Elle et lui
The Project Gutenberg eBook of Elle et lui
Title: Elle et lui
Author: George Sand
Release date: October 6, 2004 [eBook #13653]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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ELLE ET LUI
par
GEORGE SAND
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS, PARIS, 3, RUE AUBER Droits de reproduction et de traduction réservés.
[Note: La liste des oeuvres de George Sand publiées par Calmann-Lévy est reportée à la fin du roman.]
ELLE ET LUI
A MADEMOISELLE JACQUES.
Ma chère Thérèse, puisque vous me permettez de ne pas vous appeler mademoiselle, apprenez une nouvelle importante dans le monde des arts, comme dit notre ami Bernard. Tiens! ça rime; mais ce qui n'a ni rime ni raison, c'est ce que je vais vous raconter.
Figurez-vous qu'hier, après vous avoir ennuyée de ma visite, je trouvai, en rentrant chez moi, un milord anglais… Après ça, ce n'est peut-être pas un milord; mais, pour sûr, c'est un Anglais, lequel me dit en son patois:
—Vous êtes peintre?
—Yes, milord.
—Vous faites la figure?
—Yes, milord.
—Et les mains?
—Yes, milord; les pieds aussi.
—Bon!
—Très-bons!
—Oh! je suis sûr!
—Eh bien, voulez-vous faire le portrait de moi?
—De vous?
—Pourquoi pas?
Le pourquoi pas fut dit avec tant de bonhomie, que je cessai de le prendre pour un imbécile, d'autant plus que le fils d'Albion est un homme magnifique. C'est la tête d'Antinoüs sur les épaules de… sur les épaules d'un Anglais; c'est un type grec de la meilleure époque sur le buste un peu singulièrement habillé et cravaté d'un spécimen de la fashion britannique.
—Ma foi! lui ai-je dit, vous êtes un beau modèle, à coup sûr, et j'aimerais à faire de vous une étude à mon profit; mais je ne peux pas faire votre portrait.
—Pourquoi donc?
—Parce que je ne suis pas peintre de portraits.
—Oh!… Est-ce qu'en France vous payez une patente pour telle ou telle spécialité dans les arts?
—Non; mais le public ne nous permet guère de cumuler. Il veut savoir à quoi s'en tenir sur notre compte, quand nous sommes jeunes surtout; et, si j'avais, moi qui vous parle et qui suis fort jeune, le malheur de faire de vous un bon portrait, j'aurais beaucoup de peine à réussir à la prochaine exposition avec autre chose que des portraits: de même que, si je ne faisais de vous qu'un portrait médiocre, on me défendrait d'en jamais essayer d'autres: on décréterait que je n'ai pas les qualités de l'emploi, et que j'ai été un présomptueux de m'y risquer.
Je racontai à mon Anglais beaucoup d'autres sornettes dont je vous fais grâce, et qui lui firent ouvrir de grands yeux; après quoi, il se mit à rire, et je vis clairement que mes raisons lui inspiraient le plus profond mépris pour la France, sinon pour votre petit serviteur.
—Tranchons le mot, me dit-il. Vous n'aimez pas le portrait.
—Comment! pour quel Welche me prenez-vous? Dites plutôt que je n'ose pas encore faire le portrait, et que je ne saurais pas le faire, vu que, de deux choses l'une: ou c'est une spécialité qui n'en admet pas d'autres, ou c'est la perfection, et comme qui dirait la couronne du talent. Certains peintres, incapables de rien composer, peuvent copier fidèlement et agréablement le modèle vivant. Ceux-là ont un succès assuré, pour peu qu'ils sachent présenter le modèle sous son aspect le plus favorable, et qu'ils aient l'adresse de l'habiller à son avantage tout en l'habillant à la mode; mais, quand on n'est qu'un pauvre peintre d'histoire, très-apprenti et très-contesté, comme j'ai l'honneur d'être, on ne peut pas lutter contre des gens du métier. Je vous avoue que je n'ai jamais étudié avec conscience les plis d'un habit noir et les habitudes particulières d'une physionomie donnée. Je suis un malheureux inventeur d'attitudes, de types et d'expressions. Il faut que tout cela obéisse à mon sujet, à mon idée, à mon rêve, si vous voulez. Si vous me permettiez de vous costumer à ma guise, et de vous poser dans une composition de mon cru… Encore, tenez, cela ne vaudrait rien, ce ne serait pas vous. Ce ne serait pas un portrait à donner à votre maîtresse… encore moins à votre femme légitime. Ni l'une ni l'autre ne vous reconnaîtraient. Donc, ne me demandez pas maintenant ce que je saurai pourtant faire un jour, si par hasard je deviens Rubens ou Titien, parce qu'alors je saurai rester poëte et créateur, tout en étreignant sans effort et sans crainte la puissante et majestueuse réalité. Malheureusement, il n'est pas probable que je devienne quelque chose de plus qu'un fou ou une bête. Lisez MM. tels et tels, qui l'ont dit dans leurs feuilletons.
Figurez-vous bien, Thérèse, que je n'ai pas dit à mon Anglais un mot de ce que je vous raconte: on arrange toujours quand on se fait parler soi-même; mais, de tout ce que je pus lui dire pour m'excuser de ne pas savoir faire le portrait, rien ne servit que ce peu de paroles: «Pourquoi diable ne vous adressez-vous pas à mademoiselle Jacques?»
Il fit trois fois Oh! après quoi, il me demanda votre adresse, et le voilà parti sans faire la moindre réflexion, en me laissant très-confus et très-irrité de ne pouvoir achever ma dissertation sur le portrait; car enfin, ma bonne Thérèse, si cet animal de bel Anglais va chez vous aujourd'hui, comme je l'en crois capable, et qu'il vous redise tout ce que je viens de vous écrire, c'est-à-dire tout ce que je ne lui ai pas dit, sur les faiseurs et sur les grands maîtres, qu'allez-vous penser de votre ingrat ami! Qu'il vous range parmi les premiers et qu'il vous juge incapable de faire autre chose que des portraits bien jolis qui plaisent à tout le monde! Ah! ma chère amie, si vous aviez entendu tout ce que je lui ai dit de vous quand il a été parti!… Vous le savez, vous savez que, pour moi, vous n'êtes pas mademoiselle Jacques, qui fait des portraits ressemblants très en vogue, mais un homme supérieur qui s'est déguisé en femme, et qui, sans avoir jamais fait l'académie, devine et sait faire deviner tout un corps et toute une âme dans un buste, à la manière des grands sculpteurs de l'antiquité et des grands peintres de la renaissance. Mais je me tais; vous n'aimez pas qu'on vous dise ce qu'on pense de vous. Vous faites semblant de prendre cela pour des compliments. Vous êtes très-orgueilleuse, Thérèse.
Je suis tout à fait mélancolique aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi. J'ai si mal déjeuné ce matin… Je n'ai jamais si mal mangé que depuis que j'ai une cuisinière. Et puis on ne peut plus avoir de bon tabac. La régie vous empoisonne. Et puis on m'a apporté des bottes neuves qui ne vont pas du tout… Et puis il pleut… Et puis, et puis que sais-je? Les jours sont longs comme des jours sans pain depuis quelque temps, ne trouvez-vous pas? Non, vous ne trouvez pas, vous. Vous ne connaissez pas le malaise, le plaisir qui ennuie, et l'ennui qui grise, le mal sans nom dont je vous parlais l'autre soir, dans ce petit salon lilas où je voudrais être maintenant; car j'ai un jour affreux pour peindre, et, ne pouvant peindre, j'aurais du plaisir à vous assommer de ma conversation.
Je ne vous verrai donc pas aujourd'hui! Vous avez là une famille insupportable qui vous vole à vos amis les plus délicieux! Je vais donc être forcé, ce soir, de faire quelque affreuse sottise!… Voilà l'effet de votre bonté pour moi, ma chère grande camarade. C'est de me rendre si sot et si nul quand je ne vous vois plus, qu'il faut absolument que je m'étourdisse au risque de vous scandaliser. Mais, soyez tranquille, je ne vous raconterai pas l'emploi de ma soirée.
Votre ami et serviteur,
LAURENT.
11 mai 183…
* * * * *
A M. LAURENT DE FAUVEL.
D'abord, mon cher Laurent, je vous demande, si vous avez pour moi quelque amitié, de ne pas faire trop souvent de sottises qui nuisent à votre santé. Je vous permets toutes les autres. Vous allez me demander d'en citer une, et me voilà fort embarrassée; car, en fait de sottises, j'en connais peu qui ne soient nuisibles. Reste à savoir ce que vous appelez sottise. S'il s'agit de ces longs soupers dont vous me parliez l'autre jour, je crois qu'ils vous tuent, et je m'en désole. A quoi songez-vous, mon Dieu, de détruire ainsi, de gaieté de coeur, une existence si précieuse et si belle? Mais vous ne voulez pas de sermons: je me borne à la prière.
Quant à votre Anglais, qui est un Américain, je viens de le voir, et, puisque je ne vous verrai ni ce soir, ni peut-être demain, à mon grand regret, il faut que je vous dise que vous avez tout à fait tort de ne pas vouloir faire son portrait. Il vous eût offert les yeux de la tête, et les yeux de la tête d'un Américain comme Dick Palmer, c'est beaucoup de billets de banque dont vous avez besoin, précisément pour ne pas faire de sottises, c'est-à-dire pour ne pas courir le brelan, dans l'espoir d'un coup de fortune qui n'arrive jamais aux gens d'imagination, vu que les gens d'imagination ne savent pas jouer, qu'ils perdent toujours, et qu'il leur faut ensuite demander à leur imagination de quoi payer leurs dettes, métier pour lequel cette princesse-là ne se sent pas faite, et auquel elle ne se plie qu'en mettant le feu au pauvre corps qu'elle habite.
Vous me trouvez bien positive, n'est-ce pas? Ça m'est égal. D'ailleurs, si nous prenons la question de plus haut, toutes les raisons que vous avez données à votre Américain et à moi ne valent pas deux sous. Vous ne savez pas faire le portrait, c'est possible, cela est même certain, s'il faut le faire dans les conditions du succès bourgeois; mais M. Palmer n'exigeait nullement qu'il en fût ainsi. Vous l'avez pris pour un épicier, et vous vous êtes trompé. C'est un homme de jugement et de goût, qui s'y connaît, et qui a pour vous de l'enthousiasme. Jugez si je l'ai bien reçu! Il venait à moi comme à un pis aller, je m'en suis fort bien aperçue, et je lui en ai su gré. Aussi l'ai-je consolé en lui promettant de faire tout mon possible pour vous décider à le peindre. Nous parlerons donc de cette affaire après-demain, car j'ai donné rendez-vous au dit Palmer pour le soir, afin qu'il m'aide à plaider sa propre cause et qu'il emporte votre promesse.
Sur ce, mon cher Laurent, désennuyez-vous de votre mieux de ne pas me voir pendant deux jours.
Cela ne vous sera pas difficile, vous connaissez beaucoup de gens d'esprit, et vous avez le pied dans le plus beau monde. Moi, je ne suis qu'une vieille prêcheuse qui vous aime bien, qui vous conjure de ne pas vous coucher tard toutes les nuits, et qui vous conseille de ne faire excès et abus de rien. Vous n'avez pas ce droit-là: génie oblige.
Votre camarade,
THÉRÈSE JACQUES.
* * * * *
A MADEMOISELLE JACQUES.
Ma chère Thérèse, je pars dans deux heures pour une partie de campagne avec le comte de S… et le prince D… Il y aura de la jeunesse et de la beauté, à ce que l'on assure. Je vous promets et vous jure de ne pas faire de sottises et de ne pas boire de champagne… sans me le reprocher amèrement! Que voulez-vous! j'eusse certainement mieux aimé flâner dans votre grand atelier, et déraisonner dans votre petit salon lilas; mais, puisque vous êtes en retraite avec vos trente-six cousins de province, vous ne vous apercevrez certainement pas non plus de mon absence après-demain: vous aurez la délicieuse musique de l'accent anglo-américain pendant toute la soirée. Ah! il s'appelle Dick, ce bon M. Palmer? Je croyais que Dick était le diminutif familier de Richard! Il est vrai qu'en fait de langues, je sais tout au plus le français.
Quant au portrait, n'en parlons plus. Vous êtes mille fois trop maternelle, ma bonne Thérèse, de penser à mes intérêts au détriment des vôtres. Bien que vous ayez une belle clientèle, je sais que votre générosité ne vous permet pas d'être riche, et que quelques billets de banque de plus seront beaucoup mieux entre vos mains qu'entre les miennes. Vous les emploierez à faire des heureux, et, moi, je les jetterai sur un brelan, comme vous dites.
D'ailleurs, jamais je n'ai été moins en train de faire de la peinture. Il faut pour cela deux choses que vous avez, la réflexion et l'inspiration; je n'aurai jamais la première, et j'ai eu la seconde. Aussi en suis-je dégoûté comme d'une vieille folle qui m'a éreinté en me promenant à travers champs sur la croupe maigre de son cheval d'Apocalypse. Je vois bien ce qui me manque; n'en déplaise à votre raison, je n'ai pas encore assez vécu, et je pars pour trois ou sept jours avec madame Réalité, sous la figure de plusieurs nymphes du corps de ballet de l'Opéra. J'espère bien, à mon retour, être l'homme du monde le plus accompli, c'est-à-dire le plus blasé et le plus raisonnable.
Votre ami,
LAURENT.
* * * * *
I
Thérèse comprit fort bien, à première vue, le dépit et la jalousie qui avaient dicté cette lettre.
—Et pourtant, se dit-elle, il n'est pas amoureux de moi. Oh! non, certes, il ne sera jamais amoureux de personne, et de moi moins que de toute autre.
Et, tout en relisant et rêvant, Thérèse craignit de se mentir à elle-même en cherchant à se persuader que Laurent ne courait aucun danger auprès d'elle.
—Mais quoi? quel danger? se disait-elle encore: souffrir d'un caprice non satisfait? souffre-t-on beaucoup pour un caprice? Je n'en sais rien, moi. Je n'en ai jamais eu!
Mais la pendule marquait cinq heures de l'après-midi. Et Thérèse, après avoir mis la lettre dans sa poche, demanda son chapeau, donna congé à son domestique pour vingt-quatre heures, fit à sa fidèle vieille Catherine diverses recommandations particulières et monta en fiacre. Deux heures après, elle rentrait avec une petite femme mince, un peu voûtée et parfaitement voilée, dont le cocher même ne vit pas la figure. Elle s'enferma avec cette personne mystérieuse, et Catherine leur servit un petit dîner tout à fait succulent. Thérèse soignait et servait sa compagne, qui la regardait avec tant d'extase et d'ivresse, qu'elle ne pouvait pas manger.
De son côté, Laurent se disposait à la partie de plaisir annoncée; mais, quand le prince D… vint le prendre avec sa voiture, Laurent lui dit qu'une affaire imprévue le retenait encore deux heures à Paris, et qu'il le rejoindrait à sa maison de campagne dans la soirée.
Laurent n'avait pourtant aucune affaire. Il s'était habillé avec une hâte fiévreuse. Il s'était fait coiffer avec un soin particulier. Et puis il avait jeté son habit sur un fauteuil, et il avait passé ses mains dans les boucles trop symétriques de ses cheveux, sans songer pourtant à l'air qu'il pouvait avoir. Il se promenait dans son atelier tantôt vite, tantôt lentement. Quand le prince D… fut parti en lui faisant dix fois promettre de se hâter de partir lui-même, il courut sur l'escalier pour le prier de l'attendre et lui dire qu'il renonçait à toute affaire pour le suivre; mais il ne le rappela point et passa dans sa chambre, où il se jeta sur son lit.
—Pourquoi me ferme-t-elle sa porte pour deux jours? Il y a quelque chose là-dessous! Et, quand elle me donne rendez-vous pour le troisième jour, c'est afin de me faire rencontrer chez elle un Anglais ou un Américain que je ne connais pas! Mais elle connaît, certainement, elle, ce Palmer, qu'elle appelle par son petit nom! D'où vient alors qu'il m'a demandé son adresse? Est-ce une feinte? Pourquoi feindrait-elle avec moi? Je ne suis pas l'amant de Thérèse, je n'ai aucun droit sur elle! L'amant de Thérèse! je ne le serai certainement jamais. Dieu m'en préserve! une femme qui a cinq ans de plus que moi, peut-être davantage! Qui sait l'âge d'une femme, et de celle-là précisément, dont personne ne sait rien? Un passé si mystérieux doit couvrir quelque énorme sottise, peut-être une honte bien conditionnée. Et avec cela, elle est prude, ou dévote, ou philosophe, qui peut savoir? Elle parle de tout avec une impartialité, ou une tolérance, ou un détachement… Sait-on ce qu'elle croit, ce qu'elle ne croit pas, ce qu'elle veut, ce qu'elle aime, et si seulement elle est capable d'aimer?
Mercourt, un jeune critique, ami de Laurent, entra chez lui.
—Je sais, lui dit-il, que vous partez pour Montmorency. Aussi je ne fais qu'entrer et sortir pour vous demander une adresse, celle de mademoiselle Jacques.
Laurent tressaillit.
—Et que diable voulez-vous à mademoiselle Jacques? répondit-il en faisant semblant de chercher du papier pour rouler une cigarette.
—Moi? Rien… c'est-à-dire si! Je voudrais bien la connaître; mais je ne la connais que de vue et de réputation. C'est pour une personne qui veut se faire peindre que je demande son adresse.
—Vous la connaissez de vue, mademoiselle Jacques?
—Parbleu! elle est tout à fait célèbre à présent, et qui ne l'a remarquée? Elle est faite pour cela!
—Vous trouvez?
—Eh bien, et vous?
—Moi? Je n'en sais rien. Je l'aime beaucoup, je ne suis pas compétent.
—Vous l'aimez beaucoup?
—Oui, vous voyez, je le dis; ce qui est la preuve que je lui ne fais pas la cour.
—Vous la voyez souvent?
—Quelquefois.
—Alors vous êtes son ami… sérieux?
—Eh bien, oui, un peu… Pourquoi riez-vous?
—Parce que je n'en crois rien; à vingt-quatre ans, on n'est pas l'ami sérieux d'une femme… jeune et belle!
—Bah! elle n'est ni si jeune ni si belle que vous dites. C'est un bon camarade, pas désagréable à voir, voilà tout. Pourtant elle appartient à un type que je n'aime pas, et je suis forcé de lui pardonner d'être blonde. Je n'aime les blondes qu'en peinture.
—Elle n'est pas déjà si blonde! elle a les yeux d'un noir doux, des cheveux qui ne sont ni bruns ni blonds, et qu'elle arrange singulièrement. Au reste, ça lui va, elle a l'air d'un sphinx bon enfant.
—Le mot est joli; mais… vous aimez les grandes femmes, vous!
—Elle n'est pas très-grande, elle a des petits pieds et des petites mains. C'est une vraie femme. Je l'ai bien regardée, puisque j'en suis amoureux.
—Tiens, quelle idée vous avez là!
—Cela ne vous fait rien, puisqu'en tant que femme, elle ne vous plaît pas?
—Mon cher, elle me plairait, que ce serait tout comme. Dans ce cas-là, je tâcherais d'être mieux avec elle que je ne suis; mais je ne serais pas amoureux, c'est un état que je ne fais pas; par conséquent, je ne serais pas jaloux. Poussez donc votre pointe, si bon vous semble.
—Moi? Oui, si je trouve l'occasion; mais je n'ai pas le temps de la chercher, et, au fond, je suis comme vous, Laurent, parfaitement enclin à la patience, vu que je suis d'un âge et d'un monde où le plaisir ne manque pas… Mais, puisque nous parlons de cette femme-là, et que vous la connaissez, dites-moi donc… c'est pure curiosité de ma part, je vous le déclare, si elle est veuve ou…
—Ou quoi?
—Je voulais dire si elle est veuve d'un amant ou d'un mari.
—Je n'en sais rien.
—Pas possible!
—Parole d'honneur, je ne lui ai jamais demandé. Ça m'est si égal!
—Savez-vous ce qu'on dit?
—Non, je ne m'en soucie pas. Qu'est-ce qu'on dit?
—Vous voyez bien que vous vous en souciez! On dit qu'elle a été mariée à un homme riche et titré.
—Mariée…
—On ne peut plus mariée, par-devant M. le maire et M. le curé.
—Quelle bêtise! elle porterait son nom et son titre.
—Ah! voilà! Il y a un mystère là-dessous. Quand j'aurai le temps, je chercherai ça, et je vous en ferai part. On dit qu'elle n'a pas d'amant connu, bien qu'elle vive avec une grande liberté. D'ailleurs, vous devez savoir cela, vous?
—Je n'en sais pas le premier mot. Ah ça! vous croyez donc que je passe ma vie à observer ou à interroger les femmes? Je ne suis pas un flâneur comme vous, moi! je trouve la vie très courte pour vivre et travailler.
—Vivre… je ne dis pas. Il paraît que vous vivez beaucoup. Quant à travailler… on dit que vous ne travaillez pas assez. Voyons, qu'est-ce que vous avez là? Laissez-moi voir!
—Non, ce n'est rien, je n'ai rien de commencé ici.
—Si fait: cette tête-là… c'est très-beau, diable! Laissez-moi donc voir, ou je vous malmène dans mon prochain salon.
—Vous en êtes bien capable!
—Oui, quand vous le mériterez; mais, pour cette tête-là, c'est superbe et s'admire tout bêtement. Qu'est-ce que ça sera?
—Est-ce que je sais?
—Voulez-vous que je vous le dise?
—Vous me ferez plaisir.
—Faites-en une sibylle. On coiffe ça comme on veut, ça n'engage à rien.
—Tiens, c'est une idée.
—Et puis on ne compromet pas la personne à qui ça ressemble.
—Ça ressemble à quelqu'un?
—Parbleu! mauvais plaisant, vous croyez que je ne la reconnais pas? Allons, mon cher, vous avez voulu vous moquer de moi, puisque vous niez tout, même les choses les plus simples. Vous êtes l'amant de cette figure-là!
—La preuve, c'est que je m'en vais à Montmorency! dit froidement Laurent en prenant son chapeau.
—Ça n'empêche pas! répondit Mercourt.
Laurent sortit, et Mercourt, qui était descendu avec lui, le vit monter dans une petite voiture de remise; mais Laurent se fit conduire au bois de Boulogne, où il dîna tout seul dans un petit café, et d'où il revint à la nuit tombée, à pied et perdu dans ses rêveries.
Le bois de Boulogne n'était pas à cette époque ce qu'il est aujourd'hui. C'était plus petit d'aspect, plus négligé, plus pauvre, plus mystérieux et plus champêtre: on y pouvait rêver.
Les Champs-Elysées, moins luxueux et moins habités qu'aujourd'hui, avaient de nouveaux quartiers où se louaient encore à bon marché de petites maisons avec de petits jardins d'un caractère très-intime. On y pouvait vivre et travailler.
C'était dans une de ces maisonnettes blanches et propres, au milieu des lilas en fleur, et derrière une grande haie d'aubépine fermée d'une barrière peinte en vert, que demeurait Thérèse. On était au mois de mai. Le temps était magnifique. Comment Laurent se trouva, à neuf heures, derrière cette haie, dans la rue déserte et inachevée où les réverbères n'avaient pas encore été installés, et sur les talus de laquelle poussaient encore les orties et les folles herbes, c'est ce que lui-même eût été embarrassé d'expliquer.
La haie était fort épaisse, et Laurent tourna sans bruit tout à l'entour, sans apercevoir autre chose que des feuilles légèrement dorées par une lumière qu'il supposa placée dans le jardin, sur une petite table auprès de laquelle il avait l'habitude de fumer quand il passait la soirée chez Thérèse. On fumait donc dans le jardin? ou on y prenait le thé, comme cela arrivait quelquefois? Mais Thérèse avait annoncé à Laurent qu'elle attendait toute une famille de province, et il n'entendait que le chuchotement mystérieux de deux voix, dont l'une lui paraissait être celle de Thérèse. L'autre parlait tout à fait bas: était-ce celle d'un homme?
Laurent écouta à en avoir des tintements dans les oreilles, jusqu'à ce qu'enfin il entendît ou crût entendre ces mots dits par Thérèse:
—Que m'importe tout cela? Je n'ai plus qu'un amour sur la terre, et c'est vous!
—A présent, se dit Laurent en quittant précipitamment la petite rue déserte et en revenant sur la chaussée bruyante des Champs-Elysées, me voilà bien tranquille. Elle a un amant! Au fait, elle n'était pas obligée de me confier cela!… Seulement, elle n'était pas obligée de parler en toute occasion de manière à me faire croire qu'elle n'était et ne voulait être à personne. C'est une femme comme les autres: le besoin de mentir avant tout. Qu'est-ce que ça me fait? Je ne l'aurais pourtant pas cru! Et même il faut bien que j'aie eu la tête un peu montée pour elle sans me l'avouer, puisque j'étais là aux écoutes, faisant le plus lâche des métiers, quand ce n'est pas un métier de jaloux! Je ne peux pas m'en repentir beaucoup: cela me sauve d'une grande misère et d'une grande duperie: celle de désirer une femme qui n'a rien de plus désirable que toute autre, pas même la sincérité.
Laurent arrêta une voiture qui passait vide et alla à Montmorency. Il se promettait d'y passer huit jours et de ne pas remettre les pieds chez Thérèse avant quinze. Cependant, il ne resta que quarante-huit heures à la campagne et se trouva le troisième soir à la porte de Thérèse, juste en même temps que M. Richard Palmer.
—Oh! dit l'Américain en lui tendant la main, je suis content de voir vous!
Laurent ne put se dispenser de tendre aussi la main; mais il ne put s'empêcher de demander à M. Palmer pourquoi il était si content de le voir.
L'étranger ne fit aucune attention au ton passablement impertinent de l'artiste.
—Je suis content parce que j'aime vous, reprit-il avec une cordialité irrésistible, et j'aime vous, parce que j'admire vous beaucoup!
—Comment! vous voilà? dit Thérèse étonnée à Laurent. Je ne comptais plus sur vous ce soir.
Et il sembla au jeune homme qu'il y avait un accent de froideur inusité dans ces simples paroles.
