupçons? Votre réponse à ce principe fondamental de toute cette discussion fait juger tout votre système.

La défiance, avez-vous dit dans votre premier discours, la défiance est un étal affreux: elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert; elle empêche le peuple de croire aux démonstrations du pouvoir exécutif, attiédit son attachement, relâche sa soumission.

La défiance est un état affreux! Est-ce là le langage d'un homme libre qui croit que la liberté ne peut être achetée à trop haut prix? Elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert! Est-ce encore vous qui parlez ici? Quoi! c'est la défiance du peuple qui empêche le pouvoir exécutif de marcher; et ce n'est pas sa volonté propre? Quoi! c'est le peuple qui doit croire aveuglément aux démonstrations du pouvoir exécutif; et ce n'est plus le pouvoir exécutif qui doit mériter la confiance du peuple, non par des démonstrations, mais par des faits? La défiance attiédit son attachement! Et à qui donc le peuple doit-il de l'attachement? est-ce à un homme? est-ce à l'ouvrage de ses mains, ou bien à la patrie, à la liberté? Elle relâche sa soumission! A la loi, sans doute. En a-t-il manqué jusqu'ici? Qui a le plus de reproches à se faire à cet égard, ou de lui, ou de ses oppresseurs? Si ce texte a excité ma surprise, elle n'a pas diminué, je l'avoue, quand j'ai entendu le commentaire par lequel vous l'avez développé dans votre dernier discours.

Vous nous avez appris qu'il fallait bannir la défiance, parce qu'il y avait eu un changement dans le ministère. Quoi! c'est vous, qui avez de la philosophie et de l'expérience; c'est vous, que j'ai entendu vingt fois dire, sur la politique et sur l'esprit immortel des cours, tout ce que pense là-dessus tout homme qui a la faculté de penser; c'est vous qui prétendez que le ministère doit changer avec un ministre! C'est à moi qu'il appartient de m'expliquer librement sur les ministres: 1° parce que je ne crains pas d'être soupçonné de spéculer sur leur changement, ni pour moi, ni pour mes amis; 2° parce que je ne désire pas de les voir remplacer par d'autres, convaincu que ceux qui aspirent à leurs places ne vaudraient pas mieux. Ce ne sont point les ministres que j'attaque; ce sont leurs principes et leurs actes. Qu'ils se convertissent, s'ils le peuvent, et je combattrai leurs détracteurs. J'ai le droit, par conséquent, d'examiner les bases sur lesquelles repose la garantie que vous leur prêtez. Vous blâmez le ministre Montmorin qui a cédé sa place, pour attirer la confiance sur le ministre Lessart qui s'est chargé de son rôle! A Dieu ne plaise que je perde des moments précieux à instituer un parallèle entre ces deux illustres défenseurs des droits du peuple! Vous avez expédié deux certificats de patriotisme à deux autres ministres, par la raison qu'ils avaient été tirés de la classe des plébéiens; et moi, je le dis franchement, la présomption la plus raisonnable, à mon avis, est que, dans les circonstances où nous sommes, des plébéiens n'auraient point été appelés au ministère, s'ils n'avaient été jugés dignes d'être nobles. Je m'étonne que la confiance d'un représentant du peuple porte sur un ministre que le peuple de la capitale a craint de voir arriver à une place municipale; je m'étonne de vous voir recommander à la bienveillance publique le ministre de la justice, qui a paralysé la cour provisoire d'Orléans, en se dispensant de lui envoyer les principales procédures; le ministre qui a calomnié grossièrement, à la face de l'Assemblée nationale, les sociétés patriotiques de l'Etat, pour provoquer leur destruction; le ministre qui, récemment encore, vient de demander à l'Assemblée actuelle la suspension de l'établissement des nouveaux tribunaux criminels, sous le prétexte que la nation n'était pas mûre pour les jurés, sous le prétexte (qui le croirait!) que l'hiver est une saison trop rude pour réaliser cette institution, déclarée partie essentielle de notre Constitution par l'acte constitutionnel, réclamée par les principes éternels de la justice, et par la tyrannie insupportable du système barbare qui pèse encore sur le patriotisme et sur l'humanité; ce ministre, oppresseur du peuple avignonnais, entouré de tous les intrigants que vous avez vous-même dénoncés dans vos écrits, et ennemi déclaré de tous les patriotes invariablement attachés à la cause publique. Vous avez encore pris sous votre sauvegarde le ministre actuel de la guerre. Ah! de grâce, épargnez-nous la peine de discuter la conduite, les relations et le personnel de tant d'individus, lorsqu'il ne doit être question que des principes et de la patrie. Ce n'est pas assez d'entreprendre l'apologie des ministres, vous voulez encore les isoler des vues et de la société de ceux qui sont notoirement leurs conseils et leurs coopérateurs.

Personne ne doute aujourd'hui qu'il existe une ligue puissante et dangereuse contre l'égalité et contre les principes de notre liberté: on sait que la coalition qui porta des mains sacrilèges sur les bases de la Constitution s'occupe avec activité des moyens d'achever son ouvrage; qu'elle domine à la cour, qu'elle gouverne les ministres: vous êtes convenu qu'elle avait le projet d'étendre encore la puissance ministérielle, et d'aristocratiser la représentation nationale; vous nous avez priés de croire que les ministres et la cour n'avaient rien de commun avec elle; vous avez démenti, à cet égard, les assertions positives de plusieurs orateurs et l'opinion générale; vous vous êtes contentés d'alléguer que des intrigants ne pouvaient porter aucune atteinte à la liberté. Ignorez-vous que ce sont les intrigants qui font le malheur des peuples? Ignorez-vous que des intrigants, secondés par la force et par les trésors du gouvernement, ne sont pas à négliger? que vous-même vous vous êtes fait une loi jadis de poursuivre avec chaleur une partie de ceux dont il est ici question? Ignorez-vous que depuis le départ du roi, dont le mystère commence à s'éclaircir, ils ont eu le pouvoir de faire rétrograder la révolution, et de commettre impunément les plus coupables attentats contre la liberté? D'où vous vient donc tout à coup tant d'indulgence ou de sécurité?

Ne vous alarmez pas, nous a dit le même orateur, si cette faction veut la guerre; ne vous alarmez pas si, comme elle, la cour et les ministres veulent la guerre; si les papiers, que le ministère soudoie, prêchent la guerre: les ministres, à la vérité, se joindront toujours aux modérés contre les patriotes, mais ils se joindront aux patriotes et aux modérés contre les émigrants. Quelle rassurante et lumineuse théorie! Les ministres, vous en convenez, sont les ennemis des patriotes; les modérés, pour lesquels ils se déclarent, veulent rendre notre constitution aristocratique; et vous voulez que nous adoptions leurs projets? Les ministres soudoient, et c'est vous qui le dites, des papiers dont l'emploi est d'éteindre l'esprit public, d'effacer les principes de la liberté, de vanter les plus dangereux de ses ennemis, de calomnier tous les bons citoyens, et vous voulez que je me fie aux vues et aux principes des ministres?

Vous croyez que les agents du pouvoir exécutif sont plus disposés à adopter les maximes de l'égalité, et à défendre les droits du peuple dans toute leur pureté, qu'à transiger avec les membres de la dynastie, avec les amis de la cour, aux dépens du peuple et des patriotes, qu'ils appellent hautement des factieux? Mais les aristocrates de toutes les nuances demandent la guerre; mais tous les échos de l'aristocratie répètent aussi le cri de guerre: il ne faut pas non plus se défier, sans doute, de leurs intentions. Pour moi, j'admire votre bonheur et ne l'envie pas. Vous étiez destiné à défendre la liberté sans défiance, sans déplaire à ses ennemis, sans vous trouver en opposition ni avec la cour, ni avec les ministres, ni avec les modérés. Comme les routes du patriotisme sont devenues pour vous faciles et riantes!

Pour moi, j'ai trouvé que plus on avançait dans cette carrière, plus on rencontrait d'obstacles et d'ennemis, plus on se trouvait abandonné de ceux avec qui on y était entré; et j'avoue que si je m'y voyais environné des courtisans, des aristocrates, des modérés, je serais au moins tenté de me croire en assez mauvaise compagnie.

Ou je me trompe, ou la faiblesse des motifs par lesquels vous avez voulu nous rassurer sur les intentions de ceux qui nous poussent à la guerre est la preuve la plus frappante qui puisse les démontrer. Loin d'aborder le véritable état de la question, vous l'avez toujours fui. Tout ce que vous avez dit est donc hors de la question. Votre opinion n'est fondée que sur des hypothèses vagues et étrangères.

Que nous importent, par exemple, vos longues et pompeuses dissertations sur la guerre américaine? Qu'y a-t-il de commun entre la guerre ouverte qu'un peuple fait à ses tyrans, et un système d'intrigue conduit par le gouvernement même contre la liberté naissante? Si les Américains avaient triomphé de la tyrannie anglaise en combattant sous les drapeaux de l'Angleterre et sous les ordres de ses généraux contre ses propres alliés, l'exemple des Américains serait bon à citer: on pourrait même y joindre celui des Hollandais et des Suisses, s'ils s'étaient reposés sur le duc d'Albe et sur les princes d'Autriche et de Bourgogne du soin de venger leurs outrages et d'assurer leur liberté. Que nous importent encore les victoires rapides que vous remportez à la tribune sur le despotisme et sur l'aristocratie de l'univers? Comme si la nature des choses se pliait si facilement à l'imagination d'un orateur! Est-ce le peuple ou le génie de la liberté qui dirigera le plan qu'on nous propose? C'est la cour, ce sont ses officiers, ce sont ses ministres. Vous oubliez toujours que cette donnée change toutes les combinaisons.

