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Eaux printanières

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XXVII

À cinq heures du matin Sanine était déjà réveillé; à six heures il était tout habillé et à six heures et demie, il se promenait dans le jardin non loin d'un petit pavillon que Gemma avait indiqué dans son billet.

La matinée était calme, tiède et grise. Par moments il semblait qu'il allait pleuvoir; cependant en étendant la main on ne sentait rien, bien qu'il fût possible de distinguer sur la manche du pardessus de minuscules gouttelettes, de la grosseur de perles de verre toutes menues.

Pas plus de vent que si ce phénomène n'avait jamais existé.

Les sons ne s'envolaient pas mais se répandaient dans l'air. Dans le lointain une vapeur blanche s'épaississait lentement; l'air était embaumé du parfum des résédas et des fleurs d'acacias.

Les boutiques n'étaient pas encore ouvertes, mais déjà l'on apercevait des piétons dans la rue; de temps en temps une voiture isolée roulait bruyamment… Il n'y avait pas de promeneurs dans le jardin.

Le jardinier, sans se presser, ratissait les allées, et une toute vieille femme enveloppée d'un manteau de drap noir passa en boitant. Sanine ne pouvait pas un instant prendre cet être rabougri pour Gemma, et pourtant son cœur eut un battement insolite, et il suivit des yeux avec intention cette forme noire qui s'effaçait.

L'horloge de la tour sonna sept heures. Sanine s'arrêta.

«Se pourrait-il qu'elle ne vienne pas?»

Un frisson d'effroi courut dans tous ses membres.

Le même frisson de crainte le secoua de nouveau, l'instant d'après, mais cette fois pour une cause bien différente.

Sanine avait entendu derrière lui des pas légers, le frôlement d'une robe de femme… Il se retourna: c'était elle!

Gemma se trouvait dans l'allée, un peu derrière lui. Elle portait une mantille grise et un petit chapeau sombre. Elle jeta un regard sur Sanine, puis tourna la tête de l'autre côté—enfin, arrivée près du jeune homme, elle pressa le pas et le devança.

—Gemma! dit-il à voix très basse.

Elle hocha légèrement la tête et marcha devant elle.

Il la suivit.

La poitrine de Sanine haletait et ses jambes se dérobaient sous lui.

Gemma dépassa le pavillon et prit à droite, contourna le bassin bas, dans lequel un moineau se baignait affairé, puis faisant le tour d'un massif de lilas se laissa tomber sur un banc placé derrière.

C'était un coin abrité et discret. Sanine s'assit à côté de la jeune fille.

Une minute passa pendant laquelle ni l'un ni l'autre ne prononça une parole; elle ne tournait pas les yeux sur son compagnon, et lui ne regardait pas le visage de la jeune fille, mais ses mains jointes qui tenaient une petite ombrelle.

De quoi auraient-ils pu parler? Que pouvaient-ils se dire qui fût aussi éloquent que le fait de leur présence en cet endroit, au rendez-vous, de si bon matin, et tout près l'un de l'autre?

—Vous n'êtes pas fâchée contre moi? murmura enfin Sanine.

Il eût été difficile de dire quelque chose de plus bête… Sanine le sentait lui-même… Mais au moins le silence était rompu…

—Moi?… fâchée? dit-elle… Pourquoi?… Non…

—Et vous croyez?… reprit-il.

—Ce que vous m'avez écrit?

—Oui!

Gemma baissa la tête et ne répondit pas. L'ombrelle glissa de ses mains, mais fut ressaisie avant de tomber à terre.

—Oui, ayez confiance en moi, croyez à ce que je vous ai écrit! dit
Sanine.

Toute sa timidité s'évanouit et il parla avec feu.

—S'il y a quelque chose de vrai en ce monde, quelque chose de sacré, c'est mon amour pour vous. Je vous aime passionnément, Gemma.

Elle jeta de côté sur lui un furtif regard et de nouveau fut sur le point de laisser tomber son ombrelle.

—Croyez-moi, croyez-moi, cria Sanine.

Il l'implorait, tendait les mains vers elle et n'osait pas toucher les doigts de la jeune fille.

—Dites-moi ce que je dois faire pour vous convaincre?

Elle le regarda de nouveau.

—Dites-moi, monsieur Dmitri, lorsqu'il y a trois jours vous êtes venu pour me donner un conseil… vous ne saviez pas encore… vous ne sentiez pas encore…

—Je le sentais, dit Sanine, mais je ne le savais pas encore… Je vous ai aimée du premier moment où je vous ai vue,—mais je ne me suis pas tout de suite rendu compte de ce que vous êtes devenue pour moi? Puis on m'avait dit que vous étiez fiancée… Pouvais-je refuser à votre mère la mission dont elle voulait me charger?… enfin il me semble que je vous ai conseillée de façon à vous permettre de deviner…

Des pas lourds résonnèrent… Un monsieur assez fort, un sac de voyage en sautoir, évidemment un touriste, sortit de derrière le massif après avoir, avec le sans-façon d'un étranger qui ne fait que passer, observé le couple, toussa à haute voix, et passa son chemin…

—Votre mère, reprit Sanine, dès que le bruit des pas lourds se fut éteint, m'a dit que si vous congédiiez votre fiancé cela ferait du scandale… que j'ai en quelque sorte donné prétexte aux commérages… et que… il est de mon devoir de vous engager à réfléchir avant de repousser votre fiancé, M. Kluber.

—Monsieur Dmitri, dit Gemma en passant la main sur ses cheveux du côté de Sanine:—n'appelez plus jamais M. Kluber mon fiancé… Je ne serai jamais sa femme… Il le sait.

—Vous le lui avez dit? Quand?

—Hier.

—À lui personnellement?

—À lui personnellement… à la maison… Il est venu hier.

—Gemma! vous m'aimez donc?

Elle se tourna vers lui:

—Sans cela, serais-je ici? dit-elle.

Les deux mains de la jeune fille retombèrent sur le banc. Sanine s'empara de ces deux mains inertes qui reposaient les paumes en l'air et les pressa contre ses yeux et sur ses lèvres.

Le rideau qui la veille voilait l'avenir s'était levé haut… Là était le bonheur, c'était bien son visage rayonnant!

Sanine leva la tête et regarda Gemma en face sans aucune crainte. La jeune fille avait aussi, en baissant les paupières, posé les yeux sur lui. Le regard de ces yeux à demi-clos lançait une faible lumière, voilée par les larmes douces du bonheur. Le visage de Gemma ne souriait pas… non! Il riait d'un rire muet, l'épanouissement du bonheur.

Sanine voulut attirer la jeune fille sur sa poitrine, mais elle se retourna et sans cesser de rayonner de ce rire muet, secoua négativement la tête.

«Patience, patience!» semblaient dire ces yeux emplis de bonheur.

—Oh! Gemma! cria Sanine, pouvais-je espérer que tu m'aimerais un jour?

Le cœur du jeune Russe vibra comme une corde tendue quand ses lèvres prononcèrent pour la première fois ce mot: «tu».

—Je ne le croyais pas non plus, dit doucement Gemma.

—Pouvais-je deviner, continua Sanine, pouvais-je deviner en arrivant à Francfort, où je croyais ne passer que quelques heures, que je trouverais ici le bonheur de ma vie entière?

—De ta vie entière? Est-ce vrai? demanda Gemma.

—De ma vie entière, pour toujours, et à jamais! cria Sanine avec un nouvel élan.

Le rateau du jardinier remuait le gravier à deux pas du banc sur lequel les deux jeunes gens se trouvaient.

—Allons-nous-en, rentrons chez moi…, veux-tu? proposa Gemma.

Si, à cet instant, elle eût dit à Sanine: «Jette-toi dans la mer… veux-tu?» il se serait lancé dans l'abîme sans lui donner le temps d'achever sa phrase.

Ils sortirent ensemble du jardin et se dirigèrent vers la confiserie en suivant le faubourg pour éviter les rues de la ville.

XXVIII

Sanine marchait tantôt à côté de Gemma, tantôt un peu en arrière. Il ne la quittait pas des yeux et souriait sans cesse. Elle semblait quelquefois presser le pas et à d'autres moments ralentir sa marche. Et l'un et l'autre, lui tout pâle, et elle toute rose d'émotion, ils avançaient comme dans un rêve.

Ce qui venait de se passer entre eux quelques instants auparavant, cette union mutuelle de leur âme était si soudaine, si nouvelle et si oppressive; leur vie venait de subir un changement, un déplacement si imprévu, qu'ils ne pouvaient se rendre compte de ce qui leur arrivait, et se sentaient emportés par un tourbillon, comme celui qui les avait un soir presque jetés dans les bras l'un de l'autre.

Sanine, tout en marchant, se disait qu'il voyait Gemma sous un nouvel aspect: il remarquait certaines particularités dans sa démarche et dans ses mouvements, et que tous ces riens lui devenaient chers, qu'il les trouvait exquis!

Et Gemma avait conscience de l'impression qu'elle faisait sur lui.

Ces jeunes gens aimaient pour la première fois; tous les miracles du premier amour s'accomplissaient en eux.

Le premier amour, c'est une révolution! Le va-et-vient monotone de l'existence est rompu en un instant; la jeunesse monte sur la barricade, son drapeau éclatant flotte très haut, et quel que soit le sort qui lui est réservé—la mort ou une vie nouvelle—elle envoie à l'avenir ses vœux extatiques.

—Tiens! on dirait que c'est notre vieux, s'écria Sanine en indiquant du doigt une forme drapée qui côtoyait rapidement le mur et avait l'air de vouloir passer inaperçue.

Au milieu de cet océan de bonheur, Sanine éprouvait le besoin de parler à Gemma, non pas d'amour,—cet amour était chose entendue, sacrée,—mais de sujets indifférents.

—Oui, c'est Pantaleone, dit Gemma heureuse et gaie. Il m'aura sans doute suivie… déjà hier il était toute la journée sur mes talons… Il a deviné…

—Il a deviné!

Sanine répétait avec ivresse les paroles de Gemma.

D'ailleurs qu'aurait pu dire Gemma qui ne l'eût pas jeté en extase?

Le jeune homme pria Gemma de lui raconter en détail tout ce qui s'était passé la veille.

Gemma commença son récit avec précipitation, s'embrouillant, s'interrompant pour sourire et pousser de légers soupirs, en échangeant avec son interlocuteur de rapides regards lumineux.

Elle lui raconta qu'après la discussion qu'elle avait eue avec sa mère deux jours auparavant, madame Roselli avait voulu lui arracher une réponse définitive, mais elle était parvenue à lui faire prendre patience jusqu'au lendemain dans la journée. Ce sursis n'avait pas été facile à obtenir, mais enfin elle avait fini par l'emporter.

Là-dessus survint la visite inopinée de M. Kluber. Plus empesé, plus raide que jamais, le premier commis se mit à déverser toute son indignation sur l'impardonnable gaminerie du Russe, si profondément blessante pour l'honneur de M. Kluber!

—La gaminerie, expliqua Gemma, c'était ton duel… et il voulait exiger de maman qu'elle te ferme notre porte, parce que—Gemma imita l'intonation et les gestes de Kluber—«la conduite de ce Russe jette une ombre sur mon honneur! Comme si je n'aurais pas su prendre moi-même la défense de ma fiancée, si je l'avais jugé utile ou nécessaire? Tout Francfort saura demain qu'un étranger s'est battu avec un officier à cause de ma fiancée… À quoi cela ressemble-t-il? Cela jette une tache sur mon honneur…»

—Peux-tu te figurer que maman était de son avis?… Alors tout à coup je lui ai déclaré qu'il avait tort de s'inquiéter pour son honneur et sa personne, et qu'il ne devait pas prendre ombrage au sujet des commérages qui pouvaient circuler sur le compte de sa fiancée, parce que je n'étais plus sa fiancée, et je ne serais jamais sa femme…

—Le fait est que j'avais l'intention de te parler avant de rompre définitivement avec lui… mais il était là… et c'était plus fort que moi… Maman a poussé un cri d'horreur, pendant que je sortais de la chambre. Ensuite je suis rentrée pour rendre à M. Kluber l'anneau des fiançailles… Il était profondément blessé, mais comme il est très égoïste et très vaniteux, il n'a pas fait de longs commentaires, et il est parti…

»Tu comprends tout ce que j'ai souffert à cause de maman… cela m'a fait beaucoup de peine de voir son chagrin… Je me disais déjà que j'avais été peut-être un peu trop pressée… mais j'avais ta lettre… Puis sans cette lettre, je savais…

—Que je t'aime? dit Sanine.

—Oui, que tu commençais à m'aimer.

Gemma raconta tout cela en bredouillant un peu, avec le même sourire, et baissant la voix ou se taisant tout à fait chaque fois qu'un passant venait à sa rencontre ou s'approchait d'elle.

Sanine écoutait Gemma avec ravissement, buvant le son de sa voix comme la veille il s'était émerveillé de son écriture.

—Maman est très contrariée, reprit Gemma avec volubilité,—elle ne comprend pas comment il se fait que M. Kluber m'est devenu insupportable, elle ne comprend pas que je l'ai accepté non par amour, mais parce que j'ai cédé à ses instances… Elle vous soupçonne… c'est-à-dire toi… elle est persuadée que je t'aime… et ce qui l'afflige le plus, c'est de penser qu'elle ne s'en est pas doutée et que la veille elle est allée te prier de m'influencer… C'était une étrange mission, n'est-ce pas? Maintenant elle prétend que vous êtes un sournois, que vous avez abusé de sa confiance… et elle me prédit que vous me tromperez…

—Comment, Gemma, s'écria Sanine, tu ne lui as pas dit?…

—Je ne lui ai rien dit! De quel droit lui aurais-je dit, avant d'avoir parlé avec vous?

Sanine battit des mains.

—Gemma! J'espère que maintenant tu vas lui dire tout… Tu vas me conduire près d'elle… Je veux prouver à ta mère que je ne suis pas un trompeur…

La poitrine de Sanine se soulevait sous un flot de sentiments généreux et enthousiastes.

Gemma le regardait avec scrutivité.

—Est-ce vrai? Vous voulez tout de suite venir avec moi près de maman?… Devant maman qui déclare que tout cela est impossible… que cela ne se réalisera jamais?

Il y avait un mot que Gemma ne pouvait pas se décider à prononcer, bien qu'il lui brûlât les lèvres. Sanine fut d'autant plus heureux de le prononcer lui-même.

—Mais devenir ton mari, Gemma, je ne connais pas de bonheur comparable!

Il n'y avait plus de bornes à son amour, à sa grandeur d'âme ni à ses résolutions.

Gemma, qui avait fait une pause, après ces paroles pressa le pas.

On eût dit qu'elle voulait fuir ce bonheur trop grand, trop soudain.

Mais tout à coup ses jambes vacillèrent. Du coin d'une ruelle, à quelques pas d'eux, M. Kluber surgit, coiffé d'un chapeau neuf, droit comme une flèche et frisé comme un caniche.

Il vit Gemma et reconnut Sanine; avec un ricanement intérieur, il cambra sa taille svelte et marcha au-devant du couple.

Le premier mouvement de Sanine fut du dédain, mais quand il regarda le visage de Kluber, qui s'efforçait de revêtir une expression d'étonnement, de mépris et de compassion, la vue de ce visage vermeil, banal, fit bouillonner la colère de Sanine, et le jeune homme fit quelques pas en avant.

Gemma saisit la main de Sanine et la serrant avec une dignité résolue elle regarda en face son ancien fiancé.

M. Kluber cligna des yeux, se fit petit, et passa vite à côté des jeunes gens en murmurant entre ses dents: «C'est ainsi que finit la chanson», et s'éloigna de son allure sautillante de dandy.

—Qu'a-t-il dit, l'insolent? demanda Sanine.

Il voulut courir après Kluber, mais Gemma le retint et l'entraînant avec elle, garda son bras posé sous celui du jeune homme.

Peu après ils aperçurent la confiserie. Gemma fit de nouveau une pause.

—Dmitri, Monsieur Dmitri, dit-elle, nous ne sommes pas encore entrés, nous n'avons pas encore parlé à maman… Si vous voulez prendre le temps de réfléchir… vous êtes encore libre, Dmitri.

Pour toute réponse Sanine pressa fortement le bras de Gemma contre sa poitrine et l'entraîna dans la maison.

—Maman, dit Gemma en entrant dans la chambre où était assise Frau
Lénore, je vous amène mon véritable…

XXIX

Si Gemma avait annoncé qu'elle amenait le choléra ou la mort en personne, Frau Lénore n'aurait pu manifester un désespoir plus violent.

Elle courut se réfugier dans un coin, le visage tourné contre le mur, sanglotant, gémissant; une paysanne russe ne se lamente pas autrement sur la tombe d'un mari ou d'un fils.

Gemma fut si fort troublée par cet accueil, qu'elle n'osa pas s'approcher de sa mère, mais resta pétrifiée au milieu de la chambre comme une statue. Sanine ne savait quelle contenance prendre. Un peu plus il aurait eu envie d'imiter Frau Lénore.

Cette désolation que rien ne pouvait apaiser dura toute une heure! Une heure entière!

Pantaleone trouva plus sage de fermer à clé la porte de la confiserie afin que personne ne pût entrer; par bonheur c'était trop tôt pour les clients. Le vieillard était lui-même perplexe,—tout au moins il n'approuvait pas la précipitation avec laquelle Sanine et Gemma avaient agi. Pourtant il ne se sentait pas le courage de les blâmer et restait tout disposé à leur prêter son appui s'ils en avaient besoin: Kluber lui était positivement antipathique.

Emilio se flattait d'avoir été l'intermédiaire entre son ami et sa sœur, et il était fier de l'excellente tournure que prenaient les choses! Il ne pouvait comprendre le chagrin de sa mère, et dans son for intérieur il décida que les femmes, même les meilleures d'entre elles, sont dépourvues de la faculté de compréhension.

Sanine était celui qui souffrait le plus. Dès qu'il tentait de s'approcher de madame Roselli, elle criait et se débattait et c'est en vain qu'il tenta à plusieurs reprises de lui crier de loin: «Je viens pour vous demander la main de mademoiselle votre fille.»

Frau Lénore s'en voulait surtout de son aveuglement, elle ne se pardonnait pas de n'avoir rien vu:

«Si mon Giovanni Battista était là, rien de semblable ne se serait passé!» répétait-elle à satiété.

«Mon Dieu, comment tout cela finira-t-il? pensait Sanine… cela devient bête, à la fin.»

Il avait peur de regarder Gemma qui n'osait plus lever les yeux sur lui. Elle se contentait d'offrir ses soins à Frau Lénore qui d'abord les repoussa aussi.

Mais peu à peu l'orage s'apaisa. Frau Lénore cessa de pleurer, elle permit à Gemma de la tirer du coin dans lequel elle s'était blottie, de l'installer dans le grand fauteuil près de la fenêtre, de lui donner à boire un verre d'eau sucrée avec de l'eau de fleurs d'oranger. Elle ne permit pas à Sanine de l'approcher! Oh non!—mais d'entrer dans la chambre dont elle l'avait expulsé, et elle consentit à le laisser parler sans l'interrompre.

Sanine mit immédiatement l'accalmie à profit, et déploya même une rare éloquence; il n'aurait probablement pas pu devant Gemma toute seule déclarer ses sentiments et ses intentions avec la même force de persuasion. Ses sentiments étaient les plus sincères, ses intentions les plus pures, comme celles d'Almaviva dans le «Barbier de Séville».

