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Ellénore, Volume I

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XVIII

Au milieu d'une grande prairie, bordée par la Tamise, s'élevait une de ces petites maisons en briques avec des volets verts, que les Anglais appellent cottage. Celui-là était entouré de fleurs, d'arbustes odorants qui bravaient les brises d'automne. Une simple haie séparait le petit jardin de la campagne et de la route. C'était un de ces endroits où le voyageur dit en passant:

—Comme on doit être heureux ici!

Ellénore admirait ce site charmant, cette élégante retraite, en se disant: «Je voudrais que ce fût là,» lorsque la voiture s'arrêta justement à la porte grillée, de la jolie petite maison rouge.

Si Frédérik s'était trouvé là pour la recevoir, la joie d'Ellénore eût été complète; mais un domestique anglais vint dire que mylord ayant été obligé de se rendre à Londres pour affaires, sa seigneurie l'avait chargé de recevoir milady et de la conduire dans l'appartement qui lui était destiné.

L'intérieur de ce cottage était en parfaite harmonie avec son extérieur élégant et simple. Au rez-de-chaussée, un joli parloir, dont les meubles étaient couverts en toile de l'Inde fort à la mode à cette époque; de l'autre côté, une salle à manger et un petit appartement; au premier étage, deux chambres à coucher avec deux cabinets de travail et de toilette; plus haut, les logements des domestiques; voilà de quoi se composait cette modeste habitation, qui réalisait tous les voeux d'Ellénore.

La chambre de milady, ainsi que Georges la nommait, rassemblait tout ce qui pouvait être nécessaire et agréable à la femme la plus recherchée. Des vases, des coupes remplis de fleurs, donnaient un air de fête à ce petit appartement. Sur un canapé, qui séparait les deux fenêtres, on voyait une robe de taffetas blanc garnie de dentelles, un bouquet d'oeillets blancs mêlé de jasmin; sur la cheminée se trouvait une boîte en forme d'écrin, recouverte en maroquin rouge, sur laquelle on avait imprimé en or les armes de la famille de Rosmond.

A la vue de cet écrin, Ellénore éprouva un sentiment pénible.

—Je n'accepte sa main, pensa-t-elle, qu'à la condition de vivre près de lui, non-seulement sans éclat, sans rien ajouter à ses dépenses habituelles, mais avec la ferme résolution de mettre dans sa maison plus d'ordre et plus d'économie. N'est-ce pas la seule dot que je lui apporte? et il voudrait s'appauvrir encore en me comblant de dons fastueux! Non, je ne le souffrirai pas.

En se parlant ainsi, Ellénore saisit l'écrin dans l'intention de le porter dans le cabinet de Frédérik. Elle s'étonne de le trouver si léger, la crainte qu'on eût dérobé les bijoux qu'il devait contenir le lui fait ouvrir; et son coeur bat de joie en apercevant à la place des riches chatons de brillants que renferment ordinairement un écrin, la parure virginale d'une jeune mariée; un rameau de fleurs d'oranger.

A côté de ce bouquet, il y avait une lettre conçue en peu de mots, dans laquelle Frédérik disait à Ellénore qu'il viendrait la pendre le soir même à onze heures pour la conduire à la chapelle de Ham…, où le prêtre et les témoins les précéderaient tous deux. «C'est là, ajoutait-il, que le ciel recevra nos serments; c'est là où j'acquerrai le droit de vous consacrer ma vie!» Et en post scriptum: «Je serai accompagné de la respectable miss Harriette Rosmond, la seule de mes parentes à qui je pouvais me confier.»

Ce n'était plus un songe, ce bonheur qu'Ellénore n'eût osé désirer, il allait s'accomplir… Cette vie qu'elle rêvait, cette vie douce et pure, fruit de l'amour chaste allait être la sienne… Tant de félicité lui semblait impossible; elle éprouvait cette sorte d'effroi qu'inspire un bonheur trop parfait. Quelque chose nous avertit qu'il n'est pas de ce monde et que, plus il nous approche des cieux, plus sera cruel le retour sur la terre.

Avec quelle innocente coquetterie Ellénore revêtit cette jolie robe blanche, choisie, commandée par Frédérik sur un modèle dérobé furtivement par mademoiselle Rosalie, et confié à son maître. Combien Ellénore était charmée de se trouver belle. «Je lui plairai ainsi,» pensait-elle; et, fière de cette idée, elle se mirait avec complaisance; elle s'abandonnait à cette présomption délirante qui ne dure qu'un instant, celui qui précède l'abdication. Une fois soumises aux lois d'un amant ou d'un mari, les femmes deviennent si humbles!

Lorsqu'Ellénore fut habillée, et que sa femme de chambre l'eut quittée, elle attacha elle-même le rameau de fleurs d'oranger sur ses beaux cheveux blonds; puis voulant cacher cette parure virginale aux yeux des gens de la maison qui la croyaient déjà mariée, elle jeta sur sa coiffure un voile de dentelle noire, et cacha sa jolie taille sous une pelisse de même couleur. Ce ne fut pas sans éprouver une impression pénible qu'elle couvrit de ce deuil sa robe nuptiale; mais les convenances l'ordonnaient, et elle fit taire ses idées superstitieuses.

Dans quel trouble divin Ellénore passa cette heure d'attente!… Comme son coeur battait au moindre bruit… Oppressée par l'espoir comme on l'est par la crainte, sa respiration s'arrêtait tout à coup; alors elle se créait une inquiétude pour ne pas succomber à sa joie.

—Si je l'attendais en vain, se disait-elle… Si, retenu par sa famille, il se voyait contraint à m'abandonner… si quelque obstacle imprévu s'opposait à notre union…

Et des larmes venaient attrister ce visage tout à l'heure si radieux; et puis souriant de son malheur imaginaire, Ellénore revenait à toutes les émotions, à tous les enchantements de l'espérance. Assise près d'une fenêtre ouverte, elle ne s'aperçoit point du froid de la nuit; l'aboiement d'un chien, le vol d'un oiseau nocturne la font tressaillir. Son oreille, à force de guetter le bruit d'une voiture, croit l'entendre; mais bientôt le calme parfait d'une nuit à la campagne détruit son illusion, son tremblement s'apaise. Elle se promet de ne plus écouter pour ne plus s'agiter vainement; mais le moyen de penser à autre chose qu'au roulement de cette voiture, n'est-ce pas le signal qui doit lui annoncer tous les biens de la vie?

Enfin, un bourdonnement se fait entendre; il augmente, et, plus de doute, une berline s'arrête à la porte, M. de Rosmond en descend précipitamment pour venir chercher Ellénore; il la trouve tellement émue qu'elle a peine à se soutenir; il la presse sur son coeur et l'entraîne vers le perron; il la soutient pour monter en voiture et la présente à sa vieille cousine, en réclamant toutes ses bontés pour elle. Ellénore voudrait lui adresser quelques compliments, mais un trouble invincible l'empêche de parler, une palpitation violente la suffoque,… ses yeux se ferment malgré elle… Miss Harriette, qui la voit immobile, s'écrie avec emphase:

—Elle se trouve mal… pauvre petite… je le crois bien, vraiment! une telle solennité!… on succomberait à moins; et en parlant ainsi elle sortait de sa poche trois flacons de différents sels qu'elle s'obstinait à faire respirer à Ellénore, malgré que celle-ci ranimée par le grand air, lui dit qu'elle était parfaitement remise de son émotion; mais une chose aussi simple ne pouvait entrer dans l'esprit de miss Harriette Rosmond, il lui fallait de l'extraordinaire, du merveilleux, surtout.

C'était une de ces vieilles filles romanesques, assez communes en Angleterre; un composé du caractère de la Bélise, de Molière, et de la Tante Aurore, de l'Opéra-Comique, se croyant toujours adorée, et toujours trahie par la raison que la moindre politesse de la part d'un jeune homme lui paraissait une déclaration d'amour; qu'elle bâtissait sur cet échafaudage un palais enchanté; qu'elle s'y logeait auprès de son idéal, y recevait en imagination tous les serments dont les amants passionnés sont prodigues, et, qu'enfin, emportée par son exaltation, elle allait ordinairement jusqu'à lui faire offrir de sanctifier leur amour mutuel par les saints noeuds du mariage.

Alors l'innocent héros de ce roman, surpris d'une proposition qu'il n'avait point provoquée, l'éludait le plus poliment possible; mais tous ses soins à dissimuler ce que son refus avait de désobligeant ne faisaient que redoubler le ressentiment de la vieille miss. Elle criait à la trahison, et prenait des airs de victime qui amusaient d'autant plus ses amis qu'ils savaient la consolation près du désespoir. Trente ans de cet exercice de coeur ne l'avaient point courbaturée, et lorsque miss Harriette Rosmond ne trouvait pas dans ses propres aventures l'emploi de sa sensibilité, elle la reportait sur les êtres dont le caractère et la situation romanesques lui promettaient le plaisir de prendre part à des secrets importants et à des événements étranges.

Frédérik connaissant le faible de sa cousine, et étant certain de la flatter en lui offrant de protéger une jeune personne, belle, honnête, calomniée et abandonnée, c'est-à-dire dans toutes les conditions exigées pour être l'héroïne d'un roman, il n'avait pas hésité à confier à miss Harriette son amour pour Ellénore, et à lui dire comment, n'ayant pu vaincre sa vertu, il s'était décidé à braver les préjugés de sa famille en l'épousant secrètement.

—Je n'ai pas craint d'être blâmé de ma noble cousine, avait-il ajouté d'un ton solennel; elle sait trop ce que vaut un amour véritable pour s'étonner de m'y voir tout sacrifier.

Ensuite, traçant la peinture de la vie mystérieuse et champêtre qu'il allait mener dans son cottage près de sa bien-aimée, il transporta en idée la vieille miss dans le paradis qu'elle avait si souvent rêvé, et il obtint sans peine d'elle de venir présider au bonheur qu'elle n'avait pu atteindre.

Ellénore se félicita d'être patronnée dans la grande solennité qui allait s'accomplir par une femme d'un âge respectable, et attachée à la famille du marquis de Rosmond. Encouragée par cette présence, elle s'offrit avec plus d'assurance aux regards des témoins qui l'attendaient dans la sacristie attenant à la chapelle de Ham…; là on lui fit signer son nom sur deux registres; Frédérik en fit autant, puis ils vinrent s'agenouiller tous deux devant l'autel, et le prêtre catholique commença la cérémonie; elle se passa dans le recueillement convenable et s'acheva au grand regret de miss Harriette Rosmond, sans le moindre événement dont on pût tirer quelque présage. Seulement, après avoir présenté les témoins à ces dames, les leur avoir nommés, lord Rosmond ayant ordonné de faire avancer la voiture de milady, le cocher ne se trouva point. Imaginant que ses maîtres resteraient longtemps dans la chapelle, il était allé boire à la taverne du village. Ce contre-temps parut contrarier Frédérik outre mesure. Il dépêcha Maurice pour arracher, par tous les moyens possibles, le cocher aux délices du porter, et se livra, en le revoyant, à une si vive colère contre ce malheureux, qu'Ellénore en fut effrayée. Elle s'étonna de ne pas trouver Frédérik plus indulgent dans sa félicité, et s'affligea de voir un tel excès de violence flétrir les joies du plus beau moment de sa vie; il faut si peu de chose pour gâter un bonheur!

XIX

On accuse l'amour d'être aveugle; hélas! il ne l'est pas encore assez! J'en appelle à toutes les personnes sincères avec elles-mêmes. Combien de fois n'ont-elles pas maudit l'amour trop clairvoyant qui leur laissait découvrir un sentiment d'égoïsme, une joie brutale dans les transports qu'elles faisaient naître. Pour séduire, on prend facilement les qualités, les goûts, jusqu'aux manières de l'objet aimé; mais cette hypocrisie commune à toutes les ambitions survit rarement au succès. Le bonheur rend à soi-même; aussi faut-il être vraiment aimable pour le paraître au comble de la félicité.

Malgré tous les enchantements de sa nouvelle situation, Ellénore ne tarda pas à s'apercevoir que l'amour de Frédérik était plus violent que tendre et que, tourmenté par une inquiétude dont elle ne devinait pas la cause, son humeur, tantôt sombre, tantôt gaie jusqu'à la folie, lui inspirait une sorte d'effroi qu'elle ne pouvait s'expliquer.