—Ah! lui répondit-il tout bas, vous en eussiez pris facilement votre parti, et je crois que je viens troubler un délicieux tête-à-tête.
—C'est d'autant plus cruel à vous, reprit-elle sur le même ton enjoué, que vous sembliez vouloir me le ménager.
—Vous y comptiez, puisque vous ne l'aviez pas décommandé! Dois-je m'en aller?
—Non, restez. Je me résigne à vous supporter.
L'Américain, après avoir salué Thérèse, avait ouvert son portefeuille et cherché une lettre qu'il était chargé de lui remettre. Thérèse parcourut cette lettre d'un air impassible, sans faire la moindre réflexion.
—Si voulez répondre, dit Palmer, j'ai une occasion pour La Havane.
—Merci, répondit Thérèse en ouvrant le tiroir d'un petit meuble qui était sous sa main, je ne répondrai pas.
Laurent, qui suivait tous ses mouvements, la vit mettre cette lettre avec plusieurs autres, dont l'une, par la forme et la suscription, lui sauta pour ainsi dire aux yeux. C'était celle qu'il avait écrite à Thérèse l'avant-veille. Je ne sais pourquoi il fut choqué intérieurement de voir cette lettre en compagnie de celle que venait de remettre M. Palmer.
—Elle me laisse là, dit-il, pêle-mêle avec ses amants évincés. Je n'ai pourtant pas droit à cet honneur. Je ne lui ai jamais parlé d'amour.
Thérèse se mit à parler du portrait de M. Palmer. Laurent se fit prier, épiant les moindres regards et les moindres inflexions de voix de ses interlocuteurs, et s'imaginant à chaque instant découvrir en eux une crainte secrète de le voir céder; mais leur insistance était de si bonne foi, qu'il s'apaisa et se reprocha ses soupçons. Si Thérèse avait des relations avec cet étranger, libre et seule comme elle vivait, ne paraissant devoir rien à personne, et ne s'occupant jamais de ce que l'on pouvait dire d'elle, avait-elle besoin du prétexte d'un portrait pour recevoir souvent et longtemps l'objet de son amour ou de sa fantaisie?
Dès qu'il se sentit calmé, Laurent ne se sentit plus retenu par la honte de manifester sa curiosité.
—Vous êtes donc Américaine? dit-il à Thérèse, qui de temps en temps traduisait à M. Palmer, en anglais, les répliques qu'il n'entendait pas bien.
—Moi? répondit Thérèse; ne vous ai-je pas dit que j'avais l'honneur d'être votre compatriote?
—C'est que vous parlez si bien l'anglais!
—Vous ne savez pas si je le parle bien, puisque vous ne l'entendez pas. Mais je vois ce que c'est, car je vous sais curieux. Vous demandez si c'est d’hier ou d’il y a longtemps que je connais Dick Palmer. Eh bien, demandez-le à lui-même.
Palmer n'attendit pas une question que Laurent ne se fut pas volontiers décidé à lui faire. Il répondit que ce n'était pas la première fois qu'il venait en France et qu'il avait connu Thérèse toute jeune, chez ses parents. Il ne fut pas dit quels parents. Thérèse avait coutume de dire qu'elle n'avait jamais connu ni son père ni sa mère.
Le passé de mademoiselle Jacques était un mystère impénétrable pour les gens du monde qui allaient se faire peindre par elle et pour le petit nombre d'artistes qu'elle recevait en particulier. Elle était venue à Paris on ne sait d'où, on ne savait quand, on ne savait avec qui. Elle était connue depuis deux ou trois ans seulement, un portrait qu'elle avait fait ayant été remarqué chez des gens de goût et signalé tout à coup comme une oeuvre de maître. C'est ainsi que, d'une clientèle et d'une existence pauvres et obscures, elle avait passé brusquement à une réputation de premier ordre et une existence aisée; mais elle n'avait rien changé à ses goûts tranquilles, à son amour de l'indépendance et à l'austérité enjouée de ses manières. Elle ne posait en rien et ne parlait jamais d'elle-même que pour dire ses opinions et ses sentiments avec beaucoup de franchise et de courage. Quant aux faits de sa vie, elle avait une manière d'éluder les questions et de passer à côté qui la dispensait de répondre. Si on trouvait moyen d'insister, elle avait coutume de dire après quelques mots vagues:
—Il ne s'agit pas de moi. Je n'ai rien d'intéressant à raconter, et, si j'ai eu des chagrins, je ne m'en souviens plus, n'ayant plus le temps d'y penser. Je suis très-heureuse à présent, puisque j'ai du travail et que j'aime le travail par-dessus tout.
C'est par hasard, et à la suite de relations d'artiste à artiste dans la même partie, que Laurent avait fait connaissance avec mademoiselle Jacques. Lancé comme gentilhomme et comme artiste éminent dans un double monde, M. Fauvel avait, à vingt-quatre ans, l'expérience des faits que l'on n'a pas toujours à quarante. Il s'en piquait et s'en affligeait tour à tour; mais il n'avait nullement l'expérience du coeur, qui ne s'acquiert pas dans le désordre. Grâce au scepticisme qu'il affichait, il avait donc commencé par décréter en lui-même que Thérèse devait avoir pour amants tous ceux qu'elle traitait d'amis, et il lui avait fallu les entendre peu à peu affirmer et prouver la pureté de leurs relations avec elle pour arriver à la considérer comme une personne qui pouvait avoir eu des passions, mais non des commerces de galanterie.
Des lors il s'était senti ardemment curieux de savoir la cause de cette anomalie: une femme jeune, belle, intelligente, absolument libre et volontairement isolée. Il l'avait vue plus souvent, et peu à peu presque tous les jours, d'abord sous toute sorte de prétextes, ensuite en se donnant pour un ami sans conséquence, trop viveur pour avoir souci d'en conter à une femme sérieuse, mais trop idéaliste, en dépit de tout, pour n'avoir pas besoin d'affection et pour ne pas sentir le prix d'une amitié désintéressée.
Au fond, c'était là la vérité dans le principe; mais l'amour s'était glissé dans le coeur du jeune homme, et on a vu que Laurent se débattait contre l'invasion d'un sentiment qu'il voulait encore déguiser à Thérèse et à lui-même, d'autant plus qu'il l'éprouvait pour la première fois de sa vie.
—Mais enfin, dit-il, quand il eut promis à M. Palmer d'essayer son portrait, pourquoi diable tenez-vous tant à une chose qui ne sera peut-être pas bonne, quand vous connaissez mademoiselle Jacques, qui ne vous refuse certainement pas d'en faire une à coup sûr excellente?
—Elle me refuse, répondit Palmer avec beaucoup de candeur, et je ne sais pas pourquoi. J'ai promis à ma mère, qui a la faiblesse de me croire très-beau, un portrait de maître, et elle ne le trouvera jamais ressemblant, s'il est trop réel. Voilà pourquoi je m'étais adressé à vous comme à un maître idéaliste. Si vous me refusez, j'aurai le chagrin de ne pas faire plaisir à ma mère, ou l'ennui de chercher encore.
—Ce ne sera pas long: il y a tant de gens plus capables que moi!…
—Je ne trouve pas; mais, à supposer que cela soit, il n'est pas dit qu'il aient le temps tout de suite, et je suis pressé d'envoyer le portrait. C'est pour l'anniversaire de ma naissance, dans quatre mois, et le transport durera environ deux mois.
—C'est-à-dire, Laurent, ajouta Thérèse, qu'il vous faut faire ce portrait en six semaines tout au plus, et, comme je sais le temps qu'il vous faut, vous auriez à commencer demain. Allons, c'est entendu, c'est promis, n'est-ce pas?
M. Palmer tendit la main à Laurent en disant:
—Voilà le contrat passé. Je ne parle pas d'argent; c'est mademoiselle Jacques qui fait les conditions, je ne m'en mêle pas. Quelle est votre heure demain?
L'heure convenue. Palmer prit son chapeau, et Laurent se crût forcé d'en faire autant par respect pour Thérèse; mais Palmer n'y fit aucune attention, et sortit après avoir serré sans la baiser la main de mademoiselle Jacques.
—Dois-je le suivre? dit Laurent.
—Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle; toutes les personnes que je reçois le soir me connaissent bien. Seulement, vous vous en irez à dix heures aujourd'hui; car dans ces derniers temps, je me suis oubliée à bavarder avec vous jusqu'à près de minuit, et, comme je ne peux pas dormir passé cinq heures du matin, je me suis sentie très-fatiguée.
—Et vous ne me mettiez pas à la porte?
—Non, je n'y pensais pas.
—Si j'étais fat, j'en serais bien fier!
—Mais vous n'êtes pas fat, Dieu merci; vous laissez cela à ceux qui sont bêtes. Voyons, malgré le compliment, maître Laurent, j'ai à vous gronder. On dit que vous ne travaillez pas.
—Et c'est pour me forcer à travailler que vous m'avez mis la tête de
Palmer comme un pistolet sur la gorge.
—Eh bien, pourquoi pas?
—Vous êtes bonne, Thérèse, je le sais; vous voulez me faire gagner ma vie malgré moi.
—Je ne me mêle pas de vos moyens d'existence, je n'ai pas ce droit-là. Je n'ai pas le bonheur… ou le malheur d'être votre mère; mais je suis votre soeur… en Apollon, comme dit notre classique Bernard, et il m'est impossible de ne pas m'affliger de vos accès de paresse.
—Mais qu'est-ce que cela peut vous faire? s'écria Laurent avec un mélange de plaisir et de dépit que Thérèse sentit, et qui l'engagea à répondre avec franchise.
—Écoutez, mon cher Laurent, lui dit-elle, il faut que nous nous expliquions. J'ai beaucoup d'amitié pour vous.
—J'en suis très-fier, mais je ne sais pourquoi!… Je ne suis même pas bon à faire un ami, Thérèse! Je ne crois pas plus à l'amitié qu'à l'amour entre une femme et un homme.
—Vous me l'avez déjà dit, et cela m'est fort égal, ce que vous ne croyez pas. Moi, je crois à ce que je sens, et je sens pour vous de l'intérêt et de l'affection. Je suis comme cela: je ne puis supporter auprès de moi un être quelconque sans m'attacher à lui et sans désirer qu'il soit heureux. J'ai l'habitude d'y faire mon possible sans me soucier qu'il m'en sache gré. Or, vous n'êtes pas un être quelconque, vous êtes un homme de génie, et, qui plus est, j'espère, un homme de coeur.
—Un homme de coeur, moi? Oui, si vous l'entendez comme l'entend le monde. Je sais me battre en duel, payer mes dettes et défendre la femme à qui je donne le bras, quelle qu'elle soit. Mais, si vous me croyez le coeur tendre, aimant, naïf…
—Je sais que vous avez la prétention d'être vieux, usé et corrompu. Cela ne me fait rien du tout, vos prétentions. C'est une mode bien portée à l'heure qu'il est. Chez vous, c'est une maladie réelle ou douloureuse, mais qui passera quand vous voudrez. Vous êtes un homme de coeur, précisément parce que vous souffrez du vide de votre coeur, une femme viendra qui le remplira, si elle s'y entend, et si vous la laissez faire. Mais ceci est en dehors de mon sujet; c'est à l'artiste que je parle: l'homme n'est malheureux en vous que parce que l'artiste n'est pas content de lui-même.
—Eh bien, vous vous trompez, Thérèse, répondit Laurent avec vivacité. C'est le contraire de ce que vous dites! c'est l'homme qui souffre dans l'artiste et qui l'étouffe. Je ne sais que faire de moi, voyez-vous. l'ennui me tue. L'ennui de quoi? allez-vous dire. L'ennui de tout! Je ne sais pas, comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail, faire un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer à travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire le soir à deux ou trois importuns tels que moi, par exemple, en attendant l'heure du sommeil. Mon sommeil à moi est mauvais, mes promenades sont agitées, mon travail est fiévreux. L'invention me trouble et me fait trembler: l'exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d'effroyables battements de coeur, et c'est en pleurant et en me retenant de crier que j'accouche d'une idée qui m'enivre, mais dont je suis mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin. Si je la transforme, c'est pire, elle me quitte: mieux vaut l'oublier et en attendre une autre: mais cette autre m'arrive si confuse et si énorme, que mon pauvre être ne peut pas la contenir. Elle m'oppresse et me torture jusqu'à ce qu'elle ait pris des proportions réalisables, et que revienne l'autre souffrance, celle de l'enfantement, une vraie souffrance physique que je ne peux pas définir. Et voilà comment ma vie se passe quand je me laisse dominer par ce géant d'artiste qui est en moi, et dont le pauvre homme qui vous parle arrache une à une, par le forceps de sa volonté, de maigres souris à demi mortes! Donc, Thérèse, il vaut bien mieux que je vive comme j'ai imaginé de vivre, que je fasse des excès de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que mes pareils appellent modestement leur inspiration, et que j'appelle tout bonnement mon infirmité.
—Alors, c'est décidé, c'est arrêté, dit Thérèse en souriant, vous travaillez au suicide de votre intelligence? Eh bien, je n'en crois pas un mot. Si on vous proposait d'être demain le prince D… ou le comte de S…, avec les millions de l'un et les beaux chevaux de l'autre, vous diriez, en parlant de votre pauvre palette si méprisée: Rendez-moi ma mie!
—Ma palette méprisée? Vous ne me comprenez pas, Thérèse! C'est un instrument de gloire; je le sais bien, et ce que l'on appelle la gloire, c'est une estime accordée au talent, plus pure et plus exquise que celle que l'on accorde au titre et à la fortune. Donc, c'est un très-grand avantage et un très-grand plaisir pour moi de me dire: «Je ne suis qu'un petit gentilhomme sans avoir, et mes pareils qui ne veulent pas déroger mènent une vie de garde forestier, et ont pour bonnes fortunes des ramasseuses de bois mort qu'ils payent en fagots. Moi, j'ai dérogé, j'ai pris un état, et il se trouve qu'à vingt-quatre ans quand je passe sur un petit cheval de manége au milieu des premiers riches et des premiers beaux de Paris, montés sur des chevaux de dix mille francs, s'il y a, parmi les badauds assis aux Champs-Élysées, un homme de goût ou une femme d'esprit, c'est moi qui suis regardé et nommé, et non pas les autres.» Vous riez! vous trouvez que je suis très-vain?
—Non, mais très-enfant, Dieu merci! Vous ne vous tuerez pas.
—Mais je ne veux pas du tout me tuer, moi! Je m'aime autant qu'un autre, je m'aime de tout mon coeur, je vous jure! Mais je dis que ma palette, instrument de ma gloire, est l'instrument de mon supplice, puisque je ne sais pas travailler sans souffrir. Alors je cherche dans le désordre, non pas la mort de mon corps ou de mon esprit, mais l'usure et l'apaisement de mes nerfs. Voilà tout, Thérèse. Qu'y a-t-il donc là qui ne soit raisonnable? Je ne travaille un peu proprement que quand je tombe de fatigue.
—C'est vrai, dit Thérèse, je l'ai remarqué, et je m'en étonne comme d'une anomalie; mais je crains bien que cette manière de produire ne vous tue, et je ne peux pas me figurer qu'il en puisse arriver autrement. Attendez, répondez à une question: Avez-vous commencé la vie par le travail et l'abstinence, et avez-vous senti alors la nécessité de vous étourdir pour vous reposer?
—Non, c'est le contraire. Je suis sorti du collège, aimant la peinture, mais ne croyant pas être jamais forcé de peindre. Je me croyais riche. Mon père est mort ne laissant rien qu'une trentaine de mille francs, que je me suis dépêché de dévorer, afin d'avoir au moins dans ma vie une année de bien-être. Quand je me suis vu à sec, j'ai pris le pinceau; j'ai été éreinté et porté aux nues, ce qui de nos jours, constitue le plus grand succès possible, et, à présent, je me donne, pendant quelques mois ou quelques semaines, du luxe et du plaisir tant que l'argent dure. Quand il n'y a plus rien, c'est pour le mieux, puisque je suis également au bout de mes forces et de mes désirs. Alors je reprends le travail avec rage, douleur et transport, et, le travail accompli, le loisir et la prodigalité recommencent.
—Il y a longtemps que vous menez cette vie-là?
—Il ne peut pas y avoir longtemps à mon âge! Il y a trois ans.
—Eh! c'est beaucoup pour votre âge, justement! Et puis vous avez mal commencé: vous avez mis le feu à vos esprits vitaux avant qu'ils eussent pris leur essor; vous avez bu du vinaigre pour vous empêcher de grandir. Votre tête a grossi quand même, et le génie s'y est développé malgré tout; mais peut-être bien votre coeur s'est-il atrophié, peut-être ne serez-vous jamais ni un homme ni un artiste complet.
Ces paroles de Thérèse, dites avec une tristesse tranquille, irritèrent
Laurent.
—Ainsi, reprit-il en se relevant, vous me méprisez?
—Non, répondit-elle en lui tendant la main, je vous plains!
Et Laurent vit deux grosses larmes couler lentement sur les joues de
Thérèse.
Ces larmes amenèrent en lui une réaction violente: un déluge de pleurs inonda son visage, et, se jetant aux genoux de Thérèse, non pas comme un amant qui se déclare, mais comme un enfant qui se confesse:
—Ah! ma pauvre chère amie! s'écria-t-il en lui prenant les mains, vous avez raison de me plaindre, car j'en ai besoin! Je suis malheureux, voyez-vous, si malheureux, que j'ai honte de le dire! Ce je ne sais quoi que j'ai dans la poitrine à la place du coeur crie sans cesse après je ne sais quoi, et, moi, je ne sais que lui donner pour l'apaiser. J'aime Dieu, et je ne crois pas en lui. J'aime toutes les femmes, et je les méprise toutes! Je peux vous dire cela, à vous qui êtes mon camarade et mon ami! Je me surprends parfois prêt à idolâtrer une courtisane, tandis qu'auprès d'un ange je serais peut-être plus froid qu'un marbre. Tout est dérangé dans mes notions, tout est peut-être dévié dans mes instincts. Si je vous disais que je ne trouve déjà plus d'idées riantes dans le vin! 0ui, j'ai l'ivresse triste, à ce qu'il paraît; et on m'a dit qu'avant-hier, dans cette débauche à Montmorency, j'avais déclamé des choses tragiques avec une emphase aussi effrayante que ridicule. Que voulez-vous donc que je devienne, Thérèse, si vous n'avez pas pitié de moi?
—Certes, j'ai pitié, mon pauvre enfant, dit Thérèse en lui essuyant les yeux avec son mouchoir; mais à quoi cela peut-il servir?
—Si vous m'aimiez, Thérèse! Ne me retirez pas vos mains! Est-ce que vous ne m'avez pas permis d'être pour vous une espèce d'ami?
—Je vous ai dit que je vous aimais: vous m'avez répondu que vous ne pouviez croire à l'amitié d'une femme.
—Je croirais peut-être à la vôtre; vous devez avoir le coeur d'un homme, puisque vous en avez la force et le talent. Rendez-la-moi.
—Je ne vous l'ai pas ôtée, et je veux bien essayer d'être un homme pour vous, répondit-elle; mais je ne saurai pas trop m'y prendre. L'amitié d'un homme doit avoir plus de rudesse et d'autorité que je ne me crois capable d'en avoir. Malgré moi je vous plaindra plus que je vous gronderai, et vous voyez déjà! Je m'étais promis de vous humilier aujourd'hui, de vous mettre en colère contre moi et contre vous-même; au lieu de cela, me voilà pleurant avec vous, ce qui n'avance à rien.
—Si fait! si fait! s'écria Laurent. Ces larmes sont bonnes, elles ont arrosé la place desséchée; peut-être que mon coeur y repoussera! Ah! Thérèse, vous m'avez déjà dit une fois que je me vantais devant vous de ce dont je devrais rougir, que j'étais un mur de prison. Vous n'avez oublié qu'une chose: c'est qu'il y a derrière ce mur un prisonnier! Si je pouvais ouvrir la porte, vous le verriez bien; mais la porte est close, le mur est d'airain, et ma volonté, ma foi, mon expansion, ma parole même, ne peuvent le traverser. Faudra-t-il donc que je vive et meure ainsi? A quoi me servira, je vous le demande, d'avoir barbouillé de peintures fantasques les murs de mon cachot, si le mot aimer ne se trouve écrit nulle part?
—Si je vous comprends bien, dit Thérèse rêveuse, vous pensez que votre oeuvre a besoin d'être échauffée par le sentiment.
—Ne le pensez-vous pas aussi? N'est-ce pas là ce que me disent tous vos reproches?
—Pas précisément. Il n'y a que trop de feu dans votre exécution, la critique vous le reproche. Moi, j'ai toujours traité avec respect cette exubérance de jeunesse qui fait les grands artistes, et dont les beautés empêchent quiconque a de l'enthousiasme d'éplucher les défauts. Loin de trouver votre travail froid et emphatique, je le sens brûlant et passionné; mais je cherchais où était en vous le siége de cette passion: je le vois maintenant, il est dans le désir de l'âme. Oui, certainement, ajouta-t-elle toujours rêveuse, comme si elle cherchait à percer les voiles de sa propre pensée, le désir peut être une passion.
—Eh bien, à quoi songez-vous? dit Laurent en suivant son regard absorbé.
—Je me demande si je dois faire la guerre à cette puissance qui est en vous, et si, en vous persuadant d'être heureux et calme, on ne vous ôterait pas le feu sacré. Pourtant… je m'imagine que l'aspiration ne peut pas être pour l'esprit une situation durable et que, quand elle s'est vivement exprimée pendant sa période de fièvre, elle doit, ou tomber d'elle-même, ou nous briser. Qu'en dites-vous? Chaque âge n'a-t-il pas sa force et sa manifestation particulières? Ce que l'on appelle les diverses manières des maîtres, n'est-ce pas l'expression des successives transformations de leur être? A trente ans, vous sera-t-il possible d'avoir aspiré à tout sans rien étreindre? Ne vous sera-t-il pas imposé d'avoir une certitude sur un point quelconque? Vous êtes dans l'âge de la fantaisie; mais bientôt viendra celui de la lumière. Ne voulez-vous pas faire de progrès?
—Dépend-il de moi d'en faire?
—Oui, si vous ne travaillez pas à déranger l'équilibre de vos facultés. Vous ne me persuaderez pas que l'épuisement soit le remède de la fièvre: il n'en est que le résultat fatal.
—Alors quel fébrifuge me proposez-vous?
—Je ne sais: le mariage, peut-être.
—Horreur! s'écria Laurent en éclatant de rire.
Et il ajouta, en riant toujours et sans trop savoir pourquoi lui venait ce correctif:
—A moins que ce ne soit avec vous, Thérèse. Eh! c'est une idée, cela!
—Charmante, répondit-elle, mais tout à fait impossible.
La réponse de Thérèse frappa Laurent par sa tranquillité sans appel, et ce qu'il venait de dire par manière de saillie lui parut tout à coup un rêve enterré, comme s'il eût pris place dans son esprit. Ce puissant et malheureux esprit était ainsi fait que, pour désirer quelque chose, il lui suffisait du mot impossible, et c'est justement ce mot-là que Thérèse venait de dire.
Aussitôt ses velléités d'amour pour elle lui revinrent, et en même temps ses soupçons, sa jalousie et sa colère. Jusque-là, ce charme d'amitié l'avait bercé et comme enivré; il devint tout à coup amer et glacé.
—Ah! oui, au fait, dit-il en prenant son chapeau pour s'en aller, voilà le mot de ma vie qui revient à propos de tout, au bout d'une plaisanterie comme au bout de toute chose sérieuse: impossible! Vous ne connaissez pas cet ennemi-là, Thérèse; vous aimez tout tranquillement. Vous avez un amant ou un ami qui n'est pas jaloux, parce qu'il vous connaît froide ou raisonnable! Ça me fait penser que l'heure s'avance, et que vos trente-sept cousins sont peut-être là, dehors, qui attendent ma sortie.
—Qu'est-ce que vous dites donc? lui demanda Thérèse stupéfaite; quelles idées vous viennent? Avez-vous des accès de folie?
—Quelquefois, répondit-il en s'en allant. Il faut me les pardonner.
II
Le lendemain, Thérèse reçut de Laurent la lettre suivante:
«Ma bonne et chère amie, comment vous ai-je quittée hier? Si je vous ai dit quelque énormité, oubliez-la, je n'en ai pas eu conscience. J'ai eu un éblouissement qui ne s'est pas dissipé dehors; car je me suis trouvé à ma porte, en voiture, sans pouvoir me rappeler comment j'y étais monté.
«Cela m'arrive bien souvent, mon amie, que ma bouche dise une parole quand mon cerveau en dit une autre. Plaignez-moi, et pardonnez-moi. Je suis malade, et vous aviez raison, la vie que je mène est détestable.
«De quel droit vous ferais-je des questions? Rendez-moi cette justice que, depuis trois mois que vous me recevez intimement, c'est la première que je vous adresse: Que m'importe que vous soyez fiancée, mariée ou veuve?… Vous voulez que personne ne le sache; ai-je cherché à le savoir? Vous ai-je demandé?… Ah! tenez, Thérèse, il y a encore ce matin du désordre dans ma tête, et pourtant je sens que je mens, et je ne veux pas mentir avec vous. J'ai eu vendredi soir mon premier accès de curiosité à votre égard, celui d'hier était déjà le second; mais ce sera le dernier, je vous jure, et, pour qu'il n'en soit plus jamais question, je veux me confesser de tout. J'ai donc été l'autre jour à votre porte, c'est-à-dire à la grille de votre jardin. J'ai regardé, je n'ai rien vu; j'ai écouté, j'ai entendu! Eh bien, que vous importe? je ne sais pas son nom, je n'ai pas vu sa figure; mais je sais que vous êtes ma soeur, ma confidente, ma consolation, mon soutien. Je sais qu'hier je pleurais à vos pieds, et que vous avez essuyé mes yeux avec votre mouchoir, en disant: «Que faire, que faire, mon pauvre enfant?» Je sais que, sage, laborieuse, tranquille, respectée, puisque vous êtes libre, aimée, puisque vous êtes heureuse, vous trouvez le temps et la charité de me plaindre, de savoir que j'existe, et de vouloir me faire mieux exister. Bonne Thérèse, qui ne vous bénirait serait un ingrat, et, tout misérable que je suis, je ne connais pas l'ingratitude. Quand voulez-vous me recevoir, Thérèse? Il me semble que je vous ai offensée. Il ne me manquerait plus que cela? Irai-je ce soir chez vous? Si vous dites non, oh! ma foi, j'irai au diable!».