Croyez-vous que le dessein de la cour soit d'ébranler le trône de Léopold et ceux de tous les rois, qui, dans leurs réponses à ses messages, lui témoignent un attachement exclusif, elle qui ne cesse de vous prêcher le respect pour les gouvernements étrangers, elle qui a troublé par ses menées la révolution de Brabant, elle qui vient de désigner à la nation, comme le sauveur de la patrie, comme le héros de la liberté, le général qui, dans l'Assemblée constituante, s'était déclaré hautement contre la cause des Brabançons? Cette réflexion me fait naître une autre idée; elle me rappelle un fait qui prouve peut-être à quels pièges les représentants du peuple sont exposés. Peut-être est-il étonnant que dans le temps où on parlait de guerre contre des princes allemands, pour dissiper des émigrants français, on se soit hâté de rassurer, par un décret, le chef du corps germanique, contre la crainte de voir se rassembler sur nos frontières les Brabançons, qui viennent chercher un asile parmi nous. Ce qu'il y a de certain, c'est que les plus zélés patriotes de la contrée française où ils se sont retirés ne paraissent pas en avoir une idée aussi défavorable que celle qu'on en a voulu répandre, et qu'ils ne sont pas sur cette affaire du même avis que le directoire du département du Nord. Pour moi, je crains, je l'avoue, que le patriotisme des représentants n'ait été trompé sur les faits. Je le dis sans crainte que l'on me soupçonne de vouloir décréditer leur sagesse; je me serais même épargné cette dernière réflexion, inutile pour mon propre compte, si je ne désirais, depuis quelque temps, de trouver l'occasion de dissiper les préventions que des malentendus ont pu faire naître, et qui pourraient relâcher les liens qui doivent unir tous les amis de la liberté. On dit que l'on cherche à se prévaloir de certaines observations dictées sans doute par l'amour du bien public, et qui, d'ailleurs, sont personnelles à leur auteur, pour éloigner de cette société des députés patriotes, et mettre l'amour-propre des représentants du peuple en opposition avec leur civisme. Je crois le succès de cette entreprise impossible; je crois, de plus, que nul membre de cette société n'a eu l'intention d'abaisser les législateurs actuels par un parallèle injuste entre la première et la seconde Assemblée. Pour moi, je déclare hautement que, loin d'attacher mon intérêt personnel à celui de l'Assemblée constituante, je la regarde comme une puissance qui n'est plus, et pour laquelle le jugement sévère de la postérité doit déjà commencer. Je déclare que personne n'a plus de respect que moi pour le caractère des représentants du peuple en général; que personne n'a plus d'estime et d'attachement pour les députés patriotes qui sont membres de cette société. Je suis même convaincu que c'est aux fautes de la première Assemblée qu'il faut imputer la plupart de celles que la législature actuelle pourrait commettre. Le fait même que je viens de citer en est peut-être un exemple. Je croirai aussi remplir un devoir de fraternité, autant que de civisme, en expliquant librement mon opinion sur toutes les questions qui intéressent la patrie et ses représentants; je pense même qu'ils ne doivent pas rejeter l'hommage des réflexions que me dicte le pur zèle du bien public, et dans lesquelles l'expérience de trois années de révolution me donne peut-être le droit de mettre quelque confiance.

Il résulte de ce que j'ai dit plus haut, qu'il pourrait arriver que l'intention de ceux qui demandent et qui conduiraient la guerre ne fût pas de la rendre fatale aux ennemis de notre révolution et aux amis du pouvoir absolu des rois: n'importe, vous vous chargez vous-mêmes de la conquête de l'Allemagne, d'abord; vous promenez notre armée triomphante chez tous les peuples voisins; vous établissez partout des municipalités, des directoires, des assemblées nationales, et vous vous écriez vous-mêmes que cette pensée est sublime, comme si le destin des empires se réglait par des figures de rhétorique. Nos généraux, conduits par vous, ne sont plus que les missionnaires de la Constitution; notre camp, qu'une école de droit public; les satellites des monarques étrangers, loin de mettre aucun obstacle à l'exécution de ce projet, volent au-devant de nous, non pour nous repousser, mais pour nous écouter.

Il est fâcheux que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive. Le gouvernement le plus vicieux trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes, dans l'éducation des peuples. Le despotisme même déprave l'esprit des hommes jusqu'à s'en faire adorer, et jusqu'à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord. La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tète d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires armés; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis. J'ai dit qu'une telle invasion pourrait réveiller l'idée de l'embrasement du Palatinat et des dernières guerres, plus facilement qu'elle ne ferait germer des idées constitutionnelles, parce que la masse du peuple, dans ces contrées, connaît mieux ces faits que notre Constitution. Les récits des hommes éclairés qui les connaissent démentent tout ce qu'on nous raconte de l'ardeur avec laquelle elles soupirent après notre Constitution et nos armées. Avant que les effets de notre révolution se fassent sentir chez les nations étrangères, il faut qu'elle soit consolidée. Vouloir leur donner la liberté avant de l'avoir nous-mêmes conquise, c'est assurer à la fois notre servitude et celle du monde entier; c'est se former des choses une idée exagérée et absurde, de penser que, dès le moment où un peuple se donne une Constitution, tous les autres répondent au même instant à ce signal. L'exemple de l'Amérique, que vous avez cité, aurait-il suffi pour briser nos fers, si le temps et le concours des plus heureuses circonstances n'avaient amené insensiblement cette révolution? La déclaration des droits n'est point la lumière du soleil qui éclaire au même instant tous les hommes; ce n'est point la foudre qui frappe en même temps tous les trônes. Il est plus facile de l'écrire sur le papier ou de la graver sur l'airain, que de rétablir dans le coeur des hommes ses sacrés caractères effacés par l'ignorance, par les passions et par le despotisme. Que dis-je? N'est-elle pas tous les jours méconnue, foulée aux pieds, ignorée même parmi vous qui l'avez promulguée? L'égalité des droits est-elle ailleurs que dans les principes de notre charte constitutionnelle? Le despotisme, l'aristocratie ressuscitée sous des formes nouvelles, ne relève-t-elle pas sa tête hideuse? N'opprime-t-elle pas encore la faiblesse, la vertu, l'innocence, au nom des lois et de la liberté même? La Constitution, que l'on dit fille de la Déclaration des Droits, ressemble-t-elle si fort à sa mère? Que dis-je? Cette vierge, jadis rayonnante d'une beauté céleste, est-elle encore semblable à elle-même? N'est-elle pas sortie meurtrie et souillée des mains impures de cette coalition qui trouble et tyrannise aujourd'hui la France, et à qui il ne manque, pour consommer ses funestes projets, que l'adoption des mesures perfides que je combats en ce moment? Comment donc pouvez-vous croire qu'elle opérera, dans le moment même que nos ennemis intérieurs auront marqué pour la guerre, les prodiges qu'elle n'a pu encore opérer parmi nous?

Je suis loin de prétendre que notre révolution n'influera pas dans la suite sur le sort du globe, plus tôt même que les apparences actuelles ne semblent l'annoncer. A. Dieu ne plaise que je renonce à une si douce espérance! Mais je dis que ce ne sera pas aujourd'hui; je dis que cela n'est pas du moins prouvé, et que, dans le doute, il ne faut pas hasarder notre liberté; je dis que, dans tous les temps, pour exécuter une telle entreprise avec succès, il faudrait le vouloir, et que le gouvernement qui en serait chargé, que ses principaux agents ne le veulent pas, et qu'ils l'ont hautement déclaré.

Enfin, voulez-vous un contre-poison sûr à toutes les illusions que l'on vous présente? Réfléchissez seulement sur la marche naturelle des révolutions. Dans des Etats constitués, comme presque tous les pays de l'Europe, il y a trois puissances: le monarque, les aristocrates et le peuple, ou plutôt le peuple est nul. S'il arrive une révolution dans ce pays, elle ne peut être que graduelle; elle commence par les nobles, par le clergé, par les riches, et le peuple les soutient lorsque son intérêt s'accorde avec le leur pour résister à la puissance dominante, qui est celle du monarque. C'est ainsi que parmi vous ce sont les parlements, les nobles, le clergé, les riches, qui ont donné le branle à la révolution; ensuite le peuple a paru. Ils s'en sont repentis, ou du moins ils ont voulu arrêter la révolution, lorsqu'ils ont vu que le peuple pouvait recouvrer sa souveraineté; mais ce sont eux qui l'ont commencée; et, sans leur résistance et leurs faux calculs, la nation serait encore sous le joug du despotisme. D'après cette vérité historique et morale, vous pouvez juger à quel point vous devez compter sur les nations de l'Europe en général; car, chez elles, loin de donner le signal de l'insurrection, les aristocrates, avertis par notre exemple même, tout aussi ennemis du peuple et de l'égalité que les nôtres, se sont ligués comme eux avec le gouvernement, pour retenir le peuple dans l'ignorance et dans les fers, et pour échapper à la déclaration des droits. Ne nous objectez pas les mouvements qui s'annoncent dans quelques parties des Etats de Léopold, et particulièrement dans le Brabant; car ces mouvements sont absolument indépendants de notre révolution et de nos principes actuels. La révolution du Brabant avait commencé avant la nôtre; elle fut arrêtée par les intrigues de la cour de Vienne, secondées par les agents de celle de France; elle est près de reprendre son cours aujourd'hui, mais par l'influence, par le pouvoir, par les richesses des aristocrates, et surtout du clergé qui l'avait commencée, il y a un siècle, entre les Pays-Bas autrichiens et nous, comme il y a un siècle entre le peuple des frontières de vos provinces du Nord et celui de la capitale. Votre organisation civile du clergé et l'ensemble de votre Constitution proposés brusquement aux Brabançons suffiraient pour raffermir la puissance de Léopold; ce peuple est condamné par l'empire de la superstition et de l'habitude à passer par l'aristocratie pour arriver à la liberté.

Comment peut-on, sur des calculs aussi incertains que ceux-là, compromettre les destinées de la France et de tous les peuples?

Je ne connais rien d'aussi léger que l'opinion de M. Brissot à cet égard, si ce n'est l'effervescence philanthropique de M. Anacharsis Cloots. Je réfuterai en passant, et par un seul mot, le discours étincelant de M. Anacharsis Cloots; je me contenterai de lui citer un trait de ce sage de la Grèce, de ce philosophe voyageur dont il a emprunté le nom. C'est, je crois, cet Anacharsis grec qui se moquait d'un astronome qui, en considérant le ciel avec trop d'attention, était tombé dans une fosse qu'il n'avait point aperçue sur la terre. Eh bien! l'Anacharsis moderne, en voyant dans le soleil des taches pareilles à celles de notre Constitution* [*Discours prononcé par M. Cloots à la Société des Amis de la Constitution. (Note de Robespierre.).], en voyant descendre du ciel l'ange de la liberté pour se mettre à la tète de nos légions, et exterminer, par leurs bras, tous les tyrans de l'univers, n'a pas vu sous ses pieds un précipice où l'on veut entraîner le peuple français. Puisque l'orateur du genre humain pense que la destinée de l'univers est liée à celle de la France, qu'il défende avec plus de réflexion les intérêts de ses clients, ou qu'il craigne que le genre humain ne lui retire sa procuration.