Frédérik passait une partie de ses journées à Londres. Ellénore consacrait ce temps aux soins de sa maison, à la lecture des ouvrages que préférait lord Rosmond.

La politique commençant dès lors à occuper tous les esprits, Ellénore en faisait une étude particulière pour être en état d'en causer avec son mari. Miss Harriette était seule admise chez ce jeune ménage, encore était-il défendu à Ellénore de lui rendre ses visites, bien qu'elle demeurât à un quart de mille de son cousin. Frédérik motivait cette défense sur la crainte de voir lady Rosmond rencontrer chez miss Harriette quelques membres de sa famille. Il était de la plus haute importance, disait-il, de ne pas leur laisser soupçonner son mariage, avant la mort d'un vieil oncle dont il attendait une immense fortune, à la condition d'épouser la femme qu'il lui destinait, et cet oncle ne manquerait pas de le déshériter s'il venait à savoir qu'au mépris de sa volonté, son neveu avait fait un mariage d'inclination.

Ellénore soumise au moindre désir de son mari vivait dans la réclusion sans se plaindre, heureuse de passer sa journée à attendre Frédérik et sa soirée près de lui. Mais Ellénore avait été vue quelquefois se promenant avec M. de Rosmond, elle était trop belle pour n'être point remarquée, même des paysans. Le bruit se répandit bientôt qu'un gentleman renfermait la plus jolie personne du monde dans ce petit cottage entouré d'accacias, et les châtelains des environs dirigèrent bientôt leurs promenades de ce côté.

Frédérik, instruit par Maurice de la quantité de chasseurs qui venaient se reposer tous les matins sous les fenêtres de milady, prit pour prétexte la mauvaise saison qui durait encore pour supplier Ellénore de ne pas sortir de son appartement, et de ne pas s'exposer au froid dans l'état où elle se trouvait. Elle allait être mère et les ordres impérieux de Frédérik lui paraissaient dictés par le plus tendre intérêt; d'ailleurs, il n'était pas de sacrifice qu'il ne lui fût doux de faire dans l'espoir de s'assurer le nouveau bonheur qui lui était promis.

Un soir, lord Rosmond revint de Londres dans une grande agitation qu'il s'efforçait en vain de dissimuler.

—Je ne savais pas, dit-il en entrant chez Ellénore d'un ton qui voulait paraître insouciant, que le comte Charles de Norbelle eût l'honneur d'être de vos amis.

—Je l'ai vu quelquefois chez la duchesse de Montévreux, répondit
Ellénore.

—Ah! rassemblez mieux vos souvenirs, reprit Frédérik avec ironie. Vous l'avez vu ailleurs aussi, du moins il s'en vante.

—Je l'ai revu à Douvres, il est vrai; il se trouvait à la porte de l'hôtel de Londres, au moment où j'allais le quitter et monter en voiture.

—Et cette rencontre vous a si peu frappée, que vous n'avez pas cru devoir m'en parler?

—C'est parce qu'elle m'a été désagréable, monsieur, et qu'elle pouvait vous inquiéter pour notre secret que je me suis décidée à ne vous en rien dire.

—Vous auriez dû exiger de lui la même discrétion.

—Je croyais n'avoir rien à redouter de son bavardage, ayant refusé de le recevoir chez ma soeur à Londres, où, poussée par ses questions, je lui dis que j'allais loger.

—Ah! vraiment, un homme de coeur ne se décourage pas pour si peu de chose. Un refus de ce genre, fait avec toute la grâce dont une jolie femme ne se départ jamais est juste ce qu'il faut pour redoubler le zèle d'un adorateur. Aussi votre refus a-t-il produit tout l'effet que vous en deviez attendre.

—Ah! Frédérik… est-ce bien vous qui me parlez ainsi!… vous!… me soupçonner!…

—Je sais bien que vous me prouverez que j'ai tort… c'est dans l'ordre; mais l'évidence est là pour me donner raison; tenez… lisez ceci.

A ces mots, Frédérik jeta un papier sur la table à ouvrage d'Ellénore. C'était un billet du comte Charles de Norbelle à milord Bor…; ce billet finissait ainsi:

«J'ai enfin découvert la retraite champêtre où ce rusé de Rosmond renferme la charmante Ellénore. La pauvre enfant n'a fait que changer de prison et de geôlier. Il serait bien temps que quelque chevalier s'armât pour sa délivrance. Ne le pensez-vous pas? Si j'avais pu me douter de ce qu'elle méditait, lorsque je l'ai rencontrée, l'an passé, à Douvres, je l'aurais ravie à son triste sort. Mais il est encore temps de la rendre à la société, et je vous propose de nous réunir pour accomplir cette bonne oeuvre.»

—Voilà une coalition assez glorieuse, je pense, et qui doit vous flatter, dit M. de Rosmond en s'efforçant de sourire.

—C'est sans doute une plaisanterie de M. de Norbelle, qui ne mérite pas l'humeur qu'elle vous donne, et lors même qu'il voudrait s'amuser de ce projet ridicule, vous savez s'il serait déconcerté.

—Non, ma foi, je n'en sais rien, j'en ai vu de plus spirituels que moi trompés à faire plaisir, quand ce ne serait que ce cher marquis de Croixville.

—Oh! mon Dieu! s'écria Ellénore, ai-je donc mérité cette injure? Et des larmes inondèrent son visage.

—Pardon, dit Frédérik, ému par l'accent douloureux d'Ellénore, je vous afflige, mais je vous l'ai dit, l'idée d'être trahi me trouble la raison, me rend barbare; ce mystère que vous m'avez fait de cette rencontre, la certitude que le comte de Norbelle se promène sans cesse aux environs de cette retraite, a dû m'inspirer des soupçons… j'ai pensé…

—Eh bien, quittons cette maison,… conduisez-moi là où vous me croirez à l'abri de le rencontrer, lui, ou tout autre, interrompit Ellénore, et vous verrez si j'hésite à vous suivre.

—Ah! vraiment, qu'importe le lieu où vous iriez l'attendre, ne serait-il pas toujours certain de le découvrir?… Pour peu qu'il vous suppose touchée des peines qu'il prend pour vous apercevoir, pensez-vous qu'il ne vous donne pas bientôt la preuve de son zèle à vous suivre? Non, ce n'est pas à nous qu'on en apprend dans ce genre d'escrime; tout dépend de la femme pour laquelle on entreprend tant de hauts faits; elle seule les encourage ou les déjoue; aussi n'ai-je pas la prétention de déconcerter les projets de M. de Norbelle. Je suis tout au contraire dans la ferme résolution de n'y apporter aucun obstacle.

—Frédérik… s'écria Ellénore, se peut-il que l'orgueil vous égare au point de me parler ainsi?… pour vous faire un droit de la situation où vous m'avez prise, des apparences qui m'accusaient, oubliez-vous que je suis arrivée pure dans cette chapelle, où vous m'avez donné votre nom? Pensez-vous que ce nom qui m'honore, ce nom qui va parer votre enfant, je veuille le souiller par une trahison? Ah! vous me connaissez trop pour m'en croire capable; vous savez trop bien que si je pouvais cesser de vous aimer, la fierté seule suffirait pour me conserver chaste; mais je vous aime; et ce qui m'afflige le plus dans l'insulte que vous me faites, c'est que vous n'en doutez pas.

Ces derniers mots d'Ellénore parurent jeter un grand trouble dans l'esprit de M. de Rosmond; il y répondit par des dénégations faibles, des assurances vagues, et toutes les tendres humilités d'un faux repentir. C'était un moyen infaillible d'amener la conciliation; mais ce raccommodement, gâté par une arrière-pensée d'un côté et une rancune invincible de l'autre, laissa dans le coeur d'Ellénore une impression douloureuse, dont son imagination fit un pressentiment.

En amour, le premier sentiment qu'on se cache est un anneau de rompu dans la chaîne; on la rattache en vain, la suture s'en voit toujours, et puis l'on sait qu'elle peut se rompre.

Le refus, fait par lord Rosmond de quitter la vallée de Ham… rendit Ellénore prisonnière, tant elle craignait de rencontrer le comte Charles ou quelqu'un de ses amis. Elle n'osait même pas s'approcher de la fenêtre; car plus elle vivait cachée, plus ces messieurs faisaient d'efforts pour l'apercevoir; se promenant sans cesse autour du cottage, questionnant les domestiques, ils avaient plus d'une fois tenté de les séduire à prix d'argent pour obtenir d'eux la permission de se promener un instant dans les serres du jardin; mais l'incorruptible Maurice donnait à ses camarades l'exemple d'une discrétion à toute épreuve; il éconduisait tout le monde, même les gens d'affaires. Miss Harriette, à qui les fréquentes promenades des jeunes seigneurs attirés par le plaisir de voir Ellénore, donnaient des espérances pour son propre compte, grondait souvent Maurice de tout ce qu'il faisait et disait pour empêcher ces charmants curieux de pénétrer dans le cottage. Mais il était trop bien payé de sa surveillance pour s'en relâcher un instant.

Un jour M. de Ham…, riche banquier de Londres, envoya un de ses premiers commis pour remettre à miss Ellénore Mansley, une lettre importante. Maurice lui répondit qu'elle n'y était point, et qu'il fallait attendre le retour de mylord. En vain, le commis affirma qu'il était dans le secret de la présence de miss Mansley dans le cottage, en vain répéta-t-il qu'il était très-essentiel qu'elle signât la procuration dont il était porteur, Maurice fut inflexible. Il fallut se résigner à attendre l'heure où lord Rosmond revenait pour dîner, ou pour souper, selon qu'il s'amusait plus ou moins à Londres.

Il arriva vers les six heures, et s'enferma aussitôt dans son cabinet avec le commis, en ordonnant à ses gens de ne point avertir milady de son retour; après avoir congédié l'homme d'affaires, Frédérik passa chez Ellénore, et lui dit.

—Je vous apporte une triste et bonne nouvelle… ce pauvre marquis de
Croixville!…

—Eh! mon Dieu… qu'avez-vous à m'apprendre?

—Calmez-vous, ma chère Ellénore, songez à l'état où vous êtes, et qu'il ne faut pas vous abandonner à de trop vives émotions.

—Vous m'effrayez… quel malheur lui est-il donc arrivé?…

—Vraiment, en vous voyant aussi tremblante, j'hésite à vous le dire.

—Parlez, Frédérik… je vous en supplie! quel malheur l'a frappé?…

—Eh bien!… c'est le dernier…

—Il est mort! s'écria Ellénore en pâlissant.

—Oui, mort subitement…

—Et en maudissant Ellénore! s'écria-t-elle en sanglotant.

—Je ne le pense pas, reprend Frédérik. Ses dispositions en votre faveur en doivent ôter l'idée. La preuve en est dans la lettre que m'écrit M. Bernardi, son notaire et le mien.

Et voyant qu'Ellénore est trop absorbée dans sa douleur pour prendre connaissance de cette lettre, Frédérik se met à la lire tout haut.

«Monsieur le marquis,

»On m'assure que vous seul savez dans quel endroit s'est retirée mademoiselle Ellénore Mansley, après avoir quitté le château de M. le marquis de Croixville. Si cela est, veuillez avoir la bonté de faire parvenir à cette demoiselle la nouvelle de la mort du marquis de Croixville, qui a succombé, la semaine dernière, à une attaque d'apoplexie. Faites savoir à ladite demoiselle qu'elle est propriétaire d'une somme de trois cent mille francs, déposée chez moi, il y a un an, en son nom, somme dont M. de Croixville avait déclaré être le simple gérant, et qui doit être remise à sa mort entre les mains de la demoiselle Mansley. Ci-joint une procuration en bonne forme pour toucher cette somme et la remettre à qui de droit.

»J'ai l'honneur d'être, monsieur, etc.