Laurent reçut, par le retour de son domestique, la réponse de Thérèse. Elle était courte: Venez ce soir. Laurent n'était ni roué ni fat, bien qu'il méditât ou fût tenté souvent d'être l'un et l'autre. C'était, on l'a vu, un être plein de contrastes, et que nous décrivons sans l'expliquer, ce ne serait pas possible; certains caractères échappent à l'analyse logique.
La réponse de Thérèse le fit trembler comme un enfant. Jamais elle ne lui avait écrit sur ce ton. Était-ce son congé motivé qu'elle lui ordonnait de venir chercher? était-ce à un rendez-vous d'amour qu'elle l'appelait? Ces trois mots secs ou brûlants avaient-ils été dictés par l'indignation ou par le délire?
M. Palmer arriva, et Laurent dut, tout agité et tout préoccupé, commencer son portrait. Il s'était promis de l'interroger avec une habileté consommée, et de lui arracher tous les secrets de Thérèse. Il ne trouva pas un mot pour entrer en matière, et, comme l'Américain posait en conscience, immobile et muet comme une statue, la séance se passa presque sans desserrer les lèvres de part ni d'autre.
Laurent put donc se calmer assez pour étudier la physionomie placide et pure de cet étranger. Il était d'une beauté accomplie; ce qui, au premier abord, lui donnait l'air inanimé propre aux figures régulières. En l'examinant mieux, on découvrait de la finesse dans son sourire et du feu dans son regard. En même temps que Laurent faisait ces observations, il étudiait l'âge de son modèle.
—Je vous demande pardon, lui dit-il tout à coup, mais je voudrais et je dois savoir si vous êtes un jeune homme un peu fatigué ou un homme mûr extraordinairement conservé. J'ai beau vous regarder, je ne comprends pas bien ce que je vois.
—J'ai quarante ans, répondit simplement M. Palmer.
—Salut! reprit Laurent; vous avez donc une fière santé?
—Excellente! dit Palmer.
Et il reprit sa pose aisée et son tranquille sourire.
—C'est la figure d'un amant heureux, se disait l'artiste, ou celle d'un homme qui n'a jamais aimé que le roastbeef.
Il ne put résister au désir de lui dire encore:
—Alors vous avez connu mademoiselle Jacques toute jeune?
—Elle avait quinze ans quand je l'ai vue pour la première fois.
Laurent ne se sentit pas le courage de demander en quelle année. Il lui semblait qu'en parlant de Thérèse, le rouge lui montait au visage. Que lui importait au fond l'âge de Thérèse? C'est son histoire qu'il aurait voulu apprendre. Thérèse ne paraissait pas avoir trente ans; Palmer pouvait n'avoir été pour elle autrefois qu'un ami. Et puis il avait la voix forte et la prononciation vibrante. Si c'eût été à lui que Thérèse se fût adressée en disant: Je n'aime plus que vous, il aurait fait une réponse quelconque que Laurent eût entendue.
Enfin le soir arriva, et l'artiste, qui n'avait pas coutume d'être exact, arriva avant l'heure où Thérèse le recevait habituellement. Il la trouva dans son jardin, inoccupée contre sa coutume, et marchant avec agitation. Dès qu'elle le vit, elle alla à sa rencontre; et, lui prenant la main avec plus d'autorité que d'affection:
—Si vous êtes un homme d'honneur, lui dit-elle, vous allez me dire tout ce que vous avez entendu à travers ce buisson. Voyons, parlez; j'écoute.
Elle s'assit sur un banc, et Laurent, irrité de cet accueil inusité, essaya de l'inquiéter en lui faisant des réponses évasives; mais elle le domina par une attitude de mécontentement et une expression de visage qu'il ne lui connaissait pas. La crainte de se brouiller avec elle sans retour lui fit dire tout simplement la vérité.
—Ainsi, reprit-elle, voilà tout ce que vous avez entendu? Je disais à une personne que vous n'avez pas même pu apercevoir: «Vous êtes maintenant mon seul amour sur la terre?»
—J'ai donc rêvé cela, Thérèse! Je suis prêt à le croire, si vous me l'ordonnez.
—Non, vous n'avez pas rêvé. J'ai pu, j'ai dû dire cela. Et que m'a-t-on répondu?
—Rien que j'aie entendu, dit Laurent, sur qui la réponse de Thérèse fit l'effet d'une douche froide, pas même le son de sa voix. Êtes-vous rassurée?
—Non! je vous interroge encore. A qui supposez-vous que je parlais ainsi?
—Je ne suppose rien. Je ne sache que M. Palmer avec qui vos relations ne soient pas connues.
—Ah! s'écria Thérèse d'un air de satisfaction étrange, vous pensez que c'était M. Palmer?
—Pourquoi ne serait-ce pas lui? Est-ce une injure à vous faire que de supposer une ancienne liaison tout à coup renouée? Je sais que vos rapports avec tous ceux que je vois chez vous depuis trois mois sont aussi désintéressés de leur part, et aussi indifférents de la vôtre, que ceux que j'ai moi-même avec vous. M. Palmer est très-beau, et ses manières sont d'un galant homme. Il m'est très-sympathique. Je n'ai ni le droit ni la présomption de vous demander compte de vos sentiments particuliers. Seulement… vous allez dire que je vous ai espionnée…
—Oui, au fait, dit Thérèse, qui ne parut pas songer à nier la moindre chose, pourquoi m'espionniez-vous? Cela me paraît mal, bien que je n'y comprenne rien. Expliquez-moi cette fantaisie.
—Thérèse! répondit vivement le jeune homme, résolu à se débarrasser d'un reste de souffrance, dites-moi que vous avez un amant, et que cet amant est Palmer, et je vous aimerai véritablement, je vous parlerai avec une ingénuité complète. Je vous demanderai pardon d'un accès de folie, et vous n'aurez jamais un reproche à me faire. Voyons, voulez-vous que je sois votre ami? Malgré mes forfanteries, je sens que j'ai besoin de l'être et que j'en suis capable. Soyez franche avec moi, voilà tout ce que je vous demande!
—Mon cher enfant, répondit Thérèse, vous me parlez comme à une coquette qui essayerait de vous retenir près d'elle, et qui aurait une faute à confesser. Je ne peux pas accepter cette situation; elle ne me convient nullement. M. Palmer n'est et ne sera jamais pour moi qu'un ami fort estimable, avec qui je ne vais même pas jusqu'à l'intimité, et que j'avais depuis longtemps perdu de vue. Voilà ce que je dois vous dire, mais rien au delà. Mes secrets, si j'en ai, n'ont pas besoin d'épanchement, et je vous prie de ne pas vous y intéresser plus que je ne souhaite. Ce n'est donc pas à vous de m'interroger, c'est à vous de me répondre. Que faisiez-vous ici, il y a quatre jours? Pourquoi m'espionniez-vous? Quel est l'accès de folie que je dois savoir et juger?
—Le ton dont vous me parlez n'est pas encourageant. Pourquoi me confesserais-je, du moment que vous ne daignez pas me traiter en bon camarade et avoir confiance en moi?
—Ne vous confessez donc pas, reprit Thérèse en se levant. Cela me prouvera que vous ne méritiez pas l'estime que je vous ai témoignée, et qu'en cherchant à savoir mes secrets, vous ne me la rendiez pas du tout.
—Ainsi, reprit Laurent, vous me chassez, et c'est fini entre nous?
—C'est fini, et adieu, répondit Thérèse d'un ton sévère.
Laurent sortit, en proie à une colère qui ne lui permit pas de dire un mot; mais il n'eut pas fait trente pas dehors, qu'il revint, disant à Catherine qu'il avait oublié une commission dont on l'avait chargé pour sa maîtresse. Il trouva Thérèse assise dans un petit salon: la porte sur le jardin était restée ouverte; il semblait que Thérèse, affligée et abattue, fût demeurée plongée dans ses réflexions. Son accueil fut glacé.
—Vous voilà revenu? dit-elle: qu'est-ce que vous avez oublié?
—J'ai oublié de vous dire la vérité.
—Je ne veux plus l'entendre.
—Et pourtant vous me la demandiez!
—Je croyais que vous pourriez me la dire spontanément.
—Je le pouvais, je le devais; j'ai eu tort de ne pas le faire. Voyons, Thérèse, croyez-vous donc qu'il soit possible à un homme de mon âge de vous voir sans être amoureux de vous?
—Amoureux? dit Thérèse en fronçant le sourcil. En me disant que vous ne pouviez l'être d'aucune femme, vous vous êtes donc moqué de moi?
—Non, certes, j'ai dit ce que je pensais.
—Alors vous vous étiez trompé, et vous voilà amoureux, c'est bien sûr?
—Oh! ne vous fâchez pas, mon Dieu! ce n'est pas si sûr que cela. Il m'a passé des idées d'amour par la tête, par les sens, si vous voulez. Avez-vous si peu d'expérience, que vous ayez jugé la chose impossible?
—J'ai l'âge de l'expérience, répondit Thérèse; mais j'ai longtemps vécu seule. Je n'ai pas l'expérience de certaines situations. Cela vous étonne? C'est pourtant comme cela. J'ai beaucoup de simplicité, quoique j'aie été trompée… comme tout le monde! Vous m'avez dit cent fois que vous me respectiez trop pour voir en moi une femme, par la raison que vous n'aimiez les femmes qu'avec beaucoup de grossièreté. Je me suis donc crue à l'abri de l'outrage de vos désirs, et, de tout ce que j'estimais en vous, votre sincérité sur ce point est ce que j'estimai le plus. Je m'attachais à votre destinée avec d'autant plus d'abandon que nous nous étions dit en riant, souvenez-vous, mais sérieusement au fond: «Entre deux êtres dont l'un est idéaliste, et l'autre matérialiste, il y a la mer Baltique.»
—Je l'ai dit de bonne foi, et je me suis mis avec confiance à marcher le long de mon rivage, sans avoir l'idée de traverser; mais il s'est trouvé que, de mon côté, la glace ne portait pas. Est-ce ma faute si j'ai vingt-quatre ans et si vous êtes belle?
—Est-ce que je suis encore belle? J'espérais que non!
—Je n'en sais rien, je ne trouvais pas d'abord, et puis, un beau jour, vous m'êtes apparue comme cela. Quant à vous, c'est sans le vouloir, je le sais bien; mais c'est sans le vouloir aussi que j'ai ressenti cette séduction, tellement sans le vouloir, que je m'en suis défendu et distrait. J'ai rendu à Satan ce qui appartient à Satan, c'est-à-dire ma pauvre âme, et je n'ai apporté ici à César que ce qui revient à César, mon respect et mon silence. Voilà huit ou dix jours pourtant que cette mauvaise émotion me revient en rêve. Elle se dissipe dès que je suis auprès de vous. Ma parole d'honneur, Thérèse, quand je vous vois, quand vous me parlez, je suis calme. Je ne me souviens plus d'avoir crié après vous dans un moment de démence auquel je ne comprends rien moi-même. Quand je parle de vous, je dis que vous n'êtes pas jeune ou que je n'aime pas la couleur de vos cheveux. Je proclame que vous êtes ma grande camarade, c'est-à-dire mon frère, et je me sens loyal en le disant. Et puis il passe je ne sais quelles bouffées de printemps dans l'hiver de mon imbécile de coeur, et je me figure que c'est vous qui me les soufflez. C'est vous, en effet, Thérèse, avec votre culte pour ce que vous appelez le véritable amour! cela donne à penser, malgré qu'on en ait!
—Je crois que vous vous trompez, je ne parle jamais d'amour.
—Oui, je le sais. Vous avez à cet égard un parti pris. Vous avez lu quelque part que parler d'amour, c'était déjà en donner ou en prendre; mais votre silence a une grande éloquence, vos réticences donnent la fièvre et votre excessive prudence a un attrait diabolique!
—En ce cas, ne nous voyons plus, dit Thérèse.
—Pourquoi? qu'est-ce que cela vous fait, que j'aie eu quelques nuits sans sommeil, puisqu'il ne tient qu'à vous de me rendre aussi tranquille que je l'étais auparavant?
—Que faut-il faire pour cela?
—Ce que je vous demandais: me dire que vous êtes à quelqu'un. Je me le tiendrai pour dit, et, comme je suis très-fier, je serai guéri comme par la baguette d'une fée.
—Et si je vous dis que je ne suis à personne, parce que je ne veux plus aimer personne, cela ne suffira pas?
—Non, j'aurai la fatuité de croire que vous pouvez changer d'avis.
Thérèse ne put s'empêcher de rire de la bonne grâce avec laquelle Laurent s'exécutait.
—Eh bien, lui dit-elle, soyez guéri, et rendez-moi une amitié dont j'étais fière, au lieu d'un amour dont j'aurais à rougir. J'aime quelqu'un.
—Ce n'est pas assez, Thérèse: il faut me dire que vous lui appartenez!
—Autrement, vous croirez que ce quelqu'un c'est vous, n'est-ce pas? Eh bien, soit, j'ai un amant. Êtes-vous satisfait?
—Parfaitement. Et vous voyez, je vous baise la main pour vous remercier de votre franchise. Soyez tout à fait bonne, dites-moi que c'est Palmer!
—Cela m'est impossible, je mentirais.
—Alors… je m'y perds!
—Ce n'est personne que vous connaissez, c'est une personne absente…
—Qui vient cependant quelquefois?
—Apparemment, puisque vous avez surpris un épanchement…
—Merci, merci, Thérèse! Me voilà tout à fait sur mes pieds; je sais qui vous êtes et qui je suis, et, s'il faut tout dire, je crois que je vous aime mieux ainsi, vous êtes une femme et non plus un sphinx. Ah! que ne parliez-vous plus tôt!
—Cette passion vous a donc bien ravagé? dit Thérèse railleuse.
—Eh! mais, peut-être! Dans dix ans, je vous dirai cela, Thérèse, et nous en rirons ensemble.
—Voilà qui est convenu; bonsoir.
Laurent alla se coucher fort tranquille et tout à fait désabusé. Il avait réellement souffert pour Thérèse. Il l'avait désirée avec passion, sans oser le lui faire pressentir. Ce n'était certes pas une bonne passion que celle-là. Il s'y était mêlé autant de vanité que de curiosité. Cette femme dont tous ses amis disaient: «Qui aime-t-elle? je voudrais bien que ce fût moi, mais ce n'est personne,» lui était apparue comme un idéal à saisir. Son imagination s'était enflammée, son orgueil avait saigné de la crainte, de la presque certitude d'échouer.
Mais ce jeune homme n'était pas voué exclusivement à l'orgueil. Il avait la notion brillante et souveraine, par moments, du bien, du bon et du vrai.
C'était un ange, sinon déchu comme tant d'autres, du moins fourvoyé et malade. Le besoin d'aimer lui dévorait le coeur, et cent fois par jour il se demandait avec effroi s'il n'avait pas déjà trop abusé de la vie, et s'il lui restait la force d'être heureux.
Il s'éveilla calme et triste. Il regrettait déjà sa chimère, son beau sphinx, qui lisait en lui avec une attention complaisante, qui l'admirait, le grondait, l'encourageait et le plaignait tour à tour, sans jamais rien révéler de sa propre destinée, mais en laissant pressentir des trésors d'affection, de dévouement, peut-être de volupté! Du moins, c'est ainsi qu'il plaisait à Laurent d'interpréter le silence de Thérèse sur son propre compte, et un certain sourire, mystérieux comme celui de la Joconde, qu'elle avait sur les lèvres et au coin de l'oeil, lorsqu'il blasphémait devant elle. Dans ces moments-là, elle avait l'air de se dire: «Je pourrais bien décrire le paradis en regard de ce mauvais enfer; mais ce pauvre fou ne me comprendrait pas.»
Une fois le mystère de son coeur dévoilé, Thérèse perdit d'abord tout son prestige aux yeux de Laurent. Ce n'était plus qu'une femme pareille aux autres. Il était même tenté de la rabaisser dans sa propre estime, et, bien qu'elle ne se fût jamais laissé interroger, de l'accuser d'hypocrisie et de pruderie. Mais, du moment qu'elle était à quelqu'un, il ne regrettait plus de l'avoir respectée, et il ne désirait plus rien d'elle, pas même son amitié, qu'il n'était pas embarrassé, pensait-il, de trouver ailleurs.
Cette situation dura deux ou trois jours, pendant lesquels Laurent prépara plusieurs prétextes pour s'excuser, si par hasard Thérèse lui demandait compte de ce temps passé sans venir chez elle. Le quatrième jour, Laurent se sentit en proie à un spleen indicible. Les filles de joie et les femmes galantes lui donnaient des nausées; il ne retrouvait dans aucun de ses amis la bonté patiente et délicate de Thérèse pour remarquer son ennui, pour tâcher de l'en distraire, pour en chercher avec lui la cause et le remède, en un mot pour s'occuper de lui. Elle seule savait ce qu'il fallait lui dire, et paraissait comprendre que la destinée d'un artiste tel que lui n'était pas un fait de peu d'importance, et sur lequel un esprit élevé eût le droit de prononcer que, s'il était malheureux, c'était tant pis pour lui.
Il courut chez elle avec tant de hâte, qu'il oublia ce qu'il voulait lui dire pour s'excuser; mais Thérèse ne montra ni mécontentement ni surprise de son oubli, et le dispensa de mentir en ne lui faisant aucune question. Il en fut piqué, et s'aperçut qu'il était plus jaloux d'elle qu'auparavant.
—Elle aura vu son amant, pensa-t-il, elle m'aura oublié.
Cependant il ne fit rien paraître de son dépit, et veilla désormais sur lui-même avec un si grand soin, que Thérèse y fut trompée.
Plusieurs semaines s'écoulèrent pour lui dans une alternative de rage, de froideur et de tendresse. Rien au monde ne lui était si nécessaire et si bienfaisant que l'amitié de cette femme, rien ne lui était si amer et si blessant que de ne pouvoir prétendre à son amour. L'aveu qu'il avait exigé, loin de le guérir comme il s'en était flatté, avait irrité sa souffrance. C'était de la jalousie qu'il ne pouvait plus se dissimuler, puisqu'elle avait une cause avouée et certaine. Comment avait-il donc pu s'imaginer qu'aussitôt cette cause connue, il dédaignerait de vouloir lutter pour la détruire?
Et cependant il ne faisait aucun effort pour supplanter l'invisible et heureux rival. Sa fierté, excessive auprès de Thérèse, ne le lui permettait pas. Seul, il le haïssait, il le dénigrait en lui-même, attribuant tous les ridicules à ce fantôme, l'insultant et le provoquant dix fois par jour.
Et puis il se dégoûtait de souffrir, retournait à la débauche, s'oubliait lui-même un instant et retombait aussitôt dans de profondes tristesses, allait passer deux heures chez Thérèse, heureux de la voir, de respirer l'air qu'elle respirait et de la contredire pour avoir le plaisir d'entendre sa voix grondeuse et caressante.
Enfin il la détestait pour ne pas deviner ses tourments; il la méprisait pour rester fidèle à cet amant qui ne pouvait être qu'un homme médiocre, puisqu'elle n'éprouvait pas le besoin d'en parler; il la quittait en se jurant de rester longtemps sans la voir, et il y fût retourné une heure après s'il eût espéré être reçu.
Thérèse, qui un instant s'était aperçue de son amour, ne s'en doutait plus, tant il jouait bien son rôle. Elle aimait sincèrement ce malheureux enfant. Artiste enthousiaste sous son air calme et réfléchi: elle avait voué une sorte de culte, disait-elle, à ce qu'il eût pu être, et il lui en restait une pitié pleine de gâteries où se mêlait encore un vrai respect pour le génie souffrant et fourvoyé. Si elle eût été bien certaine de ne pouvoir éveiller en lui aucun mauvais désir, elle l'eût caressé comme un fils, et il y avait des moments où elle se reprenait parce qu'il lui venait sur les lèvres de le tutoyer.
Y avait-il de l'amour dans ce sentiment maternel? Il y en avait certainement, à l'insu de Thérèse; mais une femme vraiment chaste, et qui a vécu plus longtemps de travail que de passion, peut garder longtemps vis-à-vis d'elle-même le secret d'un amour dont elle a résolu de se défendre. Thérèse croyait être certaine de ne jamais songer à sa propre satisfaction dans cet attachement dont elle faisait tous les frais; du moment que Laurent trouvait du calme et du bien-être auprès d'elle, elle en trouvait elle-même à lui en donner. Elle savait bien qu'il était incapable d'aimer comme elle l'entendait; aussi avait-elle été blessée et effrayée du moment de fantaisie qu'il avait avoué. Cette crise passée, elle s'applaudissait d'avoir trouvé dans un mensonge innocent le moyen d'en prévenir le retour; et comme en toute occasion, dès qu'il se sentait ému, Laurent se hâtait de proclamer l'infranchissable barrière de glace de la mer Baltique, elle n'avait plus peur et s'habituait à vivre sans brûlure au milieu du feu.
Toutes ces souffrances et tous ces dangers des deux amis étaient cachés et comme couvés sous une habitude de gaieté railleuse, qui est comme la manière d'être, comme le cachet indélébile des artistes français. C'est une seconde nature que les étrangers du Nord nous reprochent beaucoup, et pour laquelle les graves Anglais surtout nous dédaignent passablement. C'est elle pourtant qui fait le charme des liaisons délicates, et qui nous préserve souvent de beaucoup de folies ou de sottises. Chercher le côté ridicule des choses, c'est en découvrir le côté faible et illogique. Se moquer des périls où l'âme se trouve engagée, c'est s'exercer à les braver, comme nos soldats qui vont au feu en riant et en chantant. Persifler un ami, c'est souvent le sauver d'une mollesse de l'âme dans laquelle notre pitié l'eût engagé à se complaire. Enfin, se persifler soi-même, c'est se préserver de la sotte ivresse de l'amour-propre exagéré. J'ai remarqué que les gens qui ne plaisantaient jamais étaient doués d'une vanité puérile et insupportable.
La gaieté de Laurent était éblouissante de couleur et d'esprit, comme son talent, et d'autant plus naturelle qu'elle était originale. Thérèse avait moins d'esprit que lui, en ce sens qu'elle était naturellement rêveuse et paresseuse à causer; mais elle avait précisément besoin de l'enjouement des autres: alors le sien se mettait peu à peu de la partie, et sa gaieté sans éclat n'était pas sans charme.
Il résultait donc de cette habitude de bonne humeur où l'on se maintenait, que l'amour, chapitre sur lequel Thérèse ne plaisantait jamais et n'aimait pas que l'on plaisantât devant elle, ne trouvait pas un mot à glisser, pas une note à faire entendre.
Un beau matin, le portrait de M. Palmer se trouva terminé, et Thérèse remit à Laurent, de la part de son ami, une jolie somme que le jeune homme lui promit de mettre en réserve pour le cas de maladie ou de dépense obligatoire imprévue.
Laurent s'était lié avec Palmer en faisant son portrait. Il l'avait trouvé ce qu'il était: droit, juste, généreux, intelligent et instruit. Palmer était un riche bourgeois dont la fortune patrimoniale provenait du commerce. Il avait fait le trafic lui-même et les voyages au long cours dans sa jeunesse. A trente ans, il avait eu le grand sens de se trouver assez riche et de vouloir vivre pour lui-même. Il ne voyageait donc plus que pour son plaisir, et, après avoir vu, disait-il, beaucoup de choses curieuses et de pays extraordinaires, il se plaisait à la vue des belles choses et à l'étude des pays véritablement intéressants par leur civilisation.
Sans être très-éclairé dans les arts, il y portait un sentiment assez sûr, et en toutes choses il avait des notions saines comme ses instincts. Son langage en français se ressentait de sa timidité, au point d'être presque inintelligible et risiblement incorrect au début d'un dialogue; mais, lorsqu'il se sentait à l'aise, on reconnaissait qu'il savait la langue, et qu'il ne lui manquait qu'une plus longue pratique ou plus de confiance pour la parler très-bien.
Laurent avait étudié cet homme avec beaucoup de trouble et de curiosité au commencement. Lorsqu'il lui fut démontré jusqu'à l'évidence qu'il n'était pas l'amant de mademoiselle Jacques, il l'apprécia et se prit pour lui d'une sorte d'amitié qui ressemblait de loin, il est vrai, à celle qu'il éprouvait pour Thérèse. Palmer était un philosophe tolérant, assez rigide pour lui-même et très-charitable pour les autres. Par les idées sinon par le caractère, il ressemblait à Thérèse, et se trouvait presque toujours d'accord avec elle sur tous les points. Par moments encore, Laurent se sentait jaloux de ce qu'il appelait musicalement leur imperturbable unisson, et, comme ce n'était plus qu'une jalousie intellectuelle, il n'osait s'en plaindre à Thérèse.
—Votre définition ne vaut rien, disait-elle. Palmer est trop calme et trop parfait pour moi. J'ai un peu plus de feu, et je chante un peu plus haut que lui. Je suis, relativement à lui, la note élevée de la tierce majeure.
—Alors, moi, je ne suis qu'une fausse note, reprenait Laurent.
—Non, disait Thérèse, avec vous je me modifie et descends à former la tierce mineure.
—C'est qu'alors avec moi vous baissez d'un demi-ton?
—Et je me trouve d'un demi-intervalle plus rapprochée de vous que de
Palmer.
III
Un jour, à la demande de Palmer, Laurent se rendit à l'hôtel Meurice, où demeurait celui-ci, pour s'assurer que le portrait était convenablement encadré et emballé. On posa le couvercle devant eux, et Palmer y écrivit lui-même avec un pinceau le nom et l'adresse de sa mère; puis, au moment où les commissionnaires enlevaient la caisse pour la faire partir, Palmer serra la main de l'artiste en lui disant:
—Je vous dois un grand plaisir que va avoir ma bonne mère, et je vous remercie encore. A présent, voulez-vous me permettre de causer avec vous? J'ai quelque chose à vous dire.
Ils passèrent dans un salon où Laurent vit plusieurs malles.
