Eaux printanières
The Project Gutenberg eBook of Eaux printanières
Title: Eaux printanières
Author: Ivan Sergeevich Turgenev
Translator: Michel Delines
Release date: March 22, 2011 [eBook #35657]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed
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EAUX PRINTANIÈRES
IVAN TOURGUENEFF
Nouvelle traduction inédite de MICHEL DELINES
PARIS
ERNEST FLAMMARION, LIBRAIRE-ÉDITEUR
AVERTISSEMENT
Plus de dix années ont déjà passé sur la tombe du grand romancier russe, Ivan Tourgueneff. De son vivant, ses romans avaient été connus et appréciés par les lettrés, mais sans pénétrer jusqu'au grand public.
Ivan Tourgueneff avait débuté par les Récits d'un Chasseur, qui l'avaient d'emblée classé hors de pair.
«Il acheva de s'insinuer dans les cœurs, dit M. Melchior de Voguë [La Russie. Librairie Larousse.], avec d'exquises petites nouvelles du même ordre, avec des romans sentimentaux, comme la Nichée de Gentilshommes, dont le charme reste toujours jeune pour nous, grâce à la discrétion, à la sobriété des moyens qui le produisent. Dans Roudine, il analysait le manque de volonté, l'absence de personnalité morale qu'il reprochait à ses compatriotes, plaisamment et trop sévèrement, quand il disait: «Nous n'avons rien donné au monde, sauf le samovar; encore n'est-il pas sûr que nous l'ayons inventé.» Dans Pères et Fils, il sondait le fossé infranchissable qui s'était creusé entre la génération du servage et celle de 1860; il diagnostiquait et baptisait le premier le mal qui allait ronger les nouveaux venus, le nihilisme. Il en suivit les progrès croissants dans Fumée; il en décrivit les manifestations extérieures dans Terres vierges.
»Tourgueneff n'a pas poussé aussi loin que Tolstoï la connaissance et la domination de l'âme humaine; mais il ne le cède à personne pour la divination des nuances de sentiments; il demeure supérieur à tous ses rivaux par la force du génie plastique; instruit à notre discipline intellectuelle par la longue fréquentation de nos écrivains, il est le seul Russe qui satisfasse pleinement les exigences du goût classique; il est l'artiste par excellence. Les courts récits de cet inimitable prosateur ont fait dire à M. Taine que depuis les Grecs, aucun artiste n'a taillé un camée littéraire avec autant de relief, avec une aussi rigoureuse perfection de forme.»
Le moment est venu de réunir les œuvres du plus parfait écrivain de ces derniers temps en une collection complète, que son prix modique rendra accessible à toutes les bourses même les plus modestes.
La traduction de l'œuvre de Tourgueneff a été confiée à M. Michel Delines, dont les travaux sur la littérature russe sont depuis longtemps apprécies par le public.
Les ouvrages paraîtront dans l'ordre annoncé en tête de ce volume.
EAUX PRINTANIÈRES
… Joyeuses années, Heureuses journées, Vous avez passé Comme des eaux printanières.
(Une vieille romance russe.)
Vers deux heures du matin, Sanine rentra dans sa chambre. Dès que son domestique eut allumé les bougies, il le congédia—et se jetant dans un fauteuil, au coin de la cheminée, il enfouit son visage dans ses mains.
Jamais il n'avait ressenti une telle lassitude corporelle et morale.
Il venait de passer la soirée en compagnie de femmes agréables, d'hommes instruits; quelques-unes de ces femmes étaient belles, presque tous les hommes se distinguaient par leur intelligence et leur talent,—lui-même avait soutenu la conversation avec succès et même brillamment, et cependant jamais encore ce tædium vitæ dont parlent déjà les Romains, jamais encore cette «horreur de la vie» ne l'avait si impérieusement dominé, si violemment étreint.
S'il avait été un peu plus jeune, il aurait pleuré d'angoisse, d'ennui, de surexcitation; une incisive et cuisante amertume, une saveur d'absinthe pénétrait toute son âme. Un sentiment de dégoût, de douleur l'oppressait, l'enveloppait de toutes parts dans un brouillard de nuit d'automne;—et il ne savait comment se délivrer de cette obscurité ni de cette amertume.
Il ne pouvait pas attendre l'apaisement du sommeil; il savait qu'il ne dormirait pas.
Il se mit à réfléchir,… avec paresse, lourdement, méchamment.
Il songea à la vanité, à l'inutilité, à la banale fausseté de tout ce qui est humain.
Il passa en revue tous les âges,—lui-même venait d'entrer dans sa cinquante-deuxième année—et il n'en épargna aucun. Toujours le même effort dans le vide, toujours fouetter l'eau avec des bâtons, toujours se mentir à soi-même, à demi-sincère, à demi-conscient.—Puis, tout à coup, sur la tête tombe la vieillesse, comme la neige… et avec la vieillesse la crainte de la mort qui va toujours en augmentant, qui dévore et qui ronge… et après, le saut dans l'abîme!
Et c'est pour les privilégiés que la vie s'arrange ainsi!… Heureux qui ne voit pas avant la fin s'étendre sur lui, comme la rouille sur le fer, les maladies, les souffrances…
La vie lui apparaissait non comme une mer houleuse, ainsi que les poètes la décrivent, mais comme un océan imperturbablement calme, immobile et transparent jusque dans ses profondeurs les plus obscures; lui-même il est assis dans une barque vacillante,—tandis que là-bas, sur ce fond sombre et vaseux, on aperçoit comme d'énormes poissons, des monstres difformes: tous les maux de la vie, les maladies, les douleurs, la folie, la misère, la cécité…
Il regarde et voit un de ces monstres surgir des profondeurs, monter à la surface, devenir plus net et en même temps plus horrible. Encore une minute et la barque soulevée par le monstre va chavirer!…
Mais le monstre s'efface, il s'éloigne, il retourne au fond de la mer… il s'y tapit, et l'eau forme un remous autour de lui… Pourtant son heure viendra… il fera chavirer la barque…
Sanine secoua la tête, et s'élançant hors de son fauteuil, arpenta deux fois la chambre, puis il s'assit à sa table à écrire, et ouvrant les tiroirs l'un après l'autre, il se mit à fouiller dans ses papiers, surtout parmi ses vieilles lettres de femmes.
Il ne savait pas lui-même pourquoi il remuait ces tiroirs, il ne cherchait rien, il voulait seulement, par une occupation quelconque, se délivrer des pensées qui le tourmentaient.
Après avoir au hasard ouvert quelques lettres,—dans l'une, il trouva une fleur séchée, retenue par une faveur dont la couleur était passée,—il haussa les épaules et, regardant le foyer, mit les lettres de côté avec l'intention évidente de brûler tôt ou tard toute cette paperasse inutile.
Passant à la hâte les mains dans tous les tiroirs, il ouvrit tout à coup largement les yeux; il sortit lentement un petit coffret octogonal, de forme ancienne, et lentement souleva le couvercle. Dans la boîte, sur une double couche d'ouate jaunie se trouvait une petite croix de grenat.
Il considéra quelques instants avec surprise cette croix, puis, tout à coup, il poussa un faible cri.
Ses traits exprimèrent du regret et de la joie.
C'était l'expression d'un homme qui rencontre subitement un ami, qu'il a longtemps perdu de vue, mais qu'il a tendrement aimé, et qui tout à coup lui apparaît, toujours le même, mais changé par l'âge.
Sanine se leva et, revenant à la cheminée, s'assit de nouveau dans le fauteuil, et pour la seconde fois se couvrit le visage de ses deux mains.
«Pourquoi cela arrive-t-il aujourd'hui?» se demanda-t-il.
Et il se rappela des choses depuis longtemps passées.
Voici les souvenirs évoqués par Sanine.
I
Pendant l'été de 1840, Sanine, qui venait d'atteindre sa vingt-deuxième année, se trouvait à Francfort, revenant d'Italie, pour retourner en Russie.
Il ne possédait pas une grande fortune, mais il était indépendant et presque sans famille.
À la mort d'un parent éloigné, il avait hérité de quelques milliers de roubles, et il se décida à les dépenser à l'étranger, avant de devenir un fonctionnaire, avant de s'atteler définitivement à ce service de l'État, sans lequel l'existence ne lui semblait pas possible.
Sanine exécuta si ponctuellement ce plan, que le jour où il arriva à Francfort, il ne lui restait que juste assez d'argent pour rentrer à Saint-Pétersbourg. À cette époque, il y avait encore peu de chemins de fer; les touristes voyageaient en diligence. Sanine prit son billet pour le beiwagen, mais la voiture ne partait qu'à quatre heures du soir. Il avait donc beaucoup de temps à perdre.
Par bonheur, il faisait très beau et Sanine, après avoir dîné à l'hôtel du Cygne Blanc, célèbre à cette époque, se mit à flâner dans la ville. Il alla voir l'Ariane, de Danneker, qui ne lui plut pas beaucoup, et fit un pèlerinage à la maison de Goëthe, dont il ne connaissait du reste que le Werther, et encore dans une traduction française. Il fit une promenade sur les bords du Mein et commença à s'ennuyer un peu, comme il sied à un touriste qui se respecte; enfin, vers six heures du soir, fatigué, les bottines poudreuses, il se trouva dans une des plus petites rues de Francfort.
Sur une des maisons espacées il aperçut l'enseigne: «Confiserie italienne. Giovanni Roselli.»
Sanine entra pour prendre un verre de limonade, mais dans la première boutique il ne trouva personne. Derrière le modeste comptoir, sur les rayons d'une armoire vernie, étaient alignées, comme dans une pharmacie, des bouteilles portant des étiquettes dorées, et surtout des bocaux renfermant des biscuits, des pastilles de chocolat, du sucre candi, mais le magasin était vide; seul un chat gris, sur une chaise haute, placée près de la fenêtre, clignait des yeux et ronronnait, remuant les pattes, teinté de rouge éclatant par le rayon oblique du soleil couchant; sur le plancher un grand peloton de soie écarlate avait roulé à côté du panier de bois sculpté qui était renversé.
Un bruit confus venait de la pièce voisine.
Sanine resta immobile, tant que tinta la sonnette de la porte d'entrée, puis haussant la voix, il cria:
—Il n'y a personne?
Au même instant la porte de la pièce voisine s'ouvrit, et Sanine resta frappé d'admiration…
II
Une jeune fille de dix-neuf ans, avec ses cheveux bruns déroulés sur ses épaules nues, et les bras tendus en avant, s'élança dans la confiserie; ayant aperçu Sanine, elle courut à lui, le saisit par la main et l'entraîna, criant d'une voix haletante:
—Venez vite, par ici, venez à son secours!
Le saisissement de Sanine ne lui permit pas de répondre aussitôt à cet appel, il resta cloué à la même place.
Il n'avait jamais vu une telle beauté.
La jeune fille se tourna de nouveau vers lui et lui dit:
—Mais venez donc, venez!
Sa voix, son regard, et le geste de sa main crispée qu'elle portait convulsivement à ses joues pales, exprimaient un désespoir si intense, que Sanine la suivit précipitamment par la porte restée ouverte derrière elle.
Dans la chambre où il pénétra à la suite de la jeune fille, il vit, étendu sur un divan de crin de forme ancienne, un garçon de quatorze ans. Sa ressemblance avec la jeune fille frappait; évidemment, c'était son frère.
Il était tout blanc avec des reflets jaunes, couleur de cire ou de marbre antique. Les yeux étaient fermés; l'ombre de ses cheveux touffus et noirs faisait tache sur son front pétrifié et sur ses fins sourcils immobiles; entre les lèvres bleuies, on apercevait les dents serrées.
La respiration semblait interrompue; un des bras pendait sur le plancher, l'autre était rejeté derrière la tête.
L'enfant était tout habillé et boutonné jusqu'au menton, sa cravate étroite lui serrait le cou.
La jeune fille courut vers lui avec des sanglots.
—Il est mort, il est mort! cria-t-elle.—Il y a un instant, il était assis ici, causant avec moi,—lorsque tout à coup il est tombé et, depuis, il n'a plus fait un mouvement… Mon Dieu! Ne pouvez-vous pas le sauver? Et maman qui n'est pas à la maison?
Puis vivement, elle cria en italien:
—Eh bien, Pantaleone, le médecin… As-tu ramené le médecin?
—Signora, j'ai envoyé Louise chez le médecin, répondit une voix enrouée derrière la porte.
Un petit vieux en frac lilas orné de boutons noirs, le col enfermé dans une haute cravate blanche, avec une culotte de nankin, et des bas de laine bleus, entra dans la chambre en boitant à cause de ses pieds ankylosés.
Son petit visage disparaissait complètement sous une forêt de cheveux gris, couleur de fer. Cette chevelure en broussailles, qui se hérissait par touffes et retombait dans toutes les directions, donnait au vieillard l'air d'une poule huppée; la ressemblance était rendue plus complète par le fait qu'on ne pouvait distinguer sous cette sombre masse grise qu'un nez pointu et des yeux jaunes, tout ronds.
—Louise arrivera plus vite, moi je ne peux pas courir, continua le vieillard en italien.
Il soulevait l'un après l'autre ses pieds endoloris de goutteux, chaussés de souliers hauts attachés par des rubans.
—J'ai apporté de l'eau, ajouta-t-il.
Et de ses doigts secs et noueux il serrait le long goulot de la bouteille.
—Mais en attendant le médecin, Émile peut mourir, cria la jeune fille, et elle étendit la main du côté de Sanine.
—Oh! Monsieur, oh! mein Herr! vous ferez quelque chose pour nous venir en aide!
—Il faut le saigner—c'est une attaque d'apoplexie, dit Pantaleone.
Bien que Sanine ne possédât aucune connaissance médicale, il savait pertinemment que des garçons de quatorze ans ne peuvent pas avoir des attaques d'apoplexie.
—C'est un évanouissement, ce n'est pas une attaque d'apoplexie, dit-il à Pantaleone. Avez-vous des brosses? ajouta-t-il.
Le vieux releva son minois ratatiné.
—Qu'est-ce que vous demandez?
—Des brosses, des brosses, répéta Sanine en allemand et en français.
—Des brosses, ajouta-t-il en faisant le geste de brosser son habit.
Le vieillard comprit enfin.
—Ah! des brosses, Spazzette! Pour sûr nous avons des brosses!
—Eh bien, donnez-les-moi vite, nous déshabillerons l'enfant et nous le frictionnerons.
—Bien… Benone! Et de l'eau sur la tête? Vous ne trouvez pas nécessaire de lui verser de l'eau sur la tête?
—Non… Nous verrons plus tard… Allez vite prendre des brosses.
Pantaleone posa la bouteille à terre, trottina hors de la chambre et revint peu après muni d'une brosse à habits et d'une brosse à cheveux.
Un caniche à poils frisés entra en agitant vivement sa queue, et regarda plein de curiosité le vieux, la jeune fille et même Sanine, de l'air de quelqu'un qui se demande ce que signifie tout ce remue-ménage.
Sanine, d'un tour de main, eut déboutonné la jaquette du jeune garçon, ouvert le col de la chemise et retroussé les manches, puis saisissant une brosse, il se mit à frictionner de toutes ses forces la poitrine et les mains.
Pantaleone s'empressa avec non moins de zèle à frictionner les bottes et le pantalon de l'enfant, tandis que la jeune fille, à genoux, près du divan, prenait entre ses mains la tête du malade, et sans remuer une paupière couvait du regard le visage de son frère.
Sanine frictionnait sans relâche, mais du coin de l'œil observait la jeune fille.
—Dieu! qu'elle est belle! pensait-il.
III
Le nez de la jeune fille était un peu grand, mais d'une belle forme aquiline; un léger duvet ombrait imperceptiblement sa lèvre supérieure; son teint était uni et mat—un ton d'ivoire ou d'écume blanche;—les cheveux étaient onduleux et brillants comme ceux de la Judith d'Allori au palais Pitti,—les yeux surtout étaient remarquables, d'un gris sombre, l'iris encadré d'un liseré noir—des yeux splendides, triomphants, même à cette heure où l'effroi et la douleur en assombrissaient l'éclat.
Sanine songea involontairement au beau pays d'où il revenait.
Cependant, même en Italie, il n'avait pas rencontré une telle beauté!
La jeune fille respirait à de longs intervalles inégaux; elle retenait son souffle et semblait attendre chaque fois pour voir si son frère ne commençait pas à respirer.
Sanine continuait à frictionner le malade, sans pouvoir s'empêcher d'observer aussi Pantaleone dont la figure originale appelait son attention.
Le vieillard était épuisé de fatigue et haletait; à chaque coup de brosse il laissait échapper une plainte, pendant que les longues touffes de ses cheveux trempés de sueur se balançaient lourdement en tous sens, comme les tiges d'une grande plante mouillée par la pluie.
—Retirez-lui au moins ses bottes, allait dire Sanine à Pantaleone, lorsque le chien, évidemment surexcité par la nouveauté de cette scène, se dressa tout à coup sur ses pattes de derrière et se mit à aboyer.
—Tartaglia—Canaglia! lui cria le vieillard.
Au même instant le visage de la jeune fille se transforma, ses sourcils s'arquèrent, ses yeux devinrent encore plus grands et la joie éclata dans son regard.
Sanine examina le malade et distingua sur le visage une légère coloration, les paupières remuèrent… les narines se dilatèrent. L'enfant aspira de l'air entre ses dents toujours serrées et soupira…
—Emilio, cria la jeune fille… Emilio mio.
Les grands yeux noirs de l'enfant s'ouvrirent lentement. Ils regardaient encore confusément mais commençaient à sourire faiblement. Le même sourire languissant joua sur ses lèvres pales, puis il remua son bras pendant, et d'un seul mouvement le ramena sur sa poitrine.
—Emilio, répéta la jeune fille en se levant.
Son visage exprimait un sentiment si intense, qu'il semblait à tout instant qu'elle allait fondre en larmes ou éclater d'un rire fou.
—Emilio! Qu'est-ce qu'il a? Emilio! cria une voix derrière la porte.
Dans la chambre entra à pas précipités une dame proprement vêtue, au visage brun entouré de cheveux d'un blanc d'argent. Un homme d'âge mûr la suivait, et la servante avançait la tête par-dessus son épaule.
La jeune fille courut à leur rencontre.
—Il est sauvé, maman, il vit! dit-elle en embrassant convulsivement la dame qui venait d'entrer…
—Mais qu'est-il arrivé, dit la nouvelle venue… Je rentrais… lorsque près de la maison j'ai rencontré le médecin et Louise.
Pendant que la jeune fille racontait à sa mère tout ce qui s'était passé, le médecin s'approcha du malade qui revenait à lui de plus en plus complètement, et qui souriait toujours. Il paraissait commencer à se sentir honteux de toute la peine qu'il avait donnée à tout le monde.
—Comme je vois, vous l'avez frictionné avec des brosses, dit le médecin en s'adressant à Sanine et à Pantaleone… Vous avez très bien fait… C'était une excellente idée… Maintenant nous allons voir ce que nous pouvons encore lui administrer…
Il tâta le pouls du jeune homme.
—Hum! montrez-moi votre langue!
La mère se pencha soucieuse sur le malade; l'enfant sourit franchement, fixa ses yeux sur elle et rougit…
Sanine jugea que sa présence était devenue superflue et voulut se retirer, mais avant qu'il eût sa main sur le bouton de la porte d'entrée, la jeune fille se trouva de nouveau devant lui et l'arrêta:
—Vous nous quittez, dit-elle, je ne vous retiens pas, mais vous viendrez nous voir ce soir, n'est-ce pas?… Nous vous devons tant d'obligations… Vous avez probablement sauvé mon frère de la mort… Nous voulons pouvoir vous remercier… Maman tient à vous exprimer elle-même sa reconnaissance… Il faut nous dire votre nom… Vous devez venir partager notre joie…
—Mais… c'est que je pars ce soir pour Berlin, objecta Sanine.