***.»

—C'est se conduire en bon gentilhomme, dit Frédérik; il ne pouvait s'abuser sur le tort qu'il vous avait fait; il a voulu le réparer en assurant votre indépendance. Cela lui fait honneur… Malgré tous ses travers, c'était un homme d'un grand mérite et qui sera regretté… Mais c'est aussi trop le pleurer, ajouta-t-il en essuyant les larmes d'Ellénore; allons! signez cette procuration, qu'il faut renvoyer sur-le-champ à M. Bernardi.

—Moi accepter ses bienfaits quand je l'ai peut-être affligé mortellement!…

—Ce n'est point un bienfait, reprit Frédérik d'un ton imposant, c'est une dette, et la plus sacrée de toutes celles que l'on puisse contracter. Celui qui vous avait perdue à votre insu ne devait-il pas vous mettre à l'abri de la dégradation qu'entraîne la misère? Devait-il exposer la fierté de votre caractère à fléchir devant la nécessité? Non, il a fait son devoir; il a conservé ses droits de père, tels que vous l'en aviez revêtu; il a doté sa fille, et vous ne pouvez vous soustraire à sa générosité sans offenser sa mémoire.

—Je ferai ce que vous déciderez, dit Ellénore…, mais souffrez mes regrets… Je l'aimais tant avant de savoir les noms odieux qu'on donnait à sa tendresse pour moi… à ses soins… si bons… si paternels. Ah! je le sens, aujourd'hui qu'il n'est plus… mon coeur lui conservait un attachement que sa perfidie n'avait pu détruire… Oui, il était plus malheureux que coupable, je le sens aux pleurs que sa mort me coûte…

XX

Frédérik eut besoin d'employer tout l'ascendant que l'amour lui donnait sur Ellénore pour calmer sa douleur. Il se chargea du soin de répondre à son notaire pour l'engager à faire passer les fonds d'Ellénore à M. Ham…, banquier à Londres. Lorsqu'il fallut signer la procuration, Frédérik recommanda vivement à Ellénore de ne mettre au bas que ses noms de famille, en disant que le dépôt ayant été fait en son nom de demoiselle, il ne fallait pas y joindre celui de marquise de Rosmond. Ellénore obéit sans faire nulle observation. La somme déposée chez M. Bernardi fut bientôt confiée à M. Ham…, qui la plaça dans de si heureuses opérations qu'il en doubla en peu d'années le capital.

Ellénore devint mère, sa joie d'avoir un fils fut troublée par le sacrifice qu'on lui imposa de ne pas le nourrir de son lait. La révolution française venait d'éclater, M. de Rosmond prévoyait la nécessité de partir d'un moment à l'autre pour aller défendre les parents et les biens qu'il avait en France. Ellénore ne voulait pas que nul obstacle l'empêchât de le suivre. Le petit Frédérik fut donc confié à une bonne nourrice et resta sous les yeux de sa mère.

Il ne fallait rien moins que les horribles nouvelles qui se succédaient pour empoisonner un bonheur aussi doux; mais chaque jour apprenait à M. de Rosmond le pillage du château d'un ami, d'un parent, la mort violente de quelque malheureux soupçonné d'aristocratie; c'était à qui se sauverait de cette terre de liberté, où l'on commençait à arrêter tout le monde. M. de Rosmond, occupé à recevoir tout le monde ou à guider les amis qui venaient se réfugier à Londres, y était presque sans cesse, et Ellénore se voyait réduite à la société de miss Harriette et à ses phrases emphatiques sur les aventures, les rencontres romanesques qu'amèneraient sans doute de si grands événements.

Bien que le mariage d'Ellénore dût la rassurer sur son sort à venir, elle ne se vit pas sans quelque plaisir assez riche pour ne rien coûter à son mari; et elle bénit le souvenir de cet ami qui avait cherché à réparer le tort qu'il lui avait fait, en lui assurant une honnête indépendance. La dignité du caractère d'Ellénore rendait ce bienfait inappréciable; mais elle s'étonna d'en voir M. de Rosmond encore plus heureux qu'elle. Il dit même à propos de cet héritage plusieurs mots sur la liberté mutuelle qui résultait de l'argent dans toutes les associations, qui frappèrent désagréablement Ellénore; elle le trouva trop satisfait de savoir qu'avec ce modique revenu elle pourrait se passer de lui. En amour, tout désir d'affranchissement est une injure.

L'humeur de Frédérik devenait chaque jour plus sombre; mais Ellénore n'en accusait que les tristes nouvelles qui se succédaient. Les biens que la famille Rosmond avait en France venaient d'être saisis par des créanciers patriotes. Le père de Frédérik avait succombé au chagrin de se voir ruiné, et son fils se trouvait réduit à une faible somme placée chez son banquier à Londres. Il fallait se résigner à des économies, insupportables à M. de Rosmond. Ellénore allait être la plus riche du ménage, et c'était avec de tendres instances qu'elle conjurait Frédérik de disposer du peu qu'elle possédait pour l'employer comme il le désirait. Mais une telle somme était insuffisante à maintenir le luxe de M. de Rosmond. Dans son dépit, il se reprochait tout haut de n'avoir point profité de la révolution, qui ôtait à la cour de France tout moyen de sévir contre lui, et de la protection alors toute-puissante du duc d'Orléans, pour aller défendre ses biens, vendre et réaliser sa fortune, et la placer en Angleterre. Tous ces reproches semblaient dire: «Sans le sot attachement qui m'a retenu ici, je serais encore riche.»

L'idée d'être utile à Frédérik dans ces temps de troubles rendait Ellénore patiente à supporter tout ce que le malheur lui faisait dire d'injurieux; et puis elle croyait tant lui devoir, que rien ne pouvait lasser sa reconnaissance.

Une année se passa dans cette anxiété. Un jour, M. de Rosmond revint de Londres, l'air radieux, le regard animé. Ellénore s'empressa de lui demander quelle heureuse nouvelle le mettait en si bonne disposition.

—Quelles bonnes nouvelles? Ah! mon Dieu! répondit-il, elles sont plus mauvaises que jamais: les Français deviennent fous; le duc d'Orléans lui-même est effrayé de leur démence; il craint de l'avoir trop encouragée, c'est pour cela qu'il vient d'arriver à Londres chargé d'une mission qui déguise un exil. C'est une guerre à mort entre lui et la reine, dont tous deux seront peut-être victimes, tant les esprits sont révoltés; cela fait frémir pour l'avenir, et l'on doit s'estimer heureux de n'être pas témoin d'un spectacle si menaçant.

—Pourtant votre joie ne vient pas de là, dit Ellénore en portant sur
Frédérik un regard soupçonneux.

—Aussi n'en ai-je point, reprit-il, et je ne sais ce qui peut vous donner l'idée…

—Je me suis donc trompée, dit Ellénore sans perdre de vue Frédérik.

—D'autant plus trompée, répliqua M. de Rosmond, qu'à toute la peine que les affaires de France causent, il faut que je joigne le regret de vous quitter pour quelques jours.

—Vous éloigner d'ici? demanda vivement Ellénore. Iriez-vous à Paris? grand Dieu!

—Non, vraiment, je ne suis pas si fou, c'est bien assez de leur laisser mes biens sans leur donner ma tête; mais moins il reste de fortune, plus il faut en prendre soin, et c'est pour m'assurer le recouvrement d'une somme assez considérable que je me vois forcé de partir demain matin pour Édimbourg.

—Et votre absence durera…

—Quinze jours, tout au plus.

—Quinze mortels jours!…

—Peut-être moins si l'affaire qui me force d'aller là se termine promptement; ma chère Ellénore ne peut douter de mon empressement à revenir près d'elle.

Alors Frédérik somma Maurice pour lui ordonner de tout préparer pour son départ.

—Faudra-t-il prendre le grand nécessaire en bois d'ébène ou le petit en acajou? demanda Maurice.

—Le grand, et tu n'oublieras pas le coffret émaillé.

Or, ce coffret émaillé contenait les ordres, les plaques en diamants que lord Rosmond ne prenait jamais que pour aller à la cour. Ellénore en fit la remarque; ce qui parut embarrasser Frédérik; mais il dit que ce coffret renfermait encore d'autres bijoux qu'il voulait déposer chez son banquier, pour plus de sûreté.

Cet incident, si peu important en apparence, jeta l'inquiétude dans l'esprit d'Ellénore. Il lui vint pour la première fois à l'idée que Frédérik ne lui disait pas la vérité; elle cessa de le questionner de peur de l'entraîner dans quelqu'autre mensonge, et se contenta de se dire:

—C'est un mystère que je ne dois pas pénétrer.

Le lendemain matin, en recevant les adieux de Frédérik, Ellénore fondit en larmes.

—Ah! c'est faire trop d'honneur à une si courte absence, s'écria M. de
Rosmond en voyant la douleur qu'Ellénore tentait en vain de surmonter.

—C'est vrai, dit-elle, je dois vous paraître ridicule, mais j'ai l'âme pénétrée de tristesse comme à l'approche d'un grand malheur.

—Cependant je ne vous laisse pas seule, ma cousine m'a promis de venir s'installer ici pendant mon absence; elle vous tiendra compagnie. Je sais bien qu'elle n'est pas toujours amusante et qu'il faut avoir un complice pour rire de ses bizarreries, de ses grandes phrases; mais vous les retiendrez pour me les écrire, cela vous distraira: sans compter que votre enfant vous occupe du matin au soir. Allez, vous aurez à peine le temps de penser à moi.

Ellénore sourit tristement à cette espèce de reproche, et pensa qu'il était inutile de s'en justifier. En ce moment, Maurice vint apporter à son maître un portefeuille rempli de banknotes. Ellénore s'étonna de le voir se munir d'une somme aussi forte pour entreprendre un si petit voyage; mais elle n'en fit point tout haut l'observation. Cette richesse présente ne s'accordait pas avec ce que M. de Rosmond lui avait dit peu de jours avant, de la gêne qu'il éprouvait depuis qu'il ne recevait plus aucuns fonds de France; tout, jusqu'au brillant équipage venu pour le prendre, lui paraissait étrange et la plongeait dans des suppositions qui se détruisaient l'une par l'autre. Mais ce qui la frappa le plus désagréablement, ce fut la manière dont M. de Rosmond repoussa les caresses du petit Frédérik, qui s'attachait à sa jambe comme pour l'empêcher de partir. L'enfant était caressant jusqu'à l'importunité, il est vrai, mais l'impatience de son père, la violence qu'il mit à l'éloigner de lui, à ordonner à la nourrice d'emporter son enfant, révoltèrent le coeur d'Ellénore.

—Il faut que ce voyage vous donne bien de l'humeur, dit-elle, pour traiter ainsi ce pauvre petit?

—C'est qu'il est insupportable, lorsqu'on a quelque chose d'important à faire, d'être ainsi obsédé, reprit M. de Rosmond; ah! vous l'aurez bientôt consolé de ce chagrin. Adieu, ajouta-t-il en s'approchant d'Ellénore pour l'embrasser; mais sa tendresse maternelle était blessée, elle accueillit froidement Frédérik.

—Au nom du ciel, ne me quittez point ainsi, dit-il d'un accent pénétré. Ne me gardez point rancune… Croyez qu'en vous affligeant, je suis plus à plaindre que vous… que la nécessité seule… que je vous aime plus que tout… que je n'aimerai jamais personne autant que ma chère Ellénore… que son amour est ma vie, et que si elle pouvait jamais se donner à un autre… Mais je délire, ajouta-t-il en s'efforçant de se calmer; pardonnez-moi de vous dire tant d'extravagances… C'est le regret de vous quitter qui me fait perdre la tête… Soyez indulgente.

Sans mieux comprendre ce retour de tendresse que le mouvement de dureté qui l'avait précédé, Ellénore tendit sa main à Frédérik, serra affectueusement la sienne, et le suivit en silence jusqu'à sa voiture.

XXI

Ellénore était encore sous le poids des réflexions qu'elle amassait l'une sur l'autre pour expliquer la conduite de Frédérik, lorsqu'on vint lui annoncer l'arrivée de miss Harriette; elle eut peine à contenir un signe d'impatience en voyant troubler sitôt sa solitude; mais elle se dit: «elle me parlera de lui», et elle se rendit dans le salon où elle trouva la vieille miss entourée de malles, de cartons, comme si elle avait dû passer des années au cottage, Ellénore ne put s'empêcher de lui en faire la remarque, et miss Harriette répondit qu'elle ne marchait jamais sans tout ce qu'elle possédait de robes; on ne sait pas ce qui peut arriver ajouta-t-elle; vous avez beau vous obstiner à ne recevoir personne, vous verrez qu'il surviendra une circonstance, un hasard qui vous forcera à rompre ce voeu ridicule, et puis, qui peut être à l'abri d'une rencontre?