—Je pars demain pour l'Italie, lui dit l'Américain en lui offrant d'excellents cigares et une bougie, bien qu'il ne fumât pas lui-même, et je ne veux pas vous quitter sans vous entretenir d'une chose délicate, tellement délicate, que, si vous m'interrompez, je ne saurai plus trouver les mots convenables pour la dire en français.
—Je vous jure d'être muet comme la tombe, dit en souriant Laurent, étonné et assez inquiet de ce préambule.
Palmer reprit:
—Vous aimez mademoiselle Jacques, et je crois qu'elle vous aime. Peut-être êtes-vous son amant; si vous ne l'êtes pas, il est certain pour moi que vous le deviendrez. Oh! vous m'avez promis de ne rien dire. Ne dites rien, je ne vous demande rien. Je vous crois digne de l'honneur que je vous attribue; mais je crains que vous ne connaissiez pas assez Thérèse, et que vous ne sachiez pas assez que, si votre amour est une gloire pour elle, le sien en est une égale pour vous. Je crains cela à cause des questions que vous m'avez faites sur elle, et de certains propos que l'on a tenus, devant nous deux, sur son compte, et dont je vous ai vu plus ému que moi. C'est la preuve que vous ne savez rien; moi qui sais tout, je veux tout vous dire, afin que votre attachement pour mademoiselle Jacques soit fondé sur l'estime et le respect qu'elle mérite.
—Attendez, Palmer! s'écria Laurent, qui grillait d'entendre, mais qui fut pris d'un généreux scrupule. Est-ce avec la permission ou par l'ordre de mademoiselle Jacques que vous allez me raconter sa vie?
—Ni l'un ni l'autre, répondit Palmer. Jamais Thérèse ne vous racontera sa vie.
—Alors taisez-vous! Je ne veux savoir que ce qu'elle voudra que je sache.
—Bien, très-bien! répondit Palmer en lui serrant la main; mais si ce que j'ai à vous dire la justifie de tout soupçon?…
—Pourquoi le cache-t-elle, alors?
—Par générosité pour les autres.
—Eh bien, parlez, dit Laurent, qui n'y pouvait plus tenir.
—Je ne nommerai personne, reprit Palmer. Je vous dirai seulement que, dans une grande ville de France, il y avait un riche banquier qui séduisit une charmante fille, institutrice de sa propre fille. Il en eut une bâtarde, qui naquit, il y vingt-huit ans, le jour de Saint-Jacques au calendrier, et qui, inscrite à la municipalité comme née de parents inconnus, reçut pour tout nom de famille le nom de Jacques. Cette enfant, c'est Thérèse.
«L'institutrice fut dotée par le banquier et mariée cinq ans plus tard avec un de ses employés, honnête homme qui ne se doutait de rien, toute l'affaire ayant été tenue fort secrète. L'enfant était élevée à la campagne. Son père s'était chargé d'elle. Elle fut mise ensuite dans un couvent, où elle reçut une très-belle éducation, et fut traitée avec beaucoup de soin et d'amour. Sa mère la voyait assidûment dans les premières années; mais, quand elle fut mariée, le mari eut des soupçons, et, donnant la démission de son emploi chez le banquier, il emmena sa femme en Belgique, où il se créa des occupations, et fit fortune. La pauvre mère dut étouffer ses larmes et obéir.
«Cette femme vit toujours très-loin de sa fille: elle a d'autres enfants, elle a eu une conduite irréprochable depuis son mariage; mais elle n'a jamais été heureuse. Son mari, qui l'aime, la tient en chartre privée; et n'a pas cessé d'en être jaloux; ce qui pour elle est un châtiment mérité de sa faute et de son mensonge.
«Il semblerait que l'âge eût dû amener la confession de l'une et le pardon de l'autre. Il en eût été ainsi dans un roman; mais il n'y a rien de moins logique que la vie réelle, et ce ménage est troublé comme au premier jour, le mari amoureux, inquiet et rude, la femme repentante, mais muette et opprimée.
«Dans les circonstances difficiles où s'est trouvée Thérèse, elle n'a donc pu avoir ni l'appui, ni les conseils, ni les secours, ni les consolations de sa mère. Pourtant celle-ci l'aime d'autant plus qu'elle est forcée de la voir en secret, à la dérobée, quand elle réussit à venir passer seule un ou deux jours à Paris, comme cela lui est arrivé dernièrement. Encore n'est-ce que depuis quelques années qu'elle a pu inventer je ne sais quels prétextes et obtenir ces rares permissions. Thérèse adore sa mère, et n'avouera jamais rien qui puisse la compromettre. Voilà pourquoi vous ne lui entendez jamais souffrir un mot de blâme sur la conduite des autres femmes. Vous avez pu croire qu'elle réclamait ainsi tacitement l'indulgence pour elle-même. Il n'en est rien. Thérèse n'a rien à se faire pardonner; mais elle pardonne tout à sa mère: ceci est l'histoire de leurs relations.
«A présent, j'ai à vous raconter celle de la comtesse de… trois étoiles. C'est ainsi, je crois, que vous dites en français quand vous ne voulez pas nommer les gens. Cette comtesse, qui ne porta ni son titre, ni le nom de son mari, c'est encore Thérèse.
—Elle est donc mariée? elle n'est pas veuve?
—Patience! elle est mariée, et elle ne l'est pas. Vous allez voir.
«Thérèse avait quinze ans quand son père le banquier se trouva veuf et libre; car ses enfants légitimes étaient tous établis. C'était un excellent homme, et, malgré la faute que je vous ai racontée et que je n'excuse pas, il était impossible de ne pas l'aimer, tant il avait d'esprit et de générosité. J'ai été très-lié avec lui. Il m'avait confié l'histoire de la naissance de Thérèse, et il me mena à divers intervalles, en visite avec lui, au couvent où il l'avait mise. Elle était belle, instruite, aimable, sensible. Il eût souhaité, je crois, que je prisse la résolution de la lui demander en mariage; mais je n'avais pas le coeur libre à cette époque; autrement… Mais je ne pouvais y songer.
«Il me demanda alors des renseignements sur un jeune Portugais noble qui venait chez lui, qui avait de grandes propriétés à La Havane et qui était très-beau. J'avais rencontré ce Portugais à Paris, mais je ne le connaissais réellement pas, et je m'abstins de toute opinion sur son compte. Il était fort séduisant; mais, pour ma part, je ne me serais jamais fié à sa figure; c'était ce comte de *** avec qui Thérèse fut mariée un an plus tard.
«Je dus aller en Russie; quand je revins, le banquier était mort d'apoplexie foudroyante, et Thérèse était mariée, mariée avec cet inconnu, ce fou, je ne veux pas dire cet infâme, puisqu'il a pu être aimé d'elle, même après la découverte qu'elle fit de son crime: cet homme était déjà marié aux colonies, lorsqu'il eut l'audace inouïe de demander et d'épouser Thérèse.
«Ne me demandez pas comment le père de Thérèse, homme d'esprit et d'expérience, avait pu se laisser duper ainsi. Je vous répéterais ce que ma propre expérience m'a trop appris, à savoir que, dans ce monde, tout ce qui arrive est la moitié du temps le contraire de ce qui semblait devoir arriver.
«Le banquier avait, dans les derniers temps de sa vie, fait encore d'autres étourderies qui donneraient à penser que sa lucidité était déjà compromise. Il avait fait un legs à Thérèse au lieu de lui donner une dot de la main à la main. Ce legs se trouva nul devant les héritiers légitimes, et Thérèse, qui adorait son père, n'eût pas voulu plaider même avec des chances de succès. Elle se trouva donc ruinée précisément au moment où elle devenait mère, et, dans ce même temps, elle vit arriver chez elle une femme exaspérée qui réclamait ses droits et voulait faire un éclat; c'était la première, la seule légitime femme de son mari.
«Thérèse eut un courage peu ordinaire: elle calma cette malheureuse et obtint d'elle qu'elle ne ferait aucun procès; elle obtint du comte qu'il reprendrait sa femme et partirait avec elle pour La Havane. A cause de la naissance de Thérèse et du secret dont son père avait voulu environner les témoignages de sa tendresse, son mariage avait eu lieu à huis clos, à l'étranger, et c'est aussi à l'étranger que le jeune couple avait vécu depuis ce temps. Cette vie même avait été fort mystérieuse. Le comte, craignant à coup sûr d'être démasqué s'il reparaissait dans le monde, faisait croire à Thérèse qu'il avait la passion de la solitude avec elle, et la jeune femme confiante, éprise et romanesque, trouvait tout naturel que son mari voyageât avec elle sous un faux nom pour se dispenser de voir des indifférents.
«Lorsque Thérèse découvrit l'horreur de sa situation, il n'était donc pas impossible que tout fût enseveli dans le silence. Elle consulta un légiste discret, et, ayant bien acquis la certitude que son mariage était nul, mais qu'il fallait pourtant un jugement pour le rompre, si elle voulait jamais user de sa liberté, elle prit à l'instant même un parti irrévocable, celui de n'être ni libre ni mariée, plutôt que de souiller le père de son enfant par un scandale et une condamnation infamante. L'enfant devenait de toute façon un bâtard; mais mieux valait qu'il n'eût pas de nom et qu'il ignorât à jamais sa naissance que d'avoir à réclamer un nom taré en déshonorant son père.
«Thérèse aimait encore ce malheureux! elle me l'a avoué, et lui-même, il l'aimait d'une diabolique passion. Il y eut des luttes déchirantes, des scènes sans nom, où Thérèse se débattit avec une énergie au-dessus de son âge, je ne veux pas dire de son sexe; une femme, quand elle est héroïque, ne l'est pas à demi.
«Enfin elle l'emporta; elle garda son enfant, chassa de ses bras le coupable et le vit partir avec sa rivale, qui, bien que dévorée de jalousie, fut vaincue par sa magnanimité jusqu'à lui baiser les pieds en la quittant.
«Thérèse changea de pays et de nom, se fit passer pour veuve, résolue à se faire oublier du peu de personnes qui l'avaient connue, et se mit à vivre pour son enfant avec un douloureux enthousiasme. Cet enfant lui était si cher, qu'elle pensait pouvoir se consoler de tout avec lui; mais ce dernier bonheur ne devait pas durer longtemps.
«Comme le comte avait de la fortune et qu'il n'avait pas d'enfant de sa première femme, Thérèse avait dû accepter, à la prière même de celle-ci, une pension raisonnable pour être en mesure d'élever convenablement son fils; mais à peine le comte eut-il reconduit sa femme à La Havane, qu'il l'abandonna de nouveau, s'échappa, revint en Europe et alla se jeter aux pieds de Thérèse, la suppliant de fuir avec lui et avec son enfant à l'autre extrémité du monde.
«Thérèse fut inexorable: elle avait réfléchi et prié. Son âme s'était affermie, elle n'aimait plus le comte. Précisément à cause de son fils, elle ne voulait pas qu'un tel homme devînt le maître de sa vie. Elle avait perdu le droit d'être heureuse, mais non pas celui de se respecter elle-même: elle le repoussa sans reproches, mais sans faiblesse. Le comte la menaça de la laisser sans ressources: elle répondit qu'elle n'avait pas peur de travailler pour vivre.
«Ce misérable fou s'avisa alors d'un moyen exécrable, soit pour mettre Thérèse à sa discrétion, soit pour se venger de sa résistance. Il enleva l'enfant et disparut. Thérèse courut après lui; mais il avait si bien pris ses mesures, qu'elle fit fausse route et ne le rejoignit pas. C'est alors que je la rencontrai en Angleterre; mourant de désespoir et de fatigue dans une auberge, presque folle, et si dévastée par le malheur, que j'hésitai à la reconnaître.
«J'obtins d'elle qu'elle se reposerait et me laisserait agir. Mes recherches eurent un succès déplorable. Le comte était repassé en Amérique. L'enfant y était mort de fatigue en arrivant.
«Quand il me fallut porter à cette malheureuse l'épouvantable nouvelle, je fus épouvanté moi-même du calme qu'elle montra. On eût dit pendant huit jours d'une morte qui marchait. Enfin elle pleura, et je vis qu'elle était sauvée. J'étais forcé de la quitter; elle me dit qu'elle voulait se fixer où elle était. J'étais inquiet de son dénûment; elle me trompa en me disant que sa mère ne la laissait manquer de rien. J'ai su plus tard que sa pauvre mère en eût été bien empêchée: elle ne disposait pas d'un centime dans son ménage sans en rendre compte. D'ailleurs, elle ignorait tous les malheurs de sa fille. Thérèse, qui lui écrivait en secret, les lui avait cachés pour ne pas la désespérer.
«Thérèse vécut en Angleterre en donnant des leçons de français, de dessin et de musique; car elle avait des talents, qu'elle eut le courage d'exercer pour n'avoir à accepter la pitié de personne.
«Au bout d'un an, elle revint en France et se fixa à Paris, où elle n'était jamais venue, et où personne ne la connaissait. Elle n'avait alors que vingt ans, elle avait été mariée à seize. Elle n'était plus du tout jolie, et il a fallu huit années de repos et de résignation pour lui rendre sa santé et sa douce gaieté d'autrefois.
«Je ne l'ai revue pendant tout ce temps qu'à de rares intervalles, puisque je voyage toujours; mais je l'ai toujours retrouvée digne et fière, travaillant avec un courage invincible et cachant sa pauvreté sous un miracle d'ordre et de propreté, ne se plaignant jamais ni de Dieu ni de personne, ne voulant pas parler du passé, caressant quelquefois les enfants en secret et les quittant dès qu'on la regarde, dans la crainte sans doute qu'on ne la voie émue.
«Voilà trois ans que je ne l'avais vue, et, quand je suis venu vous demander de faire mon portrait, je cherchais précisément son adresse, que j'allais vous demander quand vous m'avez parlé d'elle. Arrivé la veille, je ne savais pas encore qu'elle eût enfin du succès, de l'aisance et de la célébrité. C'est en la retrouvant ainsi que j'ai compris que cette âme si longtemps brisée pouvait encore vivre, aimer… souffrir ou être heureuse. Tâchez qu'elle le soit, mon cher Laurent, elle l'a bien gagné! Et, si vous n'êtes point sûr de ne pas la faire souffrir, brûlez-vous la cervelle ce soir plutôt que de retourner chez elle. Voilà tout ce que j'avais à vous dire.
—Attendez, dit Laurent très-ému: ce comte de *** est-il toujours vivant?
—Malheureusement, oui. Ces hommes qui font le désespoir des autres se portent toujours bien et échappent à tous les dangers. Ils ne donnent même jamais leur démission; car celui-ci a eu dernièrement la présomption de m'envoyer pour Thérèse une lettre que je lui ai remise sous vos yeux, et dont elle fait le cas que cela mérite.
Laurent avait songé à épouser Thérèse en écoutant le récit de M. Palmer. Ce récit l'avait bouleversé. Les inflexions monotones, l'accent prononcé, et quelques bizarres inversions de Palmer que nous avons jugé inutile de reproduire, lui avaient donné, dans l'imagination vive de son auditeur, je ne sais quoi d'étrange et de terrible comme la destinée de Thérèse. Cette fille sans parents, cette mère sans enfant, cette femme sans mari, n'était-elle pas vouée à un malheur exceptionnel? Quelles tristes notions n'avait-elle pas dû garder de l'amour et de la vie! Le sphinx reparaissait devant les yeux éblouis de Laurent. Thérèse dévoilée lui paraissait plus mystérieuse que jamais: s'était-elle jamais consolée, ou pouvait-elle l'être un seul instant?
Il embrassa Palmer avec effusion, lui jura qu'il aimait Thérèse, et que, s'il parvenait jamais à être aimé d'elle, il se rappellerait à toutes les heures de sa vie l'heure qui venait de s'écouler et le récit qu'il venait d'entendre. Puis, lui ayant promis de ne pas faire semblant de savoir l'histoire de mademoiselle Jacques, il rentra chez lui et écrivit:
«Thérèse, ne croyez pas un mot de tout ce que je vous dis depuis deux mois. Ne croyez pas non plus ce que je vous ai dit, quand vous avez eu peur de me voir amoureux de vous. Je ne suis pas amoureux, ce n'est pas cela: je vous aime éperdument. C'est absurde, c'est insensé, c'est misérable; mais, moi qui croyais ne devoir et ne pouvoir jamais dire ou écrire à une femme ce mot-là: Je vous aime! je le trouve encore trop froid et trop retenu aujourd'hui de moi à vous. Je ne peux plus vivre avec ce secret qui m'étouffe, et que vous ne voulez pas deviner. J'ai voulu cent fois vous quitter, m'en aller au bout du monde, vous oublier. Au bout d'une heure, je suis à votre porte et bien souvent, la nuit, dévoré de jalousie, et presque furieux contre moi-même, je demande à Dieu de me délivrer de mon mal en faisant arriver cet amant inconnu auquel je ne crois pas, et que vous avez inventé pour me dégoûter de songer à vous. Montrez-moi cet homme dans vos bras, ou aimez-moi, Thérèse! Faute de cette solution, je n'en vois qu'une troisième, c'est que je me tue pour en finir… C'est lâche et stupide, cette menace banale et rebattue par tous les amants désespérés; mais est-ce ma faute s'il y a des désespoirs qui font jeter le même cri à tous ceux qui les subissent, et suis-je fou parce que j'arrive à être un homme comme les autres?
«De quoi m'a servi tout ce que j'ai inventé pour m'en défendre et pour rendre mon pauvre individu aussi inoffensif qu'il voulait être libre?
«Avez-vous quelque chose à me reprocher vis-à-vis de vous, Thérèse? Suis-je un fat, un roué, moi qui ne me piquais que de m'abrutir pour vous donner confiance dans mon amitié? Mais pourquoi voulez-vous que je meure sans avoir aimé, vous qui seule pouvez me faire connaître l'amour, et qui le savez bien? Vous avez dans l'âme un trésor, et vous souriez à côté d'un malheureux qui meurt de faim et de soif. Vous lui jetez une petite pièce de monnaie de temps en temps; cela s'appelle pour vous l'amitié; ce n'est pas même de la pitié, car vous devez bien savoir que la goutte d'eau augmente la soif.
«Et pourquoi ne m'aimez-vous pas? Vous avez peut-être aimé déjà quelqu'un qui ne me valait pas. Je ne vaux pas grand'chose, c'est vrai, mais j'aime, et n'est-ce pas tout?
«Vous n'y croirez pas, vous direz encore que je me trompe, comme l'autre fois! Non, vous ne pourrez pas le dire, à moins de mentir à Dieu et à vous-même. Vous voyez bien que mon tourment me maîtrise, et que j'arrive à faire une déclaration ridicule, moi qui ne crains rien tant au monde que d'être raillé par vous!
«Thérèse, ne me croyez pas corrompu. Vous savez bien que le fond de mon âme n'a jamais été souillé, et que, de l'abîme où je m'étais jeté, j'ai toujours, malgré moi, crié vers le ciel. Vous savez bien qu'auprès de vous je suis chaste comme un petit enfant, et vous n'avez pas craint quelquefois de prendre ma tête dans vos mains, comme si vous alliez m'embrasser au front. Et vous disiez: «Mauvaise tête! tu mériterais d'être brisée.» Et pourtant, au lieu de l'écraser comme la tête d'un serpent, vous tâchiez d'y faire entrer le souffle pur et brûlant de votre esprit. Eh bien, vous n'avez que trop réussi; et, à présent que vous avez allumé le feu sur l'autel, vous vous détournez et vous me dites: «Confiez-en la garde à une autre! Mariez-vous, aimez une belle jeune fille bien douce et bien dévouée; ayez des enfants, de l'ambition pour eux, de l'ordre, du bonheur domestique, que sais-je? tout, excepté moi!»
«Et moi, Thérèse, c'est vous que j'aime avec passion, et non pas moi-même. Depuis que je vous connais, vous travaillez à me faire croire au bonheur et à m'en donner le goût. Ce n'est pas votre faute si je ne suis pas devenu égoïste, comme un enfant gâté. Eh bien, je vaux mieux que cela. Je ne demande pas si votre amour serait pour moi le bonheur. Je sais seulement qu'il serait la vie, et que, bonne ou mauvaise, c'est cette vie-là ou la mort qu'il me faut.»
IV
Thérèse fut profondément affligée de cette lettre. Elle en fut frappée comme d'un coup de foudre. Son amour ressemblait si peu à celui de Laurent, qu'elle s'imaginait ne pas l'aimer d'amour, surtout en relisant les expressions dont il se servait. Il n'y avait pas d'ivresse dans le coeur de Thérèse, ou, s'il y en avait, elle y était entrée goutte à goutte, si lentement, qu'elle ne s'en apercevait pas et se croyait aussi maîtresse d'elle-même que le premier jour. Le mot de passion la révoltait.
—Des passions, à moi! se disait-elle. Il croit donc que je ne sais pas ce que c'est, et que je veux retourner à ce breuvage empoisonné! Que lui ai-je fait, moi qui lui ai donné tant de tendresse et de soins, pour qu'il me propose, en guise de remercîment, le désespoir, la fièvre et la mort?… Après tout, pensait-elle, ce n'est pas sa faute, à ce malheureux esprit! Il ne sait ce qu'il veut, ni ce qu'il demande. Il cherche l'amour comme la pierre philosophale, à laquelle on s'efforce d'autant plus de croire qu'on ne peut la saisir. Il croit que je l'ai, et que je m'amuse à la lui refuser! Dans tout ce qu'il pense, il y a toujours un peu de délire. Comment le calmer et le détacher d'une fantaisie qui arrive à le rendre malheureux?
«C'est ma faute, il a quelque raison de le dire. En voulant l'éloigner de la débauche, je l'ai trop habitué à un attachement honnête; mais il est homme et il trouve notre affection incomplète. Pourquoi m'a-t-il trompée? pourquoi m'a-t-il fait croire qu'il était tranquille auprès de moi? Que ferai-je, moi, pour réparer la niaiserie de mon inexpérience? Je n'ai pas été assez de mon sexe dans le sens de la présomption. Je n'ai pas su qu'une femme, si tiède et si lasse qu'elle soit de la vie, peut toujours troubler la cervelle d'un homme. J'aurais dû me croire séduisante et dangereuse comme il me l'avait dit une fois, et deviner qu'il ne se démentait sur ce point que pour me tranquilliser. C'est donc un mal, ce ne peut donc être un tort que de ne pas avoir les instincts de la coquetterie?
Et puis Thérèse, fouillant dans ses souvenirs, se rappelait avoir eu ces instincts de réserve et de méfiance pour se préserver des désirs d'autres hommes qui ne lui plaisaient pas: avec Laurent, elle ne les avait pas eus, parce qu'elle l'estimait dans son amitié pour elle, parce qu'elle ne pouvait pas croire qu'il chercherait à la tromper, et aussi, il faut bien le dire, parce qu'elle l'aimait plus que tout autre. Seule, dans son atelier, elle allait et venait, en proie à un malaise douloureux, tantôt regardant cette fatale lettre qu'elle avait posée sur une table comme n'en sachant que faire, et ne se décidant ni à la rouvrir ni à la détruire, tantôt regardant son travail interrompu sur le chevalet. Elle travaillait justement avec entrain et plaisir au moment où on lui avait apporté cette lettre, c'est-à-dire ce doute, ce trouble, ces étonnements et ces craintes. C'était comme un mirage qui faisait revenir sur son horizon nu et paisible tous les spectres de ses anciens malheurs. Chaque mot écrit sur ce papier était comme un chant de mort déjà entendu dans le passé, comme une prophétie de malheurs nouveaux.
Elle essaya de se rasséréner en se remettant à peindre. C'était pour elle le grand remède à toutes les petites agitations de la vie extérieure: mais il fut impuissant ce jour-là: l'effroi que cette passion lui inspirait l'atteignait dans le sanctuaire le plus pur et le plus intime de sa vie présente.
—Deux bonheurs troublés ou détruits, se dit-elle en jetant son pinceau et en regardant la lettre: le travail et l'amitié.
Elle passa le reste de la journée sans rien résoudre. Elle ne voyait qu'un point net dans son esprit, la résolution de dire non; mais elle voulait que ce fût non, et ne tenait pas à le signifier au plus vite avec cette rudesse ombrageuse des femmes qui craignent de succomber, si elles ne se hâtent de barricader la porte. La manière de dire ce non sans appel, qui ne devait laisser aucune espérance, et qui pourtant ne devait pas mettre un fer rouge sur le doux souvenir de l'amitié, était pour elle un problème difficile et amer. Ce souvenir-là, c'était son propre amour; quand on a un mort chéri à ensevelir, on ne se décide pas sans douleur à lui jeter un drap blanc sur la face, et à le pousser dans la fosse commune. On voudrait l'embaumer dans une tombe choisie que l'on regarderait de temps en temps, en priant pour l'âme de celui qu'elle renferme.
Elle arriva à la nuit sans avoir trouvé d'expédient pour se refuser sans trop faire souffrir. Catherine, qui la vit mal dîner, lui demanda avec inquiétude si elle était malade.
—Non, répondit-elle, je suis préoccupée.
—Ah! vous travaillez trop, reprit la bonne vieille, vous ne pensez pas à vivre.
Thérèse leva un doigt; c'était un geste que Catherine connaissait et qui voulait dire: «Ne parle pas de cela.»
L'heure où Thérèse recevait le petit nombre de ses amis n'était, depuis quelque temps, mise à profit que par Laurent. Bien que la porte restât ouverte à qui voulait venir, il venait seul, soit que les autres fussent absents (c'était la saison d'aller ou de rester à la campagne), soit qu'ils eussent senti chez Thérèse une certaine préoccupation, un désir involontaire et mal déguisé de causer exclusivement avec M. de Fauvel.
C'était à huit heures que Laurent arrivait, et Thérèse regarda la pendule en se disant:
—Je n'ai pas répondu; aujourd'hui, il ne viendra pas.
Il se fit dans son coeur un vide affreux, quand elle ajouta;
—Il ne faut pas qu'il revienne jamais.