Laissez donc, laissez toutes ces trompeuses déclamations, ne nous présentez pas l'image touchante du bonheur, pour nous entraîner dans des maux réels; donnez-nous moins de descriptions agréables, et de plus sages conseils.

Vous pouvez même vous dispenser d'entrer dans de si longs détails, sur les ressources, sur les intérêts, sur les passions des princes et des gouvernements actuels de l'Europe. Vous m'avez reproché de ne les avoir pas assez longuement discutés. Non. Je n'en ferai rien encore, 1° parce que ce n'est point sur de pareilles conjectures, toujours incertaines de leur nature, que je veux asseoir le salut de la patrie; 2° parce que celui qui va jusqu'à dire que toutes les puissances de l'Europe ne pourraient pas, de concert avec nos ennemis intérieurs, entretenir une armée pour favoriser le système d'intrigue dont j'ai parlé, avance une proposition qui ne mérite pas d'être réfutée; 3° enfin, parce que ce n'est point là le noeud de la question. Car je soutiens et je prouverai que, soit que la cour et la coalition qui la dirige fassent une guerre sérieuse, soit qu'elles s'en tiennent aux préparatifs et aux menaces, elles auront toujours avancé le succès de leurs véritables projets.

Epargnez-vous donc au moins toutes les contradictions que votre système présente à chaque instant: ne nous dites pas tantôt qu'il ne s'agit que d'aller donner la chasse à 20 ou 30 lieues aux chevaliers de Coblentz, et de revenir triomphants, tantôt qu'il ne s'agit de rien moins que de briser les fers des nations. Ne nous dites pas tantôt que tous les princes de l'Europe demeureront spectateurs indifférents do nos démêlés avec les émigrés et de nos incursions sur le territoire germanique, tantôt que nous renverserons le gouvernement de tous ces princes.

Mais j'adopte votre hypothèse favorite, et j'en tire un raisonnement auquel je défie tous les partisans de votre système de répondre d'une manière satisfaisante. Je leur propose ce dilemme: ou bien nous pouvons craindre l'intervention des puissances étrangères, et alors tous vos calculs sont en défaut, ou bien les puissances étrangères ne se mêleront en aucune manière de votre expédition; dans ce dernier cas, la France n'a donc d'autre ennemi à craindre que cette poignée d'aristocrates émigrés auxquels elle faisait à peine attention il y a quelque temps: or, prétendez-vous que cette puissance doive nous alarmer? et, si elle était redoutable, ne serait-ce pas évidemment par l'appui gue lui prêteraient nos ennemis intérieurs pour lesquels vous n'avez nulle défiance? Tout vous prouve donc que cette guerre ridicule est une intrigue de la cour et des factions qui nous déchirent; leur déclarer la guerre sur la foi de la cour, violer le territoire étranger, qu'est-ce autre chose que seconder leurs vues? Traiter comme une puissance rivale des criminels qu'il suffit de flétrir, de juger, de punir par contumace; nommer pour les combattre des maréchaux de France extraordinaires contre les lois, affecter d'étaler aux yeux de l'univers Lafayette tout entier, qu'est-ce autre chose que leur donner une illustration, une importance qu'ils désirent, et qui convient aux ennemis du dedans qui les favorisent? La cour et les factieux ont sans doute des raisons d'adopter ce plan: quelles peuvent être les noires? L'honneur du nom Français, dites-vous. Juste ciel! La nation française déshonorée par cette tourbe de fugitifs aussi ridicules qu'impuissants, qu'elle peut dépouiller de leurs biens, et marquer, aux yeux de l'univers du sceau du crime et de la trahison! Ah! la honte consiste à être trompé par les artifices grossiers des ennemis de notre liberté. La magnanimité, la sagesse, la liberté, le bonheur, la vertu, voilà notre honneur. Celui que vous voulez ressusciter est l'ami, le soutien du despotisme; c'est l'honneur des héros de l'aristocratie, de tous les tyrans, c'est l'honneur du crime, c'est un être bizarre que je croirais né de je ne sais quelle union monstrueuse du vice et de la vertu, mais qui s'est rangé du parti du premier pour égorger sa mère; il est proscrit de la terre de la liberté; laissez cet honneur, ou reléguez-le au delà du Rhin; qu'il aille chercher un asile dans le coeur ou dans la tête des princes et des chevaliers de Coblentz.

Est-ce donc avec cette légèreté qu'il faut traiter des plus grands intérêts de l'Etat?

Avant de vous égarer dans la politique et dans les Etats des princes de l'Europe, commencez par ramener vos regards sur votre position intérieure; remettez l'ordre chez vous avant de porter la liberté ailleurs. Mais vous prétendez que ce soin ne doit pas même vous occuper, comme si les règles ordinaires du bon sens n'étaient pas faites pour les grands politiques. Remettre l'ordre dans les finances, en arrêter la déprédation, armer le peuple et les gardes nationaux, faire tout ce que le gouvernement a voulu empêcher jusqu'ici, pour ne redouter ni les attaques de nos ennemis, ni les intrigues ministérielles, ranimer par des lois bienfaisantes, par un caractère soutenu d'énergie, de dignité, de sagesse, l'esprit public et l'horreur de la tyrannie, qui seule peut nous rendre invincibles contre tous nos ennemis, tout cela ne sont que des idées ridicules; la guerre, la guerre, dès que la cour la demande; ce parti dispense de tout autre soin, on est quitte envers le peuple dès qu'on lui donne la guerre; la guerre contre les justiciables de la cour nationale, ou contre des princes allemands; confiance, idolâtrie pour les ennemis du dedans. Mais que dis-je? En avons-nous, des ennemis du dedans? Non, vous n'en connaissez pas, vous ne connaissez que Coblentz. N'avez-vous pas dit que le siège du mal est à Coblentz? Il n'est donc pas à Paris? Il n'y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous? Quoi! vous osez dire que ce qui a fait rétrograder la révolution, c'est la peur qu'inspirent à la nation les aristocrates fugitifs qu'elle a toujours méprisés; et vous attendez de cette nation des prodiges de tous les genres! Apprenez donc qu'au jugement de tous les Français éclairés, le véritable Coblentz est en France, que celui de l'évêque de Trêves n'est que l'un des ressorts d'une conspiration profonde tramée contre la liberté, dont le foyer, dont le centre, dont les chefs sont au milieu de nous. Si vous ignorez tout cela, vous êtes étranger à tout ce qui se passe dans ce pays-ci. Si vous le savez, pourquoi le niez-vous? pourquoi détourner l'attention publique de nos ennemis les plus redoutables, pour la fixer sur d'autres objets, pour nous conduire dans le piège où ils nous attendent?

D'autres personnes, sentant vivement la profondeur de nos maux, et connaissant leur véritable cause, se trompent évidemment sur le remède. Dans une espèce de désespoir, ils veulent se précipiter sur la guerre étrangère, comme s'ils espéraient que le mouvement seul de la guerre nous rendra la vie, ou que de la confusion générale sortiront enfin l'ordre et la liberté. Ils commettent la plus funeste des erreurs, parce qu'ils ne discernent pas les circonstances et confondent des idées absolument distinctes. II est dans les révolutions des mouvements contraires et des mouvements favorables à la liberté, comme il est dans les maladies des crises salutaires et des crises mortelles.