—Moi, dit Ellénore, moi qui ne sors jamais, et dont les promenades ne vont pas au delà de mon jardin!

—Ah! c'est s'emprisonner trop volontairement! et je ne vous promets pas, ma chère cousine, de me conformer aussi scrupuleusement aux recommandations de Frédérik. D'ailleurs, cette manière de se cacher à tous les yeux n'est bonne qu'à exciter la curiosité; je lui en ai donné la preuve en lui montrant les lettres qu'on m'adresse de tous côtés pour savoir de moi, s'il n'y a pas moyen de pénétrer dans ce charmant cottage, d'y rendre ses hommages, à la beauté qu'on y renferme? quels sont les jours où il va à Londres? les heures où vous êtes seule? enfin cent questions de ce genre qui révèlent assez les sentiments de ceux qui les font, sentiments que les difficultés exaltent, et qui finiront par éclater d'une façon terrible.

—Je crains peu ces passions imaginaires, reprit en souriant Ellénore, et ne crois point à l'amour qui n'est point encouragé.

—Malheureuse enfant! s'écria miss Harriette d'un ton tragique, combien cette confiance peut vous être fatale! Heureusement pour vous, Frédérik ne la partage point, et son humeur jalouse vous garantira toujours des pièges de la séduction.

—Vous l'avez donc vu souvent très-jaloux?… demanda Ellénore avec trouble.

—Jaloux jusqu'à la cruauté, reprit miss Harriette, sans penser à l'effet que devait produire ce qu'elle disait de son cousin sur l'esprit d'Ellénore; d'abord, dans son enfance, c'était un vrai diable, il se mettait dans des accès de colère à faire trembler son gouverneur. Un jour il a manqué tuer son frère cadet, parce que, étant malade, on avait donné au pauvre petit plus de joujoux qu'à lui. Que voulez-vous, il est né jaloux. La petite Fanny en sait quelque chose, et je connais certaine lady qui… Mais il ne faut pas tout dire. Le fait est que la passion entraîne avec elle bien des inconvénients. Et miss Harriette, continuant sur ce ton, raconta plusieurs aventures de Frédérik qui ne prouvaient pas en faveur de sa bonté ni de sa constance.

Le désir de raconter entraîne souvent les vieux parents dans ces sortes de délations; ils parlent des défauts des gens qu'ils ont élevés, comme s'ils s'en étaient corrigés; et le ciel sait si l'on se corrige! Ellénore écouta avec avidité les moindres détails qui lui révélaient le caractère de Frédérik, et depuis ramena souvent miss Harriette sur le sujet de cet entretien. Pourtant, elle n'en sortait jamais que l'âme attristée; mais elle avait entendu répéter cent fois le nom de celui qu'elle aimait, et elle consentait à payer ce plaisir par le chagrin de voir mutiler son idole.

Miss Harriette ne fut pas longtemps sans remarquer la quantité de promeneurs qui passaient et repassaient journellement devant la porte du cottage; aussi prenait-elle le soin de se parer et de se mettre à sa fenêtre en dépit du froid ou de la chaleur, tant qu'elle avait la chance de voir passer quelqu'élégant cavalier. Enfin, elle crut s'apercevoir qu'elle était reconnue de celui qui lui plaisait le mieux; il venait de lui faire un salut très-gracieux, elle y avait répondu par une révérence et un regard pudique fort encourageant; aussi le cavalier ne tarda-t-il point à revenir tout seul sur la colline qui dominait la prairie entourant le cottage. Cette prairie était entrecoupée de haies vives, que le cavalier s'amusait à faire franchir d'un saut à son cheval, à la grande émotion de miss Harriette, qui jetait un cri d'effroi à chaque bond du coursier. Il n'y avait plus qu'une haie à sauter, lorsque le cheval mal lancé ou trop retenu dans son élan, s'embarrassa les pieds dans les épines et tomba sous la fenêtre d'où miss Harriette contemplait cet exercice équestre.

Elle crie, elle appelle tous les gens de la maison pour voler au secours du malheureux qu'elle suppose être mourant de sa chute; elle les conduit elle-même près de lui, leur ordonne de le porter dans la maison, on le dépose sur le canapé du parloir; comme il paraît évanoui, et que son visage déchiré par les épines de la haie est couvert en partie de sang, miss Harriette ne confie qu'à elle le soin d'étancher ce sang précieux. Elle baignait d'eau le front du blessé, lorsqu'Ellénore, attirée par le bruit de l'événement, arrive et reconnaît le comte Charles de Norbelle.

Dans son premier mouvement, elle va refermer la porte et remonter dans sa chambre; mais miss Harriette dont la main posée sur le coeur du blessé, en sent redoubler les battements, s'écrie: Il se meurt!… Voilà les convulsions qui le prennent! Oh! mon Dieu! coure vite chercher le docteur!…

Ellénore, effrayée par ces exclamations, s'approche du canapé, et, voyant le comte immobile et ensanglanté, répète l'ordre d'aller chercher du secours au village voisin; mais le souvenir des soupçons de Frédérik à propos de M. de Norbelle revenant tout à coup à son esprit, elle sort de la chambre sous prétexte de presser le départ du domestique chargé de courir après le chirurgien, et elle laisse le blessé livré aux tendres soins de miss Harriette.

Il avait espéré mieux; et, voyant que le temps se passait sans ramener près de lui Ellénore, il se décide à sortir de cet évanouissement, et à ne pas attendre la visite du chirurgien, qui aurait constaté qu'il n'avait aucune blessure grave; il se contente de demander à la vieille miss la permission de venir la remercier de ses bons soins dès qu'il sera rétabli de cette chute, ce qu'elle lui accorde avec reconnaissance; puis il veut à toute force se traîner en boitant jusqu'à la grille où l'on avait attaché son cheval; en vain miss Harriette se récrie sur le danger de remonter sur ce même cheval, qui avait failli tuer son maître, sur la souffrance qu'il aurait à braver pendant la route avant d'être à Londres. Le comte de Norbelle, feignant de surmonter toutes les douleurs pour ne pas prolonger l'embarras qu'il cause, enfourche péniblement son cheval, glisse deux guinées dans la main du palefrenier qui tenait la bride, et s'éloigne en jetant sur miss Harriette un regard qui voulait dire: «à bientôt.»

—Vous avez été fort peu charitable pour cet intéressant jeune homme, dit miss Harriette en entrant chez Ellénore.

—C'est que je le connais, répondit-elle, et que j'ai des raisons de croire que sa chute a été volontaire.

—Quelle idée! risquer de se casser bras et jambes par caprice!

—Non pas par caprice, mais pour avoir un prétexte d'entrer ici.

—Quand cela serait! comment ne pas être touchée d'un pareil dévouement: risquer sa vie pour apercevoir celle qu'on aime! Ah! que d'excuses porte avec elle une si noble audace!

—Je ne soupçonne pas le comte de Norbelle de tant d'héroïsme; c'est tout simplement une vive curiosité qui l'a engagé à cette comédie.

—Peut-être avait-il un motif moins vulgaire pour désirer pénétrer dans cette maison, dit miss Harriette avec un air moitié fat et moitié mystérieux. Et moi aussi je le connais, ajouta-t-elle en se rengorgeant, non par son nom, car j'étais loin de me douter que ce beau jeune homme qui venait chaque jour se promener dans la prairie sous mes fenêtres fût cet élégant comte de Norbelle, dont les amours avec la belle madame V… ont fait tant de bruit cet hiver à Paris. Maintenant que je sais tous les égards qu'il mérite, je ne manquerai pas à lui témoigner combien…

—Ah! par grâce, chère miss, interrompit Ellénore, ne l'attirez point ici, ce serait déplaire souverainement à Frédérik.

—Auraient-ils eu quelque vive querelle ensemble? Seraient-ils ennemis?

—Je ne sais, mais Frédérik a de puissants motifs pour ne le point recevoir. D'ailleurs, vous n'ignorez pas la complète solitude où il veut que je vive et les raisons impérieuses qui nous obligent à ne communiquer avec aucune personne de la cour de France ou de celle de Londres.

—Croyez que j'ai pour les secrets une discrétion à toute épreuve, mais quand cette discrétion peut s'accorder avec les intérêts d'un sentiment irréprochable, il est inutile, que dis-je, il est coupable de répondre par le dédain, l'insensibilité, aux preuves d'un dévouement si honorable pour celle qui l'inspire. Vous êtes bien la maîtresse d'en agir selon vos préventions, mais chacun a ses devoirs, et celui qui ordonne de reconnaître certains égards n'est pas moins indispensable qu'un autre.

Ellénore, voyant qu'elle n'avait rien à attendre de la raison de miss Harriette, eut recours à la prière, et la conjura d'attendre qu'elle fût retournée chez elle pour recevoir le comte de Norbelle.

—D'ailleurs, plus vous lui portez intérêt, ajouta-t-elle, plus vous devez craindre ce qui pourrait résulter d'une rencontre entre lui et Frédérik.

—Quoi! vous pensez qu'ils en viendraient à se mesurer ensemble? dit la vieille folle, fière de l'idée que deux hommes se battraient pour elle! Ah! vous me faites frémir! Comptez que je mettrai tous mes soins à éviter cette catastrophe, et que mon cousin n'aura pas l'occasion de satisfaire son injuste haine!

Ellénore ignorait que c'était flatter la manie de miss Harriette que de lui donner l'espérance d'être l'objet ou le témoin d'un événement tragique. Elle pensa en avoir dit assez pour la déterminer à ne plus avoir aucun rapport avec le comte de Norbelle; rien n'était plus facile que de lui faire dire lorsqu'il reviendrait au cottage, que ces dames n'étaient point visibles; mais ce n'est pas ainsi qu'en agissent les héroïnes de romans, et miss Harriette crut plus convenable de tracer ces mots sur un papier ambré:

«On me défend de vous recevoir, devinez s'il se peut la cause de cette cruelle rigueur, et croyez que personne ne s'en afflige plus que la malheureuse Harriette.»

Ravie de ce pathos sentimental, elle chargea le berger, dont les moutons paissaient dans la prairie, de remettre son billet au beau cavalier qu'il avait aidé à secourir peu de jours avant. Ce service, richement payé, fut rendu avec exactitude. Le comte Charles, devinant l'illusion que se faisait la vieille miss, se promit d'en profiter pour arriver jusqu'à Ellénore, et il écrivit au crayon sur un des feuillets de son agenda:

«Il n'est pas de pouvoir au monde qui m'empêche de porter à vos pieds l'hommage de ma reconnaissance; dussiez-vous me laisser passer la nuit sous vos fenêtres sans me donner la consolation de vous entretenir un moment, l'aurore m'y trouvera, et ma constance à attendre un mot, un regard de celle qu'on ne peut voir sans l'adorer, vous apprendra ce que je n'ose dire.»

Il n'en fallait pas davantage pour mettre le comble au délire d'une tête aussi folle.

—Enfin, s'écria miss Harriette en pressant sur ses lèvres ces lignes, dont les caractères s'effaçaient sous ses baisers, enfin j'ai trouvé celui qui devait répondre à tout ce que mon coeur a de passion, de tendresse, celui qui comprend ainsi que moi ce que l'amour exige, celui que nul obstacle n'arrête! Béni soit le malheur qui nous a réunis, ce malheur qui lui a démontré tout à coup les trésors de sensibilité que renferme mon âme! Et je sacrifierais le bonheur de me consacrer à un tel amour! je repousserais les voeux d'un homme aussi adorable, par déférence pour l'antipathie d'un parent! Non, il y va de ma destinée; j'ai trop longtemps attendu la félicité qui m'est offerte en ce jour, je ne l'immolerai pas au caprice de mon cousin.