—Vous avez tout le temps de partir, répéta vivement la jeune fille.
—Venez dans une heure prendre avec nous une tasse de chocolat, ajouta-t-elle. Vous me le promettez?… Je dois vite retourner auprès du malade… Nous comptons sur vous!
Que pouvait faire Sanine?
—Je viendrai! répondit-il.
La belle jeune fille lui serra vivement la main et courut rejoindre son frère.
Sanine se retrouva dans la rue.
IV
Lorsque Sanine, une heure et demie plus tard, revint à la confiserie
Roselli, il fut reçu comme un parent.
Emilio était assis sur le divan où il avait été frictionné le matin; le médecin lui avait ordonné une potion et recommandait «beaucoup de prudence dans les impressions, car le sujet est nerveux avec une propension aux maladies de cœur.»
Emilio avait déjà eu des évanouissements, mais jamais la crise n'avait été si longue ni si forte. Pourtant le médecin assurait que tout danger avait disparu.
Emilio était habillé, comme il convient à un convalescent, d'une ample robe de chambre; sa mère lui avait entouré le cou d'un fichu de laine bleue. Le malade était gai, il avait presque un air de fête; et tout autour de lui était à la joie.
Devant le sofa, sur une table ronde, recouverte d'une nappe blanche, se dressait une énorme chocolatière de porcelaine, remplie de chocolat odorant, et tout autour des tasses, des verres de sirop, des gâteaux, des petits pains et jusqu'à des fleurs. Six bougies de cire brûlaient dans deux candélabres de vieil argent; à côté du divan se trouvait un mœlleux fauteuil voltaire, et c'est là qu'on invita Sanine à prendre place.
Toutes les personnes de la confiserie dont Sanine avait fait la connaissance dans la journée étaient réunies autour du malade, sans en excepter le chien Tartaglia ni le chat; tous semblaient être fort heureux; le caniche reniflait de plaisir, seul le chat continuait à minauder et à cligner des yeux.
Sanine fut obligé de décliner son nom, de dire d'où il venait, de parler de sa famille. Quand il avoua qu'il était Russe, les deux femmes furent un peu étonnées et laissèrent échapper un: «Ah!» tout en déclarant qu'il parlait très bien l'allemand, mais elles l'invitèrent à continuer la conversation en français si cela lui était plus agréable, car toutes deux comprenaient cette langue et la parlaient.
Sanine s'empressa de profiter de cette aimable proposition.
«Sanine! Sanine!» La mère et la fille n'auraient jamais cru qu'un Russe pût porter un nom aussi facile à prononcer. Le petit nom de Sanine, Dmitri, leur plut de même beaucoup.
La mère de Gemma s'empressa de remarquer que dans sa jeunesse elle avait vu un opéra: «Demetrio et Polibio», mais que «Dmitri» sonnait infiniment mieux que «Demetrio».
Sanine passa aussi une heure en conversation avec les deux Italiennes, qui, de leur côté, l'initièrent à tous les événements de leur vie.
La mère tenait généralement la parole. Sanine apprit d'elle son nom, Leonora Roselli. Elle était veuve de Giovanni Battista Roselli, qui était venu vingt-cinq ans auparavant à Francfort en qualité de confiseur. Giovanni Battista était de Vicenza; c'était un excellent homme bien qu'un peu emporté et orgueilleux, et par-dessus tout cela, républicain!
En prononçant ces mots, madame Roselli désigna un portrait à l'huile placé au-dessus du divan.
—Il faut croire que le peintre,—«un républicain aussi!» ajouta madame Roselli en soupirant,—n'avait pas su saisir parfaitement la ressemblance, car sur son portrait, Giovanni Battista apparaissait sous les traits d'un sinistre et féroce brigand, comme un Rinaldo Rinaldini!
Madame Roselli elle-même était née dans la belle et antique cité de
Parme, où se trouve cette divine coupole peinte par l'immortel Corrège.
Une partie de sa vie pourtant avait été passée en Allemagne, et elle
s'était presque germanisée.
Elle ajouta, en branlant tristement la tête, qu'il ne lui restait plus que cette fille et ce fils, et du doigt elle les montrait tour à tour, puis elle dit que sa fille s'appelait Gemma et son fils Emilio, et que tous les deux étaient d'excellents enfants, obéissants, surtout Emilio…
—Et moi, je ne suis pas obéissante? interrompit Gemma.
—Oh! toi aussi tu es républicaine! répondit la mère.
Madame Roselli déclara pour conclure qu'assurément elle gagnait de quoi vivre, mais que les affaires allaient beaucoup moins bien que du temps de son mari, qui était un grand artiste en fait de confiserie.
—Un grand'uomo! affirma Pantaleone d'un air grave.
V
Gemma, tout en écoutant sa mère, tantôt riait, soupirait, caressait l'épaule de la vieille dame, la menaçait du doigt, puis la regardait. Enfin, elle se leva, prit sa mère dans ses bras et la baisa sur la nuque à la naissance des cheveux, ce qui fit rire beaucoup la bonne dame tout en poussant de petits cris effarouchés.
Pantaleone, à son tour, fut présenté au jeune Russe.
Pantaleone avait été autrefois un baryton d'opéra, mais il avait depuis longtemps terminé sa carrière artistique et occupait dans la famille Roselli une place intermédiaire qui tenait de l'ami de la maison et du domestique. Bien qu'il fût depuis un grand nombre d'années en Allemagne, il n'avait appris qu'à jurer en allemand et cela en italianisant impitoyablement ses jurons.
—Ferroflucto spitcheboubio! (maudite canaille), disait-il de presque tous les Allemands.
En revanche, il parlait l'italien en perfection, car il était originaire de Sinigaglia, où l'on peut entendre la lingua toscana in bocca romana.
Emilio faisait le paresseux et s'abandonnait aux agréables sensations d'un convalescent qui vient d'échapper à un grand danger. Du reste il était facile de voir qu'il avait l'habitude d'être gâté tant et plus par tous les siens.
Il remercia Sanine, d'un air confus, mais son attention se concentrait sur les sirops ou les bonbons.
Sanine fut obligé de prendre deux grandes tasses d'excellent chocolat et d'absorber une quantité fabuleuse de biscuits; à peine venait-il d'en grignoter un, que déjà Gemma lui en offrait un autre,—et comment aurait-il pu refuser?
Au bout de quelques instants Sanine se sentit dans cette famille comme chez lui; le temps s'envolait avec une rapidité incroyable.
Sanine parla beaucoup de la Russie, de son climat, de la société russe, du moujik, et surtout des cosaques, de la guerre de 1812, de Pierre-le-Grand, des chansons et des cloches russes.
Les deux femmes avaient une notion très vague du pays où Sanine était né, et Sanine fut stupéfait, lorsque madame Roselli, ou, comme on l'appelait plus souvent, Frau Lénore, lui posa cette question:
—Le palais de glace qui avait été élevé à Saint-Pétersbourg au siècle dernier, et dont j'ai lu dernièrement la description dans un livre intitulé: Bellezze delle arti, existe-t-il encore?
—Mais croyez-vous donc qu'il n'y a jamais d'été en Russie? s'écria
Sanine.
Et alors madame Roselli avoua qu'elle se représentait la Russie comme une plaine toujours couverte de neiges éternelles, et habitée par des hommes vêtus toute l'année de fourrures et qui sont tous militaires:—il est vrai, ajouta-t-elle, que c'est le pays le plus hospitalier de la terre, et le seul où les paysans sont obéissants.
Sanine s'efforça de lui donner, ainsi qu'à sa fille, des notions plus exactes sur la Russie. Lorsqu'il en vint à parler de musique, madame Roselli et sa fille le prièrent de leur chanter un air russe, et lui montrèrent un minuscule piano, dont les touches en relief étaient blanches et les touches plates noires. Sanine obéit sans faire de façons, et s'accompagnant de deux doigts de la main droite et de trois doigts de la main gauche (le pouce, le doigt du milieu et le petit doigt), il se mit à chanter, d'une voix de ténor un peu nasale, le Saraphan, puis Sur la rue, sur le pavé.
Ses auditrices louèrent fort sa voix et sa musique, mais s'extasièrent surtout sur la douceur et la sonorité de la langue russe, et le prièrent de leur traduire les paroles. Comme ces deux chansons ne pouvaient donner une très haute idée de la poésie russe, Sanine préféra déclamer la romance de Pouchkine: Je me rappelle un instant divin, qu'il traduisit et chanta. La musique était de Glinka.
L'enthousiasme de madame Roselli et de sa fille ne connut plus de bornes. Frau Lénore découvrit une ressemblance étonnante entre le russe et l'italien. Elle trouva même que les noms de Pouchkine (elle prononçait Poussekine) et de Glinka sonnaient comme de l'italien.
Sanine à son tour obligea la mère et la fille à lui chanter quelque chose: elles ne se firent pas prier. Frau Lénore se mit au piano et chanta avec Gemma quelques duettini et stornelli. La mère avait dû avoir dans le temps un bon contralto; la voix de la jeune fille était un peu faible, mais agréable.
VI
C'était Gemma et non sa voix que Sanine admirait.
Il était assis un peu en arrière et de côté, et pensait qu'un palmier ne pourrait pas rivaliser avec l'élégante sveltesse de la taille de la jeune Italienne, et lorsqu'elle levait les yeux dans les passages expressifs, il semblait au jeune homme que devant ce regard le ciel devait s'ouvrir.
Le vieux Pantaleone lui-même, qui écoutait gravement, d'un air de connaisseur, une épaule appuyée au battant de la porte, le menton et la bouche enfouis dans son ample cravate, subissait le charme de ce beau visage, bien qu'il le vît tous les jours.
Le duettino terminé, Frau Lénore dit qu'Emilio possédait une très belle voix—un timbre d'argent, mais qu'il était à l'âge où la voix change et qu'il lui était défendu de chanter. C'était à Pantaleone de se ressouvenir, en l'honneur de leur hôte, des airs qu'il chantait si bien autrefois.
Pantaleone fit la mine, se renfrogna, ébouriffa ses cheveux et déclara que depuis des années il avait abandonné le chant, bien qu'il fût un temps où il pouvait être fier de son talent. Il ajouta qu'il appartenait à cette grande époque où il y avait encore de vrais chanteurs classiques—qu'on ne saurait comparer aux glapisseurs de nos jours. Alors il y avait vraiment ce qu'on est en droit d'appeler une école de chant, et quant à lui, Pantaleone Cippatola de Varèse, ne lui avait-on pas jeté à Modène une couronne de lauriers et n'avait-on pas lâché en son honneur des pigeons blancs sur la scène? Enfin, un certain prince Tarbousski—il principe Tarbusski—avec lequel il était intimement lié, ne le tourmentait-il pas chaque soir pour l'engager à faire une tournée en Russie, où il lui promettait des montagnes d'or, des montagnes d'or!… Mais Pantaleone était bien décidé à ne pas quitter l'Italie, le pays de Dante, il paese del Dante!…
Ensuite vinrent les malheurs, il avait été imprudent…
Ici le vieillard s'interrompit, poussa deux profonds soupirs, baissa les yeux puis se remit à parler de l'époque classique du chant, et en particulier du célèbre ténor Garcia, pour lequel il nourrissait une admiration sans bornes.
—Voilà un homme! s'écria-t-il. Jamais le grand Garcia—«il gran Garcia»—n'a condescendu à chanter comme les petits ténors—tenoracci—d'aujourd'hui, en fausset; toujours avec la voix de poitrine, voce di petto, si!
Le vieillard de son poing frappa violemment son jabot.
—Et quel acteur! Un volcan, Signori miei, un volcan, un Vesuvio!
J'ai eu l'honneur de jouer avec lui dans l'opéra de l'illustrissimo
maestra Rossini—dans Othello. Garcia était Othello, je jouais
Jago.—Et quand il prononçait cette phrase:
Pantaleone prit l'attitude d'un chanteur et d'une voix tremblotante, enrouée, mais toujours pathétique lança:
L'i-ra daver… so daver… so il fato. Io piu no… no… no… non temero.
—… Le théâtre tremblait, Signori miei! Et moi je ne restais pas en arrière, et je répétais après lui:
L'i…ra daver… so daver… so il fato Temèr piu non dovro!
… Et lui, tout à coup, comme un éclair, comme un tigre: Morro!… ma vendicato.
… Ou quand il chantait… quand il chantait l'air célèbre de «Matrimonio segreto» Pria che spunti… Alors il gran Garcia, après ces mots: I cavalli di galoppo, il faisait, écoutez bien, vous verrez comme c'est merveilleux, com'è stupendo!…
Le vieillard commença une fioriture très compliquée—mais à la dixième note il s'arrêta, toussa et avec un geste de désespoir dit:
—Pourquoi me tourmentez-vous de la sorte?
Gemma battit des mains de toutes ses forces et cria: bravo! bravo! puis courut vers le pauvre «Jago» et des deux mains lui donna des tapes amicales sur l'épaule.
Seul Emilio riait sans se gêner. Cet âge est sans pitié, La Fontaine l'a déjà dit.
Sanine s'efforça de consoler le vieux chanteur en lui parlant dans sa langue. Au cours de son dernier voyage il avait pris une teinture d'italien; il se mit à parler du paese del Dante dove il si suona: cette phrase et ce vers célèbre «Lasciate ogni speranza» formaient tout le bagage poétique italien du jeune touriste.
Mais Pantaleone ne se laissa pas réconforter par ces attentions. Il enfonça encore plus profondément son menton dans sa cravate et roulant des yeux furieux ressembla plus que jamais à un oiseau hérissé, mais cette fois à un méchant oiseau, un corbeau ou un milan royal…
Alors Emilio, qui rougissait pour rien et à tout propos, comme il arrive aux enfants gâtés, dit à sa sœur que si elle voulait amuser leur hôte, elle ne pouvait mieux faire que de lui lire une des comédies de Malz, qu'elle lisait si bien.
Gemma éclata de rire, donna une petite tape sur la main de son frère et lui dit qu'il avait toujours «de drôles d'idées!» Pourtant elle s'empressa d'aller dans sa chambre et revint tout de suite avec un petit livre à la main. Elle s'assit à la table devant la lampe, regarda autour d'elle, leva le doigt «taisez-vous messieurs»—geste très italien—et se mit à lire à haute voix.
VII
Malz était un écrivain local qui avait su peindre des types de Francfort avec un humour amusant, vif, bien que peu profond, dans de petites comédies légèrement esquissées, écrites en patois.
En effet, Gemma lisait fort bien, en vraie comédienne. Elle nuançait chaque rôle et savait à merveille soutenir le caractère des personnages; elle avait hérité avec le sang italien la mimique expressive de ce peuple. Elle n'épargnait ni sa voix douce, ni la plasticité de son visage; quand elle devait représenter une vieille folle ou un bourgmestre imbécile, elle faisait les grimaces les plus grotesques, bridait ses yeux, retroussait ses narines, prenait une voix glapissante, grasseyait…
Elle ne riait pas en lisant, mais quand ses auditeurs—à l'exception de Pantaleone, qui était sorti de la chambre dès qu'il avait été question de lire l'œuvre d'o quel ferroflucto Tedesco—l'interrompaient par une explosion de rire, elle laissait glisser le livre sur ses genoux, et la tête rejetée en arrière se livrait à des éclats de rire sonores qui secouaient les anneaux mœlleux de ses boucles sur son cou et ses épaules.
Dès que l'hilarité de son auditoire s'était calmée, elle reprenait son livre, et redevenue sérieuse recommençait sa lecture.
Sanine ne pouvait se rassasier d'admirer la lectrice, se demandant comment ce visage si idéalement beau pouvait sans transition prendre une expression si comique et parfois presque triviale.
Gemma réussissait beaucoup moins bien à rendre les rôles de jeunes filles, les «jeunes premières», et surtout elle manquait les scènes d'amour; elle-même sentait son insuffisance et leur donnait une légère teinte de moquerie, comme si elle ne croyait pas à tous ces serments enthousiastes, à toutes ces paroles enflammées, dont l'auteur, du reste, s'abstenait le plus possible.
La soirée passa si vite, que Sanine ne se souvint qu'il devait partir ce soir-là que lorsque la pendule sonna dix heures…
Il bondit de sa chaise comme si un serpent l'eût piqué.
—Qu'avez-vous? demanda Frau Lénore.
—Mais je dois partir ce soir pour Berlin, j'ai déjà retenu une place dans la diligence.
—Et quand part la diligence?
—À dix heures et demie.
—Alors vous arriverez trop tard, dit Gemma… Restez encore un peu… je continuerai ma lecture…
—Avez-vous payé la place entière ou seulement donné des arrhes? demanda
Frau Lénore.
—J'ai payé la place entière! répondit Sanine avec une grimace douloureuse.
Gemma le regarda en clignant des yeux, et partit d'un éclat de rire. Sa mère la gronda.
—Comment, ce jeune homme a dépensé de l'argent pour rien, et toi, cela te fait rire?
—Ce n'est pas une affaire! répondit Gemma. Cette dépense ne ruinera pas monsieur Sanine… et nous tâcherons de le consoler… Voulez-vous de la limonade?
Sanine but un verre de limonade. Gemma reprit sa lecture et la gaieté générale fut rétablie.
Quand la pendule sonna minuit, Sanine se leva pour se retirer.
—Maintenant, il vous faut rester encore quelques jours à Francfort, dit Gemma… À quoi bon vous dépêcher de partir?… Vous vous amuserez tout autant ici qu'ailleurs.
Elle se tut.
—Je vous assure, vous ne vous amuserez pas davantage ailleurs! ajouta-t-elle en souriant.
Sanine ne répondit rien, mais il réfléchit que son porte-monnaie étant vide, il était obligé de rester à Francfort en attendant la réponse d'un ami de Berlin, à qui il pensait pouvoir emprunter quelque argent.
—Restez encore quelque temps avec nous, restez, dit à son tour Frau Lénore, vous ferez la connaissance de M. Charles Kluber, le fiancé de Gemma. Il n'a pas pu venir ce soir parce qu'il avait beaucoup à faire dans son magasin… Vous avez sans doute remarqué sur la Zeile, le plus grand magasin de draps et de soieries… M. Kluber est le premier commis… Il sera très heureux de vous être présenté.
Sanine ne comprit pas lui-même pourquoi cette nouvelle l'abasourdit.
—L'heureux fiancé! pensa-t-il.
Il regarda Gemma et il crut discerner dans les yeux de la jeune fille une expression moqueuse.
Il prit congé de madame Roselli et de sa fille.
—À demain, n'est-ce pas? vous reviendrez demain?… demanda Frau
Lénore.
—À demain! répéta Gemma d'un ton affirmatif, comme si cela allait sans dire.
—À demain! répondit Sanine.
Emilio, Pantaleone et le caniche Tartaglia lui firent conduite jusqu'au coin de la rue. Pantaleone ne put se retenir d'exprimer le déplaisir que lui causait la lecture de Gemma.
—Comment n'a-t-elle pas honte! Elle se tord, elle crie—una caricatura. Elle devrait représenter Mérope, Clytemnestre, un personnage tragique et grand… mais elle aime mieux singer une vilaine Allemande! Tout le monde peut en faire autant:… Mertz, Kertz, spertz, cria-t-il de sa voix enrouée en poussant le menton en avant et en écarquillant les doigts.
Tartaglia aboya contre lui, tandis qu'Emilio riait…
Le vieillard fit brusquement volte-face et rebroussa chemin.
Sanine rentra à l'Hôtel du Cygne Blanc, dans un état d'esprit passablement troublé.
Toute cette conversation italo-franco-allemande bourdonnait encore à son oreille.
—Fiancée! se dit-il, lorsqu'il fut couché dans sa modeste chambre d'hôtel.—Quelle belle jeune fille!… Mais pourquoi ne suis-je pas parti?
Pourtant le lendemain il expédia une lettre à son ami de Berlin.