Il ne chercha pas à dissimuler devant Frau Lénore, ni à ses propres yeux, les désavantages de sa situation, mais ces désavantages, assurait-il, n'étaient qu'apparents.

Sans doute, il est un étranger qu'on ne connaît que depuis quelques jours: on ne sait rien de positif ni sur sa position, ni sur les moyens dont il dispose, mais il offre de fournir des preuves qui ne permettront pas de douter qu'il est de bonne famille, et pas entièrement dépourvu de fortune. Il procurera le témoignage de plusieurs de ses compatriotes. Il espère, enfin, qu'il pourra rendre Gemma heureuse, et qu'il saura adoucir pour elle la séparation d'avec sa famille.

Ce mot de séparation faillit gâter l'affaire. Frau Lénore devint toute tremblante et ne put plus tenir en place dans son fauteuil.

Sanine s'empressa d'ajouter que la séparation ne serait que temporaire et que peut-être même on trouverait moyen de l'éviter.

Sanine recueillit aussitôt les fruits de son éloquence. Frau Lénore consentit à le regarder bien qu'avec une expression de douleur et de reproche, mais la colère et le dégoût avaient disparu.

Elle continua à se plaindre, mais ses récriminations étaient plus modérées et plus douces, elle les entrecoupait de questions adressées tantôt à Sanine, tantôt à Gemma. Elle permit au jeune Russe de lui prendre la main et ne la retira pas tout de suite. Elle se remit à pleurer, mais ce n'étaient plus les mêmes larmes. Enfin elle eut un sourire triste et de nouveau exprima le regret que Giovanni Battista ne fût pas là pour voir ses enfants…

L'instant d'après, les deux criminels, Sanine et Gemma, étaient à genoux à ses pieds, et elle posait sa main sur leurs têtes; encore un petit moment et les deux jeunes gens embrassaient Frau Lénore, tandis qu'Emilio accourait dans la chambre, le visage rayonnant de bonheur, et embrassait le groupe si étroitement enlacé.

Pantaleone jeta un coup d'œil dans la chambre, sourit et aussitôt se renfrognant alla dans la confiserie pour ouvrir la porte d'entrée.

XXX

Le passage du désespoir à la tristesse, et de la tristesse à une douce résignation s'opéra assez vite chez Frau Lénore, et cette résignation se transforma bien vite en un sentiment de secret contentement qu'elle dissimulait par respect des convenances.

Sanine avait pris le cœur de Frau Lénore du premier jour qu'elle l'avait vu; une fois habituée à l'idée qu'il deviendrait son gendre, elle ne trouva plus rien de désagréable à cette perspective, bien qu'elle jugeât nécessaire de montrer un visage offensé ou plus exactement une expression d'inquiétude.

D'ailleurs tous les événements qui se succédaient depuis quelques jours étaient plus extraordinaires l'un que l'autre.

Malgré cela, Frau Lénore, en femme pratique, pensa qu'il était de son devoir de soumettre Sanine à un interrogatoire en règle, et le jeune homme qui le matin en allant à son rendez-vous avec Gemma ne songeait pas même à l'épouser,—à vrai dire, à ce moment-là il ne songeait à rien si ce n'est à sa passion,—entra avec conviction dans son rôle de fiancé et répondit de bonne grâce avec beaucoup de détails à toutes les questions de madame Roselli.

Quand Frau Lénore eut acquis la certitude que Sanine appartenait à la noblesse,—elle s'étonnait un peu qu'il ne fût pas prince—elle prit un air grave et le «prévint d'avance» qu'elle en userait avec lui en toute franchise et sans façon parce que tel était son devoir sacré de mère.

Sanine lui répondit que c'était bien ainsi qu'il l'entendait, et qu'il la priait de ne point se gêner.

Alors Frau Lénore lui dit que M. Kluber—à ce nom elle poussa un léger soupir, pinça les lèvres et s'interrompit—que M. Kluber, l'ex-fiancé de Gemma, avait actuellement huit mille gouldens de revenu, et que cette somme s'arrondissait rapidement chaque année… et pour conclure madame Roselli ajouta: «Quels sont vos revenus?»

—Huit mille gouldens, répéta Sanine lentement—cela fait environ quinze mille roubles assignats… Mon revenu est inférieur… Je possède une petite propriété dans le gouvernement de Toula; bien gérée, cette propriété pourrait donner cinq, six mille roubles… Puis je demanderai une charge publique, j'entrerai au service de l'État… j'aurai deux mille roubles de traitement.

—Au service de l'Etat, en Russie? cria Frau Lénore; je devrai me séparer de Gemma?

—Je pourrais à la place entrer dans la diplomatie, se hâta d'ajouter Sanine: je ne manque pas de relations… Alors rien ne m'empêchera de vivre à l'étranger… Enfin, ce qui vaudrait encore mieux, je vendrai ma propriété et avec le capital j'entreprendrai quelque chose… pourquoi pas le perfectionnement de votre confiserie?

Sanine comprenait parfaitement qu'il disait des choses qui n'avaient pas le sens commun, mais il se sentait un courage qui ne reculerait devant aucun sacrifice! Il n'avait qu'à jeter un coup d'œil sur Gemma, qui depuis que sa mère avait entamé une «conversation sur des choses pratiques» ne cessait d'aller et de venir dans la chambre, se levant et s'asseyant sans motif, Sanine n'avait qu'à la regarder pour se sentir prêt à consentir sur l'heure à tout ce qu'on voudrait, pourvu que la tranquillité de la jeune fille ne fût pas troublée.

—M. Kluber aussi avait l'intention de me donner une certaine somme pour améliorer la confiserie, dit après un moment d'hésitation Frau Lénore.

—Maman! maman, de grâce, cria Gemma en italien.

—Il faut que ces questions soient réglées d'avance, ma fille, dit Frau
Lénore dans la même langue.

Ensuite madame Roselli demanda à Sanine quelles sont en Russie les lois sur le mariage, et s'il n'est pas défendu à un Russe d'épouser une catholique, comme en Prusse?

À cette époque, vers 1840, toute l'Allemagne retentissait encore de la querelle entre le gouvernement prussien et l'archevêque de Cologne au sujet des mariages mixtes.

Pourtant, lorsque Frau Lénore apprit que sa fille en épousant un noble deviendrait noble elle-même, elle manifesta quelque satisfaction.

—Mais avant de vous marier vous devez aller en Russie! s'écria-t-elle.

—Pourquoi donc?

—Pour obtenir l'autorisation de votre souverain.

Sanine assura qu'il n'avait nullement besoin de cette autorisation pour se marier, mais qu'il serait peut-être obligé de retourner en Russie pour très peu de temps, afin de vendre sa propriété et de rapporter l'argent dont il avait besoin.

Rien que de parler de voyage il sentit son cœur se serrer douloureusement; Gemma en le regardant comprit qu'il souffrait, elle rougit et resta pensive.

—Je vous prierai de me rapporter de Russie des fourrures d'astrakan, dit Frau Lénore… J'ai entendu dire que l'astrakan est remarquablement bon et pas cher du tout.

—Avec le plus grand plaisir, j'en apporterai aussi à Gemma…

—Et à moi un bonnet de cuir de Russie brodé d'argent, dit Emilio en passant sa tête à la porte de l'autre chambre.

—Très bien… je te l'apporterai, et des pantoufles pour Pantaleone.

—À quoi bon! À quoi bon! reprit Frau Lénore. Mais parlons de choses sérieuses… Vous dites, ajouta-t-elle, que vous vendrez la propriété… vous vendrez aussi les paysans?

Sanine sentit comme un aiguillon qui le piquait. Il se souvint que lorsqu'il avait causé du servage avec madame Roselli et sa fille, il avait déclaré que cette institution lui semblait coupable et que pour rien au monde il ne vendrait ses serfs parce qu'il trouvait ce trafic immoral.

—Je m'efforcerai, dit-il non sans trouble, de vendre ma propriété à quelqu'un que je connaîtrai bien, et qui sera humain, ou peut-être que mes moujicks voudront se racheter.

—Ce serait de beaucoup le mieux, dit Frau Lénore, car vendre des êtres humains!…

Barbari! murmura Pantaleone qui montrait sa tête derrière Emilio.

Il secoua son toupet et disparut.

«En effet ce n'est pas beau!», pensa Sanine et il regarda à la dérobée
Gemma.

La jeune fille semblait ne pas avoir entendu ses dernières paroles.

«Tant mieux!» se dit Sanine, et la conversation pratique avec Frau
Lénore se prolongea jusqu'au dîner.

Frau Lénore finit par devenir très affectueuse, elle appela Sanine Dmitri tout court, le menaça gentiment du doigt et promit de le punir de sa conduite rusée.

Elle le questionna minutieusement sur sa parenté: «Parce que, dit-elle, c'est une chose très importante», elle se fit décrire la cérémonie nuptiale selon le rite de l'Église russe, et s'extasia d'avance devant Gemma en robe blanche de mariée avec la couronne d'or sur la tête.

—C'est que ma fille est belle, comme une reine! ajouta-t-elle avec un maternel orgueil.

—Il n'y a pas de reine qui soit aussi belle.

—Il n'y a pas deux Gemma au monde! s'écria Sanine.

—C'est pour cela qu'elle s'appelle Gemma! (En italien Gemma veut dire gemme.)

La jeune fille courut vers sa mère et se mit à l'embrasser.

Elle commençait seulement à se sentir tout à fait allégée de la douleur qui l'oppressait.

Sanine se sentit tout à coup si heureux; son cœur se remplit d'une telle joie d'enfant à la pensée que les rêves dont il s'était bercé il n'y a pas longtemps dans cette maison se réalisaient déjà, un tel besoin d'activité s'empara de tout son être, qu'il voulut entrer dans la confiserie et se tenir au comptoir comme il l'avait fait quelques jours auparavant.

—J'en ai le droit maintenant, se disait-il, je suis ici chez moi!

Il s'assit au comptoir, fit le marchand, vendit à deux fillettes une livre de bonbons en leur en donnant un kilo, et en demandant la moitié du prix.

Au dîner, il s'assit à côté de Gemma, comme son fiancé officiel.

Frau Lénore se livrait toujours à ses combinaisons pratiques, tandis qu'Emilio suppliait Sanine de l'emmener en Russie avec lui.

Il fut décidé que Sanine partirait dans deux semaines.

Seul, Pantaleone restait un peu morose; Frau Lénore jugea même opportun de lui dire: «Mais c'est vous qui avez servi de témoin.» Pantaleone jeta un regard en dessous.

Gemma garda presque tout le temps le silence, mais jamais son visage n'avait été plus beau ni plus lumineux.

Après le dîner elle appela Sanine pour une minute au jardin, et parvenue au banc où deux jours auparavant elle avait trié les cerises, elle dit au jeune homme:

—Dmitri, ne te fâche pas, mais je veux encore une fois te rappeler que tu ne dois pas te croire irrévocablement lié?…

Il ne lui laissa pas achever sa phrase…

Gemma détourna son visage:

—Quant à l'autre chose… quant à la différence de religion dont parle maman, reprit Gemma en sortant une petite croix de grenat attachée à son cou par un fin cordon de soie… elle tira fortement le cordon, le rompit et tendit la croix au jeune homme en disant:

—Puisque je suis à toi, ta religion sera la mienne.

Les yeux de Sanine étaient encore humides lorsqu'il rentra avec Gemma dans la chambre.

Le soir toute la famille avait repris son train habituel et même on joua une partie de tresette.

XXXI

Sanine se réveilla le lendemain de très bonne heure. Il avait atteint la cime du bonheur humain. Mais ce n'est pas ce sentiment de bonheur qui l'empêchait de dormir, et troublait sa béatitude, mais une question d'ordre matériel, une question fatale: comment faire pour vendre sa propriété le plus vite et le plus avantageusement possible.

Une foule de plans s'entrecroisaient dans son cerveau, mais il ne voyait pas nettement sa voie. Il sortit de l'hôtel pour sentir l'air et réfléchir. Il voulait se présenter devant Gemma avec un plan arrêté.

Tout à coup son attention fut arrêtée sur un personnage qui venait en sens inverse, une forme épaisse, mais correctement habillée, qui se balançait en vacillant légèrement sur de gros pieds.

Sanine se demanda où il avait vu cette nuque couverte de cheveux d'un blond blanchâtre, cette tête qui semblait chevillée directement sur les épaules, ce dos replet, débordant de graisse, ces bras boursouflés qui pendaient le long du torse. Sanine se demanda s'il se pouvait vraiment qu'il eût devant les yeux Polosov, son camarade de pension, qu'il n'avait pas revu depuis cinq ans.

Lorsque le nouveau venu l'eut dépassé, Sanine courut après lui, le devança puis se retourna… Il vit un large visage jaunâtre, de petits yeux de cochon avec des cils et des sourcils blancs, un nez court et plat, de grosses lèvres qui semblaient collées l'une à l'autre, un menton rond et imberbe. À l'expression aigre, indolente, méfiante de cette tête, il n'eut plus de doute, c'était bien Hippolyte Polosov!

«Encore une fois, ce doit être mon étoile qui me l'envoie!» se dit
Sanine.

—Polosov, Hippolyte Sidoritch, est-ce toi?

Le personnage s'arrêta, leva ses petits yeux, hésita un instant, puis desserrant les lèvres dit d'une voix de fausset un peu enrouée:

—Dmitri Sanine?

—Oui, moi-même! répliqua Sanine.

Il secoua une des mains de Polosov couvertes de gants gris-cendre, un peu étroits, et qui pendaient inertes sur ses cuisses rebondies.

—Y a-t-il longtemps que tu es ici? demanda Sanine,—d'où viens-tu? À quel hôtel?

—Je suis arrivé hier de Wiesbaden pour faire des emplettes pour ma femme… et je retourne aujourd'hui à Wiesbaden.

—Ah! c'est vrai! l'on m'a dit que tu es marié… et que ta femme est d'une beauté remarquable.

Les yeux de Polosov vaguèrent de droite et de gauche.

—Oui, on le dit, répondit-il.

Sanine se mit à rire.

—Je vois que tu n'es pas changé… Tu as toujours le même flegme… comme dans le temps, au pensionnat.

—Pourquoi changerais-je?

—On dit encore,—Sanine appuya sur ce mot «on dit»—que ta femme est très riche.

—Oui, on le dit aussi!

—Et toi, tu ne le sais pas au juste, toi?

—Moi, mon ami, je ne me mêle pas des affaires de ma femme.

—Tu ne te mêles pas des affaires de ta femme, d'aucune?

De nouveau les yeux de Polosov vaguèrent en tous sens.

—D'aucune… Ma femme va de son côté—et moi, du mien…

—Où vas-tu maintenant? demanda Sanine.

—Dans ce moment je ne vais nulle part, je reste debout dans la rue à causer avec toi; et quand notre conversation sera finie, je rentrerai à l'hôtel et je déjeunerai.

—M'acceptes-tu pour compagnon?

—C'est-à-dire que tu veux déjeuner avec moi?

—Oui!

—Avec plaisir. C'est toujours plus agréable de manger à deux… Tu n'es pas bavard?

—Je ne crois pas…

—Cela me va…

Polosov se remit en marche. Sanine se plaça à côté de lui.

Les lèvres de Polosov se collèrent de nouveau, il ronflait et se balançait silencieusement.

«Mais comment cette bûche a-t-elle pu attraper une femme si belle et si riche? pensa Sanine. Personnellement il n'avait pas de fortune, il n'est pas de haute noblesse, il n'est pas même intelligent. Au pensionnat il passait pour un garçon obtus, dormeur et glouton; on l'avait surnommé le «baveux…» Mais, continua Sanine à part lui, puisque sa femme est riche, pourquoi ne m'achèterait-elle pas ma propriété? Polosov a beau dire qu'il ne se mêle pas des affaires de sa femme, je n'en crois rien! Puis je demanderai un prix avantageux pour lui? Pourquoi ne pas faire une tentative? C'est peut-être ma bonne étoile qui me l'a envoyé?… Oui, c'est décidé… je lui en parlerai.»

Polosov conduisit Sanine dans un des plus grands hôtels de Francfort où il occupait, cela va sans dire, la plus belle chambre.

En entrant, Sanine trouva sur les chaises, sur les tables, des cartons, des boîtes, des paquets empilés…

—Voilà mes emplettes pour Marie Nicolaevna!… dit Polosov en se laissant choir dans un fauteuil. Ouf! qu'il fait chaud, gémit-il en desserrant sa cravate.

Il sonna pour le maître d'hôtel et choisit soigneusement le menu d'un copieux déjeuner.

—Puis, ajouta-il, à une heure la voiture… vous entendez… à une heure précise…

Le maître d'hôtel se courba en deux dans un salut obséquieux et disparut.

Polosov déboutonna son gilet. Rien qu'à le voir relever ses sourcils, souffler avec peine et retrousser son nez, il était facile de deviner que parler lui était un effort pénible, et qu'il se demandait, non sans inquiétude, si Sanine l'obligerait à donner de l'exercice à sa langue ou si son ami ferait les frais de la conversation. Sanine comprit l'état d'esprit de son ancien camarade et ne l'importuna plus de questions, se bornant à lui demander ce qu'il lui était indispensable de savoir.

Il apprit que Polosov avait été pendant deux ans dans l'armée en qualité de uhlan.—«Ce qu'il devait être gracieux dans la courte veste des uhlans!» pensa Sanine.

Polosov confia encore à son ami qu'il était marié depuis quatre ans et que depuis deux ans il voyageait à l'étranger avec sa femme, qu'elle faisait une cure d'eau à Wiesbaden, et que de là elle irait à Paris.

De son côté Sanine ne fut pas bavard en parlant de son passé ni de ses plans, il aborda directement le sujet qui l'intéressait entre tous—c'est-à-dire son désir de vendre ses terres.

Polosov l'écoutait sans dire un mot, jetant seulement un regard sur la porte par laquelle on devait apporter le déjeuner. Enfin le déjeuner fut servi. Le maître d'hôtel accompagné de deux garçons parut, ils portaient plusieurs plats sous de lourds couvercles d'argent.

—Ta propriété se trouve dans le gouvernement de Toula? dit Polosov en s'asseyant à table et en passant le coin de sa serviette dans son col de chemise.

—Oui, dans le gouvernement de Toula!

—Dans le district d'Efremoff… Je connais!…

—Tu connais ma propriété d'Alexéevka? demanda Sanine en prenant place à table.

—Je crois bien que je la connais.

Polosov porta à la bouche un morceau d'omelette aux truffes.

—Ma femme possède des terres dans le voisinage… Eh! garçon, débouchez cette bouteille!… Ces terres sont bonnes… mais tes moujiks t'ont coupé ton bois… À propos, pourquoi veux-tu vendre ton bien?…

—J'ai besoin de réaliser l'argent… oui… je vendrai bon marché, tu feras une bonne affaire en me l'achetant.

Polosov but d'un trait un verre de vin, s'essuya la bouche avec sa serviette et se remit à mastiquer lentement et avec bruit.