Alors la vieille miss, cherchant à concilier ses projets romanesques avec la crainte de provoquer quelque acte de violence de la part de Frédérik, se décida d'abord à ne mettre personne dans sa confidence, puis à descendre dans le jardin au milieu de la nuit, et à se munir d'une des clefs qui ouvraient la porte donnant sur les prés; car la haie qui entourait l'enclos était si large et si touffue qu'on ne pouvait la franchir sans beaucoup de difficultés.

Pendant que cette intrigue singulière se tramait, Ellénore, renfermée dans sa chambre, méditait sur une lettre de Frédérik qui lui annonçait son prochain retour sans en préciser l'instant. Il régnait dans cette lettre une sorte de contrainte mêlée à des assurances d'amour, à des promesses de dévouement pour l'avenir, quels que fussent les événements qui pourraient jeter le trouble dans le lien qui les unissait. C'étaient des serments inutiles, des prévisions effrayantes, des contradictions difficiles à expliquer, dont l'esprit d'Ellénore s'épuisait en vain à chercher la cause. Mais elle allait revoir Frédérik, elle allait lire dans ses yeux ce qu'il lui fallait croire, et il n'est point de craintes vagues, de pressentiments funestes dont la joie d'un retour ne triomphe.

XXII

En s'embarquant dans la plus ridicule aventure, le comte Charles n'avait pas prévu les difficultés d'un rendez-vous nocturne avec une femme vieille et laide dont il fallait ménager l'amour-propre, sous peine de s'en faire une ennemie dangereuse. Mais il fallait vaincre cette difficulté pour arriver à son but; et le comte n'hésita point à l'affronter. D'ailleurs le comique de la situation lui promettait des récits amusants dont ses amis riraient de bon coeur, et cela maintenait son courage. Il était trop certain que sa belle ne le ferait pas attendre et peut-être pas languir; aussi avait-il préparé un moyen sûr d'interrompre l'entretien. A un signal convenu, un de ses gens vêtu en gentleman, devait faire du bruit, s'avancer vers la petite porte, enfin donner la crainte d'une surprise qui ternirait pour jamais un honneur si longtemps conservé sans tache. Le comte avait de plus un grand intérêt à faire parvenir à Ellénore un avis important; cet avis était contenu dans une lettre, et il fallait qu'il le donnât lui-même à Ellénore, car personne ne se serait chargé de la remettre.

—Est-ce vous, Charles? dit miss Harriette, en entendant marcher de l'autre côté de la haie.

—Oui, ouvrez.

Et la sensible miss tira le verrou, et tourna la clef d'une main tremblante. M. de Norbelle poussa la porte, et se jetant aux pieds de miss Harriette:

—Merci mille fois de cette preuve de confiance, dit-il à voix basse. Mais se relevant aussitôt: allons vers la maison, ajouta-t-il, car ici l'on pourrait nous entendre. Je crois avoir été suivi par un homme, qui m'avait tout l'air d'être un espion de…

—Y pensez-vous? grand Dieu! Aller près de la maison, sous les fenêtres de ma cousine, qui passe une partie de ses nuits à lire ou à pleurer, car la pauvre femme est, depuis l'absence de Frédérik, dans une tristesse…

—Il la rend malheureuse, n'est-ce pas?

—Non, vraiment, mais il faut si peu de chose pour jeter l'alarme dans un coeur bien épris! Si vous saviez comme mon coeur bat!…

—Et le mien donc!… pour s'affliger ainsi, elle est jalouse sans doute?

—Je ne pense pas qu'elle ait sujet de l'être; mais est-il besoin de voir les preuves de la trahison pour la redouter? la crainte n'est-elle pas inhérente à l'amour, et tenez, dans ce moment même, où votre dévouement, où la démarche que vous avez exigée de ma faiblesse devraient ne me laisser aucun doute, j'éprouve le besoin d'être rassurée par de nouveaux serments…

—Des serments, s'écria le comte; ah! nul ne me coûtera pour vous rendre la sécurité! pour vous prouver l'excès de…

—Assez, assez, interrompit miss Harriette, en repoussant la main qui s'emparait de la sienne, n'abusez pas de l'avantage que vous donne une coupable imprudence; en me livrant à la loyauté d'un chevalier français, j'ai cru ne courir aucun risque.

—Et vous ne vous êtes pas trompée. Le ciel me confonde, si, malgré tout ce que je vois de séduisant, j'ai jamais eu la pensée d'outrager tant de charmes! Ne sais-je pas bien ce qu'on doit à l'illustre parente des Rosmond, et comment son noble cousin vengerait l'honneur de sa cousine si quelqu'un osait l'attaquer; car Frédérik est violent, n'est-ce pas?

—Violent à l'excès.

—Despote même; c'est lui qui exige d'Ellénore de vivre ainsi renfermée?

—Non-seulement renfermée, mais il soustrait les lettres qu'on lui écrit, et lui fait des scènes à propos des gens qui passent sous ses fenêtres.

Et voilà pourquoi aucun de mes billets ne lui est parvenu, pensa le comte. Puis il dit:

—Vraiment, il pousse la démence jusque-là?

—S'il venait à savoir qu'un homme a pénétré la nuit dans ce jardin, il tuerait Ellénore.

—Grand Dieu! s'écria le comte Charles en pâlissant, je ne veux pas rester un moment de plus ici, si j'allais être cause…. ah! j'en mourrais de…. et pourtant je dois….

—Restez, interrompit miss Harriette en s'emparant à son tour de la main du comte; nous n'avons nulle surprise à craindre de la part de Frédérik, il est à Édimbourg encore pour quelque temps; et j'avoue que la générosité de votre conduite envers moi me fait désirer son retour; car il est de certains intérêts qu'un tiers seul peut traiter. Vous comprenez, ajouta miss Harriette en baissant les yeux et en serrant tendrement la main qu'elle tenait.

Mais le comte, uniquement occupé du malheur que sa présence la nuit au cottage pouvait attirer sur Ellénore, redoubla de questions sur ce sujet.

—Oui, il est trop vrai, répondit miss Harriette quand la jalousie l'égare, Frédérik ne se possède plus. Ah! c'est que nous sommes passionnés dans notre famille, et que moi-même je ne répondrais point de ne pas me porter à quelque crime si j'avais là sous les yeux la preuve que celui à qui je livre mon honneur et ma vie, répond à tant de sacrifices par la plus infâme perfidie!

—Et, vous aussi, loin de blâmer, d'adoucir sa violence, vous l'approuvez, c'est fort mal, mais qu'en pense Ellénore? s'en plaint-elle quelquefois?

—Jamais.

—Ne la croyez-vous pas un peu lasse de la vie qu'elle mène et de cette tyrannie jalouse que l'on a peine à comprendre, car s'il en faut croire certain bruit, M. de Rosmond serait trop infidèle pour avoir le droit d'être jaloux?

—Hélas! l'un n'empêche pas l'autre, dit en soupirant miss Harriette, c'est un tort qui n'appartient qu'à notre sexe; mais j'espère que mon Charles ne me donnera jamais l'occasion de lui pardonner un tel forfait, ajouta-t-elle en minaudant.

—Quels sont les jours, les heures où votre cousin se rend habituellement à Londres?

—Vous êtes certain de le trouver ici, presque tous matins vers midi; mais, plus tard, il monte à cheval et va souvent dîner en ville. Le plus sûr serait de lui écrire un mot pour lui demander un rendez-vous. Voulez-vous que je le prévienne?

—Non vraiment, gardez-vous-en bien, dit le comte avec effroi; ce serait nous perdre.

—Par quelle raison? Ce que vous avez à lui demander ne peut que lui faire honneur.

—Sans doute, mais des raisons… que je ne puis encore vous confier m'obligent à différer. Il faut avant tout que vous me teniez au courant des démarches de votre cousin, que vous m'instruisiez de son retour, des projets qu'il médite; il faut que je puisse vous voir avec plus de sécurité, ajouta avec vivacité le comte, car cet homme qui s'obstinait tout à l'heure à me suivre m'inspire des soupçons, et je ne veux pas que mon bonheur vous coûte le moindre désagrément… Nous ne sommes pas en sûreté dans ce jardin, dont la clôture est trop basse pour nous soustraire aux regards des passants; ne vous serait-il pas possible de me recevoir plus secrètement?

Et le comte adressait cette prière du ton le plus tendre.

—Quoi… vous exigeriez?… reprit-elle en balbutiant.

—Je n'exige pas, je supplie; mais dans la maison, à cette heure où tout dort, je serais moins exposé à une surprise.

—Songez donc ce qu'on penserait si…

—Qu'importe, au point où nous en sommes!…

—Cruel, comme vous abusez de votre empire!… Dois-je en croire vos serments, puis-je me fier à vous?

—Comme à votre ange gardien…

—Mais, faut-il l'avouer? c'est moi que je redoute; oui, Charles, c'est ce coeur trop faible… pour résister aux élans de votre passion, ce coeur dont les battements vous révèlent mon délire…

En parlant ainsi, miss Harriette pressait la main du comte sur son sein, tandis qu'il la soulevait de l'autre main pour l'entraîner dans la maison. La tête languissamment appuyée sur l'épaule de son Charles, elle se laissait doucement entraîner vers les marches du perron.

Tout à coup, le bruit d'une fenêtre qu'on ouvre et celui d'une sonnette se firent entendre, alors M. de Norbelle se débarrasse à la hâte du charmant fardeau qu'il soutenait, il s'enfuit précipitamment du jardin, court rejoindre son cheval dans la prairie, et s'éloigne au plus vite en ne pouvant s'empêcher de rire de la manière un peu brusque dont il a déposé sur le sable sa divine conquête.

Un moment avant, mademoiselle Rosalie était venue réveiller sa maîtresse pour lui dire qu'un homme avait été aperçu par Tom dans le jardin, et qu'il était allé appeler ses camarades pour être en force contre le voleur. Ellénore, effrayée, avait passé un peignoir, et, croyant entendre parler sous sa fenêtre, elle s'était décidée à l'ouvrir; mais pendant qu'elle poussait les volets, les causeurs s'étaient évadés. Chacun des domestiques, armé de fusils, de bâtons, de flambeaux, de lanternes, cherchait à découvrir le bandit qui n'avait pas eu le temps de refermer la petite porte du jardin. Toute la maison était en émoi, et la pauvre Ellénore pressentant quelque nouveau chagrin par suite de cet esclandre nocturne, faisait de sincères voeux pour qu'on trouvât le coupable.

En cet instant, le roulement d'une voiture fit trembler les vitres.

—C'est Frédérik, s'écrie Ellénore. Elle veut se lever de la place où elle est assise pour courir au-devant de lui… Son émotion l'en empêche… La porte s'ouvre avec violence, et M. de Rosmond, la colère dans les yeux, tremblant, pâle de rage, court vers Ellénore, s'empare de son bras comme pour l'empêcher de fuir, et s'écrie:

—Misérable! c'est donc ainsi que tu me trompes, que tu reconnais ce que j'ai fait pour toi?

—Au nom du ciel, Frédérik, ne me jugez pas sans m'entendre… Je ne suis pas coupable…

—Assez mentir, je ne t'écoute plus.

—Un homme a été vu cette nuit ici, c'est vrai, on le cherche, attendez qu'on le découvre, et vous saurez alors…

—Tu sais bien qu'il a fui à temps qu'il est à l'abri de toutes recherches…

—Je ne l'ai pas vu, je le jure…

—Je l'ai bien reconnu, moi, ce beau comte de Norbelle! les lumières de ma voiture m'ont permis d'admirer son front radieux, son air triomphant.

—Quoi! c'était lui? s'écria Ellénore.

—Ah! tu feins de l'ignorer, tu penses m'abuser encore en niant lâchement ta perfidie, quand je te vois tremblante pour lui, quand je te surprends dans tout le désordre du crime, encore souillée des caresses de ton amant!… Fuis, malheureuse! infâme créature! va-t'en, va rejoindre celui que tu quittes, va lui demander secours contre moi, car, je le sens, le besoin de la vengeance ne s'arrêtera pas à lui!…

—Frédérik, calmez-vous! Évitez-vous un remords éternel!

—Ah! tu crains pour sa vie! mais il te pleurera aussi, lui… cria M. de Rosmond avec l'accent furieux. Alors, dans son délire, il saisit le stylet qui est sur la table d'Ellénore et la frappe au sein. Son sang jaillit, Ellénore tombe sans mouvement.