VIII
Avant que Sanine eût achevé sa toilette, le garçon de l'hôtel vint lui annoncer la visite de deux messieurs.
L'un était Emilio, l'autre un jeune homme grand et fort présentable, avec une tête tirée à quatre épingles; c'était Herr Karl Kluber, le fiancé de la belle Gemma.
Il est avéré qu'à cette époque on n'aurait pas trouvé dans tout Francfort un premier commis plus poli, plus comme il faut, plus sérieux ni plus avenant que M. Kluber.
Sa toilette irréprochable était en harmonie avec sa prestance et la grâce de ses manières, un peu réservées et froides, il est vrai, un genre britannique, contracté pendant un séjour de deux ans en Angleterre, et en somme d'une élégance séduisante.
De prime abord il sautait aux yeux que ce beau jeune homme, un peu grave, mais très bien élevé et encore mieux lavé, était habitué à obéir aux ordres d'un supérieur et à commander à des inférieurs, et que derrière le comptoir de son magasin, il devait fatalement inspirer du respect aux clients.
Sa probité scrupuleuse ne pouvait pas être mise en doute; il suffisait pour s'en convaincre d'un coup d'œil sur ses manchettes impeccablement empesées! Sa voix d'ailleurs était en harmonie avec tout son être: une voix de basse assurée et mœlleuse, mais pas trop élevée et même avec des inflexions caressantes dans le timbre. C'est bien la voix qui convient pour donner des ordres à des subordonnés:—«Montrez à Madame le velours de Lyon ponceau».—«Donnez une chaise à Madame!…»
M. Kluber commença par se présenter à Sanine selon toutes les règles; il inclina sa taille avec tant de noblesse, rapprocha si élégamment les jambes et serra les talons l'un contre l'autre avec une politesse si exquise, qu'il était impossible de ne pas s'écrier mentalement: «Oh! ce jeune homme a du linge et des qualités d'âme de premier ordre!»
Le fini de sa main droite dégantée,—de sa main gauche couverte d'un gant de suède, il tenait son chapeau lissé comme un miroir et au fond duquel s'étalait l'autre gant;—le fini de sa main droite qu'il tendit à Sanine avec modestie mais fermement était au-dessus de tout éloge: chaque ongle était à lui seul une œuvre d'art.
Ensuite, M. Kluber expliqua, dans un allemand choisi, qu'il était venu présenter ses hommages et exprimer sa reconnaissance au monsieur étranger qui avait rendu un service si important à son futur parent, au frère de sa fiancée; en disant ces mots il étendit sa main gauche vers Emilio, qui rougit, de honte semblait-il, se détourna dans la direction de la fenêtre et mit un doigt dans sa bouche.
M. Kluber ajouta qu'il serait heureux s'il pouvait être agréable à monsieur l'Étranger.
Sanine répondit non sans quelque difficulté, en allemand, qu'il était très heureux… que le service rendu était insignifiant… et il invita ses hôtes à s'asseoir.
Herr Kluber remercia—et rejetant vivement les pans de son habit, se posa sur une chaise, mais il s'asseyait si légèrement, si peu confortablement, qu'on comprenait aussitôt qu'il s'était assis par politesse, mais qu'il se lèverait dans une minute.
En effet, au bout de quelques secondes il se leva, fit modestement deux pas en arrière, comme dans une contredanse, et déclara qu'à son vif regret il ne pouvait prolonger sa visite, car c'était l'heure d'entrer au magasin… les affaires avant tout! Cependant, le lendemain étant un dimanche, il avait organisé, avec l'assentiment de Frau Lénore et de Fraülein Gemma, une promenade à Soden, et il avait l'honneur d'inviter monsieur l'Étranger à se joindre à eux; il espérait que M. Sanine ne refuserait pas d'orner cette partie de plaisir de sa présence.
Sanine, en effet, consentit à orner de sa présence cette partie de plaisir—et M. Kluber, après avoir fait pour la seconde fois un salut dans toutes les règles, se retira gracieusement avec son pantalon couleur de pois tendres et en faisant résonner agréablement les semelles de ses bottes neuves…
IX
Emilio, sans tenir compte de l'invitation de Sanine, qui le priait de s'asseoir, était resté tout le temps le visage tourné vers la fenêtre, mais dès que son futur beau-frère fut parti, il pirouetta sur ses talons, en faisant des grimaces de gamin, et demanda en rougissant la permission de rester encore un moment.
—Je vais beaucoup mieux aujourd'hui, ajouta-t-il, seulement le médecin ne me permet pas encore de travailler.
—Restez avec moi, vous ne me gênez nullement, s'empressa de répondre Sanine, qui, en sa qualité de Russe, était enchanté d'avoir aussi un prétexte pour ne rien faire.
Emilio le remercia, et au bout de quelques minutes le jeune garçon se trouva dans l'appartement de Sanine comme chez lui; il examina tous les effets du voyageur et le questionna sur la provenance et la qualité de chaque objet. Il aida Sanine à se raser, et engagea le jeune Russe à laisser pousser ses moustaches. Tout en bavardant, il confia à son nouvel ami beaucoup de détails sur la vie de sa mère, de sa sœur, de Pantaleone et même du caniche Tartaglia, en un mot il décrivit toute leur manière de vivre.
Toute trace de timidité avait disparu de chez Emilio, il ressentit une vive sympathie pour Sanine, non parce que le jeune Russe lui avait sauvé la vie la veille, mais parce qu'il se sentait fortement attiré vers lui. Il n'eut rien de plus pressé que de confier à son nouvel ami ses secrets.
Il lui avoua que sa mère le destinait au commerce, tandis qu'il savait, il le savait pertinemment, qu'il était né pour être artiste, musicien, chanteur, qu'il avait une vocation décidée pour le théâtre: la preuve en était que Pantaleone l'engageait à suivre cette carrière. Malheureusement M. Kluber était de l'avis de sa mère, et il exerçait une grande influence sur elle. C'est lui qui avait suggéré à Madame Roselli l'idée de mettre son fils dans le commerce, parce que le premier commis ne voyait rien de plus beau que le commerce. Vendre du drap et du velours, tromper le client, lui demander des «prix d'imbéciles», des «prix de Russes» [Autrefois, et peut-être encore maintenant, au mois de mai, dès que les seigneurs russes arrivaient à Francfort, tous les magasins élevaient leurs prix, qu'on appelait «prix de Russes» ou «prix d'imbéciles».], voilà l'idéal de M. Kluber!
—Eh bien! maintenant vous allez venir chez nous? s'écria l'enfant dès que Sanine eut terminé sa toilette et écrit une lettre à Berlin.
—Il est encore trop tôt pour faire une visite, objecta Sanine.
—Oh! ça ne fait rien, s'écria Emilio d'un ton caressant. Revenez avec moi. Nous passerons à la poste et de là nous reviendrons chez nous! Gemma sera si contente! Vous déjeunerez avec nous… Vous pourrez glisser un mot à maman en faveur de moi… en faveur de ma carrière artistique…
—Eh bien! allons, dit Sanine.
Et ils sortirent ensemble de l'hôtel.
X
Gemma, en effet, fut très contente de revoir Sanine, et Frau Lénore le reçut très amicalement; il était évident qu'il avait produit la veille une excellente impression sur toutes deux. Emilio courut commander le déjeuner après avoir encore une fois rappelé à Sanine qu'il avait promis de plaider sa cause auprès de sa mère.
—Je n'oublierai pas, soyez tranquille, dit Sanine au jeune garçon.
Frau Lénore n'était pas tout à fait bien; elle souffrait de la migraine, et à demi-allongée dans le fauteuil, elle s'efforçait de rester immobile.
Gemma portait une ample blouse jaune retenue par une ceinture de cuir noir; elle semblait aussi un peu lasse; elle était légèrement pâle, des cercles noirs entouraient ses yeux, sans pourtant leur enlever leur éclat, et cette pâleur ajoutait un charme mystérieux aux traits classiquement sévères de la jeune Italienne.
Cette fois Sanine fut surtout frappé par la beauté élégante des mains de la jeune fille. Lorsqu'elle rajustait ou soulevait ses boucles noires et brillantes, Sanine ne pouvait arracher ses regards de ces doigts souples, longs, écartés l'un de l'autre comme ceux de la Fornarine de Raphaël.
Il faisait extrêmement chaud dehors; après le déjeuner Sanine voulut se retirer, mais ses hôtes lui dirent que par une pareille chaleur il valait beaucoup mieux ne pas bouger de sa place; et il resta.
Dans l'arrière-salon ou il se tenait avec la famille Roselli, régnait une agréable fraîcheur: les fenêtres ouvraient sur un petit jardin planté d'acacias. Des essaims d'abeilles, des taons et des bourdons chantaient en chœur avec ivresse dans les branches touffues des arbres parsemées de fleurs d'or; à travers les volets à demi clos et les stores baissés, ce bourdonnement incessant pénétrait dans la chambre donnant l'impression de la chaleur répandue dans l'air au dehors, et la fraîcheur de la chambre fermée et confortable paraissait d'autant plus agréable…
Sanine causait beaucoup, comme la veille, mais cette fois il ne parlait plus de la Russie ni de la vie russe. Pour rendre service à son jeune ami, qui tout de suite après le déjeuner avait été envoyé chez M. Kluber pour être initié à la tenue des livres, Sanine amena la conversation sur les avantages respectifs du commerce et de l'art. Il ne fut pas étonné de voir que Frau Lénore était pour le commerce, il s'y attendait, mais il fut surpris de voir que Gemma partageait l'opinion de sa mère.
—Pour être un artiste, et surtout un chanteur, déclara la jeune fille en faisant un geste énergique de la main, il faut occuper le premier rang; le second ne vaut rien; et comment savoir si l'on est capable de tenir la première place?
Pantaleone prit part à la conversation et se déclara partisan de l'art. Il est vrai que ses arguments étaient assez faibles: il soutint qu'il faut avant tout posséder un certo estro d'epirazione—un certain élan d'inspiration!
Frau Lénore fit la remarque que certainement Pantaleone avait dû posséder cet estro et pourtant…
—C'est que j'ai eu des ennemis, répondit lugubrement Pantaleone.
—Et comment peux-tu savoir (les Italiens tutoient facilement) qu'Emilio n'aura pas d'ennemis, lors même qu'il posséderait cet estro?
—Eh bien! faites de lui un commerçant, dit Pantaleone dépité, mais Giovan' Battista n'aurait pas agi de la sorte, bien qu'il fût confiseur lui-même…
—Mon mari, Giovan' Battista, était un homme raisonnable, et si dans sa jeunesse il a cédé à des entraînements…
Mais Pantaleone ne voulut plus rien entendre et sortit de la chambre en répétant sur un ton de reproche: «Ah! Giovan' Battista!»
Gemma dit alors que si Emilio se sentait un cœur de patriote, et s'il tenait à consacrer toutes ses forces à la délivrance de l'Italie, on pourrait pour cette œuvre sacrée sacrifier un avenir assuré, mais pas pour le théâtre…»
À ces mots, Frau Lénore devint très inquiète et supplia sa fille de ne pas induire en erreur son jeune frère, mais de se contenter d'être elle-même, une affreuse républicaine!…
Après avoir prononcé ces paroles, Frau Lénore se mit à gémir et se plaignit de son mal de tête; il lui semblait que son crâne allait éclater.
Gemma s'empressa de donner des soins à sa mère. Elle humecta le front de Madame Roselli d'eau de Cologne et souffla lentement dessus, puis elle lui baisa doucement les joues, posa la tête de Frau Lénore sur des coussins, lui défendit de parler et de nouveau l'embrassa. Alors, se tournant vers Sanine, d'une voix à demi émue, à demi badine, elle commença à faire l'éloge de sa mère.
—Si vous saviez comme elle est bonne et comme elle a été belle!… Que dis-je, elle l'a été, elle l'est encore maintenant… Regardez les yeux de maman!
Gemma sortit de sa poche un mouchoir blanc, en couvrit le visage de sa mère, puis abaissant lentement le rebord de haut en bas, elle découvrit l'un après l'autre le front, les sourcils et les yeux de Frau Lénore; alors elle pria sa mère d'ouvrir les yeux.
Frau Lénore obéit, et Gemma s'exclama d'admiration.
Les yeux de Frau Lénore étaient en effet fort beaux.
Gemma maintenant le mouchoir sur la partie inférieure du visage, qui était moins régulière, se mit de nouveau à couvrir sa mère de baisers.
Madame Roselli riait, détournait la tête et feignait de vouloir repousser sa fille; Gemma de son côté faisait semblant de lutter avec sa mère, non pas avec des câlineries de chatte, à la manière française, mais avec cette grâce italienne qui laisse pressentir la force.
Enfin Frau Lénore se déclara fatiguée. Gemma lui conseilla de faire la sieste dans ce fauteuil, en promettant que le monsieur russe et elle-même resteraient pendant ce temps aussi tranquilles que de petites souris.
Frau Lénore répondit par un sourire, poussa quelques soupirs et s'endormit. Gemma s'assit sur un tabouret près de sa mère et resta immobile; de temps en temps d'une main elle portait un doigt sur ses lèvres, de l'autre elle soutenait l'oreiller derrière la tête de sa mère, et chuchotait d'une voix insaisissable, regardant de travers Sanine, chaque fois qu'il s'avisait de faire un mouvement quelconque.
Bientôt Sanine resta immobile à son tour, comme hypnotisé, admirant de toutes les forces de son âme le tableau que formaient cette chambre à demi-obscure où par-ci par-là rougissaient en points éclatants des roses fraîches et somptueuses qui trempaient dans des coupes antiques de couleur verte, et cette femme endormie avec les mains chastement repliées, son bon visage encadré par la blancheur neigeuse de l'oreiller et enfin ce jeune être tout entier à sa sollicitude, aussi bon, aussi pur et d'une beauté inénarrable avec des yeux noirs, profonds, remplis d'ombre, et quand même lumineux…
Sanine se demandait où il était? Était-ce un rêve? Un conte? Comment se trouvait-il là?
XI
La sonnette de la porte d'entrée tinta. Un jeune paysan en bonnet de fourrure, avec un gilet rouge, entra dans la confiserie. C'était le premier client de la journée.
Frau Lénore dormait toujours, et Gemma craignit de la réveiller en retirant son bras.
—Voulez-vous recevoir le client à ma place? demanda-t-elle à voix basse au jeune Russe.
Sanine sortit aussitôt de la chambre sur la pointe des pieds et entra dans la confiserie.
Le paysan voulait un quart de pastilles de menthe.
—Combien dois-je lui demander? dit Sanine à voix basse à travers la porte.
—Six kreutzers, répondit Gemma sur le même ton.
Sanine pesa un quart de livre, trouva du papier pour envelopper la marchandise, confectionna un cornet, versa dedans les pastilles qu'il répandit de tous côtés, réussit non sans peine à les faire entrer dans le sac, et enfin les livra et reçut la monnaie.
L'acheteur le contemplait avec stupéfaction en tournant son chapeau sur sa poitrine, tandis que dans la chambre à côté Gemma se tenait la bouche pour étouffer son rire fou.
À peine ce client fut-il sorti qu'il en vint un second, un troisième…
—J'ai de la veine, pensa Sanine.
Le second chaland demanda un verre d'orgeat, le troisième une demi-livre de bonbons.
Sanine réussit à satisfaire à tous, il tourna énergiquement les cuillers dans les verres, remua les assiettes et sortit agilement les conserves et les bonbons des bocaux et des boîtes.
Lorsqu'il fit son compte, il découvrit qu'il avait vendu trop bon marché l'orgeat, mais qu'il avait pris deux kreutzers de trop pour les bonbons.
Gemma riait toujours sans bruit, et Sanine lui-même était d'une gaieté inusitée, dans un état d'esprit extraordinairement heureux.
Il lui semblait qu'il resterait volontiers éternellement derrière ce comptoir à vendre des bonbons et de l'orgeat, pendant que cette belle jeune fille le regardait avec des yeux amicalement moqueurs, et que le soleil d'été se frayant un chemin à travers l'épais feuillage des marronniers, remplissait la chambre de l'or verdâtre des rayons du couchant, et que le cœur se mourait d'une douce langueur de paresse, d'insouciance et de jeunesse—de première jeunesse.
Le quatrième client demanda une tasse de café. Cette fois il fut nécessaire de recourir à Pantaleone, et Sanine vint reprendre sa place près de Gemma. Frau Lénore dormait toujours, à la vive satisfaction de sa fille.
—Quand maman peut dormir, sa migraine passe tout de suite! expliqua
Gemma.
Sanine, toujours à mi-voix, parla de nouveau de «son commerce» et s'informa gravement du prix des marchandises. Gemma lui répondit sur le même ton. Tous deux, pourtant, en leur for intérieur, sentaient parfaitement qu'ils jouaient la comédie.
Tout à coup un orgue de Barbarie dans la rue joua l'air du Freischutz:
«À travers les monts, à travers les plaines!»
Les sons criards se répandirent, tremblotants et vibrant dans l'air immobile.
Gemma tressaillit.
—Cette musique va réveiller maman!
Sanine courut dans la rue, mit une poignée de kreutzers dans la main du joueur d'orgue et le décida à se retirer.
Lorsqu'il rentra dans la chambre, Gemma le remercia d'un léger signe de tête, et avec un sourire pensif se mit à fredonner elle-même la belle mélodie de Weber, dans laquelle Max exprime les doutes du premier amour.
Elle demanda ensuite à Sanine s'il connaissait le Freischutz, s'il aimait Weber, et elle ajouta que, bien qu'elle fût Italienne, elle préférait cette musique à toute autre.
La conversation passa de Weber à la poésie et au romantisme, puis à
Hoffmann, qui était fort à la mode à cette époque.
Pendant ce temps Frau Lénore dormait toujours, ronflant même quelque peu, et les rayons du soleil qui glissaient entre les persiennes en bandes étroites, de plus en plus obliques, se promenaient sans cesse effleurant le plancher, les meubles, la robe de Gemma, les feuilles et les pétales des fleurs.
XII
Gemma ne goûtait pas beaucoup Hoffmann et même elle le trouvait ennuyeux!
Sa nature claire de méridionale restait réfractaire au côté brumeux et fantastique du conteur.
—Tous ces contes sont bons pour les enfants! disait-elle non sans dédain.
Elle se plaignait aussi du manque de poésie d'Hoffmann. Pourtant une de ses nouvelles lui plaisait beaucoup, tout au moins le commencement, car elle en avait oublié la fin, si même elle l'avait lue.
C'était l'histoire d'un jeune homme qui rencontre par hasard, peut-être dans une confiserie—une jeune fille d'une grande beauté, une Grecque. Elle est accompagnée d'un vieillard mystérieux et bizarre.
Le jeune homme tombe amoureux à première vue de la jeune fille, et elle le regarde d'un air suppliant, comme pour lui demander de la délivrer…
Le jeune homme s'absente pour quelques instants, et lorsqu'il rentre dans la confiserie, la jeune fille et le vieillard ont disparu; il s'élance à leur poursuite, mais tous ses efforts pour les atteindre restent vains.
La belle jeune fille est pour jamais perdue pour lui; et pourtant il lui est impossible d'oublier le regard suppliant qu'elle attacha sur lui, et il est rongé par la pensée que peut-être le bonheur de sa vie a glissé entre ses doigts.
Ce n'est pas ainsi que finit le conte d'Hoffmann, mais tel est le dénouement qui était resté gravé dans la mémoire de Gemma.
—Il me semble, ajouta-t-elle, que des rencontres et des séparations semblables arrivent plus souvent que nous ne le pensons.
Sanine ne répondit pas à cette remarque, mais au bout de quelques instants il amena la conversation sur M. Kluber…
C'était la première fois qu'il le mentionnait, il ne lui était pas encore arrivé de penser au fiancé de Gemma.
À son tour la jeune fille ne répondit pas et resta pensive, mordillant légèrement l'ongle de l'index et regardant de côté. Enfin elle fit l'éloge de son fiancé, parla de la partie de plaisir qu'il avait projetée pour le lendemain, et jetant un regard plein de vivacité sur Sanine se tut de nouveau.
