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Elle et lui

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Et, comme elle vit que Laurent, au lieu de s'exaspérer de sa franchise, se calmait et l'écoutait avec une curiosité avide, elle continua:

—Si vous ne comprenez pas le sentiment qui m'a ramenée à votre lit d'agonie et qui m'a retenue jusqu'à ce jour auprès de vous pour achever votre guérison par des soins maternels, c'est que vous n'avez jamais rien compris à mon coeur. Ce coeur-là, Laurent, dit-elle en frappant sa poitrine, n'est ni si fier ni si ardent peut-être que le vôtre; mais, vous l'avez dit vous-même souvent autrefois, il reste toujours à la même place. Ce qu'il a aimé, il ne peut pas cesser de l'aimer; mais, ne vous y trompez pas, ce n'est pas de l'amour comme vous l'entendez, comme vous m'en avez inspiré, et comme vous avez la folie d'en attendre encore. Ni mes sens ni ma tête ne vous appartiennent plus. J'ai repris ma personne et ma volonté; ma confiance et mon enthousiasme ne peuvent plus vous revenir. J'en peux disposer pour qui les mérite, pour Palmer si bon me semble, et vous n'auriez pas une objection à faire, vous qui avez été le trouver un matin pour lui dire:

«—Consolez donc Thérèse, vous me rendrez service!»

—C'est vrai… c'est vrai! dit Laurent en joignant ses mains tremblantes, j'ai dit cela! Je l'avais oublié, je me le rappelle à présent!

—Ne l'oublie donc plus, dit Thérèse, qui se remit à lui parler avec douceur en le voyant apaisé, et sache, mon pauvre enfant, que l'amour est une fleur trop délicate pour se relever quand on l'a foulée aux pieds. N'y songe plus avec moi, cherche-le ailleurs, si cette triste expérience que tu en as faite t'ouvre les yeux et modifie ton caractère. Tu le trouveras le jour où tu en seras digne. Quant à moi, je ne pourrais plus supporter tes caresses, j'en serais avilie; mais ma tendresse de soeur et de mère te restera malgré toi et malgré tout. Ceci est autre chose, c'est de la pitié, je ne te le cache pas, et je te le dis précisément pour que tu ne songes plus à reconquérir un amour dont tu serais humilié aussi bien que moi-même. Si tu veux que cette amitié, qui t'offense maintenant, te redevienne douce, tu n'as qu'à la mériter. Jusqu'à présent, tu n'en as pas eu l'occasion. Voilà qu'elle se présente: profites-en, quitte-moi sans faiblesse et sans aigreur. Montre-moi la figure calme et attendrie d'un homme de coeur, au lieu de cette figure d'enfant qui pleure sans savoir pourquoi.

—Laisse-moi pleurer, Thérèse, dit Laurent en se mettant à genoux, laisse-moi laver ma faute dans mes larmes; laisse-moi adorer cette pitié sainte qui a survécu en toi à l'amour brisé. Elle ne m'humilie pas comme tu crois; je sens que j'en deviendrai digne. N'exige pas que je sois calme, tu sais bien que je ne peux jamais l'être; mais crois que je peux devenir bon. Ah! Thérèse, je t'ai connue trop tard! Pourquoi ne m'as-tu pas parlé plus tôt comme tu viens de le faire? Pourquoi viens-tu m'accabler de ta bonté et de ton dévouement, pauvre soeur de charité qui ne peux plus me rendre le bonheur? Mais, tu as raison, Thérèse, je méritais ce qui m'arrive, et tu me l'as fait enfin comprendre. La leçon me servira, je t'en réponds, et, si je peux jamais aimer une autre femme, je saurai comment il faut aimer. Je te devrai donc tout, ma soeur, le passé et l'avenir!

Laurent parlait encore avec effusion lorsque Palmer rentra. Il se jeta à son cou en l'appelant son frère et son sauveur, et il s'écria en lui montrant Thérèse:

—Ah! mon ami! vous rappelez-vous ce que vous me disiez à l'hôtel Meurice, la dernière fois que nous nous sommes vus à Paris? «Si vous ne croyez pas pouvoir la rendre heureuse, brûlez-vous la cervelle ce soir plutôt que de retourner chez elle!» J'aurais dû le faire, et je ne l'ai pas fait! Et, à présent, regardez-la, elle est plus changée que moi, la pauvre Thérèse! Elle a été brisée, et pourtant elle est venue m'arracher à la mort, quand elle aurait dû me maudire et m'abandonner!

Le repentir de Laurent était véritable; Palmer en fut vivement attendri. A mesure qu'il s'y livrait, l'artiste l'exprimait avec une éloquence persuasive, et, quand Palmer se retrouva seul avec Thérèse, il lui dit:

—Mon amie, ne croyez pas que j'aie souffert de votre sollicitude pour lui. J'ai bien compris! Vous vouliez guérir l'âme et le corps. Vous avez remporté la victoire. Il est sauvé; votre pauvre enfant! A présent, que voulez-vous faire?

—Le quitter pour toujours, répondit Thérèse, ou, du moins, ne le revoir qu'après des années. S'il retourne en France, je reste en Italie, et, s'il reste en Italie, je retourne en France. Ne vous ai-je pas dit que telle était ma résolution? C'est parce qu'elle est bien arrêtée que je retardais encore le moment des adieux. Je savais bien qu'il y aurait une crise inévitable, et je ne voulais pas le laisser sur cette crise-là, si elle était mauvaise.

—Y avez-vous bien songé, Thérèse? dit Palmer rêveur. Êtes-vous bien sûre de ne pas faiblir au dernier moment?

—J'en suis sûre.

—Cet homme-là me parait irrésistible dans la douleur. Il arracherait la pitié des entrailles d'une pierre, et pourtant, Thérèse, si vous lui cédez, vous êtes perdue, et lui avec vous. Si vous l'aimez encore, songez que vous ne pouvez le sauver qu'en le quittant!

—Je le sais, répondit Thérèse; mais que me dites-vous donc là, mon ami? Êtes-vous malade, vous aussi? Avez-vous oublié que ma parole vous était engagée?

Palmer lui baisa la main et sourit. La paix rentra dans son âme.

Laurent vint leur dire, le lendemain, qu'il voulait aller en Suisse pour achever de se rétablir. Le climat de l'Italie ne lui convenait pas: c'était la vérité. Les médecins lui conseillaient même de ne pas attendre les grandes chaleurs.

De toute façon il fut décidé que l'on se séparerait à Florence. Thérèse n'avait d'autre projet arrêté pour elle-même que d'aller où Laurent n'irait pas; mais, en le voyant si fatigué de la crise de la veille, elle dut lui promettre de passer à Florence encore une semaine, afin de l'empêcher de partir sans avoir recouvré les forces nécessaires.

Cette semaine fut peut-être la meilleure de la vie de Laurent. Généreux, cordial, confiant, sincère, il était entré dans un état de l'âme où il ne s'était jamais senti, même durant les premiers huit jours de son union avec Thérèse. La tendresse l'avait vaincu, pénétré, on peut dire envahi. Il ne quittait pas ses deux amis, se promenant avec eux en voiture aux Cascines, aux heures où la foule n'y va pas, mangeant avec eux, se faisant une joie d'enfant d'aller dîner dans la campagne en donnant le bras à Thérèse alternativement avec Palmer, essayant ses forces en faisant un peu de gymnastique avec celui-ci, accompagnant Thérèse avec lui au théâtre, et se faisant tracer par Dick le grand touriste l'itinéraire de son voyage en Suisse. C'était une grande question de savoir s'il irait par Milan ou par Gênes. Il se décida enfin pour cette dernière voie, en prenant par Pise et Lucques, et en suivant ensuite le littoral par terre ou par mer, selon qu'il se sentirait fortifié ou affaibli par les premières journées du voyage.

Le jour du départ arriva. Laurent avait fait tous ses préparatifs avec une gaieté mélancolique. Étincelant de plaisanteries sur son costume, sur son bagage, sur la tournure hétéroclite qu'il allait avoir avec un certain manteau imperméable que Palmer l'avait forcé d'accepter et qui était alors une nouveauté dans le commerce, sur le baragouin français d'un domestique italien que Palmer lui avait choisi et qui était le meilleur homme du monde; acceptant avec reconnaissance et soumission toutes les prévisions et toutes les gâteries de Thérèse, il avait des larmes plein les yeux, tout en riant aux éclats.

La nuit qui précéda le dernier jour, il eut un léger accès de fièvre. Il en plaisanta. Le voiturin qui devait le conduire à petites journées était à la porte de l'hôtel. La matinée était fraîche. Thérèse s'inquiéta.

—Accompagnez-le jusqu'à la Spezzia, lui dit Palmer. C'est là qu'il doit s'embarquer, s'il ne supporte pas bien la voiture. C'est là que je vous rejoindrai le lendemain de son départ. Il vient de me tomber sur la tête une affaire indispensable qui me retient ici vingt-quatre heures.

Thérèse, surprise de cette résolution et de cette proposition, refusa de partir avec Laurent.

—Je vous en supplie, lui dit Palmer avec quelque vivacité; il m'est impossible d'aller avec vous!

—Fort bien, mon ami, mais il n'est pas nécessaire que j'aille avec lui.

—Si fait, reprit-il, il le faut.

Thérèse crut comprendre que Palmer jugeait cette épreuve nécessaire. Elle s'en étonna et s'en inquiéta.

—Pouvez-vous, lui dit-elle, me donner votre parole d'honneur que vous avez effectivement une affaire importante ici?

—Oui, répondit-il, je vous la donne.

—Eh bien, je reste.

—Non, il faut que vous partiez.

—Je ne comprends pas.

—Je m'expliquerai plus tard, mon amie. Je crois en vous comme en Dieu, vous le voyez bien; ayez confiance en moi. Partez.

Thérèse fit à la hâte un léger paquet qu'elle jeta dans le voiturin, et elle y monta auprès de Laurent, en criant à Palmer:

—J'ai votre parole d'honneur que vous venez me rejoindre dans vingt-quatre heures.

VIII

Palmer, forcé réellement de rester à Florence et d'en éloigner Thérèse, fut frappé d'un coup mortel en la voyant partir. Cependant le danger qu'il redoutait n'existait pas. La chaîne ne pouvait pas être renouée. Laurent ne songea même pas à émouvoir les sens de Thérèse; mais, certain de n'avoir pas perdu son coeur, il résolut de reprendre son estime. Il le résolut, disons-nous? Non, il ne fit aucun calcul, il éprouva tout naturellement le besoin de se relever aux yeux de cette femme qui avait grandi dans son esprit. S'il l'eût implorée en ce moment, elle lui eût résisté sans peine, elle l'eût peut-être méprisé. Il s'en garda bien, ou plutôt il n'y songea pas. Il fut trop bien inspiré pour commettre une pareille faute. Il prit de bonne foi et d'enthousiasme le rôle du coeur brisé, de l'enfant soumis et châtié, si bien qu'au bout du voyage, Thérèse se demandait si ce n'était pas lui la victime de ce fatal amour.

Pendant ces trois jours de tête-à-tête, Thérèse se trouva heureuse auprès de Laurent. Elle voyait s'ouvrir une nouvelle ère de sentiments exquis, une route inexplorée, puisque, dans cette voie, elle avait jusque-là marché seule. Elle savourait la douceur d'aimer sans remords, sans inquiétude et sans combat, un être pâle et faible, qui n'était plus pour ainsi dire qu'une âme, et qu'elle s'imaginait retrouver dès cette vie, dans le paradis des pures essences, comme on rêve de se retrouver après la mort.

Et puis elle avait été profondément froissée et humiliée par lui, brouillée et irritée contre elle-même; cet amour, accepté avec tant de vaillance et de grandeur, lui avait laissé une flétrissure, comme eût fait un entraînement de pure galanterie. Il était venu un moment où elle s'était méprisée de s'être laissé si grossièrement tromper. Elle se sentait donc renaître, et elle se réconciliait avec le passé en voyant pousser sur ce tombeau de la passion ensevelie une fleur d'amitié enthousiaste plus belle que la passion, même dans ses meilleurs jours.

C'est le 10 mai qu'ils arrivèrent à la Spezzia, une petite ville pittoresque à demi génoise et à demi florentine, au fond d'une rade bleue et unie comme le plus beau ciel. Ce n'était pas encore la saison des bains de mer. Le pays était une solitude enchantée, le temps frais et délicieux. A la vue de cette belle eau tranquille, Laurent, que la voiture avait un peu fatigué, se décida pour le voyage par mer. On s'informa des moyens de transport; un petit bateau à vapeur partait pour Gênes deux fois par semaine. Thérèse fut contente que le jour du départ ne fût pas pour le soir même. C'étaient vingt-quatre heures de repos pour son malade. Elle lui fit retenir une cabine sur ce bateau pour le lendemain soir.

Laurent, tout affaibli qu'il se sentait encore, ne s'était jamais si bien porté. Il avait un sommeil et un appétit d'enfant. Cette douce langueur des premiers jours de la complète guérison jetait son âme dans un trouble délicieux. Le souvenir de sa vie passée s'effaçait comme un mauvais rêve. Il se sentait et se croyait transformé radicalement pour toujours. Dans ce renouvellement de sa vie, il n'avait plus la faculté de souffrir. Il quittait Thérèse avec une sorte de joie triomphante au milieu de ses larmes. Cette soumission aux arrêts de la destinée était à ses yeux une expiation volontaire dont elle devait lui tenir compte. Il ne l'avait pas provoquée, mais il l'acceptait au moment où il sentait le prix de ce qu'il avait méconnu. Il poussait ce besoin de s'immoler au point de lui dire qu'elle devait aimer Palmer, qu'il était le meilleur des amis et le plus grand des philosophes. Puis, il s'écriait tout à coup:

—Ne me dis rien, chère Thérèse! Ne me parle pas de lui! Je ne me sens pas encore assez fort pour t'entendre dire que tu l'aimes. Non, tais-toi! j'en mourrais!… Mais sache que je l'aime aussi! Que puis-je te dire de mieux?

Thérèse ne prononça pas une seule fois le nom de Palmer; et, dans les moments où Laurent, moins héroïque, la questionnait indirectement, elle lui répondait:

—Tais-toi. J'ai un secret que je te dirai plus tard, et qui n'est pas ce que tu crois. Tu ne pourrais pas le deviner, ne cherche pas.

Ils passèrent le dernier jour à parcourir en barque la rade de la Spezzia. Ils se faisaient mettre à terre de temps en temps pour cueillir sur les rives de belles plantes aromatiques qui croissent dans le sable et jusque dans les premiers remous du flot indolent et clair. L'ombrage est rare sur ces beaux rivages d'où s'élancent à pic des montagnes couvertes de buissons en fleur. La chaleur se faisant sentir, dès qu'ils apercevaient un groupe de pins, ils s'y faisaient conduire. Ils avaient apporté leur dîner, qu'ils mangèrent ainsi sur l'herbe, au milieu des touffes de lavande et de romarin. La journée passa comme un rêve, c'est-à-dire qu'elle fut courte comme un instant, et qu'elle résuma pourtant les plus douces émotions de deux existences.

Cependant le soleil baissait, et Laurent devenait triste. Il voyait de loin la fumée du Ferruccio, le bateau à vapeur de la Spezzia, que l'on chauffait pour le départ, et ce nuage noir passait sur son âme. Thérèse vit qu'il fallait le distraire jusqu'au dernier moment, et elle demanda au batelier ce qu'il y avait encore à voir dans la baie.

—Il y a, répondit-il, l'île Palmaria et la carrière de marbre portor. Si vous voulez y aller, vous pourrez vous y embarquer. Le vapeur y passe pour prendre la mer, car il s'arrête en face, à Porto-Venere, pour recevoir des passagers ou des marchandises. Vous aurez tout le temps de gagner son bord. Je réponds de tout.

Les deux amis se firent conduire à l'île Palmaria.

C'est un bloc de marbre à pic sur la mer et qui s'abaisse en pente douce et fertile du côté du golfe: il y a de ce côté quelques habitations à mi-côte et deux villas sur le rivage. Cette île est plantée, comme une défense naturelle, à l'entrée du golfe; dont la passe est fort étroite entre l'île et le petit port jadis consacré à Vénus. De là le nom de Porto-Venere.

Rien dans l'affreuse bourgade ne justifie ce nom poétique, mais sa situation sur les rochers nus, battus de flots agités, car ce sont les premiers flots de la véritable mer qui s'engouffrent dans la passe, est des plus pittoresques. On ne saurait imaginer un décor plus frappant pour caractériser un nid de pirates. Les maisons, noires et misérables, rongées par l'air salin, s'échelonnent, démesurément hautes, sur le roc inégal. Pas une vitre qui ne soit brisée à ces petites fenêtres, qui semblent des yeux inquiets occupés à guetter une proie à l'horizon. Pas un mur qui ne soit dépouillé de son ciment, tombant en grandes plaques comme des voiles déchirées par la tempête. Pas une ligne d'aplomb dans ces constructions appuyées les unes contre les autres et près de crouler toutes ensemble. Tout cela monte jusqu'à l'extrémité du promontoire, où tout cesse brusquement, et que terminent un vieux fort tronqué et l'aiguille d'un petit clocher planté en vigie en face de l'immensité. Derrière ce tableau, qui forme un plan détaché sur les eaux marines, s'élèvent d'énormes rochers d'une teinte livide, dont la base, irisée par les reflets de la mer, semble plonger dans quelque chose d'indécis et d'impalpable comme la couleur du vide.

C'est de la carrière de marbre de l'île Palmaria, de l'autre côté de l'étroite passe, que Laurent et Thérèse contemplaient cet ensemble pittoresque. Le soleil couchant jetait sur les premiers plans un ton rougeâtre qui confondait en une seule masse, homogène d'aspect, les rochers, les vieux murs et les ruines, à ce point que tout, l'église même, semblait taillé dans le même bloc, tandis que les grands rochers du dernier plan baignaient dans une lumière d'un vert glauque.

Laurent fut frappé de ce spectacle, et, oubliant tout, il l'embrassa d'un regard de peintre où Thérèse vit rayonner, comme dans un miroir, tous les feux du ciel embrasé.

—Dieu merci! pensa-t-elle, voilà enfin l'artiste qui se réveille!

En effet, depuis sa maladie, Laurent n'avait pas eu une pensée pour son art.

La carrière n'offrant que l'intérêt d'un moment, celui de voir de gros blocs d'un beau marbre noir veiné de jaune d'or, Laurent voulut gravir la pente rapide de l'île pour regarder de haut la pleine mer, et il s'avança, sous un bois de pins assez peu praticable, jusqu'à une corniche de lichens où il se vit tout à coup comme perdu dans l'espace. Le rocher surplombait la mer, qui avait rongé sa base et qui s'y brisait avec un bruit formidable. Laurent, qui ne croyait pas cette côte si escarpée, fut saisi d'un tel vertige, que, sans Thérèse, qui l'avait suivi et qui le contraignit de glisser tout de son long en arrière, il se serait laissé tomber dans le gouffre.

En ce moment, elle le vit pris de terreur et l'oeil hagard, comme elle l'avait vu dans la forêt de ***

—Qu'est-ce donc? lui dit-elle. Voyons, est-ce encore un rêve?

—Non! non! s'écria-t-il en se relevant et en s'attachant à elle comme s'il eût cru se retenir à une force immuable; ce n'est plus le rêve, c'est la réalité! C'est la mer, l'affreuse mer qui va m'emporter tout à l'heure! c'est l'image de la vie où je vais retomber! c'est l'abîme qui va se creuser entre nous! c'est le bruit monotone, infatigable, odieux que j'allais écouter la nuit dans la rade de Gênes, et qui me hurlait le blasphème aux oreilles! c'est cette houle brutale que je m'exerçais à dompter dans une barque, et qui me portait fatalement vers un abîme plus profond et plus implacable encore que celui des eaux! Thérèse, Thérèse, sais-tu ce que tu fais en me jetant en proie à ce monstre qui est là, et qui ouvre déjà sa gueule hideuse pour dévorer ton pauvre enfant?

—Laurent! lui dit-elle en lui secouant le bras, Laurent, m'entends-tu?

Il parut s'éveiller dans un autre monde en reconnaissant la voix de Thérèse; car, en l'interpellant, il s'était cru seul; et il se retourna avec surprise en voyant que l'arbre auquel il se cramponnait n'était autre chose que le bras tremblant et fatigué de son amie.

—Pardon! pardon! lui dit-il, c'est un dernier accès, ce n'est rien.
Partons!

Et il descendit précipitamment le versant qu'il avait monté avec elle.

Le Ferruccio arrivait à toute vapeur du fond de la Spezzia.

—Mon Dieu, le voilà! dit-il. Qu'il va vite! s'il pouvait sombrer avant d'être ici!

—Laurent! reprit Thérèse d'un ton sévère.

—Oui, oui, ne crains rien, mon amie, me voilà tranquille. Ne sais-tu pas qu'à présent il suffit d'un regard de toi pour que j'obéisse avec joie? Allons, la barque! Allons, c'en est fait! Je suis calme, je suis content! Donne-moi ta main, Thérèse. Tu vois, je ne t'ai pas demandé un seul baiser depuis trois jours de tête-à-tête! Je ne te demande que cette main loyale. Souviens-toi du jour où tu m'as dit: «N'oublie jamais qu'avant d'être ta maîtresse, j'ai été ton amie!» Eh bien, voilà ce que tu souhaitais, je ne te suis plus rien, mais je suis à toi pour la vie!…

Il s'élança dans la barque, croyant que Thérèse resterait sur le rivage de l'île, et que cette barque reviendrait la prendre quand il serait remonté à bord du Ferruccio; mais elle sauta auprès de lui. Elle voulait s'assurer, disait-elle, que le domestique qui devait accompagner Laurent, et qui s'était embarqué avec les paquets à la Spezzia, n'avait rien oublié de ce qui était nécessaire à son maître pour le voyage.

Elle profita donc du temps d'arrêt que faisait le petit steamer devant Porto-Venere, pour monter à bord avec Laurent. Vicentino, le domestique en question, les y attendait. On se souvient que c'était un homme de confiance choisi par M. Palmer. Thérèse le prit à l'écart.

—Vous avez la bourse de votre maître? lui dit-elle. Je sais qu'il vous a chargé de veiller à tous les frais du voyage. Combien vous a-t-il confié?

—Deux cents lire florentines, signora; mais je pense qu'il a sur lui son portefeuille.

Thérèse avait examiné les poches des habits de Laurent pendant qu'il dormait. Elle avait trouvé le portefeuille, elle le savait à peu près vide. Laurent avait dépensé beaucoup à Florence; les frais de sa maladie avaient été très-considérables. Il avait remis à Palmer le reste de sa petite fortune, en le chargeant de faire ses comptes, et il ne les avait pas regardés. En fait de dépense, Laurent était un véritable enfant, qui ne savait encore le prix de rien à l'étranger, pas même la valeur des monnaies des diverses provinces. Ce qu'il avait confié à Vicentino lui paraissait devoir durer longtemps, et il n'y avait pas de quoi gagner la frontière pour un homme qui n'avait pas la moindre notion de prévoyance.

Thérèse remit à Vicentino tout ce qu'elle possédait en ce moment en Italie, et même sans garder ce qui lui était nécessaire pour elle-même pendant quelques jours; car, en voyant Laurent s'approcher, elle n'eut pas le temps de reprendre quelques pièces d'or dans le rouleau qu'elle glissa précipitamment au domestique, en lui disant:

—Voilà ce qu'il avait dans ses poches; il est fort distrait, il aime mieux que vous vous en chargiez.