Les mouvements favorables sont ceux qui sont dirigés directement contre les tyrans, comme l'insurrection des Américains, ou comme celle du 14 juillet; mais la guerre au dehors, provoquée, dirigée par le gouvernement dans les circonstances où nous sommes, est un mouvement à contre-sens, c'est une crise qui peut conduire à la mort du corps politique. Une telle guerre ne peut que donner le change à l'opinion publique, faire diversion aux justes inquiétudes de la nation, et prévenir la crise favorable que les attentats des ennemis de la liberté auraient pu amener. C'est sous ce rapport que j'ai d'abord développé les inconvénients de la guerre. Pendant la guerre étrangère, le peuple, comme je l'ai déjà dit, distrait par les événements militaires des délibérations politiques qui intéressent les bases essentielles de sa liberté, prête une attention moins sérieuse aux sourdes manoeuvres des intrigants qui les minent, du pouvoir exécutif qui les ébranle, à la faiblesse ou à la corruption des représentants qui ne les défendent pas. Cette politique fut connue de tout temps, et, quoi qu'en ait dit M. Brissot, il est applicable et frappant l'exemple des aristocrates de Rome que j'ai cité; quand le peuple réclamait ses droits contre les usurpations du sénat et des patriciens, le sénat déclarait la guerre, et le peuple, oubliant ses droits et ses outrages, ne s'occupait que de la guerre, laissait au sénat son empire, et préparait de nouveaux triomphes aux patriciens. La guerre est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui spéculent sur ces sortes d'événements; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les opérations d'un voile plus épais et presque sacré; elle est bonne pour la cour, elle est bonne pour le pouvoir exécutif dont elle augmente l'autorité, la popularité, l'ascendant; elle est bonne pour la coalition des nobles, des intrigants, des modérés, qui gouvernent la France. Cette faction peut placer ses héros et ses membres à la tête de l'armée; la cour peut confier les forces de l'Etat aux hommes qui peuvent la servir dans l'occasion avec d'autant plus de succès qu'on leur aura travaillé une espèce de réputation de patriotisme; ils gagneront les coeurs et la confiance des soldats pour les attacher plus fortement à la cause du royalisme et du modérantisme; voilà la seule espèce de séduction que je craigne pour les soldats: ce n'est pas sur une désertion ouverte et volontaire de la cause publique qu'il faut me rassurer. Tel homme qui aurait horreur de trahir la patrie peut être conduit par des chefs adroits à porter le fer dans te sein des meilleurs citoyens; le mot perfide de républicain et de factieux, inventé par la secte des ennemis hypocrites de la Constitution, peut armer l'ignorance trompée contre la cause du peuple. Or, la destruction du parti patriotique est le grand objet de tous leurs complots; dès qu'une fois ils l'ont anéanti, que reste-t-il, si ce n'est la servitude? Ce n'est pas une contre-révolution que je crains; ce sont les progrès des faux principes, de l'idolâtrie, et la perte de l'esprit public. Or, croyez-vous que ce soit un médiocre avantage pour la cour et pour le parti dont je parle, de cantonner les soldats, de les camper, de les diviser en corps d'armée, de les isoler des citoyens, pour substituer insensiblement, sous les noms imposants de discipline militaire et d'honneur, l'esprit d'obéissance aveugle et absolue, l'ancien esprit militaire enfin, à l'amour de la liberté, aux sentiments populaires qui étaient entretenus par leur communication avec le peuple? Quoique l'esprit de l'armée soit encore bon en général, devez-vous vous dissimuler que l'intrigue et la suggestion ont obtenu des succès dans plusieurs corps, et qu'il n'est plus entièrement ce qu'il était dans les premiers jours de la révolution? Ne craignez-vous pas le système constamment suivi depuis si longtemps, de ramener l'armée au pur amour des rois, et de la purger de l'esprit patriotique, qu'on a toujours paru regarder comme une peste qui la désolait? Voyez-vous sans quelque inquiétude le voyage du ministre et la nomination de tel général fameux par les désastres des régiments les plus patriotes? Comptez-vous pour rien le droit de vie et de mort arbitraire dont la loi va investir nos patriciens militaires, dès le moment où la nation sera constituée en guerre? Comptez-vous pour rien l'autorité de la police qu'elle remet aux chefs militaires dans toutes nos villes frontières? A-t-on répondu à tous ces faits par la dissertation sur la dictature des Romains, et par le parallèle de César avec nos généraux? On a dit que la guerre en imposerait aux aristocrates du dedans, et tarirait la source de leurs manoeuvres; point du tout, ils devinent trop bien les intentions de leurs amis secrets pour en redouter l'issue; ils n'en seront que plus actifs à poursuivre la guerre sourde qu'ils peuvent nous faire impunément, en semant la division, le fanatisme, et en dépravant l'opinion. C'est surtout alors que le parti modéré, revêtu des livrées du patriotisme, dont les chefs sont les artisans de cette trame, déploiera toute sa sinistre influence; c'est alors qu'au nom du salut public, ils imposeront silence à quiconque oserait élever quelques soupçons sur la conduite ou sur les intentions des agents du pouvoir exécutif, sur lequel il reposera, des généraux qui seront devenus, comme lui, l'espoir et l'idole de la nation; si l'un de ces généraux est destiné à remporter quelque succès apparent, qui, je crois, ne sera pas fort meurtrier pour les émigrants, ni fatal à leurs protecteurs, quel ascendant ne donnera-l-il pas à son parti? quels services ne pourra-t-il pas rendre à la cour? C'est alors qu'on fera une guerre plus sérieuse aux véritables amis de la liberté, et que le système perfide de l'égoïsme et de l'intrigue triomphera. L'esprit public une fois corrompu, alors jusqu'où le pouvoir exécutif et les factieux qui le serviront ne pourront-ils pas pousser leurs usurpations? Il n'aura pas besoin de compromettre le succès de ses projets par une précipitation imprudente; il ne se pressera pas peut-être de proposer le plan de transaction dont on a déjà parlé: soit qu'il tienne à celui-là, soit qu'il en adopte un autre, que ne peut-il attendre du temps, de la langueur, de l'ignorance, des divisions intestines, des manoeuvres de la nombreuse cohorte de ses affidés dans le Corps législatif, de tous les ressorts enfin qu'il prépare depuis si longtemps?

Nos généraux, dites-vous, ne nous trahiront pas; et si nous étions trahis, tant mieux! Je ne vous dirai pas que je trouve singulier ce goût pour la trahison; car je suis en cela parfaitement de votre avis. Oui, nos ennemis sont trop habiles pour nous trahir ouvertement, comme vous l'entendez; l'espèce de trahison que nous avons à redouter, je viens de vous la développer, celle-là n'avertit point la vigilance publique; elle prolonge le sommeil du peuple jusqu'au moment où on l'enchaîne; celle-là ne laisse aucune ressource; celle-là,... tous ceux qui endorment le peuple en favorisent le succès; et remarquez bien que, pour y parvenir, il n'est pas même nécessaire de faire sérieusement la guerre; il suffit de nous constituer sur le pied de guerre; il suffit de nous entretenir de l'idée d'une guerre étrangère: n'en recueillît-on d'autre avantage que les millions qu'on se fait compter d'avance, on n'aurait pas tout à fait perdu sa peine. Ces 20 millions, surtout dans le moment où nous sommes, ont au moins autant de valeur que les adresses patriotiques où l'on prêche au peuple la confiance et la guerre.

Je décourage la nation, dites-vous; non, je l'éclaire; éclairer des hommes libres, c'est réveiller leur courage, c'est empêcher que leur courage même ne devienne l'écueil de leur liberté; et n'eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de pièges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes, que d'arrêter les élans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais avancé l'esprit public et servi la patrie.

Vous avez dit encore que j'avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté. Non, ce n'est point le courage des Français dont je me méfie, c'est la perfidie de leurs ennemis que je crains; que la tyrannie les attaque ouvertement, ils seront invincibles; mais le courage est inutile contre l'intrigue.

Vous avez été étonné, avez-vous dit, d'entendre un défenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m'attendais pas à un pareil reproche. D'abord, apprenez que je ne suis point le défenseur du peuple; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux; je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus. S'il faut dire plus, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi on donnait des noms pompeux à la fidélité constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause; serait-ce un moyen de ménager une excuse à ceux qui l'abandonnent, en présentant la conduite contraire comme un effort d'héroïsme et de vertu? Non, ce n'est rien de tout cela; ce n'est que le résultat naturel du caractère de tout homme qui n'est point dégradé. L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté, est une passion comme une autre; quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son âme à des passions d'une autre espèce, comme à la soif de l'or ou des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanité, et le peuple, et la patrie. Voilà tout le secret du coeur humain; voilà toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays.

Que dois-je donc répondre au reproche d'avoir avili et calomnié le peuple? Non, on n'avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas soi-même.

J'ai avili le peuple! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre; que j'ignore l'art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs: mais en revanche, c'est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas peuple, en défendant, presque seul, les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux contre la majorité des législateurs; c'est moi qui opposai constamment la déclaration des droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions, qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens; c'est moi qui défendis, non seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus; qui soutins contre l'orgueil et les préjugés que les vices ennemis de l'humanité et de l'ordre social allaient toujours en décroissant, avec les besoins factices et l'égoïsme, depuis le trône jusqu'à la chaumière; c'est moi qui consentis à paraître exagéré, opiniâtre, orgueilleux même, pour être juste.

Le vrai moyen de témoigner son respect pour le peuple n'est point de l'endormir en lui vantant sa force et sa liberté, c'est de le défendre, c'est de le prémunir contre ses propres défauts; car le peuple même en a. Le peuple est là, est dans ce sens un mot très dangereux. Personne ne nous a donné une plus juste idée du peuple que Rousseau, parce que personne ne l'a plus aimé. "Le peuple veut toujours le bien, mais il ne le voit pas toujours." Pour compléter la théorie des principes des gouvernements, il suffirait d'ajouter: les mandataires du peuple voient souvent le bien, mais ils ne le veulent pas toujours. Le peuple veut le bien, parce que le bien public est son intérêt, parce que les bonnes lois sont sa sauvegarde; ses mandataires ne le veulent pas toujours, parce qu'ils se forment un intérêt séparé du sien, et qu'ils veulent tourner l'autorité qu'il leur confie au profit de leur orgueil. Lisez ce que Rousseau a écrit du gouvernement représentatif, et vous jugerez si le peuple peut dormir impunément. Le peuple cependant sent plus vivement et voit mieux tout ce qui tient aux premiers principes de la justice et de l'humanité que la plupart de ceux qui se séparent de lui; et son bon sens à cet égard est souvent supérieur à l'esprit des habiles gens; mais il n'a pas la même aptitude à démêler les détours de la politique artificieuse qu'ils emploient pour le tromper et pour l'asservir, et sa bonté naturelle le dispose à être la dupe des charlatans politiques. Ceux-ci le savent bien, et ils en profitent.

Lorsqu'il s'éveille et déploie sa force et sa majesté, ce qui arrive une fois dans des siècles, tout plie devant lui; le despotisme se prosterne contre terre, et contrefait le mort, comme un animal lâche et féroce à l'aspect du lion; mais bientôt il se relève; il se rapproche du peuple d'un air caressant; il substitue la ruse à la force; on le croit converti; on a entendu sortir de sa bouche le mot de liberté: le peuple s'abandonne à la joie, à l'enthousiasme; on accumule entre ses mains des trésors immenses, on lui livre la fortune publique; on lui donne une puissance colossale; il peut offrir des appâts irrésistibles à l'ambition et à la cupidité de ses partisans, quand le peuple ne peut payer ses serviteurs que de son estime. Bientôt quiconque a des talents avec des vices lui appartient; il suit constamment un plan d'intrigue et de séduction; il s'attache surtout à corrompre l'opinion publique; il réveille les anciens préjugés, les anciennes habitudes qui ne sont point encore effacées; il entretient la dépravation des moeurs qui ne sont point encore régénérées; il étouffe le germe des vertus nouvelles; la horde innombrable de ses esclaves ambitieux répand partout de fausses maximes; on ne prêche plus aux citoyens que le repos et la confiance; le mot de liberté passe presque pour un cri de sédition; on persécute, on calomnie ses plus zélés défenseurs; on cherche à égarer, à séduire, ou à maîtriser les délégués du peuple; des hommes usurpent sa confiance pour vendre ses droits, et jouissent en paix des fruits de leurs forfaits. Ils auront des imitateurs qui, en les combattant, n'aspireront qu'à les remplacer. Les intrigants et les partis se pressent comme les flots de la mer. Le peuple ne reconnaît les traîtres que lorsqu'ils lui ont déjà fait assez de mal pour le braver impunément. A chaque atteinte portée à sa liberté, on l'éblouit par des prétextes spécieux, on le séduit par des actes de patriotisme illusoires, on trompe son zèle et on égare son opinion par le jeu de tous les ressorts de l'intrigue et du gouvernement, on le rassure en lui rappelant sa force et sa puissance. Le moment arrive où la division règne partout, où tous les pièges des tyrans sont tendus, où la ligue de tous les ennemis de l'égalité est entièrement formée, où les dépositaires de l'autorité publique en sont les chefs, où la portion des citoyens qui a le plus d'influence par ses lumières et par sa fortune est prête à se ranger de leur parti.