Cette fois le jeune Russe ne trouva plus rien à dire.
Emilio entra dans la chambre en courant si bruyamment, qu'il réveilla
Frau Lénore.
Sanine fut enchanté de l'arrivée de son jeune ami.
Frau Lénore se leva de son fauteuil, et Pantaleone entra pour annoncer que le dîner était servi.
L'ami de la maison, l'ex-chanteur et le domestique remplissait encore le rôle de cuisinier.
XIII
Sanine resta pour le dîner. On le retint encore sous prétexte que la chaleur était accablante, puis, quand la chaleur eut baissé, on l'invita à venir au jardin pour prendre le café à l'ombre des acacias.
Sanine accepta. Il se sentait parfaitement heureux.
Le cours calme et monotone de la vie est plein de charme, et Sanine s'abandonnait à ce charme avec délices, il ne demandait rien de plus au présent, ne songeait pas au lendemain et ne se souvenait plus du passé. Où trouverait-il plus de charme que dans la compagnie de cet être exquis, Gemma! Bientôt il faudra se séparer d'elle, et sans doute pour ne jamais la revoir, mais pendant que la même barque, comme dans la romance d'Ilhland, les porte sur les ondes domptées de la vie: «Réjouis-toi, goûte la vie, voyageur!…»
Et tout semblait beau et agréable à l'heureux voyageur!
Frau Lénore lui proposa de se mesurer avec elle et Pantaleone au «tresette», et elle lui apprit ce jeu de cartes italien peu compliqué, où elle gagna quelques kreutzers, et il était parfaitement heureux.
Pantaleone, à la demande d'Emilio, commanda au caniche Tartaglia d'exécuter tous ses tours, et Tartaglia sauta par-dessus un bâton, parla, c'est-à-dire, aboya, éternua, ferma la porte avec son museau, apporta la vieille pantoufle de son maître, et finalement, coiffé d'un vieux shako, figura le maréchal Bernadotte recevant de cruels reproches de Napoléon sur sa trahison.
Napoléon était représenté par Pantaleone, assez fidèlement; les bras croisés, un tricorne enfoncé sur les yeux, il grondait furieusement en français… et dans quel français? Tartaglia était assis devant son Empereur humblement replié sur lui-même, la queue baissée, clignant timidement les yeux sous la visière du shako, posé de travers; de temps en temps, quand Napoléon haussait la voix, Bernadotte se soulevait sur ses pattes de derrière.
—Fuori, Traditore! (va-t'en, traître) cria Napoléon, oubliant dans l'excitation de sa colère qu'il devait soutenir son caractère français. Alors Bernadotte se cacha sous le divan, puis revint aussitôt avec un aboiement joyeux, qui signifiait que la représentation était terminée.
Tous les spectateurs riaient aux larmes, et Sanine riait plus que tous les autres.
Gemma avait un rire fort agréable, continu et lent mais entrecoupé de petits cris plaintifs, très drôles… Sanine était en extase devant ce rire. Il aurait voulu pouvoir couvrir de baisers la jeune fille pour chacun de ces petits cris. Enfin la nuit tomba. Il était temps de se séparer.
Sanine prit plusieurs fois congé de tout le monde, et répéta à chacun à maintes reprises:—À demain! Même il embrassa Emilio, et partit en emportant l'image triomphante de la jeune fille, parfois rieuse, parfois pensive, calme ou indifférente mais toujours remplie d'attrait. Ces yeux tantôt largement ouverts, clairs et gais comme le jour, tantôt à demi recouverts par les cils, profonds et sombres comme la nuit, étaient toujours devant lui, pénétrant d'un trouble étrange et doux toutes les autres images et représentations.
Mais il n'arriva pas une seule fois à Sanine de songer à M. Kluber ni aux événements qui l'obligeaient à rester à Francfort, en un mot tout ce qui le préoccupait et le tourmentait la veille n'existait plus pour lui.
XIV
Sanine était un fort beau garçon, de taille haute et svelte; il avait des traits agréables, un peu flous, de petits yeux teintés de bleu exprimant une grande bonté, des cheveux dorés et une peau blanche et rose. Ce qui le distinguait de prime abord, c'était cette expression de gaieté sincère, un peu naïve, ce rire confiant, ouvert, auquel on reconnaissait autrefois à première vue les fils de la petite noblesse rurale russe. Ces fils de famille étaient d'excellents jeunes gentilshommes, nés et librement élevés dans les vastes domaines des pays de demi-steppes.
Sanine avait une démarche indécise, une voix légèrement sifflante, et dès qu'on le regardait il répondait par un sourire d'enfant. Enfin il avait la fraîcheur et la santé; mais le trait caractéristique de sa physionomie était la douceur, par dessus tout la douceur!
Il ne manquait pas d'intelligence et avait appris pas mal de choses. Malgré son voyage à l'étranger, il avait conservé toute sa fraîcheur d'esprit et les sentiments qui à cette époque troublaient l'élite de la jeunesse russe, lui étaient totalement inconnus.
Dans ces derniers temps, après s'être mis en quête d'hommes nouveaux, les romanciers russes ont commencé à représenter des jeunes gens qui se piquent avant tout de fraîcheur, mais ils sont frais à la façon des huîtres de Flensbourg, qu'on apporte à Saint-Pétersbourg.
Sanine n'avait rien de commun avec ces jeunes gens.
Puisque je me laisse aller à des comparaisons, je dirai que Sanine ressemblait à un jeune pommier touffu, récemment planté dans un jardin russe de terre arable, ou plutôt à un jeune cheval de trois ans, bien nourri, au poil lisse, aux pieds forts, et qui n'est pas encore dressé.
Ceux qui ont rencontré Sanine plus tard, quand la vie l'a brisé, quand il a perdu le velouté de la première jeunesse, ont trouvé en lui un tout autre homme.
* * * * *
Le lendemain matin, Sanine était encore au lit, lorsque Emilio, endimanché, une canne à la main, et très pommadé, entra vivement dans la chambre de son ami pour lui annoncer que Herr Kluber serait tout de suite là avec la voiture, que le temps promettait d'être très beau, que tout était prêt, mais que sa mère ne serait pas de la partie parce que sa migraine l'avait reprise.
Emilio engagea Sanine à s'habiller au plus vite en lui disant qu'il n'avait pas un instant à perdre.
En effet, M. Kluber surprit le jeune Russe au milieu de sa toilette. Il frappa à la porte, entra, salua en se courbant en deux, et se déclara prêt à attendre aussi longtemps qu'on voudrait, puis il s'assit en posant avec grâce son chapeau sur son genou.
Le premier commis était tiré à quatre épingles et avait versé sur sa personne tout un flacon de parfum; chacun de ses mouvements était suivi d'un effluve d'arôme subtil.
Il était arrivé dans un landau découvert attelé de deux chevaux grands et vigoureux, mais dépourvus d'élégance.
Un quart d'heure plus tard, Sanine, Kluber et Emilio arrivèrent triomphalement devant le perron de la confiserie. Madame Roselli refusa catégoriquement de se joindre à la promenade.
Gemma voulut rester pour tenir compagnie à sa mère, mais Frau Lénore la mit pour ainsi dire dehors de vive force.
—Je n'ai besoin de personne pour me tenir compagnie, dit-elle, je veux dormir. J'aurais envoyé Pantaleone avec vous, mais il faut que quelqu'un reste au magasin.
—Pouvons-nous prendre Tartaglia avec nous?
—Je crois bien, mon fils.
Tartaglia sauta immédiatement avec des bonds de joie sur le siège à côté du cocher et s'assit en se pourléchant les babines. Évidemment il était habitué à ces promenades.
Gemma mit un grand chapeau de paille orné de rubans couleur de cannelle dont l'aile repliée sur le front abritait tout le visage. L'ombre s'arrêtait aux lèvres qui rougissaient virginalement et tendrement, comme les pétales d'une rose à cent feuilles, tandis que les dents brillaient discrètement, avec la même innocence que chez un enfant.
Gemma prit place au fond de la voiture avec Sanine. Kluber et Emilio s'assirent en face.
Le pâle visage de Frau Lénore apparut à la fenêtre. Gemma agita son mouchoir, et les chevaux se mirent en marche.
XV
Soden est une petite ville dans les environs de Francfort, fort bien située au pied d'une des ramifications du Taunus, endroit réputé en Russie pour ses eaux, qu'on dit salutaires pour les personnes dont les poumons sont délicats.
Les habitants de Francfort vont à Soden pour se distraire. Le parc est fort beau et présente aux promeneurs plusieurs «Wirthschafte», où l'on peut boire de la bière et du café, à l'ombre des hauts tilleuls et des érables.
La route de Francfort à Soden longe la rive droite du Mein; elle est dans toute sa longueur bordée d'arbres fruitiers.
Pendant que le landau roulait lentement sur la route unie, Sanine observait à la dérobée la façon dont Gemma se comportait avec son fiancé; il les voyait ensemble pour la première fois. L'attitude de la jeune fille était calme et naturelle, quoiqu'un peu plus réservée et plus sérieuse que d'habitude.
Kluber avait l'air d'un supérieur plein de condescendance, qui s'accorde ainsi qu'à ses subordonnés un plaisir modéré et convenable.
Sanine ne remarqua pas chez le fiancé de Gemma de l'empressement. Il était évident que Herr Kluber considérait son mariage comme une affaire arrêtée, dont il n'avait plus aucune raison de s'inquiéter!
Mais il ne perdait pas un instant le sentiment de sa condescendance! Pendant une longue promenade que les jeunes gens firent avant le dîner, à travers bois, dans la montagne et dans les vallées qui entourent Soden, Herr Kluber, tout en admirant les beautés de la nature, la traitait aussi avec une condescendance à travers laquelle perçait le sentiment de sa supériorité. Il fit la remarque que tel ruisseau avait tort de couler en ligne droite au lieu de décrire des méandres pittoresques; il critiqua aussi le chant d'un pinson qui ne variait pas assez ses thèmes.
Gemma ne paraissait pas s'ennuyer, même elle avait l'air de s'amuser plutôt, et cependant Sanine ne reconnaissait pas la Gemma de la veille; nulle ombre pourtant n'attristait son visage, jamais sa beauté n'avait eu plus de rayonnement, mais son âme semblait repliée sur elle-même.
L'ombrelle ouverte, gantée, elle marchait légèrement, sans hâte, comme se promènent les jeunes filles bien élevées, et elle parlait peu.
Emilio n'avait pas l'air non plus de se sentir tout à fait à son aise, et Sanine encore moins que lui. Le jeune Russe d'ailleurs était un peu gêné par l'obligation de parler tout le temps allemand.
Seul Tartaglia se sentait libre de toute contrainte! Il poursuivait les merles avec des aboiements frénétiques, sautait par-dessus les fossés et les troncs renversés, se plongeait dans les ruisseaux, lapait l'eau à grandes gorgées, se secouait, japait, puis partait comme une flèche, sa langue rouge tirée jusqu'à l'épaule.
Herr Kluber faisait tout ce qu'il jugeait convenable pour égayer la compagnie. Il invita tout le monde à s'asseoir sous l'ombre d'un grand chêne, et, tirant de sa poche un petit livre intitulé: Knallerbsen—oder du sollst und wirst lachen!—Les Pétards,—ou tu dois rire et tu riras certainement! il se mit à lire des anecdotes comiques. Il en lut une douzaine sans avoir fait rire qui que ce soit. Sanine, seul, par politesse, se croyait obligé, à la fin de chaque récit, de découvrir ses dents, et M. Kluber lui-même ponctuait régulièrement ses anecdotes d'un rire bref, mesuré et toujours empreint de condescendance.
Vers midi, M. Kluber et ses invités entrèrent dans le premier restaurant de Soden.
Il s'agissait de choisir le menu.
M. Kluber avait proposé de dîner dans le gartensalon, un pavillon fermé. Cette fois, Gemma se révolta et déclara qu'elle voulait dîner dans le jardin, au grand air, à une des petites tables disposées devant le restaurant. «Elle en avait assez, ajouta-t-elle, d'être tout le temps avec les mêmes personnes, elle voulait voir de nouveaux visages.»
Plusieurs tables étaient déjà occupées par des groupes de visiteurs.
M. Kluber céda avec condescendance au «caprice» de sa fiancée. Pendant qu'il s'entretenait à part avec l'oberkelner (le maître d'hôtel), Gemma resta immobile, les yeux baissés, les lèvres serrées: elle sentait que Sanine l'observait sans cesse, et elle semblait mécontente de cette insistance.
Enfin, M. Kluber revint pour annoncer que le dîner serait prêt dans une demi-heure, et proposa de faire en attendant une partie de quilles. Il ajouta que ce jeu est excellent pour éveiller l'appétit: «Hé! hé! hé!»
Il jouait en virtuose, il prenait, pour jeter la boule, des attitudes d'Hercule, mettant tous les muscles en jeu et en même temps relevant légèrement la jambe. M. Kluber était un athlète en son genre, et fort bien tourné! Impossible d'avoir des mains plus blanches ni plus délicates, et c'était un plaisir de le voir les essuyer dans un mouchoir de soie imitation d'indienne, rouge et or, et des plus cossus!…
Enfin, le dîner fut servi, et toute la société put prendre place autour d'une petite table.
XVI
Qui ne connaît pas le classique dîner allemand? Une soupe aqueuse avec de grosses boulettes de pâte et de la cannelle; un bouilli archi-cuit, sec comme un bouchon, nageant dans de la graisse blanche gluante et flanqué de pommes de terre devenues poisseuses, et de raifort râpé. Ensuite, un plat d'anguille tournée au bleu, arrosée de vinaigre et semée de câpres, auquel succède le rôti servi avec de la confiture, et l'inévitable Mehlspeise, une sorte de pouding qu'accompagne une sauce rouge et aigre.
Il est vrai qu'en revanche, le vin et la bière étaient de premier choix!
Tel est le menu du dîner que le premier restaurateur de Soden servit à ses hôtes.
En somme, tout se passa très correctement. Peu d'animation, par exemple, même quand M. Kluber porta un toast à «ce que nous aimons!» (was wir lieben!) L'entrain manqua. C'était trop comme il faut, trop convenable pour être gai.
Après le dîner, on servit du café clair, roussâtre, un vrai café allemand.
M. Kluber, en parfait gentleman, demanda à Gemma la permission de fumer un cigare.
C'est alors qu'il se passa quelque chose d'imprévu, de très désagréable et même de très inconvenant.
À une table voisine se trouvaient quelques officiers de la garnison de Mayence. Il était facile de voir, d'après la direction de leurs regards et leurs chuchotements, que la beauté de Gemma les avait frappés. Un de ces officiers, qui avait été à Francfort, ne détachait pas ses yeux de la jeune fille, comme s'il la connaissait très bien. Il savait certainement qui elle était.
Messieurs les officiers avaient déjà beaucoup bu; leur table était couverte de bouteilles. Subitement, l'officier qui regardait sans cesse Gemma se leva, et, le verre à la main, s'approcha de la table où se trouvait la jeune Italienne.
C'était un tout jeune homme, très blond, dont les traits étaient assez agréables, même sympathiques; mais la boisson avait altéré son visage; ses joues se contractaient, les yeux enflammés vaguaient avec un air impertinent.
Ses camarades avaient d'abord tenté de le retenir, puis avaient fini par le laisser aller en disant: «Arrive que pourra!»
L'officier, avec un léger balancement des jambes, s'arrêta devant Gemma, et, d'une voix criarde et forcée, dont l'accent laissait percer pourtant une lutte intérieure, s'écria:
—Je bois à la santé de la plus belle demoiselle de café de Francfort et du monde entier!
Il vida d'un trait son verre et ajouta:
—En retour, je prends cette fleur que ses doigts divins ont cueillie.
Il s'empara d'une rose qui se trouvait sur la table, devant le couvert de Gemma.
Au premier abord Gemma fut saisie, effrayée, et devint très pâle… Puis, l'effroi fit place à l'indignation; elle rougit jusqu'à la racine des cheveux, ses yeux foudroyèrent l'insulteur, ses prunelles devinrent à la fois sombres et fulminantes, s'emplirent d'obscurité et flamboyèrent d'une fureur sans bornes.
L'officier fut évidemment troublé par ce regard, il murmura quelques paroles inintelligibles, salua et retourna auprès de ses camarades, qui l'accueillirent par des éclats de rire et des bravos en sourdine.
M. Kluber se leva de sa chaise, se redressa de toute la hauteur de sa taille, et posant son chapeau sur sa tête, dit avec dignité, mais pas assez haut:
—C'est d'une impertinence inouïe, inouïe!
D'une voix sévère il appela le garçon et réclama sur le champ l'addition. Mais ce n'était pas assez, il donna l'ordre d'atteler le landau, ajoutant que des gens comme il faut ne devaient pas se risquer dans cette maison, où ils étaient exposés à des insultes!
À ces mots Gemma qui était restée assise sans faire un mouvement, la poitrine haletante et oppressée, leva les yeux et darda sur M. Kluber un regard pareil à celui qu'elle avait lancé à l'officier.
Emilio tremblait de rage.
—Levez-vous, mein Fraülein, dit Kluber toujours sur le même ton sévère, votre place n'est pas ici… Nous allons entrer au restaurant pour attendre la voiture.
Gemma se leva sans mot dire. M. Kluber lui offrit le bras, elle l'accepta, et il se dirigea avec elle vers le restaurant, d'une démarche majestueuse, qui devenait, ainsi que toute sa personne, plus majestueuse et plus fière à mesure qu'il s'éloignait de l'endroit où il avait dîné.
Le pauvre Emilio les suivit.
Pendant que M. Kluber réglait la note avec le garçon et supprimait le pourboire en guise d'amende, Sanine s'approcha en toute hâte de la table des officiers.
S'adressant à l'insulteur, qui était en train de faire respirer à ses camarades le parfum de la rose dérobée à Gemma, Sanine lui dit distinctement en français:
—Ce que vous venez de faire, monsieur, est indigne d'un honnête homme, indigne de l'uniforme que vous portez, et je viens pour vous dire que vous êtes un homme mal élevé et un insolent!
Le jeune officier se leva d'un bond, mais un de ses camarades plus âgé le retint et l'obligea à se rasseoir, puis se tournant vers Sanine lui dit en français:
—Êtes-vous le parent, le frère ou le fiancé de cette demoiselle?
—Je suis un étranger, répondit Sanine, je suis Russe, mais je ne peux voir avec indifférence une pareille insolence. Au reste voici ma carte et mon adresse… Monsieur l'officier me trouvera à sa disposition quand il voudra.
Et Sanine jeta sur la table sa carte de visite, s'emparant du même coup de la rose qu'un des officiers avait laissé tomber dans son assiette.
Le jeune insulteur voulut de nouveau se lever, mais son camarade le retint en disant:
—Calme-toi, Dœnhoff, calme-toi!…
Puis lui-même se leva, et portant la main à la hauteur de la visière, dit à Sanine, avec un ton et des manières qui n'étaient pas exempts de respect, que le lendemain un des officiers de son régiment aurait l'honneur de se présenter chez lui.
Sanine répondit par un salut sec et se hâta de rejoindre ses amis.
M. Kluber feignit de ne pas s'être aperçu de l'absence de Sanine et de n'avoir pas remarqué son colloque avec les officiers. Il pressait le cocher d'atteler et le gourmandait pour sa lenteur. Gemma n'adressa pas non plus la parole à Sanine, elle ne le regarda même pas, mais à ses sourcils contractés, à ses lèvres pâlies et serrées, à son immobilité on pouvait voir qu'elle souffrait cruellement.