Comment passer cette éternelle soirée qu'elle avait l'habitude d'employer à causer avec son jeune ami, tout en faisant de légers croquis ou quelque ouvrage de femme pendant qu'il fumait, nonchalamment étendu sur les coussins du divan? Elle songea à se soustraire à l'ennui en allant trouver une amie qu'elle avait au faubourg Saint-Germain, et avec qui elle allait quelquefois au spectacle; mais cette personne se couchait de bonne heure, et il serait trop tard quand Thérèse arriverait. La course était si longue et les fiacres allaient si lentement dans ce temps-là! D'ailleurs, il fallait s'habiller, et Thérèse, qui vivait en pantoufles, comme les artistes qui travaillent avec ardeur et ne souffrent rien qui les gêne, était paresseuse à se mettre en tenue de visite. Mettre un châle et un voile, envoyer chercher un remise et se faire promener au pas dans les allées désertes du bois de Boulogne? Thérèse s'était promenée ainsi quelquefois avec Laurent, lorsque la soirée étouffante leur donnait le besoin de chercher un peu de fraîcheur sous les arbres. C'étaient des promenades qui l'eussent beaucoup compromise avec tout autre; mais Laurent lui gardait religieusement le secret de sa confiance; et ils se plaisaient tous deux à l'excentricité de ces mystérieux tête-à-tête qui ne cachaient aucun mystère. Elle se les rappela comme s'ils étaient déjà loin et se dit en soupirant, à l'idée qu'ils ne reviendraient plus:
—C'était le bon temps! Tout cela ne pourrait recommencer pour lui qui souffre, et pour moi qui ne l'ignore plus.
A neuf heures, elle essaya enfin de répondre à Laurent, lorsqu'un coup de sonnette la fit tressaillir. C'était lui! Elle se leva pour dire à Catherine de répondre qu'elle était sortie. Catherine entra: ce n'était qu'une lettre de lui. Thérèse regretta involontairement que ce ne fût pas lui-même.
Il n'y avait dans la lettre que ce peu de mots:
«Adieu, Thérèse, vous ne m'aimez pas, et, moi, je vous aime comme un enfant!»
Ces deux lignes firent trembler Thérèse de la tête aux pieds. La seule passion qu'elle n'eût jamais travaillé à éteindre dans son coeur, c'était l'amour maternel. Cette plaie-là, bien que fermée en apparence, était toujours saignante comme l'amour inassouvi.
—Comme un enfant; répétait-elle en serrant la lettre dans ses mains agitées de je ne sais quel frisson. Il m'aime comme un enfant! Qu'est-ce qu'il dit là, mon Dieu! sait-il le mal qu'il me fait? Adieu! Mon fils savait déjà dire adieu! mais il ne me l'a pas crié quand on l'a emporté. Je l'aurais entendu! et je ne l'entendrai jamais plus.
Thérèse était surexcitée, et, son émotion s'emparant du plus douloureux des prétextes, elle fondit en larmes.
—Vous m'avez appelée? lui dit Catherine en rentrant. Mais, mon Dieu! qu'est-ce que vous avez donc? Vous voilà dans les pleurs comme autrefois!
—Rien, rien, laisse-moi, répondit Thérèse. Si quelqu'un vient pour me voir, tu diras que je suis au spectacle. Je veux être seule. Je suis malade.
Catherine sortit, mais par le jardin. Elle avait vu Laurent marcher à pas furtifs le long de la haie.
—Ne boudez pas comme cela, lui dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ma maîtresse pleure; mais ça doit être votre faute, vous lui faites des peines. Elle ne veut pas vous voir. Venez lui demander pardon!
Catherine, malgré tout son respect et son dévouement pour Thérèse, était persuadée que Laurent était son amant.
—Elle pleure? s'écria-t-il. Oh! mon Dieu! pourquoi pleure-t-elle?
Et il traversa d'un bond le petit jardin pour aller tomber aux pieds de
Thérèse, qui sanglotait dans le salon, la tête dans ses mains.
Laurent eût été transporté de joie de la voir ainsi s'il eût été le roué que parfois il voulait paraître; mais le fond de son coeur était admirablement bon, et Thérèse avait sur lui l'influence secrète de le ramener à sa véritable nature. Les larmes dont elle était baignée lui firent donc une peine réelle et profonde. Il la supplia à genoux d'oublier encore cette folie de sa part et d'apaiser la crise par sa douceur et sa raison.
—Je ne veux que ce que vous voudrez, lui dit-il, et, puisque vous pleurez notre amitié défunte, je jure de la faire revivre plutôt que de vous causer un chagrin nouveau. Mais, tenez, ma douce et bonne Thérèse, ma soeur chérie, agissons franchement, car je ne me sens plus la force de vous tromper! ayez, vous, le courage d'accepter mon amour comme une triste découverte que vous avez faite, et comme un mal dont vous voulez bien me guérir par la patience et la pitié. J'y ferai tous mes efforts, je vous en fais le serment! Je ne vous demanderai pas seulement un baiser, et je crois qu'il ne m'en coûtera pas tant que vous pourriez le craindre, car je ne sais pas encore si mes sens sont en jeu dans tout ceci. Non, en vérité, je ne le crois pas. Comment cela pourrait-il être après la vie que j'ai menée et que je suis libre de mener encore? C'est une soif de l'âme que j'éprouve; pourquoi vous effrayerait-elle? Donnez-moi peu de votre coeur et prenez tout le mien. Acceptez d'être aimée de moi, et ne me dites plus que c'est pour vous un outrage, car mon désespoir, c'est de voir que vous me méprisez trop pour me permettre que, même en rêve, j'aspire à vous… Cela me rabaisse tant à mes propres yeux, que cela me donne envie de tuer ce malheureux qui vous répugne moralement. Relevez-moi plutôt du bourbier où j'étais tombé, en me disant d'expier ma mauvaise vie et de devenir digne de vous. Oui, laissez-moi une espérance! si faible qu'elle soit, elle fera de moi un autre homme. Vous verrez, vous verrez, Thérèse! La seule idée de travailler pour vous paraître meilleur me donne déjà de la force, je le sens; ne me l'ôtez pas. Que vais-je devenir si vous me repoussez? Je vais redescendre tous les degrés que j'ai montés depuis que je vous connais. Tout le fruit de notre sainte amitié sera perdu pour moi. Vous aurez essayé de guérir un malade, et vous aurez fait un mort! Et vous-même alors, si grande et si bonne, serez-vous contente de votre oeuvre, ne vous reprocherez-vous pas de ne l'avoir point menée à meilleure fin? Soyez pour moi une soeur de charité qui ne se borne pas à panser un blessé, mais qui s'efforce de réconcilier son âme avec le ciel. Voyons, Thérèse, ne me retirez pas vos mains loyales, ne détournez pas votre tête, si belle dans la douleur. Je ne quitterai pas vos genoux que vous ne m'ayez, sinon permis, du moins pardonné de vous aimer!
Thérèse dut accepter cette effusion comme sérieuse, car Laurent était de bonne foi. Le repousser avec défiance eût été un aveu de la tendresse trop vive qu'elle avait pour lui; une femme qui montre de la peur est déjà vaincue. Aussi se montra-t-elle brave, et peut-être le fut-elle sincèrement, car elle se croyait encore assez forte. Et, d'ailleurs, elle n'était pas mal inspirée par sa faiblesse même. Rompre en ce moment, c'eût été provoquer de terribles émotions qu'il valait mieux apaiser, sauf à détendre doucement le lien avec adresse et prudence. Ce pouvait être l'affaire de quelques jours. Laurent était si mobile et passait si brusquement d'un extrême à l'autre!
Ils se calmèrent donc tous les deux, s'aidant l'un l'autre à oublier l'orage, et même s'efforçant d'en rire, afin de se rassurer mutuellement sur l'avenir; mais, quoi qu'ils fissent, leur situation était essentiellement modifiée, et l'intimité avait fait un pas de géant. La crainte de se perdre les avait rapprochés, et, tout en se jurant que rien n'était changé entre eux quant à l'amitié, il y avait dans toutes leurs paroles et dans toutes leurs idées une langueur de l'âme, une sorte de fatigue attendrie qui était déjà l'abandon de l'amour!
Catherine, en apportant le thé, acheva de les remettre ensemble, comme elle disait, par ses naïves et maternelles préoccupations.
—Vous feriez mieux, dit-elle, à Thérèse, de manger une aile de poulet que de vous creuser l'estomac avec ce thé!—Savez-vous, dit-elle à Laurent en lui montrant sa maîtresse, qu'elle n'a pas touché à son dîner?
—Eh bien, vite qu'elle soupe! s'écria Laurent. Ne dites pas non, Thérèse, il le faut! Qu'est-ce que je deviendrais donc, moi, si vous tombiez malade?
Et, comme Thérèse refusait de manger, car elle n'avait réellement pas faim, il prétendit, sur un signe de Catherine, qui le poussait à insister, avoir faim lui-même, et cela était vrai, car il avait oublié de dîner. Dès lors Thérèse se fit un plaisir de lui donner à souper, et ils mangèrent ensemble pour la première fois; ce qui, dans la vie solitaire et modeste de Thérèse, n'était pas un fait insignifiant. Manger tête à tête surtout est une grande source d'intimité. C'est la satisfaction en commun d'un besoin de l'être matériel, et, quand on y cherche un sens plus élevé, c'est une communion comme le mot l'indique.
Laurent, dont les idées prenaient volontiers un tour poétique au milieu même de la plaisanterie, se compara en riant à l'enfant prodigue, pour qui Catherine s'empressait du tuer le veau gras. Ce veau gras, qui se présentait sous la forme d'un mince poulet, prêta naturellement à la gaieté des deux amis. C'était si peu pour l'appétit du jeune homme, que Thérèse s'en tourmenta. Le quartier n'offrait guère de ressources, et Laurent ne voulut pas que la vieille Catherine s'en mît en peine. On déterra au fond d'une armoire un énorme pot de gelée de goyaves. C'était un présent de Palmer que Thérèse n'avait pas songé à entamer, et que Laurent entama profondément, tout en parlant avec effusion de cet excellent Dick, dont il avait eu la sottise d'être jaloux, et que désormais il aimait de tout son coeur.
—Vous voyez, Thérèse, dit-il, comme le chagrin rend injuste! Croyez-moi, il faut gâter les enfants. Il n'y a de bons que ceux qui sont traités par la douceur. Donnez-moi donc beaucoup de goyaves, et toujours! La rigueur n'est pas seulement un fiel amer, c'est un poison mortel!
Quand vint le thé, Laurent s'aperçut qu'il avait dévoré en égoïste, et que Thérèse, en faisant semblant de manger, n'avait rien mangé du tout. Il se reprocha son inattention et s'en confessa; puis, renvoyant Catherine, il voulut lui-même faire le thé et servir Thérèse. C'était la première fois de sa vie qu'il se faisait le serviteur de quelqu'un, et il y trouva un plaisir délicat dont il éprouva naïvement la surprise.
—A présent, dit-il à Thérèse en lui présentant sa tasse à genoux, je comprends qu'on puisse être domestique et aimer son état. Il ne s'agit que d'aimer son maître.
De la part de certaines gens, les moindres attentions ont un prix extrême. Laurent avait dans les manières, et même dans l'attitude du corps, une certaine roideur dont il ne se départait même pas avec les femmes du monde. Il les servait avec la froideur cérémonieuse de l'étiquette. Avec Thérèse, qui faisait les honneurs de son petit intérieur en bonne femme et en artiste enjouée, il avait toujours été prévenu et choyé sans avoir à rendre la pareille. Il y eût eu manque de goût et de savoir-vivre à se faire l'homme de la maison. Tout à coup, à la suite de ces pleurs et de ces effusions mutuelles, Laurent, sans qu'il s'en rendît compte, se trouvait investi d'un droit qui ne lui appartenait pas, mais dont il s'emparait d'inspiration, sans que Thérèse, surprise et attendrie, pût s'y opposer. Il semblait qu'il fût chez lui, et qu'il eût conquis le privilége de soigner la dame du logis, en bon frère ou en vieux ami. Et Thérèse, sans songer au danger de cette prise de possession, le regardait faire avec de grands yeux étonnés, se demandant si jusque-là elle ne s'était pas radicalement trompée en prenant cet enfant tendre et dévoué pour un homme hautain et sombre.
Cependant Thérèse réfléchit durant la nuit; mais, le lendemain matin, Laurent qui, sans rien préméditer, ne voulait pas la laisser respirer, car il ne respirait plus lui-même, lui envoya des fleurs magnifiques, des friandises exotiques et un billet si tendre, si doux et si respectueux, qu'elle ne put se défendre d'en être touchée. Il se disait le plus heureux des hommes, il ne désirait rien de plus que son pardon, et, du moment qu'il l'avait obtenu, il était le roi du monde. Il acceptait toutes les privations, toutes les rigueurs, pourvu qu'il ne fût pas privé de voir et d'entendre son amie. Cela seul était au-dessus de ses forces; tout le reste n'était rien. Il savait bien que Thérèse ne pouvait pas avoir d'amour pour lui, ce qui ne l'empêchait pas, dix lignes plus bas, de dire: «Notre saint amour n'est-il pas indissoluble?»
Et ainsi disant le pour et le contre, le vrai et le faux cent fois le jour, avec une candeur dont, à coup sûr, il était dupe lui-même, entourant Thérèse de soins exquis, travaillant de tout son coeur à lui donner confiance dans la chasteté de leurs relations, et à chaque instant lui parlant avec exaltation de son culte pour elle, puis cherchant à la distraire quand il la voyait inquiète, à l'égayer quand il la voyait triste, à l'attendrir sur lui-même quand il la voyait sévère, il l'amena insensiblement à n'avoir pas d'autre volonté et d'autre existence que les siennes.
Rien n'est périlleux comme ces intimités où l'on s'est promis de ne pas s'attaquer mutuellement, quand l'un des deux n'inspire pas à l'autre une secrète répulsion physique. Les artistes, en raison de leur vie indépendante et de leurs occupations, qui les obligent souvent d'abandonner le convenu social, sont plus exposés à ces dangers que ceux qui vivent dans le réglé et dans le positif. On doit donc leur pardonner des entraînements plus soudains et des impressions plus fiévreuses. L'opinion sent qu'elle le doit, car elle est généralement plus indulgente pour ceux qui errent forcément dans la tempête que pour ceux que berce un calme plat. Et puis le monde exige des artistes le feu de l'inspiration, et il faut bien que ce feu qui déborde pour les plaisirs et les enthousiasmes du public arrive à les consumer eux-mêmes. On les plaint alors, et le bon bourgeois, qui, en apprenant leurs désastres et leurs catastrophes, rentre le soir dans le sein de sa famille, dit à sa brave et douce compagne:
—Tu sais, cette pauvre fille qui chantait si bien, elle est morte de chagrin. Et ce fameux poète qui disait de si belles choses, il s'est suicidé. C'est grand dommage, ma femme… Tous ces gens-là finissent mal. C'est nous, les simples, qui sommes les gens heureux…
Et le bon bourgeois a raison.
Thérèse avait pourtant vécu longtemps, sinon en bonne bourgeoise, car pour cela il faut une famille, et Dieu la lui avait refusée, du moins en laborieuse ouvrière, travaillant dès le matin, et ne s'enivrant pas de plaisir ou de langueur à la fin de sa journée. Elle avait de continuelles aspirations à la vie domestique et réglée; elle aimait l'ordre, et, loin d'afficher le mépris puéril que certains artistes prodiguaient à ce qu'ils appelaient dans ce temps-là la gent épicière, elle regrettait amèrement de n'avoir pas été mariée dans ce milieu médiocre et sûr, où, au lieu de talent et de renommée, elle eût trouvé l'affection et la sécurité. Mais on ne choisit pas son destin, puisque les fous et les ambitieux ne sont pas les seuls imprudents que la destinée foudroie.
V
Thérèse n'eut pas de faiblesse pour Laurent dans le sens moqueur et libertin que l'on attribue à ce mot en amour. Ce fut par un acte de sa volonté, après des nuits de méditation douloureuse, qu'elle lui dit:
—Je veux ce que tu veux, parce que nous en sommes venus à ce point où la faute à commettre est l'inévitable réparation d'une série de fautes commises. J'ai été coupable envers toi, en n'ayant pas la prudence égoïste de te fuir; il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même, en restant ta compagne et ta consolation, au prix de mon repos et de ma fierté… Écoute, ajouta-t-elle en tenant sa main dans les siennes avec toute la force dont elle était capable, ne me retire jamais cette main-là et, quelque chose qui arrive, garde assez d'honneur et de courage pour ne pas oublier qu'avant d'être ta maîtresse, j'ai été ton ami. Je me le suis dit dès le premier jour de ta passion: nous nous aimions trop bien ainsi pour ne pas nous aimer plus mal autrement; mais ce bonheur-là ne pouvait pas durer pour moi, puisque tu ne le partages plus, et que, dans cette liaison, mêlée pour toi de peines et de joies, la souffrance a pris le dessus. Je te demande seulement, si tu viens à te lasser de mon amour comme te voilà lassé de mon amitié, de te rappeler que ce n'est pas un instant de délire qui m'a jetée dans tes bras, mais un élan de mon coeur et un sentiment plus tendre et plus durable que l'ivresse de la volupté. Je ne suis pas supérieure aux autres femmes, et je ne m'arroge pas le droit de me croire invulnérable; mais je t'aime si ardemment et si saintement, que je n'aurais jamais failli avec toi, si tu avais dû être sauvé par ma force. Après avoir cru que cette force t'était bonne, qu'elle t'apprenait à découvrir la tienne et à te purifier d'un mauvais passé, te voilà persuadé du contraire, à tel point qu'aujourd'hui c'est le contraire, en effet qui arrive: tu deviens amer, et il semble, si je résiste, que tu sois prêt à me haïr et à retourner à la débauche, en blasphémant même notre pauvre amitié. Eh bien, j'offre à Dieu pour toi le sacrifice de ma vie. Si je dois souffrir de ton caractère ou de ton passé, soit. Je serai assez payée si je te préserve du suicide que tu étais en train d'accomplir quand je t'ai connu. Si je n'y parviens pas, du moins je l'aurai tenté, et Dieu me pardonnera un dévouement inutile, lui qui sait combien il est sincère!
Laurent fut admirable d'enthousiasme, de reconnaissance et de foi dans les premiers jours de cette union. Il s'était élevé au-dessus de lui-même, il avait des élans religieux, il bénissait sa chère maîtresse de lui avoir fait connaître enfin l'amour vrai, chaste et noble, qu'il avait tant rêvé, et dont il s'était cru à jamais déshérité par sa faute. Elle le retrempait, disait-il, dans les eaux de son baptême, elle effaçait en lui jusqu'au souvenir de ses mauvais jours. C'était une adoration, une extase, un culte.
Thérèse y crut naïvement. Elle s'abandonna à la joie d'avoir donné toute cette félicité et rendu toute cette grandeur à une âme d'élite. Elle oublia toutes ses appréhensions et en sourit comme de rêves creux qu'elle avait pris pour des raisons. Ils s'en moquèrent ensemble; ils se reprochèrent de s'être méconnus et de ne s'être pas jetés au cou l'un de l'autre dès le premier jour, tant ils étaient faits pour se comprendre, se chérir et s'apprécier. Il ne fut plus question de prudence et de sermons. Thérèse était rajeunie de dix ans. C'était un enfant plus enfant que Laurent lui-même; elle ne savait quoi imaginer pour lui arranger une existence où il ne sentirait pas le pli d'une feuille de rose.
Pauvre Thérèse! son ivresse ne dura pas huit jours entiers.
D'où vient cet effroyable châtiment infligé à ceux qui ont abusé des forces de la jeunesse, et qui consiste à les rendre incapables de goûter la douceur d'une vie harmonieuse et logique? Est-il bien criminel, le jeune homme qui se trouve lancé sans frein dans le monde avec d'immenses aspirations, et qui se croit capable d'éteindre tous les fantômes qui passent, tous les enivrements qui l'appellent? Son péché est-il autre chose que l'ignorance, et a-t-il pu apprendre dans son berceau que l'exercice de la vie doit être un éternel combat contre soi-même? Il en est vraiment qui sont à plaindre, et qu'il est difficile de condamner, à qui ont peut-être manqué un guide, une mère prudente, un ami sérieux, une première maîtresse sincère. Le vertige les a saisis dès leurs premiers pas; la corruption s'est jetée sur eux comme sur une proie pour faire des brutes de ceux qui avaient plus de sens que d'âme, pour faire des insensés de ceux qui se débattaient, comme Laurent, entre la fange de la réalité et l'idéal de leurs rêves.
Voilà ce que disait Thérèse pour continuer à aimer cette âme souffrante, et pourquoi elle endura les blessures que nous allons raconter.
Le septième jour de leur bonheur fut irrévocablement le dernier. Ce chiffre néfaste ne sortit jamais de la mémoire de Thérèse. Des circonstances fortuites avaient concouru à prolonger cette éternité de joies pendant toute une semaine; personne d'intime n'était venu voir Thérèse, elle n'avait pas de travail trop pressé; Laurent promettait de se remettre à l'ouvrage dès qu'il pourrait reprendre possession de son atelier, envahi par des ouvriers à qui il en avait confié la réparation. La chaleur était écrasante à Paris; il fit à Thérèse la proposition d'aller passer quarante-huit heures à la campagne, dans les bois. C'était le septième jour.
Ils partirent en bateau, et arrivèrent le soir dans un hôtel, d'où, après le dîner, ils sortirent pour courir la forêt par un clair de lune magnifique. Ils avaient loué des chevaux et un guide, lequel les ennuya bientôt par son baragouin prétentieux. Ils avaient fait deux lieues et se trouvaient au pied d'une masse de rochers que Laurent connaissait. Il proposa de renvoyer les chevaux et le guide, et de revenir à pied, quand même il serait un peu tard.
—Je ne sais pas pourquoi, lui dit Thérèse, nous ne passerions pas toute la nuit dans la forêt: il n'y a ni loups ni voleurs. Restons ici tant que tu voudras, et ne revenons jamais, si bon te semble.
Ils restèrent seuls, et c'est alors que se passa une scène bizarre, presque fantastique, mais qu'il faut raconter telle qu'elle est arrivée. Ils étaient montés sur le haut du rocher et s'étaient assis sur la mousse épaisse desséchée par l'été. Laurent regardait le ciel splendide où la lune effaçait la clarté des étoiles. Deux ou trois des plus grosses brillaient seules au-dessus de l'horizon. Renversé sur le dos, Laurent les contemplait.
—Je voudrais bien savoir, dit-il, le nom de celle qui est à peu près au-dessus de ma tête; elle a l'air de me regarder.
—C'est Véga, répondit Thérèse.
—Tu sais donc le nom de toutes les étoiles, toi, savante?
—A peu près. Ce n'est pas difficile, et, en un quart d'heure, tu en sauras autant que moi, quand tu voudras.
—Non, merci; j'aime mieux décidément ne pas savoir: j'aime mieux leur donner des noms à ma fantaisie.
—Et tu as raison.
—J'aime mieux me promener au hasard dans ces lignes tracées là-haut et faire des combinaisons de groupes à mon idée que de marcher dans le caprice des autres. Après tout, peut-être ai-je tort, Thérèse! Tu aimes les sentiers frayés, toi, n'est-ce pas?
—Ils sont meilleurs aux pauvres pieds. Je n'ai pas, comme toi, des bottes de sept lieues!
—Moqueuse! tu sais bien que tu es plus forte et meilleure marcheuse que moi!
—C'est tout simple, je n'ai pas d'ailes pour m'envoler.
—Avise-toi d'en avoir pour me laisser là! Mais ne parlons pas de nous quitter: ce mot-là ferait pleuvoir!
—Eh! qui donc y songe? Ne le répète pas, ton affreux mot!
—Non, non! n'y songeons pas, n'y songeons pas! s'écria-t-il en se levant brusquement.
—Qu'as-tu et où vas-tu? lui dit-elle.
—Je ne sais pas, répondit-il. Ah! si! à propos… Il y a par là un écho extraordinaire, et, la dernière fois que j'y suis venu avec la petite… tu ne tiens pas à savoir son nom, n'est-ce pas? j'ai pris grand plaisir à l'entendre d'ici, pendant qu'elle chantait là-bas sur le tertre qui est vis-à-vis de nous.
Thérèse ne répondit rien. Il s'aperçut que ce souvenir intempestif d'une de ses mauvaises connaissances n'était pas délicat à jeter au milieu d'une romantique veillée avec la reine de son coeur. Pourquoi cela lui était-il revenu? comment le nom quelconque de la vierge folle lui était-il arrivé au bord des lèvres? Il fut mortifié de cette maladresse; mais, au lieu de s'en accuser naïvement et de la faire oublier par des torrents de tendres paroles qu'il savait bien tirer de son âme quand la passion l'inspirait, il n'en voulut pas avoir le démenti, et demanda à Thérèse si elle voulait chanter pour lui.
—Je ne pourrais pas, lui répondit-elle avec douceur. Il y a longtemps que je n'étais montée à cheval, je me sens un peu oppressée.
—Si ce n'est qu'un peu, faites un effort, Thérèse, cela me fera tant de plaisir!
Thérèse était trop fière pour avoir du dépit, elle n'avait que du chagrin.
Elle détourna la tête et feignit de tousser.
—Allons, dit-il en riant, vous n'êtes qu'une faible femme! Et puis vous ne croyez pas à mon écho, je vois cela. Je veux vous le faire entendre. Restez ici. Je grimpe là-haut, moi. Vous n'avez pas peur, j'espère, de rester seule cinq minutes?
—Non, répondit tristement Thérèse, je n'ai pas du tout peur.
Pour grimper sur l'autre rocher, il fallait descendre le petit ravin qui le séparait de celui où ils étaient; mais ce ravin était plus creux qu'il ne le paraissait. Quand Laurent, après en avoir descendu la moitié, vit le chemin qui lui restait à faire, il s'arrêta, craignant de laisser Thérèse seule si longtemps, et, criant vers elle, il lui demanda si elle ne l'avait pas rappelé.
—Non, pas du tout! lui cria-t-elle à son tour, ne voulant pas contrarier sa fantaisie.
Il est impossible d'expliquer ce qui se passa dans la tête de Laurent; il prit ce pas du tout pour une dureté, et se remit à descendre, mais moins vite et en rêvant.