Et elle se retourna vers l'artiste pour lui donner une dernière poignée de main. Elle le trompait sans remords cette fois. Elle l'avait vu irrité et désespéré lorsqu'elle avait autrefois voulu payer ses dettes; maintenant, elle n'était plus pour lui qu'une mère, elle avait le droit d'agir comme elle le faisait.

Laurent n'avait rien vu.

—Encore un moment, Thérèse! lui dit-il d'une voix étranglée par les larmes. On sonnera une cloche pour avertir ceux qui ne sont pas du voyage de descendre à leurs barques.

Elle passa son bras sous le sien et alla voir sa cabine, qui était assez commode pour dormir, mais qui sentait le poisson d'une manière révoltante. Thérèse chercha son flacon pour le lui laisser; mais elle l'avait perdu sur le rocher de Palmaria.

—De quoi vous inquiétez-vous? lui dit-il, attendri de toutes ses gâteries. Donnez-moi une de ces lavandes sauvages que nous avons cueillies ensemble là-bas, dans les sables.

Thérèse avait mis ces fleurs dans le corsage de sa robe; c'était comme un gage d'amour à lui laisser. Elle trouva quelque chose d'indélicat ou tout au moins d'équivoque dans cette idée, et son instinct de femme s'y refusa; mais, comme elle se penchait sur la bande du steamer, elle vit, dans une des barques d'attente attachées à l'escale, un enfant qui présentait aux passagers de gros bouquets de violettes. Elle chercha dans sa poche une dernière pièce de monnaie qu'elle y trouva avec joie et qu'elle jeta au petit marchand, pendant que celui-ci lui lançait son plus beau bouquet par-dessus le bord; elle le reçut adroitement et le répandit dans la cabine de Laurent, qui comprit la suprême pudeur de son amie, mais qui ne sut jamais que ces violettes étaient payées avec la seule et dernière obole de Thérèse.

Un jeune homme dont les habits de voyage et la tournure aristocratique contrastaient avec ceux des passagers, presque tous marchands d'huile d'olive ou petits négociants côtiers, passa auprès de Laurent, et, l'ayant regardé, lui dit:

—Tiens! c'est vous!

Ils se serrèrent la main avec cette parfaite froideur de geste et de physionomie qui est le cachet des gens du bon ton. C'était pourtant un de ces anciens compagnons de plaisir que Laurent avait appelés, en parlant d'eux à Thérèse dans ses jours d'ennui, ses meilleurs, ses seuls amis. Il ajoutait dans ces moments-là: «Les gens de ma classe!» car il n'avait jamais de dépit contre Thérèse sans se rappeler qu'il était gentilhomme.

Mais Laurent était bien amendé, et, au lieu de se réjouir de cette rencontre, il donna intérieurement au diable ce témoin importun de son dernier adieu à Thérèse. M. de Vérac, c'était le nom de l'ancien ami, connaissait Thérèse pour lui avoir été présenté par Laurent à Paris, et, l'ayant respectueusement saluée, il lui dit qu'il avait bien bonne chance de rencontrer sur ce pauvre petit Ferruccio deux compagnons de voyage comme elle et Laurent.

—Mais je ne suis pas des vôtres, répondit-elle; je reste ici, moi.

—Comment, ici? Où? A Porto-Venere?

—En Italie.

—Bah! alors Fauvel va faire vos commissions à Gênes, et il revient demain?

—Non! dit Laurent impatienté de cette curiosité, qui lui parut indiscrète: je vais en Suisse, et mademoiselle Jacques n'y va pas. Cela vous étonne? Eh bien, sachez que mademoiselle Jacques me quitte, et que j'en ai beaucoup de chagrin. Comprenez-vous?

—Non! dit Vérac en souriant; mais je ne suis pas forcé…

—Si fait; il faut comprendre ce qui est, reprit Laurent avec une vivacité un peu altière; j'ai mérité ce qui m'arrive, et je m'y soumets, parce que mademoiselle Jacques, sans tenir compte de mes torts, a daigné être une soeur et une mère pour moi dans une maladie mortelle que je viens de faire; donc, je lui dois autant de reconnaissance que de respect et d'amitié.

Vérac fut très-surpris de ce qu'il entendait. C'était une histoire qui pour lui ne ressemblait à rien. Il s'éloigna par discrétion, après avoir dit à Thérèse que rien de beau ne l'étonnait de sa part; mais il observa du coin de l'oeil les adieux des deux amis. Thérèse, debout sur l'escale, pressée et poussée par les indigènes qui s'embrassaient tumultueusement et bruyamment au son de la cloche du départ, donna un baiser maternel au front de Laurent. Ils pleuraient tous deux; puis elle descendit dans la barque, et se fit aborder à l'informe et sombre escalier de roches plates qui donnait entrée à la bourgade de Porto-Venere.

Laurent s'étonna de la voir prendre cette direction au lieu de retourner à la Spezzia:

—Ah! pensa-t-il en fondant en larmes, Palmer est là sans doute qui l'attend!

Mais, au bout de dix minutes, comme le Ferruccio, après avoir pris la mer avec quelque effort, tournait en face du promontoire, Laurent, en jetant une dernière fois les yeux vers ce triste rocher, vit, sur la plate-forme du vieux fort ruiné, une silhouette dont le soleil dorait encore la tête et les cheveux agités par le vent: c'était la chevelure blonde de Thérèse et sa forme adorée. Elle était seule. Laurent lui tendit les bras avec transport; puis il joignit les mains en signe de repentir, et ses lèvres murmurèrent deux mots que la brise emporta:

—Pardon! pardon!

M. de Vérac regardait Laurent avec stupeur, et Laurent, l'homme le plus chatouilleux de la terre à l'endroit du ridicule, ne se souciait pas du regard de son ancien compagnon de débauche. Il mettait même une sorte d'orgueil à le braver en ce moment.

Quand la côte eût disparu dans la brume du soir, Laurent se trouva assis sur un banc auprès de Vérac.

—Ah çà! lui dit celui-ci, contez-moi donc cette étrange aventure! Vous m'en avez trop dit pour me laisser en si beau chemin: tous vos amis de Paris je pourrais dire tout Paris, puisque vous êtes un homme célèbre, va me demander quel dénoûment a eu votre liaison avec mademoiselle Jacques, qui est trop en vue aussi pour ne pas exciter la curiosité. Que répondrai-je?

—Que vous m'avez vu fort triste et fort sot. Ce que je vous ai dit se résume en trois paroles. Faut-il vous les redire?

—C'est donc vous qui l'avez abandonnée le premier? J'aime mieux cela pour vous!

—Oui, je vous entends, c'est un ridicule que d'être trahi, c'est une gloire que d'avoir pris les devants. C'est comme cela que je raisonnais autrefois avec vous, c'était notre code; mais j'ai tout à fait changé de notions sur tout cela depuis que j'ai aimé. J'ai trahi, j'ai été quitté, j'en suis au désespoir: donc, nos anciennes théories n'avaient pas le sens commun. Trouvez dans cette science de la vie que nous avons pratiquée ensemble un argument qui me débarrasse de mon regret et de ma souffrance, et je dirai que vous avez raison.

—Je ne chercherai pas d'arguments, mon cher, la souffrance ne se raisonne pas. Je vous plains, puisque vous voilà malheureux; seulement, je me demande s'il existe une femme qui mérite d'être tant pleurée, et si mademoiselle Jacques n'eût pas mieux fait de vous pardonner une infidélité que de vous renvoyer désolé comme vous voilà. Pour une mère, je la trouve dure et vindicative!

—C'est que vous ne savez pas combien j'ai été coupable et absurde. Une infidélité! elle me l'eût pardonnée, j'en suis sûr; mais des injures, des reproches… pis que cela, Vérac! je lui ai dit le mot qu'une femme qui se respecte ne peut pas oublier: Vous m'ennuyez!

—Oui, le mot est dur, surtout quand il est vrai. Mais s'il ne l'était pas? si c'était un simple moment d'humeur?

—Non! c'était de la lassitude morale. Je n'aimais plus! Ou, tenez, c'était pis; je n'ai jamais pu l'aimer quand elle était à moi. Retenez cela, Vérac, riez si bon vous semble, mais retenez-le pour votre gouverne. Il est fort possible qu'un beau matin vous vous réveilliez harassé de faux plaisirs et violemment épris d'une femme honnête. Cela peut vous arriver tout comme à moi, car je ne vous crois pas plus débauché que je ne l'ai été. Eh bien, quand vous aurez vaincu la résistance de cette femme, il vous arrivera probablement ce qui m'est arrivé: c'est qu'ayant pris la funeste habitude de faire l'amour avec des femmes que l'on méprise, vous soyez condamné à retomber dans ces besoins de liberté farouche dont l'amour élevé a horreur. Alors vous vous sentirez comme un animal sauvage dompté par un enfant et toujours prêt à le dévorer pour rompre sa chaîne. Et, un jour que vous aurez tué le faible gardien, vous vous enfuirez tout seul, rugissant de joie et secouant la crinière; mais alors… alors les bêtes du désert vous feront peur, et, pour avoir connu la cage, vous n'aimerez plus la liberté. Si peu et si mal que votre coeur eût accepté le lien, il le regrettera dès qu'il l'aura brisé, et il se trouvera saisi de l'horreur de la solitude, sans pouvoir faire un choix entre l'amour et le libertinage. C'est là un mal que vous ne connaissez pas encore. Que Dieu vous préserve de le connaître! Et, en attendant, moquez-vous comme je faisais, moi! Cela n'empêchera pas votre jour de venir, si la débauche n'a pas encore fait de vous un cadavre!

M. de Vérac laissa couler en souriant ce torrent d'idéal qu'il écoutait comme une cavatine bien chantée au Théâtre-Italien. Laurent était sincère à coup sûr; mais peut-être son auditeur avait-il raison de ne pas attacher trop d'importance à son désespoir.

IX

Quand Thérèse eut perdu de vue le Ferruccio, il faisait nuit. Elle avait renvoyé la barque qu'elle avait prise le matin et payée d'avance à la Spezzia. Au moment où le batelier l'avait ramenée du bateau à vapeur à Porto-Venere, elle avait remarqué qu'il était ivre; elle avait craint de revenir seule avec cet homme, et, comptant trouver quelque autre barque sur cette côte, elle l'avait congédié.

Mais, quand elle songea au retour, elle s'avisa du dénûment absolu où elle se trouvait. Rien n'était plus simple pourtant que de retourner à l'hôtel de la Croix de Malte, à la Spezzia, où elle était descendue la veille avec Laurent, d'y faire payer le bateau qui l'y conduirait, et d'attendre là l'arrivée de Palmer; mais cette idée de n'avoir pas une obole et d'être forcée de devoir à Palmer son déjeuner du lendemain lui causa une répugnance, puérile peut-être, mais insurmontable, dans les termes où elle se trouvait avec lui. A cette répugnance se joignait une inquiétude assez vive sur les causes de sa conduite avec elle. Elle avait remarqué la tristesse déchirante de son regard lorsqu'elle était partie de Florence. Elle ne pouvait s'empêcher de croire qu'un obstacle à leur mariage s'était élevé tout à coup, et elle voyait dans ce mariage tant d'inconvénients réels pour Palmer, qu'elle jugeait ne devoir pas essayer de lutter contre l'obstacle, de quelque part qu'il pût venir. Thérèse obéit à une solution toute d'instinct, qui était de rester jusqu'à nouvel ordre à Porto-Venere. Elle avait, dans le petit paquet qu'elle avait pris à tout hasard avec elle, de quoi passer, n'importe où, quatre ou cinq jours. En fait de bijoux, elle avait une montre et une chaîne d'or; c'était un gage qu'elle pouvait laisser jusqu'à ce qu'elle eût reçu l'argent de son travail, qui devait être arrivé à Gênes sous forme de mandat sur un banquier. Elle avait chargé Vicentino de prendre ses lettres à la poste restante de Gênes et de les lui envoyer à la Spezzia.

Il s'agissait de passer la nuit quelque part, et l'aspect de Porto-Venere n'était pas engageant. Ces hautes maisons qui plongent, du côté de la passe de mer, jusqu'au bord de l'eau, sont, dans l'intérieur de la ville, tellement de niveau avec le sommet du rocher, qu'il faut se baisser en plusieurs endroits pour passer sous l'auvent de leurs toits, projetés jusque vers le milieu de la rue. Cette rue étroite et rapide, toute pavée en dalles brutes, était encombrée d'enfants, de poules et de grands vases de cuivre placés sous les angles irréguliers formés par les toits, à l'effet de recevoir l'eau de pluie durant la nuit. Ces vases sont le thermomètre de la localité: l'eau douce y est si rare, qu'aussitôt qu'un nuage paraît dans la direction du vent, les ménagères s'empressent de placer tous les récipients possibles devant leur porte, afin de ne rien perdre du bienfait que le ciel leur envoie.

En passant devant ces portes béantes, Thérèse avisa un intérieur qui lui parut plus propre que les autres, et d'où s'exhalait une odeur d'huile un peu moins acre. Il y avait sur le seuil une pauvre femme dont la figure douce et honnête lui inspira confiance, et justement cette femme la prévint en lui parlant italien ou quelque chose d'approchant. Thérèse put donc s'entendre avec cette bonne femme, qui lui demandait d'un air obligeant si elle cherchait quelqu'un. Elle entra, regarda le local, et demanda si l'on pouvait disposer d'une chambre pour la nuit.

—Oui, certainement, d'une chambre meilleure que celle-ci, et où vous serez plus tranquille que dans l'auberge, où vous entendriez les mariniers chanter toute la nuit! Mais je ne suis pas aubergiste, et, si vous ne voulez pas que j'aie des querelles, vous direz tout haut demain dans la rue que vous me connaissiez avant de venir ici.

—Soit, dit Thérèse, montrez-moi cette chambre.

—On lui fit monter quelques marches, et elle se trouva dans une pièce vaste et misérable d'où l'oeil embrassait un immense panorama sur la mer et sur le golfe; elle prit cette chambre en amitié à première vue, sans trop savoir pourquoi, si ce n'est qu'elle lui fit l'effet d'un refuge contre des liens qu'elle ne voulait pas être forcée d'accepter. C'est de là qu'elle écrivit le lendemain à sa mère:

«Ma chère bien-aimée, me voilà tranquille depuis douze heures et en pleine possession de mon libre arbitre pour… je ne sais combien de jours ou d'années! Tout a été remis en question en moi-même, et vous allez être juge de la situation.

«Ce fatal amour qui vous effrayait tant n'est pas renoué et ne le sera pas. Sur ce point, soyez en paix. J'ai suivi mon malade, et je l'ai embarqué hier au soir. Si je n'ai pas sauvé sa pauvre âme, et je n'ose guère m'en flatter, du moins je l'ai amendée, et j'y ai fait entrer pour quelques instants la douceur de l'amitié. Si j'avais voulu l'en croire, il était pour jamais guéri de ses orages; mais je voyais bien, à ses contradictions et à ses retours vers moi, qu'il y avait encore en lui ce qui fait le fond de sa nature, et ce que je ne saurais bien définir qu'en l'appelant l'amour de ce qui n'est pas.

«Hélas! oui, cet enfant voudrait avoir pour maîtresse quelque chose comme la Vénus de Milo, animée du souffle de ma patronne sainte Thérèse, ou plutôt il faudrait que la même femme fut aujourd'hui Sapho et demain Jeanne d'Arc. Malheur à moi d'avoir pu croire qu'après m'avoir ornée dans son imagination de tous les attributs de la Divinité, il n'ouvrirait pas les yeux le lendemain! Il faut que, sans m'en douter, je sois bien vaine, pour avoir pu accepter la tâche d'inspirer un culte! Mais non, je ne l'étais pas, je vous le jure! Je ne songeais pas à moi; le jour où je me suis laissé porter sur cet autel, je lui disais: «Puisqu'il faut absolument que tu m'adores au lieu de m'aimer, ce qui me vaudrait bien mieux, adore-moi, hélas! sauf à me briser demain!»

«Il m'a brisée! mais de quoi puis-je me plaindre? Je l'avais prévu, et je m'y étais soumise d'avance.

«Pourtant j'ai été faible, indignée et infortunée, quand cet affreux moment est venu; mais le courage a repris le dessus, et Dieu m'a permis de guérir plus vite que je n'espérais.

«Maintenant, c'est de Palmer qu'il faut que je vous parle. Vous voulez que je l'épouse, il le veut; et moi aussi, je l'ai voulu! le veux-je encore? Que vous dirais-je, ma bien-aimée? Il me vient encore des scrupules et des craintes. Il y a peut-être de sa faute. Il n'a pas pu ou il n'a pas voulu passer avec moi les derniers moments que j'ai passés avec Laurent: il m'a laissée seule avec lui trois jours, trois jours que je savais être et qui ont été sans danger pour moi; mais lui, Palmer, le savait-il et pouvait-il en répondre? ou, ce qui serait pis, s'est-il dit qu'il fallait savoir à quoi s'en tenir? Il y a eu là, de sa part, je ne sais quel désintéressement romanesque ou quelle discrétion exagérée qui ne peut partir que d'un bon sentiment chez un tel homme, mais qui m'a cependant donné à réfléchir.

«Je vous ai écrit ce qui se passait entre nous; il semblait qu'il se fût fait un devoir sacré de me réhabiliter, par le mariage, des affronts que je venais de subir. J'ai senti, moi, l'enthousiasme de la reconnaissance et les attendrissements de l'admiration. J'ai dit oui, j'ai promis d'être sa femme, et encore aujourd'hui je sens que je l'aime autant que je puis désormais aimer.

«Cependant aujourd'hui j'hésite, parce qu'il me semble qu'il se repent. Est-ce que je rêve? Je n'en sais rien; mais pourquoi n'a-t-il pas pu me suivre ici? Quand j'ai appris la terrible maladie de mon pauvre Laurent, il n'a pas attendu que je lui dise: «Je pars pour Florence;» il m'a dit: «Nous partons!» Les vingt nuits que j'ai passées au chevet de Laurent, il les a passées dans la chambre voisine, et il ne m'a jamais dit: «Vous vous tuez!» mais seulement: «Reposez-vous un peu afin de pouvoir continuer.» Jamais je n'ai vu en lui l'ombre de la jalousie. Il semblait qu'à ses yeux je n'en pusse jamais trop faire pour sauver ce fils ingrat que nous avions comme adopté à nous deux. Il sentait bien, ce noble coeur, que sa confiance et sa générosité augmentaient mon amour pour lui, et je lui savais un gré infini de le comprendre. Par là, il me relevait à mes propres yeux, et il me rendait fière de lui appartenir.

«Eh bien donc, pourquoi ce caprice ou cette impossibilité au dernier moment? Un obstacle imprévu? Avec la volonté dont je le sais doué, je ne crois guère aux obstacles; il semble plutôt qu'il ait voulu m'éprouver. Cela m'humilie, je l'avoue. Hélas! je suis devenue affreusement susceptible depuis que je suis déchue! N'est-ce pas dans l'ordre? lui qui comprenait tout, pourquoi n'a-t-il pas compris cela?

«Ou bien peut-être a-t-il fait un retour sur lui-même et s'est-il dit enfin tout ce que je lui disais dans le principe pour l'empêcher de songer à moi: qu'y aurait-il là d'étonnant? J'avais toujours connu Palmer pour un homme prudent et raisonnable. En découvrant en lui des trésors d'enthousiasme et de foi, j'ai été bien surprise. Ne pourrait-il pas être un de ces caractères qui s'exaltent en voyant souffrir, et qui se mettent à aimer passionnément les victimes? C'est un instinct naturel aux gens forts, c'est la sublime pitié des coeurs heureux et purs! Il y a eu des moments où je me disais cela pour me réconcilier avec moi-même, quand j'aimais Laurent, puisque c'est sa souffrance, avant tout et plus que tout, qui m'avait attachée à lui!

«Tout ce que je vous dis là, chère bien-aimée, je n'oserais pourtant le dire à Richard Palmer, s'il était là! Je craindrais que mes doutes ne lui fissent un chagrin affreux, et me voilà bien embarrassée, car ces doutes, je les ai malgré moi, et j'ai peur, sinon pour aujourd'hui, du moins pour demain. Ne va-t-il pas se couvrir de ridicule en épousant une femme qu'il aime, dit-il, depuis dix ans, à qui il n'en a jamais dit le premier mot, et qu'il se décide à attaquer le jour où il la trouve sanglante et brisée sous les pieds d'un autre homme?

«Je suis ici dans un affreux et magnifique petit port de mer où j'attends assez passivement le mot de ma destinée. Peut-être Palmer est-il à la Spezzia, à trois lieues d'ici. C'est là que nous nous étions donné rendez-vous. Et moi, comme une boudeuse, ou plutôt comme une peureuse, je ne peux pas me décider à aller lui dire: «Me voilà!» Non, non! s'il doute de moi, rien n'est plus possible entre nous! J'ai pardonné à l'autre cinq ou six outrages par jour. À celui-ci je ne pourrais passer l'ombre d'un soupçon. Est-ce de l'injustice? Non! il me faut désormais un amour sublime ou rien! Ai-je donc cherché le sien? Il me l'a imposé en me disant: «Ce sera le ciel!» L'autre m'avait bien dit que ce serait peut-être l'enfer qu'il m'apportait! Il ne m'a pas trompée. Eh bien, il ne faut pas que Palmer me trompe en se trompant lui-même; car, après cette nouvelle erreur, il ne me resterait plus qu'à nier tout, à me dire que, comme Laurent, j'ai à jamais perdu par ma faute le droit de croire, et je ne sais pas si avec cette certitude-là je supporterais la vie, moi!

«Pardon, ma bien-aimée, mes agitations vous font du mal, j'en suis sûre, bien que vous disiez qu'il vous les faut! N'ayez du moins pas d'inquiétude pour ma santé; je me porte à merveille, j'ai sous les yeux la plus belle mer, et sur la tête le plus beau ciel qui se puissent imaginer. Je ne manque de rien, je suis chez de braves gens, et peut-être demain vous écrirai-je que mes incertitudes sont évanouies. Aimez toujours votre Thérèse, qui vous adore.»

Palmer était, en effet, à la Spezzia depuis la veille. Il était arrivé à dessein juste une heure après le départ du Ferruccio. Ne trouvant pas Thérèse à la Croix de Malte, et apprenant qu'elle avait dû embarquer Laurent à l'entrée du golfe, il attendit son retour. Il vit revenir seul à neuf heures le batelier qu'elle avait pris le matin, et qui appartenait à l'hôtel. Le brave garçon n'était pas sujet à s'enivrer. Il avait été surpris par une bouteille de Chypre que Laurent, après avoir dîné sur l'herbe avec Thérèse, lui avait donnée, et qu'il avait bue pendant la station des deux amis à l'île de Palmaria, si bien qu'il se souvenait assez bien d'avoir conduit le signore et la signora à bord du Ferruccio, mais nullement d'avoir conduit ensuite la signora à Porto-Venere.

Si Palmer l'eût interrogé avec calme, il eût bientôt découvert que les idées du barcarolle n'étaient pas très-nettes sur le dernier point; mais Palmer, avec son air grave et impassible, était très-irritable et très-passionné. Il crut que Thérèse était partie avec Laurent, partie en rougissant, et sans oser ou sans vouloir lui faire l'aveu de la vérité. Il se le tint pour dit, et rentra à l'hôtel, où il passa une nuit terrible.