Emilio aurait voulu parler à Sanine et le questionner. Il avait vu Sanine s'approcher des officiers, et avait remarqué qu'il leur avait remis un bout de carton… sa carte de visite, sans doute… Le cœur de l'enfant battait, ses joues étaient en feu; il aurait voulu se jeter au cou du jeune homme, pleurer, aller tout de suite avec lui pourfendre tous ces vilains officiers allemands. Mais il sut se contenir et se borna à suivre attentivement les mouvements de son noble ami russe.
Le cocher finit enfin par atteler et tout le monde remonta dans le landau. Emilio suivit Tartaglia sur le siège; il s'y sentait plus à son aise; il n'avait pas devant lui M. Kluber qu'il ne pouvait plus voir sans colère.
M. Kluber parla tout le long de la route sans interruption… mais il parlait seul; personne ne le contredisait et personne n'était de son avis.
Il insista beaucoup sur le fait qu'on avait eu tort de ne pas suivre son conseil, quand il avait proposé de dîner dans le pavillon. On aurait évité tout désagrément.
Ensuite il émit quelques opinions avancées et libérales sur le gouvernement, qui permettait aux officiers de ne pas observer assez strictement la discipline, et de manquer de respect à l'élément civil de la société—«car c'est comme cela, ajouta M. Kluber, qu'avec le temps surgit le mécontentement, d'où il n'y a qu'un pas pour arriver à la révolution—nous en avons un triste exemple dans la France.» M. Kluber poussa un soupir sympathique mais sévère. Il se hâta d'expliquer que personnellement il nourrissait le plus profond respect pour les autorités et que jamais au grand jamais, il ne serait révolutionnaire. Mais cela ne l'empêchait pas de blâmer ouvertement une pareille immoralité.
M. Kluber se livra encore à beaucoup de réflexions sur ce qui est moral et immoral, convenable et inconvenant…
Pendant ce monologue de M. Kluber, Gemma déjà mécontente de lui depuis leur promenade avant le dîner, et qui pour cette raison se tenait sur la réserve avec Sanine, commença à avoir positivement honte de son fiancé! À la fin de la promenade, il était facile de voir qu'elle souffrait réellement, et sans adresser la parole à Sanine, elle lui jeta un regard suppliant.
Sanine de son côté ressentait beaucoup plus de pitié pour Gemma que d'indignation contre M. Kluber. Au fond de son cœur, sans s'en rendre tout à fait compte il était heureux de ce qui venait de se passer, bien qu'il eût en perspective un duel pour le lendemain.
Enfin cette pénible partie de plaisir prit fin.
En aidant Gemma à descendre de voiture, Sanine, sans parler, lui glissa dans la main la rose. La jeune fille devint très rouge, serra la main du jeune homme et dissimula aussitôt la fleur.
Sanine n'avait pas l'intention d'entrer dans la confiserie bien qu'il fût tôt dans la soirée. Gemma d'ailleurs ne l'invita même pas. Pantaleone, du reste, qui était venu au devant des promeneurs sur le perron, déclara que Frau Lénore dormait.
Emilio prit timidement congé de Sanine; il avait l'air d'avoir peur de son ami, tant son admiration pour lui était grande.
M. Kluber reconduisit Sanine chez lui et le salua froidement. Cet
Allemand, malgré son flegme et son assurance, se sentait mal à l'aise.
Tout le monde d'ailleurs se sentait mal à l'aise ce jour-là.
Ce sentiment ne tarda pas à s'effacer chez Sanine et à faire place à une disposition d'esprit indéfinissable, mais agréable et exaltée.
Sanine arpenta longtemps sa chambre sans vouloir penser à quoi que ce soit et en sifflotant un air; il était très content de lui-même.
XVII
Le lendemain matin, en s'habillant, Sanine se dit à lui-même: «J'attendrai l'officier jusqu'à dix heures, et après il pourra me chercher dans la ville.»
Mais les Allemands se lèvent de bonne heure, et l'horloge n'avait pas encore sonné neuf heures, lorsque le garçon vint annoncer à Sanine que M. le second lieutenant von Richter demandait à lui parler.
Sanine se hâta de passer sa redingote et donna l'ordre de faire entrer l'officier.
Contrairement à l'attente de Sanine, M. von Richter était un tout jeune homme, presque un gamin. Il s'efforçait de donner de la gravité à l'expression de son visage imberbe, mais sans y parvenir. Il ne réussit pas davantage à dissimuler son trouble et, en s'asseyant sur une chaise, il accrocha son sabre et faillit tomber.
Avec beaucoup d'hésitation et en bégayant, il dit en mauvais français à Sanine qu'il venait au nom de son camarade, le baron von Daenhoff, demander à M. von Zanine de présenter des excuses pour les paroles injurieuses qu'il avait prononcées la veille à l'adresse du baron von Daenhoff, et que si M. von Zanine refusait de s'excuser, le baron von Daenhoff demanderait satisfaction.
Sanine répondit qu'il n'avait nullement l'intention de s'excuser, mais qu'il était prêt à donner satisfaction.
Alors le second lieutenant, toujours en hésitant, demanda avec qui, à quelle heure, et où les pourparlers pourraient avoir lieu.
Sanine répondit que M. von Richter pouvait passer dans deux heures, et que pendant ce temps il se procurerait un témoin, tout en se disant, in petto. «Où diable irai-je le chercher?»
M. Richter se leva, salua, mais sur le seuil de la porte s'arrêta comme pris d'un remords de conscience, et se tournant vers le jeune Russe, il déclara que son camarade, le baron von Daenhoff, reconnaissait qu'il avait eu des torts dans les événements de la veille, et qu'il se contenterait des exghises léchères.
Sanine répondit qu'il n'admettait pas la possibilité d'excuses, ni légères ni lourdes, parce qu'il ne se considérait pas comme coupable.
—Dans ce cas, répondit M. von Richter, devenu encore plus rouge—il faudra échanger des goups de bisdolet à l'amiaple.
—Comment, demanda Sanine, vous voulez que nous tirions en l'air?
—Oh! non, je n'ai pas voulu dire cela, balbutia le second-lieutenant tout à fait confus; je me suis dit que du moment que nous sommes entre gentilshommes… Je règlerai ces détails avec votre témoin, ajouta-t-il vivement, et il sortit brusquement de la chambre.
Dès que l'officier fut parti, Sanine se laissa choir sur une chaise et se mit à considérer le plancher.—«Que signifie tout cela? Quel cours sa vie a-t-elle pris tout à coup?» Le passé, l'avenir, s'effacèrent… et il ne se rendit plus compte que d'une chose, c'est qu'il était à Francfort et qu'il allait se battre.
Il se souvint subitement d'une tante, devenue folle, qui chantait en valsant une chanson où elle appelait un officier, son «chéri» pour qu'il vînt danser avec elle.
Sanine partit d'un éclat de rire et répéta la chanson de sa tante: «Officier, mon chéri, viens danser avec moi…»
«Pourtant il faut agir, je n'ai pas de temps à perdre!»
Il tressaillit en voyant devant lui Pantaleone un billet à la main.
—J'ai frappé plusieurs fois à votre porte; expliqua l'Italien, mais vous ne m'avez pas répondu. J'ai cru que vous étiez absent…
Il présenta à Sanine le pli.
—C'est de la signorina Gemma.
Sanine prit machinalement le billet, le décacheta et le lut.
Gemma écrivait que depuis la veille elle était très inquiète, et qu'elle le priait de venir la voir le plus tôt possible.
—La signorina n'est pas tranquille, ajouta Pantaleone qui connaissait la teneur du billet: elle m'a dit de passer pour voir où vous en êtes, et de vous ramener à la maison avec moi.
Sanine examina le vieil Italien et se mit à réfléchir. Une idée lui traversa la tête. Au premier abord cette idée semblait saugrenue, impossible… «Mais après tout, pourquoi pas?» se demanda-t-il à lui-même.
—Monsieur Pantaleone? dit-il à haute voix.
Le vieillard tressaillit, enfonça le menton dans sa cravate et regarda
Sanine.
—Vous avez entendu parler de ce qui s'est passé hier?
Pantaleone se mordilla les lèvres et secoua son énorme toupet.
—Je sais tout.
Emilio à son retour n'avait rien eu de plus pressé que de lui raconter l'affaire.
—Ah! vous êtes au courant?… Eh bien!… je viens de recevoir la visite d'un officier. L'insolent d'hier me provoque… J'ai accepté le duel, mais je n'ai pas de témoin… Voulez-vous me servir de témoin?
Pantaleone eut un tressaillement nerveux et releva les sourcils si haut, qu'ils disparurent sous ses cheveux pendants.
—Faut-il absolument que vous vous battiez? demanda-t-il enfin en italien.
—Absolument. Il m'est impossible de revenir en arrière, je flétrirais mon nom pour la vie.
—Hum!… Donc si je refusais de vous servir de témoin, vous en chercheriez un autre?
—Naturellement, je ne peux m'en passer… Pantaleone inclina la tête vers le sol.
—Mais permettez-moi de vous demander, signore de Tsaninio, est-ce que ce duel ne risque pas de jeter une ombre sur la réputation d'une jeune fille?
—Je ne le pense pas: d'ailleurs il n'y a plus moyen de l'empêcher.
—Hum!…
La figure de Pantaleone disparut tout entière dans sa cravate.
—Mais ce ferroflucto Kluberio… Que fait-il? s'écria-t-il subitement en relevant la tête.
—Lui? Il ne fait rien.
—Che! (exclamation italienne intraduisible.)
Pantaleone haussa les épaules en signe de mépris.
—En tout cas, je dois vous remercier, dit-il d'une voix mal assurée, de ce que dans mon humble situation actuelle vous avez reconnu en moi un galant'uomo… En agissant ainsi vous avez prouvé que vous êtes vous-même un galant'uomo… Maintenant je vais réfléchir à votre proposition.
—Nous n'avons pas beaucoup de temps, devant nous, cher monsieur Ci…
Cippa…
—tola… ajouta le vieillard. Je ne demande qu'une heure de réflexion… Il y va de l'avenir de la fille de mes bienfaiteurs… C'est pourquoi il est de mon devoir de réfléchir… Dans une heure, dans trois quarts d'heure je vous apporterai ma réponse.
—Bon, je vous attendrai.
—Et maintenant quelle réponse dois-je porter à la signorina Gemma?
Sanine prit une feuille de papier et écrivit:
«Soyez tranquille, dans trois heures je viendrai vous voir et je vous raconterai tout. Merci de toute mon âme pour votre sympathie.»
Il plia le billet et le remit à Pantaleone.
Le vieillard le serra soigneusement dans sa poche en répétant: «Dans moins d'une heure!» Arrivé à la porte, Pantaleone se retourna brusquement, revint sur ses pas, courut vers Sanine, saisit la main du jeune homme et la pressant contre son jabot, cria en levant les yeux au ciel:
—Noble jeune homme! Grand cœur! (Nobil giovanotto! Gran cuore!)—Permettez à un faible vieillard de serrer votre valeureuse main droite (la vostra valorosa destra).
Pantaleone fit un bond en arrière, battit l'air de ses deux mains et sortit de la chambre.
Sanine le suivit des yeux, puis prit un journal et se mit à lire. Mais ses yeux suivaient en vain les lignes, il ne comprenait pas le texte.
XVIII
Une heure plus tard, le garçon entra de nouveau chez Sanine et lui
présenta une vieille carte de visite sur laquelle il lut: Pantaleone
Cippatola de Varèse, chanteur à la cour (cantante di camera) de son
Altesse royale, le duc de Modène.
À peine le garçon se fut-il retiré que Pantaleone fit son entrée. Il avait changé de vêtements de la tête aux pieds. Il portait un habit noir devenu roux et un gilet de piqué blanc, sur lequel serpentait capricieusement une chaîne de tombac; un petit cachet de cornaline tombait sur l'étroit pantalon noir orné d'une baguette. Il tenait de la main droite son chapeau noir de poil de lièvre, et de la main gauche deux gants épais de peau de chamois; il avait donné à sa cravate plus d'ampleur encore qu'à l'ordinaire, et piqué dans son jabot empesé une épingle surmontée d'un œil-de-chat. Un anneau représentant deux mains jointes sur un cœur embrasé ornait son index.
Toute la personne du vieillard répandait un parfum de camphre, de moisi et de musc mélangé; l'air d'importance de tout son être aurait frappé le spectateur le plus indifférent.
Sanine vint au devant de Pantaleone.
—Je vous servirai de témoin, dit l'Italien en français.
Il s'inclina devant Sanine, ployant tout son corps en deux et en écartant les pointes de ses bottes, à la manière des danseurs.
—Je suis venu pour recevoir vos instructions. Avez-vous l'intention de vous battre jusqu'à la mort?
—Pourquoi jusqu'à la mort? mon cher monsieur Cippatola… Pour rien au monde je ne reprendrai ma parole, mais je ne suis pas un buveur de sang… Attendez d'ailleurs, le témoin de mon rival ne doit pas tarder à venir… Je passerai dans une autre chambre et vous réglerez avec lui les conditions du combat. Croyez-moi, je n'oublierai jamais le service que vous me rendez, et je vous en remercie de tout mon cœur.
—L'honneur avant tout! répliqua Pantaleone; et il s'assit dans un fauteuil sans attendre l'invitation. Si ce feroflucto spitcheboubio, ajouta-t-il, mélangeant l'italien et le français, si ce marchand Kluberio n'a pas compris son devoir, s'il a eu peur… tant pis pour lui… Il n'a pas de cœur pour un sou… basta!… Quant aux conditions du duel, je suis votre témoin et vos intérêts me sont sacrés!! Lorsque j'habitai Padoue, il se trouvait en garnison un régiment de blancs dragons… et j'étais en très bons termes avec plusieurs officiers… Leur code d'honneur m'est connu d'un bout à l'autre… Puis j'ai souvent discuté ce sujet avec votre principe Tarbusski… Est-ce que ce témoin sera bientôt là?
—Je l'attends d'un instant à l'autre… Le voici, ajouta Sanine en jetant un coup d'œil sur la rue.
Pantaleone se leva, regarda sa montre, ajusta son toupet et rentra précipitamment dans son soulier un fil qui sortait du pantalon.
Le jeune second-lieutenant entra, toujours rouge et troublé.
Sanine présenta les témoins l'un à l'autre:
—Monsieur Richter, sous-lieutenant, monsieur Cippatola, artiste.
Le sous-lieutenant fut légèrement surpris à la vue du vieillard. Mais qu'eût-il dit s'il eût appris à cet instant que l'artiste dont il venait de faire la connaissance cultivait aussi l'art culinaire!…
Pantaleone avait pris la contenance d'un homme qui toute sa vie n'a fait autre chose que d'arranger des duels. Les réminiscences de sa carrière théâtrale lui furent d'un grand secours. Il s'acquitta de son rôle de témoin comme s'il jouait un rôle.
Les deux témoins se regardèrent d'abord sans parler.
—Eh bien!… parlons des conditions? dit Pantaleone en rompant le premier le silence et en jouant avec son cachet de cornaline.
—Parlons, répondit le sous-lieutenant, mais la présence d'un des intéressés…
—Je vous laisse seuls, messieurs, dit Sanine.
Il salua, entra dans sa chambre à coucher dont il ferma la porte à clef.
Il se jeta sur son lit et se mit à penser à Gemma… mais les paroles des témoins pénétrèrent jusqu'à lui à travers la porte fermée.
Les témoins s'expliquaient en français, langue qu'ils écorchaient impitoyablement, chacun à sa manière.
Pantaleone parla de nouveau des dragons de Padoue et du principe Tarbousski; le sous-lieutenant parla d'«exghises léchères» et de «coups à l'amiaple».
Le vieil Italien ne voulut pas entendre parler d'«exghises». À la terreur de Sanine, il se mit tout à coup à parler d'une jeune demoiselle innocente, dont le petit doigt vaut plus que tous les officiers du monde… Oune zeune damigella qu'a ella sola dans soun peti doa vale piu que toutt le zouffissié del mondo. Il répéta plusieurs fois: C'est une honte, une honte!… E ouna onta, ouna onta!
D'abord le sous-lieutenant ne répondit rien, mais bientôt sa voix trembla de colère et il déclara qu'il n'était pas venu pour recevoir des leçons de morale.
—À votre âge, il est toujours utile d'entendre la vérité! riposta
Pantaleone.
À plusieurs reprises, la discussion entre les témoins devint orageuse; enfin, après une dispute qui dura une heure, ils arrêtèrent les conditions suivantes:
«Le baron Von Daenhoff et M. de Sanine se battront demain à dix heures du matin, dans le petit bois près de Hanau. La distance entre les combattants sera de vingt pas; chacun a le droit de tirer deux fois sur le signal des témoins. Les armes choisies sont des pistolets sans double détente et non rayés…
M. von Richter se retira, et Pantaleone vint ouvrir triomphalement la porte de la chambre de Sanine, et après avoir communiqué au jeune homme le résultat de l'entretien, dit pour la seconde fois:
—Bravo, Russo! Bravo giovanotto! Tu seras vainqueur!
Quelques minutes plus tard ils entraient ensemble à la confiserie
Roselli.
En route, Sanine avait demandé à Pantaleone de tenir secrète l'affaire du duel. En réponse, le vieux chanteur avait levé les doigts au ciel et, fermant à demi les yeux, avait répété deux fois de suite: Segredezza! Segredezza!
Pantaleone avait l'air tout rajeuni et marchait allègrement. Ces événements, bien que désagréables, le transportaient à cette époque de sa vie où lui-même relevait le gant… il est vrai, sur la scène!… On sait que les barytons font toujours la roue devant la rampe.
XIX
Emilio guettait depuis plus d'une heure l'arrivée de Sanine, il courut au-devant du jeune Russe et lui dit furtivement à l'oreille que sa mère ignorait tout ce qui s'était passé la veille, et qu'il ne fallait faire aucune allusion. Emilio avait reçu comme de coutume l'ordre d'aller travailler sous la direction de M. Kluber, mais il était bien décidé à n'en rien faire… Il ferait semblant d'y aller.
Après avoir dit tout cela d'une haleine en quelques secondes, le jeune garçon pencha la tête sur l'épaule de Sanine, l'embrassa avec effusion puis s'élança dans la rue.
Dans la confiserie, Gemma vint au-devant de Sanine; elle voulut lui parler, mais les paroles ne vinrent pas, ses lèvres tremblaient et ses yeux allaient de droite et de gauche sous les paupières à demi-baissées. Sanine se hâta de rassurer la jeune fille en lui disant que l'affaire était arrangée… et qu'il ne fallait plus y penser.
—Personne ne s'est présenté chez vous aujourd'hui? demanda Gemma.
—Si, un monsieur est venu me voir… nous nous sommes expliqués… et nous avons clos l'incident à la satisfaction de tout le monde…
Gemma reprit sa place derrière le comptoir.
«Elle ne me croit pas», pensa Sanine…
Il entra dans la chambre de Frau Lénore.
La migraine de madame Roselli avait passé, mais la malade restait très abattue. La mère de Gemma accueillit très gracieusement Sanine tout en le prévenant que ce jour-là il s'ennuierait auprès d'elle, parce qu'elle ne se sentait pas capable de le distraire.
Sanine s'assit à côté de Frau Lénore et remarqua qu'elle avait les paupières rouges et enflées.
—Qu'avez-vous, Frau Lénore? Vous avez pleuré?
—Chut!… dit-elle en indiquant d'un mouvement de tête le magasin où se trouvait sa fille… Ne parlez pas si haut…
—Mais pourquoi avez-vous pleuré?
—Ah! monsieur Sanine, je ne sais pas pourquoi!
—Personne ne vous a fait du chagrin?
—Oh non! Je me suis sentie tout à coup très accablée… J'ai pensé à
Giovanna Battista… à ma jeunesse… Comme tout cela a vite passé!…
Je deviens vieille, mon ami, et je ne peux pas en prendre mon parti…
Je me sens toujours la même qu'autrefois… mais la vieillesse est là…
elle est là…
Sanine vit poindre des larmes dans les yeux de Frau Lénore.