—Je l'ai blessée, dit-il, et la voilà qui me boude, comme du temps où nous jouions au frère et à la soeur. Est-ce qu'elle va encore avoir de ces humeurs-là, à présent qu'elle est ma maîtresse? Mais pourquoi l'ai-je blessée? J'ai eu tort assurément, mais c'est sans le vouloir. Il est bien impossible qu'il ne me revienne pas quelque bribe de mon passé dans la mémoire. Sera-ce donc chaque fois un outrage pour elle et une mortification pour moi? Que lui importe mon passé, puisqu'elle m'a accepté comme cela? J'ai eu tort pourtant! oui, j'ai eu tort; mais ne lui arrivera-t-il jamais à elle-même de me parler de ce drôle qu'elle a aimé et dont elle s'est crue la femme? Malgré elle, Thérèse se souviendra auprès de moi des jours qu'elle a vécu sans moi, et lui en ferai-je un crime?
Laurent se répondit aussitôt à lui-même:
—Oh! mais oui, cela me serait insupportable! Donc, j'ai eu grand tort, et j'aurais dû lui en demander pardon tout de suite.
Mais déjà il était arrivé à ce moment de fatigue morale où l'âme est rassasiée d'enthousiasme, où l'être farouche et faible que nous sommes tous plus ou moins a besoin de reprendre possession de lui-même.
—Encore s'accuser; encore promettre, encore persuader, encore s'attendrir? Eh quoi! se dit-il, ne peut-elle être heureuse et confiante huit jours entiers? C'est ma faute, je le veux bien; mais il y a encore plus de la sienne à faire de si peu une si grosse affaire et à me gâter cette belle nuit de poésie que je m'étais arrangée avec elle dans un des plus beaux endroits du monde. J'y suis déjà venu avec des libertins et des filles, c'est vrai; mais dans quel coin des environs de Paris l'aurais-je conduite où je n'aurais pas retrouvé ces fâcheux souvenirs? A coup sûr, ils ne m'enivrent guère, et il y a presque de la cruauté à me les reprocher…
En répondant ainsi dans son coeur aux reproches que Thérèse lui adressait probablement dans le sien, il arriva au fond de la vallée, où il se sentit troublé et fatigué comme à la suite d'une querelle, et se jeta sur l'herbe dans un mouvement de lassitude et de dépit. Il y avait sept jours entiers qu'il ne s'était appartenu; il subissait le besoin de se reconquérir et de se croire seul et indompté un instant.
De son côté Thérèse était navrée et effrayée en même temps. Pourquoi le mot se quitter avait-il été jeté par lui tout à coup comme un cri aigre au milieu de cet air tranquille qu'ils respiraient ensemble? à quel propos? en quoi l'avait-elle provoqué? Elle cherchait en vain. Laurent lui-même n'eût pu le lui expliquer. Tout ce qui avait suivi était grossièrement cruel, et combien il devait être irrité pour l'avoir dit, cet homme d'une éducation exquise! Mais d'où lui venait cette colère? portait-il en lui un serpent qui le mordait au coeur et lui arrachait des paroles d'égarement et de malédiction?
Elle l'avait suivi des yeux sur la pente du rocher jusqu'à ce qu'il fût entré dans l'ombre épaisse du ravin. Elle ne le voyait plus et s'étonnait du temps qu'il lui fallait pour reparaître sur le versant de l'autre monticule. Elle fut prise d'effroi, il pouvait être tombé dans quelque précipice. Ses regards interrogeaient en vain la profondeur du terrain herbu, hérissé de grosses roches sombres. Elle se levait pour essayer de l'appeler, lorsqu'un cri d'inexprimable détresse monta jusqu'à elle, un cri rauque, affreux, désespéré, qui lui fit dresser les cheveux sur la tête.
Elle s'élança comme une flèche dans la direction de la voix. S'il y eût eu, en effet, un abîme, elle s'y fût précipitée sans réflexion; mais ce n'était qu'une pente rapide où elle glissa plusieurs fois sur la mousse et déchira sa robe aux buissons. Rien ne l'arrêta; elle arriva, sans savoir comment, auprès de Laurent, qu'elle trouva debout, hagard, agité d'un tremblement convulsif.
—Ah! te voilà, lui dit-il en lui saisissant le bras. Tu as bien fait de venir! j'y serais mort!
Et, comme don Juan après la réponse de la statue, il ajouta d'une voix âpre et brusque: Sortons d'ici!
Il l'entraîna sur le chemin, marchant à l'aventure et ne pouvant rendre compte de ce qui lui était arrivé.
Au bout d'un quart d'heure, il se calma enfin, et s'assit avec elle dans une clairière. Ils ne savaient où ils étaient; le sol était semé de roches plates qui ressemblaient à des tombes, et entre lesquelles poussaient au hasard des genévriers qu'on eût pu prendre, la nuit, pour des cyprès.
—Mon Dieu! dit tout à coup Laurent, nous sommes donc dans un cimetière?
Pourquoi m'amènes-tu ici?
—Ce n'est, répondit-elle, qu'un endroit inculte. Nous en avons traversé beaucoup de pareils ce soir. S'il te déplaît, ne nous y arrêtons pas, rentrons sous les grands arbres.
—Non, restons ici, reprit-il. Puisque le hasard ou la destinée me jette dans ces idées de mort, autant vaut les braver et en épuiser l'horreur. Cela a son charme comme toute autre chose, n'est-ce pas, Thérèse? Tout ce qui ébranle fortement l'imagination est une jouissance plus ou moins âpre. Quand une tête doit tomber sur l'échafaud, la foule va regarder, et c'est tout naturel. Il n'y a pas que les émotions douces qui nous fassent vivre: il nous en faut d'épouvantables pour nous faire sentir l'intensité de la vie.
Il parla encore ainsi, comme au hasard, pendant quelques instants. Thérèse n'osait l'interroger et s'efforçait de le distraire; elle voyait bien qu'il venait d'avoir un accès de délire. Enfin il se remit assez pour vouloir et pouvoir le raconter.
Il avait eu une hallucination. Couché sur l'herbe, dans le ravin, sa tête s'était troublée. Il avait entendu l'écho chanter tout seul, et ce chant, c'était un refrain obscène. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour se rendre compte du phénomène, il avait vu passer devant lui, sur la bruyère, un homme qui courait, pâle, les vêtements déchirés, et les cheveux au vent.
—Je l'ai si bien vu, dit-il, que j'ai eu le temps de raisonner et de me dire que c'était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des voleurs, et même j'ai cherché ma canne pour aller à son secours; mais la canne s'était perdue dans l'herbe, et cet homme avançait toujours vers moi. Quand il a été tout près, j'ai vu qu'il était ivre, et non pas poursuivi. Il a passé en me jetant un regard hébété, hideux, et en me faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors j'ai eu peur, et je me suis jeté la face contre terre, car cet homme … c'était moi!
«Oui, c'était mon spectre, Thérèse! Ne sois pas effrayée, ne me crois pas fou, c'était une vision. Je l'ai bien compris en me retrouvant seul dans l'obscurité. Je n'aurais pas pu distinguer les traits d'une figure humaine, je n'avais vu celle-là que dans mon imagination; mais qu'elle était nette, horrible, effrayante! C'était moi avec vingt ans de plus, des traits creusés par la débauche ou la maladie, des yeux effarés, une bouche abrutie, et, malgré tout cet effacement de mon être, il y avait dans ce fantôme un reste de vigueur pour insulter et défier l'être que je suis à présent. Je me suis dit alors: «O mon Dieu! est-ce donc là ce que je serai dans mon âge mûr?… J'ai eu ce soir de mauvais souvenirs que j'ai exprimés malgré moi; c'est que je porte toujours en moi ce vieil homme dont je me croyais délivré? Le spectre de la débauche ne veut pas lâcher sa proie, et, jusque dans les bras de Thérèse, il viendra me railler et me crier: Il est trop tard!»
«Alors je me suis levé pour te joindre, ma pauvre Thérèse. Je voulais te demander grâce pour ma misère et te supplier de me préserver; mais je ne sais pendant combien de minutes ou de siècles j'aurais tourné sur moi-même sans pouvoir avancer, si tu n'étais enfin venue. Je t'ai reconnue tout de suite, Thérèse: je n'ai pas eu peur de toi, et je me suis senti délivré.
Il était difficile de savoir, quand Laurent parlait ainsi, s'il racontait une chose qu'il avait réellement éprouvée, ou s'il avait mêlé ensemble, dans son cerveau, une allégorie née de ses réflexions amères et une image entrevue dans un demi-sommeil. Il jura cependant à Thérèse qu'il ne s'était pas endormi sur l'herbe, et qu'il s'était toujours rendu compte du lieu où il était et du temps qui s'écoulait; mais cela même était difficile à constater. Thérèse l'avait perdu de vue, et, quant à elle, le temps lui avait semblé mortellement long.
Elle lui demanda s'il était sujet à ces hallucinations.
—Oui, dit-il, dans l'ivresse; mais je n'ai été ivre que d'amour depuis quinze jours que tu es à moi.
—Quinze jours! dit Thérèse étonnée.
—Non, moins que cela, reprit-il; ne me chicane pas sur les dates: tu vois bien que je n'ai pas encore ma tête. Marchons, cela me remettra tout à fait.
—Tu as besoin de repos pourtant: il faudrait penser à rentrer.
—Eh bien, que faisons-nous?
—Nous ne sommes pas dans la direction; nous tournons le dos à notre point de départ.
—Tu veux que je repasse par ce maudit rocher?
—Non, mais prenons à droite.
—C'est tout le contraire.
Thérèse insista, elle ne se trompait pas. Laurent n'en voulut pas démordre, et même il s'emporta et parla d'un ton irrité, comme s'il y eût eu là matière à dispute. Thérèse céda et le suivit où il voulut aller. Elle se sentait brisée d'émotion et de tristesse. Laurent venait de lui parler d'un ton qu'elle n'eût jamais voulu prendre avec Catherine, même quand la bonne vieille l'impatientait. Elle le lui pardonnait, parce qu'elle le sentait malade; mais cet état d'excitation douloureuse où elle le voyait l'effrayait d'autant plus.
Grâce à l'obstination de Laurent, ils se perdirent dans la forêt, marchèrent pendant quatre heures, et ne rentrèrent qu'au point du jour. La marche dans le sable fin et lourd de la forêt est très-pénible. Thérèse ne pouvait plus se traîner, et Laurent, que ce violent exercice ranimait, ne songeait point à ralentir le pas par égard pour elle. Il allait devant, prétendant toujours découvrir la bonne voie, lui demandant de temps à autre si elle était lasse, et ne devinant pas qu'en répondant: «Non,» elle voulait lui ôter le regret d'être cause de cette mésaventure.
Le lendemain, Laurent n'y songeait plus; il avait été pourtant rudement secoué par cette crise étrange; mais c'est le propre des tempéraments nerveux à l'excès de se remettre comme par magie. Thérèse eut même l'occasion de remarquer qu'au lendemain de ces épreuves terribles, c'est elle qui se trouvait brisée, tandis qu'il semblait avoir pris une force nouvelle.
Elle n'avait pas dormi, s'attendant à le voir envahi par quelque grave maladie; mais il prit un bain et se sentit très-dispos pour recommencer la promenade. Il paraissait avoir oublié combien cette veillée avait été fâcheuse pour la lune de miel. La triste impression s'effaça vite chez Thérèse. Revenue à Paris, elle crut que rien n'était changé entre eux; mais, le soir même, Laurent eut le caprice de faire la charge de Thérèse avec la sienne, errant tous deux au clair de lune dans la forêt, lui avec son air effaré et distrait, elle avec sa robe déchirée et le corps brisé de fatigue. Les artistes sont tellement habitués à faire la charge les uns des autres, que Thérèse s'amusa de la sienne; mais, bien qu'elle eût aussi de la facilité et de l'esprit au bout de son crayon, elle n'eût voulu pour rien au monde faire celle de Laurent, et, quand elle le vit esquisser dans un sens comique cette scène nocturne qui l'avait torturée, elle en eut du chagrin. Il lui semblait que certaines douleurs de l'âme ne peuvent jamais avoir de côté risible.
Laurent, au lieu de comprendre, tourna la chose avec plus d'ironie encore. Il écrivit sous sa figure: Perdu dans la forêt et dans l'esprit de sa maîtresse, et sous la figure de Thérèse: Le coeur aussi déchiré que la robe. La composition fut intitulée: Lune de miel dans un cimetière. Thérèse s'efforça de sourire; elle loua le dessin, qui, malgré sa bouffonnerie, sentait la main du maître, et ne fit aucune réflexion sur le triste choix du sujet. Elle eut tort, elle eût mieux fait, dès le commencement, d'exiger que Laurent ne laissât pas courir sa gaieté au hasard, en grosses bottes. Elle se laissa marcher sur les pieds parce qu'elle eut peur qu'il ne fût encore malade et pris de délire au milieu de sa lugubre plaisanterie.
Deux ou trois autres faits de ce genre l'ayant avertie, elle se demanda si la vie douce et réglée qu'elle voulait donner à son ami était réellement l'hygiène qui convenait à cette organisation exceptionnelle. Elle lui avait dit:
—Tu t'ennuieras quelquefois peut-être; mais l'ennui repose du vertige, et, quand la santé morale sera bien revenue, tu t'amuseras de peu et tu connaîtras la véritable gaieté.
Les choses tournaient en sens contraire. Laurent n'avouait pas son ennui, mais il lui était impossible de le supporter, et il l'exhalait en caprices amers et bizarres. Il s'était fait une vie de hauts et de bas perpétuels. Les brusques transitions de la rêverie à l'exaltation et de la nonchalance absolue aux excès bruyants étaient devenues un état normal dont il ne pouvait plus se passer. Le bonheur délicieusement savouré pendant quelques jours arrivait à l'irriter comme la vue de la mer par un calme plat.
—Tu es heureuse, disait-il à Thérèse, de te réveiller tous les matins avec le coeur à la même place. Moi, je perds le mien en dormant. C'est comme le bonnet de nuit que ma bonne me mettait quand j'étais enfant: elle le retrouvait tantôt à mes pieds, tantôt par terre.
Thérèse se dit que la sérénité ne pouvait venir tout d'un coup à cette âme troublée et qu'il fallait l'y habituer par degrés. Pour cela, il ne fallait pas l'empêcher de retourner quelquefois à la vie active: mais que faire pour que cette activité ne fût pas une souillure, un coup mortel porté à leur idéal? Thérèse ne pouvait pas être jalouse des maîtresses que Laurent avait eues; mais elle ne comprenait pas comment elle pourrait l'embrasser au front le lendemain d'une orgie. Il fallait donc, puisque le travail qu'il avait repris avec ardeur l'excitait au lieu de l'apaiser, chercher avec lui une issue à cette force. L'issue naturelle eût été l'enthousiasme de l'amour; mais c'était là encore une excitation après laquelle Laurent eût voulu escalader le troisième ciel: faute d'en avoir la puissance, il regardait du côté de l'enfer, et son cerveau, son visage même, en recevaient un reflet parfois diabolique.
Thérèse étudia ses goûts et ses fantaisies, et fut surprise de les trouver faciles à satisfaire. Laurent était avide de diversion et d'imprévu; il n'était pas nécessaire de le promener dans des enchantements irréalisables, il suffisait de le promener n'importe où, et de lui trouver un amusement auquel il ne s'attendît pas. Si, au lieu de lui donner à dîner chez elle, Thérèse lui annonçait, en mettant son chapeau, qu'ils allaient dîner ensemble chez un restaurateur, et si, au lieu de tel théâtre où elle l'avait prié de la conduire, elle lui demandait tout à coup de la mener à un spectacle tout différent, il était ravi de cette distraction inattendue et y prenait le plus grand plaisir, tandis qu'en se conformant à un plan quelconque tracé d'avance, il éprouvait un insurmontable malaise et le besoin de tout dénigrer. Thérèse le traita donc comme un enfant en convalescence à qui l'on ne refuse rien, et elle ne voulut faire aucune attention aux inconvénients qui en résultaient pour elle.
Le premier et le plus grave fut de compromettre sa réputation. On la disait et on la savait sage. Tout le monde n'était pas persuadé qu'elle n'eût pas eu d'autre amant que Laurent; en outre, une personne ayant répandu qu'elle l'avait vue en Italie autrefois avec le comte de ***, qui était marié en Amérique, elle passait pour avoir été entretenue par celui qu'elle avait bien réellement épousé, et on a vu que Thérèse aimait mieux supporter cette tache que de soulever une lutte scandaleuse contre le malheureux qu'elle avait aimé; mais on s'accordait à la regarder comme prudente et raisonnable.
—Elle garde les apparences, disait-on; il n'y a jamais eu de rivalités ni de scandale autour d'elle; tous ses amis la respectent et en disent du bien. C'est une femme de tête et qui ne cherche qu'à passer inaperçue; ce qui ajoute à son mérite.
Quand on la vit hors de chez elle au bras de Laurent, on commença à s'étonner, et le blâme fut d'autant plus sévère qu'elle s'en était préservée plus longtemps. Laurent était fort prisé des artistes, mais il comptait parmi eux un très-petit nombre d'amis. On lui savait mauvais gré de faire le gentilhomme avec les élégants d'une autre classe, et, de leur côté, les amis qu'il avait dans ce monde-là ne comprirent rien à sa conversion et n'y crurent pas. Donc, l'amour tendre et dévoué de Thérèse passa pour un caprice effréné. Une femme chaste eût-elle choisi pour amant, parmi les hommes sérieux qui l'entouraient, le seul qui eût mené une vie dissolue avec toutes les pires dévergondées de Paris? Et, pour ceux qui ne voulurent pas condamner Thérèse, la passion violente de Laurent ne parut être qu'une rouerie menée à bonne fin, et dont il était assez habile pour se dépêtrer quand il en serait las.
Ainsi de toutes parts mademoiselle Jacques fut déconsidérée pour le choix qu'elle venait de faire et qu'elle paraissait vouloir afficher.
Telle n'était pas, à coup sûr, l'intention de Thérèse; mais, avec Laurent, bien qu'il eût résolu de l'entourer de respect, il n'y avait guère moyen de cacher sa vie. Il ne pouvait renoncer au monde extérieur, et il fallait l'y laisser retourner pour s'y perdre, ou l'y suivre pour l'en préserver. Il était habitué à voir la foule et à en être vu. Quand il avait vécu un jour dans la retraite, il se croyait tombé dans une cave, et demandait à grands cris le gaz et le soleil.
Avec la déconsidération arriva bientôt pour Thérèse un autre sacrifice à faire: celui de la sécurité domestique. Jusque-là, elle avait gagné assez d'argent par son travail pour mener une vie aisée; mais ce n'était qu'à la condition d'avoir des habitudes réglées, beaucoup d'ordre dans ses dépenses et de suite dans ses occupations. L'imprévu qui charmait Laurent amena la gêne. Elle le lui cacha, en ne voulant pas lui refuser le sacrifice de ce précieux temps, qui est surtout le capital de l'artiste.
Mais tout ceci n'était que le cadre d'un tableau bien plus sombre sur lequel Thérèse jetait un voile si épais, que personne ne se doutait de son malheur, et que ses amis, scandalisés ou peinés de sa situation, s'éloignaient d'elle en disant:
—Elle est enivrée. Attendons qu'elle ouvre les yeux; cela viendra bien vite!
Cela était tout venu. Thérèse acquérait tous les jours la triste certitude que Laurent ne l'aimait déjà plus, ou qu'il l'aimait si mal, qu'il n'y avait dans leur union pas plus d'espoir de bonheur pour lui que pour elle. C'est en Italie que la certitude absolue en fut tout à fait acquise pour tous deux, et c'est leur voyage en Italie que nous allons raconter.
VI
Il y avait longtemps que Laurent voulait voir l'Italie; c'était son rêve depuis l'enfance, et quelques travaux qu'il put vendre d'une manière inespérée le mirent enfin à même de le réaliser. Il offrit à Thérèse de l'emmener, en lui montrant avec orgueil sa petite fortune, et en lui jurant que, si elle ne voulait pas le suivre, il renoncerait à ce voyage. Thérèse savait bien qu'il n'y renoncerait pas sans regret et sans reproche. Aussi s'ingénia-t-elle à trouver de l'argent de son côté. Elle en vint à bout en engageant son travail futur; et ils partirent vers la fin de l'automne.
Laurent s'était fait de grandes illusions sur l'Italie, et croyait trouver le printemps en décembre dès qu'il apercevrait la Méditerranée. Il fallut en rabattre, et souffrir d'un froid très-âpre durant la traversée de Marseille à Gênes. Gênes lui plut extrêmement, et, comme il y avait beaucoup de peinture à voir, que c'était là, pour lui, le principal but du voyage, il consentit de bonne grâce à s'arrêter là un ou deux mois, et loua un appartement meublé.
Au bout de huit jours, Laurent avait tout vu, et Thérèse ne faisait que de commencer à s'installer pour peindre, car il faut dire qu'elle ne pouvait s'en dispenser. Pour avoir quelques billets de mille francs, elle avait dû s'engager envers un marchand de tableaux à lui rapporter plusieurs copies de portraits inédits qu'il voulait ensuite faire graver. La besogne n'était pas désagréable; en homme de goût, l'industriel avait désigné divers portraits de Van Dyck, un à Gênes, un autre à Florence, etc. Copier ce maître était une spécialité grâce à laquelle Thérèse avait formé son propre talent et gagné de quoi vivre avant de faire le portrait pour son compte; mais il lui fallait commencer par obtenir l'autorisation des propriétaires de ces chefs-d'oeuvre, et, quelque diligence qu'elle y mît, une semaine s'écoula avant qu'elle pût commencer la copie désignée à Gênes.
Laurent ne se sentait nullement disposé à copier quoi que ce fût. Il avait une individualité trop prononcée et trop ardente pour ce genre d'étude, il profitait autrement de la vue des grandes choses. C'était son droit. Pourtant plus d'un grand maître, trouvant l'occasion toute servie, l'eût peut-être mise à profit. Laurent n'avait pas encore vingt-cinq ans et pouvait encore apprendre. C'était l'avis de Thérèse, qui voyait là aussi l'occasion, pour lui, d'augmenter ses ressources pécuniaires. S'il eût daigné copier un Titien, qui était son maître de prédilection, nul doute que le même industriel à qui Thérèse avait affaire ne l'eût acquis ou fait acquérir par un amateur. Laurent trouva cette idée absurde. Tant qu'il avait quelque argent en poche, il ne concevait pas que l'on descendît des hauteurs de l'art jusqu'à songer au gain. Il laissa Thérèse absorbée devant son modèle, la raillant même un peu d'avance du Van Dyck qu'elle allait faire, et cherchant à la décourager de la tâche effrayante qu'elle osait entreprendre; puis il se mit à errer dans ville, assez soucieux de l'emploi de six semaines que Thérèse lui avait demandées pour mener son oeuvre à bonne fin. Certes, il n'y avait pas pour elle de temps à perdre avec des journées de décembre courtes et sombres, une installation de matériel qui ne lui présentait pas toutes les commodités de son atelier de Paris, un mauvais jour, une grande salle peu ou point chauffée, et des volées de badauds en voyage qui, sous prétexte de contempler le chef-d'oeuvre, se plaçaient devant elle ou l'importunaient de leurs réflexions plus ou moins saugrenues. Enrhumée, souffrante, attristée, effrayée surtout de l'ennui qu'elle voyait déjà creuser les yeux de Laurent, elle rentrait pour le trouver de mauvaise humeur, ou pour l'attendre jusqu'à ce que la faim le fît revenir. Deux jours ne se passèrent pas sans qu'il lui reprochât d'avoir accepté un travail abrutissant, et sans qu'il lui proposât d'y renoncer. N'avait-il pas de l'argent pour deux, et d'où venait donc que sa maîtresse refusait de le partager avec lui?
Thérèse tint bon; elle savait que l'argent ne durerait pas dans les mains de Laurent, et qu'il ne s'en trouverait peut-être plus pour revenir le jour où il serait las de l'Italie. Elle le supplia de la laisser travailler, et de travailler lui-même comme il l'entendrait, mais comme tout artiste peut et doit travailler quand il a son avenir à conquérir.
Il convint qu'elle avait raison et résolut de s'y mettre. Il déballa ses boîtes, trouva un local et fit plusieurs esquisses; mais, soit le changement d'air et d'habitudes, soit la vue trop récente de tant de chefs-d'oeuvre différents qui l'avaient vivement ému et qu'il lui fallait le temps de digérer en lui-même, il se sentit frappé d'impuissance momentanée, et tomba dans un de ces spleens contre lesquels il ne savait pas réagir seul. Il lui eût fallu des émotions venant du dehors, une magnifique musique sortant du plafond, un cheval arabe entrant par le trou de la serrure, un chef-d'oeuvre littéraire inconnu sous la main, ou encore mieux, une bataille navale dans le port de Gênes, un tremblement de terre, n'importe quel événement, délicieux ou terrible, qui l'arrachât à lui-même, et sous l'impulsion duquel il se sentît exalté et renouvelé.
Tout à coup, au milieu de ses vagues et tumultueuses aspirations, une mauvaise pensée vint le trouver malgré lui.
—Quand je songe, se dit-il, qu'autrefois (c'est ainsi qu'il appelait le temps où il n'aimait pas Thérèse) la moindre folie suffisait pour me ranimer! J'ai aujourd'hui beaucoup de choses que je rêvais, de l'argent, c'est-à-dire six mois de loisir et de liberté, l'Italie sous les pieds, la mer à ma porte, autour de moi une maîtresse tendre comme une mère, en même temps qu'elle est un ami sérieux et intelligent; et tout cela ne suffit pas pour que mon âme revive! A qui la faute? Ce n'est pas la mienne, à coup sûr. Je n'avais pas été gâté, et il ne m'en fallait pas tant autrefois pour m'étourdir. Quand je pense que la moindre piquette me portait au cerveau tout aussi bien que le vin le plus généreux; que le moindre minois chiffonné, avec un regard provoquant et une toilette problématique, suffisait pour me mettre en gaieté et pour me persuader qu'une telle conquête faisait de moi un héros de la régence! Avais-je besoin d'un idéal comme Thérèse? Comment donc ai-je pu me persuader que la beauté morale et physique m'était nécessaire en amour? Je savais me contenter du moins; donc, le plus devait m'accabler, puisque le mieux est l'ennemi du bien. Et puis, d'ailleurs, y a-t-il une vraie beauté pour les sens? La véritable est celle qui plaît. Celle dont on est rassasié est comme si elle n'avait jamais été. Et puis encore il y a le plaisir du changement, et c'est peut-être là tout le secret de la vie. Changer, c'est se renouveler; pouvoir changer, c'est être libre. L'artiste est-il né pour l'esclavage, et n'est-ce pas l'esclavage que la fidélité gardée, ou seulement la foi promise?