Ce n'est pas l'histoire de Richard Palmer que nous nous sommes proposé d'écrire. Nous avons intitulé notre récit Elle el lui, c'est-à-dire Thérèse et Laurent. Nous ne dirons donc de Palmer que ce qu'il est nécessaire d'en dire pour faire comprendre les événements auxquels il se trouva mêlé, et nous pensons que son caractère sera suffisamment expliqué par sa conduite. Hâtons-nous de dire seulement en trois mots que Richard était aussi ardent que romanesque, qu'il avait beaucoup d'orgueil, l'orgueil du bien et du beau, mais que la force de son caractère n'était pas toujours à la hauteur de l'idée qu'il s'en était faite, et qu'en voulant s'élever sans cesse au-dessus de la nature humaine, il caressait un rêve généreux, mais peut-être irréalisable en amour.

Il se leva de bonne heure et se promena au bord du golfe, en proie à des pensées de suicide, dont le détourna cependant une sorte de mépris pour Thérèse; puis la fatigue d'une nuit d'agitations reprit ses droits et lui donna les conseils de la raison. Thérèse était femme, et il n'eût pas dû la soumettre à une épreuve dangereuse. Eh bien, puisqu'il en était ainsi, puisque Thérèse, placée si haut dans son estime, avait été vaincue par une passion déplorable après des promesses sacrées, il ne fallait plus croire à aucune femme, et aucune femme ne méritait le sacrifice de la vie d'un galant homme. Palmer en était là, lorsqu'il vit aborder près du lieu où il se trouvait un élégant canot noir, monté par un officier de marine. Les huit rameurs qui faisaient rapidement glisser la longue et mince embarcation sur le flot tranquille relevèrent leurs rames blanches en signe de respect avec une précision militaire; l'officier mit pied à terre et se dirigea vers Richard, qu'il avait reconnu de loin.

C'était le capitaine Lawson, commandant la frégate américaine l'Union, en station depuis un an dans le golfe. On sait que les puissances maritimes envoient stationner, pour plusieurs mois ou plusieurs années, des navires destinés à protéger leurs relations commerciales dans les différents parages du globe.

Lawson était l'ami d'enfance de Palmer, qui avait donné à Thérèse une lettre de recommandation pour lui, dans le cas où elle voudrait visiter le navire en parcourant la rade.

Palmer pensa que Lawson allait lui parler d'elle, mais il n'en fut rien. Il n'avait reçu aucune lettre, il n'avait vu personne venant de sa part. Il l'emmena déjeuner à son bord et Richard se laissa faire. L'Union quittait la station à la fin du printemps; Palmer caressa l'idée de profiter de l'occasion pour retourner en Amérique. Tout lui semblait rompu entre Thérèse et lui; pourtant il résolut de rester à la Spezzia, la vue de la mer ayant toujours eu sur lui une influence fortifiante dans les moments difficiles de sa vie.

Il y était depuis trois jours, habitant le navire américain beaucoup plus que l'hôtel de la Croix de Malte, s'efforçant de reprendre goût aux études sur la navigation, qui avaient rempli la majeure partie de sa vie, lorsqu'un jeune enseigne raconta un matin à déjeuner, moitié riant, moitié soupirant, qu'il était tombé amoureux depuis la veille, et que l'objet de sa passion était un problème sur lequel il voudrait avoir l'avis d'un homme du monde comme M. Palmer.

C'était une femme qui paraissait avoir de vingt-cinq à trente ans. Il ne l'avait vue qu'à une fenêtre où elle était assise, faisant de la dentelle. La grosse dentelle de coton est l'ouvrage des femmes du peuple sur toute la côte génoise. C'était autrefois une branche de commerce que les métiers ont minée, mais qui sert encore d'occupation et de petit profit aux femmes et aux filles du littoral. Donc, celle dont le jeune enseigne était épris appartenait à la classe des artisanes, non-seulement par ce genre de travail, mais encore par la pauvreté du gîte où il l'avait aperçue. Cependant la coupe de sa robe noire et la distinction de ses traits lui causaient du doute. Elle avait des cheveux ondés qui n'étaient ni bruns ni blonds, des yeux rêveurs, un teint pâle. Elle avait très-bien vu que, de l'auberge où il s'était réfugié contre la pluie, le jeune officier la contemplait avec curiosité. Elle n'avait daigné ni l'encourager, ni se soustraire à ses regards. Elle lui avait offert l'image désespérante de l'indifférence personnifiée.

Le jeune marin raconta encore qu'il avait interrogé l'aubergiste de Porto Venere. Celle-ci lui avait répondu que l'étrangère était là depuis trois jours, chez une vieille femme de l'endroit qui la faisait passer pour sa nièce et qui mentait probablement, car c'était une vieille intrigante qui louait une mauvaise chambre au détriment de l'auberge attitrée et patentée, et qui se mêlait d'attirer et de nourrir les voyageurs apparemment, mais qui devait les nourrir bien mal, car elle n'avait rien, et, pour ce, méritait le mépris des gens établis et des voyageurs qui se respectent.

En raison de ce discours, le jeune enseigne n'avait rien eu de plus pressé que d'aller chez la vieille et de lui demander à loger pour un de ses amis qu'il attendait, espérant, à la faveur de cette histoire, la faire causer et savoir quelque chose sur le compte de cette inconnue; mais la vieille avait été impénétrable et même incorruptible.

Le portrait que le marin faisait de cette jeune inconnue éveilla l'attention de Palmer. Ce pouvait être celui de Thérèse; mais que faisait-elle et pourquoi se cachait-elle à Porto-Venere? Sans doute, elle n'y était pas seule; Laurent devait être caché dans quelque autre coin. Palmer agita en lui-même la question de savoir s'il s'en irait en Chine pour n'être pas témoin de son malheur. Pourtant il prit le parti le plus raisonnable, qui était de savoir à quoi s'en tenir.

Il se fit conduire aussitôt à Porto-Venere et n'eut pas de peine à y découvrir Thérèse, logée et occupée ainsi qu'on le lui avait raconté. L'explication fut vive et franche. Tous deux étaient trop sincères pour se bouder; aussi tous deux s'avouèrent-ils qu'ils avaient eu beaucoup d'humeur l'un contre l'autre, Palmer pour n'avoir pas été averti par Thérèse du lieu de sa retraite, Thérèse pour n'avoir pas été mieux cherchée et plus tôt retrouvée par Palmer.

—Mon amie, dit celui-ci, vous semblez me reprocher surtout de vous avoir comme abandonnée à un danger. Ce danger, moi, je n'y croyais pas!

—Vous aviez raison, et je vous en remercie. Alors pourquoi étiez-vous triste et comme désespéré en me voyant partir? et comment se fait-il qu'en arrivant ici, vous n'ayez pas su découvrir où j'étais dès le premier jour? Vous avez donc supposé que j'étais partie, et qu'il était inutile de me chercher?

—Écoutez-moi, dit Palmer éludant la question, et vous verrez que j'ai eu, depuis quelques jours, bien des amertumes qui ont pu me faire perdre la tête. Vous comprendrez aussi pourquoi, vous ayant connue toute jeune, et pouvant prétendre à vous épouser, j'ai passé à côté d'un bonheur dont le regret et le rêve ne m'ont jamais quitté. J'étais dès lors l'amant d'une femme qui s'est jouée de moi de mille manières. Je me croyais, je me suis cru, pendant dix ans, en devoir de la relever et de la protéger. Enfin elle a mis le comble à son ingratitude et à sa perfidie, et j'ai pu l'abandonner, l'oublier, et disposer de moi-même. Eh bien, cette femme que je croyais en Angleterre, je l'ai retrouvée à Florence au moment où Laurent devait partir. Abandonnée d'un nouvel amant qui m'avait succédé, elle voulait et comptait me reprendre: tant de fois déjà elle m'avait trouvé généreux ou faible! Elle m'écrivait une lettre de menaces, et, feignant une jalousie absurde, elle prétendait venir vous insulter en ma présence. Je la savais femme à ne reculer devant aucun scandale, et je ne voulais, pour rien au monde, que vous fussiez seulement témoin de ses fureurs. Je ne pus la décider à ne pas se montrer, qu'en lui promettant d'avoir une explication avec elle le jour même. Elle demeurait précisément dans l'hôtel où nous logions auprès de notre malade, et, quand le voiturin qui devait emmener Laurent arriva devant la porte, elle était là, résolue à faire un esclandre. Son thème odieux et ridicule était de crier, devant tous les gens de l'hôtel et de la rue, que je partageais ma nouvelle maîtresse avec Laurent de Fauvel. Voilà pourquoi je vous fis partir avec lui, et pourquoi je restai, afin d'en finir avec cette folle sans vous compromettre, et sans vous exposer à la voir ou à l'entendre. A présent, ne dites plus que j'ai voulu vous soumettre à une épreuve en vous laissant, seule avec Laurent. J'ai assez souffert de cela, mon Dieu, ne m'accusez pas! Et, quand je vous ai crue partie avec lui, toutes les furies de l'enfer se sont mises après moi.

—Et voilà ce que je vous reproche, dit Thérèse.

—Ah! que voulez-vous! s'écria Palmer, j'ai été si odieusement trompé dans ma vie! Cette misérable femme avait remué en moi tout un monde d'amertume et de mépris.

—Et ce mépris a rejailli sur moi?

—Oh! ne dites pas cela, Thérèse,

—Moi aussi pourtant, reprit-elle, j'ai été bien trompée, et je croyais en vous quand même.

—Ne parlons plus de cela, mon amie, je regrette d'avoir été forcé de vous confier mon passé. Vous allez croire qu'il peut réagir sur mon avenir, et que, comme Laurent, je vous ferai payer les trahisons dont j'ai été abreuvé. Voyons, voyons, ma chère Thérèse, chassons ces tristes pensées. Vous êtes ici dans un endroit à donner le spleen. La barque nous attend; venez vous établir à la Spezzia.

—Non, dit Thérèse, je reste ici, moi.

—Comment? qu'est-ce donc? du dépit entre nous?

—Non, non, mon cher Dick, reprit-elle en lui tendant la main: avec vous, je n’en veux jamais avoir. Oh ! faites, je vous en supplie, que notre affection soit un idéal de sincérité, car j'y veux, quant à moi, faire tout ce qui est possible à une âme croyante; mais je ne vous savais pas jaloux, vous l'avez été et vous en convenez. Eh bien, sachez qu'il n'est pas en mon pouvoir de ne pas souffrir cruellement de cette jalousie. C'est tellement le contraire de ce que vous m'aviez promis, que je me demande où nous allons maintenant, et pourquoi il faut qu'au sortir d'un enfer, j'entre dans un purgatoire, moi qui n'aspirais qu'au repos et à la solitude.

«Ces nouveaux tourments qui semblent se préparer, ce n'est pas pour moi seule que je les redoute; s'il était possible qu'en amour l'un des deux fût heureux quand l'autre souffre, la route du dévouement serait toute tracée et facile à suivre; mais il n'en est pas ainsi, vous le voyez bien: je ne puis avoir un instant de douleur que vous ne le ressentiez. Me voilà donc entraînée à gâter votre vie, moi qui voulais rendre la mienne inoffensive, et je commence à faire un malheureux! Non, Palmer, croyez-moi; nous pensions nous connaître, et nous ne nous connaissions pas. Ce qui m'avait charmé en vous, c'est une disposition d'esprit que vous n'avez déjà plus, la confiance. Ne comprenez-vous pas qu'avilie comme je l'étais il me fallait cela pour vous aimer, et rien autre chose? Si je subissais maintenant votre affection avec des taches et des faiblesses, avec des doutes et des orages, ne seriez-vous pas en droit de vous dire que je fais un calcul en vous épousant? Oh! ne dites pas que cette idée ne vous viendra jamais; elle vous viendra malgré vous. Je sais trop comment d'un soupçon on passe à un autre, et quelle pente rapide nous emporte d'un premier désenchantement à un dégoût injurieux! Or, moi, tenez, j'en ai assez bu, de ce fiel! je n'en veux plus, et je ne m'en fais pas accroire, je ne suis plus capable de subir ce que j'ai subi; je vous l'ai dit dès le premier jour, et, si vous l'avez oublié, moi, je m'en souviens. Éloignons donc cette idée de mariage, ajouta-t-elle, et restons amis. Je reprends provisoirement ma parole, jusqu'à ce que je puisse compter sur votre estime, telle que je croyais la posséder. Si vous ne voulez pas vous soumettre à une épreuve, quittons-nous tout de suite. Quant à moi, je vous jure que je ne veux rien vous devoir, pas même le plus léger service, dans la position où je suis. Cette position, je veux vous la dire, car il faut que vous compreniez ma volonté. Je me trouve ici logée et nourrie sur parole, car je n'ai absolument rien, j'ai tout confié à Vicentino pour les frais du voyage de Laurent; mais il se trouve que je sais faire de la dentelle plus vite et mieux que les femmes du pays, et, en attendant que je reçoive de Gênes l'argent qui m'est dû, je peux gagner ici, au jour le jour, de quoi, sinon récompenser, du moins défrayer ma bonne hôtesse de la très-frugale nourriture qu'elle me fournit. Je n'éprouve ni humiliations, ni souffrance de cet état de choses, et il faut qu'il dure jusqu'à ce que mon argent arrive. Je verrai alors quel parti j'ai à prendre. Jusque-là, retournez à la Spezzia, et venez me voir quand vous voudrez; je ferai de la dentelle, tout en causant avec vous.

Palmer dut se soumettre, et il se soumit de bonne grâce. Il espérait regagner la confiance de Thérèse, et il sentait bien l'avoir ébranlée par sa faute.

X

Quelques jours après, Thérèse reçut une lettre de Genève. Laurent s'y accusait par écrit de tout ce dont il s'était accusé en paroles, comme s'il eût voulu consacrer ainsi le témoignage de son repentir.

«Non, disait-il, je n'ai pas su te mériter. J'ai été indigne d'un amour si généreux, si pur et si désintéressé. J'ai lassé ta patience, ô ma soeur, ô ma mère! Les anges aussi se fussent lassés de moi! Ah! Thérèse, à mesure que je reviens à la santé et à la vie, mes souvenirs s'éclaircissent, et je regarde dans mon passé comme dans un miroir qui me montre le spectre d'un homme que j'ai connu, mais que je ne comprends plus. A coup sûr, ce malheureux était en démence; ne penses-tu pas, Thérèse, que, marchant vers cette épouvantable maladie physique dont tu m'as sauvé par miracle, j'ai pu, trois et quatre mois d'avance, être sous le coup d'une maladie morale qui m'ôtait la conscience de mes paroles et de mes actions? Oh! si cela était, n'aurais-tu pas dû me pardonner?… Mais ce que je dis là, hélas! n'a pas le sens commun. Qu'est-ce que le mal, sinon une maladie morale? Celui qui tue son père ne pourrait-il pas invoquer la même excuse que moi? Le bien, le mal, voici la première fois que cette notion me tourmente. Avant de te connaître, et de te faire souffrir, ma pauvre bien-aimée, je n'y avais jamais songé. Le mal était pour moi un monstre de bas étage, la bête apocalyptique qui souille de ses embrassements hideux le rebut des hommes dans les bas-fonds infects de la société; le mal! pouvait-il approcher de moi, l'homme de la vie élégante, le beau de Paris, le noble fils des Muses! Ah! imbécile que j'étais, je me figurais donc, parce que j'avais la barbe parfumée et les mains bien gantées, que mes caresses purifiaient la grande prostituée des nations, l'orgie, ma fiancée, qui m'avait lié à elle d'une chaîne aussi noble que celle qui lie les forçats dans les bagnes? Et je t'ai immolée, ma pauvre douce maîtresse, à mon brutal égoïsme, et, après cela, j'ai relevé la tête en disant: «C'était mon droit, elle m'appartenait; rien ne saurait être mal de ce que j'ai le droit de faire!» Ah! malheureux, malheureux que je suis! j'ai été criminel; et je ne m'en suis pas douté! Il m'a fallu, pour le comprendre, te perdre, toi mon seul bien, le seul être qui m'eût jamais aimé et qui fût capable d'aimer l'enfant ingrat et insensé que j'étais! C'est seulement quand j'ai vu mon ange-gardien se voiler la face et reprendre son vol vers les cieux, que j'ai compris que j'étais à jamais seul et abandonné sur la terre!»

Une longue partie de cette première lettre était écrite sur un ton d'exaltation dont la sincérité se trouvait confirmée par des détails de réalité et un brusque changement de ton, caractéristique chez Laurent.

«Croirais-tu qu'en arrivant à Genève, la première chose que j'aie faite avant de songer à t'écrire, c'est d'aller acheter un gilet? Oui, un gilet d'été, fort joli, ma foi, et très-bien coupé, que j'ai trouvé chez un tailleur français, rencontre agréable pour un voyageur pressé de quitter cette ville d'horlogers et de naturalistes? Me voilà donc courant les rues de Genève, enchanté de mon gilet neuf, et m'arrêtant devant la boutique d'un libraire où une certaine édition de Byron, reliée avec un grand goût, me paraissait une tentation irrésistible. Que lire en voyage? Je ne peux pas souffrir les livres de voyage précisément, à moins qu'ils ne parlent de pays où je ne pourrai jamais aller. J'aime mieux les poëtes, qui vous promènent dans le monde de leurs rêves, et je me suis payé cette édition. Et puis j'ai suivi au hasard une très-jolie fille court vêtue qui passait devant moi, et dont la cheville me paraissait un chef-d'oeuvre d'emmanchement. Je l'ai suivie en pensant beaucoup plus à mon gilet qu'à elle. Tout à coup elle a pris à droite, et moi à gauche sans m'en apercevoir, et je me suis trouvé de retour à mon hôtel, où, en voulant serrer mon livre de nouveau dans ma malle, j'ai retrouvé les violettes doubles que tu avais semées dans ma cabine du Ferruccio au moment de nos adieux. Je les avais ramassées une à une avec soin, et je les gardais comme une relique; mais voilà qu'elles m'ont fait pleurer comme une gouttière, et, en regardant mon gilet neuf, qui avait été le principal événement de ma matinée, je me suis dit:

«—Voilà pourtant l'enfant que cette pauvre femme a aimé!»

Ailleurs, il disait:

«Tu m'as fait promettre de soigner ma santé, en me disant: «Puisque c'est moi qui te l'ai rendue, elle m'appartient un peu, et j'ai le droit de te défendre de la perdre.» Hélas! ma Thérèse, que veux-tu donc que j'en fasse, de cette maudite santé qui commence à m'enivrer comme le vin nouveau? Le printemps fleurit, et c'est la saison d'aimer, je le veux bien; mais dépend-il de moi d'aimer? Tu n'as pu m'inspirer le véritable amour, toi, et tu crois que je rencontrerai une femme capable de faire le miracle que tu n'as pas fait? Où la trouverai-je, cette magicienne? Dans le monde? Non, certes: il n'y a là que des femmes qui ne veulent rien risquer ou rien sacrifier. Elles ont bien raison certainement, et tu pourrais leur dire, ma pauvre amie, que ceux à qui l'on se sacrifie ne le méritent guère; mais moi, ce n'est pas ma faute si je ne peux pas plus me résoudre à partager avec un mari qu'avec un amant. Aimer une demoiselle? l'épouser alors? Oh! pour le coup, Thérèse, tu ne peux pas penser à cela sans rire… ou sans trembler. Moi, enchaîné de par la loi, quand je ne peux pas seulement l'être par ma propre volonté!

«J'ai eu jadis un ami qui aimait une grisette et qui se croyait heureux. J'ai fait la cour à cette fidèle amante, et je l'ai eue pour une perruche verte que son amant ne voulait pas lui donner. Elle disait naïvement: «Dame! c'est sa faute, à lui; que ne me donnait-il cette perruche!» Et, depuis ce jour-là, je me suis promis de ne jamais aimer une femme entretenue, c'est-à-dire un être qui a envie de tout ce que son amant ne lui donne pas.

«Alors, en fait de maîtresse, je ne vois plus qu'une aventurière, comme on en rencontre sur les chemins, et qui sont toutes nées princesses, mais qui ont eu des malheurs. Trop de malheurs, merci! Je ne suis pas assez riche pour combler les abîmes de ces passés-là.—Une actrice en renom? Cela m'a tenté souvent; mais il faudrait que ma maîtresse renonçât au public, et c'est là un amant que je ne me sens pas la force de remplacer. Non, non, Thérèse, je ne peux pas aimer, moi! Je demande trop, et je demande ce que je ne sais pas rendre; donc, il faudra bien que je retourne à mon ancienne vie. J'aime mieux cela, parce que ton image ne sera jamais souillée en moi par une comparaison possible. Pourquoi ma vie ne s'arrangerait-elle pas ainsi: des femmes pour les sens et une maîtresse pour mon âme? Il ne dépend ni de toi, ni de moi, Thérèse, que tu ne sois pas cette maîtresse, cet idéal rêvé, perdu, pleuré, et rêvé plus que jamais. Tu ne peux t'en offenser, je ne t'en dirai jamais rien. Je t'aimerai dans le secret de ma pensée sans que personne le sache, et sans qu'aucune autre femme puisse jamais dire: «Je l'ai remplacée, cette Thérèse.»

»Mon amie, il faut que tu m'accordes une faveur que tu m'as refusée pendant ces derniers jours si doux et si chers que nous avons passés ensemble: c'est de me parler de Palmer. Tu as cru que cela me ferait encore du mal. Eh bien, tu t'es trompée. Cela m'aurait tué lorsque pour la première fois je t'ai questionnée avec emportement sur son compte: j'étais encore malade et un peu fou; mais, quand la raison m'est revenue, quand tu m'as laissé deviner le secret que tu n'étais pas forcée de me confier, j'ai senti, au milieu de ma douleur, qu'en acceptant ton bonheur je réparais toutes mes fautes. J'ai examiné attentivement votre manière d'être ensemble: j'ai vu qu'il t'aimait passionnément et qu'il me témoignait pourtant la tendresse d'un père. Cela, vois-tu, Thérèse, m'a bouleversé. Je n'avais pas l'idée de cette générosité, de cette grandeur dans l'amour. Heureux Palmer! comme il est sûr de toi, lui! comme il te comprend, comme il te mérite par conséquent! Cela m'a rappelé le temps où je te disais: «Aimez Palmer, vous me ferez bien plaisir!» Ah! quel odieux sentiment j'avais alors dans l'âme! Je voulais être délivré de ton amour, qui m'accablait de remords, et pourtant, si alors tu m'avais répondu: «Eh bien, je l'aime!…» je t'aurais tuée?

«Et lui, ce bon grand coeur, il t'aimait déjà, et il n'a pas craint de se consacrer à toi au moment où peut-être tu m'aimais encore! Moi, en pareille circonstance, je n'aurais jamais osé me risquer. J'avais une trop belle dose de cet orgueil que nous portons si fièrement, nous autres hommes du monde, et qui a été si bien inventé par les sots pour nous empêcher de vouloir conquérir le bonheur à nos risques et périls, ou de savoir seulement le ressaisir quand il nous échappe.

»Oui, je veux me confesser jusqu'au bout, ma pauvre amie. Quand je te disais: Aimez Palmer, je croyais quelquefois que tu l'aimais déjà, et c'est là ce qui achevait de m'éloigner de toi. Il y a eu, dans les derniers temps, bien des heures où j'ai été prêt à me jeter à tes pieds; j'étais arrêté par cette idée: «Il est trop tard, elle en aime un autre. Je l'ai voulu, mais elle n'eût pas dû le vouloir. Donc, elle est indigne de moi!»