Voilà la nation placée entre la servitude et la guerre civile. On avait montré au peuple l'insurrection comme un remède; mais ce remède extrême est-il même possible? Il est impossible que toutes les parties d'un empire, ainsi divisé, se soulèvent à la fois; et toute insurrection partielle est regardée comme un acte de révolte; la loi la punit, et la loi serait entre les mains des conspirateurs. Si le peuple est souverain, il ne peut exercer sa souveraineté, il ne peut se réunir tout entier, et la loi déclare qu'aucune section du peuple ne peut pas même délibérer. Que dis-je? Alors l'opinion, la pensée ne serait pas même libre. Les écrivains seraient vendus au gouvernement; les défenseurs de la liberté qui oseraient encore élever la voix ne seraient regardés que comme des séditieux; car la sédition est tout signe d'existence qui déplaît au plus fort; ils boiraient la ciguë, comme Socrate, ou ils expireraient sous le glaive de la tyrannie, comme Sydney, ou ils se déchireraient les entrailles, comme Caton. Ce tableau effrayant peut-il s'appliquer exactement à notre situation? Non; nous ne sommes pas encore arrivés à ce dernier terme de l'opprobre et du malheur où conduisent la crédulité des peuples et la perfidie des tyrans. On veut nous y mener; nous avons déjà fait peut-être d'assez grands pas vers ce but; mais nous en sommes encore à une assez grande distance; la liberté triomphera, je l'espère, je n'en doute pas même; mais c'est à condition que nous adopterons tôt ou tard, et le plus tôt possible, les principes et le caractère des hommes libres, que nous fermerons l'oreille à la voix des sirènes qui nous attire vers les écueils du despotisme, que nous ne continuerons pas de courir, comme un troupeau stupide, dans la route par laquelle on cherche à nous conduire à l'esclavage ou à la mort.

J'ai dévoilé une partie des projets de nos ennemis; car je ne doute pas qu'ils ne recèlent encore des profondeurs que nous ne pouvons sonder; j'ai indiqué nos véritables dangers et la véritable cause de nos maux: c'est dans la nature de cette cause qu'il faut puiser le remède, c'est elle qui doit déterminer la conduite des représentants du peuple.

Il resterait bien des choses à dire sur celte matière, qui renferme tout ce qui peut intéresser la cause de la liberté; mais j'ai déjà occupé trop longtemps les moments de la société: si elle me l'ordonne, je remplirai cette tâche dans une autre séance.


(La Société a ordonné l'impression de ce discours et invité M. Robespierre à lui communiquer le reste de ses vues.)






Suite du discours de Maximilien Robespierre sur la guerre prononcé a la société des amis de la constitution le 11 janvier 1792, l'an quatrième de la révolution (11 janvier 1792)



Est-il vrai qu'une nouvelle jonglerie ministérielle ait donné le change aux amis de la liberté sur le véritable objet des projets de ses ennemis? Est-il vrai qu'une proclamation illusoire émanée du Comité des Tuileries ait suffi pour renverser en un moment nos principes, et nous faire perdre de vue toutes les vérités dont l'évidence nous avait frappés? Est-il vrai que les tyrans de la France aient eu quelque raison de croire que les citoyens, dont ils feignent de redouter l'énergie, ne sont que des êtres faibles et versatiles, qui applaudissent tour à tour au mensonge et à la vérité; qui, changeant du jour au lendemain de sentiments et de systèmes, leur laissent tous les moyens d'exécuter impunément le plan de conspiration qu'ils suivent avec autant de constance que d'activité? Non; je vais vous prouver, du moins, que les nouvelles ruses de nos ennemis intérieurs confirment notre système: on s'épargnerait à cet égard beaucoup de discussions, si l'on voulait ne jamais sortir du véritable état de la question.

Toute celle où je vais entrer n'aura d'autre but que d'y ramener encore une fois mes adversaires.

Est-il question de savoir si la guerre doit être offensive ou défensive; si la guerre offensive a plus ou moins d'inconvénients; si la guerre doit être faite dans quinze jours ou dans six mois? Point du tout; il s'agit, comme nous l'avons prouvé, de connaître la trame ourdie par les ennemis intérieurs de notre liberté qui nous suscitent la guerre, et de choisir les moyens les plus propres à les déjouer. Pourquoi jeter un voile sur cet objet essentiel? Pourquoi n'oser effleurer tant d'ennemis puissants, qu'il faut démasquer et combattre? Pourquoi prêcher la confiance lorsqu'elle est impossible? Je demande aussi la guerre; mais je dirai à qui et comment il faut la faire.

Tout le monde paraît convenir qu'il existe en France une faction puissante qui dirige les démarches du pouvoir exécutif, pour relever la puissance ministérielle sur les ruines de la souveraineté nationale: on a nommé les chefs de cette cabale; on a développé leur projet; la France entière a connu, par une fatale expérience, leur caractère et leurs principes. J'ai aussi examiné leur système; j'ai vu, dans la conduite de la cour, un plan constamment suivi d'anéantir les droits du peuple, et de renverser, autant qu'il était en elle, l'ouvrage de la révolution: elle a proposé la guerre, j'ai rapporté cette mesure à son système; je n'ai pas cru qu'elle voulût perdre les émigrés, détrôner leurs protecteurs, les princes étrangers, qui faisaient cause commune avec elle, et professaient pour elle un attachement exclusif, au moment où elle était en guerre avec le peuple français; leur langage, leur conduite étaient trop grossièrement concertés avec elle; les rebelles étaient trop évidemment ses satellites et ses amis; elle avait trop constamment favorisé leurs efforts et leur insolence; elle venait au moment de leur accorder des preuves éclatantes de protection, en les dérobant au décret porté contre eux par l'Assemblée nationale; elle avait accordé en même temps la même faveur à des ennemis intérieurs encore plus dangereux; tout annonçait aux yeux les moins clairvoyants le projet formé par elle de troubler la France au dedans en la faisant menacer au dehors, pour reprendre au sein du désordre et de la terreur une puissance fatale à la liberté naissante.

Les intentions de la cour étant évidemment suspectes, quel parti fallait-il prendre sur la proposition de la guerre? Applaudir, adorer, prêcher la confiance, et donner des millions? Non; il fallait l'examiner scrupuleusement, en pénétrer les motifs, en prévoir les conséquences, faire un retour sur soi-même, et prendre les mesures les plus propres à déconcerter les desseins des ennemis de la liberté, en assurant le salut de l'Etat.

Tel est l'esprit que j'ai porté dans cette discussion: j'ai mieux aimé la traiter sous ce point de vue, que de présenter le tableau brillant des avantages et des merveilles d'une guerre terminée par une révolution universelle; la conduite de celte guerre était entre les mains de la cour; la cour ne pouvait la regarder que comme un moyen de parvenir à son but; j'ai prouvé que, pour atteindre ce but, elle n'avait pas même besoin de faire actuellement la guerre, et d'entrer en campagne; qu'il lui suffisait de la faire désirer, de la faire regarder comme nécessaire, et de se faire autoriser à en ordonner actuellement tous les préparatifs.

Rassembler une grande force sous ses drapeaux; cantonner et camper les soldats, pour les ramener plus facilement à l'idolâtrie pour le chef suprême de l'armée, et à l'obéissance passive, en les séparant du peuple, et en les occupant uniquement d'idées militaires; donner une grande importance et une grande autorité aux généraux jugés les plus propres à exciter l'enthousiasme des citoyens armés et à servir la cour; augmenter l'ascendant du pouvoir exécutif, qui se déploie particulièrement lorsqu'il paraît chargé de veiller à la défense de l'Etat; détourner le peuple du soin de ses affaires domestiques, pour l'occuper de sa sûreté extérieure; faire triompher la cause du royalisme, du modérantisme, du machiavélisme, dont les chefs sont des patriciens militaires; préparer ainsi au ministère et à sa faction les moyens d'étendre de jour en jour ses usurpations sur l'autorité nationale et sur la liberté, voilà l'intérêt suprême de la cour et du ministère. Or, cet intérêt était satisfait, leur but était rempli, dès le moment où l'on adoptait leurs propositions de guerre.

C'est dans cette situation que l'on vient nous présenter je ne sais quelle proclamation affichée partout, où l'on défend toute incursion jusqu'au 15 janvier; des actes de certains princes allemands, qui assurent qu'ils ont pris les mesures nécessaires pour dissiper les rassemblements qui pouvaient nous alarmer. Le roi, dit-on, va sans doute vous annoncer que les puissances ont fait cesser tous les prétextes de guerre; donc la cour ne veut pas la guerre... Eh quoi! sommes-nous donc encore assez novices pour être toujours dupes de tous les subterfuges par lesquels une politique perfide cherche à nous tromper? Et quel que soit le motif qui l'ait déterminée à ces actes extérieurs, ne voyez-vous pas qu'ils prouvent la nécessité de se tenir en garde contre les pièges qu'elle vous a tendus? Quel est l'intérêt de la cour, si ce n'est de vous rassurer sur ses intentions perverses? Et ne suffit-il pas que l'empressement avec lequel elle avait ouvertement demandé la guerre, et fait prêcher la guerre par tous ses organes, ait excité la défiance des citoyens, pour qu'elle prenne aujourd'hui le parti de faire croire qu'elle ne veut pas la guerre? Que diriez-vous, vous qui faites dépendre vos opinions de toutes ces apparences trompeuses et contradictoires, qu'on ne cesse de nous présenter pour tenir l'opinion en suspens; que diriez-vous, si elle n'avait d'autre but que de se faire envoyer par l'Assemblée nationale un second message qui la presserait de faire, le plus tôt possible, cette guerre qu'elle désire, de manière qu'en la déclarant elle ne parût que céder au voeu des représentants de la nation?