Laurent se laissa envahir par ces vieux sophismes, toujours nouveaux pour les âmes en dérive. Il éprouva bientôt le besoin de les exprimer à quelqu'un, et ce quelqu'un fut Thérèse. Tant pis pour elle, puisque Laurent ne voyait qu'elle!
La causerie du soir commençait toujours à peu près de même:
—Quelle assommante ville que celle-ci!
Un soir, il ajouta:
—On doit s'y ennuyer en peinture. Je ne voudrais pas être le modèle que tu copies. Cette pauvre belle comtesse en robe noir et or, qui est là accrochée depuis deux cents ans, si ses doux yeux ne l'ont pas damnée, elle doit se damner dans le ciel de voir son image enfermée dans ce maussade pays.
—Et pourtant, répondit Thérèse, elle y a toujours le privilége de la beauté, le succès qui survit à la mort, et que la main d'un maître éternise. Toute desséchée qu'elle est au fond de sa tombe, elle a encore des amants; tous les jours, je vois des jeunes gens, insensibles d'ailleurs au mérite de la peinture, rester en extase devant cette beauté qui semble respirer et sourire avec un calme triomphant.
—Elle te ressemble, Thérèse, sais-tu cela? Elle a un peu du sphinx, et je ne m'étonne pas de ta passion pour son mystérieux sourire. On dit que les artistes créent toujours dans leur nature: il est tout simple que tu aies choisi les portraits de Van Dyck pour ton école d'apprentissage. Il faisait grand, mince, élégant et fier comme ta forme.
—Voilà des compliments! arrête-toi là, je vois que la moquerie va arriver.
—Non, je ne suis pas en train de rire. Tu sais bien que je ne ris plus, moi. Avec toi, il faut tout prendre au sérieux: je me conforme à l'ordonnance. Je dis seulement une chose triste. C'est que ta défunte comtesse doit être bien lasse d'être toujours belle de la même façon. Une idée, Thérèse! un rêve fantastique qui me vient de ce que tu disais tout à l'heure. Écoute.
«Un jeune homme, qui avait probablement des notions de sculpture, se prit d'un amour pour une statue de marbre couchée sur un tombeau. Il en devint fou, et ce pauvre fou souleva un jour la pierre pour voir ce qu'il restait de cette belle femme dans le sarcophage. Il y trouva… ce qu'il y devait trouver, l'imbécile! une momie! Alors la raison lui revint, et, embrassant ce squelette, il lui dit: «Je t'aime mieux ainsi; au moins, tu es quelque chose qui a vécu, tandis que j'étais épris d'une pierre qui n'a jamais eu conscience d'elle-même.»
—Je ne comprends pas, dit Thérèse.
—Ni moi non plus, répondit Laurent; mais peut-être qu'en amour la statue est ce qu'on édifie dans sa tête, et la momie, ce que l'on ramasse dans son coeur.
Un autre jour, il esquissa la figure et l'attitude de Thérèse, rêveuse et triste, dans un album qu'elle feuilleta ensuite, et où elle trouva une douzaine de croquis de femmes dont les poses impertinentes et les types effrontés la firent rougir. C'étaient les fantômes du passé qui avaient traversé la mémoire de Laurent et qui s'étaient collés, peut-être malgré lui, à ces feuilles blanches. Thérèse, sans rien dire, déchira celle où elle avait pris place dans cette mauvaise compagnie, la jeta au feu, ferma l'album et le remit sur la table; puis elle s'assit près du feu, étendit son pied sur son chenet et voulut parler d'autre chose.
Laurent ne répondit pas, mais il lui dit:
—Vous êtes trop orgueilleuse, ma chère! Si vous eussiez brûlé tous les feuillets qui vous déplaisent, pour ne laisser dans l'album que votre image, j'aurais compris, et je vous aurais dit: «Tu fais bien;» mais vous retirer de là en y laissant les autres signifie que vous ne me feriez jamais l'honneur de me disputer à personne.
—Je vous ai disputé à la débauche, répondit Thérèse; je ne vous disputerai jamais à aucune de ces vestales.
—Eh bien, c'est de l'orgueil, je le répète; ce n'est pas de l'amour. Moi, je vous ai disputée à la sagesse, et je vous disputerais à n'importe lequel de ses moines.
—Pourquoi me disputeriez-vous? Est-ce que vous n'êtes pas fatigué d'aimer la statue? est-ce que la momie n'est pas dans votre coeur?
—Ah! vous avez la mémoire des mots, vous!
Mon Dieu! qu'est-ce qu'un mot? On l'interprète comme on veut. Avec un mot, on fait pendre un innocent. Je vois qu'il faut prendre garde à ce que l'on dit avec vous; le plus prudent serait peut-être de ne jamais causer ensemble.
—En sommes-nous là, mon Dieu? dit Thérèse; fondant en larmes.
Ils en étaient là. C'est en vain que Laurent s'affligea de ses pleurs, et lui demanda pardon de les avoir fait couler: le mal recommença le lendemain.
—Que veux-tu donc que je devienne dans: cette détestable ville? lui dit-il. Tu veux que je travaille; je l'ai voulu aussi; mais je ne peux pas! Je ne suis pas né comme toi avec un petit ressort d'acier dans le cerveau, dont il ne faut que pousser le bouton pour que la volonté fonctionne. Je suis un créateur, moi! Grand ou petit, faible ou puissant c'est toujours un ressort qui n'obéit à rien et que met en jeu, quand il lui plait, le souffle de Dieu ou le vent qui passe. Je suis incapable de quoi que ce soit quand je m'ennuie ou me déplais quelque part.
—Comment est-il possible qu'un homme intelligent s'ennuie, dit Thérèse; à moins qu'il ne soit privé de jour, et d'air au fond d'un cachot? N'y a-t-il donc dans cette ville, qui t'avait ravi le premier jour, ni belles choses à voir, ni intéressantes promenades à faire aux environs; ni bons livres à consulter, ni personnes intelligentes à entretenir?
—J'ai des belles choses d'ici par-dessus les yeux; je n'aime pas à me promener seul; les meilleurs livres m'irritent lorsqu'ils me disent ce que je ne suis pas en train de croire. Quant aux relations à établir… j'ai des lettres de recommandation dont tu sais bien que je ne peux pas faire usage!
—Non, je ne sais pas cela; pourquoi?
—Parce que, naturellement, mes amis du monde m'ont adressé à des gens du monde: or, les gens du monde ne vivent pas entre quatre murs sans songer à se divertir; et, comme tu n'es pas du monde, Thérèse, comme tu ne peux pas m'y accompagner, il faudra donc que je te laisse seule!
—Dans le jour, puisque je suis forcée de travailler là-bas dans ce palais!
—Dans le jour, on se rend des visites et on fait des projets pour le soir. C'est le soir qu'on s'amuse en tout pays; ne le sais-tu pas?
—Eh bien, sors quelquefois le soir, puisqu'il le faut; va au bal, aux conversazioni: Ne joue pas, c'est tout ce que je te demande.
—Et c'est ce que je ne peux pas te promettre. Dans le monde, il faut se donner au jeu ou aux femmes.
—Ainsi tous les hommes du monde se ruinent au jeu ou se jettent dans la galanterie?
—Ceux qui ne font ni l'un ni l'autre s'ennuient dans le monde ou y sont ennuyeux. Je ne suis pas un causeur de salon, moi. Je ne suis pas encore assez creux pour me faire écouter sans rien dire. Voyons, Thérèse, veux-tu que je me jette dans le monde à nos risques et périls?
—Pas encore, dit Thérèse; patiente un peu. Hélas! je n'étais pas préparée à te perdre si tôt!
L'accent douloureux et le regard déchirant de Thérèse irritèrent Laurent plus que de coutume.
—Tu sais, lui dit-il, que tu me ramènes toujours à tes fins avec la moindre plainte, et tu abuses de ton pouvoir, ma pauvre Thérèse. Ne t'en repentiras-tu pas un jour, si tu me vois malade et exaspéré?
—Je m'en repens déjà, puisque je t'ennuie, répondit-elle. Fais donc ce que tu voudras!
—Ainsi tu m'abandonnes à ma destinée? Es-tu déjà lasse de lutter? Tiens, ma chère, c'est toi qui ne m'aimes plus!
—Au ton dont tu le dis, il semble que tu désires que cela soit!
Il répondit: «Non;» mais, un instant après, c'était oui sous toutes les formes. Thérèse était trop sérieuse, trop fière, trop pudique. Elle ne voulait pas descendre avec lui des hauteurs de l'empyrée. Un mot leste lui semblait un outrage, un souvenir sans importance encourait sa censure. Elle était sobre en tout et ne comprenait rien aux appétits capricieux, aux fantaisies immodérées. Elle était la meilleure des deux, à coup sûr, et, s'il lui fallait des compliments, il était prêt à lui en faire; mais s'agissait-il de cela entre eux? La question n'était-elle pas de trouver le moyen de vivre ensemble? Autrefois, elle était plus gaie, elle avait été coquette avec lui, et elle ne voulait plus l'être; elle était maintenant comme un oiseau malade sur son bâton, les plumes ébouriffées, la tête dans les épaules et l'oeil éteint. Sa figure pâle et morne était quelquefois effrayante. Dans cette grande chambre sombre attristée des restes d'un vieux luxe, elle lui faisait l'effet d'un spectre. Par moments, il avait peur d'elle. Ne pouvait-elle remplir cet intérieur lugubre de chants bizarres et de joyeux éclats de rire?
—Voyons: que faire pour secouer cette mort qui glace les épaules?
Mets-toi au piano, et joue-moi une valse. Je vais valser tout seul.
Sais-tu valser, toi? Je parie que non! Tu ne sais rien que de triste!
—Tiens, dit Thérèse en se levant, partons demain, et advienne que pourra! Tu deviendrais fou ici. Ce sera peut-être pire ailleurs; mais j'irai jusqu'au bout de ma tâche.
Sur ce mot, Laurent s'emporta, c'était donc une tâche qu'elle s'était imposée? Elle accomplissait donc froidement un devoir? Peut-être avait-elle fait à la Vierge le voeu de lui consacrer son amant. Il ne lui manquait plus que d'être dévote!
Il prit son chapeau avec cet air de suprême dédain et de rupture bien troussée qui lui était propre. Il sortit sans dire où il allait. Il était dix heures du soir. Thérèse passa la nuit dans des angoisses effroyables. Il rentra au jour et s'enferma dans sa chambre en jetant les portes avec fracas. Elle n'osa se montrer dans la crainte de l'irriter et se retira sans bruit chez elle. C'était la première fois qu'ils s'endormaient sans se dire un mot d'affection ou de pardon.
Le lendemain, au lieu de retourner à son travail, elle fit ses paquets et prépara tout pour le départ. Lui s'éveilla à trois heures de l'après-midi, et lui demanda en riant à quoi elle songeait. I1 avait pris son parti, il avait retrouvé son assiette. Il s'était promené la nuit, seul au bord de la mer; il avait fait ses réflexions, il était calmé.
—Cette grosse mer grondeuse et rabâcheuse m'a impatienté, dit-il gaiement. J'ai fait d'abord de la poésie. Je me suis comparé à elle. J'ai eu envie de me jeter dans son beau sein verdâtre!… Et puis j'ai trouvé la vague monotone et ridicule de se plaindre toujours de ce qu'il y a des rochers sur la grève. Si elle n'a pas la force de les détruire, qu'elle se taise! Qu'elle fasse comme moi, qui ne veux plus me plaindre. Me voilà charmant ce matin; j'ai résolu de travailler, je reste. J'ai fait ma barbe avec soin; embrasse-moi, Thérèse, et ne parlons plus de la sotte soirée d'hier. Défaits ces paquets surtout, ôte ces malles, vite, que je ne les voie pas davantage! Elles ont l'air d'un reproche, et je n'en mérite plus.
Il y avait bien loin de cette prompte manière de se réconcilier avec lui-même au temps où un regard inquiet de Thérèse suffisait pour lui faire plier les deux genoux, et pourtant il n'y avait pas plus de trois mois.
Une surprise vint les distraire. M. Palmer, arrivé à Gênes le matin, vint leur demander à dîner. Laurent fut enchanté de cette diversion. Lui, toujours assez froid de manières avec les autres hommes, il sauta au cou de l'Américain en lui disant qu'il était l'envoyé du ciel. Palmer fut plus surpris que flatté de cet accueil chaleureux. Il lui avait suffi d'un coup d'oeil jeté sur Thérèse pour voir que ce n'était pas là l'expansion du bonheur. Cependant Laurent ne lui parla pas de son ennui, et Thérèse fut surprise de l'entendre faire l'éloge de la ville et du pays. Il déclara même que les femmes étaient charmantes. D'où les connaissait-il?
A huit heures, il demanda son pardessus et sortit. Palmer voulut se retirer aussi.
—Pourquoi, lui dit Laurent, ne restez-vous pas un peu plus longtemps avec Thérèse? Cela lui ferait plaisir. Nous sommes tout à fait seuls ici. Je sors pour une heure. Attendez-moi pour prendre le thé.
A onze heures, Laurent n'était pas rentré. Thérèse était fort abattue. Elle faisait de vains efforts pour cacher son désespoir. Elle n'était plus inquiète, elle se sentait perdue. Palmer vit tout et feignit de ne rien voir: il causa encore avec elle pour tâcher de la distraire; mais, comme Laurent n'arrivait pas, et qu'il n'était pas convenable de l'attendre passé minuit, il se retira en serrant la main de Thérèse. Malgré lui, il lui apprit dans ce serrement de main qu'il n'était pas dupe de son courage et qu'il ressentait l'étendue de son désastre.
Laurent arriva en ce moment et vit l'émotion de Thérèse. A peine fut-il seul avec elle, qu'il l'en railla sur un ton qui affectait de ne pas descendre à la jalousie.
—Voyons, lui dit-elle, ne me faites pas inutilement souffrir. Pensez-vous que Palmer me fasse la cour? Partons, je vous l'ai offert.
—Non, ma chère, je ne suis pas absurde à ce point. Du moment que vous avez une société et que vous me permettez de sortir un peu pour mon compte, tout est bien, et je me sens en train de travailler.
—Dieu le veuille! dit Thérèse. Je ferai, moi, ce que vous voudrez; mais, si vous vous réjouissez de la société qui m'est venue, ayez le bon goût de ne pas m'en parler comme vous venez de le faire, je ne saurais le souffrir.
—De quoi diable vous fâchez-vous? qu'ai-je donc dit de si blessant? Vous devenez d'une susceptibilité par trop ombrageuse, ma chère amie! Quel mal y aurait-il à ce que ce bon Palmer fût amoureux de vous?
—Il y en aurait à vous de me laisser seule avec lui, si vous pensiez ce que vous dites.
—Ah! il y aurait du mal… à vous abandonner au danger? Vous voyez bien que le danger existe, selon vous, et que je ne me trompais pas!
—Soit! alors passons nos soirées ensemble et ne recevons personne. Je le veux bien, moi. Est-ce convenu?
—Vous êtes bonne, ma chère Thérèse. Pardonnez-moi. Je resterai avec vous et nous verrons qui vous voudrez; ce sera le meilleur et le plus doux arrangement.
En effet, Laurent parut revenir à lui-même. Il entama une bonne étude dans son atelier et invita Thérèse à venir la voir. Quelques jours se passèrent sans orage. Palmer n'avait pas reparu; mais bientôt Laurent se lassa de cette vie réglée, et alla le chercher en lui reprochant d'abandonner ses amis. A peine fut-il arrivé pour passer la soirée avec eux, que Laurent trouva un prétexte pour sortir et resta dehors jusqu'à minuit.
Une semaine se passa ainsi, puis une seconde. Laurent donnait une soirée sur trois ou quatre à Thérèse, et quelle soirée! elle eût préféré la solitude.
Où allait-il? Elle ne l'a jamais su. Il ne paraissait pas dans le monde; le temps humide et froid ne permettait pas de penser qu'il se promenât en mer pour son plaisir. Cependant il montait souvent dans une barque, disait-il, et ses habits, en effet, sentaient le goudron. Il s'exerçait à ramer et prenait des leçons d'un pêcheur de la côte qu'il allait chercher dans la rade. Il prétendait se trouver bien, pour son travail du lendemain, d'une fatigue qui abattait l'excitation de ses nerfs. Thérèse n'osait plus aller le trouver dans son atelier. Il montrait du dépit lorsqu'elle désirait voir son travail. Il ne voulait pas de ses réflexions, lorsqu'il était en train de manifester son idée, et il ne voulait pas non plus de son silence, qui lui faisait l'effet d'un blâme. Elle ne devait voir son oeuvre que lorsqu'il la jugerait digne d'être vue. Autrefois il ne commençait rien sans lui exposer son idée; maintenant, il la traitait comme un public.
Deux ou trois fois il passa toute la nuit dehors. Thérèse ne s'habituait pas à l'inquiétude que lui causait le prolongement de ses absences. Elle l'eût exaspéré en ayant l'air de s'en apercevoir; mais on pense bien qu'elle le guettait et qu'elle cherchait à savoir la vérité. Il était impossible qu'elle le suivît elle-même la nuit dans une ville pleine de matelots et d'aventuriers de toute nation. Pour rien au monde, elle ne se fût abaissée à le faire suivre par quelqu'un. Elle entrait chez lui sans bruit et le regardait dormir. Il semblait accablé de fatigue. C'était peut-être, en effet, une lutte désespérée contre lui-même qu'il avait entreprise pour éteindre, par l'exercice physique, l'excès de sa pensée.
Une nuit, elle remarqua que ses habits étaient fangeux et déchirés comme s'il eût eu à soutenir une lutte matérielle, ou comme s'il eût fait une chute. Effrayée, elle s'approcha de lui et vit du sang sur son oreiller; il avait une légère entaille au front. Il dormait si profondément, qu'elle espéra ne pas l'éveiller en lui découvrant un peu la poitrine pour voir s'il n'avait pas d'autre blessure; mais il s'éveilla et entra dans une colère qui fut pour elle le coup de grâce. Elle voulait s'enfuir, il la retint de force, passa une robe de chambre, ferma la porte, et, marchant avec agitation dans l'appartement, qu'éclairait faiblement une petite lampe de nuit, il exhala enfin toute la souffrance amassée dans son âme.
—C'en est assez, lui dit-il; soyons francs vis-à-vis l'un de l'autre. Nous ne nous aimons plus, nous ne nous sommes jamais aimés! Nous nous sommes trompés l'un l'autre; vous avez voulu avoir un amant; peut-être n'étais-je ni le premier ni le second, n'importe! il vous fallait un serviteur, un esclave; vous avez cru que mon malheureux caractère, mes dettes, mon ennui, ma lassitude d'une vie d'excès, mes illusions sur l'amour vrai, me mettraient à votre discrétion, et que je ne pourrais jamais me reprendre. Pour mener à bonne fin une si périlleuse entreprise, il vous eût fallu à vous-même un plus heureux caractère, plus de patience, plus de souplesse, et surtout plus d'esprit! Vous n'avez pas d'esprit du tout, Thérèse, soit dit sans vous offenser. Vous êtes tout d'une pièce, monotone, têtue et vaine à l'excès de votre prétendue modération, qui n'est que la philosophie des gens à vue courte et à facultés bornées. Quant à moi, je suis un fou, un inconstant, un ingrat, tout ce qu'il vous plaira; mais je suis sincère, je ne fais pas de calculs, je me livre sans arrière-pensée: c'est pourquoi je me reprends de même. Ma liberté morale est chose sacrée, et je ne permets à personne de s'en emparer. Je vous l'avais confiée et non donnée, c'était à vous d'en faire bon usage et de savoir me rendre heureux. Oh! n'essayez pas de dire que vous ne vouliez pas de moi! Je connais ces manèges de la modestie et ces évolutions de la conscience des femmes. Le jour où vous m'avez cédé, j'ai compris que vous pensiez bien m'avoir conquis, et que toutes ces feintes résistances, ces larmes de détresse et ces pardons toujours accordés à mes prétentions n'étaient que l'art vulgaire de tendre une ligne et d'y faire mordre le pauvre poisson ébloui par la mouche artificielle. Je vous ai trompée, Thérèse, en feignant d'être la dupe de cette mouche: c'était mon droit. Vous vouliez des adorations pour vous rendre; je vous les ai prodiguées sans effort et sans hypocrisie; vous êtes belle, et je vous désirais! Mais une femme n'est qu'une femme, et la dernière de toutes nous donne autant de volupté que la plus grande reine. Vous avez eu la simplicité de l'ignorer, et, à présent, il faut rentrer en vous-même. Il faut savoir que la monotonie ne me convient pas, il faut me laisser à mes instincts, qui ne sont pas toujours sublimes, mais que je ne peux pas détruire sans me détruire avec eux… Où est le mal, et pourquoi nous arracherions-nous les cheveux? Nous nous sommes associés et nous nous quittons, voilà tout. Il n'est pas besoin de nous haïr et de nous décrier pour cela. Vengez-vous en comblant les voeux de ce pauvre Palmer, que vous faites languir; je serai content de sa joie, et nous resterons tous trois les meilleurs amis du monde. Vous retrouverez vos grâces d'autrefois, que vous avez perdues, et l'éclat de vos beaux yeux, qui s'usent et se ternissent à veiller pour espionner mes démarches. Je redeviendrai, moi, le bon camarade que j'étais; et nous oublierons ce cauchemar que nous traversons ensemble… Est-ce convenu? Vous ne répondez pas? C'est de la haine que vous voulez? Prenez-y garde! je n'ai jamais haï, mais je peux tout apprendre, j'ai de la facilité, moi, vous savez! Tenez, je me suis colleté ce soir avec un matelot ivre qui était deux fois grand et fort comme moi; je l'ai roué de coups, et je n'ai reçu qu'une égratignure. Prenez garde que je ne sois aussi vigoureux dans l'occasion au moral qu'au physique, et que, dans une lutte d'aversion et de vengeance, je n'écrase le diable en personne sans lui laisser un de mes cheveux entre les griffes!
Laurent, pâle, amer, tour à tour ironique et furieux, les cheveux en désordre, la chemise déchirée et le front ensanglanté, était si effrayant à voir et à entendre, que Thérèse sentit tout son amour se changer en dégoût. Elle était si désespérée de la vie en cet instant, qu'elle ne songea pas seulement à avoir peur. Muette et immobile sur le fauteuil où elle s'était assise, elle laissait couler ce torrent de blasphèmes, et, tout en se disant que cet insensé était capable de la tuer, elle attendait avec un dédain glacial et une indifférence absolue le paroxysme de son accès.
Il se tut quand il n'eut plus la force de parler. Alors elle se leva et sortit sans lui avoir répondu une syllabe et sans jeter sur lui un regard.
VII
Laurent valait mieux que ses paroles; il ne pensait pas un mot de tout ce qu'il avait dit d'atroce à Thérèse durant cette affreuse nuit. Il le pensait dans ce moment-là, ou plutôt il parlait sans en avoir conscience. Il ne se rappela rien quand il eut dormi dessus, et, si on le lui eût rappelé, il eût tout désavoué.
Mais il y avait une chose vraie, c'est que, pour le moment, il était las de l'amour élevé, et aspirait de tout son être aux funestes enivrements du passé. C'était le châtiment de la mauvaise voie qu'il avait prise en entrant dans la vie, châtiment bien cruel sans doute, et dont on conçoit qu'il se plaignit avec énergie, lui qui n'avait rien prémédité et qui s'était jeté en riant dans un abîme d'où il croyait pouvoir aisément sortir quand il voudrait. Mais l'amour est régi par un code qui semble reposer, comme les codes sociaux, sur cette terrible formule: Nul n'est censé ignorer la loi! Tant pis pour ceux qui l'ignorent en effet! Que l'enfant se jette dans les griffes de la panthère, croyant pouvoir la caresser: la panthère ne tiendra compte de cette innocence; elle dévorera l'enfant, parce qu'il ne dépend pas d'elle de l'épargner. Ainsi des poisons, ainsi de la foudre, ainsi du vice, agents aveugles de la loi fatale que l'homme doit connaître ou subir.
Il ne resta dans la mémoire de Laurent, au lendemain de cette crise, que la conscience d'avoir eu avec Thérèse une explication décisive, et le vague souvenir de l'avoir vue résignée.
—Tout est peut-être pour le mieux, pensa-t-il en la retrouvant aussi calme qu'il l'avait quittée.
Il fut pourtant effrayé de sa pâleur.
—Ce n'est rien, lui dit-elle tranquillement; ce rhume me fatigue beaucoup, mais ce n'est qu'un rhume. Cela doit faire son temps.
—Eh bien, Thérèse, lui dit-il, qu'y a-t-il d'établi dans nos rapports, à présent? Y avez-vous réfléchi? C'est vous qui déciderez. Devons-nous nous quitter avec dépit ou rester ensemble sur le pied de l'amitié comme autrefois?
—Je n'ai aucun dépit, répondit-elle; restons amis. Demeurez ici si vous vous y plaisez. Moi, j'achève mon travail, et je retourne en France dans quinze jours.
—Mais, d'ici à quinze jours dois-je aller demeurer dans une autre maison? ne craignez-vous pas qu'on n'en jase?
—Faites ce que vous jugerez à propos. Nous avons ici nos appartements indépendants l'un de l'autre; le salon seul est commun: je n'en ai aucun besoin; je vous le cède.
—Non, c'est moi qui vous prie de le garder. Vous ne m'entendrez pas aller et venir; je n'y mettrai jamais les pieds, si vous me le défendez.
—Je ne vous défends rien, répondit Thérèse, sinon de croire un seul instant que votre maîtresse puisse vous pardonner. Quant à votre amie, elle est au-dessus d'une certaine sphère de désillusions. Elle espère encore pouvoir vous être utile, et vous la retrouverez toujours quand vous aurez besoin d'affection.