—Que faites-vous? O ciel! s'écrie miss Harriette, qui accourt. Elle est innocente, je vous le jure sur l'honneur.

Et elle arrache le poignard du sein d'Ellénore, et elle appelle au secours… Mais la pauvre blessée, reprenant ses esprits, lui fait signe de se taire. Puis elle conjure Rosalie et miss Harriette de ne laisser pénétrer personne dans sa chambre.

—Si je meurs, dit-elle d'une voix affaiblie, que l'on ignore la main qui m'a frappée, et si le ciel veut que je survive à tant d'injustices, eh bien, vos soins me suffiront.

En parlant ainsi, elle faisait baigner d'eau sa plaie par Rosalie, puis elle pria miss Harriette de faire de la charpie pour couvrir sa blessure… Et Frédérik, pâle, immobile, respirant à peine, fixait un regard stupide sur ce qui se passait. Ce que venait de dire miss Harriette, sans porter la conviction dans son âme, avait eu sur lui l'effet d'une assertion vraie, dont la puissance agit en dépit du raisonnement. La vue du sang qu'il faisait couler le glaçait d'effroi; la terreur avait fait place au délire. Croyant à chaque instant voir les yeux d'Ellénore se fermer pour toujours, il semblait attendre ce moment fatal pour se frapper lui-même, et le bourreau inspirait plus de pitié que la victime.

Après être parvenue à arrêter le sang qui sortait de la blessure, miss Harriette dit à Rosalie de l'aider à porter Ellénore dans son lit, car l'état de faiblesse où elle se trouvait ne lui permettait pas de faire aucun mouvement. Frédérik, voyant la peine qu'elles avaient à la soulever, s'élança machinalement vers Ellénore qui ne comprenait pas qu'on pût passer si vite de la férocité à la commisération.

—Rosalie, dit-il, qu'on aille vite chercher un chirurgien.

—Je vous défends de me quitter, dit Ellénore à mademoiselle Rosalie.
Je ne veux voir personne. C'est la seule grâce que je vous demande,
Frédérik. A ce prix, je vous pardonne. Autrement, je le jure, le
chirurgien arrivera trop tard.

—Ellénore, Ellénore! s'écria Frédérik en tombant à genoux; je suis un monstre, un traître, un assassin indigne de pardon. Accuse-moi, fais-moi subir le sort que je mérite… Venge-toi d'un malheureux trop coupable pour croire à la vertu, trop passionné pour résister à sa fureur jalouse… Venge-toi, te dis-je… cela calmera mes remords.

—J'aime mieux pardonner, dit Ellénore en pressant la main de Frédérik, cette main teinte de son sang.

—Mon Dieu! que faut-il faire pour mériter tant de clémence?

—Ne plus douter de moi, reprit Ellénore; et ses forces étant épuisées par tant d'émotions différentes, elle perdit connaissance.

XXIII

Ellénore s'obstina à ne pas voir de chirurgien et à se guérir par le seul secours de l'eau, remède efficace, rarement employé à cette époque et dont on fait un grand usage aujourd'hui pour cicatriser les blessures. La sienne n'était pas aussi profonde que l'on avait présumé à la violence de l'hémorragie qui en était résultée, et elle se referma bientôt.

D'abord Frédérik parut très-joyeux d'avoir frappé d'une main tremblante; car miss Harriette, dans sa loyauté chevaleresque, n'avait pas hésité à lui raconter comment elle était seule l'héroïne de l'aventure nocturne qui avait attiré le comte de Norbelle au cottage; elle affirma de plus que le comte Charles ne tarderait pas à venir lui-même donner explication de ce mystère par une proposition qui serait sans doute accueillie favorablement de toute la famille Rosmond.

A ce récit, Frédérik avait souri de pitié en devinant la manière ingénieuse dont M. de Norbelle s'était servi du ridicule de miss Harriette pour arriver jusqu'à Ellénore. Mais il lui fut prouvé que celle-ci ignorait complétement le rendez-vous donné par sa cousine, et les projets insensés de cette vieille fille.

La suite de cette explication devait nécessairement ramener le calme dans l'esprit de Frédérik et Ellénore s'étonna de le voir encore plus soucieux que de coutume; pourtant, il ne se plaignait plus de sa fortune; il semblait qu'une main invisible lui prodiguât toutes les choses dont il déplorait la privation. Ses projets d'économie étaient abandonnés. Il revenait souvent de Londres avec de nouveaux chevaux plus beaux l'un que l'autre, tout en lui annonçait un surcroît d'élégance. Mais cette prospérité inexplicable, loin de le mettre en bonne humeur ne pouvait triompher de la préoccupation pénible empreinte sur son front. Plusieurs fois, Ellénore l'avait questionné sur la cause du tourment qu'il cherchait à dissimuler: il avait toujours répondu que ce prétendu tourment était une vision de l'esprit d'Ellénore, réponse qui, sans la rassurer, lui imposa la loi de ne plus le questionner.

Un matin Frédérik arriva très-ému et dit:

—Il faut que je vous quitte encore, chère Ellénore; le duc d'Orléans, las d'attendre son rappel à Paris, se décide à y retourner; il prétend être certain d'un accueil excellent de la part du peuple; ce qui obligera la cour à le bien recevoir, en dépit de toute rancune. S'il faut en croire les gens bien instruits, le duc touche au moment de récolter le fruit de ses concessions démocratiques; sa popularité est telle, que sans M. de La Fayette et ses vieilles idées de monarchie constitutionnelle, on porterait en triomphe demain le duc d'Orléans. C'est sans doute pour profiter de l'enthousiasme qu'il inspire que le prince retourne en hâte à Paris. Il désire que je l'y accompagne; et vous devinez, ma chère, ce qui peut résulter d'avantageux pour moi de cette faveur.

—J'avoue que le danger de vous trouver en France dans ces moments de trouble, est la seule idée qui me frappe, dit Ellénore avec tristesse.

—Ce danger très-réel pour les ennemis du prince n'existe pas pour ses amis. Rassurez-vous donc; d'ailleurs, le passe-port que j'emporte me donnera toujours les moyens de revenir dès que je jugerai prudent de quitter la partie; mais avant d'en venir là, il faut profiter de la chance. La fortune, comme toutes les femmes, se venge des dédains, et c'est mériter sa colère que de ne pas saisir les bonnes occasions qu'elle vous offre… n'êtes-vous pas de cet avis? ajouta Frédérik, en voyant Ellénore absorbée dans ses réflexions.

—Oui…, vous avez… raison, reprit-elle, sans trop savoir ce qu'elle disait… D'ailleurs vous seul… pouvez juger de la nécessité de ce voyage… Mais vous n'exigez pas que je m'en réjouisse! n'est-ce pas? Si du moins je pouvais vous suivre!…

—Ce serait une folie, conduire une femme au milieu d'un tel désordre, vous m'en feriez bientôt vous-même le reproche.

—Jamais je ne vous reprocherai de m'associer à vos dangers. Mais il vous convient mieux d'aller à Paris sans moi, que votre volonté soit faite, dit Ellénore, en se levant pour aller cacher ses larmes.

Frédérik ne tenta point de la retenir; ces adieux, embarrassants pour lui et pénibles pour Ellénore, il était content de les abréger; aussi s'empressa-t-il de retourner à Londres sans même embrasser son enfant.

Cette nouvelle séparation plongea Ellénore dans une tristesse profonde, que l'absence de lettres devait encore augmenter. D'abord elle chercha à s'expliquer le silence de Frédérik par les nombreuses occupations qui devaient prendre tous ses moments; puis le raisonnement cédant à l'inquiétude, elle se figura Frédérik exposé à toute la fureur d'un peuple en démence ou gémissant au fond d'une prison; elle supplia miss Harriette d'aller aux informations près des émigrés français de sa connaissance, pour savoir en détail ce qui se passait à Paris, et si l'un deux avait quelque nouvelle de lord Rosmond.

Miss Harriette, encore très-offensée de la manière dont son cousin avait refusé de croire aux intentions matrimoniales du comte de Norbelle, n'avait pas paru depuis longtemps au cottage, mais Ellénore réclamait son secours dans une circonstance qui pouvait amener quelque événement, et elle n'hésita pas à se rendre à Londres, chez un de ses vieux parents qu'elle supposait au courant de ce que faisait en France M. de Rosmond. En effet, elle sut par lui que Frédérik se portait fort bien, et que, tout dévoué au duc d'Orléans, il partageait ses plaisirs et ses succès politiques.

Cette réponse, quoique fort rassurante sur le sort de M. de Rosmond, n'était pas de nature à rendre le calme à Ellénore. Elle ne fit que changer d'inquiétude, et passer d'une idée pénible à la plus cruelle de toutes: celle de n'être plus aimée!

Ellénore, si ferme, si noblement résignée dans le malheur, était sans force contre les tourments de l'incertitude. Décidée à sortir de celle où la tenait le silence de Frédérik, elle forma le projet d'aller elle-même en France chercher l'explication de l'abandon où il la laissait. En vain les gens de sa maison, dévoués aux intérêts de leur maître, et chargés par lui d'empêcher Ellénore de s'éloigner du cottage, s'opposèrent-ils de toute leur puissance à son départ. Elle témoigna tant d'inquiétude sur la vie de lord Rosmond, elle affirma si impérieusement qu'elle le savait en danger, que rien ne pouvait l'empêcher de voler à son secours, et joignit à ces assurances celle de payer si généreusement le serviteur qui consentirait à la suivre, qu'elle triompha de toute résistance.

Elle partit munie d'une somme plus que suffisante pour les frais de son voyage.

Arrivée à Calais avec son enfant, un domestique et Rosalie, il lui fallut subir toutes les vexations imaginées par les autorités patriotiques pour entraver la marche des voyageurs. On s'obstinait à ne la pas croire Anglaise parce qu'elle parlait français sans le moindre accent étranger. C'était, disait l'un, la femme de quelque émigré qui venait sous un faux nom conspirer en France. C'était, disait l'autre, un agent secret de l'Angleterre; enfin, elle risquait d'être renvoyée à Douvres, avec son domestique qu'on ne voulait pas laisser entrer en France; lorsqu'un bonhomme, comme il s'en trouvait souvent parmi les plus forcenés, touché des persécutions dont on menaçait la belle voyageuse, s'offrit pour lui servir de caution, et même de guide jusqu'à Amiens, où il se rendait pour affaires.

La proposition acceptée des deux côtés, Ellénore se remit en route; seulement, tourmentée par une agitation qui brûlait son sang, elle fut prise d'un violent accès de fièvre qui l'obligea de s'arrêter un jour entier à Amiens. Le lendemain se trouvant un peu mieux, elle voulut se lever pour prendre des forces et elle vint s'asseoir près d'une fenêtre donnant sur la cour de l'auberge. Tout en méditant sur la triste cause de son voyage, elle donnait quelque attention au mouvement perpétuel des gens de la maison, occupés à charger la voiture des partants, à décharger celle des arrivants; c'était une agitation, un changement d'objets dont les yeux s'amusaient en dépit de la langueur de l'esprit.

Tout à coup, Ellénore voit entrer un courrier au grand galop; il fait ranger de côté une calèche et une chaise de poste qui attendaient des voyageurs. A la peine qu'il prend pour que la porte d'entrée soit libre, à l'embarras qu'il fait, elle pressent l'arrivée de quelque grand équipage. En effet, une berline à six chevaux entre avec fracas dans la cour; elle croit reconnaître la livrée du domestique qui est sur le siége, c'est bien celle des Rosmond. Le coeur lui bat en pensant que Frédérik est peut-être dans cette voiture. Elle se lève, se met à la fenêtre pour mieux voir qui va sortir de la berline. La portière s'ouvre; mais deux femmes seules en descendent. Aux saluts multipliés du maître de l'hôtel, à son empressement à les conduire dans son plus bel appartement, Ellénore devine que l'une d'elles est une grande dame, et l'autre une demoiselle de compagnie. La livrée qu'elle a reconnue lui fait présumer que ce peut être une parente de Frédérik. Elle envoie mademoiselle Rosalie s'informer du nom de la personne qui vient d'arriver, et dont elle n'a pu distinguer le visage caché sous une dentelle noire. Mademoiselle Rosalie remonte bientôt, et dit en riant:

—C'est sans doute une erreur; les gens de l'hôtel auront confondu les noms: ils s'obstinent à me répondre que la dame qui vient d'arriver est lady Caroline, la femme de lord Frédérik Rosmond. J'ai beau leur soutenir qu'ils se trompent que ce nom est celui de ma maîtresse; ils ne m'écoutent pas.