—Cet aveu vous surprend?… Mais vous aussi vous deviendrez vieux, mon ami, et vous apprendrez combien c'est amer.
Sanine voulut consoler madame Roselli en lui parlant de ses deux enfants dans lesquels renaissait sa jeunesse; il essaya même de tourner la chose en plaisanterie, en prétendant que c'était une manière de demander des compliments… mais elle le pria très sérieusement de ne pas badiner sur ce sujet, et pour la première fois de sa vie Sanine découvrit qu'il existe une tristesse qu'il n'est pas possible de consoler ni de dissiper, la tristesse de la vieillesse qui a conscience d'elle-même. Il faut laisser cette impression s'effacer peu à peu.
Sanine proposa à Frau Lénore une partie de «tressette» et c'était tout ce qu'il pouvait trouver de mieux. Madame Roselli accepta cette offre et parut se rasséréner.
La partie dura jusqu'au dîner, et après le repas recommença avec Pantaleone pour troisième partenaire. Jamais le toupet de l'ex-baryton n'était tombé si bas sur le front, jamais son menton ne s'était enfoncé si profondément dans sa cravate! Chacun de ses mouvements respirait une noble gravité concentrée, et il était impossible de le regarder sans se demander aussitôt: mais quel secret cet homme garde-t-il avec tant de résolution?
Segredezza! Segredezza!
Durant toute la journée il multiplia les occasions de témoigner à Sanine l'estime particulière dans laquelle il le tenait. À table il lui passait les plats avant d'avoir servi les dames; pendant les parties de cartes il lui cédait l'achat, ne se permettait pas de le remiser et à tout propos déclarait que les Russes sont de tous les peuples le plus brave, le plus magnanime, le plus héroïque.
—Vieux comédien, va! pensait Sanine.
Le jeune homme fut surtout frappé par l'attitude que Gemma garda toute la journée avec lui. Elle ne l'évitait pas… loin de là, elle venait à tout instant s'asseoir à une petite distance de lui, écoutant ce qu'il disait, le regardant mais évitant d'entrer en conversation avec lui. Dès qu'il lui adressait la parole, elle se levait et entrait pour quelques instants dans la pièce voisine. Elle revenait peu de temps après, s'asseyait dans un coin et restait immobile, préoccupée et surtout perplexe, très perplexe.
Frau Lénore finit par remarquer la manière d'être inusitée de sa fille, et deux fois lui demanda ce qu'elle avait.
—Je n'ai rien, répondit Gemma; tu sais que je suis quelquefois ainsi.
—C'est vrai! approuva la mère.
Ainsi passa cette journée, longue sans être animée ni languissante, gaie ni ennuyeuse.
Si Gemma s'était conduite autrement, qui sait si Sanine aurait pu résister à la tentation de poser pour le héros?—Ou encore il se serait laissé aller à la tristesse à la veille d'une séparation peut-être éternelle? N'ayant pas une seule fois l'occasion de parler avec Gemma, il dut se contenter de jouer au piano, avant le café du soir, des accords en mineur, pendant un quart d'heure.
Emilio rentra tard, et pour échapper à toute question au sujet de M.
Kluber, se retira de très bonne heure.
Enfin le moment vint pour Sanine de prendre congé de ses hôtesses. Lorsqu'il dit adieu à Gemma, il songea à la séparation de Lenski et d'Olga dans l'Onéguine de Pouchkine. Il pressa fortement la main de la jeune fille et voulut la regarder en face, mais elle détourna légèrement la tête et retira ses doigts.
XX
Quand il descendit le perron, le ciel était déjà couvert d'étoiles. Combien pouvait-il y en avoir de ces étoiles grandes, petites, jaunes, rouges, bleues et blanches? Elles brillaient toutes en essaim serré, ayant l'air de jouer à qui lancerait le plus de rais. Il n'y avait pas de lune, et chaque objet se distinguait nettement dans cette obscurité demi-lumineuse et sans ombre.
Sanine suivit la rue jusqu'à son extrémité… Il n'avait pas envie de rentrer chez lui; il éprouvait le besoin d'errer au grand air.
Il revint sur ses pas; lorsqu'il se trouva en face de la confiserie Roselli, à une certaine distance, une des fenêtres s'ouvrit brusquement; la chambre n'était pas éclairée, et le jeune Russe distingua dans la baie noire de la croisée une forme féminine. Une voix appela:
—Monsieur Dmitri!
Il courut sous la fenêtre.
C'était Gemma!
Elle s'appuya sur l'allège et se penchant en dehors, dit d'une voix circonspecte:
—Monsieur Dmitri, toute la journée j'ai désiré vous remettre quelque chose… et je n'ai pas osé… Mais, en vous voyant à l'improviste comme cela, j'ai pensé… que c'est la destinée…
Elle s'interrompit. Elle ne pouvait plus parler…
Tout à coup, au milieu du silence absolu, sous un ciel sans nuages, une bourrasque de vent s'était abattue, si violente que le sol trembla; la pure clarté des étoiles oscilla et s'effaça; l'air tourna sur place… Le souffle chaud, presque torride de la rafale courba les cimes des arbres, ébranla le toit de la maison, les murs, secoua toute la rue.
Le vent emporta le chapeau de Sanine, souleva et défit les boucles noires de Gemma.
La tête du jeune homme se trouvait au niveau de la fenêtre, il s'y cramponna involontairement, et Gemma, saisissant de ses deux mains l'épaule de Sanine, effleura la tête du jeune Russe du haut de son buste incliné…
Un bruit de cloches, un formidable fracas gronda pendant une minute environ. Puis le coup de vent s'envola inopinément comme une bande d'énormes oiseaux, et un calme intense régna de nouveau.
Sanine leva la tête et le visage de la jeune fille lui apparut si beau, bien qu'effaré et troublé, les yeux semblaient si grands, si terribles mais d'une telle splendeur,—la femme qu'il avait devant lui était si belle, que le cœur du jeune homme défaillit, il colla ses lèvres à la fine boucle de cheveux, que le vent avait jetée sur sa poitrine, et ne put que balbutier: «Oh Gemma!»
—Mais que s'est-il passé? Un orage? demanda-t-elle en regardant tout autour d'elle, sans retirer ses bras nus de l'épaule de Sanine.
—Gemma! répéta le jeune Russe.
Elle soupira, jeta un coup d'œil dans la chambre, et d'un vif mouvement sortant de son corsage la rose déjà fanée, la jeta à Sanine.
—J'ai voulu vous donner cette fleur.
Il reconnut la rose qu'il avait la veille reprise aux officiers allemands.
Aussitôt la fenêtre se referma et derrière la glace sombre Sanine ne distingua plus rien.
Il rentra chez lui sans chapeau et sans s'être aperçu que le vent le lui avait pris.
XXI
Il ne s'endormit que tard, sur le matin.
Sous le coup de cette soudaine bourrasque d'été, Sanine ressentit avec la même soudaineté, non que Gemma était la plus belle des femmes, ni qu'elle lui plaisait, il savait tout cela depuis longtemps; mais il crut sentir qu'il l'aimait!
L'amour entra dans son cœur en coup de vent.
Et avant de penser à son amour, il faut qu'il se batte. Des pressentiments lugubres l'assaillirent. S'il était tué?… À quoi peut conduire son amour pour cette jeune fille, la fiancée d'un autre?
Oh! ce fiancé n'est pas dangereux!… Il pressentait que Gemma l'aimerait si elle ne l'aimait déjà… Mais comment tout cela finirait-il?…
Il arpentait sa chambre, s'asseyait, prenait une feuille de papier, écrivait quelques lignes et les effaçait aussitôt.
Il voyait toujours l'admirable silhouette de Gemma dans la sombre baie de la fenêtre, sous la clarté des étoiles, dans le désordre où la jeta la chaude bourrasque. Il revit ces bras marmoréens, ces bras de déesse de l'Olympe; il sentit sur ses épaules leur pression animée…
Puis il prit la rose qu'elle lui avait donnée, et il lui parut que ces pétales à demi fanés répandaient un parfum plus subtil, tout différent de celui des autres roses.
Et c'est à cette heure qu'il doit s'exposer à la mort, revenir peut-être défiguré?…
Sanine ne se coucha pas dans son lit, il s'endormit, tout habillé, sur le divan…
Une main toucha son épaule.
Il ouvrit les yeux et vit Pantaleone.
—Il dort comme Alexandre-le-Grand à la veille de la bataille de
Babylone, s'écria le vieil Italien.
—Quelle heure est-il? demanda Sanine.
—Sept heures moins un quart; il faut compter deux heures de route d'ici à Hanau, et nous devons être les premiers sur le terrain. Les Russes préviennent toujours leurs adversaires. J'ai choisi la meilleure voiture de Francfort.
Sanine fit à la hâte sa toilette.
—Et où sont les pistolets?
—Le ferroflucto Tedesco apportera les pistolets… et c'est lui qui s'est chargé d'amener un médecin.
Pantaleone cherchait à se maintenir au diapason de courage de la veille. Mais quand il fut dans la voiture avec Sanine, quand le cocher fit claquer son fouet et que les chevaux partirent au galop, l'ex-chanteur, l'ex-ami des dragons blancs de Padoue changea de contenance. Il se troubla, il eut même un peu peur… Quelque chose en lui s'effondrait comme un mur mal bâti.
—Pourtant que faisons-nous là, mon Dieu! Santissima Madonna! cria-t-il d'une voix lamentable, en se prenant les cheveux!—Qu'est-ce que je fais là, vieil imbécile! Fou frénético?
Sanine fut d'abord un peu surpris et se mit à rire en passant légèrement le bras autour du vieillard.
—Le vin est tiré, dit-il, maintenant il faut le boire!
—Oui, oui, reprit Pantaleone, nous viderons ce calice… Mais cela n'empêche pas que je suis un fou, un fou, un fou! Tout était si calme, tout allait si bien!… et tout à coup… ta-ta-ta, tra-ta-ta!…
—Comme le tutti dans l'orchestre, dit Sanine avec un sourire forcé…
Puis ce n'est pas votre faute!…
—Je sais bien que ce n'est pas ma faute!… Je crois bien… Mais tout de même j'ai agi comme un insensé!… Diavolo! diavolo! répéta Pantaleone en secouant son toupet et avec force soupirs.
La voiture roulait, roulait toujours.
La matinée était très belle. Les rues de Francfort qui commençaient à peine à se peupler semblaient particulièrement propres et confortables, et les vitres des maisons brillaient chatoyantes comme du paillon. Dès que la voiture eut franchi la barrière, tout un chœur d'alouettes retentit haut dans le ciel bleu mais pas encore lumineux.
Tout à coup, au contour de la route derrière un haut peuplier, apparut une silhouette bien connue; elle fit quelques pas et s'arrêta.
Sanine regarda plus attentivement.
—Mon Dieu! c'est Emilio! Mais sait-il quelque chose? demanda-t-il à
Pantaleone.
—Quand je vous dis que je suis fou! cria désespérément l'Italien:—de toute la nuit ce malheureux garçon ne m'a pas laissé un instant de repos, et ce matin je lui ai tout avoué.
«Voilà la segredezza!» pensa Sanine.
La voiture eut bientôt rejoint Emilio. Sanine donna l'ordre d'arrêter et appela le «malheureux garçon».
Emilio s'approcha en vacillant, aussi pâle que le jour de son accès…
Il ne tenait pas sur ses pieds.
—Que faites-vous ici? lui demanda Sanine. Pourquoi n'êtes-vous pas resté chez vous?
—Permettez, permettez-moi de vous accompagner, demanda Emilio d'une voix qui tremblait et les mains suppliantes.
Les dents de l'enfant claquaient comme dans la fièvre.
—Je ne vous gênerai pas, prenez-moi avec vous…
—Si vous avez un peu de sympathie et de respect pour moi, dit Sanine, vous retournerez sur-le-champ chez vous, ou vous entrerez dans le magasin de M. Kluber. Vous ne soufflerez mot à personne… et vous attendrez mon retour.
—Votre retour! gémit Emilio.
Sa voix devint larmoyante, il se tut et reprit:
—Mais si vous?…
—Emilio, interrompit Sanine en indiquant le cocher… Emilio, songez à ce que vous faites… Écoutez-moi, mon ami… je vous en prie, retournez chez vous… Vous dites que vous m'aimez… Eh bien, je vous le demande?
Il tendit la main à l'enfant, qui s'élança en avant, et pressa en sanglotant la main de Sanine contre ses lèvres, puis il s'enfuit à travers champs dans la direction de Francfort.
—C'est aussi un noble cœur! dit Pantaleone.
Mais Sanine lui jeta un regard de mécontentement.
Le vieillard se rencogna au fond de la voiture. Il se sentait coupable. Son étonnement allait toujours croissant. C'est donc vrai, se disait-il, je suis témoin? C'est moi, Pantaleone, qui ai fait tous les préparatifs, trouvé les chevaux, et déserté mon paisible logis à six heures du matin?
Au milieu de son agitation il commençait à ressentir des douleurs aux jambes.
Sanine jugea nécessaire de remonter son vieux compagnon et trouva le bon moyen.
—Où est votre courage d'antan? cher Signor Cipatola? demanda-t-il. Où est votre antico valor?
Signor Cipatola se redressa.
—Il antico valor, répéta-t-il de sa voix de basse… n'est pas encore tout dépensé!
Il retrouva son port de galant uomo, et se mit à parler de sa carrière, de l'opéra, du grand ténor Garcia,—il arriva à Hanau complètement ragaillardi.
Il n'est rien en ce monde de plus fort ni de plus faible que la parole!
XXII
Le petit bois où devait avoir lieu le duel se trouvait à un quart de mille de Hanau.
Ainsi que Pantaleone l'avait prédit, ils arrivèrent les premiers; ils laissèrent la voiture à l'entrée du bois et s'effacèrent dans l'ombre épaisse des grands arbres serrés.
Ils attendirent environ une heure.
Sanine ne trouva pas le temps long; il se promenait dans le sentier écoutant le chant des oiseaux, suivant des yeux le vol des libellules, et selon l'habitude de la plupart des Russes en de semblables occasions, il s'efforçait de ne point penser.
Une fois seulement la réflexion s'imposa à lui: il trouva au travers du sentier un jeune tilleul renversé, brisé sans doute par la bourrasque de la veille… l'arbre mourait positivement… toutes ses feuilles se desséchaient.
—Serait-ce un présage? demanda Sanine. Il se mit aussitôt à siffler, sauta par-dessus le tilleul et continua à suivre le sentier.
Pantaleone grondait, s'emportait contre les Allemands, et se frottait le dos et les genoux. L'émotion le faisait bâiller, ce qui donnait une expression comique à son petit visage ratatiné. Sanine avait de la peine à se tenir de rire en le regardant.
Enfin les deux hommes entendirent un bruit de roues sur la route unie.
—Les voici! s'écria Pantaleone; et il prêta l'oreille au bruit, il redressa sa taille non sans un frisson nerveux, qu'il se hâta de mettre sur le compte de la fraîcheur de la matinée.
—Brrr!… il fait froid ce matin!
Une rosée abondante mouillait les herbes et les feuilles, cependant la chaleur commençait à pénétrer dans le bois.
Les deux officiers firent leur apparition peu après; ils étaient suivis par un petit homme gros, au visage flegmatique, à moitié endormi. C'était le médecin du régiment.
Il portait d'une main une cruche de terre pleine d'eau à toute éventualité; sur son épaule gauche se balançait le sac contenant les instruments de chirurgie et les bandes de pansement. Il était facile de voir qu'il avait l'habitude de faire des promenades de ce genre, et que ces courses matinales constituaient le meilleur de son revenu. Chaque duel lui rapportait huit louis—quatre louis par combattant.
M. von Richter portait l'étui renfermant les pistolets. M. Von Daenhoff faisait tourner dans sa main une cravache, évidemment pour se donner du chic.
—Pantaleone, dit Sanine à voix basse… si je tombe… tout peut arriver… prenez dans ma poche un petit paquet… il contient une fleur… vous remettrez ce paquet à la Signorina Gemma. Vous comprenez? Vous me le promettez?
Le vieil Italien lui jeta un regard douloureux et branla affirmativement la tête. Mais Dieu sait s'il avait compris ce que Sanine lui demandait.
Les champions et les témoins échangèrent les saluts d'usage. Seul le médecin ne fronça même pas les sourcils, il s'assit sur l'herbe en bâillant d'un ait de dire: «Je ne me soucie guère de ces simagrées de paladins.»
M. von Richter proposa à M. Tchibadola de choisir le terrain… M. Tchibadola répondit en remuant avec difficulté la langue:
—Faites comme vous voulez, je regarderai.
M. von Richter se mit alors à l'œuvre. Il découvrit dans la forêt une éclaircie couverte de fleurs multicolores; il mesura les pas; marqua les deux points extrêmes par deux morceaux de bois qu'il tailla sur place. Puis il sortit les pistolets de l'étui, et s'asseyant sur ses talons les chargea. En un mot il se donna beaucoup de peines, essuyant sans cesse son visage en sueur avec son mouchoir blanc.
Pantaleone le suivait pas à pas, il avait l'air de souffrir du froid.
Pendant ces préparatifs les deux rivaux se tenaient à distance et ressemblaient assez à des écoliers en pénitence qui boudent leurs gouverneurs.
Enfin le moment décisif arriva.
M. von Richter dit alors à Pantaleone, qu'en sa qualité de témoin le plus âgé, c'est à lui que revenait conformément aux lois du duel, le devoir, avant de donner le signal du combat un, deux, trois… d'inviter les champions à la réconciliation.
—Cette proposition n'est jamais acceptée, ajouta l'officier, mais en accomplissant cette formalité, M. Cipotola dégage en quelque sorte sa responsabilité. En général, ce devoir incombe au soi-disant «témoin impartial» mais puisque ce témoin nous fait défaut, je cède avec plaisir ce privilège à mon honorable collègue.
Pantaleone, qui avait réussi à s'abriter derrière un buisson pour ne pas voir l'insulteur, ne comprit rien d'abord au discours de M. von Richter, d'autant plus que le jeune officier l'avait baragouiné en nasillant.
Mais tout à coup il bondit de sa place, s'avança avec agilité, et se frappant convulsivement la poitrine, il cria d'une voix rauque dans son langage hybride:
—A la la la… che bestialita! Deux zeun'-ommes comme ça qué se battono—perché? Che Diavolo? Andate à casa!
—Je n'accepte pas la réconciliation, se hâta de dire Sanine.
—Et moi non plus, je ne veux pas de réconciliation dit von Daenhoff.
—Alors donnez le signal: un, deux, trois, dit von Richter à Pantaleone tout éperdu.
L'Italien retourna en toute hâte derrière son buisson, et de là, courbé en deux, les yeux à demi fermés, la tête détournée il cria la bouche grande ouverte: uno, duo et tre!
Sanine tira le premier, mais manqua son adversaire, la balle rebondit avec fracas sur un tronc d'arbre.
Le baron Daenhoff tira tout de suite après Sanine mais intentionnellement de côté et en l'air.
Il y eut un moment de silence tendu… Personne ne bougea. Pantaleone poussa un soupir léger.
—Dois-je continuer? demanda Daenhoff.
—Pourquoi avez-vous tiré en l'air? demanda Sanine.
—Cela ne vous regarde pas!
—Vous avez l'intention de tirer en l'air encore une fois? demanda de nouveau Sanine.
—Peut-être, je n'en sais rien.
—Permettez, permettez, messieurs, dit von Richter: les adversaires n'ont pas le droit de se parler sur le terrain… c'est contre les règles…
—Je renonce à mon second coup de pistolet, dit Sanine.
Il jeta l'arme à terre.
—Et moi non plus, je ne veux plus me battre! s'écria Daenhoff en jetant aussi son pistolet à terre.
—Maintenant, ajouta-t-il, je suis prêt à reconnaître que j'ai eu des torts l'autre jour.