«Voilà comme je raisonnais dans ma folie, et pourtant, j'en suis sûr à présent, si j'étais revenu à toi sincèrement, quand même tu aurais commencé à aimer Dick, tu me l'aurais sacrifié. Tu aurais recommencé ce martyre que je t'imposais. Allons, j'ai bien fait, n'est-ce pas, de m'enfuir? Je le sentais en te quittant! Oui, Thérèse, c'est là ce qui m'a donné la force de me sauver à Florence sans te dire un seul mot. Je sentais que je t'assassinais jour par jour, et que je n'avais plus d'autre manière de réparer mes torts que de te laisser seule auprès d'un homme qui t'aimait véritablement.

«C'est encore là ce qui a soutenu mon courage à la Spezzia, durant cette journée où j'aurais encore pu tenter d'obtenir ma grâce; mais cette détestable pensée ne m'est pas venue; je t'en fais le serment, mon amie. Je ne sais pas si tu avais dit à ce batelier de ne pas nous perdre de vue; mais c'était bien inutile, va! Je me serais jeté dans la mer plutôt que de vouloir trahir la confiance que Palmer me témoignait en nous laissant ensemble.

«Dis-le-lui donc, à lui, que je t'aime véritablement, autant que je puis aimer. Dis-lui que c'est à lui, autant qu'à toi, que je dois de m'être condamné et exécuté comme j'ai fait. J'ai bien souffert, mon Dieu, pour accomplir ce suicide du vieil homme! Mais je suis fier de moi-même à présent. Tous mes anciens amis jugeraient que j'ai été un sot ou un lâche de ne pas tâcher de tuer mon rival en duel, sauf à abandonner ensuite, en lui crachant au visage, la femme qui m'avait trahi! Oui, Thérèse, c'est ainsi que, moi-même, j'eusse probablement jugé chez un autre la conduite que j'ai pourtant tenue vis-à-vis de toi et de Palmer avec autant de résolution que de joie. C'est que je ne suis pas une brute, Dieu merci! je ne vaux rien; mais je comprends le peu que je vaux, et je me rends justice. «Parle-moi donc de Palmer et ne crains pas que j'en souffre; loin de là, ce sera ma consolation dans mes heures de spleen. Ce sera ma force aussi: car ton pauvre enfant est encore bien faible, et, quand il se met à penser à ce qu'il eût pu être et à ce qu'il est maintenant pour toi, sa tête s'égare encore. Mais dis-moi que tu es heureuse et je me dirai avec orgueil: «J'aurais pu troubler, disputer et peut-être détruire ce bonheur: je ne l'ai pas fait. Il est donc un peu mon ouvrage, et j'ai droit maintenant à l'amitié de Thérèse.»

Thérèse répondit avec tendresse à son pauvre enfant. C'est sous ce titre qu'il était désormais enseveli et comme embaumé dans le sanctuaire du passé… Thérèse aimait Palmer, du moins elle voulait ou croyait l'aimer. Il ne lui semblait pas qu'elle pût jamais regretter le temps où, tous les matins, elle s'éveillait, disait-elle, en regardant si la maison n'allait pas lui tomber sur la tête.

Et pourtant quelque chose lui manquait, et je ne sais quelle tristesse s'était emparée d'elle depuis qu'elle habitait ce livide rocher de Porto-Venere. C'était comme un détachement de la vie qui, par moment, n'était pas sans charme pour elle; mais c'était quelque chose de morne et d'abattu qui n'était pas dans son caractère et qu'elle ne s'expliquait pas à elle-même.

Il lui fut impossible de faire ce que Laurent lui demandait à propos de Palmer: elle lui en fit brièvement le plus grand éloge et lui dit de sa part les choses les plus affectueuses; mais elle ne put se résoudre à le prendre pour confident de leur intimité. Elle répugnait à faire part de sa véritable situation, c'est-à-dire à confier des engagements sur lesquels elle ne s'était pas dit à elle-même son dernier mot. Et, quand même elle eût été fixée, n'eût-il pas été trop tôt pour dire à Laurent: «Vous souffrez encore, tant pis pour vous! moi, je me marie!»

L'argent qu'elle attendait n'arriva qu'au bout de quinze jours. Elle fit de la dentelle pendant quinze jours avec une persévérance qui désolait Palmer. Lorsqu'elle se vit enfin à la tête de quelques billets de banque, elle paya largement sa bonne hôtesse et se permit de sortir avec Palmer pour se promener autour du golfe; mais elle désira rester à Porto-Venere encore quelque temps, sans trop pouvoir expliquer pourquoi elle tenait à cette morne et misérable résidence.

Il est des situations morales qui se sentent mieux qu'elles ne se définissent. C'est avec sa mère que Thérèse venait à bout, dans ses lettres, de s'épancher.

«Je suis encore ici, lui écrivait-elle au mois de juillet, en dépit d'une chaleur dévorante. Je me suis attachée comme un coquillage à ce rocher où jamais un arbre n'a pu songer à pousser, mais où soufflent des brises énergiques et vivifiantes. Ce climat est dur mais sain, et la vue continuelle de la mer, que je ne pouvais souffrir autrefois, m'est devenue en quelque sorte nécessaire. Le pays que j'ai derrière moi, et qu'en moins de deux heures je peux gagner en barque, était ravissant au printemps. En s'enfonçant dans les terres au fond du golfe, à deux ou trois lieues de la côte, on découvre les sites les plus étranges. Il y a une certaine région de terrains déchirés par je ne sais quels anciens tremblements de terre, qui présente les accidents les plus bizarres. C'est une suite de collines de sable rouge recouvertes de pins et de bruyères, s'échelonnant les unes sur les autres, et offrant sur leurs crêtes d'assez larges voies naturelles qui tout à coup tombent à pic dans les abîmes et vous laissent fort embarrassé de continuer. Si l'on revient sur ses pas et que l'on se trompe dans le dédale des petits sentiers battus par les pieds des troupeaux, on arrive à d'autres abîmes, et nous sommes restés quelquefois, Palmer et moi, des heures entières sur ces sommets boisés, sans retrouver le chemin qui nous y avait amenés. De là, on plonge sur une immensité de pays cultivé, coupé de place en place avec une sorte de régularité par ces accidents étranges, et au delà de cette immensité se déploie l'immensité bleue de la mer. De ce côté-là, il semble que l'horizon n'ait pas de limites. Du côté du nord et de l'est, ce sont les Alpes Maritimes, dont les crêtes, hardiment dessinées, étaient encore couvertes de neige quand je suis arrivée ici. «Mais il n'est plus question de ces savanes de cistes en fleurs et de ces arbres de bruyère blanche qui répandaient un parfum si frais et si fin aux premiers jours de mai. C'était alors un paradis terrestre: ces bois étaient pleins de faux ébéniers, d'arbres de Judée, de genêts odorants et de cytises étincelant comme de l'or au milieu des noirs buissons de myrte. A présent, tout est brûlé, les pins exhalent une odeur acre, les champs de lupin, si fleuris et si parfumés naguère, n'offrent plus que des tiges coupées, noires comme si le feu y avait passé; les moissons enlevées, la terre fume au soleil de midi, et il faut se lever de grand matin pour se promener sans souffrir. Or, comme il faut d'ici quatre heures au moins, tant en barque que sur les pieds, pour gagner la partie boisée du pays, le retour n'est pas agréable, et toutes les hauteurs qui entourent immédiatement le golfe, magnifiques de formes et d'aspect, sont si nues, que c'est encore à Porto-Venere et dans l'île Palmaria que l'on peut respirer le mieux.

«Et puis il y a un fléau à la Spezzia: ce sont les moustiques engendrés par les eaux stagnantes d'un petit lac voisin et des immenses marécages que la culture dispute aux eaux de la mer. Ici, ce n'est pas l'eau des terres qui nous gêne: nous n'avons que la mer et le rocher, pas d'insectes par conséquent, pas un brin d'herbe; mais quels nuages d'or et de pourpre, quelles tempêtes sublimes, quels calmes solennels! La mer est un tableau qui change de couleur et de sentiment à chaque minute du jour et de la nuit. Il y a ici des gouffres remplis de clameurs dont vous ne pouvez vous représenter l'effroyable variété; tous les sanglots du désespoir, toutes les imprécations de l'enfer s'y sont donné rendez-vous, et, de ma petite fenêtre, j'entends dans la nuit ces voix de l'abîme qui tantôt rugissent une bacchanale sans nom, tantôt chantent des hymnes sauvages encore redoutables dans leur plus grand apaisement.

«Eh bien, j'aime tout cela maintenant, moi qui avais les goûts champêtres et l'amour des petits coins verts et tranquilles. Est-ce parce que j'ai pris dans ce fatal amour l'habitude des orages et le besoin du bruit? Peut-être! Nous sommes de si étranges créatures, nous autres femmes! Il faut que je vous le confesse, ma bien-aimée, j'ai passé bien des jours avant de m'habituer à me passer de mon supplice, je ne savais que faire de moi, n'ayant plus personne à servir et à soigner. Il eût fallu que Palmer fût un peu insupportable; mais, voyez l'injustice, dès qu'il a fait mine de l'être, je me suis révoltée, et, à présent qu'il est redevenu bon comme un ange, je ne sais plus à qui m'en prendre de l'épouvantable ennui qui m'envahit par moments. Hélas! oui, c'est comme cela!… Dois-je vous le dire? Non, je ferais mieux de ne pas le savoir moi-même, ou, si je le sais, de ne pas vous affliger de ma folie. Je voulais ne vous parler que du pays, de mes promenades, de mes occupations, de ma triste chambre sous les toits, ou plutôt sur les toits, et où je me plais à être seule, ignorée, oubliée du monde, sans devoirs, sans clients, sans affaires, sans autre travail que celui qui me plaît. Je fais poser des petits enfants, et je m'amuse à composer des groupes; mais tout cela ne vous suffit pas, et, si je ne vous dis pas où j'en suis de mon coeur et de ma volonté, vous serez encore plus inquiète. Eh bien, sachez-le, je suis bien décidée à épouser Palmer et je l'aime; mais je n'ai pas encore pu me résoudre à fixer l'époque du mariage, je crains pour lui et pour moi-même le lendemain de cette union indissoluble. Je ne suis plus dans l'âge des illusions, et, après une vie comme la mienne, on a cent ans d'expérience et, par conséquent, de terreurs! Je me suis crue absolument détachée de Laurent, je l'étais absolument en effet à Gênes, le jour où il me dit que j'étais son fléau, l'assassin de son génie et de sa gloire. A présent, je ne me sens plus si indépendante de lui; depuis sa maladie, son repentir et les lettres adorables de douceur et d'abnégation qu'il m'a écrites pendant ces deux derniers mois, je sens qu'un grand devoir m'attache encore à ce malheureux enfant, et je ne voudrais pas le froisser par un abandon complet. C'est pourtant ce qui peut arriver au lendemain de mon mariage. Palmer a eu un moment de jalousie, et ce moment peut revenir le jour où il aura le droit de me dire: Je veux! Je n'aime plus Laurent, ma bien-aimée, je vous le jure, j'aimerais mieux mourir que d'avoir de l'amour pour lui; mais, le jour où Palmer voudra briser l'amitié qui a survécu en moi à cette malheureuse passion, peut-être n'aimerai-je plus Palmer.

«Tout cela, je le lui ai dit; il le comprend, car il se pique d'être un grand philosophe, et il persiste à croire que ce qui lui paraît juste et bon aujourd'hui ne changera jamais d'aspect à ses yeux. Moi aussi, je le crois, et cependant je lui demande de laisser couler les jours, sans les compter, sur la situation calme et douce où nous voici. J'ai des accès de spleen, il est vrai; mais, par nature, Palmer n'est pas très-clairvoyant et je peux les lui cacher. Je peux avoir devant lui ce que Laurent appelait ma figure d'oiseau malade, sans qu'il en soit effarouché. Si le mal futur se borne à ceci, que je pourrai avoir les nerfs irrités et l'esprit assombri sans qu'il s'en aperçoive et s'en affecte, nous pourrons vivre ensemble aussi heureux que possible. S'il se mettait à scruter mes regards distraits, à vouloir percer le voile de mes rêveries, à faire enfin tous les cruels enfantillages dont m'accablait Laurent dans mes heures de défaillance morale, je ne me sens plus de force à lutter, et j'aimerais mieux que l'on me tuât tout de suite, ce serait plus tôt fait.»

Thérèse reçut de Laurent à la même époque une lettre si ardente, qu'elle en fut inquiète. Ce n'était plus l'enthousiasme de l'amitié, c'était celui de l'amour. Le silence que Thérèse avait gardé sur ses relations avec Palmer avait rendu à l'artiste l'espoir de renouer avec elle. Il ne pouvait plus vivre sans elle; il avait fait de vains efforts pour retourner à la vie de plaisir. Le dégoût l'avait saisi à la gorge.

«Ah! Thérèse, lui disait-il, je t'ai reproché autrefois d'aimer trop chastement et d'être plus faite pour le couvent que pour l'amour. Comment ai-je pu blasphémer ainsi? Depuis que je cherche à me rattacher au vice, c'est moi qui me sens redevenir chaste comme l'enfance, et les femmes que je vois me disent que je suis bon à faire un moine. Non, non, je n'oublierai jamais ce qu'il y avait entre nous de plus que l'amour, cette douceur maternelle qui me couvait durant des heures entières d'un sourire attendri et placide, ces épanchements du coeur, ces aspirations de l'intelligence, ce poème à deux dont nous étions les auteurs et les personnages sans y songer. Thérèse, si tu n'es pas à Palmer, tu ne peux être qu'à moi! Avec quel autre retrouveras-tu ces émotions ardentes, ces attendrissements profonds? Tous nos jours ont-ils donc été mauvais? N'y en a-t-il pas eu de beaux? Et, d'ailleurs, est-ce le bonheur que tu cherches, toi, la femme dévouée? Peux-tu te passer de souffrir pour quelqu'un, et ne m'as-tu pas appelé quelquefois, quand tu me pardonnais mes folies, ton cher supplice et ton tourment nécessaire? Souviens-toi, souviens-toi, Thérèse! Tu as souffert, et tu vis. Moi, je t'ai fait souffrir, et j'en meurs! N'ai-je pas assez expié? Voilà trois mois d'agonie pour mon âme!…»

Puis venaient des reproches. Thérèse lui en avait dit trop ou trop peu. Les expressions de son amitié étaient trop vives si ce n'était que de l'amitié, trop froides et trop prudentes si c'était de l'amour. Il fallait qu'elle eût le courage de le faire vivre ou mourir.

Thérèse se décida à lui répondre qu'elle aimait Palmer, et qu'elle comptait l'aimer toujours, sans pourtant parler du projet de mariage qu'elle ne pouvait se résoudre à regarder comme une résolution arrêtée. Elle adoucit autant qu'elle put le coup que cet aveu devait porter à l'orgueil de Laurent.

«Sache bien, lui dit-elle, que ce n'est pas, comme tu le prétendais, pour te punir, que j'ai donné mon coeur et ma vie à un autre. Non, tu étais pleinement pardonné le jour où j'ai répondu à l'affection de Palmer, et la preuve, c'est que j'ai couru à Florence avec lui. Crois-tu donc, mon pauvre enfant, qu'en te soignant comme j'ai fait durant ta maladie, je ne fusse réellement là qu'une soeur de charité»? Non, non, ce n'était pas le devoir, qui m'enchaînait à ton chevet, c'était la tendresse d'une mère. Est-ce qu'une mère ne pardonne pas toujours? Eh bien, il en sera toujours ainsi, vois-tu! Toutes les fois que, sans manquer à ce que je dois à Palmer, je pourrai te servir, te soigner et te consoler, tu me retrouveras. C'est parce que Palmer ne s'y oppose pas que j'ai pu l'aimer, et que je l'aime. S'il m'eût fallu passer de tes bras dans ceux de ton ennemi, j'aurais eu horreur de moi; mais ç'a été le contraire. C'est en nous jurant l'un à l'autre de veiller toujours sur toi, de ne t'abandonner jamais, que nos mains se sont unies.»

Thérèse montra cette lettre à Palmer, qui en fut vivement ému et voulut écrire de son côté, à Laurent, pour lui faire les mêmes promesses de sollicitude constante et d'affection vraie.

Laurent fit attendre une nouvelle lettre de lui. Il avait recommencé un rêve qu'il voyait s'envoler sans retour. Il s'en affecta vivement d'abord; mais il résolut de secouer ce chagrin qu'il ne se sentait pas la force de porter. Il se fit en lui une de ces révolutions soudaines et complètes qui étaient tantôt le fléau, tantôt le salut de sa vie, et il écrivit à Thérèse:

«Sois bénie, ma soeur adorée; je suis heureux, je suis fier de ton amitié fidèle, et celle de Palmer m'a touché jusqu'aux larmes. Que ne parlais-tu plus tôt, méchante? je n'aurais pas tant souffert. Que me fallait-il, en effet? Te savoir heureuse, et rien de plus. C'est parce que je t'ai crue seule et triste que je revenais me mettre à tes pieds pour te dire: «Eh bien, puisque tu souffres, souffrons ensemble. Je veux partager tes tristesses, tes ennuis et ta solitude.» N'était-ce pas mon devoir et mon droit?—Mais tu es heureuse, Thérèse, et moi aussi par conséquent! Je te bénis de me l'avoir dit. Me voilà donc enfin délivré des remords qui me rongeaient le coeur! Je veux marcher la tête haute, aspirer l'air à pleine poitrine et me dire que je n'ai pas souillé et gâté la vie de la meilleure des amies? Ah! je suis plein d'orgueil de sentir en moi cette joie généreuse, au lieu de l'affreuse jalousie qui me torturait autrefois!

«Ma chère Thérèse, mon cher Palmer, vous êtes mes deux anges gardiens. Vous m'avez porté bonheur. Grâce à vous enfin, je sens que j'étais né pour autre chose que la vie que j'ai menée. Je renais, je sens l'air du ciel descendre dans mes poumons, avides d'une pure atmosphère. Mon être se transforme. Je vais aimer!

«Oui, je vais aimer, j'aime déjà!… J'aime une belle et pure enfant qui n'en sait rien encore, et auprès de qui je trouve un plaisir mystérieux à garder le secret de mon coeur, et à paraître et à me faire aussi naïf, aussi gai, aussi enfant qu'elle-même.—Ah! qu'ils sont beaux, ces premiers jours d'une émotion naissante! N'y a-t-il pas quelque chose de sublime et d'effrayant dans cette idée: je vais me trahir, c'est-à-dire je vais me donner! demain, ce soir peut-être, je ne m'appartiendrai plus?

«Réjouis-toi, ma Thérèse, de ce dénouement de la triste et folle jeunesse de ton pauvre enfant. Dis-toi que ce renouvellement d'un être qui semblait perdu et qui, au lieu de ramper dans la fange, ouvre ses ailes comme un oiseau, est l'ouvrage de ton amour, de ta douceur, de ta patience, de ta colère, de ta rigueur, de ton pardon et de ton amitié! Oui, il a fallu toutes les péripéties d'un drame intime où j'ai été vaincu pour m'amener à ouvrir les yeux. Je suis ton oeuvre, ton fils, ton travail et ta récompense, ton martyre et ta couronne. Bénissez-moi tous les deux, mes amis, et priez pour moi, je vais aimer!»

Tout le reste de la lettre était ainsi. En recevant cet hymne de joie et de reconnaissance, Thérèse sentit pour la première fois son propre bonheur complet et assuré. Elle tendit les deux mains à Palmer et lui dit:

—Ah ça! où et quand nous marions-nous?

XI

Il fut décidé que le mariage aurait lieu en Amérique. Palmer se faisait une joie suprême de présenter Thérèse à sa mère et de recevoir sous les yeux de celle-ci la bénédiction nuptiale. La mère de Thérèse ne pouvait se promettre le bonheur d'y assister, quand même la cérémonie aurait lieu en France. Elle en était dédommagée par la joie qu'elle éprouvait à voir sa fille engagée à un homme raisonnable et dévoué. Elle ne pouvait souffrir Laurent, et elle avait toujours tremblé que Thérèse ne retombât sous son joug.

L'Union faisait ses apprêts de départ. Le capitaine Lawson offrait d'emmener Palmer et sa fiancée. C'était une fête à bord, de penser qu'on ferait la traversée avec ce couple aimé. Le jeune enseigne réparait son impertinente entreprise par l'attitude la plus respectueuse et par l'estime la plus sincère pour Thérèse.

Thérèse, ayant tout préparé pour s'embarquer le 18 août, reçut une lettre de sa mère, qui la suppliait de venir d'abord à Paris, ne fût-ce que pour vingt-quatre heures. Elle devait y venir elle-même pour des affaires de famille. Qui savait quand Thérèse pourrait revenir d'Amérique? Cette pauvre mère n'était pas heureuse par ses autres enfants, que l'exemple d'un père défiant et irrité rendait insoumis et froids envers elle. Aussi elle adorait Thérèse, qui seule avait été vraiment pour elle une fille tendre et une amie dévouée. Elle voulait la bénir et l'embrasser, peut-être pour la dernière fois, car elle se sentait vieille avant l'âge, malade et fatiguée d'une vie sans sécurité et sans expansion.

Palmer fut plus contrarié de cette lettre qu'il ne voulut l'avouer. Bien qu'il eût toujours admis avec une apparente satisfaction la certitude d'une amitié durable entre lui et Laurent, il n'avait pas cessé d'être inquiet malgré lui des sentiments qui pouvaient se réveiller dans le coeur de Thérèse lorsqu'elle le reverrait. A coup sûr, il ne s'en rendait pas compte quand il proclamait le contraire; mais il s'en aperçut quand le canon du navire américain fit retentir les échos du golfe de la Spezzia de ses adieux répétés durant toute la journée du 18 août.

Chacune de ces explosions le faisait tressaillir, et, à la dernière, il se tordit les mains jusqu'à les faire craquer.

Thérèse s'en étonna. Elle n'avait plus rien pressenti des anxiétés de Palmer depuis l'explication qu'ils avaient eue ensemble au commencement de leur séjour en ce pays.

—Mon Dieu, qu'est-ce donc? s'écria-t-elle en le regardant avec attention.
Quel pressentiment avez-vous?

—Oui! c'est cela, répondit Palmer à la hâte. C'est un pressentiment… pour Lawson, mon ami d'enfance. Je ne sais pourquoi… Oui, oui, c'est un pressentiment!

—Vous croyez qu'un malheur lui arrivera en mer?

—Peut-être? Qui sait? Enfin vous n'y serez pas exposée, grâce au ciel, puisque nous allons à Paris.

L'Union passe à Brest et s'y arrête quinze jours. C'est là que nous irons nous embarquer?

—Oui, oui, sans doute, si d'ici là il n'arrive pas une catastrophe.

Et Palmer resta triste et accablé, sans que Thérèse devinât ce qui se passait en lui. Comment l'eût-elle deviné? Laurent était aux eaux de Baden. Palmer le savait bien, et Laurent était occupé aussi de projets de mariage, comme il l'avait écrit.

Ils partirent le lendemain en poste, et, sans s'arrêter nulle part, ils rentrèrent en France par Turin et le mont Cenis.

Ce voyage fut d'une tristesse extraordinaire. Palmer voyait partout des signes de malheur; il avouait des superstitions et des faiblesses d'esprit qui n'étaient nullement dans son caractère. Lui, si calme et si facile à servir, il s'abandonnait à des colères inouïes contre les postillons, contre les routes, contre les douaniers, contre les passants. Thérèse ne l'avait jamais vu ainsi. Elle ne put se défendre de le lui dire. Il lui répondit un mot insignifiant, mais avec une expression de visage si sombre et un accent de dépit si marqué, qu'elle eut peur de lui, de l'avenir par conséquent.