Il est vrai que cette conjecture vraisemblable peut être effacée par une autre qui ne l'est pas moins, mais qui ne serait pas plus favorable au système que je combats: c'est celle que mes adversaires adoptent eux-mêmes quand ils supposent que la cour ne veut pas actuellement commencer la guerre, et qu'elle a intérêt de la différer quelque temps. Cette intention est possible encore; elle peut même se concilier naturellement avec celle que je viens de développer: mais cela même est un des inconvénients attachés au parti que vous prenez de vous livrer à des projets de guerre avec un gouvernement tel que le vôtre. Cela prouve que vous deviez déconcerter ses vues pernicieuses par des mesures d'une nature différente, comme je le ferai voir dans la suite; c'est une nouvelle preuve que tous vos raisonnements portent à faux, quand vous parlez toujours de la guerre, comme si elle devait être faite et conduite par le peuple français en personne, et comme si nos ennemis intérieurs n'étaient pour rien dans tout cela.

Au lieu de débiter avec emphase tant de lieux communs sur les effets miraculeux de la déclaration des droits, et sur la conquête de la liberté du monde; au lieu de nous réciter les exploits des peuples qui ont conquis la leur en combattant contre leurs propres tyrans, il fallait calculer les circonstances où nous sommes, et les effets de notre Constitution. N'est-ce pas au pouvoir exécutif seul qu'elle donne le droit de proposer la guerre, d'en faire les préparatifs, de la diriger, de la suspendre, de la ralentir, de l'accélérer, de choisir le moment et de régler les moyens de la faire? Comment briserez-vous toutes ces entraves? Renverserez-vous cette même Constitution, lors même que jusqu'ici vous n'avez pu déployer assez d'énergie pour la faire exécuter? D'ailleurs, qu'opposeriez-vous à tant de motifs spécieux que le pouvoir exécutif vous présentera? Que lui répondrez-vous, quand il vous dira, quand les princes étrangers vous prouveront, par des actes authentiques, qu'ils auront dissipé les rassemblements, qu'ils auront pris toutes les mesures nécessaires pour les mettre hors d'état de tenter contre vous aucun projet hostile? Quel prétexte légitime vous restera-t-il, lorsqu'ils vous auront donné la satisfaction que le pouvoir exécutif exigeait au nom de la nation? Il est vrai que bientôt on pourra recommencer sourdement les mêmes manoeuvres; il est vrai que l'on pourra ménager un moment favorable pour renouveler vos alarmes, et pour entreprendre une guerre sérieuse ou simulée, dirigée par notre gouvernement même; mais, avant que cette nouvelle intrigue éclate, comment la prouverez-vous? quels moyens aurez-vous d'agir? L'un veut attaquer les émigrés et les princes allemands; les autres veulent déclarer la guerre à Léopold; d'autres veulent qu'elle commence demain; d'autres consentent à attendre que les préparatifs soient faits, ou que l'hiver soit passé; d'autres enfin s'en rapportent au patriotisme du ministre, et à la sagesse du pouvoir exécutif, pour lesquels ils prétendent que nous devons avoir une pleine confiance. Mais au milieu de toutes ces opinions diverses, ce sera toujours le pouvoir exécutif seul qui décidera; c'est la nature de la chose qui le veut; c'était à vous à ne pas vous engager dans un système qui entraîne nécessairement tous ces inconvénients, et qui nous met à la merci de la cour et du ministère. Mais quoi! ne voyez-vous pas que le pouvoir exécutif recueille déjà les fruits de l'adresse avec laquelle il vous a attiré dans ses pièges? Vous demandez s'il veut la guerre, quand il fera la guerre; que lui importe? que vous importe à vous-même? Il jouit déjà des avantages de la guerre; et il est vrai de dire, en ce sens, que la guerre est déjà commencée par vous. N'a-t-il pas déjà rassemblé des armées dont il dispose? N'a-t-il pas déjà reçu des preuves solennelles de confiance et d'idolâtrie de la part de nos représentants? N'a-t-il pas obtenu des millions, dans le moment où la corruption est la plus dangereuse ennemie de la liberté? N'a-t-il pas fait violer nos lois et remporté une victoire sur nos principes, en faisant donner à deux de ses généraux des honneurs extraordinaires et anticipés, qui ne retracent que l'esprit et les préjugés de l'ancien régime? Un autre n'a-t-il pas obtenu le commandement de nos armées, dont les fonctions sacrées et délicates qu'il venait de quitter, dont la Constitution l'écartait? N'a-t-on pas vu le président du Corps législatif prodiguant à cet individu des hommages que l'on pourrait à peine accorder impunément aux libérateurs de leur pays, donner à la nation le dangereux exemple du plus ridicule engouement? N'a-t-on pas vu un homme destiné dès longtemps à l'exécution des desseins de la cour, célèbre par la pertinacité avec laquelle il a suivi le projet ambitieux d'attacher à sa personne la multitude des citoyens armés, provoquer et recevoir sur son passage des honneurs qui étaient autant d'insultes aux mânes des patriotes immolés au champ de la fédération, à ceux des soldats égorgés à Nancy, autant d'outrages à la liberté et à la patrie, autant de sinistres témoignages des erreurs de l'opinion et de la faiblesse de l'esprit public, autant d'effrayants pronostics des maux que nous pouvons craindre de l'influence d'une coalition qui a déjà porté tant de coups mortels à notre Constitution? La violation des principes sur lesquels la liberté repose, la décadence de l'esprit public, sont des calamités plus terribles que la perte d'une bataille, et elles sont le premier fruit du plan ministériel que j'ai combattu. Que peut-on attendre pour l'esprit public d'une guerre commencée sous de tels auspices? Les victoires mêmes de nos généraux seraient plus funestes que nos défaites mêmes. Oui, quelle que soit l'issue de ce plan, elle ne peut qu'être fatale. Les émigrés prennent-ils le parti de se dissiper sans retour? ce qui serait l'hypothèse la plus favorable et la moins vraisemblable. Toute la gloire en appartient à la cour et à ses partisans; et dès lors ils écrasent le Corps législatif de leur ascendant; environnés des forces immenses qu'ils ont rassemblées, objets de l'enthousiasme et de la confiance universelle, ils peuvent poursuivre avec une incroyable facilité le projet de relever insensiblement leur puissance sur les débris de la liberté faible et mal affermie. Les apparences de paix, qu'ils semblent nous présenter, ne sont-elles qu'un jeu perfide concerté avec nos ennemis extérieurs, soit pour calmer les inquiétudes des patriotes, en cachant leur ardeur pour la guerre, soit pour la différer à une époque plus favorable?

Leur faut-il encore quelque délai pour mieux préparer le succès de la grande conspiration qu'ils méditent? Enfin, ne veulent-ils que sonder les esprits et épier l'occasion, pour s'arrêter à celui de tous les plans contraires à la liberté que les circonstances leur permettront d'adopter avec plus de succès? Quel que puisse être le résultat de toutes ces combinaisons, il est un point incontestable: c'est qu'il tient au parti imprudent qu'on a pris, qu'on semble vouloir soutenir, au refus de vouloir reconnaître de bonne foi les desseins de nos ennemis, et de les déconcerter par les moyens convenables. Ces moyens, quels sont-ils?

Avant de les indiquer, je veux m'armer de l'autorité de l'Assemblée nationale, qui avait elle-même reconnu d'abord la nécessité de prendre des mesures d'une nature différente de celles qu'on a proposées depuis, parce que cette circonstance est propre à répandre une nouvelle lumière sur la question, et à mettre dans un jour plus grand la politique du parti contraire à la cause du peuple.

Celles qu'elle avait adoptées tendaient, non à faire la guerre, que les intrigues de la cour nous préparaient depuis longtemps, mais à la prévenir; je parle du premier décret sur les émigrés, dont la sagesse et l'utilité ont été attestées par le veto. Le plan de la cour exigeait le veto, parce que la cour voulait la guerre: la même raison imposait à l'Assemblée nationale la nécessité d'une résolution contraire, aussi sage et plus vigoureuse que le premier décret. Je dirai tout à l'heure quelle était cette résolution. L'Assemblée nationale ne l'a point prise; elle s'est laissé engager dans les défilés où le pouvoir exécutif voulait l'amener; un de ces hommes qui cachaient, sous le voile du patriotisme, les intentions les plus favorables pour la cause du pouvoir exécutif, l'a entraînée, par tous ces moyens plausibles et artificieux qui subjuguent la crédulité de beaucoup de patriotes, à proposer elle-même des mesures hostiles contre les petits princes d'Allemagne.

La cour a saisi, comme de raison, cette ouverture avec avidité; l'ancien ministre de la guerre, trop décrié, s'est retiré; on en a montré un nouveau, qui a débuté par des démonstrations incroyables de patriotisme. Ensuite, on est venu annoncer des mesures de guerre; le veto a été oublié, et même approuvé; le seul parti sage que l'on pouvait prendre a été perdu de vue; on est tombé aux genoux du ministre et du roi; l'abandon, l'enthousiasme, l'engouement est devenu le sentiment dominant; tous les actes subséquents ont eu pour but de le faire passer dans l'âme de tous les Français; la guerre, la confiance dans les agents de la cour a été le mot de ralliement, répété par tous les échos de la cour et du ministère; le ministre même avait osé se permettre des insinuations calomnieuses contre ceux qui démentiraient ce langage; et si nous avions eu la faiblesse de céder ici aux conseils timides qui nous imposaient le silence sur une si grande question, ce penchant funeste n'eût pas même été balancé par le plus léger contrepoids, et on eût été dispensé de prendre les nouveaux détours qu'on emploie, qu'on emploiera encore pour nous tromper.