—Oui… dit-il enfin… Moi je n'achète pas de propriétés… je n'ai pas de capital… Passe-moi le beurre… Mais ma femme achètera peut-être ton bien… Parle-lui de ton affaire… Si tu ne demandes pas cher… elle ne craint pas d'acheter… Mais quels ânes que ces Allemands? Ils ne savent pas préparer le poisson! Qu'y a-t-il de plus simple!… Et ils parlent de l'unification de leur Vaterland… Garçon, emportez cette saleté…

—Mais c'est donc vrai? Ta femme gère seule ses propriétés?… demanda
Sanine.

—Toute seule!… Les côtelettes sont bonnes… Je te les recommande!… Je t'ai déjà dit que je ne me mêle pas des affaires qui concernent ma femme, et je te le répète.

Polosov continua de faire claquer ses lèvres en mâchant.

—Hum!… Mais comment ferai-je pour lui parler de cette affaire moi-même?

—Mais la plus simplement du monde… Va lui faire visite à Wiesbaden… Ce n'est pas loin d'ici… Garçon, de la moutarde anglaise?… Vous n'en avez pas?… Quels animaux!… Mais ne perdons pas de temps! Nous partons après-demain… Laisse-moi remplir ton petit verre. Tu verras quel bouquet… Ce n'est pas du vinaigre.

Le visage de Polosov s'anima et se colora… Il s'animait uniquement lorsqu'il mangeait et buvait.

—Vraiment, je ne sais pas comment faire, dit Sanine.

—Mais es-tu si pressé de vendre?

—Certainement, je suis très pressé.

—Et il te faut beaucoup d'argent?

—Beaucoup… Vois-tu… je te dirai tout… je me marie!

Polosov posa sur la table le verre qu'il portait déjà à ses lèvres.

—Tu te maries! s'écria-t-il d'une voix enrouée par l'étonnement, et en joignant ses mains grassouillettes sur son ventre. Tu te maries! et comme cela, soudainement?

—Oui… soudainement.

—Ta fiancée est sans doute en Russie?

—Non, elle n'est pas en Russie!…

—Où est-elle?

—Ici, à Francfort!

—Et qui est-elle?

—Elle est Allemande… c'est-à-dire, non, Italienne… Elle est de
Francfort.

—Elle a de l'argent?

—Non, elle n'a pas d'argent.

—Donc, c'est une grande passion?

—Que tu es drôle!… Oui, je l'aime beaucoup.

—Et c'est pour cela qu'il te faut de l'argent?

—Mais oui, oui, oui!…

Polosov vida son verre, se rinça la bouche, se lava les mains qu'il essuya soigneusement dans sa serviette, sortit de sa poche un cigare et l'alluma.

Sanine le regardait sans rien dire.

—Je ne vois qu'un moyen, dit enfin Polosov, en rejetant la tête en arrière et en laissant échapper la fumée en fines spirales. Va voir ma femme! Si elle veut, elle peut te tirer de peine.

—Mais comment puis-je voir ta femme, puisque tu dis que vous partez après-demain?

Polosov ferma les yeux.

—Eh bien, voici mon conseil, dit-il enfin, en tournant le cigare avec ses lèvres et en soupirant… Rentre chez toi, fais vite tes préparatifs de voyage, et reviens ici… À une heure, je pars… Ma voiture est grande, je te prendrai avec moi… C'est ce qu'il y a de mieux à faire… Et maintenant, je vais faire une petite sieste… Quand j'ai mangé, j'ai envie de dormir un peu… Mon tempérament l'exige et je cède… Et toi, ne m'empêche pas non plus de dormir…

Sanine réfléchit, réfléchit… puis tout à coup leva la tête: il avait pris une résolution.

—J'irai avec toi… Merci! À midi et demi je serai ici… et nous irons ensemble à Wiesbaden… J'espère que ta femme ne m'en voudra pas?

Mais Polosov ronflait déjà. Lorsqu'il avait dit: «Ne m'empêche pas…» il avait allongé un peu les jambes et il s'était endormi comme un enfant.

Sanine jeta encore une fois un regard sur ce gros visage, cette tête sans cou, ce menton en l'air et tout rond qui ressemblait à une pomme, puis courut à la confiserie Roselli pour prévenir Gemma de son absence.

XXXII

Il trouva la jeune fille avec sa mère dans la confiserie.

Frau Lénore, courbée en deux, mesurait la distance entre les fenêtres.

En apercevant Sanine, elle se redressa et l'accueillit joyeusement, mais avec un peu de confusion.

—Depuis notre conversation hier après midi, dit-elle, je ne songe plus qu'aux améliorations qu'on pourrait apporter à notre magasin… Ici, je voudrais des étagères avec des tablettes de glace avec tain… c'est la mode maintenant… puis ici…

—Bon, bon, dit Sanine en l'interrompant… nous y penserons… Mais, pour le moment, venez avec moi; j'ai une nouvelle à vous communiquer.

Il prit Frau Lénore et Gemma par le bras et les entraîna dans la pièce voisine. Frau Lénore, inquiète, laissa échapper la mesure qu'elle tenait à la main…

Gemma, sur le point de ressentir quelque appréhension, leva les yeux sur Sanine et se rassura. Le visage du jeune homme marquait la préoccupation, mais en même temps un courage inébranlable et de la décision…

Il invita les deux femmes à s'asseoir et resta debout devant elles, gesticulant à tour de bras, s'ébouriffant les cheveux pendant qu'il leur racontait sa rencontre inopinée avec Polosov, le voyage proposé à Wiesbaden, et la perspective de pouvoir peut-être vendre ses terres.

—Comprenez-vous mon bonheur? cria-t-il. Si mes démarches aboutissent, je ne serai pas obligé d'aller en Russie!… Nous pourrons célébrer le mariage beaucoup plus tôt que je n'avais pensé!…

—Quand devez-vous partir? demanda Gemma.

—Aujourd'hui même, dans une heure; mon ami a loué une chaise de poste et m'emmène avec lui.

—Vous nous écrirez?

—En arrivant. Dès que j'aurai parlé avec cette dame, je vous ferai savoir où nous en sommes…

—Cette dame, à ce que vous dites, est très riche? demanda Frau Lénore.

—Immensément riche. Son père était archi-millionnaire, et lui a laissé toute sa fortune en mourant.

—Pour elle toute seule? Vraiment, vous avez de la chance!… Mais tâchez de ne pas vendre trop bon marché… Soyez prudent et ferme! Ne vous emballez pas! Je comprends votre désir de vous marier le plus tôt possible… mais la prudence avant tout! N'oubliez pas que plus le prix que vous obtiendrez pour votre propriété sera élevé, plus vous aurez pour vous deux—et pour vos enfants.

Gemma se détourna. Sanine recommença à gesticuler:

—Vous pouvez compter sur ma sagesse, Frau Lénore… Je ne permettrai pas qu'on marchande. Je dirai à cette dame le prix raisonnable; si elle le donne—tant mieux!… si elle ne le donne pas—tant pis!…

—Vous avez déjà vu cette dame? demanda Gemma.

—Je ne l'ai jamais vue.

—Et quand reviendrez-vous?

—Si l'affaire ne s'emboîte pas, je reviendrai demain; si je vois qu'il peut en sortir quelque chose, je resterai encore un ou deux jours… En tout cas, je ne prolongerai pas mon séjour un moment de plus qu'il ne faudra… Je laisse ici mon âme!… Mais je dois encore passer chez moi avant mon départ. Frau Lénore, donnez-moi votre main pour me porter bonheur!… Cela se fait toujours en Russie.

—La main droite ou la gauche?

—La main gauche, parce qu'elle est plus près du cœur… Je reviendrai demain, «avec le bouclier ou sur le bouclier!…» J'ai le pressentiment que je reviendrai vainqueur. Au revoir, mes bonnes, mes chères amies…

Il embrassa Frau Lénore, et pria Gemma de lui permettre d'entrer dans sa chambre pour un instant, pour une communication importante.

Il voulait tout simplement rester un instant seul avec elle.

Frau Lénore le comprit ainsi et n'eut pas la curiosité de demander quelle pouvait être cette communication importante.

Sanine entrait pour la première fois dans la chambre de la jeune fille.

Tout l'enchantement de l'amour, son ardeur, son extase et sa douce terreur s'emparèrent de lui, pénétrèrent avec impétuosité dans son âme dès qu'il eut franchi ce seuil sacré.

Il jeta tout autour de lui un regard attendri, tomba aux pieds de la jeune fille et pressa son visage contre sa robe.

—Tu es à moi? dit-elle.—Tu reviendras bientôt?

—Je suis à toi… Je reviendrai, répéta-t-il d'une voix étouffée.

—Je t'attendrai…

Quelques minutes plus tard, Sanine était dans la rue et courait dans la direction de son hôtel. Il n'avait pas remarqué que, derrière lui, Pantaleone, tout ébouriffé, était sorti par la porte de la confiserie et prononçait des paroles que Sanine n'entendit pas, brandissant sa main levée, comme dans un geste de menace.

À une heure moins un quart, exactement, Sanine entra chez Polosov.
Devant l'hôtel attendait une voiture attelée de quatre chevaux.

Lorsque Polosov vit venir Sanine, il dit simplement: «Ah! tu t'es décidé!» puis il mit son manteau, des galoches, se boucha les oreilles avec des tampons d'ouate, bien que ce fût l'été, et descendit sur le perron.

Les garçons, sur ses ordres, avaient déjà placé dans la voiture les nombreuses emplettes, avaient capitonné sa place de coussins de soie et disposé tout autour des petits sacs et des paquets, à ses pieds ils avaient posé un panier de provisions et assujetti la malle au siège du cocher.

Polosov paya tout le monde largement, et respectueusement soutenu sous les bras par le concierge il entra en geignant dans la voiture, s'assit après avoir palpé les objets tout autour de lui, choisit un cigare, l'alluma, et alors seulement, avec le doigt, fit signe à Sanine d'entrer aussi dans la voiture. Sanine prit place à côté de lui.

Polosov dit au concierge de recommander au postillon d'aller vite s'il tenait à un bon pourboire.

Le marchepied de la chaise de poste fut refermé avec fracas, les portières claquèrent et la voiture s'ébranla.

XXXIII

Actuellement le chemin de fer parcourt en moins d'une heure la distance de Francfort à Wiesbaden, mais à cette époque il fallait trois heures en voiture-express: on changeait cinq fois de chevaux.

Polosov sommeillait, puis dodelinait en tenant son cigare entre les dents, et parlait très peu. Il ne regarda pas une fois par la portière; les points de vue ne l'intéressaient pas; il déclara même que «la nature, c'est ma mort!»

Sanine, de son côté, se taisait et restait indifférent à la beauté du paysage: il était entièrement absorbé par ses pensées et ses souvenirs.

Aux relais, Polosov payait sans marchander les distances parcourues, regardait l'heure à sa montre, et distribuait aux postillons des pourboires proportionnés à leur zèle.

À mi-chemin il sortit du panier deux oranges, choisit la meilleure, la garda pour lui et offrit l'autre à Sanine.

Celui-ci, qui observait son compagnon de route, partit tout à coup d'un éclat de rire.

—De quoi ris-tu? demanda Polosov en détachant soigneusement la peau de l'orange avec ses ongles courts et blancs.

—De quoi je ris? s'écria Sanine: mais de notre voyage!…

—Et pourquoi? demanda Polosov en faisant disparaître dans sa bouche tout un quartier d'orange…

—Mais c'est ce voyage qui me paraît singulier!… Hier je pensais à me trouver ici avec toi comme à me rencontrer avec l'empereur de la Chine… et aujourd'hui je suis en route avec toi, pour vendre ma propriété à ta femme, que je n'ai jamais vue!

—Tout est possible! répondit Polosov. En avançant en âge tu en verras bien d'autres… Par exemple, est-ce que tu te représentes ton ami Polosov sur un cheval d'ordonnance?… Eh bien! cela m'est arrivé… Et en me voyant le grand duc Mikhail Pavlovitch a commandé: «Au trot, faites aller au trot ce gros cornette!»

Sanine se gratta l'oreille.

—Je t'en prie, parle-moi un peu de ta femme! Quel est son caractère?
J'ai besoin de le savoir…

—Le grand-duc pouvait à son aise commander «Au trot», continua Polosov avec ressentiment, mais moi, comment devais-je me tenir à cheval? Aussi leur ai-je dit: Vous pouvez garder vos grades, vos épaulettes… moi, je n'en veux plus!… Ah! tu veux que je te parle de ma femme?… Eh bien! ma femme est un être humain comme tous les autres… seulement «ne lui mets pas le doigt dans la bouche», elle n'aime pas cela!… Mais avant tout parle beaucoup avec elle de choses qui font rire… Raconte-lui tes amours… mais d'une façon amusante… tu me comprends?

—Comment, d'une façon amusante?

—Mais oui, tu m'as dit… que tu es amoureux… que tu as l'intention de te marier… Eh bien! raconte-lui toute l'affaire…

Sanine se sentit blessé.

—Mais que peux tu trouver d'amusant dans mon mariage?

Polosov se contenta de regarder Sanine dans les yeux pendant que le jus de l'orange coulait sur son menton.

—C'est ta femme qui t'a demandé d'aller à Francfort pour faire ces emplettes? demanda Sanine après quelques moments de silence.

—Oui, c'est elle-même!

—Quelles emplettes?

—Mais… des joujoux!

—Des joujoux!… Tu as des enfants?

À cette question, Polosov s'éloigna de Sanine.

—Qu'est-ce que tu dis là? Pourquoi aurais-je des enfants?… Les joujoux, ce sont des colifichets… des articles de toilette…

—Tu t'y entends?

—Je m'y entends…

—Mais tu m'as dit que tu ne te mêles jamais des affaires qui concernent ta femme!

—Je ne me mêle pas d'autre chose… rien que de sa toilette… cela me désennuie… Ma femme a bonne opinion de mon goût… Puis je sais marchander.

Polosov commençait à égrener ses phrases… Il était déjà fatigué.

—Et elle est très riche, ta femme?

—Oui, elle est assez riche… mais tout pour elle.

—Il me semble pourtant que tu n'as pas à te plaindre?

—Mais aussi, je suis son mari! Il ne manquerait plus que cela, que je n'en profite pas! Je lui suis utile… Elle y trouve son profit… Je suis commode!…

Polosov s'essuya le visage avec son foulard et se mit à souffler péniblement, comme pour dire: «Épargne-moi donc; ne me fais plus dire un mot; tu vois comme cela me fatigue de parler.»

Sanine le laissa tranquille et s'enfonça de nouveau dans ses réflexions.

À Wiesbaden, l'hôtel devant lequel s'arrêta la voiture ressemblait plutôt à un palais. Aussitôt des sonnettes tintèrent dans les couloirs et il y eut tout un remue-ménage parmi le personnel.

Des valets en habit apparurent à l'entrée; le portier brodé d'or sur toutes les coutures d'un coup de main ouvrit la portière.

Polosov descendit de voiture en triomphateur et commença l'ascension de l'escalier embaumé et couvert de tapis.

Un homme très correctement vêtu de noir, à la physionomie russe, courut au-devant de lui; c'était son valet de chambre.

Polosov lui annonça que dorénavant il le prendrait partout avec lui, parce que la veille à Francfort on l'avait laissé passer la nuit sans eau chaude!

Le visage du valet exprima l'horreur, puis il se baissa lestement et retira les galoches du barine.

—Est-ce que Maria Nicolaevna est chez elle? demanda Polosov.

—Madame est chez elle… Madame s'habille… Madame dîne chez la comtesse Lassounski.

—Ah! chez la comtesse!… Écoute! il y a dans la voiture des effets… prends-les toi-même et apporte-les ici… Et toi, Dmitri Pavlovitch, dit-il à Sanine, choisis-toi une chambre et viens me rejoindra dans trois quarts d'heure… Nous dînerons ensemble..

Polosov s'éloigna, et Sanine demanda une chambre parmi les plus modestes. Quand il eut rajusté sa toilette et se fut un peu reposé, il entra dans le vaste appartement occupé par «Son Altesse le prince Polosov.»

Il trouva «Son Altesse» assis dans un fauteuil de velours écarlate au milieu d'un salon resplendissant.

Le flegmatique ami de Sanine avait trouvé le temps de prendre un bain et de se revêtir d'une très riche robe de chambre de satin; sa tête était ornée d'un fez couleur de fraise.

Sanine s'approcha de lui et le contempla quelque temps.

Polosov restait assis, immobile, comme une idole dans sa niche; il ne tourna pas la tête du côté de Sanine, ne remua pas les paupières, ne proféra pas un son.

C'était un spectacle vraiment majestueux.

Après l'avoir admiré quelques instants, Sanine se disposait à parler pour rompre ce silence auguste, lorsque tout à coup la porte de la chambre voisine s'ouvrit, et sur le seuil apparut une jeune et jolie femme, vêtue d'une robe de soie blanche ornée de dentelles noires, avec des diamants aux poignets et autour du cou.

C'était Maria Nicolaevna Polosov.

Les cheveux roux, touffus, tombaient des deux côtés de la tête en nattes toutes prêtes à être relevées.

XXXIV

—Ah, pardon! s'écria Maria Nicolaevna avec un sourire demi-confus, demi-moqueur.

Elle releva d'une main le bout d'une de ses nattes, et attacha sur
Sanine le regard de ses grands yeux gris et clairs.

—Je ne vous savais pas encore ici.

—Sanine Dmitri Pavlovitch, un ami d'enfance, dit Polosov, sans bouger de sa place et en montrant Sanine du doigt.

—Oui, je sais… Tu m'as déjà parlé de lui… Je suis enchantée de faire votre connaissance… Mais je suis venue pour te demander un service, Hippolyte Sidorovitch… Ma femme de chambre est si maladroite aujourd'hui.

—Tu veux que je donne un coup de main à ta coiffure…

—Oui, oui, je t'en prie. Excusez-moi, répéta Maria Nicolaevna avec le même sourire.

—Elle fit un signe de tête à Sanine, pirouetta sur elle-même et disparut dans l'autre chambre en laissant l'impression rapide mais harmonieuse d'un cou exquis, d'épaules splendides et d'une taille admirable.

Polosov se leva—et se balançant lourdement suivit sa femme dans l'autre chambre.

Sanine ne douta pas un instant que la jeune femme sût parfaitement qu'il se trouvait dans le salon du «prince Polosov», et que cette petite comédie avait été jouée à son intention, pour montrer des cheveux qui valaient d'ailleurs la peine d'être vus.

Sanine fut content de l'apparition de la jolie dame.

«Si elle a voulu m'éblouir par sa beauté, pensa-t-il, qui sait, peut-être se montrera-t-elle coulante pour l'achat de la propriété.»

Son âme était tellement remplie du souvenir de Gemma, que toutes les autres femmes lui étaient indifférentes, c'est à peine s'il les voyait, et cette fois il se contenta de penser «Oui, on avait raison de me dire que cette dame est fort belle!»

S'il ne s'était pas trouvé dans cet état exceptionnel, il se serait certainement exprimé autrement.

Maria Nicolaevna, née Kolychkine, était une femme qu'on ne pouvait s'empêcher de remarquer. Ce n'est pas qu'elle fût une beauté incontestée: on distinguait nettement en elle les traces de son origine plébéienne. Le front était bas, le nez un peu charnu et légèrement retroussé: elle ne pouvait pas se glorifier non plus de la finesse de sa peau, ni de l'élégance de ses mains et de ses pieds… mais que signifiaient ces détails?

Celui qui la voyait ne restait pas en contemplation devant une «beauté sacrée» comme disait le poète Pouchkine, mais devant le prestige d'un vigoureux et florissant corps de femme, russe et tzigane… et il n'y avait pas moyen de ne pas tomber en arrêt devant elle.