Il y a une destinée implacable pour certaines existences. Pendant que Thérèse et Palmer rentraient en France par le mont Cenis, Laurent y rentrait par Genève. Il arriva à Paris quelques heures avant eux, préoccupé d'un vif souci. Il avait enfin découvert que, pour le faire voyager pendant quelques mois, Thérèse s'était dépouillée en Italie de tout ce qu'elle possédait alors, et il avait appris (car tout se découvre tôt ou tard), d'une personne qui avait passé à la Spezzia à cette époque, que mademoiselle Jacques vivait à Porto-Venere dans un état de gêne extraordinaire, et faisait de la dentelle pour payer un logement de six livres par mois.

Humilié et repentant, irrité et désolé, il voulait savoir à quoi s'en tenir sur la situation présente de Thérèse. Il la savait trop fière pour vouloir rien accepter de Palmer, et il se disait avec vraisemblance que, si elle n'avait pas été payée de ses travaux à Gênes, elle avait dû faire vendre ses meubles à Paris.

Il courut aux Champs-Elysées, frémissant de trouver des inconnus installés dans cette chère petite maison dont il n'approchait qu'avec un violent battement de coeur. Comme il n'y avait pas de portier, il dut sonner à la grille du jardin, sans savoir quelle figure allait venir lui répondre. Il ignorait le prochain mariage de Thérèse, il ignorait même qu'elle fût libre de se marier. Une dernière lettre qu'elle lui avait écrite à ce sujet était arrivée à Baden le lendemain de son départ.

Sa joie fut extrême de voir la porte ouverte par la vieille Catherine. Il lui sauta au cou; mais tout aussitôt il devint triste en voyant la figure consternée de cette bonne femme.

—Et que venez-vous faire ici? lui dit-elle avec humeur. Vous savez donc que mademoiselle arrive aujourd'hui? Ne pouvez-vous la laisser tranquille? Venez-vous encore faire son malheur? On m'avait dit que vous vous étiez quittés, et j'en étais contente; car, après vous avoir aimé, je vous détestais. Je voyais bien que vous étiez l'auteur de ses embarras et de ses peines. Allons, allons, ne restez pas ici à l'attendre, à moins que vous n'ayez juré de la faire mourir!

—Vous dites qu'elle arrive aujourd'hui! s'écria Laurent à plusieurs reprises.

C'est tout ce qu'il avait entendu de la mercuriale de la vieille servante. Il entra dans l'atelier de Thérèse, dans le petit salon lilas et jusque dans la chambre à coucher, soulevant les toiles grises que Catherine avait étendues partout pour garantir les meubles. Il les regardait un à un, tous ces petits meubles curieux et charmants, objets d'art et de goût que Thérèse avait payés de son travail; aucun ne manquait. Rien ne paraissait changé dans la situation que Thérèse s'était faite à Paris, et Laurent répétait d'un air un peu égaré en regardant Catherine, qui le suivait pas à pas d'un air soucieux:

—Elle arrive aujourd'hui!

En disant qu'il aimait une belle enfant d'un amour pur et blond comme elle, Laurent s'était vanté. Il avait pensé dire la vérité en écrivant à Thérèse avec l'exaltation à laquelle il s'abandonnait pour lui parler de lui-même, et qui contrastait si étrangement avec le ton moqueur et froid qu'il se croyait obligé de porter dans le monde. La déclaration qu'il avait dû faire à la jeune fille objet de ses rêves, il ne l'avait pas faite. Un oiseau ou un nuage qui avait passé le soir dans le ciel avait suffi pour déranger le fragile édifice de bonheur et d'expansion éclos le matin dans cette imagination d'enfant et de poëte. La peur d'être ridicule s'était emparée de lui, ou bien la crainte de guérir de son invincible et fatale passion pour Thérèse.

Il était là, ne répondant rien à Catherine, qui, pressée de tout préparer pour l'arrivée de sa chère maîtresse, se décida à le laisser seul. Laurent était en proie à une agitation inouïe. Il se demandait pourquoi Thérèse revenait à Paris sans l'en avoir averti. Y venait-elle en secret avec Palmer, ou bien avait-elle fait comme Laurent lui-même? Lui avait-elle annoncé un bonheur qui n'existait pas encore, et dont la pensée était déjà évanouie? Ce brusque et mystérieux retour ne cachait-il pas une rupture avec Dick?

Laurent s'en réjouissait et s'en effrayait à la fois. Mille idées, mille émotions se contrariaient dans sa tête et dans ses nerfs. Il y eut un moment où il oublia insensiblement la réalité et se persuada que ces meubles couverts de toile grise étaient des tombes dans un cimetière. Il avait toujours eu horreur de la mort, et, malgré lui, il y pensait sans cesse. Il la voyait autour de lui sous toutes les formes. Il se crut entouré de linceuls, et se leva avec effroi en s'écriant:

—Qui est donc mort? Est-ce Thérèse? est-ce Palmer? Je le vois, je le sens, quelqu'un est mort dans la région où je viens de rentrer!… Non, c'est toi, répondit-il en se parlant à lui-même, c'est toi qui as vécu dans cette maison les seuls jours de ta vie, et qui y rentres inerte, abandonné, oublié comme un cadavre!

Catherine revint sans qu'il y fit attention, enleva les toiles, épousseta les meubles, ouvrit toutes grandes les croisées, qui étaient fermées, ainsi que les persiennes, et mit des fleurs dans les grands vases de Chine posés sur les consoles dorées. Puis elle s'approcha de lui et lui dit:

—Eh bien, voyons, que faites-vous ici?

Laurent sortit de son rêve, et, regardant autour de lui avec égarement, il vit les fleurs répétées dans les glaces, les meubles de Boule brillant au soleil, et tout cet air de fête qui avait succédé, comme par magie, à l'aspect funèbre de l'absence, qui ressemble tant en effet à la mort.

Son hallucination prit un autre cours.

—Ce que je fais ici? dit-il en souriant d'un air sombre; oui, qu'est-ce que je fais ici? C'est fête aujourd'hui chez Thérèse, c'est un jour d'ivresse et d'oubli. C'est un rendez-vous d'amour que la maîtresse du logis a donné, et certes ce n'est pas moi qu'elle attend, moi, un mort! Qu'est-ce qu'un cadavre a à voir dans cette chambre de noces? Aussi que va-t-elle dire en me voyant là? Elle dira comme toi, pauvre vieille, elle me dira: «Va-t'en! ta place est dans un cercueil!»

Laurent parlait comme dans la fièvre. Catherine eut pitié de lui.

—Il est fou, pensa-t-elle, il l'a toujours été.

Et, comme elle songeait à ce qu'elle lui dirait pour le renvoyer avec douceur, elle entendit qu'une voiture s'arrêtait dans la rue. Dans sa joie de revoir Thérèse, elle oublia Laurent et courut ouvrir.

Palmer était à la porte avec Thérèse; mais, pressé de se débarrasser de la poussière du voyage et ne voulant pas laisser à Thérèse l'ennui de faire décharger la chaise de poste chez elle, il y remonta aussitôt, et donna l'ordre qu'on le conduisît à l'hôtel Meurice, en disant à Thérèse qu'il lui apporterait ses malles dans deux heures et viendrait dîner avec elle.

Thérèse embrassa sa bonne Catherine, et, tout en lui demandant comment elle s'était portée en son absence, elle entra dans la maison avec cette curiosité impatiente, inquiète ou joyeuse, que l'on éprouve instinctivement à revoir un lieu où l'on a longtemps vécu, si bien que Catherine n'eut pas le loisir de lui dire que Laurent était là, et qu'elle le surprit pâle, absorbé et comme pétrifié sur le sofa du salon. Il n'avait entendu ni la voiture, ni le bruit des portes ouvertes précipitamment. Il était encore plongé dans ses rêveries lugubres, quand il la vit devant lui. Il poussa un cri terrible, s'élança vers elle pour l'embrasser, et tomba suffoqué, presque évanoui à ses pieds.

Il fallut lui ôter sa cravate, et lui faire respirer de l'éther; il étouffait, et les battements de son coeur étaient si violents, que tout son corps en était ébranlé comme de commotions électriques. Thérèse, effrayée de le voir ainsi, crut qu'il était retombé malade. Cependant la fraîcheur de la jeunesse lui revint bientôt, et elle remarqua qu'il avait engraissé. Il lui jura mille fois qu'il ne s'était jamais mieux porté, et qu'il était heureux de la voir embellie et de lui retrouver l'oeil pur comme elle l'avait le premier jour de leur amour. Il se mit à genoux devant elle et lui baisa les pieds pour lui témoigner son respect et son adoration. Ses effusions étaient si vives, que Thérèse en fut inquiète et crut devoir se hâter de lui rappeler son prochain départ et son prochain mariage avec Palmer.

—Quoi? qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que tu dis? s'écria Laurent, pâle comme si la foudre lui tombée à ses pieds. Départ! mariage!… Comment? pourquoi? Est-ce que je rêve encore? est-ce que tu as dit ces mots-là?

—Oui, répondit-elle, je te les dis. Je te les avais écrits; tu n'as donc pas reçu ma lettre?

—Départ! mariage! répétait Laurent; mais tu disais autrefois que c'était impossible! Souviens toi! Il y a eu des jours où je regrettais de ne pouvoir faire taire les gens qui te déchiraient, en te donnant mon nom et ma vie entière. Et toi, tu disais: «Jamais, jamais, tant que cet homme vivra!» Il est donc mort? ou bien tu aimes Palmer comme tu ne m'as jamais aimé, puisque tu braves pour lui des scrupules que je trouvais fondés et un scandale affreux que je crois inévitable?

—Le comte de *** n'est plus, et je suis libre.

Laurent fut si étourdi de cette révélation, qu'il oublia tous ses projets d'amitié fraternelle et désintéressée. Ce que Thérèse avait prévu à Gênes se réalisa dans les conditions les plus singulièrement déchirantes. Laurent se fit une idée exaltée du bonheur qu'il eût pu goûter en devenant le mari de Thérèse, et il versa des torrents de larmes sans qu'aucune parole de raison et de remontrance eût prise sur son âme troublée et désespérée. Sa douleur était si énergiquement exprimée et ses larmes si vraies, que Thérèse ne put se soustraire à l'émotion d'une scène pathétique et navrante. Elle n'avait jamais pu voir souffrir Laurent sans ressentir toutes les pitiés de la maternité grondeuse, mais vaincue. Elle essaya en vain de retenir ses propres larmes.

Ce n'étaient pas des larmes de regret, elle ne s'abusait pas sur ce vertige que Laurent éprouvait, et qui n'était autre chose qu'un vertige; mais il agissait sur ses nerfs, et les nerfs d'une femme comme elle, c'étaient les propres fibres de son coeur, froissées par une souffrance qu'elle ne s'expliquait pas.

Elle réussit enfin à le calmer, et, en lui parlant avec douceur et tendresse, à lui faire accepter son mariage comme la plus sage et la meilleure solution pour elle et pour lui-même. Laurent en convenait avec un triste sourire.

—Oui, certes, disait-il, j'eusse fait un mari détestable, et lui, il te rendra heureuse! Le ciel te devait cette récompense et ce dédommagement. Tu as bien raison de l'en remercier et de trouver que cela nous préserve, toi d'une existence misérable, moi de remords pires que les anciens. C'est parce que tout cela est si vrai, si sage, si logique et si bien arrangé que je suis si malheureux!

Et il recommençait à sangloter.

Palmer rentra sans qu'on l'eût entendu venir. Il était, en effet, sous le coup d'un pressentiment terrible, et, sans rien préméditer, il venait comme un jaloux en défiance, sonnant à peine et marchant sans faire crier les parquets. Il s'arrêta à la porte du salon et reconnut la voix de Laurent.

—Ah! j'en étais bien sûr! se dit-il en déchirant le gant qu'il s'était réservé de mettre justement à cette porte, apparemment pour se donner le temps de la réflexion avant d'entrer. Il crut devoir frapper.

—Entrez! cria vivement Thérèse, étonnée que quelqu'un lui fit cette insulte de frapper à la porte de son salon.

En voyant que c'était Palmer, elle pâlit. Ce qu'il venait de faire était plus éloquent que bien des paroles, il la soupçonnait.

Palmer vit cette pâleur, et n'en put comprendre la véritable cause. Il vit aussi que Thérèse avait pleuré, et la physionomie décomposée de Laurent acheva de le troubler lui-même. Le premier regard qu'échangèrent involontairement ces deux hommes fut un regard de haine et de provocation; puis ils marchèrent l'un sur l'autre, incertains s'ils se tendraient la main ou s'ils s'étrangleraient.

Laurent fut en ce moment le meilleur et le plus sincère des deux, car il avait des mouvements spontanés qui rachetaient toutes ses fautes. Il ouvrit les bras et embrassa Palmer avec effusion, sans lui cacher ses larmes, qui recommençaient à l'étouffer.

—Qu'est-ce donc? lui dit Palmer en regardant Thérèse.

—Je ne sais, répondit-elle avec fermeté; je viens de lui dire que nous partons pour nous marier. Il en prend du chagrin. Il croit apparemment que nous allons l'oublier. Dites-lui, Palmer, que, de loin comme de près, nous l'aimerons toujours.

—C'est un enfant gâté! reprit Palmer. Il devrait savoir que je n'ai qu'une parole, et que je veux votre bonheur avant tout. Faudra-t-il donc que nous l'emmenions en Amérique pour qu'il cesse de s'affliger et de vous faire pleurer, Thérèse?

Ces paroles furent dites d'un ton indéfinissable. C'était l'accent de l'amitié paternelle, mêlé de je ne sais quelle aigreur profonde et invincible.

Thérèse comprit. Elle demanda son châle et son chapeau en disant à Palmer:

—Nous allons dîner au cabaret. Catherine n'attendait que moi, et il n'y aurait pas ici de quoi dîner pour nous deux.

—Vous voulez dire pour nous trois, reprit Palmer, toujours moitié amer, moitié tendre.

—Mais, moi, je ne dîne pas avec vous, répondit Laurent, qui comprit enfin ce qui se passait dans l'esprit de Palmer. Je vous quitte; je reviendrai vous dire adieu. Quel jour partez-vous?

—Dans quatre jours, dit Thérèse.

—Au moins! ajouta Palmer en la regardant d'une manière étrange; mais ce n'est pas une raison pour que nous ne dînions pas tous trois ensemble aujourd'hui. Laurent, faites-moi ce plaisir. Nous irons aux Frères-Provençaux, et, de là, nous ferons un tour en voiture au bois de Boulogne. Cela nous rappellera Florence et les Cascine. Voyons, je vous prie.

—Je suis engagé, dit Laurent.

—Eh bien, dégagez-vous, reprit Palmer. Voilà du papier et des plumes!
Écrivez, écrivez, je vous prie!

Palmer parlait d'un ton si décidé, qu'il en était absolu. Laurent crut se rappeler que c'était son accent de rondeur accoutumé. Thérèse eût voulu qu'il refusât, et d'un regard elle eût pu le lui faire comprendre; mais Palmer ne la perdait pas de vue, et il paraissait en train d'interpréter toutes choses d'une manière funeste.

Laurent était très-sincère. Quand il mentait, il était sa première dupe. Il se crut assez fort pour braver cette situation délicate, et il eut l'intention droite et généreuse de rendre à Palmer sa confiance d'autrefois. Malheureusement, lorsque l'esprit humain, emporté par de grandes aspirations, a gravi de certains sommets, s'il est pris de vertige, il ne descend plus, il se précipite. C'est ce qui arrivait à Palmer. Homme de coeur et de loyauté entre tous, il avait eu l'ambition de vouloir dominer les émotions intérieures d'une situation trop délicate. Ses forces le trahissaient; qui pourrait l'en blâmer? Et il s'élançait dans l'abîme, entraînant Thérèse et Laurent lui-même avec lui. Qui ne les plaindrait tous trois? Tous trois avaient rêvé d'escalader le ciel et d'atteindre ces régions sereines où les passions n'ont plus rien de terrestre; mais cela n'est pas donné à l'homme: c'est déjà beaucoup pour lui de se croire un instant capable d'aimer sans trouble et sans méfiance.

Le dîner fut d'une tristesse mortelle; bien que Palmer, qui s'était emparé du rôle d'amphitryon, prît à coeur de faire servir à ses convives les mets et les vins les plus recherchés, tout leur parut amer, et Laurent, après de vains efforts pour se trouver dans la situation d'esprit qu'il avait savourée doucement à Florence au lendemain de sa maladie entre ces deux personnes, refusa de les suivre au bois de Boulogne. Palmer, qui, pour s'étourdir, avait bu un peu plus que de coutume, insista d'une manière impatientante pour Thérèse.

—Voyons, dit-elle, ne vous obstinez pas ainsi. Laurent a raison de refuser; au bois de Boulogne, dans votre calèche découverte, nous serons en vue, et nous pouvons rencontrer des gens qui nous connaissent. Ils ne sont pas obligés de savoir dans quelle position exceptionnelle nous nous trouvons tous les trois, et pourraient bien penser, sur le compte de chacun de nous, des choses assez fâcheuses.

—Eh bien, rentrons chez vous, dit Palmer; j'irai ensuite me promener seul, j'ai besoin de prendre l'air.

Laurent s'esquiva en voyant que c'était comme un parti pris chez Palmer de le laisser seul avec Thérèse, apparemment pour les surveiller ou les surprendre. Il rentra chez lui fort triste, en se disant que Thérèse n'était peut-être pas heureuse, et un peu content aussi malgré lui de pouvoir se dire que Palmer n'était pas au-dessus de la nature humaine, comme il se l'était imaginé, et comme Thérèse le lui avait dépeint dans ses lettres.

Nous passerons rapidement sur les huit jours qui suivirent, huit jours qui firent, d'heure en heure, tomber plus bas l'héroïque roman rêvé plus ou moins fortement par ces trois malheureux amis. La plus illusionnée avait été Thérèse, puisque, après des craintes et des prévisions assez sages, elle s'était résolue à engager sa vie, et que, quelles que fussent désormais les injustices de Palmer, elle devait et voulait lui tenir parole.

Palmer l'en dégagea tout d'un coup, après une série de soupçons plus outrageants par le silence que ne l'avaient été toutes les injures de Laurent. Un matin, Palmer, après avoir passé la nuit caché dans le jardin de Thérèse, allait se retirer lorsqu'elle parut auprès de la grille, et l'arrêta.

—Eh bien, lui dit-elle, vous avez veillé là pendant six heures, et je vous voyais de ma chambre. Êtes-vous bien convaincu que personne n'est venu chez moi cette nuit?

Thérèse était irritée, et cependant, en provoquant l'explication que lui refusait Palmer, elle espérait encore le ramener à la confiance; mais il en jugea autrement.

—Je vois, Thérèse, lui dit-il, que vous êtes lasse de moi, puisque vous exigez une confession après laquelle je serai méprisable à vos yeux. Il ne vous en eût pas coûté beaucoup cependant de les fermer sur une faiblesse dont je ne vous ai pas beaucoup importunée. Que ne me laissiez-vous souffrir en silence? Vous ai-je injuriée et obsédée de sarcasmes amers, moi? Vous ai-je écrit des volumes d'outrages pour venir le lendemain pleurer à vos pieds et vous faire des protestations délirantes, sauf à recommencer à vous torturer le lendemain? Vous ai-je seulement adressé une question indiscrète? Que ne dormiez-vous tranquillement cette nuit, pendant que j'étais assis sur ce banc sans troubler votre repos par des cris et des larmes? Ne pouvez-vous me pardonner une souffrance dont je rougis peut-être, et que j'ai du moins l'orgueil de vouloir et de savoir cacher? Vous avez pardonné bien plus à quelqu'un qui n'avait pas le même courage.

—Je ne lui ai rien pardonné, Palmer, puisque je l'ai quitté sans retour. Quant à cette souffrance, que vous avouez, et que vous croyez cacher si bien, sachez qu'elle est claire comme le jour à mes yeux, et que j'en souffre plus que vous-même. Sachez qu'elle m'humilie profondément, et que, venant d'un homme fort et réfléchi comme vous, elle me blesse cent fois plus que les outrages d'un enfant en délire.

—Oui, oui, c'est vrai, reprit Palmer. Ainsi vous voilà froissée par ma faute et à jamais irritée contre moi! Eh bien, Thérèse, tout est fini entre nous. Faites pour moi ce que vous avez fait pour Laurent: gardez-moi votre amitié.

—Ainsi vous me quittez?

—Oui, Thérèse; mais je n'oublie pas que, quand vous avez daigné vous engager à moi, j'avais mis mon nom, ma fortune et ma considération à vos pieds. Je n'ai qu'une parole, et je tiendrai ce que je vous ai promis; marions-nous ici, sans bruit et sans joie, acceptez mon nom et la moitié de mes revenus, et après…

—Après? dit Thérèse.

—Après, je partirai, j'irai embrasser ma mère… et vous serez libre!

—Est-ce une menace de suicide que vous me faites là?

—Non, sur l'honneur! Le suicide est une lâcheté, surtout quand on a une mère comme la mienne. Je voyagerai, je recommencerai le tour du monde, et vous n'entendrez plus parler de moi!

Thérèse fut révoltée d'une telle proposition.

—Ceci, Palmer, lui dit-elle, me paraîtrait une mauvaise plaisanterie, si je ne vous connaissais pour un homme sérieux. J'aime à croire que vous ne me jugez pas capable d'accepter ce nom et cet argent que vous m'offrez comme la solution d'un cas de conscience. Ne revenez jamais sur une pareille proposition, j'en serais offensée.

—Thérèse! Thérèse! s'écria Palmer avec violence en lui serrant le bras jusqu'à le meurtrir, jurez-moi, sur le souvenir de l'enfant que vous avez perdu, que vous n'aimez plus Laurent, et je tombe à vos pieds pour vous supplier de me pardonner mon injustice.

Thérèse retira son bras meurtri et le regarda en silence. Elle était offensée jusqu'au fond de l'âme du serment qu'on lui demandait, et elle en trouvait la formule plus cruelle et plus brutale encore que le mal physique qu'elle venait de subir.

—Mon enfant, s'écria-t-elle enfin avec des sanglots étouffés, je te jure, à toi qui es dans le ciel, qu'aucun homme n'avilira plus ta pauvre mère!

Elle se leva et rentra dans sa chambre, où elle s'enferma. Elle se sentait tellement innocente envers Palmer, qu'elle ne pouvait accepter de descendre à une justification, comme une femme coupable. Et puis elle voyait un avenir horrible avec un homme qui savait si bien couver une jalousie profonde, et qui, après avoir par deux fois provoqué ce qu'il croyait être un danger pour elle, lui faisait un crime de sa propre imprudence. Elle songeait à l'affreuse existence de sa mère avec un mari jaloux du passé, et elle se disait avec raison qu'après le malheur d'avoir subi une passion comme celle de Laurent, elle avait été insensée de croire au bonheur avec un autre homme.

Palmer avait un fonds de raison et de fierté qui ne lui permettait pas non plus d'espérer de rendre Thérèse heureuse après une scène comme celle qui venait de se passer. Il sentait que sa jalousie ne guérirait pas, et il persistait à la croire fondée. Il écrivit à Thérèse:

«Mon amie, pardonnez-moi si je vous ai affligée; mais il m'est impossible de ne pas reconnaître que j'allais vous entraîner dans un abîme de désespoir. Vous aimez Laurent, vous l'avez toujours aimé malgré vous, et vous l'aimerez peut-être toujours. C'est votre destinée. J'ai voulu vous y soustraire, vous le vouliez aussi. Je reconnais encore qu'en acceptant mon amour vous étiez sincère, et que vous avez fait tout votre possible pour y répondre. Je me suis fait, moi, beaucoup d'illusions; mais, chaque jour, depuis Florence, je les sentais s'échapper. S'il eût persisté à être ingrat, j'étais sauvé; mais son repentir et sa reconnaissance vous ont attendrie. Moi-même, j'en ai été touché, et je me suis pourtant efforcé de me croire tranquille. C'était en vain. Il y a eu dès lors entre vous deux, à cause de moi, des douleurs que vous ne m'avez jamais racontées, mais que j'ai bien devinées. Il reprenait son ancien amour pour vous, et vous, tout en vous défendant, vous regrettiez de m'appartenir. Hélas! Thérèse, c'est alors pourtant que vous eussiez dû reprendre votre parole. J'étais prêt à vous la rendre. Je vous laissais libre de partir avec lui de la Spezzia: que ne l'avez vous fait?