Après un court moment d'hésitation il tendit d'un geste vague la main dans la direction de Sanine. Le jeune Russe s'approcha de son adversaire et lui serra la main.
Les deux jeunes gens se regardèrent avec un sourire sur le visage et tous deux rougirent.
—Bravi! Bravi… cria comme un fou Pantaleone en battant des mains, et il courut frémissant au buisson, tandis que le médecin, qui était resté de côté assis sur un tronc renversé, se leva, vida la cruche, et se dirigea d'un pas indolent vers la route.
—L'honneur est satisfait, et le duel est fini! déclara von Richter.
—Fuori (Fora!) cria encore Pantaleone par réminiscence de ses anciens rôles.
Après avoir échangé des saluts avec messieurs les officiers et être remonté en voilure, Sanine, s'il n'éprouva pas un sentiment de plaisir, se sentit tout au moins plus léger, comme après une opération chirurgicale. Mais en même temps une autre impression le bouleversa, vive comme un sentiment de honte. Ce duel dans lequel il venait de jouer un rôle, lui apparut comme quelque chose de faux, de conventionnel, de banal, une plaisanterie d'étudiant et d'officier. Il pensa au médecin flegmatique et se rappela comme il avait souri en les voyant, lui et le baron Daenhoff, après le duel, presque bras dessus, bras dessous… Il revit Pantaleone payant à ce même médecin les quatre louis… Non, non, tout cela n'était pas beau!
Sanine se sentait un peu honteux. Pourtant comment aurait-il pu agir autrement? Pas moyen de laisser l'impertinence du jeune officier impunie? Il ne lui convenait pourtant pas de se conduire comme Kluber?
Il avait pris la défense de Gemma… Il l'avait vengée… Oui, oui…
Tout de même son âme était trouble, un peu honteuse.
Quant à Pantaleone, il triomphait! Un sentiment d'orgueil s'était tout à coup emparé de lui. Un général victorieux ne regarde pas autour de lui avec plus de satisfaction!
La conduite de Sanine pendant le duel le grisait d'enthousiasme. Il le proclamait un héros! Il ne voulait entendre ni les protestations ni les instances du jeune homme. Il le comparait à un monument de marbre et de bronze—à la statue du commandeur dans le Festin de Pierre.
Il avouait que lui, Pantaleone, avait ressenti un peu d'émotion.
—Mais moi, je suis un artiste, j'ai un tempérament nerveux, mais vous!..—Vous êtes un fils des neiges et des rochers de granit!
Sanine ne savait plus qu'imaginer pour calmer l'artiste qui s'exaltait de plus en plus.
Tout près de l'endroit où deux heures auparavant ils avaient rencontré Emilio, ils le virent tout à coup surgir de derrière les arbres. L'enfant, agitant un chapeau en l'air, avec des cris de joie, courut en bondissant jusqu'à la voiture, et au risque de tomber sous les roues, sans attendre que les chevaux fussent arrêtés, sauta par-dessus la portière dans le landau, et se serrant contre Sanine s'écria d'une haleine:
—Vous vivez?… Vous n'êtes pas blessé… Pardonnez-moi… je ne vous ai pas obéi… je ne suis pas retourné à Francfort… c'était plus fort que moi… Je vous ai attendu ici… Racontez-moi comment cela s'est passé?… Vous l'avez tué?
Sanine eut de la peine à calmer l'éphèbe et à le faire asseoir près de lui.
Pantaleone avec une grande volubilité et un plaisir évident, détailla par le menu tous les incidents du duel, et il n'oublia pas de comparer Sanine au monument de bronze et à la statue du Commandeur! Puis il se leva, et, les pieds écartés pour ne pas perdre l'équilibre, les bras croisés sur sa poitrine, avec un regard hautain jeté par-dessus l'épaule, il représenta le commandeur Sanine.
Emilio écoutait dévotement, interrompant parfois le récit par une exclamation, ou se levant d'un élan pour embrasser son héroïque ami.
La voiture roula sur le pavé de Francfort et stoppa enfin devant l'hôtel de Sanine.
Il gravissait le deuxième étage accompagné de ses deux amis, lorsque tout à coup de la pénombre du couloir surgit à pas pressés une femme, le visage voilé. Elle fit une pause devant Sanine, eut un léger balancement de tout le corps, poussa un soupir haletant, et courut dans la rue où elle disparut au grand étonnement du garçon d'hôtel, qui déclara que «cette dame avait attendu pendant plus d'une heure le retour de Monsieur.»
Bien que l'apparition fût très rapide, Sanine avait reconnu Gemma. Il avait distingué les yeux de la jeune fille sous l'épais tissu de soie du voile couleur de cannelle.
—Est-ce que Fraülein Gemma se doutait de quelque chose?… demanda-t-il en allemand d'un air mécontent à Emilio et à Pantaleone qui étaient toujours sur ses talons.
Emilio rougit et se troubla.
—J'ai été obligé de tout lui avouer, dit-il. Elle avait deviné… et je n'ai pas pu me taire… Et qu'est-ce que cela fait maintenant puisque tout a si bien tourné, et qu'elle vous a vu en bonne santé, sain et sauf?
Sanine se détourna.
—Cela n'empêche pas que vous êtes deux grands bavards, ajouta-t-il d'un ton de dépit.
Il entra dans son appartement et s'assit sur une chaise.
—Ne vous fâchez pas, je vous en prie? implora Emilio.
—Bon, je ne me fâcherai pas.
Sanine en effet n'était pas bien fâché… et au fond de son cœur il ne pouvait pas souhaiter que Gemma ne sût rien de ce qui s'était passé.
—Bien… bien… c'est assez s'embrasser… Laissez-moi seul… J'ai besoin de dormir… je suis fatigué.
—C'est une excellente idée, s'écria Pantaleone… Vous avez bien gagné votre repos, noble signore! Allons-nous-en, Emilio, sur la pointe des pieds! Chut!…
En disant qu'il voulait dormir, Sanine cherchait un prétexte pour se débarrasser de ses deux compagnons, mais dès qu'il fut seul, il ressentit réellement une grande fatigue dans tous les membres. La nuit précédente il n'avait pas fermé l'œil. Il se jeta sur son lit et s'endormit tout de suite profondément.
XXIII
Il dormit plusieurs heures sans se réveiller. Puis il rêva qu'il se battait de nouveau en duel et cette fois avec M. Kluber. Mais au-dessus de la tête de son rival, il aperçut sur un arbre un perroquet, et ce perroquet avait la tête de Pantaleone, et répétait d'un ton nasillard: toc, toc, toc! Toc, toc, toc!
—Toc, toc, toc, entendit nettement cette fois Sanine.
Il ouvrit les yeux et leva la tête… On frappait à sa porte.
—Entrez, cria-t-il.
Le garçon annonça qu'une dame tenait absolument à le voir.
«Gemma!» pensa Sanine…
Ce ne fut pas Gemma, mais sa mère qui entra.
Frau Lénore se laissa choir sur une chaise et fondit en larmes.
—Qu'avez-vous, ma bonne, ma chère madame Roselli? demanda Sanine.
Il s'assit près d'elle effleurant ses mains d'une pression amicale.
—Qu'est-il arrivé? Calmez-vous, je vous en prie.
—Monsieur Dmitri, je suis très… très malheureuse!
—Vous êtes malheureuse?
—Oh! bien malheureuse! Et pouvais-je m'y attendre?… C'est arrivé tout à coup… Comme un éclair dans le ciel bleu…
Elle respirait péniblement.
—Mais qu'est-il arrivé? Dites-le moi? Voulez-vous un verre d'eau?
—Non, je vous remercie.
Frau Lénore passa son mouchoir sur ses yeux et se remit à pleurer.
—Je sais tout… tout… dit-elle.
—Tout? Que voulez-vous dire?
—Tout ce qui s'est passé aujourd'hui… J'en connais aussi la cause! Vous avez agi très noblement… Mais quel malheureux concours de circonstances!… Ce n'est pas pour rien que j'étais contre cette course à Soden…
Frau Lénore ne s'était nullement opposée à cette partie de plaisir, mais en ce moment il lui parut qu'elle avait eu des pressentiments.
—Je viens chez vous parce que je vous tiens pour un homme plein de noblesse et un ami, bien que je ne vous connaisse que depuis cinq jours… Mais je suis veuve… je suis seule… ma fille…
Les larmes étouffèrent la voix de la vieille femme.
Sanine ne savait que penser de cette ouverture.
—Votre fille?… dit-il.
—Ma fille Gemma, dit avec une sorte de gémissement madame Roselli, sans retirer de sa bouche son mouchoir tout imprégné de larmes,—ma fille m'a déclaré aujourd'hui qu'elle ne veut plus de M. Kluber pour fiancé, et qu'aujourd'hui même je dois communiquer sa décision à M. Kluber.
Sanine ne put réprimer un léger tressaillement… Il ne s'attendait pas à cette nouvelle.
—Sans parler, continua Frau Lénore, que c'est une honte pour la famille, que jamais chose pareille ne s'est vue en ce monde: une fiancée rompre avec son fiancé!… Mais pour nous tous, monsieur Dmitri, c'est la ruine…
Frau Lénore roula soigneusement son mouchoir en un tout petit peloton, comme si elle voulait y enfermer toute sa douleur.
—Nous ne pouvons plus vivre avec ce que rapporte le magasin, continua-t-elle… et M. Kluber est très riche… et il sera encore plus riche!… Et pourquoi ne veut-elle plus de lui? Parce qu'il n'a pas pris la défense de sa fiancée?… J'admets que ce n'est pas très joli… Mais M. Kluber est un civil… il n'a jamais été étudiant… et en sa qualité de négociant sérieux il devait mépriser une légère gaminerie d'un petit officier, qu'il ne connaît même pas… Et que voyez-vous là d'outrageant, monsieur Dmitri?
—Permettez, Frau Lénore, je serais en droit de penser que vous m'en voulez?…
—Je ne vous en veux nullement, non! Non, c'est tout autre chose; comme tous les Russes, vous êtes militaire…
—Pardon, je ne le suis pas du tout.
—Vous êtes un étranger, un touriste… Je vous suis très reconnaissante, continua madame Roselli sans écouter Sanine.
Elle avait des suffocations, gesticulait en tous sens… déroula de nouveau son mouchoir et s'essuya le nez. Rien qu'à la façon dont elle exprimait son chagrin, il était facile de reconnaître qu'elle n'était pas née sous un climat du Nord.
—Et comment M. Kluber pourrait-il faire du commerce s'il avait des duels avec ses clients? C'est déraisonnable de le lui demander!… Et c'est à moi maintenant de le congédier! Mais de quoi allons-nous vivre? Autrefois nous étions seuls à faire la pâte de guimauve et le nougat aux pistaches… à présent tous les confiseurs font de la pâte de guimauve! Songez à tout ce qu'on dira de votre duel dans la ville… Peut-on cacher un pareil esclandre!… Et avec cela un mariage rompu! Mais c'est un véritable scandale, un véritable scandale! Gemma est une belle jeune fille,—elle m'aime beaucoup, mais elle est républicaine et volontaire, elle brave l'opinion… Vous seul vous pouvez avoir de l'influence sur elle…
Sanine fut encore plus étonné.
—Moi, Frau Lénore?
—Oui, il n'y a que vous, que vous seul qui puissiez lui faire entendre raison… C'est pourquoi je suis venue vous voir… C'est la seule chose qu'il me reste à faire… Vous êtes savant, vous êtes brave… Vous avez pris sa défense… elle croira tout ce que vous direz… Elle doit vous écouter… Vous avez risqué votre vie pour elle!… Vous lui montrerez qu'elle va tous nous ruiner, à commencer par elle-même… Vous le lui ferez voir clairement… Vous avez déjà sauvé mon fils!… Vous sauverez aussi ma fille!… C'est Dieu lui-même qui vous a envoyé ici… Je suis prête à vous demander cette grâce à genoux.
Frau Lénore se souleva à demi sur sa chaise comme pour se jeter à genoux.
Sanine la retint.
—Frau Lénore! de grâce!… Que faites-vous?
Elle saisit convulsivement les mains du jeune homme.
—Vous me promettez?
—Mais, Frau Lénore, un moment… comment voulez-vous…?
—Non, promettez-moi? Vous ne voulez pas que je meure ici, à cette place, à vos pieds?
Sanine ne savait plus où il en était. Pour la première fois de sa vie il se trouvait aux prises avec le sang italien en ébullition.
—Je ferai tout ce que vous voudrez, dit-il. Je parlerai à Fraülein
Gemma.
Frau Lénore poussa un cri de joie.
—Mais, bien entendu, je ne garantis pas le résultat de l'entrevue! ajouta Sanine.
—Oh! ne me refusez pas votre aide… Ne me la refusez pas, dit Frau Lénore d'une voix suppliante… J'ai votre promesse! Le résultat ne peut être que bon… En tout cas, moi je n'y peux plus rien… moi, elle ne m'écoute plus.
—Elle vous a déclaré catégoriquement qu'elle ne veut plus épouser M.
Kluber? demanda Sanine, après un instant de silence.
—Elle a tranché la question comme avec un couteau… Elle est tout le portrait de son père Giovanni Battista… Elle est terrible!
—Terrible?—Fraülein Gemma?…
—Oui, oui… mais en même temps elle est un ange… Elle vous écoutera… Vous allez venir, bientôt, n'est-ce pas?… Oh! mon cher ami, oh! mon ami russe!
Frau Lénore se leva impétueusement et avec le même élan saisit la tête du jeune homme.
—Recevez la bénédiction d'une mère, et donnez-moi de l'eau!…
Sanine présenta à madame Roselli un verre d'eau, lui promit sur son honneur qu'il s'empresserait de la rejoindre, la reconduisit jusqu'à la rue, et revenu dans la chambre, se laissa aller à tout son étonnement.
«Voilà la vie qui commence à tourbillonner, pensa-t-il… Et quel tourbillon… la tête me tourne!»
Il ne chercha pas à s'analyser ni à démêler ce qui se passait en lui.
«Quelle journée! murmurèrent involontairement ses lèvres!… Sa mère dit qu'elle est terrible!… Et c'est moi qui dois lui donner des conseils… Et quels conseils?…»
La tête lui tournait littéralement… Et au-dessus de ce tourbillon de sensations si diverses, de ces lambeaux de pensées qui l'obsédaient, planait sans cesse l'image de Gemma, cette image qui s'était gravée pour toujours dans sa mémoire pendant cette chaude nuit, troublée par l'électricité, à cette sombre fenêtre, sous la clarté des étoiles fourmillantes!
XXIV
Sanine s'approcha de la maison de madame Roselli d'un pas indécis. Il éprouvait des palpitations violentes; il sentait et entendait même nettement le battement de son cœur contre les côtes.
Qu'allait-il dire à Gemma? Comment entamerait-il la conversation?
Il fit le tour de la maison au lieu d'entrer par la confiserie. Dans l'étroite antichambre il rencontra Frau Lénore. Elle fut très contente et en même temps remplie d'appréhension.
—Je vous ai attendu, attendu!… dit-elle à voix basse… serrant les mains du jeune homme dans ses deux mains tour à tour… Allez dans le jardin… elle y est… N'oubliez pas que j'ai mis en vous tout mon espoir!
Sanine entra dans le jardin.
Gemma était assise sur un banc dans une allée. Elle triait d'une grande corbeille de cerises les fruits les plus mûrs et les mettait dans une assiette.
Le soleil était à son déclin. Il était six heures passées, et dans les larges rayons obliques dont le soleil inondait le jardin, il entrait plus de pourpre que d'or.
Parfois, comme à mi-voix, et sans hâte, les feuilles murmuraient entre elles, et des abeilles retardataires bourdonnaient, voletant d'une fleur à l'autre; au loin, une tourterelle roucoulait son chant monotone et infatigable.
Gemma était coiffée du même chapeau rond qu'elle avait mis pour aller à
Soden.
Elle regarda Sanine à l'abri de l'aile repliée du chapeau et se pencha de nouveau sur sa corbeille.
En s'approchant de Gemma, Sanine ralentissait involontairement le pas, et, pour l'aborder, il ne trouva que cette question:
—Pourquoi faites-vous un triage parmi ces cerises?
La jeune fille ne se pressa pas de répondre.
—Ces cerises-là sont plus mûres, dit-elle enfin, nous les réservons pour les confitures, les autres serviront pour les tartelettes. Vous savez bien… ces tartelettes saupoudrées de sucre que nous vendons.
Gemma baissa encore plus la tête, tandis que sa main droite restait en l'air entre la corbeille et l'assiette, et tenait deux cerises.
—Me permettez-vous de m'asseoir à côté de vous? demanda Sanine.
—Volontiers.
La jeune fille fit un peu de place et Sanine s'assit près d'elle.
«Comment vais-je commencer? pensa le jeune homme.» Mais Gemma le tira d'embarras.
—Vous vous êtes battu en duel aujourd'hui? dit-elle vivement.
Elle leva vers lui son beau visage qui s'enflamma de honte… Mais quelle reconnaissance intense éclatait dans ses yeux!
—Et vous semblez si calme! ajouta-t-elle. Le danger n'existe donc pas pour vous?
—Mais je n'ai couru aucun danger… Tout s'est passé le plus simplement du monde…
Gemma leva le doigt et le passa devant ses yeux de droite à gauche et de gauche à droite. C'est un geste italien.
—Non! non! ne dites pas cela! Vous ne me donnerez pas le change!
Pantaleone m'a tout raconté.
—Et vous croyez à cette histoire?… Ne m'a-t-il pas comparé à la statue du Commandeur?
—Ses expressions sont peut-être ridicules; mais ses sentiments et votre conduite ce matin ne le sont pas… Et tout cela pour moi… pour moi… Je ne l'oublierai jamais.
—Je vous assure, Fraülein Gemma…
—Non, je ne l'oublierai jamais, continua-t-elle, en appuyant sur chaque syllabe.
Elle attacha de nouveau son regard sur le jeune homme, puis détourna la tête.
Il ne voyait en cet instant que son profil pur, et il lui parut qu'il n'avait encore rien vu d'aussi beau, ni ressenti ce qu'il éprouvait en ce moment.
«Et ma promesse?» se dit-il.
—Fraülein Gemma, reprit-il après un instant d'hésitation.
—Eh bien?
Elle ne tourna pas la tête de son côté, mais continua de trier les cerises… Elle les prenait délicatement du bout des doigts par la queue, en écartant soigneusement les feuilles.
Mais que de confiance caressante elle mettait dans ces deux mots: «Eh bien?»
—Votre mère ne vous a rien dit au sujet…?
—Au sujet…?
—Sur mon compte?
Gemma versa tout à coup les cerises dans la corbeille.
—Elle vous a parlé? demanda la jeune fille.
—Oui.
—Que vous a-t-elle dit?
—Elle m'a dit que vous… que vous… que vous aviez subitement décidé de changer… vos intentions…
Gemma inclina de nouveau la tête… tout son visage disparut sous son chapeau; on ne voyait plus que son cou souple et délicat, comme la tige d'une fleur.
—Quelles intentions?
—Vos intentions… au sujet… de votre avenir…
—Vous voulez dire au sujet de M. Kluber?
—Oui.
—Maman vous a dit que je ne désire pas devenir la femme de M. Kluber?
—Oui!
Gemma, en bougeant, imprima une secousse au banc, la corbeille pencha et se renversa… quelques cerises roulèrent dans l'allée… Une, deux minutes passèrent en silence.
—Pourquoi vous a-t-elle dit cela?
Sanine ne voyait toujours que le col de Gemma et l'ondulation plus rapide de sa poitrine.
—Pourquoi votre mère m'a dit cela?… Mais elle pense que, puisque nous sommes maintenant des amis… et que vous m'honorez de votre confiance, je peux vous donner un bon conseil… et que vous m'écouterez…
Les bras de Gemma glissèrent sur ses genoux… Elle se mit à chiffonner les plis de sa robe…
—Quel conseil me donnez-vous? demanda-t-elle après un moment d'attente.