Mais l'image de Gemma protégeait Sanine, comme le triple bouclier que chante le poète.

Dix minutes plus tard Maria Nicolaevna apparut de nouveau avec son mari.

Elle s'approcha de Sanine… et sa démarche était si séduisante, que certains originaux… hélas! que ces temps sont loin,—devenaient follement épris de Maria Nicolaevna rien que pour sa démarche.

«Lorsque cette femme marche à ta rencontre, on dirait que le bonheur de ta vie entre par la même porte! disait un de ses adorateurs.

Elle tendit la main à Sanine et lui dit de sa voix caressante et contenue:

—Vous ne vous retirerez pas avant mon retour n'est-ce pas? Je rentrerai de bonne heure…

Sanine s'inclina respectueusement, tandis que Maria Nicolaevna disparaissait derrière la portière; sur le seuil elle tourna la tête en arrière et sourit, et de nouveau Sanine ressentit la même impression harmonieuse qu'il avait éprouvée un moment auparavant.

Lorsque Maria Nicolaevna souriait on voyait se creuser sur chacune de ses joues non pas une, mais trois petites fossettes—et ses yeux souriaient plus encore que ses lèvres, longues, empourprées et rayonnantes avec deux minuscules grains de beauté à gauche.

Polosov se traîna jusqu'à son fauteuil. Il ne disait mot, comme auparavant; mais un sourire moqueur, étrange, de temps en temps plissait ses joues bouffies, incolores et déjà ridées.

Il avait l'air vieillot, bien qu'il n'eût que trois ans de plus que
Sanine.

Le dîner que Polosov servit à Sanine aurait pu satisfaire le gourmet le plus consommé, mais Sanine le trouva sans fin et insupportable!

Polosov mangeait lentement «avec sentiment, conviction et lenteur», se penchant avec attention sur son assiette, et flairant presque chaque morceau.

D'abord il se rinçait la bouche avec du vin, et après seulement il l'avalait en faisant claquer ses lèvres…

Quand on servit le rôti, sa langue se délia subitement… mais sur quel sujet?… Sur des moutons dont il voulait faire venir tout un troupeau dans sa propriété… et il en parlait avec amour, accumulant les détails, et n'employant que les diminutifs affectueux…

Après avoir bu une tasse de café noir en ébullition,—il avait à plusieurs reprises pendant le dîner rappelé au garçon d'une voix courroucée et larmoyante que la veille on lui avait servi du café froid, froid comme la glace—Polosov, tout en mordillant entre ses dents jaunes et tordues un havane, s'endormit, selon son habitude et à la grande joie de Sanine. Le jeune homme se mit à arpenter le salon sur le tapis épais, rêvant à sa vie future avec Gemma, et aux nouvelles qu'il pourrait lui porter le lendemain.

Mais Polosov se réveilla plus tôt qu'à l'ordinaire—son sommeil n'avait duré qu'une heure et demie—et après avoir bu un verre d'eau de Seltz avec de la glace, et avalé au moins huit cuillerées de confiture, de la véritable confiture russe de Kieff que son valet lui présenta dans un bocal vert foncé, et sans laquelle Polosov déclarait ne pouvoir vivre, il leva ses yeux un peu boursouflés sur Sanine et lui demanda s'il serait disposé à faire avec lui une partie de douratchki.

Sanine consentit; il craignait de voir Polosov reprendre ses explications sur les moutons et entrer dans des détails fastidieux…

Le garçon apporta les cartes et la partie commença; il va sans dire qu'ils ne jouaient pas pour de l'argent mais uniquement pour passer le temps. Lorsque Maria Nicolaevna revint de son dîner chez la comtesse Lasounski elle trouva les deux hommes à cette innocente occupation.

En entrant dans le salon elle aperçut les cartes et la table de jeu, et partit d'un éclat de rire.

Sanine ce leva, mais elle lui dit:

—Non, continuez votre jeu… Je vais changer de robe, et je reviens…

Elle disparut de nouveau au milieu d'un froufrou de jupes et retira ses gants tout en marchant…

Elle revint effectivement au bout d'un moment. Elle avait remplacé sa toilette de bal par une large blouse de soie lilas, avec des manches ouvertes et flottantes; une lourde cordelière entourait sa taille.

Elle s'assit à côté de son mari, et attendit le moment de la partie où il devint dourak (imbécile), alors elle lui dit:

—Maintenant, petite crêpe, c'est assez!

À ce mot de petite crêpe Sanine la regarda tout étonné et elle lui sourit gaîment, répondant au regard du jeune homme en le regardant en face, et creusant toutes les fossettes de ses joues.

—Assez, dit-elle de nouveau à son mari, je vois que tu as envie de dormir, baise la main et va dormir, et moi je resterai avec M. Sanine pour causer un peu…

—Je n'ai pas sommeil répondit Polosov en se levant lourdement de son fauteuil, mais j'irai quand même me coucher et je baiserai la main…

Elle lui tendit la main sans cesser de sourire et de regarder Sanine.

Polosov regarda aussi son ami et partit sans prendre congé.

—Maintenant racontez-moi votre histoire, dit vivement Maria Nicolaevna en posant ses deux coudes nus sur la table, et en tapotant avec impatience ses ongles l'un contre l'autre.—On m'a dit que vous allez vous marier? Est-ce vrai?

Quand elle eut posé cette question Maria Nicolaevna inclina légèrement la tête de côté pour regarder plus fixement et plus profondément dans les yeux du jeune homme.

XXXV

Bien que Sanine ne fût pas un novice et qu'il eût déjà quelque expérience des hommes, la manière d'être délurée de madame Polosov l'eût tout de même troublé, s'il n'avait pas vu dans cette familiarité et ce sans-façon un heureux augure pour son entreprise. «Flattons les caprices de cette riche dame», se dit-il; et il répondit d'un ton aussi dégagé que l'était la question posée:

—Oui, je me marie.

—Vous épousez une étrangère?

—Une étrangère!

—Vous venez de faire sa connaissance à Francfort?

—Oui, madame, à Francfort.

—Et peut-on savoir qui est cette jeune fille?

—Certainement. Elle est la fille d'un confiseur.

Maria Nicolaevna ouvrit les yeux tout grands et arqua ses sourcils.

—Mais c'est charmant! dit-elle d'une voix posée; c'est délicieux!… Et moi qui croyais qu'on ne peut plus trouver en ce monde des hommes comme vous… La fille d'un confiseur!

—Je vois que cela vous étonne? dit Sanine, non sans dignité… mais, d'abord, je n'ai point de préjugés…

D'abord cela ne m'étonne nullement, s'écria Maria Nicolaevna en l'interrompant—des préjugés, je n'en ai pas non plus… Je suis moi-même la fille d'un moujik!… Eh bien! non, vous ne m'avez pas épatée! Ce qui m'étonne et me réjouit, c'est de voir un homme qui n'a pas peur d'aimer… Vous l'aimez?…

—Oui, madame.

—Elle est très belle?

Cette dernière question agaça quelque peu Sanine, mais il n'y avait plus moyen de reculer.

—Vous comprenez vous-même, Maria Nicolaevna, dit-il, que tout homme trouve le visage de l'aimée plus beau que tous les autres, mais ma fiancée est une véritable beauté!…

—Vraiment? De quel genre? Du genre italien, classique?

—Oui, elle a des traits parfaitement réguliers.

—Vous n'avez pas son portrait?

—Non.

À cette époque la photographie n'était pas connue, et les daguerréotypes commençaient seulement à se répandre.

—Quel est son nom?

—Gemma!

—Et le vôtre?

—Dmitri…

—Et votre nom patronymique?

—Pavlovitch.

—Savez-vous, dit Maria Nicolaevna, toujours de la même voix traînante… Vous me plaisez beaucoup, Dmitri Pavlovitch… Vous devez être un brave garçon… Donnez-moi votre main… Soyons amis…

Elle serra fortement la main du jeune homme de ses beaux et vigoureux doigts blancs…

Elle avait la main un peu plus petite que celle de Sanine, et plus chaude, plus douce, plus souple et vivante.

—Mais savez-vous quelle idée me vient?

—Voyons cette idée?

—Vous ne vous fâcherez pas? Non?… Vous dites que vous êtes fiancés…
Il n'y avait pas moyen de faire autrement?

Sanine fronça les sourcils.

—Je ne vous comprends pas, Maria Nicolaevna?

Maria Nicolaevna eut un petit rire, et secouant la tête, elle rejeta en arrière les cheveux qui tombaient sur ses joues.

—Vraiment, il est délicieux, dit-elle, rêveuse, distraite… Un chevalier! Allez après cela croire ceux qui affirment qu'il n'y a plus d'idéalistes!

Maria Nicolaevna parlait tout le temps en russe, avec un accent très pur, l'accent du peuple de Moscou et non celui de la noblesse.

—Vous avez sans doute été élevé à la maison, dans une famille de l'ancien type, où l'on craint Dieu? demanda-t-elle.

Et elle ajouta aussitôt:

—Vous êtes de quel gouvernement?

—Du gouvernement de Toula.

—Nous sommes vous et moi de la même auge! Mon père… Mais savez-vous qui était mon père?

—Oui, je le sais.

—Il est né à Toula… Assez là-dessus…, maintenant passons aux affaires.

—Comment aux affaires?… Que voulez-vous dire?

Maria Nicolaevna cligna des yeux.

Quand elle clignait des yeux son regard prenait une expression caressante et légèrement moqueuse; quand elle les ouvrait tout grands, leur lueur claire, presque froide, n'annonçait rien de bon…, presque une menace. Ses yeux étaient embellis surtout par ses sourcils bien fournis, un peu proéminents, de vrais sourcils de martre.

—Mais dans quelle intention êtes-vous venu ici? Vous désirez me vendre votre propriété? Vous avez besoin d'argent pour votre mariage, n'est-ce pas?

—Oui, j'ai besoin d'argent.

—De beaucoup d'argent?

—Pour le moment, je me contenterais de quelques milliers de francs… Hippolyte Sidorovitch connaît ma propriété… vous pouvez le consulter… Je ne demande pas un prix élevé.

Maria Nicolaevna agita la tête de droite à gauche…

Premièrement, dit-elle on scandant chaque mot et en frappant du bout des doigts le parement du surtout de Sanine,—je n'ai pas l'habitude de consulter mon mari, si ce n'est en ce qui concerne ma toilette… sur ce chapitre il est fort…—Secondement, pourquoi ne voulez-vous pas demander un prix élevé? Je ne veux pas profiter de ce que vous êtes amoureux et prêt à tous les sacrifices?… Je n'accepterai pas de vous un rabais… Comment? Au lieu de stimuler,—comment dirai-je cela…—d'encourager de mon mieux de nobles sentiments, je vous exploiterais? Ce n'est pas dans mes habitudes bien que souvent je n'épargne pas les gens… mais ce n'est pas ainsi que je m'y prends.

Sanine se demandait si son interlocutrice plaisantait ou si elle parlait sérieusement.

Il se dit en lui-même: «Oh! avec toi, il faut être bien sur ses gardes!»

Un valet apporta un samovar, des tasses à thé, de la crème et des biscuits sur un grand plateau. Il posa ces choses sur la table entre Sanine et madame Polosov, et se retira.

La jeune femme servit à Sanine une tasse de thé.

—Vous ne m'en voudrez pas? demanda-t-elle en mettant du bout des doigts le sucre dans la tasse du jeune homme, bien que les pinces fussent dans le sucrier.

Sanine se récria:—Madame! d'une si belle main!…

Il n'acheva pas sa phrase et faillit s'étouffer en avalant la première gorgée de thé.

Madame Polosov le regardait attentivement de son regard clair.

—J'ai dit, reprit Sanine, que je ne demanderais pas un prix élevé pour ma propriété, parce que vous sachant à l'étranger, je ne suis pas en droit de supposer que vous ayez avec vous beaucoup d'argent disponible… Puis je sais que ces conditions de vente ne sont pas normales… Je dois tenir compte de toutes ces considérations…

Sanine hésitait, s'embrouillait dans ses phrases, tandis que Maria Nicolaevna, tranquillement renversée contre le dossier de son fauteuil, le regardait toujours du même regard clair et attentif.

Il se tut enfin.

—Continuez, continuez, dit-elle, d'un ton encourageant… je vous écoute; j'ai du plaisir à vous écouter; parlez.

Sanine se mit alors à décrire sa propriété, dit combien elle mesurait de dessiatines, comment elle était située et quels profits on en pouvait tirer… Il ne manqua pas de mentionner le fait que la maison se trouvait dans un site pittoresque. Maria Nicolaevna ne détachait pas de lui son regard toujours plus clair et plus fixe, et ses lèvres remuaient imperceptiblement sans sourire; elle les mordillait.

Sanine se sentit mal à l'aise; il se tut de nouveau.

—Dmitri Pavlovitch, commença Maria Nicolaevna, puis elle s'interrompit.

—Dmitri Pavlovitch, reprit-elle au bout d'un instant…, savez-vous…, je suis sûre que l'acquisition de votre propriété sera pour moi une affaire avantageuse, et que nous nous entendrons sur le prix… Mais il faut me donner un peu de temps…, deux jours, pour prendre une décision… Vous pouvez supporter de rester deux jours séparé de votre fiancée?… Je ne vous retiendrai pas un moment de plus… contre votre gré… je vous en donne ma parole… Mais si vous avez besoin immédiatement de cinq ou six mille francs… je vous les avancerai avec plaisir…

Sanine se leva.

—Je vous remercie d'abord pour votre aimable proposition de me rendre service, à moi, qui suis presque un inconnu pour vous… Mais puisque vous y tenez absolument, je préfère attendre votre décision au sujet de ma propriété… Je peux rester ici encore deux jours.

—Oui, Dmitri Pavlovitch, je le désire… Et cela vous sera pénible, très pénible? Avouez-le-moi?…

—Mais j'aime ma fiancée… et il ne m'est pas indifférent d'être séparé d'elle.

—Ah! vous êtes vraiment un homme d'or, s'écria Maria Nicolaevna avec un soupir… Je vous promets de ne pas traîner l'affaire en longueur… Vous vous retirez déjà?

—Il est très tard, remarqua Sanine.

—Et vous avez besoin de repos après le voyage… et après votre partie de douratchki avec mon mari?… Dites-moi, vous êtes un grand ami de mon mari?

—Nous avons été élevés dans le même pensionnat.

—Et déjà alors il était comme cela?

—Comment «comme cela?» demanda Sanine.

Maria Nicolaevna partit d'un grand éclat de rire, elle rit jusqu'à en devenir toute rouge, puis elle porta son mouchoir à ses lèvres, se leva, et se balançant comme si elle était fatiguée, elle s'approcha de Sanine et lui tendit la main.

Il salua et se dirigea vers la porte.

—Tâchez demain de vous présenter de très bonne heure… Vous m'entendez? lui cria-t-elle, comme il sortait du salon.

Il se retourna et vit que Maria Nicolaevna s'était renversée de nouveau dans le fauteuil, les deux mains jointes derrière sa tête.

Les larges manches de sa blouse s'étaient ouvertes jusqu'aux épaules—et il était impossible de ne pas reconnaître que cette pose et que toute la personne étaient d'une beauté ensorcelante…

XXXVI

Minuit avait sonné depuis longtemps, et la lampe brûlait encore dans la chambre de Sanine. Il était assis devant sa table et écrivait à «sa Gemma».

Il lui raconta tout ce qui s'était passé, décrivit les Polosov—le mari et la femme—mais en somme parla davantage de ses sentiments et finit par donner rendez-vous à sa fiancée dans trois jours!!! accompagnés de trois points d'exclamation.

Le lendemain matin de bonne heure il porta la lettre à la poste et alla faire un tour dans le jardin du Kurhause où il y avait déjà de la musique.

Il n'y avait encore que peu de monde; Sanine resta un moment devant le pavillon où se trouvait l'orchestre, écouta un pot-pourri de Robert le Diable et après avoir pris du café, suivit une allée écartée et s'assit sur un banc tout à ses pensées.

Le manche d'une ombrelle le frappa tout à coup assez fort sur l'épaule.
Il tressaillit…

Vêtue d'une robe légère gris-vert avec un chapeau de tulle blanc et des gants de Suède, fraîche et rose comme une matinée d'été, mais ayant encore la langueur d'un sommeil paisible dans ses mouvements et dans ses regards, Maria Nicolaevna se tenait devant lui.

—Bonjour, dit-elle. J'ai envoyé à votre recherche, mais vous étiez déjà parti:—Je viens de boire mon second verre.—Vous savez, on me force ici de boire de l'eau.—Dieu sait pourquoi… Est-ce que je suis malade, moi?… Et après avoir bu de l'eau, je dois me promener pendant une heure entière! Voulez-vous être mon cavalier?… Et ensuite nous prendrons le café…

—J'ai déjà pris le café, dit-il en se levant, mais je serai heureux de me promener avec vous.

—Alors donnez-moi le bras… Ne craignez rien… Votre fiancée n'est pas ici… elle ne vous verra pas.

Sanine eut un sourire forcé.

Chaque fois que madame Polosov parlait de Gemma, il éprouvait une sensation pénible. Mais il obéit et s'inclina avec empressement… Le bras de Maria Nicolaevna entoura lentement et mollement le bras du jeune homme, glissa contre lui et l'enlaça presque.

—Allons par ici, lui dit-elle, en rejetant sur son épaule l'ombrelle ouverte. Je suis dans ce parc comme chez moi, je vais vous montrer les plus jolis endroits… Et savez-vous—elle employait fréquemment cette expression—pour le moment nous ne parlerons pas de votre propriété… Après le déjeuner nous examinerons l'affaire à loisir… Maintenant vous devez me parler de vous… afin que je sache à qui j'ai affaire… Après, si cela vous intéresse, je vous raconterai mon histoire… voulez-vous?

—Mais, Maria Nicolaevna, il n'y a rien à raconter dans ma vie…

—Permettez, permettez, vous ne m'avez pas bien comprise… Je n'ai pas l'intention de faire la coquette avec vous.

Elle haussa les épaules.

—Il a une fiancée belle comme une statue antique, et je perdrais mon temps à faire la coquette avec lui?… Mais vous détenez la marchandise et je suis acquéreur… Je veux savoir à quoi ressemble cette marchandise?… C'est à vous de me la faire voir… Je veux savoir non seulement ce que j'achète mais à qui je l'achète… En affaires c'était une règle pour mon père… Eh bien! commencez, vous pouvez passer l'enfance… commencez votre récit du jour où vous êtes débarqué à l'étranger. Où avez-vous été avant de venir en Allemagne?… Mais ralentissez donc le pas, rien ne nous presse…

—Je suis venu ici d'Italie où j'ai passé plusieurs mois.

—Vous avez donc un faible pour tout ce qui est italien? La seule chose qui m'étonne c'est que vous n'ayez pas trouvé votre fiancée là-bas… Vous aimez les arts? les tableaux? Ou peut-être préférez-vous la musique?

—J'aime les arts… J'aime tout ce qui est beau.

—La musique aussi?

—La musique aussi.

—Et moi je ne l'aime pas du tout. Je n'aime que les chansons russes… et encore au village, au printemps, avec des danses… Vous savez ce que j'entends! Les moujiks en chemises rouges… dans les prairies d'herbe tendre… délicieux!… Parlez donc…

Tout en marchant, Maria Nicolaevna regardait Sanine avec persistance.