«Pardonnez-moi, je vous reproche d'avoir beaucoup souffert pour me rendre heureux et pour vous rattacher à moi. J'ai bien lutté aussi, je vous jure! Et à présent, si vous voulez encore accepter mon dévouement, je suis prêt à lutter et à souffrir encore. Voyez si vous voulez souffrir vous-même, et si, en me suivant en Amérique, vous espérez guérir de cette malheureuse passion qui vous menace d'un avenir déplorable. Je suis prêt à vous emmener; mais ne parlons plus de Laurent, je vous en supplie, et ne me faites pas un crime d'avoir deviné la vérité. Restons amis, venez demeurer chez ma mère, et si, dans quelques années, vous ne me trouvez pas indigne de vous, acceptez mon nom et le séjour de l'Amérique, sans aucune pensée de revenir jamais en France.

» J'attendrai votre réponse huit jours à Paris.

«RICHARD.»

Thérèse rejeta une offre qui blessait sa fierté. Elle aimait encore Palmer, et cependant elle se sentait si offensée d'être reçue à merci sans avoir rien à se reprocher, qu'elle lui cacha le déchirement de son âme. Elle sentait aussi qu'elle ne pouvait reprendre aucune espèce de lien avec lui sans faire durer un supplice qu'il n'avait plus la force de dissimuler, et que leur vie serait désormais une lutte ou une amertume de tous les instants. Elle quitta Paris avec Catherine sans dire à personne où elle allait, et s'enferma dans une petite maison de campagne qu'elle loua, pour trois mois, en province.

XII

Palmer partit pour l'Amérique, emportant avec dignité une blessure profonde, mais ne pouvant admettre qu'il se fût trompé. Il avait dans l'esprit une obstination qui réagissait parfois sur son caractère, mais seulement pour lui faire accomplir résolument tel ou tel acte, et non pour persister dans une voie douloureuse et vraiment difficile. Il s'était cru capable de guérir Thérèse de son fatal amour, et, par sa foi exaltée, imprudente si l'on veut, il avait fait ce miracle; mais voilà qu'il en perdait le fruit au moment de le recueillir, parce qu'au ciment de la dernière épreuve la foi lui manquait.

Il faut bien dire aussi que la plus mauvaise circonstance possible pour établir un lien sérieux, c'est de vouloir trop vite posséder une âme qui vient d'être brisée. L'aurore d'une pareille union se présente avec des illusions généreuses; mais la jalousie rétrospective est un mal incurable et engendre des orages que la vieillesse même ne dissipe pas toujours.

Si Palmer eût été un homme vraiment fort, ou si sa force eût été plus calme et mieux raisonnée, il eût pu sauver Thérèse des désastres qu'il pressentait pour elle. Il l'eût dû peut-être, car elle s'était confiée à lui avec une sincérité et un désintéressement dignes de sollicitude et de respect; mais beaucoup d'hommes qui ont l'aspiration et l'illusion de la force n'ont que de l'énergie, et Palmer était de ceux sur lesquels on peut se tromper longtemps. Tel qu'il était, il méritait à coup sûr les regrets de Thérèse. On verra bientôt qu'il était capable des mouvements les plus nobles et des actions les plus courageuses. Tout son tort était d'avoir cru à la durée inébranlable de ce qui était chez lui un effort spontané de la volonté.

Laurent ignora d'abord le départ de Palmer pour l'Amérique; il fut consterné de trouver Thérèse partie aussi sans recevoir ses adieux. Il n'avait reçu d'elle que trois lignes:

«Vous avez été le seul confident en France de mon mariage projeté avec
Palmer. Ce mariage est rompu. Gardez-nous-en le secret. Je pars.»

En écrivant ce peu de mots glacés à Laurent, Thérèse éprouvait une sorte d'amertume contre lui. Ce fatal entant n'était-il pas la cause de tous les malheurs et de tous les chagrins de sa vie?

Elle sentit pourtant bientôt que cette fois son dépit était injuste. Laurent s'était admirablement conduit avec Palmer et avec elle durant ces malheureux huit jours qui avaient tout perdu. Après la première émotion, il avait accepté la situation avec une grande candeur, et il avait fait tout son possible pour ne pas porter ombrage à Palmer. Il n'avait pas cherché une seule fois à tirer parti auprès de Thérèse des injustices de son fiancé. Il n'avait cessé de parler de lui avec respect et amitié. Par un bizarre concours de circonstances morales, c'est lui qui cette fois avait eu le beau rôle. Et puis Thérèse ne pouvait s'empêcher de reconnaître que, si Laurent était parfois insensé jusqu'à en être atroce, rien de petit et de bas ne pouvait approcher de sa pensée.

Durant les trois mois qui suivirent le départ de Palmer, Laurent continua à se montrer digne de l'amitié de Thérèse. Il avait su découvrir sa retraite, et il ne fit rien pour l'y troubler. Il lui écrivit pour se plaindre doucement de la froideur de son adieu, pour lui reprocher de n'avoir pas eu confiance en lui dans ses chagrins, de ne l'avoir pas traité comme son frère; «n'était-il pas créé et mis au monde pour la servir, la consoler, la venger au besoin?» Puis venaient des questions auxquelles Thérèse était bien forcée de répondre. Palmer l'avait-il outragée? Fallait-il aller lui en demander raison?

«Ai-je fait quelque imprudence qui t'ait blessée? as-tu quelque chose à me reprocher? Je ne le croyais pas, mon Dieu! Si je suis la cause de ta douleur, gronde-moi, et, si je n'y suis pour rien, dis-moi que tu me permets de pleurer avec toi.»

Thérèse justifia Richard sans vouloir rien expliquer. Elle défendit à Laurent de lui parler de Palmer. Dans sa généreuse résolution de ne pas laisser une tache sur le souvenir de son fiancé, elle laissa croire que la rupture venait d'elle seule. C'était peut-être rendre à Laurent des espérances qu'elle n'avait jamais voulu lui laisser; mais il est des situations où, quoi qu'on fasse, on commet des maladresses, et où l'on court fatalement à sa perte.

Les lettres de Laurent furent d'une douceur et d'une tendresse infinies. Laurent écrivait sans art, sans prétention, et souvent sans goût et sans correction. Il était tantôt emphatique de bonne foi et tantôt trivial sans pruderie. Avec tous leurs défauts, ses lettres étaient dictées par une conviction qui les rendait irrésistiblement persuasives, et on y sentait à chaque mot le feu de la jeunesse et la sève bouillante d'un artiste de génie.

En outre, Laurent se remit à travailler avec ardeur, avec la résolution de ne jamais retomber dans le désordre. Son coeur saignait des privations que Thérèse avait souffertes pour lui donner le mouvement, le bon air et la santé du voyage en Suisse. Il était résolu à s'acquitter au plus vite.

Thérèse sentit bientôt que l'affection de son pauvre enfant, comme il s'intitulait toujours, lui était douce, et que, si elle pouvait continuer ainsi, elle serait le plus pur et le meilleur sentiment de sa vie.

Elle l'encouragea par des réponses toutes maternelles à persévérer dans la voie de travail où il se disait rentré pour toujours. Ces lettres furent douces, résignées et d'une tendresse chaste; mais Laurent y vit percer une tristesse mortelle. Thérèse avouait être un peu malade, et il lui venait des idées de mort dont elle riait avec une mélancolie navrante. Elle était réellement malade. Sans amour et sans travail, l'ennui la dévorait. Elle avait emporté une petite somme qui était le reste de ce qu'elle avait gagné à Gênes, et elle l'économisait strictement pour rester à la campagne le plus longtemps possible. Elle avait pris Paris en horreur. Et puis peut-être avait-elle senti peu à peu quelque désir et en même temps quelque frayeur de revoir Laurent changé, soumis et amendé de toutes façons, comme il se montrait dans ses lettres.

Elle espérait qu'il se marierait; puisqu'il en avait eu une fois la velléité, cette bonne pensée pouvait revenir. Elle l'y encourageait. Il disait tantôt oui et tantôt non. Thérèse attendait toujours qu'aucune trace de l'ancien amour ne reparût dans les lettres de Laurent: il revenait bien toujours un peu, mais c'était avec une délicatesse exquise désormais, et ce qui dominait ces retours à un sentiment mal étouffé, c'était une tendresse suave, une sensibilité expansive, une sorte de piété filiale enthousiaste.

Quand l'hiver fut venu, Thérèse, se voyant au bout de ses ressources, fut forcée de revenir à Paris, où étaient sa clientèle et ses devoirs vis-à-vis d'elle-même. Elle cacha son retour à Laurent, ne voulant pas le revoir trop vite; mais, par je ne sais quelle divination, il passa dans la rue peu fréquentée où était sa petite maison. Il vit les contrevents ouverts et entra, ivre de joie. C'était une joie naïve et presque enfantine, qui eût rendu ridicule et bégueule toute attitude de méfiance et de réserve. Il laissa dîner Thérèse, en la suppliant de venir le soir chez lui pour voir un tableau qu'il venait de finir et sur lequel il voulait absolument son avis avant de le livrer. C'était vendu et payé; mais, si elle lui faisait quelque critique, il y travaillerait encore quelques jours. Ce n'était plus le temps déplorable où Thérèse «ne s'y connaissait pas, où elle avait le jugement étroit et réaliste des peintres de portrait, où elle était incapable de comprendre une oeuvre d'imagination,» etc. Elle était maintenant «sa muse et sa puissance inspiratrice. Sans le secours de son divin souffle, il ne pouvait rien. Avec ses conseils et ses encouragements, son talent, à lui, tiendrait toutes ses promesses.»

Thérèse oublia le passé, et, sans être trop enivrée du présent, elle ne crut pas devoir refuser ce qu'un artiste ne refuse jamais à un confrère. Elle prit une voiture après son dîner et alla chez Laurent.

Elle trouva l'atelier illuminé et le tableau magnifiquement éclairé. C'était une belle et bonne chose que ce tableau. Cet étrange génie avait la faculté de faire, en se reposant, des progrès rapides que ne font pas toujours ceux qui travaillent avec persévérance. Il y avait eu, par suite de ses voyages et de sa maladie, une lacune d'un an dans son travail, et il semblait que, par la seule réflexion, il se fût débarrassé des défauts de sa première exubérance. En même temps, il avait acquis des qualités nouvelles qu'on n'eût pas cru appartenir à sa nature, la correction du dessin, la suavité des types, le charme de l'exécution, tout ce qui devait plaire désormais au public sans démériter auprès des artistes.

Thérèse fut attendrie et ravie. Elle lui exprima vivement son admiration. Elle lui dit tout ce qu'elle jugea propre à faire dominer chez lui le noble orgueil du talent sur tous les mauvais entraînements du passé. Elle ne trouva aucune critique à faire et lui défendit même de rien retoucher.

Laurent, modeste en ses manières et en son langage, avait plus d'orgueil que Thérèse ne voulait lui en donner. Il était, au fond du coeur, enivré de ses éloges. Il sentait bien que, de toutes les personnes capables de l'apprécier, elle était la plus ingénieuse et la plus attentive. Il sentait aussi revenir impérieusement ce besoin qu'il avait d'elle pour partager ses tourments et ses joies d'artiste, et cet espoir de devenir un maître, c'est-à-dire un homme, qu'elle seule pouvait lui rendre dans ses défaillances.

Quand Thérèse eut longtemps contemplé le tableau, elle se retourna pour voir une figure que Laurent la priait de regarder, en lui disant qu'elle en serait encore plus contente; mais, au lieu d'une toile, Thérèse vit sa mère debout et souriante sur le seuil de la chambre de Laurent.

Madame C…. était venue à Paris, ne sachant pas au juste le jour où Thérèse y reviendrait. Cette fois elle y était attirée par des affaires sérieuses: son fils se mariait, et M. C…. était lui-même à Paris depuis quelque temps. La mère de Thérèse, sachant par elle qu'elle avait renoué sa correspondance avec Laurent et craignant l'avenir, était venue le surprendre pour lui dire tout ce qu'une mère peut dire à un homme pour l'empêcher de faire le malheur de sa fille.

Laurent était doué de l'éloquence du coeur. Il avait rassuré cette pauvre mère, et il l'avait retenue en lui disant:

—Thérèse va venir, c'est à vos pieds que je veux lui jurer d'être toujours pour elle ce qu'elle voudra, son frère ou son mari, mais, dans tous les cas, son esclave.

Ce fut une bien douce surprise pour Thérèse de trouver là sa mère, qu'elle ne s'attendait pas à voir sitôt. Elles s'embrassèrent en pleurant de joie. Laurent les conduisit dans un petit salon rempli de fleurs, où le thé était servi avec luxe. Laurent était riche, il venait de gagner dix mille francs. Il était heureux et fier de pouvoir restituer à Thérèse tout ce qu'elle avait dépensé pour lui. Il fut adorable dans cette soirée; il gagna le coeur de la fille et la confiance de la mère, et il eut pourtant la délicatesse de ne pas dire un mot d'amour à Thérèse. Loin de là, en baisant les mains unies ensemble de ces deux femmes, il s'écria avec sincérité que c'était là le plus beau jour de sa vie, et que jamais, en tête-à-tête avec Thérèse, il ne s'était senti si heureux et si content de lui-même.

Ce fut madame C… la première qui, au bout de quelques jours, parla de mariage à Thérèse. Cette pauvre femme, qui avait tout sacrifié à la considération extérieure, qui, malgré ses chagrins domestiques, croyait avoir bien fait, ne pouvait supporter l'idée de voir sa fille délaissée par Palmer, et elle pensait que désormais Thérèse devait avoir raison du monde en faisant un autre choix. Laurent était tout à fait célèbre et en vogue. Jamais mariage n'avait paru mieux assorti. Le jeune et grand artiste était corrigé de ses travers. Thérèse avait sur lui une influence qui avait dominé les plus grandes crises de sa pénible transformation. Il avait pour elle un attachement invincible. C'était devenu un devoir pour tous deux de renouer pour toujours une chaîne qui n'avait jamais été complétement brisée, et qui, quelque effort qu'ils fissent désormais, ne pouvait jamais l'être.

Laurent excusait ses torts dans le passé par un raisonnement très-spécieux. Thérèse, disait-il, l'avait gâté dans le principe par trop de douceur et de résignation. Si, dès sa première ingratitude, elle se fût montrée offensée, elle l'eût corrigé de la mauvaise habitude, contractée avec les mauvaises femmes, de céder à ses emportements et à ses caprices. Elle lui eût enseigné le respect que l'on doit à la femme qui s'est donnée par amour.

Et puis une autre considération que faisait encore valoir Laurent pour se disculper, et qui semblait plus sérieuse, était celle-ci, que déjà il avait fait entrevoir dans ses lettres:

—Probablement, lui disait-il, j'étais malade sans le savoir quand, pour la première fois, j'ai été coupable envers toi. Une fièvre cérébrale, cela semble tomber sur vous comme la foudre, et pourtant il n'est pas possible de croire que, chez un homme jeune et fort, il ne se soit pas opéré, peut-être longtemps à l'avance, une crise terrible où sa raison ait été déjà troublée, et contre laquelle sa volonté n'ait pas pu réagir. N'est-ce pas ce qui s'est passé en moi, ma pauvre Thérèse, à l'approche de cette maladie où j'ai failli succomber? Ni toi ni moi ne pouvions nous en rendre compte, et, quant à moi, il m'arrivait souvent de m'éveiller le matin et de songer à tes douleurs de la veille sans pouvoir distinguer la réalité de mes rêves de la nuit. Tu sais bien que je ne pouvais pas travailler, que le lieu où nous étions m'inspirait une aversion maladive, que déjà, dans la forêt de ***, j'avais eu une hallucination extraordinaire; enfin que, quand tu me reprochais doucement certains mots cruels et certaines accusations injustes, je t'écoutais d'un air hébété, croyant que c'était toi-même qui avais rêvé tout cela. Pauvre femme! c'est moi qui t'accusais d'être folle! Tu vois bien que j'étais fou, et ne peux-tu pardonner des torts involontaires? Compare ma conduite après ma maladie avec ce qu'elle était auparavant! N'était-ce pas comme un réveil de mon âme? Ne m'as-tu pas trouvé tout à coup aussi confiant, aussi soumis, aussi dévoué que j'étais sceptique, irascible, égoïste, avant cette crise qui me rendait à moi-même? Et, depuis ce moment, as-tu quelque chose à me reprocher? N'avais-je pas accepté ton mariage avec Palmer comme un châtiment qui m'était bien dû? Tu m'as vu mourir de douleur à l'idée de te perdre pour toujours: t'ai-je dit un mot contre ton fiancé? Si tu m'eusses ordonné de courir après lui et même de me brûler la cervelle pour te le ramener, je l'eusse fait, tant mon âme et ma vie t'appartiennent! Est-ce là ce que tu veux encore? Dis un mot, et, si mon existence te gêne et te perd, je suis prêt à la supprimer. Dis un mot, Thérèse, et tu n'entendras plus jamais parler de ce malheureux qui n'a rien à faire au monde que de vivre ou de mourir pour toi.

Le caractère de Thérèse s'était affaibli dans ce double amour, qui, en somme, n'avait été que deux actes du même drame; sans cet amour froissé et brisé, jamais Palmer n'eût songé à l'épouser, et l'effort qu'elle avait fait pour s'engager à lui n'était peut-être qu'une réaction du désespoir. Laurent n'avait jamais disparu de sa vie, puisque le thème de persuasion que Palmer avait dû employer pour la convaincre était un retour perpétuel sur cette funeste liaison qu'il voulait lui faire oublier, et qu'il était fatalement entraîné à lui rappeler sans cesse.

Et puis le retour à l'amitié après la rupture avait été pour Laurent un véritable retour à la passion, tandis que, pour Thérèse, ç'avait été une nouvelle phase de dévouement plus délicat et plus tendre que l'amour même. Elle avait souffert de l'abandon de Palmer, mais sans lâcheté. Elle avait encore de la force contre l'injustice, et l'on peut même dire que toute sa force était là. Elle n'était pas la femme éternellement souffrante et plaintive des inutiles regrets et des incurables désirs. Il se faisait en elle de puissantes réactions, et son intelligence, qui était assez développée, l'y aidait naturellement. Elle se faisait une haute idée de la liberté morale, et, quand l'amour et la foi d'autrui lui faisaient banqueroute, elle avait le juste orgueil de ne pas disputer lambeau par lambeau le pacte déchiré. Elle se plaisait même alors à l'idée de rendre généreusement et sans reproche l'indépendance et le repos à qui les réclamait.

Mais elle était devenue beaucoup moins forte que dans sa première jeunesse, en ce sens qu'elle avait recouvré le besoin d'aimer et de croire, longtemps assoupi en elle par un désastre exceptionnel. Elle s'était longtemps imaginé qu'elle vivrait ainsi, et que l'art serait son unique passion. Elle s'était trompée, et elle ne pouvait plus se faire d'illusions sur l'avenir. Il lui fallait aimer, et son plus grand malheur, c'est qu'il lui fallait aimer avec douceur, avec abnégation, et satisfaire à tout prix cet élan maternel qui était comme une fatalité de sa nature et de sa vie. Elle avait pris l'habitude de souffrir pour quelqu'un, elle avait besoin de souffrir encore et, si ce besoin étrange, mais bien caractérisé chez certaines femmes et même chez certains hommes, ne l'avait pas rendue aussi miséricordieuse envers Palmer qu'envers Laurent, c'est parce que Palmer lui avait semblé trop fort pour avoir besoin lui-même de son dévouement. Palmer s'était donc trompé en lui offrant un appui et une consolation. Il avait manqué à Thérèse de se croire nécessaire à cet homme, qui voulait qu'elle ne songât qu'à elle-même.

Laurent, plus naïf, avait ce charme particulier dont elle était fatalement éprise, la faiblesse! Il ne s'en cachait pas, il proclamait cette touchante infirmité de son génie avec des transports de sincérité et des attendrissements inépuisables. Hélas! il se trompait aussi. Il n'était pas plus réellement faible que Palmer n'était réellement fort. Il avait ses heures, il parlait toujours comme un enfant du ciel, et, dès que sa faiblesse avait vaincu, il reprenait sa force pour faire souffrir, comme font tous les enfants que l'on adore.

Laurent était voué à une fatalité inexorable. Il le disait lui-même dans ses moments de lucidité. Il semblait que, né du commerce de deux anges, il eût sucé le lait d'une furie, et qu'il lui en fût resté dans le sang un levain de rage et de désespoir. Il était de ces natures plus répandues qu'on ne pense dans l'espèce humaine et dans les deux sexes, qui, avec toutes les sublimités de l'idée et tous les élans du coeur, ne peuvent arriver à l'apogée de leurs facultés sans tomber aussitôt dans une sorte d'épilepsie intellectuelle.

Et puis, tout aussi bien que Palmer, il voulait entreprendre l'impossible, qui est de prétendre greffer le bonheur sur le désespoir et de goûter les joies célestes de la foi conjugale et de l'amitié sainte sur les ruines d'un passé fraîchement dévasté. Il eût fallu du repos à ces deux âmes saignantes des blessures qu'elles avaient reçues: Thérèse en demandait avec l'angoisse d'un affreux pressentiment; mais Laurent croyait avoir vécu dix siècles durant les dix mois de leur séparation, et il devenait malade de l'excès d'un désir de l'âme, qui eût dû effrayer Thérèse plus qu'un désir des sens.

C'est par la nature de ce désir que malheureusement elle se laissa rassurer. Laurent semblait être régénéré au point d'avoir réintégré l'amour moral à la place qu'il doit occuper en première ligne, et il se retrouvait seul avec Thérèse, sans l'inquiéter comme autrefois de ses transports. Il savait, durant des heures entières, lui parler avec l'affection la plus sublime, lui qui s'était cru longtemps muet, disait-il, et qui sentait enfin son génie se dilater et prendre son vol dans une région supérieure! Il s'imposait à l'avenir de Thérèse en lui montrant sans cesse qu'elle avait à remplir envers lui une tâche sacrée, celle de le soustraire aux entraînements de la jeunesse, aux mauvaises ambitions de l'âge mûr et à l'égoïsme dépravé de la vieillesse. Il lui parlait de lui-même et toujours de lui-même: pourquoi non? Il en parlait si bien! Par elle, il serait un grand artiste, un grand coeur, un grand homme; elle lui devait cela, parce qu'elle lui avait sauvé la vie! Et Thérèse, avec la fatale simplicité des coeurs aimants, arrivait à trouver ce raisonnement irréfutable et à se faire un devoir de ce qui avait été d'abord imploré comme un pardon.

Thérèse arriva donc à renouer cette fatale chaîne; elle eut seulement l'heureuse inspiration d'ajourner le mariage, voulant éprouver la résolution de Laurent sur ce point, et craignant pour lui seul l'engagement irrévocable. S'il ne se fût agi que d'elle, l'imprudente se fût liée sans retour.