Cependant, voyez quels avantages celte conduite donnait à la cour; ce n'était point assez de paralyser le Corps législatif, de contredire le voeu du peuple impunément, et, de l'aveu du peuple même, de prendre sur l'Assemblée nationale un fatal ascendant, et de paraître, aux yeux de la nation, l'arbitre des destinées de l'Etat; elle parvenait à son but favori, de s'entourer d'une grande force publique à ses ordres, et de nous constituer en état de guerre, sans exciter la défiance, sans trahir ses désirs et son secret, en paraissant se rendre au voeu de l'Assemblée nationale. La protection constante que le ministère avait accordée aux émigrations et aux émigrants; son attention à favoriser la sortie des armes et de notre numéraire; son silence imperturbable sur tout ce qui se passait depuis deux ans chez les princes étrangers; le concert ardent qui régnait entre lui et les cours de l'Europe; le refus constant de se rendre aux plaintes de tous les départements qui demandaient des armes pour les gardes nationales; tous les faits qui annonçaient le projet de nous placer entre la crainte d'une guerre extérieure et le sentiment de notre faiblesse intérieure, entre la guerre civile et une attaque étrangère, pour nous amener à une honteuse capitulation sur la liberté; enfin, le veto contre le décret qui rompait toutes ces mesures; et ensuite, la proposition dés mesures de guerre contre ceux que l'on protégeait; c'est en vain que le concours de toutes ces circonstances révélait aux hommes les moins clairvoyants le secret de la cour, annonçait qu'elle était enfin parvenue, par des routes détournées, au grand but de toutes ses manoeuvres, qui était la guerre simulée ou sérieuse. On oubliait que c'était elle qui nous l'avait suscitée; pour la remercier de son zèle à la proposer, on la félicitait du succès de ses propres perfidies, et on semblait craindre que le peuple ne fût ni assez confiant, ni assez aveugle. Tels sont les dangers auxquels la bonne foi des députés du peuple est exposée, que, guidée par le même sentiment de patriotisme, et dans la même affaire, la majorité de nos représentants, après avoir rendu un décret pour prévenir la guerre préparée par nos ennemis du dedans, inclinait elle-même à la guerre, lorsque ceux-ci venaient la provoquer, et prenait des mains du pouvoir exécutif le poison pour nous le présenter, parce que le pouvoir exécutif ne lui avait pas permis d'appliquer le remède.

Que fallait-il donc faire, et que peut-on faire encore? Il fallait persister dans la première mesure, puisque le salut de l'Etat l'exigeait, et que le voeu de la nation la réclamait, puisque la conduite contraire compromettait la liberté et l'autorité des représentants. Il fallait maintenir la Constitution, qui refuse formellement au pouvoir exécutif le droit d'anéantir d'une manière absolue les décrets du Corps législatif, et surtout de lui ôter le pouvoir de sauver l'Etat. A qui appartient-il de défendre les principes de la Constitution attaqués? Quel en est l'interprète légitime, si ce ne sont les représentants du peuple, à moins qu'on n'aime mieux dire que c'est le peuple lui-même? Or, je pense que les intrigants de la cour et tous les ennemis du peuple n'aimeraient pas mieux son tribunal que celui de ses délégués. Le Corps législatif pouvait donc, il devait déclarer le veto contraire au salut du peuple et à la Constitution. Ce coup de vigueur eût étourdi la cour; il eût déconcerté la ligue de nos ennemis, et épouvanté tous les tyrans. Vous auriez vu ceux qui veulent entraîner dans le même précipice et le peuple et le monarque, perdre aussi toute leur audace et toutes leurs ressources, qui ne sont fondées que sur l'influence de leur parti dans l'Assemblée nationale; ils n'auraient osé tenter contre elle une lutte inutile et terrible; ou, s'ils l'avaient osé, le voeu public hautement prononcé, l'intérêt public, l'indignation qu'inspirait l'audace des rebelles, et la protection qui leur était donnée, le génie de la nation enfin éveillé dans cette occasion heureuse, par la vertu des représentants autant que par l'intérêt suprême du salut public, aurait assuré la victoire à l'Assemblée nationale, et cette victoire eût été celle de la raison et de la liberté: c'était là une de ces occasions uniques dans l'histoire des révolutions que la Providence présente aux hommes, et qu'ils ne peuvent négliger impunément; puisque enfin il faut que tôt ou tard le combat s'engage entre la cour et l'Assemblée nationale, ou plutôt puisque dès longtemps il s'est engagé entre l'une et l'autre un combat à mort, il fallait saisir ce moment; alors nous n'aurions pas eu à craindre de voir le pouvoir exécutif avilir et maîtriser nos représentants, les condamner à une honteuse inaction, ou ne leur délier les mains que pour augmenter sa puissance, et favoriser ses vues secrètes; dès lors nous n'aurions pas été menacés du malheur de voir tous les efforts du patriotisme échouer contre la puissance active de l'intrigue, et contre la force d'inertie, de l'ignorance, de la faiblesse et de la lâcheté.

Ce qu'on a pu faire alors, peut-on le faire encore? Peut-être avec moins d'avantage et de facilité: ce n'est pas que les représentants du peuple n'aient toujours le droit de le sauver; ce n'est pas qu'ils puissent jamais renoncer à ce droit; ce n'est pas que je ne pense encore qu'ils ont assez de crédit auprès de lui pour lui faire connaître son véritable intérêt, quand c'est de bonne foi qu'ils le défendent, et même que le bon sens du peuple éclairé par cet intérêt sacré n'aille quelquefois plus loin à cet égard que la sagacité même de ses représentants; je pense même que l'opinion publique sur les causes et sur le but de la guerre proposée s'est déjà assez clairement manifestée pour faire pressentir que le peuple désire de voir l'Assemblée nationale revenir à une résolution plus utile à ses intérêts, et moins favorable aux projets criminels de ses ennemis. Cependant je ne me dissimule pas que ce parti pourrait rencontrer des difficultés d'un autre genre; que les hommes reviennent difficilement sur leurs premières démarches; que quelquefois même, à force d'avoir raison, on devient insupportable et presque suspect; et qu'en demeurant toujours invariablement attaché à la vérité et aux seuls principes qui puissent sauver la patrie, on s'expose aux attaques de tous les sages, de tous les modérés, de tous ces mortels privilégiés qui savent concilier la vérité avec le mensonge, la liberté avec la tyrannie, le vice avec la vertu.

Je me garderai donc bien de proposer ce parti sévère, de déployer cette raideur inflexible; je transige, je demande à capituler.

Je ne m'occuperai donc pas de ce veto lancé, au nom du roi, par des hommes qui se soucient fort peu du roi, mais qui détestent le peuple, et voudraient se baigner dans le sang des patriotes, pour régner... Mais je dis que dans la position où ce veto et les faits qui l'ont suivi ont mis l'Assemblée nationale et la nation, il ne reste plus qu'un moyen de salut paisible et constitutionnel; c'est que l'Assemblée législative reprenne un caractère d'autant plus imposant qu'elle a jusqu'ici laissé plus d'avantages aux ministres et à leurs valets; c'est qu'elle comprenne que ses ennemis, comme ceux du peuple, sont les ennemis de l'égalité; que le seul ami, le seul soutien de la liberté, c'est le peuple; c'est qu'elle soit fière et inexorable pour les ministres et pour la cour, sensible et respectueuse pour le peuple; c'est qu'elle se hâte de porter les lois que sollicite l'intérêt des citoyens les plus malheureux, et que repoussent l'orgueil et la cupidité de ceux que l'on appelait grands; c'est qu'elle se hâte de faire droit sur les plaintes du peuple, que l'Assemblée constituante a trop négligées; c'est qu'elle oppose au pouvoir de l'intrigue, de l'or, de la force, de la corruption, la puissance de la justice, de l'humanité, de la vertu; c'est qu'elle use des moyens immenses qui sont entre ses mains de remonter l'esprit public et la chaleur du patriotisme au degré des premiers jours où la liberté fut conquise pour un moment, l'esprit public sans lequel la liberté n'est qu'un mot, avec lequel toutes les puissances étrangères et intérieures viendront se briser contre les bases de la Constitution française. Je ne citerai qu'un exemple: on travaille votre armée; si vous êtes là-dessus dans une profonde sécurité, si tout ce qui se passe depuis quelque temps, si les voyages mêmes et les cajoleries de votre nouveau ministre ne vous sont pas suspectes, vous vous trompez cruellement; on lui donne des chefs propres à la ramener aux vils sentiments du royalisme et de l'idolâtrie, sous les spécieux prétextes de l'ordre, de l'honneur et de la monarchie. Eh bien! déployez votre autorité législative, pour rendre aux soldats des avantages que les principes de la Constitution, d'accord avec la discipline militaire, leur assuraient, et que l'intérêt des patriciens militaires de l'Assemblée constituante leur a ravis; consultez le code militaire et vos principes, et l'armée est au peuple et à vous... Je n'en dirai pas davantage... On sait assez, sans que je le dise, par quels moyens les représentants du peuple peuvent le servir, l'honorer, l'élever à la hauteur de la liberté, et forcer l'orgueil et tous les vices à baisser devant lui un front respectueux. Chacun sent que si l'Assemblée nationale déploie ce caractère, nous n'aurons plus d'ennemis. Ce serait donc en vain que mes adversaires voudraient rejeter ces moyens-là, sous le prétexte qu'ils seraient trop simples, trop généreux: on ne se dispense pas de remplir un devoir sacré, en cherchant à donner à la place un supplément illusoire et pernicieux. Lorsqu'un malade capricieux refuse un remède salutaire, et puis un autre, et qu'il dit: "je veux guérir avec du poison", s'il meurt, ce n'est point au remède qu'il faut s'en prendre, c'est au malade. Que, réveillé, encouragé par l'énergie de ses représentants, le peuple reprenne cette attitude qui fit un moment trembler tous ses oppresseurs; domptons nos ennemis du dedans; guerre aux conspirateurs et au despotisme, et ensuite marchons à Léopold; marchons à tous les tyrans de la terre: c'est à cette condition qu'un nouvel orateur, qui, à la dernière séance, a soutenu mes principes, en prétendant qu'il les combattait, a demandé la guerre; c'est à cette condition, et non au cri de guerre et aux lieux communs sur la guerre, dès longtemps appréciés par cette Assemblée, qu'il a dû les applaudissements dont il a été honoré.

C'est à cette condition que moi-même je demande à grands cris la guerre. Que dis-je? Je vais bien plus loin que mes adversaires eux-mêmes; car si cette condition n'est pas remplie, je demande encore la guerre; je la demande, non comme un acte de sagesse, non comme une résolution raisonnable, mais comme la ressource du désespoir; je la demande à une autre condition, qui, sans doute, est convenue entre nous; car je ne pense pas que les avocats de la guerre aient voulu nous tromper; je la demande telle qu'ils nous la dépeignent; je la demande telle que le génie de la liberté la déclarerait, telle que le peuple français la ferait lui-même, et non telle que de vils intrigants pourraient la désirer et telle que des ministres et des généraux, même patriotes, pourraient nous la faire.