Elle était de taille élevée, et son visage se trouvait presque au niveau de celui du jeune homme.

Il se mit à raconter ses faits et gestes d'abord par devoir, gauchement—mais peu à peu il s'anima et parla avec volubilité. Maria Nicolaevna savait écouter, puis elle paraissait si sincère qu'elle obligeait involontairement les autres à la même sincérité.

Elle possédait ce «terrible don de la familiarité» dont parle le cardinal de Retz.

Sanine raconta ses voyages, sa vie à Saint-Pétersbourg et sa jeunesse. Si Maria Nicolaevna eût été une grande dame avec des manières raffinées, il ne se serait pas laissé aller à tant d'intimité, mais elle s'appelait elle-même «un bon garçon qui n'aime pas les manières» et marchait à côté du jeune homme d'une allure féline, s'appuyant un peu sur le bras de son compagnon, et le regardant dans les yeux… Ce «bon garçon» marchait à côté de Sanine sous la forme d'un jeune être féminin, qui respirait cette séduction enivrante et alanguissante, calme et dévorante, qu'exercent sur les faibles hommes certaines natures slaves qui ne sont pas de race pure, mais qui ont subi un fort croisement.

Cette promenade dans le parc et cette conversation durèrent une bonne heure. Le couple ne s'arrêta pas une seule fois, marchant toujours en avant, en avant… dans les avenues sans fond du parc; ils gravissaient la colline et admiraient la vue, ils descendaient dans les vallons, disparaissaient dans l'ombre impénétrable en restant toujours bras dessus, bras dessous.

Par moment Sanine s'en voulait: il ne s'était jamais promené si longuement avec sa chère Gemma, et décidément cette dame l'accaparait.

—N'êtes-vous pas fatiguée? lui avait-il demandé plusieurs fois.

—Je ne suis jamais fatiguée! avait-elle répondu.

Il leur arrivait de rencontrer des promeneurs, presque tous saluaient madame Polosov; les uns respectueusement et d'autres presque servilement. À l'un de ces derniers, un très beau brun, mis en vrai dandy, elle cria de loin avec le plus pur accent parisien:

—Comte, vous savez, il ne faut pas venir me voir ni aujourd'hui ni demain.

Le comte, sans mot dire, leva son chapeau et s'inclina profondément.

—Qui est-ce ce jeune homme? demanda Sanine, possédé comme tous les
Russes du démon de la curiosité.

—Qui c'est? Un petit Français! Il n'en manque pas ici… Il me fait aussi la cour… Mais il est temps de prendre le café. Rentrons. Je suis sûre que vous avez déjà faim? Mon époux a sans doute décollé ses yeux.

«Époux! décollé ses yeux!» se dit Sanine à lui-même… Et avec cela elle a le plus pur accent parisien! Quelle étrange créature!»

Maria Nicolaevna ne s'était pas trompée. Quand ils rentrèrent à l'hôtel, ils trouvèrent son «époux» ou sa «petite crêpe» assis, son fez sur la tête, devant la table mise.

—Je suis déjà las d'attendre, dit-il avec aigreur… J'étais sur le point de prendre le café sans toi.

—Bon, bon!… s'écria gaîment Maria Nicolaevna, tu t'es fâché? Cela te fera du bien. Sans cela tu serais complètement figé… Je t'amène un convive! Sonne vite pour le café. Et maintenant prenons du café—le meilleur café qu'il y ait en ce monde, dans des tasses de Saxe, sur une nappe blanche comme la neige.

Elle enleva son chapeau, ses gants, et se mit à battre des mains.

Polosov la regarda sous les sourcils:

—Qu'est-ce qui vous met en gaîté aujourd'hui, Maria Nicolaevna? demanda-t-il à demi-voix.

—Cela ne vous regarde pas, Hippolyte Sidorovitch. Sonne! Asseyez-vous, monsieur Sanine, et prenez du café pour la seconde fois ce matin! Ah! que j'aime à commander, c'est mon plus grand plaisir!

—Quand on vous obéit, marmotta de nouveau Polosov.

—Naturellement, quand on m'obéit. C'est pourquoi je suis si heureuse avec toi… N'est-ce pas, ma petite crêpe?… Et voici le café.

Sur le vaste plateau qu'apporta le garçon se trouvait le programme du spectacle du soir. Maria Nicolaevna s'en empara aussitôt.

—Un drame! dit-elle avec colère, un drame allemand. En tout cas cela vaut encore mieux qu'une comédie allemande!… Retenez pour moi une loge… une baignoire… Non… Je préfère la Fremden-loge (la loge des étrangers)… Vous entendez, garçon, la Fremden-loge.

—Mais si la Fremden-Loge est déjà, retenue par Son Excellence le Stadt-Director

—Vous donnerez à Son Excellence dix thalers et la loge m'appartiendra!
Vous entendez!

Le garçon baissa tristement la tête d'un air soumis.

—Dmitri Pavlovitch, vous m'accompagnerez au théâtre? Les acteurs allemands sont détestables!—Mais vous m'accompagnerez? Oui? Oui? Que vous êtes aimable!… Et toi, ma petite crêpe, tu ne viendras pas?

—Comme tu voudras, répondit Polosov du fond de sa tasse qu'il tenait entre ses lèvres.

—Sais-tu… reste à la maison. Tu dors toujours au théâtre… Et tu comprends mal l'allemand… Voici ce que tu feras: Tu écriras au gérant pour lui donner une réponse au sujet du moulin… Puis au sujet de la farine des moujiks… Écris-lui que je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas!… Voilà de quoi t'occuper toute la soirée…

—Bon, ce sera fait! répondit Polosov.

—Tu es un brave garçon… Et maintenant, puisque j'ai parlé de régisseurs, abordons la question principale… Oui, dis au garçon d'emporter tout cela… Maintenant exposez-nous votre affaire, continua-t-elle s'adressant à Sanine. Vous nous direz quel prix vous demandez, et quels arrhes vous désirez.

«Enfin, pensa Sanine, nous allons aborder la question.»

—Vous m'avez déjà parlé, reprit madame Polosov, vous m'avez admirablement décrit votre jardin, mais «petite crêpe» n'était pas là… Il faut qu'il entende aussi quelque chose… Je suis heureuse de penser qu'il est en mon pouvoir de faciliter votre mariage. Puis je vous ai promis de m'occuper de votre affaire après le déjeuner, et je tiens toujours mes promesses? N'est-ce pas, mon ami?

Polosov, de la paume de ses mains, se frotta le visage…

—C'est la vérité même!… Vous ne trompez jamais personne.

—Jamais! Et je ne tromperai jamais personne… Eh bien! monsieur
Sanine, «défendez votre cause», comme on dit devant les tribunaux…

XXXVII

Sanine «défendit sa cause», c'est-à-dire que, pour la seconde fois, il se mit à décrire sa propriété, mais sans faire allusion aux beautés de la nature. De temps en temps il en appelait à Polosov qui devait confirmer «les faits et les chiffres».

Mais Polosov se contentait de marmotter en branlant la tête. Approuvait-il? Désapprouvait-il? Bien habile eût été celui qui aurait pu le dire!

D'ailleurs, Maria Nicolaevna n'avait pas besoin de son concours. Elle fit preuve de qualités administratives et économiques surprenantes. Tous les détails de l'administration d'une propriété lui étaient familiers. Elle s'enquérait de tout, entrait dans les plus minimes détails, mettait les points sur les i.

Cet examen dura pourtant une heure et demie. Sanine ressentit tous les tourments d'un accusé assis sur le banc étroit, devant un juge sévère et pénétrant.

—Mais c'est un interrogatoire? disait-il douloureusement.

Maria Nicolaevna ne cessait de sourire, comme pour montrer qu'elle badinait. Mais Sanine n'en souffrait pas moins.

Lorsqu'il devint évident au cours de l'interrogatoire que le jeune homme ne distinguait pas assez clairement la signification des mots «nouveau partage» et «le labour», Sanine sentit la sueur humecter son front.

—Bien, c'est bien, dit Maria Nicolaevna… Je connais maintenant votre propriété comme vous la connaissez vous-même… Combien me demandez-vous par âme?

À cette époque on vendait en Russie les propriétés à tant par tête de serf attaché à la propriété!

—Mais… je suppose… pas moins de cinq cents roubles? dit Sanine avec effort.

Oh! Pantaleone, Pantaleone… Pourquoi n'étais-tu pas là pour lui crier encore: barbari!

Maria Nicolaevna leva les yeux au ciel comme si elle faisait un calcul.

—Bien! dit-elle… cela me semble raisonnable… Mais je vous ai demandé deux jours de réflexion… Et vous devez attendre jusqu'à demain… Je crois que nous nous entendrons—et alors vous me direz combien vous désirez pour les arrhes…

—Et maintenant, basta cosi! ajouta-t-elle en voyant que Sanine se disposait à lui répondre… Nous nous sommes assez occupés comme ça du vil métal… À demain les affaires! Savez-vous… Je vous rends votre liberté…

Madame Polosov consulta la petite montre émaillée qu'elle tenait dans sa ceinture.

—Je vous laisse votre liberté jusqu'à trois heures… Vous avez besoin d'un peu de repos… Allez jouer à la roulette.

—Je ne joue à aucun jeu de hasard.

—Vraiment? Mais vous êtes la perfection même… Au reste, je ne joue pas non plus… C'est bête de jeter son argent au vent… de perdre sûrement… Entrez pourtant dans la salle, rien que pour regarder les têtes… Il y en a de très drôles… Il y a une vieille dame qui porte une ferronnière et qui a des moustaches!… L'ensemble est délicieux! Il y a aussi un prince russe—il est beau dans son genre… Une figure majestueuse, le nez recourbé comme un bec d'aigle, et quand il risque un thaler, il fait le signe de la croix sous son gilet… Enfin, lisez les journaux… Promenez-vous, faites ce que bon vous semble… Seulement n'oubliez pas qu'à trois heures, je vous attends… de pied ferme… Nous dînerons de bonne heure; ces ridicules Allemands commencent le spectacle à six heures et demie!

Madame Polosov tendit la main à Sanine.

—Sans rancune, n'est-ce pas?

—Mais, Maria Nicolaevna, pourquoi vous en voudrais-je?

—Mais parce que je vous ai tourmenté… Et ce n'est pas fini, vous verrez ce qui vous attend.

Maria Nicolaevna cligna des yeux—et toutes ses petites fossettes éclatèrent sur ses joues devenues rosées.

—Au revoir!

Sanine salua et sortit du salon.

Un rire bruyant éclata derrière lui, et la glace devant laquelle il passa refléta la scène suivante: Maria Nicolaevna avait enfoncé le fez de son mari jusqu'au nez et Polosov agitait désespérément ses deux bras pour se dégager les yeux.

XXXVIII

Oh! quel profond soupir de joie poussa Sanine dès qu'il se retrouva dans sa chambre.

En effet, Maria Nicolaevna avait dit vrai: il avait besoin de repos, besoin de se reposer des nouvelles relations, des rencontres, des conversations, de tout le brouhaha qui s'était glissé dans sa tête et dans son âme,—de ce rapprochement imprévu, qu'il n'avait pas souhaité, avec une femme qui était pour lui une étrangère.

Et il lui avait fallu subir cette épreuve le lendemain du jour où il avait appris que Gemma l'aimait, et où elle était devenue sa fiancée!…

N'était-ce pas un sacrilège?

Mentalement, il demanda mille fois pardon à sa pure, à son immaculée tourterelle, bien qu'il ne comprît pas de quoi il se sentait coupable. Il baisa encore et encore la petite croix que Gemma lui avait donnée.

S'il n'avait pas eu l'espoir de boucler promptement l'affaire qui l'avait amené à Wiesbaden, il se serait enfui de là, au galop, pour retourner à son cher Francfort, dans cette maison aimée qu'il regardait déjà comme un peu sienne, aux pieds de Gemma.

Mais il n'y avait pas de remède à son mal! Il fallait boire le calice jusqu'au fond, s'habiller, aller dîner, et de là au théâtre…

—Pourvu, se disait-il, qu'elle me laisse partir demain!

Il y avait encore une chose qui le troublait et le mettait en colère… Il pensait, sans doute, avec amour, avec attendrissement, avec extase, avec reconnaissance à Gemma, à la vie qu'ils mèneraient à eux deux, au bonheur qui l'attendait dans l'avenir, et pourtant cette femme étrange, cette madame Polosov, était sans cesse devant ses yeux, «un crampon», s'avouait-il avec colère. Et il ne pouvait pas se débarrasser de l'image de Maria Nicolaevna, s'empêcher d'entendre sa voix, chasser le souvenir de ses paroles, il ne pouvait se délivrer du parfum particulier, fin, frais, si pénétrant, comme le parfum d'un lis jaune, qu'exhalaient les vêtements de madame Polosov.

C'était évident, cette femme se moquait de lui… elle tâchait de s'emparer de lui de mille façons.

Dans quelle intention? Que lui voulait-elle? Etait-ce simplement le caprice d'une femme riche, gâtée… et sans scrupules?…

Et le mari? Quel être! Quelles sont donc ses relations avec sa femme?

Pourquoi Sanine ne parvenait-il pas à refouler toutes ces questions qui assiégeaient sa pauvre tête? En réalité ne pouvait-il penser à autre chose qu'à M. et madame Polosov? Pourquoi lui était-il impossible de chasser cette image qui le hantait sans cesse, même quand toute son âme se tournait vers une autre image, lumineuse et claire comme le jour?

Comment le visage de cette femme ose-t-il venir s'interposer entre lui et les traits divins de l'aimée? Non seulement ce visage s'interpose, mais il lui sourit effrontément.

Ces yeux gris, ces yeux d'oiseau de proie, ces fossettes dans les joues, ces tresses serpentines, est-il possible que tout cela l'enlace, et qu'il n'ait plus la force de le repousser loin de lui?

Oh! non! C'est insensé! Demain tout cela aura disparu sans même laisser une trace.

Cependant le laissera-t-elle partir demain?

Oui…

Sanine se posait toutes ces questions et l'heure où il devait se rendre auprès de Maria Nicolaevna approchait. Il passa son habit, et après avoir fait un tour ou deux dans le parc, il se présenta chez M. Polosov.

Il trouva dans le salon le secrétaire de l'ambassade russe, un long, long Allemand, très blond, avec un profil chevalin et la raie derrière la tête,—mode alors toute nouvelle; et oh! miracle! qui encore?—le baron von Daenhoff, l'officier avec lequel Sanine s'était battu trois jours auparavant! Sanine ne s'attendait pas à le rencontrer chez madame Polosov, et involontairement il se troubla tout en saluant l'officier.

—Vous connaissez ce monsieur? demanda Maria Nicolaevna, à qui l'embarras de Sanine n'avait pas échappé.

—Oui… J'ai déjà eu l'honneur…, répondit Daenhoff. Et se penchant vers madame Polosov, il ajouta à demi-voix:

—C'est lui… votre compatriote… ce Russe…

—Vraiment? s'exclama la jeune femme à demi-voix, puis elle menaça l'officier du doigt et commença aussitôt à lui faire ses adieux ainsi qu'au long secrétaire d'ambassade. Ce diplomate était évidemment fou de Maria Nicolaevna, à tel point qu'il ouvrait la bouche d'admiration, chaque fois qu'il la regardait.

Daenhoff se retira aussitôt avec une docilité aimable, comme un ami de la maison qui comprend à demi-mot ce qu'on attend de lui; le secrétaire fit mine de vouloir s'éterniser, mais Maria Nicolaevna le congédia sans cérémonie.

—Allez retrouver votre Altesse, lui dit-elle, que faites-vous chez une plébéienne comme moi?

À cette époque vivait à Wiesbaden une principessa di Monaco, qui ressemblait à s'y méprendre à une demi-mondaine de mauvais aloi.

—Mais, madame, toutes les princesses du monde…, commença le malheureux secrétaire.

Cependant Maria Nicolaevna se montra impitoyable et le secrétaire, malgré sa raie, fut obligé de partir.

Madame Polosov était habillée ce jour-là «à son avantage», comme disaient nos aïeules.

Elle portait une robe de soie rose glacée avec des manches à la Fontanges et un gros diamant à chaque oreille. Ses yeux brillaient à l'égal de ses diamants. Elle était de très bonne humeur et en verve.

À table, Maria Nicolaevna plaça Sanine à côté d'elle et lui parla de Paris, où elle pensait se rendre dans quelques jours, et déclara qu'elle en avait assez des Allemands, qu'ils sont bêtes quand ils veulent faire de l'esprit, et spirituels hors de propos quand ils disent des bêtises, puis, tout à coup, à brûle-pourpoint, elle demanda à son voisin:

—Est-il vrai que vous vous êtes battu avec l'officier que vous avez rencontré ici, il y a un instant?

—Comment le savez-vous? s'écria Sanine pris au dépourvu.

—Eh! tout finit par se savoir, Dmitri Pavlovitch… je sais aussi que vous aviez raison, mille fois raison… je sais que vous vous êtes conduit en preux chevalier… Dites-moi, la dame en question était votre fiancée?…

Sanine fronça légèrement les sourcils.

—Ne me répondez pas, ne me répondez pas, ajouta-t-elle vivement, je vois que cela vous est désagréable… Pardonnez-moi… je ne demande rien! Ne vous fâchez pas.

À ce moment Polosov entra de la chambre voisine, un journal à la main.

—Qu'est-ce qui t'amène? Est-ce que le dîner est servi? demanda madame
Polosov.

—On va servir le dîner… Sais-tu quelle nouvelle je trouve dans l'Abeille du Nord?… Le prince Gromoboï est mort.

Maria Nicolaevna leva la tête.

—Ah! que le Seigneur donne le repos à son âme!

Puis se tournant vers Sanine, elle ajouta:

—Toutes les années, au mois de février, le jour anniversaire de ma naissance, ce prince ornait mon appartement de camélias… Cependant, ce n'est pas la peine de rester à Saint-Pétersbourg tout l'hiver en prévision de cette surprise?… Il devait avoir au moins soixante-et-dix ans? demanda-t-elle à son mari.

—Oh oui! Mais quelles funérailles! Toute la Cour! Le journal publie aussi des vers du prince Kovrijkine à la mémoire du prince Gromoboï.

—Tant mieux!

—Veux-tu que je te les lise?

—Non, je n'y tiens pas… Allons dîner. Le vivant pense à la vie! Votre main, Dmitri Pavlovitch.

Le dîner était irréprochable comme la veille, et fut plus animé.

Maria Nicolaevna savait raconter, don rare chez une femme et surtout chez une femme russe. Elle ne choisissait pas ses expressions, et surtout n'épargnait pas ses compatriotes. Sanine éclata de rire plus d'une fois à ses mots à l'emporte-pièce qui frappaient toujours juste.

Maria Nicolaevna détestait par-dessus tout les dévots, les phraseurs et les menteurs. Et elle en trouvait partout…

On aurait dit qu'elle se glorifiait d'être née dans un milieu bas; elle racontait des anecdotes assez étranges sur ses parents quand elle était enfant.

Sanine comprit que Maria Nicolaevna avait souffert dans sa vie plus que la plupart des jeunes femmes de son âge.