Elle lui tendit la main et s'en alla travailler.
Laurent ne la comprit pas. Tant d'empire sur elle-même était une chose qu'il ne pouvait s'expliquer, lui qui ne connaissait pas le courage passif et les résolutions muettes. Il crut qu'elle comptait reprendre son empire sur lui et qu'elle voulait le ramener à l'amour par l'amitié. Il se promit d'être invulnérable à toute faiblesse, et, pour être plus sûr de lui-même, il résolut de prendre quelqu'un à témoin de la rupture consommée. Il alla trouver Palmer, lui confia la malheureuse histoire de son amour et ajouta:
—Si vous aimez Thérèse comme je le crois, mon cher ami, faites que Thérèse vous aime. Je ne peux pas en être jaloux, bien au contraire. Comme je l'ai rendue assez malheureuse et que vous serez excellent pour elle, j'en suis certain, vous m'ôterez par là un remords que je ne tiens pas à conserver.
Laurent fut surpris du silence de Palmer.
—Est-ce que je vous offense en vous parlant comme je fais? lui dit-il. Telle n'est pas mon intention. J'ai de l'amitié pour vous, de l'estime, et même du respect, si vous voulez. Si vous blâmez ma conduite dans tout ceci, dites-le-moi; cela vaudra mieux que cet air d'indifférence ou de dédain.
—Je ne suis indifférent ni aux chagrins de Thérèse ni aux vôtres, répondit Palmer. Seulement, je vous épargne des conseils ou des reproches qui viendraient trop tard. Je vous ai crus faits l'un pour l'autre; je suis persuadé, à présent, que le plus grand bonheur et le seul que vous puissiez vous donner l'un à l'autre, c'est de vous quitter. Quant à mes sentiments personnels pour Thérèse, je ne vous reconnais pas le droit de m'interroger, et quant à ceux que, selon vous, je pourrais parvenir à lui inspirer, c'est, après ce que vous venez de me dire, une supposition que vous n'avez plus le droit d'émettre devant moi, encore moins devant elle.
—C'est juste, reprit Laurent d'un air dégagé, et j'entends fort bien ce que parler veut dire. Je vois que, maintenant, je serai de trop ici, et je crois que je ferai aussi bien de m'en aller pour ne gêner personne.
Il partit, en effet, après de froids adieux à Thérèse, et s'en alla tout droit à Florence avec l'intention de se jeter dans le monde ou dans le travail, selon son caprice. Il éprouvait une douceur souveraine à se dire:
—Je ferai ce qui me passera par la tête sans que personne en souffre ou s'en inquiète. Le pire des supplices quand on n'est pas plus méchant que je ne le suis, c'est d'être fatalement entraîné à voir une victime. Allons, je suis libre enfin, et le mal que je pourrai faire ne retombera que sur moi!
Sans doute, Thérèse eut le tort de ne pas lui laisser voir combien était profonde la blessure qu'il lui avait faite. Elle eut trop de courage et de fierté. Puisqu'elle avait entrepris cette cure d'un malade désespéré, elle eût dû ne pas reculer devant les grands remèdes et les opérations cruelles. Il eût fallu faire saigner abondamment ce coeur en délire, l'accabler de reproches, lui rendre injure pour injure et douleur pour douleur. En voyant le mal qu'il avait fait, Laurent se serait peut-être rendu justice à lui-même. Peut-être la honte et le repentir eussent-ils sauvé son âme du crime d'y tuer l'amour de sang-froid.
Mais, après trois mois d'inutiles efforts, Thérèse était rebutée. Devait-elle donc tant de dévouement à un homme qu'elle n'avait jamais désiré asservir, qui s'était imposé à elle malgré sa douleur et ses tristes prévisions, qui s'était attaché à ses pas comme un enfant abandonné pour lui crier: «Emmène-moi, garde-moi, ou je vais mourir là, au bord du chemin?…»
Et cet enfant la maudissait d'avoir cédé à ses cris et à ses pleurs. Il l'accusait d'avoir profité de sa faiblesse pour l'enlever aux plaisirs de la liberté. Il s'éloignait d'elle, respirant à pleine poitrine, et disant: «Enfin, enfin!»
—Puisqu'il est incurable, pensa-t-elle, à quoi bon le faire souffrir? N'ai-je pas vu que je ne pouvais rien? Ne m'a-t-il pas dit et presque prouvé, hélas! que j'étouffais son génie en voulant détruire sa fièvre? Quand je croyais être venue à bout de le dégoûter des excès, n'ai-je pas vu qu'il en était plus avide? Quand je lui ai dit: «Retourne au monde,» il a craint ma jalousie, et il s'est jeté dans la débauche mystérieuse et grossière; il est revenu ivre, avec les habits déchirés et du sang sur la figure!
Le jour du départ de Laurent, Palmer dit à Thérèse:
—Eh bien, mon amie, que voulez-vous faire? Dois-je courir après lui?
—Non, certes! répondit-elle.
—Je le ramènerais peut-être!
—J'en serais désolée.
—Vous ne l'aimez donc plus?
—Non, plus du tout.
Il y eut un silence; après quoi, Palmer rêveur reprit:
—Thérèse, j'ai une nouvelle très-grave à vous annoncer. J'hésite, parce que je crains de vous causer une grande émotion de plus, et vous n'êtes guère disposée…
—Je vous demande pardon, mon ami. Je suis horriblement triste mais je suis absolument calme et préparée à tout.
—Eh bien, Thérèse, apprenez que vous êtes libre: le comte de *** n'est plus.
—Je le savais, répondit Thérèse. Il y a huit jours que je le sais.
—Et vous ne l'avez pas dit à Laurent?
—Non.
—Pourquoi?
—Parce qu'à l'instant même il se fût fait en lui une réaction quelconque. Vous savez comme l'imprévu le bouleverse et le passionne. De deux choses l'une: ou il eût imaginé qu'en lui faisant part de ma nouvelle situation, je voulais l'épouser, et l'effroi d'un lien avec moi eût exaspéré son aversion, ou il se fût tourné, tout à coup de lui-même vers l'idée du mariage, dans un de ces paroxysmes de dévouement qui s'emparent de lui, et qui durent… juste un quart d'heure, pour faire place à un profond désespoir ou à une colère insensée. Le malheureux est assez coupable envers moi; il n'était pas nécessaire de jeter un appât nouveau à sa fantaisie et un motif de plus à son parjure.
—Vous ne l'estimez donc plus?
—Je ne dis pas cela, mon cher Palmer. Je le plains et ne l'accuse pas. Peut-être une autre femme le rendra-t-elle heureux et bon. Moi, je n'ai pu faire, ni l'un ni l'autre. Il y a probablement de ma faute autant que de la sienne. Quoi qu'il en soit, il est bien prouvé pour moi que nous ne devions pas et que nous ne devons plus chercher à nous aimer.
—Et maintenant, Thérèse, ne songerez-vous pas à tirer avantage de la liberté qui vous est rendue?
—Quel avantage puis-je en tirer?
—Vous pouvez vous remarier et connaître les joies de la famille.
—Mon cher Dick, j'ai aimé deux fois dans ma vie, et vous voyez où j'en suis. Il n'est pas dans ma destinée d'être heureuse. Il est trop tard pour chercher ce qui m'a fui. J'ai trente ans.
—C'est parce que vous avez trente ans que vous ne pouvez vous passer d'amour. Vous venez de subir l'entraînement de la passion, et c'est précisément l'âge où les femmes ne peuvent s'y soustraire. C'est parce que vous avez souffert, c'est parce que vous avez été mal aimée que l'inextinguible soif du bonheur va se réveiller en vous et vous conduire peut-être, de déceptions en déceptions, dans des abîmes plus profonds que celui d'où vous sortez.
—J'espère que non.
—Oui, sans doute, vous espérez; mais vous vous trompez, Thérèse. Il faut tout craindre de votre âge, de votre sensibilité surexcitée et du calme trompeur où vous plonge un moment d'abattement et de lassitude. L'amour vous cherchera, n'en doutez pas, et, à peine rendue à la liberté, vous allez être poursuivie et obsédée. Votre isolement tenait autrefois en respect les espérances de ceux qui vous entouraient; mais, à présent que Laurent vous a peut-être fait descendre dans leur estime, tous ceux qui se tenaient pour vos amis vont vouloir être vos amants. Vous inspirerez des passions violentes, et il s'en trouvera d'assez habiles pour vous persuader. Enfin…
—Enfin, Palmer, vous me jugez perdue parce que je suis malheureuse! Voilà qui est fort cruel, et vous me faites vivement sentir combien je suis déchue!
Thérèse mit ses mains sur sa figure et pleura amèrement.
Palmer la laissa pleurer; voyant que les larmes lui étaient nécessaires, il avait provoqué à dessein ce déchirement. Quand il la vit apaisée, il se mit à genoux devant elle.
—Thérèse, lui dit-il, je vous ai fait beaucoup de peine, mais vous devez absoudre mon intention. Thérèse, je vous aime, je vous ai toujours aimée, non avec une passion aveugle, mais avec toute la foi et tout le dévouement dont je suis capable. Je vois plus que jamais en vous une noble existence gâtée et brisée par la faute des autres. Vous êtes déchue aux yeux du monde en effet, mais non aux miens. Au contraire, votre tendresse pour Laurent m'a prouvé que vous étiez femme, et je vous aime mieux ainsi qu'armée de pied en cap contre toutes les faiblesses humaines, comme je me le persuadais auparavant. Écoutez-moi, Thérèse. Je suis un philosophe, moi, c'est-à-dire que je consulte la raison et la tolérance plus que les préjugés du monde et les subtilités romanesques du sentiment. Dussiez-vous devenir la proie des plus funestes égarements, je ne cesserai pas de vous aimer et de vous estimer, parce que vous êtes de ces femmes qui ne peuvent être égarées que par le coeur. Mais pourquoi faut-il que vous tombiez dans ces désastres? Il est bien certain pour moi que, si vous rencontriez dès aujourd'hui un coeur dévoué, tranquille et fidèle, exempt de ces maladies de l'âme qui font quelquefois les grands artistes et souvent les mauvais époux, un père, un frère, un ami, un mari enfin, vous seriez, vous, à jamais préservée des dangers et des malheurs de l'avenir. Eh bien, Thérèse, j'ose dire que je suis cet homme-là. Je n'ai rien de brillant pour vous éblouir, mais j'ai le coeur solide pour vous aimer. J'ai une confiance absolue en vous. Du moment que vous serez heureuse, vous serez reconnaissante, et, reconnaissante, vous serez fidèle et à jamais réhabilitée. Dites oui, Thérèse, consentez à m'épouser, et consentez-y tout de suite, sans effroi, sans scrupule, sans fausse délicatesse, sans méfiance de vous-même. Je vous donne ma vie et ne vous demande que de croire en moi. Je me sens assez fort pour ne pas souffrir des larmes que l'ingratitude d'un autre vous a fait verser encore. Je ne vous reprocherai jamais le passé, et je me charge de vous faire l'avenir si doux et si sûr, que jamais le vent d'orage ne viendra vous arracher de mon sein.
Palmer parla longtemps ainsi avec une abondance de coeur que Thérèse ne lui connaissait pas. Elle essaya de se défendre de sa confiance; mais cette résistance était, suivant Palmer, un reste de maladie morale qu'elle devait combattre en elle-même. Elle sentait que Palmer disait la vérité, mais elle sentait aussi qu'il voulait assumer sur lui une tâche effrayante.
—Non, lui disait-elle, ce n'est pas moi-même que je crains. Je ne peux plus aimer Laurent et je ne l'aime plus; mais le monde, mais votre mère, votre patrie, votre considération, l'honneur de votre nom? Je suis déchue, vous l'avez dit, et je le sens. Ah! Palmer, ne me pressez pas ainsi! Je suis trop épouvantée de ce que vous voulez affronter pour moi!
Le lendemain et les jours suivants, Palmer insista, avec énergie. Il ne laissa pas respirer Thérèse. Du matin au soir, seul avec elle, il multiplia les forces de sa volonté pour la convaincre. Palmer était un homme de coeur et de premier mouvement; nous verrons plus tard si Thérèse eut raison d'hésiter. Ce qui l'inquiétait, c'était la précipitation avec laquelle Palmer agissait et voulait la forcer d'agir en s'engageant à lui par une promesse.
—Vous craignez mes réflexions, lui disait-elle: vous n'avez donc pas en moi la confiance dont vous vous vantez.
—Je crois en votre parole, répondait-il. La preuve c'est que je vous la demande; mais je ne suis pas forcé de croire que vous m'aimez, puisque vous ne répondez pas sur ce fait, et vous avez raison. Vous ne savez pas encore quel nom donner à votre amitié. Quant à moi, je sais que c'est de l'amour que j'éprouve, et je ne suis pas de ceux qui hésitent à voir clair en eux-mêmes? L'amour est en moi très-logique. Il veut fortement. Il s'oppose donc aux mauvaises chances que vous pouvez lui faire courir en vous jetant dans des réflexions et des rêveries où, malade comme vous voilà, vous ne verrez peut-être pas bien vos véritables intérêts.
Thérèse se sentait presque blessée quand Palmer lui parlait de ses intérêts à elle. Elle voyait trop d'abnégation chez Palmer, et ne pouvait souffrir qu'il la crût capable de l'accepter sans vouloir y répondre. Tout à coup, elle eut honte d'elle-même dans ce combat de générosité, où Palmer se livrait tout entier sans exiger autre chose que de faire accepter son nom, sa fortune, sa protection et l'affection de sa vie entière. Il donnait tout, et, pour toute récompense, il la priait de songer à elle-même.
L'espoir revint donc au coeur de Thérèse, Cet homme qu'elle avait toujours cru positif, et qui affectait encore naïvement de l'être, se révélait à elle sous un aspect si imprévu, que son esprit en était frappé et comme ranimé au milieu de son agonie. C'était comme un rayon de soleil au sein d'une nuit qu'elle avait jugé devoir être éternelle. Au moment où, injuste et désespérée, elle allait maudire l'amour, il la forçait de croire à l'amour et de regarder son désastre comme un accident dont le ciel voulait la dédommager. Palmer, d'une beauté froide et régulière, se transfigurait à chaque instant sous le regard étonné, incertain et attendri de la femme aimée. Sa timidité, qui donnait à ses premières ouvertures quelque chose de rude, faisait place à l'expansion, et, pour s'exprimer avec moins de poésie que Laurent, il n'en arrivait que mieux à la persuasion.
Thérèse découvrit l'enthousiasme sous cette écorce un peu âpre de l'obstination, et elle ne put s'empêcher de sourire avec attendrissement en voyant la passion avec laquelle il prétendait poursuivre froidement le dessein de la sauver. Elle se sentit touchée et se laissa arracher la promesse qu'il exigeait.
Tout à coup, elle reçut une lettre d'une écriture inconnue, tant elle était altérée. Elle eut même peine à déchiffrer la signature. Elle parvint cependant, avec l'aide de Palmer, à lire ces mots:
«J'ai joué, j'ai perdu; j'ai eu une maîtresse, elle m'a trompé, je l'ai tuée. J'ai pris du poison. Je me meurs. Adieu, Thérèse.
«LAURENT.»
—Partons! dit Palmer.
—O mon ami, je vous aime! répondit Thérèse en se jetant dans ses bras. Je sens maintenant combien vous êtes digne d'être aimé.
Ils partirent à l'instant même. En une nuit, ils arrivèrent par mer à Livourne, et, le soir, ils étaient à Florence. Ils trouvèrent Laurent dans une auberge, non pas mourant, mais dans un accès de fièvre cérébrale si violent, que quatre hommes ne pouvaient le tenir. En voyant Thérèse, il la reconnut, et s'attacha à elle en lui criant qu'on voulait l'enterrer vivant. Il la tenait si fort, qu'elle tomba par terre, étouffée. Palmer dut l'emporter de la chambre évanouie; mais elle y revint au bout d'un instant, et, avec une persévérance qui tenait du prodige, elle passa vingt jours et vingt nuits au chevet de cet homme qu'elle n'aimait plus. Il ne la reconnaissait guère que pour l'accabler d'injures grossières, et, dès qu'elle s'éloignait un instant, il la rappelait en disant que sans elle il allait mourir.
Il n'avait heureusement ni tué aucune femme, ni pris aucun poison, ni peut-être perdu son argent au jeu, ni rien fait de ce qu'il avait écrit à Thérèse dans l'invasion du délire et de la maladie. Il ne se rappela jamais cette lettre, dont elle eût craint de lui parler; il était assez effrayé du dérangement de sa raison, quand il lui arrivait d'en avoir conscience. Il eut encore bien d'autres rêves sinistres, tant que dura sa fièvre. Il s'imagina tantôt que Thérèse lui versait du poison, tantôt que Palmer lui mettait des menottes. La plus fréquente et la plus cruelle de ses hallucinations consistait à voir une grande épingle d'or que Thérèse détachait de sa chevelure et lui enfonçait lentement dans le crâne. Elle avait, en effet, une telle épingle pour retenir ses cheveux, à la mode italienne. Elle l'ôta, mais il continua à la voir et à la sentir.
Comme il semblait le plus souvent que sa présence l'exaspérât, Thérèse se plaçait ordinairement derrière son lit, avec le rideau entre eux; mais, aussitôt qu'il était question de le faire boire, il s'emportait et protestait qu'il ne prendrait rien que de la main de Thérèse.
—Elle seule a le droit de me tuer, disait-il; je lui ai fait tant de mal! Elle me hait, qu'elle se venge! Ne la vois-je pas à toute heure, sur le pied de mon lit, dans les bras de son nouvel amant? Allons, Thérèse, venez donc, j'ai soif: versez-moi le poison.
Thérèse lui versait le calme et le sommeil. Après plusieurs jours d'une exaspération à laquelle les médecins ne croyaient pas qu'il pût résister, et qu'ils notèrent comme un fait anomal, Laurent se calma subitement, et resta inerte, brisé, continuellement assoupi, mais sauvé.
Il était si faible, qu'il fallait le nourrir sans qu'il en eût conscience, et le nourrir à doses si minimes pour que son estomac n'eût pas le moindre travail de digestion à faire, que Thérèse jugea ne devoir pas le quitter un instant. Palmer essaya de lui faire prendre du repos en lui donnant sa parole d'honneur de la remplacer auprès du malade; mais elle refusa, sentant bien que les forces humaines n'étaient pas à l'abri de la surprise du sommeil, et que, puisqu'un miracle se faisait en elle pour l'avertir de chaque minute où elle devait porter la cuiller aux lèvres du malade, sans que jamais elle fût vaincue par la fatigue, c'était elle, non pas un autre, que Dieu avait chargée de sauver cette existence fragile.
C'était elle en effet, et elle la sauva.
Si la médecine, quelque éclairée qu'elle soit, est insuffisante dans des cas désespérés, c'est bien souvent parce que le traitement est presque impossible à observer d'une manière absolue. On ne sait pas assez ce qu'une minute de besoin ou une minute de plénitude peut apporter de perturbation dans une vie chancelante; et le miracle qui manque au salut du moribond, c'est souvent le calme, la ténacité et la ponctualité chez ceux qui le soignent.
Enfin, un matin, Laurent s'éveilla comme d'une léthargie, parut surpris de voir Thérèse à sa droite et Palmer à sa gauche, leur tendit une main à chacun, et leur demanda où il était et d'où il venait.
On le trompa longtemps sur la durée et l'intensité de son mal, car il s'affecta beaucoup en se voyant si maigre et si faible. La première fois qu'il se regarda dans une glace, il se fit peur. Dans les premiers jours de sa convalescence, il demanda Thérèse. On lui répondit qu'elle dormait. Il en fut très-surpris.
—Elle est donc devenue Italienne, dit-il, qu'elle dort dans le jour?
Thérèse dormit vingt-quatre heures de suite. La nature reprit ses droits dès que l'inquiétude fut dissipée.
Peu à peu Laurent apprit à quel point elle s'était dévouée à lui, et il vit sur sa figure les traces de tant de fatigues succédant à tant de douleurs. Comme il était encore trop faible pour s'occuper, Thérèse s'installa près de lui, tantôt lui faisant la lecture, tantôt jouant aux cartes pour l'amuser, tantôt le menant promener en voiture. Palmer était toujours avec eux.
Les forces revenaient à Laurent avec une rapidité aussi extraordinaire que son organisation. Son cerveau cependant n'était pas toujours bien lucide. Un jour, il dit à Thérèse avec humeur, dans un moment où il se trouvait seul avec elle:
—Ah ça! quand donc ce bon Palmer nous fera-t-il le plaisir de s'en aller?
Thérèse vit qu'il y avait une lacune dans sa mémoire, et ne répondit pas.
Il fit alors un travail sur lui-même et ajouta:
—Vous me trouvez ingrat, mon amie, de parler ainsi d'un homme qui s'est dévoué à moi presque autant que vous-même; mais enfin je ne suis pas assez vain ou assez simple pour ne pas comprendre que c'est pour ne pas vous quitter qu'il s'est enfermé un mois dans la chambre d'un malade fort désagréable. Voyons, Thérèse, peux-tu me jurer que c'est à cause de moi seul?
Thérèse fut blessée de cette question à bout portant, et de ce tu qu'elle croyait à jamais retranché de leur intimité. Elle secoua la tête, et tâcha de parler d'autre chose. Laurent céda tristement; mais il y revint le lendemain; et, comme Thérèse, le voyant assez fort pour se passer d'elle, se disposait à partir, il lui dit avec une surprise réelle:
—Mais où donc allons-nous, Thérèse? Est-ce que nous ne sommes pas bien ici?
Il fallait s'expliquer, car il insistait.
—Mon enfant, lui dit Thérèse, vous restez ici: les médecins disent qu'il vous faut encore une semaine ou deux avant de pouvoir faire un voyage quelconque sans danger de rechute. Moi, je retourne en France, puisque j'ai fini mon travail à Gênes, et que mon intention n'est pas, quant à présent, de voir le reste de l'Italie.
—Fort bien, Thérèse, tu es libre; mais, si tu veux retourner en France, je suis libre de le vouloir aussi. Ne peux-tu m'attendre huit jours? Je suis sûr qu'il ne m'en faut pas davantage pour être en état de voyager.
Il mettait tant de candeur dans l'oubli de ses torts, et il était si enfant dans ce moment-là, que Thérèse retint une larme près de couler au souvenir de cette adoption, autrefois si tendre, qu'elle était forcée d'abdiquer.
Elle se remit à le tutoyer sans en avoir conscience, et lui dit, avec le plus de douceur et de ménagement possible, qu'il fallait se quitter pour quelque temps.
—Et pourquoi donc se quitter? s'écria Laurent, est-ce que nous ne nous aimons plus?
—Cela serait impossible, reprit-elle; nous aurons toujours de l'amitié l'un pour l'autre; mais nous nous sommes fait mutuellement beaucoup de peine, et ta santé n'en pourrait supporter davantage à présent. Laissons passer le temps nécessaire pour que tout soit oublié.
—Mais j'ai oublié, moi! s'écria Laurent avec une bonne foi attendrissante à force d'être ingénue. Je ne me souviens d'aucun mal que tu m'aies fait! Tu as toujours été un ange pour moi, et, puisque tu es un ange, tu ne peux pas garder de ressentiment. Il faut me pardonner tout et m'emmener, Thérèse! Si tu me laisses ici, j'y périrai d'ennui!
Et, comme Thérèse montrait une fermeté à laquelle il ne s'attendait pas, il prit de l'humeur et lui dit qu'elle avait tort de feindre une sévérité que démentait toute sa conduite.
—Je comprends bien ce que tu veux, lui dit-il. Tu exiges que je me repente, que j'expie mes torts. Eh bien, ne vois-tu pas que je les déteste, et ne les ai-je pas assez expiés en devenant fou pendant huit ou dix jours? Tu veux des larmes et des serments comme autrefois? A quoi bon? tu n'y croirais plus. C'est ma conduite à venir qu'il faut juger, et tu vois que je ne crains pas l'avenir, puisque je m'attache à toi. Voyons, ma Thérèse, toi aussi, tu es un enfant, et tu sais bien que souvent je t'ai appelée comme cela, quand je te voyais faire semblant de bouder. Penses-tu pouvoir me persuader que tu ne m'aimes plus, quand tu viens de passer, enfermée ici, un mois sur lequel tu as été vingt nuits et vingt jours sans te coucher, et presque sans sortir de ma chambre? Ne vois-je pas, à tes beaux yeux cerclés de bleu, que tu serais morte à la peine, s'il eût fallu en passer davantage? On ne fait pas de pareilles choses pour un homme que l'on n'aime plus!
Thérèse n'osait prononcer le mot fatal. Elle espérait que Palmer viendrait rompre ce tête-à-tête, et qu'elle pourrait éviter une scène dangereuse au convalescent. Ce fut impossible, il se mit en travers de la porte pour l'empêcher de sortir, tomba à ses pieds et s'y roula avec désespoir.
—Mon Dieu! lui dit-elle, est-il possible que tu me croies assez cruelle, assez fantasque pour te refuser un mot que je pourrais te dire? Mais je ne le peux pas, ce mot ne serait plus la vérité. L'amour est fini entre nous.
Laurent se releva avec rage. Il ne comprenait pas qu'il eût pu tuer cet amour auquel il avait prétendu de pas croire.
—C'est donc Palmer? s'écria-t-il en brisant une théière avec laquelle il s'était machinalement versé de la tisane; c'est donc lui? Dites, je le veux, je veux la vérité! J'en mourrai, je le sais, mais je ne veux pas être trompé!
—Trompé! dit Thérèse en lui prenant les mains pour l'empêcher de se les déchirer avec ses ongles; trompé! de quel mot vous servez-vous là? Est-ce que je vous appartiens? est-ce que, depuis la première nuit que vous avez passée dehors à Gênes, après m'avoir dit que j'étais votre supplice et votre bourreau, nous n'avons pas été étrangers l'un à l'autre? est-ce qu'il n'y a pas de cela quatre mois et plus? et croyez-vous que ce temps, passé sans retour de votre part, n'ait pas suffi à me rendre maîtresse de moi-même?