Français! hommes du 14 juillet, qui sûtes conquérir la liberté sans guide et sans maître, venez, formons cette armée qui doit affranchir l'univers. Où est-il le général, qui, imperturbable défenseur des droits du peuple, éternel ennemi des tyrans, ne respira jamais l'air empoisonné des cours, dont la vertu austère est attestée par la haine et par la disgrâce de la cour, ce général, dont les mains, pures du sang innocent et des dons honteux du despotisme, sont dignes de porter devant nous l'étendard sacré de la liberté? Où est-il, ce nouveau Caton, ce troisième Brutus, ce héros encore inconnu? Qu'il se reconnaisse à ces traits; qu'il vienne; mettons-le à notre tête... Où est-il? Où sont-ils ces héros, qui, au 14 juillet, trompant l'espoir des tyrans, déposèrent leurs armes aux pieds de la patrie alarmée? Soldats de Château-Vieux, approchez, venez guider nos efforts victorieux... Où êtes-vous?... Hélas! on arracherait plutôt sa proie à la mort, qu'au despotisme ses victimes! Citoyens, qui, les premiers, signalâtes votre courage devant les murs de la Bastille, venez, la patrie, la liberté vous appelle aux premiers rangs. Hélas! on ne vous trouve nulle part; la misère, la persécution, la haine de nos despotes nouveaux vous a dispersés. Venez, du moins, soldats de tous ces corps immortels qui ont déployé le plus ardent amour pour la cause du peuple. Quoi! le despotisme que vous aviez vaincu vous a punis de votre civisme et de votre victoire; quoi! frappés de cent mille ordres arbitraires et impies, cent mille soldats, l'espoir de la liberté, sans vengeance, sans état et sans pain, expient le tort d'avoir trahi le crime pour servir la vertu! Vous ne combattez pas non plus avec nous, citoyens, victimes d'une loi sanguinaire, qui parut trop douce encore à tous ces tyrans qui se dispensèrent de l'observer pour vous égorger plus promptement. Ah! qu'avaient fait ces femmes, ces enfants massacrés? Les criminels tout-puissants ont-ils peur aussi des femmes et des enfants? Citoyens du Comtat, de cette cité malheureuse, qui crut qu'on pouvait impunément réclamer le droit d'être Français et libres; vous qui pérîtes sous les coups des assassins, outragés par nos tyrans; vous qui languissez dans les fers où ils vous ont plongés, vous ne viendrez point avec nous: vous ne viendrez pas non plus, citoyens infortunés et vertueux, qui dans tant de provinces avez succombé sous les coups du fanatisme, de l'aristocratie et de la perfidie! Ah! Dieu! que de victimes, et toujours dans le peuple, toujours parmi les plus généreux patriotes, quand les conspirateurs puissants respirent et triomphent!

Venez au moins, gardes nationales qui vous êtes spécialement dévouées à la défense de nos frontières dans cette guerre dont une cour perfide nous menace, venez. Quoi! vous n'êtes point encore armés? Quoi! depuis deux ans vous demandez des armes, et vous n'en avez pas? Que dis-je? On vous a refusé des habits, on vous condamne à errer sans but, de contrées en contrées, objet des mépris du ministère et de la risée des patriciens insolents qui vous passent en revue, pour jouir de votre détresse. N'importe, venez; nous confondrons nos fortunes pour vous acheter des armes; nous combattrons tout nus, comme les Américains... venez. Mais attendrons-nous, pour renverser les trônes des despotes de l'Europe, attendrons-nous les ordres du bureau de la guerre? Consulterons-nous, pour cette noble entreprise, le génie de la liberté ou l'esprit de la cour? Serons-nous guidés par ces mêmes patriciens, ses éternels favoris, dans la guerre déclarée au milieu de nous, entre la noblesse et le peuple? Non. Marchons nous-mêmes à Léopold; ne prenons conseil que de nous-mêmes. Mais, quoi! voilà tous les orateurs de la guerre qui m'arrêtent; voilà M. Brissot qui me dit qu'il faut que M. le comte de Narbonne conduise toute cette affaire; qu'il faut marcher sous les ordres de M. le marquis de la Fayette... que c'est au pouvoir exécutif qu'il appartient de mener la nation à la victoire et à la liberté. Ah! Français! ce seul mot a rompu tout le charme; il anéantit tous mes projets. Adieu la liberté des peuples! Si tous les sceptres des princes d'Allemagne sont brisés, ce ne sera point par de telles mains. L'Espagne sera quelque temps encore l'esclave de la superstition, du royalisme et des préjugés; le Stathouder et sa femme ne sont point encore détrônés; Léopold continuera d'être le tyran de l'Autriche, du Milanais, de la Toscane, et nous ne verrons point de sitôt Caton et Cicéron remplacer au conclave le pape et les cardinaux. Je le dis avec franchise: si la guerre, telle que je l'ai présentée, est impraticable, si c'est la guerre de la cour, des ministres, des patriciens, des intrigants, qu'il nous faut accepter, loin de croire à la liberté universelle, je ne crois pas même à la vôtre; et tout ce que nous pouvons faire de plus sage, c'est de la défendre contre la perfidie des ennemis intérieurs, qui vous bercent de ces douces illusions.

Je me résume donc froidement et tristement. J'ai prouvé que la guerre n'était entre les mains du pouvoir exécutif qu'un moyen de renverser la Constitution, que le dénouement d'une trame profonde, ourdie pour perdre la liberté. Favoriser ce projet de la guerre, sous quelque prétexte que ce soit, c'est donc mal servir la cause de la liberté. Tout le patriotisme du monde, tous les lieux communs de politique et de morale, ne changeront point la nature des choses, ni le résultat nécessaire de la démarche qu'on propose. Prêcher la confiance dans les intentions du pouvoir exécutif, justifier ses agents, appeler la faveur publique sur ses généraux, représenter la défiance comme un état affreux, ou comme un moyen de troubler le concert de deux pouvoirs et l'ordre public, c'était donc ôter à la liberté sa dernière ressource, la vigilance et l'énergie de la nation. J'ai dû combattre ce système; je l'ai fait; je n'ai voulu nuire à personne; j'ai voulu servir ma patrie en réfutant une opinion dangereuse; je l'aurais combattue de même, si elle eût été proposée par l'être qui m'est le plus cher.

Dans l'horrible situation où nous ont conduits le despotisme, la faiblesse, la légèreté et l'intrigue, je ne prends conseil que de mon coeur et de ma conscience; je ne veux avoir d'égards que pour la vérité, de condescendance que pour l'infortune, de respect que pour le peuple. Je sais que des patriotes ont blâmé la franchise avec laquelle j'ai présenté le tableau décourageant, à ce qu'ils prétendent, de notre situation. Je ne me dissimule pas la nature de ma faute. La vérité n'a-t-elle pas déjà trop de torts d'être la vérité? Comment lui pardonner, lorsqu'elle vient, sous des formes austères, en nous enlevant d'agréables erreurs, nous reprocher tacitement l'incrédulité fatale avec laquelle on l'a trop longtemps repoussée? Est-ce pour s'inquiéter et pour s'affliger qu'on embrasse la cause du patriotisme et de la liberté? Pourvu que le sommeil soit doux et non interrompu, qu'importe qu'on se réveille au bruit des chaînes de sa patrie, ou dans le calme plus affreux de la servitude? Ne troublons donc pas le quiétisme politique de ces heureux patriotes; mais qu'ils apprennent que, sans perdre la tête, nous pouvons mesurer toute la profondeur de l'abîme. Arborons la devise du palatin de Posnanie; elle est sacrée, elle nous convient: Je préfère les orages de la liberté au repos de l'esclavage. Prouvons aux tyrans de la terre que la grandeur des dangers ne fait que redoubler notre énergie, et qu'à quelque degré que montent leur audace et leurs forfaits, le courage des hommes libres s'élève encore plus haut. Qu'il se forme contre la vérité des ligues nouvelles, elles disparaîtront; la vérité aura seulement une plus grande multitude d'insectes à écraser sous sa massue. Si le moment de la liberté n'était pas encore arrivé, nous aurions le courage patient de l'attendre; si celte génération n'était destinée qu'à s'agiter dans la fange des vices où le despotisme l'a plongée; si le théâtre de notre révolution ne devait montrer aux yeux de l'univers que les préjugés aux prises avec les préjugés, les passions avec les passions, l'orgueil avec l'orgueil, l'égoïsme avec l'égoïsme, la perfidie avec la perfidie, la génération naissante, plus pure, plus fidèle aux lois sacrées de la nature, commencera à purifier cette terre souillée par le crime; elle apportera, non la paix du despotisme, ni les honteuses agitations de l'intrigue, mais le feu sacré de la liberté, et le glaive exterminateur des tyrans; c'est elle qui relèvera le trône du peuple, dressera des autels à la vertu, brisera le piédestal du charlatanisme, et renversera tous les monuments du vice et de la servitude. Doux et tendre espoir de l'humanité, postérité naissante, tu ne nous es point étrangère; c'est pour toi que nous affrontons tous les coups de la tyrannie; c'est ton bonheur qui est le prix de nos pénibles combats: découragés souvent par les objets qui nous environnent, nous sentons le besoin de nous élancer dans ton sein; c'est à toi que nous confions le soin d'achever notre ouvrage, et la destinée de toutes les générations d'hommes qui doivent sortir du néant! Que le mensonge et le vice s'écartent à ton aspect; que les premières leçons de l'amour maternel te préparent aux vertus des hommes libres; qu'au lieu des chants empoisonnés de la volupté, retentissent à tes oreilles les cris touchants et terribles des victimes du despotisme; que les noms des martyrs de la liberté occupent dans ta mémoire la place qu'avaient usurpée dans la nôtre ceux des héros de l'imposture et de l'aristocratie; que tes premiers spectacles soient le champ de la fédération inondé du sang des plus vertueux citoyens; que ton imagination ardente et sensible erre au milieu des cadavres des soldats de Château-Vieux, sur ces galères horribles où le despotisme s'obstine à retenir les malheureux que réclament le peuple et la liberté; que ta première passion soit le mépris des traîtres et la haine des tyrans; que ta devise soit: Protection, amour, bienveillance pour les malheureux, guerre éternelle aux oppresseurs! Postérité naissante, hâte-toi de croître et d'amener les jours de l'égalité, de la justice et du bonheur!

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