Quant à Polosov il mangeait avec réflexion, buvait attentivement et de loin en loin seulement levait sur sa femme et Sanine ses petits yeux blanchâtres qui paraissaient aveugles, mais, qui en réalité voyaient très bien.

—Tu es bien sage, dit Maria Nicolaevna tout à coup à son mari… tu t'es si bien acquitté de toutes mes commissions à Francfort… Je t'embrasserais sur ton cher front, mais tu n'aimes pas cela…

—Non, je n'y tiens pas… répondit Polosov en coupant l'ananas avec un couteau d'argent.

Maria Nicolaevna le regarda et frappa sur la table avec ses doigts.

—Eh bien! notre pari, le tiens-tu?

—Oui, je le tiens!

—Bien, mais tu le perdras.

Polosov poussa son menton en avant.

—Eh bien! cette fois quelles que soient tes ressources, Maria
Nicolaevna, je crois, que c'est toi qui perdras.

—Un pari? Sur quoi? Est-ce un secret? demanda Sanine.

—Non… je ne peux pas vous en parler maintenant… plus tard, répondit
Maria Nicolaevna, et elle rit.

Sept heures sonnèrent Le garçon vint annoncer que la voiture était avancée.

Polosov reconduisit sa femme jusqu'à la porte, puis retourna aussitôt dans son fauteuil.

—N'oublie pas la lettre au régisseur! lui cria madame Polosov de l'antichambre.

—Ne crains rien! J'écrirai… je suis un homme ponctuel.

XXXIX

En 1840, le théâtre de Wiesbaden était un édifice des plus laids, et sa troupe, par sa médiocrité prétentieuse et misérable, par sa routine banale et voulue ne s'élevait en rien au-dessus du niveau des théâtres allemands de l'époque… Le théâtre de Carlsruhe et sa troupe, sous la direction du «célèbre» Devrient, peut être regardé comme le modèle du genre.

Derrière la loge retenue par «Son Excellence madame von Polosov»—et Dieu sait comment le garçon avait pu louer cette loge!—il est évident qu'il ne s'était pas avisé d'offrir un pourboire au Stadt-Director, toujours est-il que derrière cette loge se trouvait un petit salon entouré de divans.

Avant d'entrer dans sa loge, Maria Nicolaevna pria Sanine de lever les écrans qui séparaient la loge du théâtre.

—Je ne veux pas qu'on me voie, dit-elle.—Ils viendraient tous m'ennuyer l'un après l'autre.

Elle fit placer Sanine à côté d'elle, le dos à la salle, afin que la loge semblât vide.

L'orchestre joua l'ouverture des Noces de Figaro… Le rideau se leva. On donnait, ce soir-là, une de ces pièces allemandes dans lesquelles les auteurs qui avaient de la lecture mais pas de talent, dans une langue choisie mais morte, traitaient diligemment mais sans adresse une idée «profonde» ou «palpitante d'intérêt» représentant le «conflit tragique» et exhalant un ennui… asiatique, comme il existe un choléra asiatique.

Maria Nicolaevna écouta patiemment la moitié de l'acte, mais quand le jeune premier ayant appris la trahison de son amoureuse (ce jeune premier était revêtu d'une redingote couleur cannelle avec des bouffants et un col de peluche, un gilet rayé avec des boutons de nacre, un pantalon vert à sous-pieds de cuir laqués, et des gants blancs de peau de chamois) quand ce jeune premier, appuyant les deux poings sur sa poitrine et écartant les coudes en avant, formant un angle aigu, se mit à hurler comme un chien, Maria Nicolaevna n'y put plus tenir.

—Le dernier acteur français, s'écria-t-elle avec indignation, dans la dernière ville de province, joue mieux et avec plus de naturel que cette célébrité allemande.

Madame Polosov passa dans le salon attenant à la loge.

—Venez ici, dit-elle à Sanine, indiquant de la main la place vacante à côté d'elle sur le divan. Venez, nous causerons.

Sanine obéit.

Maria Nicolaevna le regarda.

—Vous êtes vraiment, obéissant! Votre femme aura une vie facile avec vous. Cet imbécile, continua-t-elle en désignant du bout de son éventail l'acteur qui hurlait toujours (il jouait le rôle du gouverneur dans une famille) me rappelle ma jeunesse. Moi aussi, j'ai été amoureuse de mon gouverneur… c'était ma première… non, ma seconde passion… La première fois j'étais amoureuse du frère convers du couvent de Don. J'avais douze ans. Je ne le voyais que le dimanche. Il portait une soutanelle de velours, se parfumait d'eau de lavande, et se frayait un passage dans l'assemblée en tenant l'encensoir et il disait aux dames en français: «Pardon, excusez!» Il ne levait jamais les yeux et il avait les cils longs comme cela.

Maria Nicolaevna montra son petit doigt à Sanine, et avec l'ongle du pouce indiqua la moitié de sa longueur.

—Quant à mon gouverneur, continua madame Polosov, il s'appelait monsieur Gaston!… Je dois vous dire qu'il était très savant et très sévère, il était Suisse… il avait une tête très énergique… des favoris noirs comme la poix… un profil grec… et des lèvres qui semblaient coulées en bronze!… Je le craignais! C'est le seul homme que j'aie craint depuis que je suis au monde! Il était le gouverneur de mon frère, qui est mort depuis… Il s'est noyé… Une bohémienne m'a prédit aussi une mort violente… mais ces prédictions sont des enfantillages… Je n'y crois pas… Pouvez-vous vous figurer mon mari armé d'un stylet?…

—La mort violente peut survenir autrement? remarqua Sanine.

—Bêtises que tout cela! Niaiseries!… Vous êtes superstitieux?… Je ne le suis pas du tout… Ce qui doit arriver, arrivera… Monsieur Gaston demeurait chez nous et occupait la chambre au-dessus de la mienne. Souvent, la nuit je me réveillais et je l'entendais marcher au-dessus de ma tête… il se couchait tard et mon cœur se pâmait alors de vénération ou d'un autre sentiment… Mon père savait à peine lire et écrire… mais il nous a donné une bonne instruction… Vous ne vous doutez pas que je sais un peu de latin?

—Vous savez le latin?

—Oui, moi… C'est monsieur Gaston qui me l'a enseigné,… j'ai lu avec lui l'Éneïde… c'est bien ennuyeux quoiqu'il y ait de beaux passages… Vous rappelez-vous quand Didon et Enée sont dans la forêt…

—Je me le rappelle, je me le rappelle, dit précipitamment Sanine.

Il avait depuis longtemps oublié son latin et n'avait conservé qu'une idée très vague de l'Énéïde.

Maria Nicolaevna le regarda selon son habitude un peu de côté et en-dessous.

—N'allez pas on conclure que je suis très savante… Eh! mon Dieu, non, je ne suis pas savante du tout et je ne possède aucun talent… C'est à peine si je sais écrire… et je ne suis pas capable de lire à haute voix… je ne sais pas jouer du piano, ni dessiner, ni coudre… Voilà comment je suis,—rien de plus, rien de moins!

Elle écarta les bras.

—Je vous raconte tout cela, continua-t-elle, d'abord pour ne pas écouter ces imbéciles (elle indiqua la scène, où à ce moment à la place du jeune premier hurlait l'actrice, aussi les coudes en avant) et secondement parce que je suis en arrière avec vous… Vous m'avez raconté hier votre vie.

—Vous avez bien voulu m'interroger, dit Sanine.

Maria Nicolaevna se tourna brusquement vers lui et dit:

—Et vous, vous ne tenez pas à savoir quelle femme je suis? D'ailleurs, cela ne m'étonne pas, ajouta-t-elle en s'appuyant de nouveau contre les coussins du divan. Un homme qui est à la veille de faire un mariage d'amour et après un duel… peut-il penser à autre chose?

Maria Nicolaevna resta pensive et se mit à mordiller le manche de son éventail, de ses dents grandes, mais égales et blanches comme le lait.

Sanine sentit de nouveau dans sa tête ce brouillard dont il ne parvenait pas à se débarrasser depuis deux jours.

Cette conversation à demi-voix, presque comme un murmure, l'excitait et achevait de le troubler.

—Quand donc tout cela finira-t-il? se demanda Sanine.

Les hommes faibles ne dénouent jamais eux-mêmes la situation,—ils attendent toujours que le dénoûment vienne de lui-même.

Quelqu'un éternua sur la scène.

Les auteurs avaient introduit cet éternûment en guise de «moment» ou «d'élément comique!» C'était d'ailleurs le seul élément comique de toute la pièce, et les spectateurs leur en surent gré et se mirent à rire.

Cette hilarité ne fit qu'irriter encore plus Sanine.

Il y avait des instants où il ne savait s'il était fâché ou s'il était content, s'il s'ennuyait ou s'il s'amusait.

Oh! si Gemma le voyait!

—Vraiment, c'est étrange, dit tout à coup Maria Nicolaevna, on vous annonce toujours et de la voix la plus calme: «Je vais me marier» et personne ne songe à vous dire calmement: «Je vais me jeter à l'eau!» Et pourtant où est la différence?… Vraiment, c'est étrange.

Sanine éprouva un sentiment de dépit.

—Il y a une grande différence, Maria Nicolaevna… Il y a des gens qui n'ont pas peur de se jeter à l'eau: ils savent nager!… Puis si vous voulez parler de mariages étranges…

Il se tut subitement et se mordit la langue…

Maria Nicolaevna donna un petit coup d'éventail dans la paume de sa main.

—Continuez, Dmitri Pavlovitch, continuez… Je comprends ce que vous avez voulu dire: «Si nous parlons de mariage, madame, avez-vous pensé, je ne peux pas m'imaginer un mariage plus étrange que le vôtre… Je connais bien votre époux… je le connais depuis l'enfance!…» Voilà ce que vous avez voulu dire, vous qui savez nager…

—Permettez, dit Sanine!…

—N'ai-je pas raison? Avouez que j'ai deviné? reprit Maria Nicolaevna avec insistance… regardez-moi bien en face, et dites-moi que je n'ai pas deviné juste!

Sanine ne savait plus que faire de ses yeux.

—Oui, j'avoue que vous avez deviné, puisque vous le voulez absolument, dit-il enfin.

Maria Nicolaevna branla la tête.

—Oui, oui… Et vous vous demandiez, vous qui savez nager, quelle est la raison de cet acte étrange, de la part d'une femme qui n'est ni pauvre, ni bête… et pas trop mal?… Peut-être ne vous souciez-vous pas de le savoir?… Mais c'est égal… Je vous en dirai la raison, seulement pas tout de suite… après la fin de l'entr'acte… Je crains qu'on ne vienne nous déranger…

Maria Nicolaevna n'avait pas achevé sa phrase que la porte de la loge s'ouvrit à moitié, et une face rouge, couverte de sueur huileuse, encore jeune, mais déjà édentée, encadrée de longs cheveux lisses, avec un nez aplati, flanquée d'énormes oreilles, comme des ailes de chauve-souris, portant des lunettes d'or sur de petits yeux curieux et obtus, et un pince-nez par-dessus les lunettes,—apparut dans l'entrebâillement de la porte en un sourire répugnant… Cette tête salua, et un cou musculeux saillit de l'ouverture.

Maria Nicolaevna lui fit signe avec son mouchoir:

—Je n'y suis pas! Ich bin nicht zu hause!… Kchch… Kchkch…

La tête sembla surprise, eut un sourire forcé et dit comme en sanglotant, pour imiter Liszt dont autrefois il léchait les pieds: sehr Gut! sehr Gut!—et disparut.

—Qu'est-ce que c'est que cette apparition? demanda Sanine.

—Ça? c'est le critique de Wiesbaden, «homme de lettres ou lohn-laquai (valet à gages) si vous voulez… Il est payé par l'entrepreneur du théâtre et il est obligé de trouver tout ce qu'on joue admirable, splendide, bien qu'il regorge de fiel qu'il n'ose pas répandre… Il aime par-dessus tout papoter, et j'ai peur qu'il publie dans tout le théâtre que j'y suis… Après tout, cela m'est égal…

L'orchestre joua une valse et le rideau se leva de nouveau!…

Sur la scène les grimaces et les hurlements reprirent de plus belle.

—Eh bien! dit Maria Nicolaevna en se laissant choir sur le divan: puisque vous êtes captif, et obligé de rester auprès de moi au lieu d'admirer votre fiancée,—non, non, n'écarquillez pas les yeux, ne vous fâchez pas—je vous comprends et je vous ai déjà promis de vous laisser aller où bon vous plaira… Maintenant écoutez ma confession… Voulez-vous savoir ce que j'aime le plus au monde?

—La liberté! dit Sanine.

Maria Nicolaevna posa sa main sur la main du jeune homme.

—Oui, Dmitri Pavlovitch—dit-elle très sérieusement, et sa voix vibra avec un accent de sincérité irrécusable… la liberté avant tout et par-dessus tout!… Et ne croyez pas que je m'en fasse un mérite, il n'y a rien là de méritoire—mais c'est ainsi, et il en sera ainsi jusqu'à ma mort. Il faut croire que dans mon enfance j'ai vu l'esclavage de trop près, et j'en ai trop souffert. Puis M. Gaston, mon gouverneur, a contribué aussi à m'ouvrir les yeux… Maintenant vous comprenez pourquoi j'ai épousé Polosov… avec lui je suis libre, tout à fait libre, comme l'air, libre comme le vent!… Et je le savais avant de me marier, je savais qu'avec un tel mari je serais une libre Cosaque…

Elle se tut et jeta de côté son éventail.

—Je vous dirai encore une chose: je ne crains pas de réfléchir un peu… c'est amusant; nous avons une intelligence pour penser… mais je ne réfléchis jamais aux conséquences de mes actes… et quand il le faut, je me laisse aller… et ne m'inquiète plus de rien… J'ai encore un dicton favori: «cela ne tire pas à conséquence». Ici bas, je n'ai pas de comptes à rendre… et là-haut, (elle leva le doigt vers le plafond), eh bien! là-haut qu'on fasse de moi ce qu'on voudra… lorsqu'on me jugera là-haut,—moi, je ne serai plus moi!… Vous m'écoutez? Je ne vous ennuie pas?

Sanine était assis, penché en avant. Il leva la tête:

—Cela ne m'ennuie pas du tout, dit-il, et je vous écoute avec curiosité… seulement, je vous avoue que je me demande pourquoi vous me racontez tout cela?

Maria Nicolaevna se rapprocha légèrement de lui sur le divan.

—Vous vous le demandez? Avez-vous si peu de pénétration ou tant de modestie?

Sanine leva la tête encore un peu plus haut.

—Je vous raconte tout cela, continua madame Polosov d'une voix calme, mais qui n'était pas d'accord avec l'expression de son visage—parce que vous me plaisez beaucoup; oui, ne faites pas l'étonné, je ne plaisante pas… Je serais très peinée si vous gardiez de moi, après notre rencontre, une mauvaise impression, ou même, sans être mauvaise, une impression fausse… C'est pour cette raison que je vous ai amené ici, que je reste seule avec vous, et que je vous parle avec cette sincérité, oui, oui, sincèrement. Je ne mens pas. Remarquez… je sais que vous aimez une autre femme et que vous allez vous marier… Vous voyez bien que je suis désintéressée… Pourtant… voilà une bonne occasion pour vous de dire: cela ne tire pas à conséquence.

Elle rit, mais s'interrompit brusquement au milieu d'un éclat de rire—et resta immobile, comme si ses paroles l'étonnaient elle-même, puis dans ses yeux si gais d'ordinaire, si hardis, passa quelque chose qui ressemblait à de la timidité, et même à de la tristesse.

«Serpent! Oh! elle est un serpent!» pensa Sanine, «mais quel beau serpent!»

—Donnez-moi ma lorgnette, dit tout à coup Maria Nicolaevna. Je désire voir cette scène, est-il possible que la jeune première soit aussi laide qu'elle semble d'ici? Vraiment, à la voir, on croirait que le gouvernement l'a choisie dans un but moral: pour ne pas séduire les jeunes gens.

Sanine lui remit la lorgnette, elle la prit, puis vivement et de ses deux mains effleura les doigts du jeune homme.

—Ne prenez pas cet air sérieux? lui dit-elle, vous savez… je ne me laisse pas mettre des chaînes, mais aussi je n'en mets à personne. J'aime la liberté, et je ne reconnais pas de devoirs pour les autres, pas plus que pour moi… Et maintenant tirez-vous un peu de côté et écoutons la pièce.

Maria Nicolaevna regarda la scène à travers sa lorgnette—et Sanine suivit son exemple. Assis à côté d'elle dans la demi-obscurité de la loge il respirait, respirait involontairement la chaleur et le parfum de ce corps de femme luxuriant, et involontairement encore il réfléchissait à tout ce qu'elle lui avait dit pendant toute cette soirée, et surtout pendant les dernières minutes.

XL

Le drame dura encore toute une heure, mais Maria Nicolaevna et Sanine au bout d'un moment cessèrent de regarder la scène. Ils recommencèrent à parler et toujours dans le même sens; seulement, cette fois, Sanine se montra beaucoup moins taciturne.

Il était mécontent de lui-même et de Maria Nicolaevna; il s'efforça de lui prouver que «ses théories» ne valaient rien, comme si Maria Nicolaevna tenait à des «théories».

Sanine fit grand plaisir à madame Polosov en réfutant les arguments de la jeune femme: «S'il discute, se dit-elle, c'est qu'il capitule ou capitulera. Il a mordu à l'hameçon, il s'assouplit, il perd de sa sauvagerie!…»

Elle répliquait, riait, convenait avec lui qu'il avait raison, restait absorbée, et tout à coup reprenait l'offensive… Et pendant ce temps leurs visages se rapprochèrent, et les yeux du jeune homme ne se détournaient plus des yeux de la jeune femme, qui erraient, se promenaient sur ses traits, et Sanine souriait en réponse, poliment, il est vrai, mais il souriait…

Elle était ravie de le voir discuter les questions abstraites, discourir de l'honneur dans les relations intimes, du devoir, de la sainteté de l'amour et du mariage… C'est un lieu commun: toutes ces abstractions sont bonnes et très bonnes pour le début, comme point de départ.

Les hommes de l'intimité de Maria Nicolaevna assuraient que lorsque dans cet être vigoureux et fort pointaient la modestie, la tendresse et la pudeur virginale,—Dieu sait d'où ces vertus lui venaient—alors, oui alors seulement, les choses prenaient une tournure dangereuse.

L'entretien de Sanine et de Maria Nicolaevna prenait cette tournure fâcheuse.

Il aurait ressenti un grand mépris de soi, s'il avait pu un moment se concentrer en lui-même, mais il n'eut le loisir ni de se concentrer, ni de se juger.

Maria Nicolaevna ne perdait pas non plus son temps.

Et tout cela, parce qu'elle trouvait Sanine très bien! Involontairement on se dit: «comment savoir de quoi peut dépendre notre perte ou notre salut.»

Enfin, la pièce finit! Maria Nicolaevna pria Sanine de lui mettre son châle, et resta immobile pendant qu'il enveloppait dans les plis mœlleux du cachemire des épaules vraiment royales. Elle prit le bras du jeune homme et laissa presque échapper un cri: derrière la porte de la loge se tenait, avec un air de revenant, Daenhoff, et par-dessus son dos le vilain museau du critique de Wiesbaden guettait la sortie de Maria Nicolaevna. Le visage huileux de «l'homme de lettres» rayonna de malice.