—Allez prier le maître de la maison de venir me parler, dit en tremblant Ellénore; puis se remettant d'une impression pénible, elle attendit avec calme la visite de l'aubergiste. Il avait tant d'ordres à donner, tant de pas à faire pour se rendre aux exigences de ses hôtes nombreux, qu'il fut longtemps avant de se rendre chez Ellénore. Enfin, il entra; elle hésita un moment à le questionner, comme si elle avait peur de sa réponse; mais, surmontant un sentiment de crainte qu'elle se reprochait, elle lui demanda le nom de la dame qui venait d'arriver en berline à six chevaux.

—C'est lady…. lady…. Caroline… Caroline… Ah! voilà que j'ai oublié ce nom, ajouta l'aubergiste en se frappant le front… mais c'est quelqu'un de conséquent à en juger par sa suite.

—Je crois la reconnaître, reprit Ellénore avec embarras. Ne pourriez-vous me faire donner son nom par écrit?

—Rien de si facile, vraiment; c'est toujours pour nous une bonne aubaine quand des amis se rencontrent chez nous, cela les engage souvent à y rester quelques jours de plus.

—Eh bien, voyez à me faire savoir le nom de cette dame le plus tôt possible, interrompit Ellénore avec impatience.

—Ah! mon Dieu! que je suis bête! reprend l'aubergiste. C'est l'excès du travail qui me fait perdre la tête. J'oubliais que j'ai là, dans ma poche, de quoi répondre merveilleusement à ce que madame désire. On vient de me remettre le passe-port de cette milady pour le faire visiter à la mairie. Vous y verrez ses prénoms, comme dans un acte de mariage.

—Donnez, donnez, dit vivement Ellénore, en avançant la main pour prendre le papier que lui présentait l'aubergiste. Mais à peine eût-elle jeté les yeux dessus le passe-port que la pâleur de la mort couvrit son visage. Elle resta anéantie.

—Pardon, dit le maître de l'hôtel, si je presse madame; mais il faut que les passe-ports soient soumis à l'autorité aussitôt l'arrivée des voyageurs, autrement on nous fait des difficultés qui n'en finissent pas. Si madame voulait bien me rendre ce papier?

En parlant ainsi, il retira doucement le passe-port de la main d'Ellénore; puis, sans comprendre ni vouloir rompre le silence qu'elle gardait, il sortit.

Ellénore resta longtemps immobile, comme foudroyée par le coup qui venait de la frapper… Enfin, ces mots à peine articulés sortirent de sa bouche:

—Lady… Caroline…, femme légitime… de lord Frédérik Rosmond…, âgée de vingt-neuf ans!!!

Et moi… qui suis-je donc?… et mon enfant!… Oh! malheur à celui qui nous plonge tous deux… dans l'infamie! Mais non, c'est impossible, un songe affreux m'abuse… Lady Caroline Rosmond… non… j'ai mal lu… moi seul suis sa femme… la mère de son fils… il n'aime que moi… Et en finissant ces mots, Ellénore tomba suffoquée par l'excès du désespoir qu'elle s'efforçait de combattre.

XXIV

Après avoir lu le passe-port de lady Caroline de Rosmond, cette preuve irrécusable de la trahison de Frédérik, Ellénore, revenue du spasme convulsif qui lui avait ôté quelques moments l'usage de ses sens, chercha vainement à douter de son malheur. Plus elle interrogeait le passé, plus il la confirmait dans la triste vérité qu'elle s'obstinait à se nier.

Cependant elle veut acquérir à tout prix la certitude de l'infâme conduite de Frédérik; elle va jusqu'à se résigner à voir cette lady Caroline Rosmond, à apprendre de sa bouche même par quels moyens lord Rosmond est parvenu à lui cacher les liens qui l'enchaînaient à une autre. Elle veut savoir laquelle des deux est la victime… Elle veut braver l'horreur d'une explication dont elle prévoit trop que la honte doit rejaillir sur elle seule. Mais que lui importe une humiliation de plus!

Dans l'excès du malheur, on sent parfois quelque volupté à l'accroître volontairement; l'espoir d'y succomber explique cette folie. Ellénore se flatte qu'elle ne pourra, sans mourir, voir lady Caroline s'indigner aux questions qu'elle va lui faire sur ses droits à porter le nom de Rosmond, et elle prie le ciel d'amonceler tant de coups sur sa tête qu'elle en reste anéantie à jamais.

C'est, exaltée par cette horrible pensée, qu'elle sort de son appartement pour descendre dans celui de lady Caroline. Sans réfléchir à l'inconvenance de se présenter ainsi, seule, les cheveux épars, et dans le désordre d'une personne qu'une nouvelle foudroyante vient de mettre au désespoir, elle va sonner à la porte de lady Caroline, lorsqu'un valet de l'hôtel monte à la hâte l'escalier pour remettre, dit-il, une lettre à la dame anglaise.

—Ah! par grâce, laissez-moi voir l'adresse, s'écrie Ellénore. Le valet la lui montre sans se dessaisir de la lettre, car l'air égaré d'Ellénore lui fait redouter quelque tentative extraordinaire. Mais bientôt sa crainte se change en pitié, car Ellénore, pâle, chancelante, s'appuie en vain sur la rampe; elle sent ses jambes fléchir, et tombe assise sur les marches de l'escalier. Là, un torrent de larmes vient soulager l'oppression qui l'étouffe.

—Plus de doute, s'écrie-t-elle… je suis perdue…

Et le domestique, touché de l'état de douleur où il voit Ellénore, veut ouvrir la porte de milady pour demander du secours; mais Ellénore frémit à la pensée de recevoir les soins de sa rivale; elle reprend courage, et supplie le domestique de n'appeler personne, mais de l'aider seulement à remonter chez elle. Là, un calme trompeur s'empare d'elle; elle raisonne sa situation; elle se demande si son courage peut braver la fatalité qui la poursuit, si elle se sent la force de vivre innocente et déshonorée.

—Non, s'écrie-t-elle, puisque le ciel ne m'a donné ni la méfiance qui sauve de la trahison, ni la résignation qui fait supporter les soupçons, c'est qu'il me permet de m'en affranchir par…

En ce moment, le petit Frédérik, qui revenait de la promenade, accourt pour embrasser sa mère, et pour lui montrer les joujoux qu'une belle dame lui a donnés.

A la vue de son enfant, Ellénore repousse avec horreur l'idée inspirée par son désespoir; elle sent qu'un devoir sacré lui commande de vivre.

—Ah! je souffrirai tout pour toi, s'écrie-t-elle en pressant l'enfant sur son sein; je vivrai pour t'apprendre à connaître ta mère, à la défendre, à la justifier… toi seul m'honoreras sur cette terre. Eh bien, ton estime me suffira… tu seras ma consolation… mon honneur… Oui, mon honneur, car tu sauras venger mon offense et la tienne. Puis, passant tout à coup d'une exaltation de tendresse aux emportements d'une trop juste indignation, elle ordonne à Frédérik de haïr son père; de grandir en force, en courage, pour le frapper de sa propre main, pour le ravir à jamais aux embrassements d'une rivale, de celle qui seule a le droit de porter son nom; enfin, elle délire.

Rosalie cherche à la calmer en lui racontant comment une dame qui se promenait sur les remparts, s'est écriée en anglais: «Oh! le bel enfant,» puis s'est approchée d'une boutique de joujoux qui captivait l'admiration du petit Frédérik, et lui a dit de choisir tous ceux qui lui plairaient.

—Vous pensez bien, madame, ajouta la bonne, qu'il ne s'est pas fait prier pour obéir, il a pris tout ce qui était sous sa main. Cette charrette, ce polichinelle, ces soldats de plomb et…

—Comment était cette femme? interrompt vivement Ellénore.

—Mais assez belle, seulement un peu trop grasse.

—Un laquais la suivait sans doute, quelle livrée portait-il?

—Il était en habit bourgeois. On dit que, maintenant en France, on insulte les domestiques quand ils portent le moindre galon.

—Et vous n'avez pas demandé le nom de cette femme qui faisait tant de caresses à Frédérik?

—Je n'aurais pas osé, vraiment. Mais c'est facile à savoir, car lorsqu'elle est remontée en voiture, j'ai entendu son domestique qui disait au cocher, à l'hôtel de Londres, et je crois bien qu'elle demeure ici.

—C'est elle, s'écria Ellénore, c'est elle, je le sens à ma rage; et s'emparant des joujoux que tenait l'enfant, elle les lance par la fenêtre, Frédérik jette les hauts cris en se voyant arracher le polichinelle qui faisait sa joie. Les rires des cochers qui sont dans la cour se joignent aux cris de l'enfant, aux imprécations de la mère. Rosalie effrayée de l'état violent où elle voit sa maîtresse, et craignant que Frédérik n'en soit victime, l'emporte dans ses bras et sort précipitamment de la chambre.

La solitude calme les plus vifs emportements. La douleur qui les cause n'en est pas moins aiguë; mais la colère a besoin de témoins. Dès qu'Ellénore fut livrée à elle-même, son éclatant désespoir devint sombre et silencieux. Il semblait avoir passé de son coeur dans son imagination; elle formait une foule de projets plus insensés l'un que l'autre; le plus cruel, celui qui revenait sans cesse à son esprit, était d'aller chez cette lady Rosmond, apprendre d'elle-même comment lord Rosmond était parvenu à la tromper sur son premier mariage; car fût-il nul d'après les lois, il avait été consacré par un prêtre, les témoins de cet acte religieux ne pouvaient se refuser à l'attester. Et les voisins du cottage qu'habitait Ellénore parlaient si souvent du beau lord Rosmond et de sa femme que le bruit de leur union avait dû transpirer.

Peut-être cette lady Caroline était-elle la seule victime des ruses de Frédérik; peut-être, en trahissant Ellénore, restait-il le père légitime de son enfant. Ah! combien cet espoir la rendait indulgente! que son amour maternel satisfait lui ferait supporter courageusement l'infidélité d'un perfide! Mais comment se flatter encore! comment éclaircir ce doute, hélas! bien faible? Lady Caroline seule pouvait le détruire ou le confirmer complétement; et lors même qu'offensée des questions d'Ellénore elle se refuserait à y répondre, la vérité se ferait jour à travers son indignation.

En se donnant toutes ces raisons pour s'autoriser à une démarche à la fois si audacieuse et si humble, elle ne s'avouait pas la plus déterminante: ce sentiment vindicatif qui porte à jeter le trouble dans le coeur de l'ennemie qui vous ravit le bonheur. Dévoiler à lady Caroline l'infamie de lord Rosmond, lui montrer le désespoir, les tortures où conduisait sa trahison, en faire une prophétie effrayante, était une de ces consolations féroces que l'amour offensé se refuse rarement; car si cet égoïsme à deux, comme l'appelle un penseur, est parfois dévoué, il n'est jamais généreux.

—Non, s'écrie Ellénore, en marchant à grands pas dans sa chambre, non, il ne jouira pas en paix des profits d'un crime aussi lâche. Le monde en sera juge; cette femme qui le croit noble, loyal; cette nouvelle dupe qui le pare de toutes les vertus que je lui supposais, sera désabusée. Elle saura jusqu'où son coeur endurci, son esprit infernal, peuvent pousser la perfidie; qui sait l'effet d'une telle découverte?… Ah! si sa colère allait me venger… si, l'abandonnant à son tour, elle l'accablait de son mépris… de sa haine… il me tuera dans sa rage… Ah! que cette mort serait préférable à celle qui me tue de minute en minute!