Le premier bonheur de Thérèse n'avait pas duré toute une semaine, comme dit tristement une chanson gaie; le second ne dura pas vingt-quatre heures. Les réactions de Laurent étaient soudaines et violentes, en raison de la vivacité de ses joies. Nous disons ses réactions, Thérèse disait ses rétractations, et c'était le mot véritable. Il obéissait à cet inexorable besoin que certains adolescents éprouvent de tuer ou de détruire ce qui leur plaît jusqu'à la passion. On a remarqué ces cruels instincts chez des hommes de caractères très-différents, et l'histoire les a qualifiés d'instincts pervers: il serait plus juste de les qualifier d'instincts pervertis soit par une maladie du cerveau contractée dans le milieu où ces hommes sont nés, soit par l'impunité, mortelle à la raison, que certaines situations leur ont assurée dès leurs premiers pas dans la vie. On a vu de jeunes rois égorger des biches qu'ils semblaient chérir, pour le seul plaisir de voir palpiter leurs entrailles. Les hommes de génie sont aussi des rois dans le milieu où ils se développent; ce sont même des rois très-absolus, et que leur pouvoir enivre. Il en est que la soif de dominer torture, et que la joie d'une domination assurée exalte jusqu'à la fureur.

Tel était Laurent, en qui certes deux hommes bien distincts se combattaient. L'on eût dit que deux âmes, s'étant disputé le soin d'animer son corps, se livraient une lutte acharnée pour se chasser l'une l'autre. Au milieu de ces souffles contraires, l'infortuné perdait son libre arbitre, et tombait épuisé chaque jour sur la victoire de l'ange ou du démon qui se l'arrachaient.

Et, quand il s'analysait lui-même, il semblait parfois lire dans un livre de magie et donner avec une effrayante et magnifique lucidité la clef de ces mystérieuses conjurations dont il était la proie.

—Oui, disait-il à Thérèse, je subis le phénomène que les thaumaturges appelaient la possession. Deux esprits se sont emparés de moi. Y en a-t-il réellement un bon et un mauvais? Non, je ne le crois pas: celui qui t'effraye, le sceptique, le violent, le terrible, ne fait le mal que parce qu'il n'est pas le maître de faire le bien comme il l'entendrait. Il voudrait être calme, philosophe, enjoué, tolérant; l'autre ne veut pas qu'il en soit ainsi. Il veut faire son état de bon ange: il veut être ardent, enthousiaste, exclusif, dévoué, et, comme son contraire le raille, le nie et le blesse, il devient sombre et cruel à son tour, si bien que deux anges qui sont en moi arrivent à enfanter un démon.

Et Laurent disait et écrivait à Thérèse sur ce bizarre sujet des choses aussi belles qu'effrayantes, qui paraissaient être vraies et ajouter de nouveaux droits à l'impunité qu'il semblait s'être réservée vis-à-vis d'elle.

Tout ce que Thérèse avait craint de souffrir à cause de Laurent en devenant la femme de Palmer, elle eut à le souffrir à cause de Palmer en redevenant la compagne de Laurent. L'horrible jalousie rétrospective, la pire de toutes, parce qu'elle se prend à tout sans pouvoir s'assurer de rien, rongea le coeur et brisa le cerveau du malheureux artiste. Le souvenir de Palmer devint pour lui un spectre, un vampire. Sa pensée s'acharna à vouloir que Thérèse lui rendit compte de tous les détails de sa vie à Gênes et à Porto-Venere, et, comme elle s'y refusait, il l'accusa d'avoir cherché dès lors à le tromper. Oubliant qu'à cette époque Thérèse lui avait écrit: J'aime Palmer, et qu'un peu plus tard elle lui avait écrit: Je l'épouse, il lui reprochait d'avoir toujours tenu d'une main sûre et perfide la chaîne d'espoir et de désir qui l'attachait à elle. Thérèse lui remit sous les yeux toute leur correspondance, et il reconnut qu'elle lui avait dit en temps et lieu tout ce que la loyauté lui prescrivait de dire pour le détacher d'elle. Il s'apaisa et convint qu'elle avait ménager sa passion mal éteinte avec une excessive délicatesse, lui disant peu à peu toute la vérité à mesure qu'il se montrait disposé à la recevoir sans douleur, et aussi à mesure qu'elle-même avait pu prendre confiance dans l'avenir où Palmer l'entraînait. Il reconnut qu'elle ne lui avait jamais fait l'ombre d'un mensonge, même lorsqu'elle avait refusé de s'expliquer, et qu'au lendemain de sa maladie, lorsqu'il se faisait encore illusion sur une réconciliation impossible, elle lui avait dit: «Tout est fini entre nous. Ce que j'ai résolu et accepté pour moi-même est mon secret, et tu n'as pas le droit de m'interroger.»

—0ui, oui, tu as raison, s'écria Laurent. J'étais injuste, et ma fatale curiosité est une torture que je suis vraiment criminel de vouloir te faire partager: Oui, pauvre Thérèse, je te fais subir d'humiliants interrogatoires, à toi qui ne me devais que l'oubli, et qui m'accordes un pardon généreux! Je change les rôles: j'instruis ton procès, et j'oublie que c'est moi le coupable et le condamné! Je cherche d'une main impie à arracher les voiles de pudeur dont ton âme a le droit et sans doute aussi le devoir de s'envelopper pour tout ce qui tient à tes relations avec Palmer! Eh bien, je te remercie de ton fier silence. Je t'en estime d'autant plus. Il me prouve que jamais tu n'as laissé Palmer t'interroger sur les mystères de nos douleurs et de nos joies. Et je le comprends maintenant: non-seulement une femme ne doit pas ces confidences intimes à son amant, mais encore elle se doit de les lui refuser. L'homme qui les demande avilit celle qu'il aime. Il exige d'elle une lâcheté, en même temps qu'il la souille dans sa pensée, en associant son image à celle de tous les fantômes qui l'obsèdent. Oui, Thérèse, tu as raison: il faut travailler soi-même à entretenir la pureté de son idéal, et, moi, je m'évertue sans cesse à le profaner et à l'arracher du temple que je lui avais bâti!

Il semblait qu'après de telles explications, et lorsque Laurent se disait prêt à le signer de son sang et de ses larmes, le calme dût renaître et le bonheur commencer. Il n'en était pas ainsi. Laurent, dévoré d'une secrète rage, revenait le lendemain à ses questions, à ses outrages, à ses sarcasmes. Des nuits entières se passaient en discussions déplorables, où il semblait qu'il eût absolument besoin de travailler son propre génie à coups de fouet, de le blesser, de le torturer pour le rendre fécond en malédictions d'une effroyable éloquence, et pour faire atteindre à Thérèse et à lui les dernières limites du désespoir. Après ces orages, il semblait qu'il n'y eût plus qu'à se tuer ensemble. Thérèse s'y attendait toujours et se tenait prête, car elle prenait la vie en horreur; mais Laurent n'avait pas encore cette pensée. Accablé de lassitude, il s'endormait, et son bon ange semblait revenir pour bercer son sommeil et mettre sur ses traits le divin sourire des visions célestes.

Règle invariable, inouïe, mais absolue dans cette étrange organisation: le sommeil changeait toutes ses résolutions. S'il s'endormait le coeur plein de tendresse, il s'éveillait l'esprit avide de combat et de meurtre, et réciproquement, s'il était parti la veille en maudissant, il accourait le lendemain pour bénir.

Trois fois Thérèse le quitta et s'enfuit loin de Paris; trois fois il courut après elle et la força de pardonner à son désespoir, car aussitôt qu'il l'avait perdue, il l'adorait et recommençait à l'implorer avec toutes les larmes d'un repentir exalté.

Thérèse fut à la fois misérable et sublime dans cet enfer où elle s'était replongée en fermant les yeux et en faisant le sacrifice de sa vie. Elle poussa le dévouement jusqu'à des immolations qui faisaient frémir ses amis, et qui lui valurent quelquefois le blâme, presque le mépris des gens fiers et sages, qui ne savent pas ce que c'est que d'aimer.

Et, d'ailleurs, cet amour de Thérèse pour Laurent était incompréhensible pour elle-même. Elle n'y était pas entraînée par les sens, car Laurent, souillé par la débauche où il se replongeait pour tuer un amour qu'il ne pouvait éteindre par sa volonté, lui était devenu un objet de dégoût pire qu'un cadavre. Elle n'avait plus de caresses pour lui, et il n'osait plus lui en demander. Elle n'était plus vaincue et dominée par le charme de son éloquence et par les grâces enfantines de ses repentirs. Elle ne pouvait plus croire au lendemain; et les attendrissements splendides qui les avaient tant de fois réconciliés n'étaient plus pour elle que les effrayants symptômes de la tempête et du naufrage.

Ce qui l'attachait à lui, c'était cette immense pitié dont on contracte l'impérieuse habitude avec les êtres à qui l'on a beaucoup pardonné. Il semble que le pardon engendre le pardon jusqu'à la satiété, jusqu'à la faiblesse imbécile. Quand une mère s'est dit que son enfant est incorrigible, et qu'il faut qu'il meure ou qu'il tue, elle n'a plus rien à faire qu'à l'abandonner ou à tout accepter. Thérèse s'était trompée toutes les fois qu'elle avait cru guérir Laurent par l'abandon. Il est bien vrai qu'alors il redevenait meilleur, mais c'était à la condition d'espérer son pardon. Quand il ne l'espérait plus, il se jetait à corps perdu dans la paresse et le désordre. Elle revenait alors pour l'en tirer, et elle réussissait à le faire travailler pendant quelques jours. Mais combien elle payait cher ce peu de bien qu'elle parvenait à lui faire! Quand il revenait au dégoût d'une vie normale, il n'avait pas assez d'invectives pour lui reprocher de vouloir faire de lui «ce que sa patronne Thérèse Levasseur avait fait de Jean-Jacques,» c'est-à-dire, selon lui, «un idiot et un maniaque.»

Et pourtant, dans cette pitié de Thérèse qu'il implorait si ardemment pour s'en offenser aussitôt qu'elle lui était rendue, il y avait un respect enthousiaste et peut-être même un peu fanatique pour le génie de l'artiste. Cette femme, qu'il accusait d'être bourgeoise et inintelligente quand il la voyait travailler à son bien-être à lui avec candeur et persévérance, elle était grandement artiste, au moins dans son amour, puisqu'elle acceptait la tyrannie de Laurent comme étant de droit divin, et lui sacrifiait sa propre fierté, son propre travail, et ce qu'une autre moins dévouée eût peut-être appelé sa propre gloire.

Et lui, l'infortuné, il voyait et comprenait ce dévouement, et, lorsqu'il s'apercevait de son ingratitude, il était dévoré de remords qui le brisaient. Il lui eût fallu une maîtresse insouciante et robuste qui se fut moquée de ses colères comme de ses repentirs, qui n'eût souffert de rien, pourvu qu'elle le dominât. Telle n'était pas Thérèse. Elle se mourait de fatigue et de chagrin, et, en la voyant dépérir, Laurent cherchait dans le suicide de son intelligence, dans le poison de l'ivresse, l'oubli momentané de ses propres larmes.

XIII

Un soir, il lui fit une si longue et si incompréhensible querelle, qu'elle ne l'entendit plus et s'assoupit sur son fauteuil. Au bout de quelques instants, un léger frôlement lui fit ouvrir les yeux. Laurent jeta convulsivement par terre quelque chose de brillant: c'était un poignard. Thérèse sourit et referma les yeux. Elle comprenait faiblement, et comme à travers le voile d'un rêve, qu'il avait songé à la tuer. En ce moment tout était indifférent à Thérèse. Se reposer de vivre et de penser, que ce fût sommeil ou mort, elle laissait le choix à la destinée.

C'était la mort qu'elle méprisait. Laurent crut que c'était lui, et, se méprisant lui-même, il la quitta enfin.

Trois jours après, Thérèse, décidée à faire un emprunt qui lui permît un voyage sérieux, une absence réelle (cette vie de déchirements et de bourrasques tuait son travail et ruinait son existence), alla au quai aux Fleurs et acheta un rosier blanc, qu'elle envoya à Laurent sans donner son nom au porteur. C'était son adieu. En rentrant chez elle, elle y trouva un rosier blanc anonyme: c'était aussi l'adieu de Laurent. Tous deux partaient, tous deux restèrent. La coïncidence de ces rosiers blancs émut Laurent jusqu'aux larmes. Il courut chez Thérèse, et la trouva achevant ses paquets. Sa place était retenue dans le courrier pour six heures du soir. Celle de Laurent l'était aussi dans la même voiture. Tous deux avaient pensé revoir l'Italie l'un sans l'autre.

—Eh bien, partons ensemble! s'écria-t-il.

—Non, je ne pars plus, répondit-elle.

—Thérèse, lui dit-il, nous aurons beau vouloir! ce lien atroce qui nous unit ne se rompra jamais. C'est folie d'y songer encore. Mon amour a résisté à tout ce qui peut briser un sentiment, à tout ce qui peut tuer une âme. Il faut que tu m'aimes comme je suis, ou que nous mourrions ensemble. Veux-tu m'aimer?

—Je le voudrais en vain, je ne peux plus, dit Thérèse. Je sens mon coeur épuisé: je crois qu'il est mort.

—Eh bien, veux-tu mourir?

—Il m'est indifférent de mourir, tu le sais; mais je ne veux ni de ta vie ni de ta mort avec moi.

—Ah! oui, tu crois à l'éternité du moi! Tu ne veux pas me retrouver dans l'autre vie! Pauvre martyre, je comprends cela!

—Nous ne nous retrouverons pas, Laurent; j'en ai la certitude. Chaque âme va vers son foyer d'attraction. Le repos m'appelle, et, toi, tu seras toujours et partout attiré par la tempête.

—C'est-à-dire que tu n'as pas mérité l'enfer, toi!

—Tu ne l'as pas mérité non plus. Tu auras un autre ciel, voilà tout!

—En ce monde, qu'est-ce qui m'attend, si tu me quittes?

—La gloire quand tu ne chercheras plus l'amour.

Laurent devint pensif. Il répéta machinalement plusieurs fois: «La gloire!» puis il s'agenouilla devant la cheminée en tisonnant, comme il avait coutume de faire quand il voulait être seul avec lui-même. Thérèse sortit pour décommander son départ. Elle savait bien que Laurent l'eût suivie.

Quand elle rentra, elle le trouva très-calme et très-enjoué.

—Ce monde, lui dit-il, n'est qu'une plate comédie; mais pourquoi vouloir s'élever au-dessus de lui, puisque nous ne savons pas ce qu'il y a plus haut, et même s'il y a quelque chose? La gloire, dont tu ris intérieurement, je le sais fort bien…

—Je ne ris pas de celle des autres…

—Qui, les autres?

—Ceux qui y croient et qui l'aiment.

—Dieu sait si j'y crois, Thérèse, et si je ne m'en moque pas comme d'une farce! Mais on peut bien aimer une chose dont on sait le peu de valeur. On aime un cheval quinteux qui vous casse le cou, le tabac qui vous empoisonne, une mauvaise pièce qui vous fait rire, et la gloire qui n'est qu'une mascarade! La gloire! qu'est-ce pour un artiste vivant? Des articles de journaux qui vous éreintent et qui font parler de vous, et puis des éloges que personne ne lit, car le public ne s'amuse que des critiques acerbes, et, quand on porte son idole aux nues, il ne s'en soucie plus du tout. Et puis des groupes qui se pressent et se succèdent devant une toile peinte, et puis des commandes monumentales qui vous transportent de joie et d'ambition, et qui vous laissent moitié mort de fatigue sans avoir réalisé votre idée… Et puis… l'Institut… une réunion de gens qui vous détestent, et qui eux-mêmes…

Ici Laurent se livra aux plus amers sarcasmes, et termina son dithyrambe en disant:

—N'importe! voilà la gloire de ce monde! On crache dessus, mais on ne peut s'en passer, puisqu'il n'y a rien de mieux!

Leur entretien se prolongea ainsi jusqu'au soir, railleur, philosophique, et peu à peu tout à fait impersonnel. On eût dit, à les entendre et à les voir, deux paisibles amis qui ne s'étaient jamais brouillés. Cette situation étrange s'était répétée plusieurs fois au beau milieu de leur grande crise: c'est que, quand leurs coeurs se taisaient, leurs intelligences se convenaient et s'entendaient encore.

Laurent eut faim et demanda à dîner avec Thérèse.

—Et votre départ? lui dit-elle. Voici l'heure qui approche.

—Puisque vous ne partez plus, vous!

—Je partirai si vous restez.

—Eh bien, je partirai, Thérèse. Adieu!

Il sortit brusquement et revint au bout d'une heure.

—J'ai manqué le courrier, dit-il, ce sera pour demain. Vous n'avez pas encore dîné?

Thérèse, préoccupée, avait oublié son repas sur la table.

—Ma chère Thérèse, lui dit-il, accordez-moi une dernière grâce; venez dîner avec moi quelque part, et allons ce soir ensemble à quelque spectacle. Je veux redevenir votre ami, rien que votre ami. Ce sera ma guérison et notre salut à tous les deux. Éprouvez-moi. Je ne serai plus ni jaloux, ni exigeant, ni même amoureux. Tenez, sachez-le, j'ai une autre maîtresse, une jolie petite femme du monde, menue comme une fauvette, blanche et fine comme un brin de muguet. C'est une femme mariée, je suis l'ami de son amant, que je trompe. J'ai deux rivaux, deux dangers de mort à braver chaque fois que j'obtiens un tête-à-tête. C'est fort piquant, et c'est là tout le secret de mon amour. Donc, mes sens et mon imagination sont satisfaits de ce côté-là; c'est mon coeur tout seul et l'échange de mes idées avec les vôtres que je vous offre.

—Je les refuse, dit Thérèse.

—Comment! vous aurez la vanité d'être jalouse d'un être que vous n'aimez plus?

—Certes, non! Je n'ai plus ma vie à donner, et je ne comprends pas une amitié comme celle que vous me demandez sans un dévouement exclusif. Venez me voir comme mes autres amis, je le veux bien; mais ne me demandez plus d'intimité particulière, même apparente.

—Je comprends, Thérèse; vous avez un autre amant!

Thérèse leva ses épaules et ne répondit rien. Il mourait d'envie qu'elle se vantât d'un caprice, comme il venait de le faire vis-à-vis d'elle. Sa force abattue se ranimait et avait besoin d'un combat. Il attendait avec anxiété qu'elle répondît à son défi pour l'accabler de reproches et de dédains, et lui déclarer peut-être qu'il venait d'inventer cette maîtresse pour la forcer à se trahir elle-même. Il ne comprenait plus la force d'inertie de Thérèse. Il aimait mieux se croire haï et trompé qu'importun ou indifférent.

Elle le lassa par son mutisme.

—Bonsoir, lui-dit-il. Je vais dîner, et, de là, au bal de l'opéra, si je ne suis pas trop gris.

Thérèse, restée seule, creusa, pour la millième fois en elle-même, l'abîme de cette mystérieuse destinée. Que lui manquait-il donc pour être une des plus belles destinées humaines? La raison.

—Mais qu'est-ce donc que la raison? se demandait Thérèse, et comment le génie peut-il exister sans elle? Est-ce parce qu'il est une si grande force qu'il peut la tuer et lui survivre? Ou bien la raison n'est-elle qu'une faculté isolée dont l'union avec le reste des facultés n'est pas toujours nécessaire?

Elle tomba dans une sorte de rêverie métaphysique. Il lui avait toujours semblé que la raison était un ensemble d'idées et non pas un détail; que toutes les facultés d'un être bien organisé lui empruntaient et lui fournissaient tour à tour quelque chose; qu'elle était à la fois le moyen et le but, qu'aucun chef-d'oeuvre ne pouvait s'affranchir de sa loi, et qu'aucun homme ne pouvait avoir de valeur réelle après l'avoir résolument foulée aux pieds.

Elle repassait dans sa mémoire la vue de grands artistes, et regardait aussi celle des artistes contemporains. Elle voyait partout la règle du vrai associée au rêve du beau, et partout cependant des exceptions, des anomalies effrayantes, des figures rayonnantes et foudroyées comme celle de Laurent. L'aspiration au sublime était même une maladie du temps et du milieu où se trouvait Thérèse. C'était quelque chose de fiévreux qui s'emparait de la jeunesse et qui lui faisait mépriser les conditions du bonheur normal en même temps que les devoirs de la vie ordinaire. Par la force des choses, Thérèse elle-même se trouvait jetée, sans l'avoir désiré ni prévu, dans ce cercle fatal de l'enfer humain. Elle était devenue la compagne, la moitié intellectuelle d'un de ces fous sublimes, d'un de ces génies extravagants; elle assistait à la perpétuelle agonie de Prométhée, aux renaissantes fureurs d'Oreste; elle subissait le contre-coup de ces inexprimables douleurs sans en comprendre la cause, sans en pouvoir trouver le remède.

Dieu était encore dans ces âmes rebelles et torturées cependant, puisqu'à certaines heures Laurent redevenait enthousiaste et bon, puisque la source pure de l'inspiration sacrée n'était pas tarie; ce n'était point là un talent épuisé, c'était peut-être encore un homme de beaucoup d'avenir. Fallait-il l'abandonner à l'envahissement du délire et à l'hébétement de la fatigue?

Thérèse avait, disons-nous, trop côtoyé cet abîme pour n'en point partager quelquefois le vertige. Son propre talent comme son propre caractère avait failli s'engager à son insu dans cette voie désespérée. Elle avait eu cette exaltation de la souffrance qui fait voir en grand les misères de la vie, et qui flotte entre les limites du réel et de l'imaginaire; mais, par une réaction naturelle, son esprit aspirait désormais au vrai, qui n'est ni l'un ni l'autre, ni l'idéal sans frein, ni le fait sans poésie. Elle sentait que c'était là le beau, et qu'il fallait chercher la vie matérielle simple et digne pour rentrer dans la vie logique de l'âme. Elle se faisait de graves reproches de s'être manqué si longtemps à elle-même: puis, un instant après, elle se reprochait également de se trop préoccuper de son propre sort en présence du péril extrême où celui de Laurent restait engagé.

Par toutes ses voix, par celle de l'amitié comme par celle de l'opinion, le monde lui criait de se relever et de se reprendre. C'était là le devoir en effet selon le monde, dont le nom en pareil cas équivaut à celui d'ordre général, d'intérêt de la société: «Suivez le bon chemin, laissez périr ceux qui s'en écartent.» Et la religion officielle ajoutait: «Les sages et les bons pour l'éternel bonheur, les aveugles et les rebelles pour l'enfer!» Donc, peu importe au sage que l'insensé périsse?

Thérèse se révolta contre cette conclusion.

—Le jour où je me croirai l'être le plus parfait, le plus précieux et le plus excellent de la terre, se dit-elle, j'admettrai l'arrêt de mort de tous les autres; mais, si ce jour-là m'arrive, ne serai-je pas plus folle que tous les autres fous? Arrière la folie de la vanité, mère de l'égoïsme! Souffrons encore pour un autre que moi!

Il était près de minuit lorsqu'elle se leva du fauteuil où elle s'était laissée tomber inerte et brisée quatre heures auparavant. On venait de sonner. Un commissionnaire apportait un carton et un billet. Le carton contenait un domino et un masque de satin noir. Le billet contenait ce peu de mots de la main de Laurent: Senza veder, senza parlar.

Sans se voir et sans se parler… Que signifiait cette énigme? Voulait-il qu'elle vint au bal masqué l'intriguer par une aventure banale? voulait-il essayer de l'aimer sans la reconnaître? Était-ce fantaisie de poëte ou insulte de libertin?