—Me permettez-vous, madame, de faire avancer votre voiture? demanda le jeune officier à madame Polosov, avec un tremblement de colère mal dissimulée dans la voix.

—Non, merci; répondit-elle, mon laquais s'en occupe… Restez! ajouta-t-elle d'une voix impérative.

Et elle sortit vivement en entraînant Sanine.

—Allez-vous-en au diable! Qu'avez-vous besoin d'être toujours sur mes talons! cria Daenhoff au critique.

Il avait besoin de déverser sur quelqu'un sa colère.

Sehr gut, sehr gut, murmura le critique, et il disparut.

Le valet de Maria Nicolaevna, qui l'attendait dans le vestibule, en un clin d'œil trouva la voiture. Elle s'y blottit lestement; Sanine sauta après elle. La portière était à peine refermée que madame Polosov partit d'un éclat de rire.

—De quoi riez-vous? demanda Sanine.

—Oh! excusez-moi, je vous en prie… mais il m'est venu à l'esprit que
Daenhoff pourrait vous provoquer encore une fois à cause de moi?…
N'est-ce pas drôle?

—Vous le connaissez intimement? demanda Sanine.

—Ce gamin? Il sert à faire mes commissions! Ne vous en inquiétez pas.

—Je ne m'en inquiète nullement.

Maria Nicolaevna soupira.

—Ah! Je sais bien que cela ne vous inquiète pas!… Écoutez pourtant…
Vous êtes si gentil que vous ne refuserez pas ma dernière prière?…
N'oubliez pas que dans trois jours je pars pour Paris et vous retournez
à Francfort… Nous reverrons-nous jamais?

—En quoi puis-je vous être agréable?

—Vous savez sans doute monter à cheval?

—Oui, madame.

—Eh bien! voici de quoi il s'agit. Demain matin nous ferons une promenade à cheval, et nous irons hors la ville. Nous aurons d'admirables chevaux… À notre retour nous terminerons notre affaire… et amen!… Ne me répondez pas que c'est un caprice et que je suis folle—c'est peut-être la vérité!—mais dites-moi tout de suite: J'accepte!

Elle tourna vers Sanine son visage. Il faisait obscur dans la voiture, mais les yeux de Maria Nicolaevna brillèrent dans la nuit.

—Bien, j'accepte! dit Sanine avec un soupir.

—Ah! vous avez soupiré! s'écria Maria Nicolaevna en contrefaisant Sanine… Voilà ce que c'est: le bouchon est tiré, il faut boire le vin… Mais non, non… Vous êtes charmant! Vous êtes un brave garçon! Et ma promesse je la tiendrai! Voici ma main, sans gant, ma main droite, celle qui conclut les affaires… Prenez-la et croyez à ce serrement de main. Je ne sais pas trop quelle sorte de femme je suis… mais je suis un honnête homme, et l'on peut traiter des affaires avec moi.

Sans bien se rendre compte de ce qu'il faisait, Sanine porta cette main à ses lèvres.

Maria Nicolaevna retira lentement sa main et se tut, elle resta silencieuse jusqu'à ce que la voiture stoppât devant l'hôtel.

Elle se disposa à descendre… Sanine sentit sur sa joue un attouchement rapide et brûlant; l'avait-il rêvé?

—À demain! murmura madame Polosov dans l'escalier, éclairée par les quatre bougies du candélabre que le portier tout chamarré d'or avait saisi entre ses mains, dès qu'il l'avait aperçue.

Elle tenait les yeux baissés: «À demain!»

En rentrant dans sa chambre Sanine trouva sur sa table une lettre de Gemma… Il eut un mouvement d'effroi, mais il sourit aussitôt pour se dissimuler à lui-même cette impression.

La lettre de Gemma ne contenait que quelques lignes.

Elle était heureuse d'apprendre que «l'affaire avait si bien commencé», elle exhortait Sanine à la patience, l'assurait que tout irait bien et d'avance se réjouissait de son retour.

Sanine trouva cette lettre un peu sèche, mais il prit quand même une feuille de papier et une plume… puis il les jeta de côté.

—À quoi bon écrire… je retournerai demain… Il en est temps! Il en est grand temps!

Il se coucha aussitôt et s'efforça de s'endormir tout de suite.

S'il avait essayé de veiller, il aurait sans doute pensé à Gemma, mais, sans savoir pourquoi, il avait honte de penser à elle. Sa conscience n'était pas tranquille… Mais il la calmait en se disant que le lendemain tout serait fini pour toujours, qu'il se délivrerait pour toujours de cette folle—et qu'il oublierait toutes ces intrigues.

Les hommes faibles, quand ils se parlent à eux-mêmes, emploient volontiers des mots énergiques!

Et puis… cela ne tire pas à conséquence!

XLI

Telles étaient les réflexions que faisait Sanine en se couchant. Mais quelles furent ses impressions quand le lendemain matin Maria Nicolaevna heurta à sa porte avec le manche de corail de sa cravache, et qu'il la vit sur le seuil de sa chambre, tenant d'une main la traîne de son amazone bleu sombre, avec un petit chapeau d'homme posé sur les lourdes tresses de ses cheveux, le voile flottant sur l'épaule, et un sourire provocant sur les lèvres, dans les yeux, sur tout le visage.

Que se dit Sanine en ce moment?…

—Eh bien! êtes-vous prêt, lui cria gaîment madame Polosov.

Sanine boutonna sa redingote et prit sans mot dire son chapeau.

Maria Nicolaevna lui jeta un regard joyeux, lui fit un petit signe de tête et descendit en courant l'escalier.

Il la suivit à la hâte.

Les chevaux attendaient déjà dans la rue devant le perron. Ils étaient trois; une cavale pur-sang d'un roux doré, avec des naseaux secs et découvrant les dents, des yeux noirs à fleur de tête, des jambes de cerf, un peu grêle, mais élégante et chaude comme le feu—elle était destinée à Maria Nicolaevna; le cheval de Sanine était vigoureux, large, un peu lourd, sans marques; le troisième cheval était pour le groom.

Maria Nicolaevna sauta légèrement sur son coursier. La cavale piaffa, se tourna de tous côtés, relevant la queue et ployant la croupe, mais Maria Nicolaevna, excellente écuyère, la maintint sur place.

Elle voulait dire adieu à Polosov, qui sortit sur le balcon coiffé de son fez et dans sa robe de chambre ouverte; il agita son mouchoir de batiste, sans sourire, mais au contraire en se renfrognant.

Sanine se mit en selle et Maria Nicolaevna du bout de sa cravache esquissa un salut à l'adresse de Polosov, puis cingla d'un coup l'encolure ambrée et plate de son cheval. La cavale se dressa sur ses jambes de derrière, bondit en avant et partit d'une allure élégante et matée, frémissant dans toutes ses fibres et portant sur le mors, humant l'air et reniflant avec impétuosité…

Sanine suivait en regardant l'amazone; sa taille fine et flexible se balançait d'aplomb avec souplesse et harmonie, étroitement soutenue et dégagée par le corset.

Madame Polosov retourna la tête et du regard appela Sanine. Ils cheminèrent de front.

—Voyez comme il fait beau! s'écria-telle… Je vous le dis pour la dernière fois avant de nous séparer—vous êtes adorable—et vous ne vous repentirez pas d'être venu.

En prononçant ces mots elle les accompagna de plusieurs mouvements de tête affirmatifs, comme pour renforcer la signification de ces paroles et les rendre plus pénétrantes.

Maria Nicolaevna semblait si heureuse que Sanine en fut étonné: son visage avait cette expression posée que prennent les enfants quand ils sont très, très sages.

Les chevaux allèrent au pas jusqu'à la barrière, assez rapprochée, puis ils partirent d'un grand trot.

Le temps était beau; un vrai ciel d'été; le vent venait à leur rencontre et bruissait et sifflait agréablement aux oreilles.

Ils éprouvaient un sentiment de bien-être: la conscience d'une vie jeune et puissante s'emparait d'eux dans cette course libre et fougueuse; ce sentiment grandissait de minute en minute.

Maria Nicolaevna ralentit l'allure de son cheval et se remit au pas;
Sanine suivit son exemple.

—Voilà pourquoi il vaut la peine de vivre! s'écria l'amazone avec un soupir profond et heureux. Quant on réussit à faire ce qui semblait impossible, il faut s'en saouler jusque-là!

Elle passa rapidement la main sous son menton.

—Et comme nous nous sentons meilleurs! Regardez comme je suis bonne en ce moment… Il me semble que j'embrasserais le monde entier!… Non, pas tout entier… En voilà un que je n'embrasserais pas…

Du bout de sa cravache, elle indiqua un vieillard, pauvrement vêtu et qui suivait le bord de la route à côté d'eux.

—Mais je suis prête à le rendre heureux… Voici pour vous, eh! cria-t-elle en allemand.

Elle jeta sa bourse aux pieds du vieillard. On ne connaissait pas encore les porte-monnaie, et le petit filet tomba lourdement sur le chemin avec un bruit sec.

Le passant étonné s'arrêta.

Maria Nicolaevna éclata de rire et mit son cheval au galop.

—Êtes-vous toujours aussi gaie quand vous allez à cheval? demanda
Sanine à madame Polosov quand il l'eut rejointe.

Maria Nicolaevna tira brusquement les rênes, elle n'arrêtait jamais autrement son cheval.

—Je voulais seulement échapper aux remerciements… Les remerciements gâtent mon plaisir… Ce n'est pas pour son plaisir que je lui ai laissé ma bourse, mais pour le mien… Pourquoi me remercierait-il?… Qu'est-ce que vous m'avez demandé tout à l'heure? Je n'ai pas entendu.

—Je vous ai demandé… j'ai voulu savoir pourquoi vous êtes si gaie aujourd'hui?

Mais soit que Maria Nicolaevna de nouveau n'eût pas entendu la question, soit qu'elle jugeât inutile de répondre, elle dit:

—Savez-vous… ce groom qui se balance derrière nous, m'agace…
Comment nous débarrasser de lui?

Elle sortit vivement un carnet de sa poche.

—Je vais lui remettre une lettre à porter à la ville… Non, cela ne va pas… Ah! cette fois j'ai trouvé!… N'est-ce pas un traiteur, là-bas, devant vous?

Sanine regarda dans la direction indiquée.

—Oui, c'est un restaurant, il me semble.

—Parfait!… Je vais lui dire de rester là et de boire de la bière jusqu'à notre retour.

—Mais qu'est-ce qu'il pensera?

—Qu'est-ce que cela peut nous faire? Puis, il ne pensera rien du tout, il boira de la bière, et voilà tout… Allons, Sanine—elle l'appelait pour la première fois Sanine tout court—en route, au trot!

Quand les cavaliers se trouvèrent devant le restaurant, Maria Nicolaevna appela le groom et lui donna ses ordres. Le groom, Anglais de naissance et de tempérament, porta sans dire un mot la main à la visière de sa casquette, sauta de cheval et prit l'animal par la bride.

—Maintenant, nous sommes des oiseaux libres! cria Maria Nicolaevna. Où irons-nous? Au nord, au midi, à l'occident, à l'orient?… Regardez, je suis comme le roi de Hongrie lors de son couronnement (elle indiqua du bout de sa cravache les quatre points cardinaux). L'univers est à nous. Eh bien! vous voyez ces montagnes.—Ah! quelles forêts! Là-bas, dans les monts, dans les monts… In die Berge, In de Berge, wo die Freiheit thront.—(Dans les monts, dans les monts où règne la liberté.)

Maria Nicolaevna quitta la route et galopa dans un étroit chemin à peine frayé qui semblait, en effet, conduire directement à la montagne.

Sanine s'élança sur ses pas.

XLII

L'étroit chemin devint bientôt un sentier à peine visible et finit par s'effacer complètement, coupé par un fossé.

Sanine était d'avis de rebrousser chemin, mais Maria Nicolaevna se récria:

—Non, non, je veux aller à la montagne. Allons à travers champs, tout droit, comme les oiseaux volent.

Elle obligea son cheval à sauter par-dessus le fossé. Sanine en fit autant.

De l'autre côté s'étendait une prairie, d'abord sèche, ensuite humide et qui finit dans un marécage; on voyait l'eau sourdre partout et former par place des mares.

Maria Nicolaevna conduisit exprès son cheval en plein dans le marais, et se mit à rire en criant:

—Faisons l'école buissonnière! Vous savez ce que c'est que de chasser au moment des eaux printanières, demanda-t-elle à Sanine.

—Je le sais, répondit le jeune homme.

—J'avais un oncle, continua-t-elle, qui aimait beaucoup la chasse. Je l'accompagnais souvent… au printemps, c'est adorable!… Nous aussi, aujourd'hui, nous nous retrempons dans les eaux printanières… Seulement je vois que vous êtes un vrai Russe, et vous voulez épouser une Italienne… Enfin, c'est votre sort!… Tiens! encore un fossé! Hop, hop, hop!…

La cavale franchit le ravin, et le chapeau de Maria Nicolaevna s'envola, ses cheveux se déroulèrent sur son dos.

Sanine voulut sauter à bas de son cheval pour ramasser le chapeau, mais l'amazone le retint:

—Ne descendez pas de cheval, je le reprendrai moi-même…

Elle se pencha très bas tout en restant en selle, accrocha le voile avec le manche de sa cravache et ramassa son chapeau; elle le remit sans relever ses cheveux et reprit sa course en criant: Hip! hip!

Sanine galopait à côté de Maria Nicolaevna; avec elle il sautait les fossés, les haies, les ruisseaux; il montait et descendait, gravissant la montagne, redescendant le versant opposé, et tout le temps il gardait les yeux attachés sur le visage de sa compagne.

Quel éclat! tout ce visage s'épanouissait: les yeux se dilataient, avides, clairs, sauvages; les lèvres s'ouvraient, les narines palpitaient et humaient l'air avidement. Maria Nicolaevna regardait droit devant elle, embrassant tout l'horizon du regard, son âme semblait s'emparer de tout ce qu'elle voyait, prenait possession de la terre, du ciel, du soleil et même de l'air; elle n'avait qu'un regret: pourquoi rencontrait-elle si peu d'obstacles, elle voudrait vaincre encore, encore…

—Sanine, cria-t-elle… c'est tout à fait comme dans la Lénore de Burger; seulement vous n'êtes pas mort? N'est-ce pas, vous n'êtes pas mort? Moi, je suis bien vivante…

Ce n'était plus une amazone qui galopait, c'était un jeune centaure féminin—demi-animal, demi-Dieu!—Et cette terre docile et bien disciplinée s'étonne devant la bacchante qui la piétine.

Enfin, Maria Nicolaevna arrêta son cheval trempé de sueur et couvert de boue.

La cavale fléchissait sous l'écuyère, et le puissant et lourd étalon de
Sanine perdait son souffle.

—Eh bien? c'est beau? demanda Maria Nicolaevna dans un murmure d'extase.

—C'est beau! répondit avec transport Sanine.

Son sang bouillonnait aussi.

—Attendez! vous verrez ce qui nous attend encore!

Elle lui tendit la main, son gant était déchiré.

—Je vous ai dit que je vous amènerais dans la forêt, «vers les monts! vers les montagnes!»

En effet, couronnée par un mont altier, la montagne se dressait à deux cents pas du lieu ou se trouvaient les sauvages cavaliers.

—Regardez, voici le chemin… Rajustons-nous un peu… et en route!
Mais au pas!… Il faut permettre à nos chevaux de respirer un peu.

Ils se remirent en marche. D'un grand coup de main, Maria Nicolaevna rejeta en arrière ses cheveux. Elle examina ses gants et les retira.

—Mes mains sentiront le cuir, dit-elle… Mais cela nous est égal.

Elle souriait et Sanine souriait aussi.

Cette course échevelée les avait rapprochés et unis.

—Quel âge avez-vous? demanda-t-elle tout à coup.

—Vingt-deux ans.

—Est-ce possible?… Moi aussi j'ai vingt-deux ans… C'est un bon âge… Additionnez toutes nos années et vous serez encore loin de la vieillesse… Pourtant il fait chaud… Dites-moi, est-ce que je suis rouge?

—Comme une fleur de pavot!…

Elle passa son mouchoir sur son visage.

—Dès que nous serons dans le bois, il fera frais… C'est un vieux bois… comme qui dirait un vieil ami… Avez-vous des amis?…

Sanine réfléchit un instant.

—Oui, j'en ai… mais peu… De vrais amis, je n'en ai pas…

—Moi, j'ai de vrais amis, mais ils ne sont pas vieux… ce cheval, par exemple, c'est aussi un ami… Comme il me porte délicatement! Ah! oui, l'on est très bien ici! Est-il possible que je parte pour Paris après-demain?

—Est-ce possible? répéta Sanine.

—Et vous, vous partirez pour Francfort?

—Oh! moi, certainement, je retournerai à Francfort.

—Eh bien! allez-y… Je vous donnerai ma bénédiction… Mais aujourd'hui, c'est notre jour, à nous, à nous… rien qu'à nous!

Les chevaux avaient atteint la lisière du bois et ils pénétrèrent dans la forêt. L'ombre fraîche les enveloppa doucement de toutes parts.

—Oh! mais c'est le paradis ici! cria Maria Nicolaevna… Allons au plus profond, plongeons-nous dans cette ombre, Sanine.

Les chevaux avançaient lentement dans les profondeurs de la forêt, se balançant et reniflant.

Le sentier qu'ils suivaient changea subitement de direction et s'engagea dans un défilé très étroit. L'odeur de la bruyère, des fougères, de la résine de pin, de la fane de l'année précédente montait du sol… des crevasses de rochers bruns s'exhalait une fraîcheur pénétrante… Des deux côtés du chemin s'élevaient des monticules couverts de mousse verte.

—Arrêtons-nous! cria Maria Nicolaevna, je veux me reposer sur ce velours. Aidez-moi à descendre de cheval.

Sanine mit pied à terre et courut auprès de madame Polosov. Elle s'appuya sur ses épaules, sauta vivement à terre, et s'assit sur un tertre de mousse.

Sanine resta debout devant elle, tenant les deux chevaux par la bride.

Maria Nicolaevna leva les yeux sur lui.

—Sanine, savez-vous oublier?

Sanine se rappela ce qui s'était passé la veille en voiture…

—Est-ce une question… ou un reproche? demanda-t-il.

—De ma vie je n'ai adressé un reproche à quelqu'un… Croyez-vous aux ensorcellements?

—Comment?

—Par des enchantements… comme disent chez nous les moujiks dans leurs chansons.

—Ah! voilà ce que vous voulez dire.

—Oui… c'est cela… j'y crois… y croyez-vous?

—L'ensorcellement… l'enchantement… répéta Sanine… Tout est possible dans ce monde… Autrefois je n'y croyais pas, maintenant j'y crois… Je ne me reconnais plus…

Maria Nicolaevna réfléchit un instant puis regarda autour d'elle.

—Il me semble que je connais cet endroit… Sanine, regardez s'il n'y a pas une croix rouge sur le tronc de ce grand chêne, derrière… Y est-elle?

Sanine s'approcha de l'arbre…

—Oui, il y a une croix.

Maria Nicolaevna sourit:

—Ah bon! Je sais maintenant où nous nous trouvons… Nous ne nous sommes pas écartés de notre route… Qui est-ce qui cogne comme ça?… Un bûcheron?

Sanine regarda dans la direction du bruit.