Sanine remarqua que les doigts de Gemma tremblaient sur ses genoux et qu'elle chiffonnait sa robe pour dissimuler ce tremblement…
Il posa doucement sa main sur les doigts pâles et tremblants de la jeune fille.
—Gemma, dit-il, pourquoi ne me regardez-vous pas?
Elle rejeta à l'instant son chapeau en arrière sur sa nuque, et leva sur Sanine ses yeux confiants et pleins de gratitude, comme quelques instants auparavant.
Elle attendait les paroles du jeune homme… Mais, devant ce visage sincère, Sanine se troubla, il se sentit ébloui. Un chaud reflet du soleil du soir illuminait cette jeune tête italienne, et l'expression de ce visage était plus lumineuse, plus éclatante que la lumière même.
—Je suivrai votre conseil, monsieur Dmitri, dit-elle avec un faible sourire, et en relevant imperceptiblement les sourcils: mais quel conseil me donnez-vous?
—Quel conseil?… Votre mère croit que de refuser M. Kluber uniquement pour la raison qu'il n'a pas fait preuve de courage l'autre jour…
—Pour cette raison uniquement? dit Gemma…
Elle se pencha en avant, ramassa la corbeille pour la poser sur le banc à côté d'elle.
—Mais qu'en tout cas, retirer votre main n'est pas raisonnable… C'est une résolution dont il faut bien calculer toutes les conséquences… Enfin, l'état de vos affaires impose, à ce qu'il paraît, des obligations à chaque membre de la famille…
—Tout cela, c'est l'opinion de maman… Je connais cela… Ce sont ses paroles… Mais vous.. quelle est votre opinion?
—Mon opinion?…
Sanine ne put continuer, il sentait que son gosier se serrait et qu'il étouffait.
—Je crois aussi… commença-t-il avec effort.
Gemma se redressa.
—Vous aussi? Vous croyez aussi…?
—Oui… c'est-à-dire…
Sanine, en dépit de ses efforts, ne put articuler un mot de plus.
—C'est bien, dit Gemma; si vous, comme ami, vous me donnez le conseil de changer ma résolution… c'est-à-dire de revenir à mon intention d'autrefois… alors, je réfléchirai…
Elle ne savait plus ce qu'elle faisait, et commença à remettre dans la corbeille les cerises qu'elle avait triées à part dans l'assiette.
—Maman espère que je vous écouterai… En effet… peut-être que je suivrai votre conseil…
—Mais, permettez, Fraülein Gemma, j'aurais voulu savoir d'abord quelles sont les raisons qui vous ont poussée…
—Je suivrai votre conseil, continua Gemma.
Ses sourcils se froncèrent, ses joues pâlirent; elle se mordilla la lèvre inférieure.
—Vous avez tant fait pour moi que je dois faire ce que vous me conseillez… je dois accepter votre volonté… Je dirai à maman que je veux réfléchir encore… Mais voici maman qui arrive à propos!…
En effet, Frau Lénore apparaissait sur le seuil de la porte de la maison ouvrant sur le jardin. Elle se mourait d'impatience; elle ne tenait plus en place. D'après ses calculs, Sanine devait depuis longtemps avoir terminé ses explications avec Gemma, bien qu'en réalité la conversation n'eût pas encore duré un quart d'heure.
—Non, non, de grâce, ne dites rien pour le moment à votre mère, s'écria Sanine avec une sorte d'effroi… Attendez… je vous dirai… je vous écrirai… et jusque-là ne prenez pas de décision… attendez ma lettre…
Il serra vivement la main de Gemma et se leva d'un bond. Au grand étonnement de Frau Lénore, il passa devant elle, leva son chapeau en murmurant des paroles incompréhensibles et disparut.
Madame Roselli s'approcha de sa fille.
—Je t'en prie, Gemma, explique-moi…?
La jeune fille, pour toute réponse, se leva et embrassa sa mère.
—Chère maman, voulez-vous, s'il vous plaît, attendre ma réponse encore un peu de temps… pas longtemps, jusqu'à demain… Je vous en prie… Jusqu'à demain vous ne me direz plus rien? Oh!…
Gemma fondit soudainement en larmes de joie, si spontanées, qu'elle-même ne les sentit pas venir.
Frau Lénore devint de plus en plus perplexe: Gemma pleurait et son visage n'était pas triste mais plutôt joyeux.
—Qu'as-tu? demanda-t-elle. Toi qui ne pleures jamais… qu'as-tu aujourd'hui…
—Ce n'est rien, maman, ce n'est rien!… Mais soyez patiente! Nous devons attendre toutes les deux. Ne m'interrogez pas jusqu'à demain… Dépêchons-nous de trier ces cerises avant que le soleil soit couché…
—Et tu seras raisonnable?
—Oh! je suis très raisonnable.
Gemma branla significativement la tête.
Elle se mit en devoir d'attacher les petits bouquets de cerises en les tenant de façon à masquer son visage rougissant.
Elle n'essuya pas ses larmes qui avaient séché d'elles-mêmes.
XXV
Sanine rentra chez lui en courant.
Il sentait que c'était seulement lorsqu'il se serait retrouvé seul en présence de lui-même, qu'il pourrait enfin démêler ses sensations et comprendre ce qu'il voulait.
En effet, dès qu'il se trouva seul dans sa chambre, à peine fut-il assis devant sa table à écrire, qu'il plongea son visage dans ses mains et s'écria: «Je l'aime, je l'aime follement!» et toute son âme s'enflamma comme un tison qu'on vient de dégager de la cendre qui le recouvrait.
Au bout d'un instant il ne pouvait plus comprendre comment il avait pu se trouver à côté d'elle… lui parler, et ne pas sentir qu'il adore le bord même de sa robe, qu'il est tout prêt, comme disent les jeunes gens, à «mourir à ses pieds!»
Ce dernier rendez-vous dans le jardin avait décidé de son sort. Maintenant, en songeant à elle, il ne la voyait plus les cheveux épars, sous la clarté des étoiles; il la voyait assise sur le banc, rejetant vivement son chapeau en arrière pour le regarder avec cette confiance absolue… et le frisson, le désir de l'amour courait dans toutes les veines du jeune homme.
Il se rappela la rose qu'il portait dans sa poche depuis trois jours, il la prit dans ses mains et la porta à ses lèvres avec une telle fièvre d'ardeur qu'involontairement il se renfrogna de souffrance.
Il ne pouvait plus ni raisonner, ni penser, ni prévoir, il se détacha de tout son passé et fit un saut en avant; il abandonna la rive triste de sa vie solitaire de garçon pour plonger dans un fleuve brillant, joyeux, puissant—et il se sent heureux, il ne veut pas savoir où ce fleuve le portera, ni si le courant ne le brisera peut-être pas contre un rocher!
Les ondes calmes de la romance d'Uhland, dont il se berçait il n'y a pas longtemps, ont fait place à des vagues puissantes et impétueuses! Ces vagues dansent, courent en avant et l'emportent dans leur tourbillon.
Sanine prit une feuille de papier, et sans la moindre rature, d'un trait de plume, écrivit la lettre suivante:
«Chère Gemma!
»Vous savez quel conseil j'étais chargé de vous donner; vous connaissez le vœu de votre mère et vous savez ce qu'elle attendait de moi,—mais ce que vous ne savez pas, et ce que je dois vous dire maintenant, c'est que je vous aime, je vous aime de toute la passion d'un cœur qui aime pour la première fois! Ce feu est descendu si soudainement et avec une telle violence que je ne trouve pas de paroles! Quand votre mère est venue me voir, ce feu ne faisait encore que couver dans mon cœur,—sans quoi mon devoir d'honnête homme m'aurait fait refuser de me charger de la mission qu'elle m'a confiée… L'aveu que je vous fais est l'aveu d'un honnête homme… Vous devez savoir qui vous avez devant vous—entre nous il ne doit pas exister de malentendus. Vous voyez que je ne suis pas capable de vous donner un conseil… Je vous aime, je vous aime, je vous aime—et cet amour remplit seul mon cerveau, mon cœur!!
»DMITRI SANINE.»
Le jeune homme plia la lettre et la cacheta. Il allait sonner pour le garçon lorsqu'il se ravisa:
«Non, ce ne serait pas adroit. Si je pouvais envoyer ma lettre par
Emilio?»
Pourtant il ne pouvait pas aller chercher Emilio dans le magasin de M. Kluber au milieu des autres employés? D'ailleurs il faisait déjà nuit et le jeune garçon devait être rentré chez lui.
Tout en se livrant à ces réflexions, Sanine prit son chapeau et sortit de l'hôtel; il enfila une rue puis une autre, et à sa grande joie aperçut Emilio. Un portefeuille sous le bras, un rouleau de papier à la main, le jeune enthousiaste pressait le pas pour rentrer chez lui.
«Il est donc vrai que tous les amoureux ont leur étoile!» pensa Sanine, et il appela le jeune homme.
Emilio se retourna et courut au-devant de son ami.
Sanine lui remit la lettre et lui expliqua à qui il devait la porter.
Emilio l'écouta très attentivement.
—Personne ne doit le savoir? demanda-t-il en prenant un air mystérieux et significatif.
—C'est ça, mon petit ami, répondit Sanine un peu confus.
Il tapota la joue d'Emilio.
—S'il y a une réponse, vous me l'apporterez, n'est-ce pas? Je resterai chez moi.
—Comptez sur moi! dit gaîment Emilio, et il s'éloigna rapidement.
En route il se retourna et fit encore un signe de tête.
Sanine rentra dans sa chambre, et sans allumer la bougie, se jeta sur le canapé, joignit les mains derrière la tête, et s'abandonna aux sensations du premier amour, qu'il n'est pas utile de décrire ici; celui qui les a ressenties connaît leurs tourments et leur volupté; à celui qui ne les connaît pas, on ne saurait les faire deviner.
La porte s'entrouvrit et laissa passer la tête d'Emilio:
—J'apporte une réponse… dit-il à voix basse… La voici…
Il agita une lettre au-dessus de sa tête.
Sanine s'élança de son canapé et arracha la lettre des mains d'Emilio.
La passion dominait entièrement le jeune homme. Il n'était plus capable de songer aux convenances, ni de garder le secret de son amour… S'il avait été susceptible de réflexion, il se serait contenu devant cet enfant, le frère de Gemma.
Il s'approcha de la fenêtre, et à la lumière du réverbère qui se trouvait en face de la fenêtre, il lut les lignes suivantes:
«Je vous prie, je vous implore de ne pas venir chez nous demain, et de ne pas vous montrer chez nous de toute la journée. Il le faut, il le faut absolument.—Après, tout sera décidé… Je sais que vous ne me désobéirez pas, parce que… Gemma.»
Sanine relut deux fois ce billet. Oh! que l'écriture de Gemma lui parut belle et touchante!…
Après quelques instants de réflexion il appela à haute voix Emilio, qui, pour témoigner de sa discrétion, s'était tourné du côté du mur qu'il lacérait du bout de son ongle.
—Que désirez-vous? dit le jeune homme en courant vers Sanine.
—Ecoutez-moi, mon cher ami.
—Monsieur Dmitri, interrompit Emilio d'une voix suppliante; pourquoi ne me dites-vous pas: tu?
Sanine se mit à rire.
—Bien, bien… Écoute, mon cher petit ami… Là-bas, tu me comprends?… Tu diras que je ferai tout ce qu'on me demande… Et toi… Qu'est-ce que tu fais, demain?
—Ce que je fais? Rien. Mais je ferai tout ce que vous voudrez.
—Eh bien, si tu le peux, viens ici de bonne heure… Et nous nous promènerons ensemble jusqu'au soir dans la campagne… Cela te va-t-il?
Emilio fit des sauts de joie.
—Mais peut-il y avoir quelque chose de plus délicieux en ce monde? Me promener avec vous… Mais c'est parfait!… Pour sûr, je viendrai!…
—Et si l'on ne te laisse pas venir?
—On me laissera…
—Écoute!… Ne dis pas là-bas que je t'ai invité pour toute la journée…
—À quoi bon dire cela?… Je viendrai sans en souffler mot à personne… Le grand mal!
Emilio embrassa Sanine avec effusion et partit…
Sanine arpenta longtemps sa chambre et se coucha tard.
Il se livra de nouveau à ces sentiments doux et pénibles à la fois, à ces ivresses joyeuses qui assaillent à la veille d'une nouvelle vie.
Sanine était fort content d'avoir eu l'idée d'inviter Emilio à passer la journée avec lui. Le jeune garçon ressemblait à sa sœur.
—Il me la rappellera! pensa Sanine.
Ce qui frappait le plus Sanine, c'était le brusque changement qui s'était opéré en lui. Il lui semblait qu'il avait toujours aimé Gemma—et de ce même amour qu'il éprouvait en ce jour.
XXVI
Le lendemain à huit heures du matin, Emilio se présenta chez Sanine, tenant Tartaglia en laisse. Il n'aurait pas pu se montrer plus exact s'il était né de parents teutons.
Il avait fait un conte à sa famille en déclarant qu'il se promènerait avec Sanine jusqu'au déjeuner et qu'ensuite il irait au magasin.
Pendant que Sanine s'habillait, Emilio commença, avec hésitation, il est vrai, à lui parler de Gemma et de sa brouille avec Kluber, mais Sanine ne releva pas ces remarques et parut mécontent. Emilio prit alors un air entendu, pour montrer qu'il comprenait pourquoi il ne faut pas toucher légèrement à cette importante question, et ne se permit aucune allusion, seulement affectant de temps en temps des mines réservées et même graves.
Après avoir pris le café, les deux amis se mirent en route, à pied, pour Hausen, un petit village, situé à peu de distance de Francfort et entouré de forêts. De la, on découvre toute la chaîne du Taunus.
Le temps était beau, le soleil brillait, flamboyait, mais ne rôtissait pas… Un vent frais bruissait avec vivacité dans le feuillage vert. Sur la terre passait lestement et sans rencontrer d'obstacle l'ombre de grands et hauts nuages arrondis.
Les jeunes gens furent bientôt hors de l'enceinte de la ville, et avancèrent rapidement et gaîment sur la route soigneusement entretenue. Ils dévièrent dans les bois, où ils marchèrent pendant longtemps à l'aventure; puis ils firent un copieux déjeuner chez un traiteur au village. Ensuite ils s'amusèrent à grimper les pentes de la montagne, admirant les points de vue et prenant plaisir à jeter en bas des pierres, trouvant très drôle de les voir rouler et rebondir comme des lapins; ils continuèrent cet exercice jusqu'à ce qu'un promeneur qui passait au-dessous d'eux se mît à les injurier d'une voix forte et vibrante.
Après ils s'allongèrent sur la mousse courte et sèche d'un jaune violacé, puis ils burent de la bière chez un autre traiteur, ensuite ils se mesurèrent à un steeple-chase, pariant à qui irait le plus vite et sauterait le plus haut.
Ils découvrirent un écho et entrèrent en conversation avec lui, puis ils se mirent à chanter et à jouer à cache-cache en s'appelant par des cris. Ils luttèrent ensemble, cassèrent des branches, ornèrent leurs chapeaux de feuilles de fougère et esquissèrent même des pas de danses.
Tartaglia prenait part à ces ébats selon ses moyens et ses capacités; il ne lançait pas des pierres, mais il courait après et se roulait à leur suite comme une toupie; il hurlait quand les jeunes gens chantaient, et même pour leur tenir compagnie, il but de la bière avec un dégoût manifeste. Il tenait ce talent d'un étudiant allemand à qui il avait appartenu dans le temps. D'ailleurs, il n'obéissait guère à Emilio, beaucoup moins qu'à son véritable maître Pantaleone; ainsi quand Emilio lui disait de «parler» ou de «lire», il se contentait de remuer la queue et de tirer la langue en trompette.
Les jeunes gens avaient pourtant trouvé le loisir d'aborder des sujets philosophiques. Au début de la promenade, Sanine, en sa qualité d'aîné et d'homme raisonnable, avait amené la conversation sur la nature du fatum et l'objet de la mission de l'homme sur la terre, mais l'entretien ne resta pas longtemps à ce diapason.
Emilio trouva plus intéressant d'interroger son ami sur la Russie, lui demandant comment on s'y battait en duel, s'il y avait de belles femmes en Russie, si le russe est une langue facile à apprendre, et quelles impressions il avait ressenties au moment où l'officier l'avait visé?
Sanine, de son côté, questionna le jeune homme sur sa mère, sur son père, sur leurs affaires de famille en général, s'efforçant de ne pas mentionner le nom de Gemma mais pensant à elle tout le temps.
À vrai dire, ce n'est pas à Gemma elle-même qu'il pensait, mais au lendemain, à ce lendemain inconnu qui devait lui apporter le bonheur, le bonheur idéal, suprême!
Il lui semblait qu'une gaze fine, légère, s'étendait sur son horizon intellectuel, et derrière cette gaze qui flotte mollement, il sent… il sent la présence d'un jeune visage divin, immobile, avec un sourire caressant sur ses lèvres, et les paupières baissées, pour simuler la sévérité… Et ce visage n'est pas le visage de Gemma, c'est le bonheur lui-même!…
Enfin son heure sonne! Le rideau se lève, les lèvres s'entr'ouvrent, les paupières se lèvent, la divinité apparaît, et une lumière radieuse, et la joie, l'extase infinie…
Il pense à ce jour de demain et son âme se noie de nouveau dans l'angoisse de l'attente frémissante.
Mais cette attente et cette angoisse ne l'empêchent en rien… ne l'empêchent ni de dîner bien avec Emilio dans un troisième restaurant… Et ce n'est que par instants que jaillit en lui comme un éclair cette idée: «Si quelqu'un savait!!»
L'attente ne l'a pas empêché non plus de jouer avec Emilio au cheval fondu… en plein air, au milieu d'un pré. Aussi quelle ne fut pas la mortification de Sanine, lorsque, les jambes écartées et volant comme un oiseau par-dessus le dos d'Emilio accroupi, il se retourna aux aboiements furieux de Tartaglia, et aperçut au bord du pré deux officiers; il reconnut d'emblée son adversaire de la veille et son témoin, MM. Daenhoff et von Richter.
Les officiers, le monocle à l'œil, le regardèrent et sourirent…
Sanine se redressa aussitôt, et se détournant s'empressa de remettre vivement son pardessus en invitant Emilio à suivre son exemple, et tous les deux se remirent immédiatement en route.
Il était tard, lorsqu'ils rentrèrent à Francfort.
—On va bien me gronder, dit Emilio à Sanine en prenant congé de lui, mais, tant pis! Quelle délicieuse journée j'ai passée avec vous!
À son retour à l'hôtel, Sanine trouva un billet de Gemma.
La jeune fille lui donnait rendez-vous pour le lendemain matin, à sept heures, dans un des jardins publics si nombreux à Francfort.
Comme le cœur de Sanine battit! Avec quel bonheur, sans une minute d'hésitation il obéit à Gemma.
Et quelles joies inexprimables ce lendemain unique, inespéré et certain ne lui promettait-il pas?
Sanine couva des yeux le billet de Gemma.
La longue et élégante queue de la lettre G dont l'initiale se trouvait en haut de la feuille lui rappelait les doigts élégants et la main de Gemma…
Il songea tout à coup qu'il n'avait pas encore une seule fois effleuré cette main de ses lèvres.
Les Italiennes, pensa-t-il, contrairement à l'opinion générale, sont chastes et sévères… Quant à Gemma elle l'est encore plus que toutes les autres…
Oh! reine… déesse, marbre virginal et pur!…
«Mais le temps viendra… il n'est pas éloigné…»
Cette nuit il y eut à Francfort un homme heureux… Il dormait; mais il aurait pu répéter les paroles du poète:
Je dors… mais mon cœur veille.
Son cœur battait mais si légèrement, comme bat l'aile d'un papillon suspendu à une fleur et baigné de lumière par le soleil d'été!