Thérèse renvoya le carton et retomba dans son fauteuil; mais l'inquiétude ne l'y laissa plus réfléchir. Ne devait-elle pas tout tenter pour arracher cette victime à l'égarement infernal?

—J'irai, dit-elle, je le suivrai pas à pas. Je verrai, j'entendrai sa vie en dehors de moi, je saurai ce qu'il y a de vrai dans les turpitudes qu'il me raconte, à quel point il aime le mal naïvement ou avec affectation, s'il a vraiment des goûts dépravés, ou s'il ne cherche qu'à s'étourdir. Sachant tout ce que j'ai voulu ignorer de lui et de ce mauvais monde, tout ce que j'éloignais avec dégoût de ses souvenirs et de mon imagination, je découvrirai peut-être un joint, un biais, pour l'arracher à ce vertige.

Elle se rappela le domino que Laurent venait de lui envoyer, et sur lequel elle avait pourtant à peine jeté les yeux. Il était en satin. Elle en envoya chercher un en gros de Naples, mit un masque, cacha ses cheveux avec soin, se munit de noeuds de rubans de diverses couleurs, afin de changer l'aspect de sa personne, dans le cas où Laurent viendrait à la soupçonner sous ce costume, et, demandant une voiture, elle se rendit toute seule et résolument au bal de l'Opéra.

Elle n'y avait jamais mis les pieds. Le masque lui semblait une chose insupportable, étouffante. Elle n'avait jamais essayé de contrefaire sa voix et ne voulait être devinée de personne. Elle se glissa muette dans les corridors, cherchant les coins isolés quand elle était lasse de marcher, ne s'y arrêtant pas quand elle voyait quelqu'un approcher d'elle, ayant toujours l'air de passer, et réussissant plus facilement qu'elle ne l'avait espéré à être complètement seule et libre dans cette foule agitée.

C'était l'époque où l'on ne dansait pas au bal de l'Opéra, et où le seul déguisement admis était le domino noir. C'était donc une cohue sombre et grave en apparence, occupée peut-être d'intrigues aussi peu morales que les bacchanales des autres réunions de ce genre, mais d'un aspect imposant, vu de haut, dans son ensemble. Puis tout à coup, d'heure en heure, un bruyant orchestre jouait des quadrilles effrénés, comme si l'administration, luttant contre la police, eût voulu entraîner la foule à enfreindre sa défense; mais personne ne paraissait y songer. La noire fourmilière continuait à marcher lentement et à chuchoter au milieu de ce vacarme, qui se terminait par un coup de pistolet, finale étrange, fantastique, qui semblait impuissant à dissiper la vision de cette fête lugubre.

Pendant quelques instants, Thérèse fut frappée de ce spectacle au point d'oublier où elle était et de se croire dans le monde des rêves tristes. Elle cherchait Laurent, et ne le trouvait pas.

Elle se hasarda dans le foyer, où se tenaient, sans masque et sans déguisement, les hommes connus de tout Paris, et, quand elle en eut fait le tour, elle allait se retirer, lorsqu'elle entendit prononcer son nom dans un coin. Elle se retourna, et vit l'homme qu'elle avait tant aimé assis entre deux filles masquées, dont la voix et l'accent avaient ce je ne sais quoi de mou et d'aigre tout ensemble qui révèle la fatigue des sens et l'amertume de l'esprit.

—Eh bien, disait l'une d'elles, tu l'as donc enfin abandonnée, ta fameuse Thérèse? Il paraît qu'elle t'a trompé là-bas, en Italie, et que tu ne voulais pas le croire?

—Il a commencé à s'en douter, reprit l'autre, le jour où il a réussi à chasser le rival heureux.

Thérèse fut mortellement blessée de voir le douloureux roman de sa vie livré à de pareilles interprétations, mais plus encore de voir Laurent sourire, répondre à ces filles qu'elles ne savaient ce qu'elles disaient, et leur parler d'autre chose, sans indignation et comme sans mémoire ou sans souci de ce qu'il venait d'entendre. Thérèse n'eût jamais cru qu'il n'était pas même son ami. Elle en était sûre maintenant! Elle resta, elle écouta encore; elle sentait une sueur glacée coller son masque à sa figure.

Cependant Laurent ne disait à ces filles rien qui ne pût être entendu de tout le monde. Il babillait, s'amusait de leur caquet, et y répondait en homme de bonne compagnie. Elles n'avaient aucun esprit, et deux ou trois fois il bâilla en se cachant un peu. Néanmoins il restait là, se souciant peu d'être vu de tous en cette compagnie, se laissant faire la cour, bâillant de fatigue et non d'ennui réel, doux, distrait, mais aimable, et parlant à ces compagnes de rencontre comme si elles eussent été des femmes du meilleur monde, presque de bonnes et sérieuses amies, mêlées à des souvenirs agréables de plaisirs que l'on peut avouer.

Cela dura bien un quart d'heure. Thérèse restait toujours. Laurent lui tournait le dos. La banquette où il était assis se trouvait placée dans l'embrasure d'une porte de glace sans tain, fermée en face de lui. Lorsque des groupes errant dans les couloirs extérieurs s'arrêtaient contre cette porte, les habits et les dominos faisaient un fond opaque, et la vitre devenait une glace noire où l'image de Thérèse se répétait sans qu'elle s'en aperçût. Laurent la vit à divers intervalles sans songer à elle; mais peu à peu l'immobilité de cette figure masquée l'inquiéta, et il dit à ses compagnes en la leur montrant dans le sombre miroir:

—Est-ce que vous ne trouvez pas ça effrayant, le masque?

—Nous te faisons donc peur?

—Non, pas vous: je sais comment vous avez le nez fait sous ce morceau de satin; mais une figure qu'on ne devine pas, que l'on ne connaît pas, et qui vous fixe avec cette prunelle ardente; je m'en vais d'ici, moi, j'en ai assez.

—C'est-à-dire, reprirent-elles, que tu as assez de nous?

—Non, dit-il, j'ai assez du bal. On y étouffe. Voulez-vous venir voir tomber la neige? Je vais au bois de Boulogne.

—Mais il y a de quoi mourir?

—Ah bien, oui! Est-ce qu'on meurt? Venez-vous?

—Ma foi, non!

—Qui veut venir en domino au bois de Boulogne avec moi? dit-il en élevant la voix.

Un groupe de figures noires s'abattit comme une volée de chauves-souris autour de lui.

—Combien cela vaut-il? disait l'une.

—Me feras-tu mon portrait? disait l'autre.

—Est-ce à pied ou à cheval? disait une troisième.

—Cent francs par tête, répondit-il, rien que pour se promener les pieds dans la neige au clair de la lune. Je vous suivrai de loin. C'est pour voir l'effet… Combien êtes-vous? ajouta-t-il au bout de quelques instants. Dix! ce n'est guère. N'importe, marchons!

Trois restèrent en disant:

—Il n'a pas le sou. Il nous fera attraper une fluxion de poitrine, et ce sera tout.

—Vous restez? reprit-il. Reste sept! Bravo, nombre cabalistique, les sept péchés capitaux! Vive Dieu! je craignais de m'ennuyer, mais voilà une invention qui me sauve.

—Allons, dit Thérèse, une fantaisie d'artiste!… Il se souvient qu'il est peintre. Rien n'est perdu.

Elle suivit cette étrange compagnie jusqu'au péristyle, pour s'assurer qu'en effet l'idée fantasque était mise à exécution; mais le froid fit reculer les plus déterminées, et Laurent se laissa persuader d'y renoncer. On voulait qu'il changeât la partie en un souper général.

—Ma foi, non! dit-il, vous n'êtes que des peureuses et des égoïstes, absolument comme les femmes honnêtes. Je vais dans la bonne compagnie. Tant pis pour vous!

Mais elles le ramenèrent dans le foyer, et il s'y établit entre lui, d'autres jeunes gens de ses amis, et une troupe d'effrontées, une causerie si vive, avec de si beaux projets, que Thérèse, vaincue par le dégoût, se retira en se disant qu'il était trop tard. Laurent aimait le vice: elle ne pouvait plus rien pour lui.

Laurent aimait-il le vice, en effet? Non, l'esclave n'aime pas le joug et le fouet; mais, quand il est esclave par sa faute, quand il s'est laissé prendre sa liberté, faute d'un jour de courage ou de prudence, il s'habitue au servage et à toutes ses douleurs: il justifie ce mot profond de l'antiquité, que, quand Jupiter réduit un homme en cet état, il lui ôte la moitié de son âme.

Quand l'esclavage du corps était le fruit terrible de la victoire, le ciel agissait ainsi par pitié pour le vaincu; mais, quand c'est l'âme qui subit l'étreinte funeste de la débauche, le châtiment est là tout entier. Désormais Laurent le méritait, ce châtiment. Il avait pu se racheter, Thérèse y avait risqué, elle aussi, la moitié de son âme: il n'en avait pas profité.

Comme elle remontait en voiture pour rentrer chez elle, un homme éperdu s'élança à ses côtés.

C'était Laurent. Il l'avait reconnue au moment où elle quittait le foyer, à un geste d'horreur involontaire dont elle n'avait pas eu conscience.

—Thérèse, lui dit-il, rentrons dans ce bal. Je veux dire à tous ces hommes: «Vous êtes des brutes!» à toutes ces femmes: «Vous êtes des infâmes!» Je veux crier ton nom, ton nom sacré à cette foule imbécile, me rouler à tes pieds, et mordre la poussière en appelant sur moi tous les mépris, toutes les insultes, toutes les hontes! Je veux faire ma confession à haute voix dans cette mascarade immense, comme les premiers chrétiens la faisaient dans les temples païens, purifiés tout à coup par les larmes de la pénitence et lavés par le sang des martyrs…

Cette exaltation dura jusqu'à ce que Thérèse l'eût ramené à sa porte. Elle ne comprenait plus du tout pourquoi et comment cet homme si peu enivré, si maître de lui-même, si agréablement discoureur au milieu des filles du bal masqué, redevenait passionné jusqu'à l'extravagance aussitôt qu'elle lui apparaissait.

—C'est moi qui vous rends fou, lui dit-elle. Tout à l'heure on vous parlait de moi comme d'une misérable, et cela même ne vous réveillait pas. Je suis devenue pour vous comme un spectre vengeur. Ce n'était pas là ce que je voulais. Quittons nous donc, puisque je ne peux plus vous faire que du mal.

XIV

Ils se revirent pourtant le lendemain. Il la supplia de lui donner une dernière journée de causerie fraternelle et de promenade bourgeoise, amicale, tranquille. Ils allèrent ensemble au Jardin des Plantes, s'assirent sous le grand cèdre, et montèrent au labyrinthe. Il faisait doux; plus de traces de neige. Un soleil pâle perçait à travers des nuages lilas. Les bourgeons des plantes étaient déjà gonflés de sève. Laurent était poëte, rien que poëte et artiste contemplatif ce jour-là: un calme profond, inouï, pas de remords, pas de désirs ni d'espérances; de la gaieté ingénue encore par moments. Pour Thérèse, qui l'observait avec étonnement, c'était à ne pas croire que tout fût brisé entre eux.

L'orage revint effroyable le lendemain, sans cause, sans prétexte, et absolument comme il se forme dans le ciel d'été, par la seule raison qu'il a fait beau la veille.

Puis, de jour en jour, tout s'obscurcit; et ce fut comme une fin du monde, comme de continuels éclats de foudre au sein des ténèbres.

Une nuit, il entra chez elle fort tard, dans un état d'égarement complet, et, sans savoir où il était, sans lui dire un mot, il se laissa tomber endormi sur le sofa du salon.

Thérèse passa dans son atelier, et pria Dieu avec ardeur et désespoir de la soustraire à ce supplice. Elle était découragée; la mesure était comble. Elle pleura et pria toute la nuit.

Le jour paraissait lorsqu'elle entendit sonner à sa porte. Catherine dormait, et Thérèse crut que quelque passant attardé se trompait de domicile. On sonna encore; on sonna trois fois. Thérèse alla regarder par la lucarne de l'escalier qui donnait au-dessus de la porte d'entrée. Elle vit un enfant de dix à douze ans, dont les vêtements annonçaient l'aisance, dont la figure levée vers elle lui parut angélique.

—Qu'est-ce donc, mon petit ami? lui dit-elle; êtes-vous égaré dans le quartier?

—Non, répondit-il, on m'a amené ici; je cherche une dame qui s'appelle mademoiselle Jacques.

Thérèse descendit, ouvrit à l'enfant, et le regarda avec une émotion extraordinaire. Il lui semblait qu'elle l'avait déjà vu, ou qu'il ressemblait à quelqu'un qu'elle connaissait et dont elle ne pouvait retrouver le nom. L'enfant aussi paraissait troublé et indécis.

Elle l'emmena dans le jardin pour le questionner; mais, au lieu de répondre:

—C'est donc vous, lui dit-il tout tremblant, qui êtes mademoiselle
Thérèse?

—C'est moi, mon enfant; que me voulez-vous? que puis-je faire pour vous?

—Il faut me prendre avec vous et me garder si vous voulez de moi!

—Qui êtes-vous donc?

—Je suis le fils du comte de ***.

Thérèse retint un cri, et son premier mouvement fut de repousser l'enfant; mais tout à coup elle fut frappée de sa ressemblance avec une figure qu'elle avait peinte dernièrement en la regardant dans une glace pour l'envoyer à sa mère, et cette figure, c'était la sienne propre.

—Attends! s'écria-t-elle en saisissant le jeune garçon dans ses bras avec un mouvement convulsif. Comment t'appelles-tu?

—Manoël.

—Oh! mon Dieu! qui donc est ta mère?

—C'est… on m'a bien recommandé de ne pas vous le dire tout de suite! Ma mère… c'était d'abord la comtesse de ***, qui est là-bas, à La Havane; elle ne m'aimait pas et elle me disait bien souvent: «Tu n'es pas mon fils, je ne suis pas obligée de t'aimer.» Mais mon père m'aimait, et il me disait souvent: «Tu n'es qu'à moi, tu n'as pas de mère.» Et puis il est mort il y a dix-huit mois, et la comtesse a dit: «Tu es à moi et tu vas rester avec moi.» C'est parce que mon père lui avait laissé de l'argent, à la condition que je passerais pour leur fils à tous les deux. Cependant elle continuait à ne pas m'aimer, et je m'ennuyais beaucoup avec elle, quand un monsieur des États-Unis, qui s'appelle M. Richard Palmer, est venu tout d'un coup me demander. La comtesse a dit: «Non, je ne veux pas.» Alors M. Palmer m'a dit: «Veux-tu que je te reconduise à ta vraie mère, qui croit que tu es mort, et qui sera bien contente de te revoir?» J'ai dit: «Oui, bien sûr!» Alors M. Palmer est venu la nuit, dans une barque, parce que nous demeurions au bord de la mer; et, moi, je me suis levé bien doucement, bien doucement, et nous avons navigué tous les deux jusqu'à un grand navire, et puis nous avons traversé toute la grande mer, et nous voilà.

—Vous voila! dit Thérèse, qui tenait l'enfant pressé contre sa poitrine, et qui, agitée d'un tremblement d'ivresse, le couvait et l'enveloppait d'un seul et ardent baiser pendant qu'il parlait; où est-il, Palmer?

—Je ne sais pas, dit l'enfant. Il m'a amené à la porte, il m'a dit: Sonne! et puis je ne l'ai plus vu.

—Cherchons-le, dit Thérèse en se levant; il ne peut pas être loin!

Et, courant avec l'enfant, elle rejoignit Palmer, qui se tenait à quelque distance, attendant de pouvoir s'assurer que l'enfant était reconnu par sa mère.

—Richard! Richard! s'écria Thérèse en se jetant à ses pieds au milieu de la rue encore déserte, comme elle l'eût fait quand même elle eût été pleine de monde. Vous êtes Dieu pour moi!…

Elle n'en put dire davantage; suffoquée par les larmes de la joie, elle devenait folle.

Palmer l'emmena sous les arbres des Champs-Élysées et la fit asseoir. Il lui fallut au moins une heure pour se calmer et se reconnaître, et pour réussir à caresser son fils sans risquer de l'étouffer.

—A présent, lui dit Palmer, j'ai payé ma dette. Vous m'avez donné des jours d'espoir et de bonheur, je ne voulais pas rester insolvable. Je vous rends une vie entière de tendresse et de consolation, car cet enfant est un ange, et il m'en coûte de me séparer de lui. Je l'ai privé d'un héritage et je lui en dois un en échange. Vous n'avez pas le droit de vous y opposer; mes mesures sont prises et tous ses intérêts sont réglés. Il a dans sa poche un portefeuille qui lui assure le présent et l'avenir. Adieu, Thérèse! Comptez que je suis votre ami à la vie et à la mort.

Palmer s'en alla heureux; il avait fait une bonne action. Thérèse ne voulut pas remettre les pieds dans la maison où Laurent dormait. Elle prit un fiacre, après avoir envoyé un commissionnaire à Catherine avec ses instructions, qu'elle écrivit d'un petit café où elle déjeuna avec son fils. Ils passèrent la journée à courir Paris ensemble, afin de s'équiper pour un long voyage. Le soir, Catherine vint les rejoindre avec les paquets qu'elle avait faits dans la journée, et Thérèse alla cacher son enfant, son bonheur, son repos, son travail, sa joie, sa vie, au fond de l'Allemagne. Elle eut le bonheur égoïste: elle ne pensa plus à ce que Laurent deviendrait sans elle. Elle était mère, et la mère avait irrévocablement tué l'amante.

Laurent dormit tout le jour et s'éveilla dans la solitude. Il se leva, maudissant Thérèse d'avoir été à la promenade sans songer à lui faire faire à souper. Il s'étonna de ne pas trouver Catherine, donna la maison au diable, et sortit.

Ce ne fut qu'au bout de quelques jours qu'il comprit ce qui lui arrivait. Quand il vit la maison de Thérèse sous-louée, les meubles emballés ou vendus, et qu'il attendit des semaines et des mois sans recevoir un mot d'elle, il n'eut plus d'espoir et ne songea plus qu'à s'étourdir.

Ce n'est qu'au bout d'un an qu'il sut le moyen de faire parvenir une lettre à Thérèse. Il s'accusait de tout son malheur et demandait le retour de l'ancienne amitié; puis, revenant à la passion, il finissait ainsi:

«Je sais bien que de toi je ne mérite pas même cela, car je t'ai maudite, et, dans mon désespoir de t'avoir perdue, j'ai fait pour me guérir des efforts de désespéré. Oui, je me suis efforcé de dénaturer ton caractère et ta conduite à mes propres yeux; j'ai dit du mal de toi avec ceux qui te haïssent, et j'ai pris plaisir à en entendre dire à ceux qui ne te connaissent pas. Je t'ai traitée absente comme je te traitais quand tu étais là! Et pourquoi n'es-tu plus là? C'est ta faute si je deviens fou; il ne fallait pas m'abandonner… Oh! malheureux que je suis, je sens que je te hais en même temps que je t'adore. Je sens que toute ma vie se passera à t'aimer et à te maudire… Et je vois bien que tu me hais! Et je voudrais te tuer! Et, si tu étais là, je tomberais à tes pieds! Thérèse, Thérèse, tu es donc devenue un monstre, que tu ne connais plus la pitié? Oh! l'affreux châtiment que celui de cet incurable amour avec cette colère inassouvie! Qu'ai-je donc fait, mon Dieu, pour en être réduit à perdre tout, jusqu'à la liberté d'aimer ou de haïr?»

Thérèse lui répondit:

«Adieu pour toujours! Mais sache que tu n'as rien fait contre moi que je n'aie pardonné, et que tu ne pourras rien faire que je ne puisse pardonner encore. Dieu condamne certains hommes de génie à errer dans la tempête et à créer dans la douleur. Je t'ai assez étudié dans tes ombres et dans ta lumière, dans ta grandeur et dans ta faiblesse, pour savoir que tu es la victime d'une destinée, et que tu ne dois pas être pesé dans la même balance que la plupart des autres hommes. Ta souffrance et ton doute, ce que tu appelles ton châtiment, c'est peut-être la condition de ta gloire. Apprends donc à le subir, Tu as aspiré de toutes tes forces à l'idéal du bonheur, et tu ne l'as saisi que dans tes rêves. Eh bien, tes rêves, mon enfant, c'est la réalité, à toi, c'est ton talent, c'est la vie; n'es-tu pas artiste?

»Sois tranquille, va, Dieu te pardonnera de n'avoir pu aimer! Il t'avait condamné à cette insatiable aspiration pour que ta jeunesse ne fût pas absorbée par une femme. Les femmes de l'avenir, celles qui contempleront ton oeuvre de siècle en siècle, voilà tes soeurs et tes amantes.»

FIN
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—11640 11 21.

* * * * *

OEUVRES COMPLÈTES DE GEORGE SAND

publiées par CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

LES AMOURS DE L'AGE D'OR.

ANDRIANI.
ANDRÉ.
ANTONIA.
AUTOUR DE LA TABLE.
LE BEAU LAURENCE.
LES BEAUX MESSIEURS DU BOIS DORÉ.
CADIO.
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LE CHATEAU DES DÉSERTES.
LE CHATEAU DE PICTORDU.
LE CHÊNE PARLANT.
LE COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE.
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.
LA CONFESSION D'UNE JEUNE FILLE.
CONSTANCE VERRIER.
CONSUELO.
CORRESPONDANCE.
CORRESPONDANCE ENTRE GEORGE SAND ET GUSTAVE FLAUBERT.
CONTES D'UNE GRAND'MÈRE.
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LA DERNIÈRE ALDINI.
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LE DIABLE AUX CHAMPS.
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LA FILLEULE.
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FRANçOIS LE CHAMPI.

HISTOIRE DE MA VIE.

UN HIVER A MAJORQUE—Spiridion.

L'HOMME DES NEIGES.
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ISIDORA.
JACQUES.
JEAN DE LA ROCHE.

JEAN ZISKA—Gabriel.

JEANNE.
JOURNAL D'UN VOYAGEUR PENDANT LA GUERRE.
LAURA.
LEGENDES RUSTIQUES.

LÉLIA—Métella—Cora.

LETTRES D'UN VOYAGEUR.
LUCREZIA-FLORIANI-LAVINIA.
MADEMOISELLE LA QUINTINIE.
MADEMOISELLE MERQUEM.
LES MAITRES MOSAÏSTES.
LES MAITRES SONNEURS.
MALGRÉTOUT.
LA MARE AU DIABLE.
LE MARQUIS DE VILLEMER.
MA SOEUR JEANNE.
MAUPRAT.
LE MEUNIER D'ANGIBAULT.
MONSIEUR SYLVESTRE.
MONT-REVÊCHE.
NANON.
NARCISSE.
NOUVELLES.
NOUVELLES LETTRES D'UN VOYAGEUR.
PAULINE.
LA PETITE FADETTE.
LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE.
LE PICCININO.
PIERRE QUI ROULE.
PROMENADES AUTOUR D'UN VILLAGE.
QUESTIONS D'ART ET DE LITTÉRATURE.
QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES.
LE SECRÉTAIRE INTIME.
LES SEPT CORDES DE LA LYRE.
SIMON.
SOUVENIRS DE 1848.
TAMARIS.

TEVERINO—Léone Léoni.

THÉÂTRE COMPLET.
THÉÂTRE DE NOHANT.

LA TOUR DE PERCEMONT.—Marianne.

L'USCOQUE.
VALENTINE.
VALVÈDRE.
LA VILLE NOIRE.

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FIN
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