—Oui… un homme coupe les branches mortes…

—Je veux mettre mes cheveux en ordre… On peut me voir et me juger…

Elle souleva son chapeau et se mit à natter ses longues tresses, gravement et sans prononcer une parole.

Sanine restait toujours debout devant elle.

Les formes élégantes de la jeune femme se dessinaient nettement sous les plis sombres du drap, auquel ici et là se collaient des brins de mousse.

Un des chevaux tout à coup se secoua derrière Sanine. Le jeune homme tressaillit de la tête aux pieds; tout se brouillait devant ses yeux, ses nerfs étaient tendus comme des cordes de violon.

Il disait la vérité en assurant qu'il ne se reconnaissait plus. En effet, il était ensorcelé… Tout son être était possédé d'une seule pensée, d'un seul désir.

Maria Nicolaevna jeta sur lui un regard pénétrant.

—Maintenant tout est en ordre, dit-elle en remettant son chapeau… Pourquoi restez-vous debout? Asseyez-vous ici… Non.. attendez!… Ne vous éloignez pas… Qu'est-ce qu'on entend?

Un bruit sourd roula par-dessus les cimes des arbres, ébranlant l'air dans le bois.

—Est-ce possible? Le tonnerre?

—On dirait, en effet, que c'est le tonnerre…

—Mais c'est une véritable fête… Quelle fête… C'est la seule chose qui nous manquait…

Pour la seconda fois un bruit sourd retentit et s'abattit en longs roulements.

—Bravo, bis! Vous rappelez-vous ce que je vous disais hier de l'Énéïde?… Eux aussi ils ont été surpris par l'orage dans une forêt… Maintenant, sauvons-nous.

Elle se releva d'un bond.

—Amenez-moi mon cheval… Présentez-moi votre main… Ainsi… Je ne suis pas lourde.

Elle s'élança en selle, légère comme un oiseau.

Sanine remonta à cheval.

—Vous voulez rentrer? demanda-t-il d'une voix mal assurée.

—Rentrer! dit-elle en accentuant lentement les syllabes tout en rassemblant les brides.

—Suivez-moi, cria-t-elle à Sanine d'un ton de commandement.

Elle rejoignit le sentier et après avoir passé la croix rouge, elle descendit dans un chemin enfoncé, arriva à un carrefour, tourna à droite, et de nouveau gravit la montagne.

L'amazone savait évidemment où elle allait, le chemin qu'elle avait choisi pénétrait toujours plus dans les profondeurs de la forêt.

Maria Nicolaevna ne parlait pas, ne regardait pas son compagnon; elle avançait d'un air impérieux, et Sanine la suivait docilement sans une étincelle de volonté dans son cœur qui se pâmait.

Une pluie fine commença à tomber. Maria Nicolaevna accéléra la marche de son cheval et Sanine en fit autant.

Enfin, à travers la verdure sombre des sapins, Sanine aperçut à l'abri du rocher gris une misérable hutte avec une porte dans le mur formé de branches entrelacées.

Maria Nicolaevna obligea son cheval à se frayer un passage entre les sapins, puis elle sauta à terre, et courut devant l'entrée de la guérite. Alors, se tournant vers Sanine, elle murmura: Énée!

* * * * *

Quatre heures plus tard, Maria Nicolaevna et Sanine accompagnés du groom, qui dormait en selle, rentraient dans leur hôtel à Wiesbaden.

Polosov vint au-devant de sa femme en tenant à la main la lettre qu'il avait écrite au régisseur, mais ayant regardé avec attention Maria Nicolaevna, son visage exprima du mécontentement et il dit à demi-voix:

—Est-il possible que j'aie perdu mon pari? Pour toute réponse madame
Polosov haussa les épaules.

Le même jour, deux heures plus tard, Sanine, dans la chambre de Maria
Nicolaevna, se tenait devant elle, éperdu, comme un homme qui sombre.

—Alors, où vas-tu? lui demanda-t-elle, à Paris ou à Francfort?

—Je vais où tu seras,—et je resterai près de toi jusqu'à ce que tu me chasses, répondit-il avec désespoir en baisant les mains de sa dominatrice.

Maria Nicolaevna retira ses mains, les posa sur la tête du jeune homme et empoigna les cheveux de ses dix doigts. Elle caressait et tournait lentement ces pauvres boucles puis se redressa toute droite, avec un sifflement de serpent triomphant sur les lèvres—tandis que ses yeux larges et clairs jusqu'à devenir blancs n'exprimaient que le rassasiement et la férocité impitoyable de la victoire.

Le vautour quand il dépèce sa proie a ces yeux-là.

XLIII

Voilà les souvenirs qui assaillirent Sanine quand en rangeant ses papiers dans le silence du cabinet, il retrouva la petite croix de grenat.

Tous ces événements se retracèrent nettement et avec suite dans sa mémoire.

Mais quand il arriva au moment où il se revit adressant à madame Polosov des supplications humiliantes, se laissant fouler aux pieds, quand il revécut ses jours d'esclavage, il se détourna des images évoquées, et ne voulut plus se souvenir.

Ce n'est pas que sa mémoire lui fît défaut… Oh, non! Il savait, il ne savait que trop bien tout ce qui s'était passé depuis ce moment, mais la honte l'étouffait—même en ce jour, après tant d'années écoulées, il a peur de ce sentiment de mépris pour lui-même qui reviendra, il le sait, noyer sous sa vague toutes les autres impressions, s'il n'ordonne pas à sa mémoire de se taire.

Mais il a beau se détourner de ces souvenirs, il ne parvient pas à les effacer complètement.

Il se rappelle la vilaine lettre, fausse et pleurnichante, qu'il a envoyée à Gemma et pour laquelle il n'a pas reçu de réponse…

Après une pareille trahison pouvait-il la revoir, retourner chez elle?… Non! non! Il avait encore assez de conscience et d'honnêteté pour ne pas commettre une telle action. Il avait perdu toute confiance en lui, tout respect de soi-même, il ne pouvait plus rien garantir.

Sanine se rappela encore comment, après—ô honte!—il envoya le valet de Polosov à Francfort pour prendre ses effets; et lui, il avait peur, il ne pensait qu'à une chose, partir le plus vite possible pour Paris, pour Paris! Il revit comment, sur l'ordre de Maria Nicolaevna, il fit la cour à son mari, et l'aimable avec Daenhoff, qui avait au doigt une bague de fer comme celle que Maria Nicolaevna avait donnée à Sanine!!!

Ensuite vinrent des souvenirs plus tristes, plus honteux encore.

Un matin le garçon lui remit une carte de visite portant le nom de
Pantaleone Cippatola, chanteur italien de S. A. R. le duc de Modène. Et
Sanine refusa de voir le vieillard, mais il ne put échapper à une
rencontre dans le couloir.

Il revoit le visage irrité de l'ex-chanteur dont le toupet se hérissait encore et ses yeux brillaient comme des tisons; et il entend encore ses exclamations et ses malédictions: Maledizione!

Ces mots affreux retentissent encore à ses oreilles: Codardo! Infame traditore! (Lâche, traître infâme.)

Sanine ferme les yeux et secoue la tête, il regarde à droite, à gauche, mais malgré lui il se voit de nouveau dans la dormeuse, sur l'étroite banquette de devant; sur les sièges du fond sont confortablement assis Maria Nicolaevna et Polosov; quatre chevaux emportent joyeusement la voiture loin de Wiesbaden… à Paris! à Paris!

Polosov mange une poire que Sanine lui a préparée, et Maria Nicolaevna le regarde, lui, son serf, avec ce sourire qu'il connaît déjà, le sourire du propriétaire, du seigneur…

Mais, ô Dieu! là, au coin de la rue, un peu après la sortie de la ville—n'est-ce pas de nouveau Pantaleone? Et qui est avec lui? Emilio! Oui, ce beau garçon enthousiaste, qui lui était si fort attaché.

Y a-t-il longtemps que ce jeune cœur adorait en lui un héros, un idéal?—Et maintenant son pâle et beau visage, si beau que Maria Nicolaevna l'a remarqué et se met à la portière pour le regarder,—ce visage est plein de rage et de mépris. Les yeux, qui ont tant de ressemblance avec d'autres yeux, s'attachent sur Sanine et les lèvres se serrent… puis s'ouvrent brusquement pour lancer l'injure…

Et Pantaleone étend la main et désigne Sanine—à qui? À Tartaglia qui est là, lui aussi, et Tartaglia aboie contre Sanine, et l'aboiement de cet honnête chien résonne à ses oreilles comme une injure intolérable… Quelle honte!

Enfin—la vie de Sanine à Paris et toutes les humiliations, toutes les viles tortures de l'esclave, à qui l'on ne permet ni d'être jaloux ni de se plaindre, et qu'on abandonne un jour comme un vêtement usé.

Ensuite vient le retour dans la patrie—la vie brisée, vidée; le petit train des petites choses, l'amer repentir inutile, et l'oubli non moins amer et non moins inutile.

C'est le châtiment secret mais continuel, de chaque instant, comme une douleur sourde mais inguérissable, l'acquittement sou par sou d'une dette dont on ne peut même pas mesurer l'étendue.

Le calice est rempli… Assez!

Comment se fait-il que la petite croix que Gemma a donnée à Sanine soit encore là? Pourquoi ne l'a-t-il pas rendue? Pourquoi jusqu'à ce jour ne l'a-t-il pas retrouvée?

Sanine resta longtemps, bien longtemps absorbé dans ces réflexions,—et déjà assagi par l'expérience de l'âge, il ne comprend pas comment il a pu abandonner Gemma qu'il a aimée si tendrement et avec tant de passion… pour une femme qu'il n'a jamais aimée?…

Le lendemain, Sanine étonna fortement ses amis et ses relations en leur annonçant qu'il parlait pour l'étranger.

Dans le monde cette nouvelle intrigua beaucoup: Sanine quittait Saint-Pétersbourg au milieu de l'hiver, quand il venait de meubler un appartement confortable et de prendre un abonnement à l'Opéra-Italien où devait chanter la Patti en personne… Oui, la Patti, la Patti elle-même!…

Les amis de Sanine recherchèrent les causes de son départ, mais les hommes n'ont pas beaucoup de temps pour s'occuper des affaires d'autrui, et le jour où Sanine partit pour l'étranger, une seule personne l'accompagna à la gare; c'était son tailleur, un Français, qui avait l'espoir de faire régler une note en souffrance «pour un saute-en-barque en velours noir… et tout à fait chic.»

XLIV

Sanine avait annoncé à ses amis qu'il partait pour l'étranger, mais il ne leur avait pas dit où il allait.

Il se rendit directement à Francfort. Le quatrième jour il arriva dans cette ville où il n'était pas revenu depuis 1840.

L'hôtel du «Cygne Blanc» était toujours à la même place, mais n'était plus un hôtel de premier ordre.

La Zeile, la rue principale de Francfort, avait peu changé, mais il ne restait plus trace de la rue où se trouvait jadis la confiserie Roselli.

Sanine erra comme un fou dans ces lieux si familiers autrefois et où il ne reconnaissait plus rien; les anciennes maisons avaient disparu pour faire place à de hautes constructions et à d'élégantes villas; même le jardin public où Sanine avait eu un rendez-vous avec Gemma, s'était agrandi et avait changé au point que Sanine se demanda s'il ne s'était pas trompé de jardin?

Comment se retrouver? À qui s'adresser? Trente ans s'étaient écoulés.

Les personnes que Sanine avait interrogées n'avaient jamais entendu le nom de Roselli; le maître d'hôtel lui avait conseillé de prendre des renseignements à la Bibliothèque publique, où il trouverait de vieux journaux, mais comment ces vieux journaux lui fourniraient-ils les indications qu'il cherchait? Personne ne put le lui expliquer.

Dans son désespoir, Sanine demanda des nouvelles de M. Kluber.

Oh! celui-là, tout le monde le connaissait, mais ces renseignements n'éclairèrent pas Sanine sur ce qu'il désirait savoir. L'élégant commis, sa fortune faite, s'était livré à des spéculations, avait fait faillite et était mort en prison…

Ces nouvelles d'ailleurs laissèrent Sanine très indifférent, et il commençait à se dire qu'il avait agi précipitamment en venant comme cela à Francfort, lorsqu'un jour en feuilletant un livre d'adresses, il tomba sur le nom de Von Daenhoff, major en retraite.

Il s'empressa de prendre une voiture et de se faire conduire à l'adresse indiquée, sans savoir si ce Daenhoff était l'officier qu'il avait connu, ou, dans le cas où ce serait bien lui, s'il pourrait lui dire ce que la famille Roselli était devenue.

Mais le noyé s'accroche à une paille.

Sanine trouva le major von Daenhoff chez lui, et dans cet homme à tête blanche il reconnut d'emblée son ancien adversaire.

Daenhoff le reconnut également et fut très content de le voir, cela lui rappelait sa jeunesse et ses aventures.

Sanine put apprendre enfin de lui que la famille Roselli avait depuis longtemps émigré en Amérique, à New-York, que Gemma avait épousé un négociant et que le major connaissait un marchand de Francfort qui devait avoir l'adresse du mari de Gemma, car il avait des relations avec l'Amérique.

Sanine pria le major Daenhoff de lui procurer cette adresse—et, ô joie! son ancien adversaire la lui rapporta: M. Jeremiah Slocum, New-York, Broadway n° 501.

Il est vrai qu'elle datait de 1863.

—Espérons, s'écria Daenhoff, que notre beauté de Francfort est encore de ce monde et qu'elle demeure toujours à New-York.

Puis, baissant la voix, il ajouta:

—À propos, et cette dame russe, vous savez qui je veux dire, qui était à Wiesbaden—madame von Bo… von Bozolov.—Elle vit toujours?

—Non, répondit Sanine, il y a longtemps qu'elle est morte.

Daenhoff baissa les yeux, mais voyant que Sanine détournait la tête et se renfrognait, il ne dit plus rien et se retira.

* * * * *

Le jour même Sanine envoya une lettre à madame Gemma Slocum à New-York. Il lui dit qu'il lui écrivait de Francfort où il était venu à sa recherche; qu'il comprenait parfaitement qu'il n'avait pas le droit d'espérer une réponse, car il ne méritait pas son pardon; il n'avait qu'un espoir, c'est qu'au sein de son bonheur elle avait depuis longtemps oublié jusqu'à son existence.

Il ajouta qu'il s'était décidé subitement à lui écrire à la suite d'une circonstance qui avait évoqué devant lui les images du passé avec une force extraordinaire.

Il raconta sa vie solitaire, sans famille, sans joie, et la pria de ne pas se méprendre sur les motifs qui l'avaient déterminé à écrire cette lettre; il ne voulait pas emporter dans la tombe la conscience qu'une faute, qu'il avait cruellement expiée, n'avait pas été pardonnée. Il l'implorait de lui écrire seulement deux mots pour lui dire comment elle se trouvait dans la nouvelle patrie qu'elle s'était choisie.

«En m'envoyant ne fût-ce qu'un mot, ajoutait Sanine en terminant sa lettre, vous ferez une bonne action, digne de votre belle âme, et je vous en serai reconnaissant jusqu'à mon dernier soupir. Je suis actuellement à l'hôtel du Cygne Blanc, à Francfort, et j'attendrai ici votre réponse jusqu'au printemps.» Il souligna ces derniers mots.

Sanine expédia sa lettre et l'attente commença.

Il passa six semaines à l'hôtel sans sortir de sa chambre et ne voyant personne. Ses amis de Russie ne pouvaient pas lui écrire n'ayant pas son adresse, et Sanine s'en félicitait; il savait que lorsqu'il recevrait une lettre, il saurait de qui elle vient.

Il lisait du matin au soir, non des journaux mais des livres sérieux, des livres d'histoire.

Ces lectures prolongées, ce silence, cette vie repliée sur soi-même répondait à son état d'âme. Il savait gré à Gemma de la lui avoir indirectement procurée.

Mais est-elle vivante? Lui répondra-t-elle?

Enfin, la lettre si longtemps attendue arriva, portant un timbre américain et venant de New-York! La suscription de l'enveloppe était d'écriture anglaise.

Sanine ne reconnut pas cette écriture et son cœur se serra. Il avait peur d'ouvrir cette lettre. Il regarda la signature: Gemma!

Il fondit en larmes.

Ce nom écrit au bas de la page sans être accompagné du nom de famille était un gage de pardon.

Il déplia une fine feuille de papier à lettres bleu—une photographie tomba sur le plancher. Il la releva précipitamment, et resta ébahi: Gemma, Gemma jeune, comme il l'a connue il y a trente ans. Les mêmes yeux, la même bouche, le même type de visage.

Sur l'envers de la carte était écrit: «Ma fille Marianna.»

La lettre était simple et pleine de bonté. Gemma remerciait Sanine de ne pas avoir douté d'elle, d'avoir eu confiance en elle. Elle ne lui cacha pas qu'elle avait cruellement souffert après la fuite de son fiancé, mais elle ajouta qu'elle avait regardé et regarderait toujours sa rencontre avec Sanine comme un bonheur, car cette rencontre l'avait empêchée d'épouser Kluber, et de cette façon bien qu'indirectement avait été la cause de son mariage avec M. Slocum, avec qui depuis vingt-huit ans elle vit heureuse et dans l'abondance.

Leur maison est connue de tout New-York.

Gemma annonça ensuite qu'elle avait cinq enfants: quatre fils et une fille de dix-huit ans, qui est déjà fiancée. Elle lui envoie la photographie de sa fille, parce qu'au dire de tous elle ressemble à sa mère.

Gemma avait réservé les nouvelles tristes pour la fin de sa lettre.

Frau Lénore était morte à New-York où elle avait accompagné sa fille et son gendre. Elle a vécu assez longtemps pour pouvoir jouir du bonheur de ses enfants et élever ses petits-enfants.

Pantaleone voulait les accompagner en Amérique, mais il était mort la veille du jour fixé pour le départ de Francfort.

«Et Emilio, notre cher, incomparable Emilio, il est mort de la belle mort, pour la liberté de sa patrie, en Sicile, où il est allé dans les rangs des Mille avec le grand Garibaldi à sa tête. Nous avons pleuré chaudement la mort de notre cher frère, mais en le pleurant nous en étions fiers,—et nous en serons fiers toujours. Sa mémoire nous est sacrée! Sa grande âme désintéressée méritait la couronne du martyre!»

En terminant sa lettre, Gemma exprimait le regret de savoir que la vie de Sanine avait été si peu satisfaisante, elle lui souhaitait avant tout la paix de l'âme, et ajoutait qu'elle eût été heureuse de le revoir, bien qu'une telle rencontre fût peu probable.

Il est impossible d'exprimer ce que Sanine ressentit en lisant cette lettre. Il n'y a pas de mots pour rendre des sentiments semblables. Ces sentiments sont plus profonds, plus forts, plus vagues que la parole. La musique seule pourrait les exprimer.

Sanine répondit immédiatement et envoya à Marianna Slocum «d'un ami inconnu», comme cadeau de noces, la petite croix de grenat superbement enchâssée de perles fines. Bien que ce présent fût d'une grande valeur, il ne ruina pas Sanine. Pendant les trente années qui s'étaient écoulées depuis son séjour à Francfort, il avait gagné une fortune considérable. Il revint à Saint-Pétersbourg au commencement du mois de mai—mais pas pour longtemps probablement.

On assure qu'il cherche à vendre son domaine et qu'il pense partir pour l'Amérique.

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