Alors, Ellénore, s'obstinant dans son malheureux dessein, pense à se faire demander par sa rivale l'entretien qu'elle-même désire. Elle écrit ces mots à la hâte:

«Milady,

»Il existe entre nous un secret important. Voulez-vous l'apprendre?

»Lady Ellénore Rosmond.»

Elle sonne un domestique, le charge de remettre ce billet à lady
Caroline Rosmond, et attend avec anxiété la réponse.

Effrayée des suites de sa démarche, elle voudrait courir après le domestique, lui arracher le billet des mains mais il n'est plus temps. Il revient lui dire que la dame anglaise est en ce moment avec les autorités de la ville qui veulent s'assurer qu'elle n'est point un agent de Pitt et Cobourg; que l'on visite ses malles, ses papiers, qu'elle ne saurait écrire un mot sans paraître suspecte; mais qu'elle s'empressera de recevoir lady Ellénore, dès que ces messieurs la laisseront libre.

—Elle n'a rien dit de plus? demande Ellénore.

—Rien, madame.

—Elle ne vous a fait aucune question sur moi?

—Non, madame.

—Oh! sans doute, elle me croit une parente de lord Rosmond, pensa Ellénore, et elle recommanda au domestique de venir la prévenir, lorsque lady Caroline serait visible.

Dans l'attente d'une semblable entrevue, en proie à toutes les craintes, aux suppositions les plus douloureuses, aux sentiments les plus déchirants, on aura peine à s'imaginer la pensée qui vint tout à coup dominer les autres dans l'esprit d'Ellénore. Cette pensée toute féminine, sera seule comprise par les personnes de bonne foi avec elles-mêmes, qui ont souvent reconnu l'empire des petites idées sur les grandes passions, et qui savent à quel point les vanités du coeur peuvent se mêler aux plus impétueux mouvements de l'âme. Enfin, Ellénore pensa à paraître avec tous ses avantages aux yeux de sa rivale.

Elle fit appeler sa femme de chambre pour lui apprêter une robe élégante quoique simple. Celle-ci, étonnée de ce projet de parure chez sa maîtresse dont le visage est encore empreint des marques d'un profond désespoir, se fait répéter l'ordre; mais elle n'en doute plus en voyant Ellénore ôter le peigne qui retient ses cheveux pour les faire natter de nouveau, et réparer le désordre de sa coiffure. L'aspect de cette jeune femme pâle comme la mort, le regard éteint, les joues sillonnées de larmes, s'efforçant de paraître belle, ajustant avec goût les draperies de son corsage de mousseline, renouant plusieurs fois la torsade qui lui sert de ceinture pour que les plis de sa longue tunique tombent avec plus de grâce et marquent mieux l'élégance de sa taille, ces soins, pris dans le silence du désespoir, ressemblaient à ceux qu'on prend en Italie pour parer le cadavre d'une jeune fille. En effet, c'était la parure funèbre d'une jeune femme morte au bonheur; c'était cette pureté de traits, cet ensemble noble, quoique inanimé, qui fait dire en voyant passer la jeune fille sur son cercueil:

—Ah! mon Dieu! qu'elle était belle!

Ellénore déplorait l'inutilité de sa peine à cacher sous de vains ornements les dévastations qu'opèrent en un instant les convulsions du désespoir. Elle s'affligeait de se montrer ainsi abattue, flétrie par les larmes, aux regards de celle qui lui enlevait plus que la vie, et dans l'excès d'humilité où plonge le malheur, elle ne s'apercevait pas du charme puissant que cette langueur divine répandait sur toute sa personne. Elle ignorait que les jolis visages, frais, enjoués, s'enlaidissent à la moindre contrariété, mais que les traits nobles, les fronts sérieux s'embellissent sous la pâleur du désespoir.

A mesure que sa toilette s'achevait et que le moment de se rendre chez lady Caroline approchait, elle perdait de son courage à subir cette cruelle entrevue; s'étonnant de l'avoir provoquée, elle cherchait un moyen de l'éluder. Puis se livrant de nouveau à toute l'indignation que lui avait inspirée ce projet, elle se décidait à l'accomplir, comme on se décide au suicide, sans s'inquiéter de ce qui doit en résulter.

D'abord, elle se promettait de se présenter avec tout le calme d'une sécurité feinte; puis, cédant à l'impétuosité de ses sentiments, elle accusait Frédérik, menaçait sa complice et s'abandonnait à toute la violence du sentiment qui la dominait; s'excitant, se blâmant tour à tour, elle n'avait pu encore obtenir d'elle de raisonner sur sa situation, de s'en tenir à un éclaircissement qui la sortit des tortures de l'incertitude, d'éviter enfin l'aigreur, les récriminations qui ne pouvaient que nuire à sa cause et à l'intérêt que sa position, ses malheurs devaient inspirer, lorsqu'on vint l'avertir que lady Caroline était prête à la recevoir.

On lui eût annoncé que l'échafaud l'attendait, qu'elle n'aurait pas éprouvé un plus grand saisissement. Mais il n'y avait plus à délibérer: le caractère d'Ellénore lui rendait un acte de faiblesse plus difficile qu'une résolution pénible, et elle n'hésita pas à suivre le domestique qui devait la conduire jusqu'à la porte du salon de lady Caroline.

XXV

—Qui dois-je avoir l'honneur d'annoncer? demanda le valet de chambre.

—Lady Rosmond, répondit fièrement Ellénore. Et ce nom, prononcé à haute voix, ne parut causer aucune surprise à lady Caroline. Elle se leva aussi vivement que son embonpoint le lui permettait, salua Ellénore en l'engageant à prendre place sur un canapé, en face de la bergère où elle vint se rasseoir:

—J'ignorais, dit-elle avec un sourire qui voulait être gracieux, que le hasard me ferait trouver ici une parente de lord Frédérik, et je me félicite beaucoup de cette agréable rencontre. Comment se peut-il qu'il ne m'ait jamais parlé du bonheur qu'il a de posséder une si jolie cousine? Qu'il ait tant tardé à me procurer le plaisir de la connaître? Ah! je lui en ferai de vifs reproches.

Et lady Caroline voyant qu'Ellénore ne s'empressait point de lui répondre, ajoutait une foule de lieux communs polis à sa première phrase pour lui donner le temps de se remettre et de vaincre l'émotion qui lui semblait être l'effet d'une extrême timidité. Mais Ellénore l'écoutait à peine, tant sa vue lui faisait éprouver de sensations diverses. La première fut douce, car en examinant ce visage grossièrement régulier, ces grands yeux sans regard, ces lèvres épaisses, ce teint rouge, cette taille colossale, elle se dit: «Il ne peut l'aimer,» et cette pensée la jeta pour un moment dans une de ces joies d'amour, qui ne font trêve à la douleur que pour la rendre ensuite plus poignante. Hélas! la réflexion devait bientôt lui prouver que si les infidélités permettent l'espoir d'un retour, l'intérêt et la vanité ne sont pas sujets à l'inconstance.

C'est donc pour la fortune de cette femme qu'il devient parjure, faussaire, infâme!… pensa-t-elle, et le sentiment d'un mépris amer vint glacer sa colère; elle se sentit fière de son rôle de victime, et forte de son innocence, elle s'enhardit à répondre à lady Caroline.

—Je ne suis point parente de lord Frédérik Rosmond, madame, et pourtant je lui appartiens d'assez près.

—Je ne comprends pas, madame; le nom que vous portez m'a fait
naturellement supposer que vous étiez la femme d'un cousin de lord
Frédérik, car je connais son frère, et je sais qu'il n'est pas marié.
Expliquez-moi, je vous prie, comment?…

—Oserai-je vous demander, madame, à quelle époque lord Frédérik a eu l'honneur de vous épouser? interrompit Ellénore en fixant ses yeux sur lady Caroline, comme sur le juge qui va prononcer une sentence de mort.

—Mais, il y a bientôt six mois, répondit lady Caroline, en considérant l'effet sinistre de ce peu de mots sur le visage d'Ellénore.

—C'était en Écosse, n'est-ce pas?

—Oui, madame, et les fêtes données à cette occasion à Édimbourg ont été si brillantes, que le bruit en est sans doute venu jusqu'à vous. Mais vous paraissez souffrante; si vous preniez quelques gouttes d'éther?

En disant cela, la grosse lady se levait pour offrir un flacon à Ellénore; et celle-ci, touchée des soins qu'elle en recevait, de la manière affectueuse dont elle la traitait, concevait la noble idée de lui épargner le coup qui devait détruire à jamais sa confiance en celui dont elle se croyait aimée; en cet homme traître, bigame, et assez lâche pour s'être mis, sans doute, à l'abri de la loi par un acte illusoire.

Pendant que l'indignation et la générosité se combattaient dans l'âme d'Ellénore, pendant qu'elle succombait tour à tour au désir de se venger en portant le trouble dans cette union inique, adultère aux yeux du Créateur, et au sentiment noble, à l'exaltation du bien qui l'entraînaient à choisir le plus beau rôle, à ne souiller par aucune méchante action sa conscience de victime, enfin à porter sans tache sa robe de martyre, lady Caroline s'efforçait de deviner la cause de rabattement profond où elle voyait Ellénore, et qui pouvait être cette femme douée de tout ce qu'on envie, et dont la vue excitait sa pitié? Excepté la vérité, toutes les suppositions se présentaient à son esprit, l'identité du nom ne l'éclairait même pas sur la conduite de lord Frédérik, tant l'énormité de son crime lui paraissait improbable. Inquiète de l'oppression qui semblait suffoquer Ellénore, et commençant à se douter qu'un profond chagrin pouvait seul la plonger dans cet état de stupeur, elle essaya de l'en tirer en lui parlant de son fils; elle vanta la beauté, la gentillesse de ce charmant enfant, et s'étendit particulièrement sur la pensée qu'il n'était point de douleur qui ne fût consolable par le bonheur d'être mère, et mère d'un enfant si adorable.

Cette réflexion, que lady Caroline supposait devoir rendre Ellénore à des sentiments plus doux, produisit l'effet contraire. L'idée du sacrifice personnel qu'elle était au moment de s'imposer, céda tout à coup à celle du sort qui menaçait son fils. Le désespoir maternel l'emportant sur toute considération, elle s'écria:

—Cet enfant?… c'est le sien.

—Que voulez-vous dire!

—C'est le sien, vous dis-je, c'est l'héritier légitime de lord Rosmond.

—Qu'entends-je? l'héritier de lord Rosmond? c'est impossible.

—Cela est vrai, je vous le jure sur ce qu'il y a de plus sacré au monde, sur l'honneur, cet enfant est le fils de lord Frédérik!

—Cela se peut, dit lady Caroline avec un sourire amer; mais un enfant légitime?…

—Oui, madame, c'est le fruit d'un mariage que j'ai dû croire légal et irrévocable, car il s'est fait devant témoins, dans une église et par un prêtre. Miss Harriette Rosmond, la cousine de lord Frédérik, peut l'attester, elle y assistait. Cet engagement, pris au nom du ciel, ne peut être violé impunément. Je ne puis laisser dépouiller mon fils de ses droits. Il faut que la loi le protège contre l'abandon de son père. Il faut que la loi décide entre nous; que l'une de nous deux soit la maîtresse d'un roué, la victime d'un infâme suborneur… ou la femme du plus méprisable lord de l'Angleterre.

—La décision n'est pas douteuse, s'écria lady Caroline en se levant pourpre de colère. Apprenez, mademoiselle, qu'on ne se joue pas d'une famille comme la mienne, que j'ai un père, un frère, pour qui tout le sang d'un faussaire ne suffirait pas à laver la moindre tache faite à notre nom. Perdez l'espoir de m'intimider par vos menaces, par vos aventures romanesques. Je vous plains d'avoir été dupe des serments d'un jeune lord qui s'est amusé, comme tant d'autres, avant de se marier. Je vous promets de l'intéresser à votre enfant, de l'engager à lui faire un sort, car les fautes du passé doivent se payer, et je consens à…

—C'en est assez, madame, mon fils n'aura jamais besoin de vous, ni de son père… Quelle que soit la valeur de l'acte qui m'a livrée à lord Rosmond, je resterai, plus que lui, digne du nom qu'il porte. J'aurais fait mieux encore, sans cet enfant qui excite votre pitié; oui, si j'étais la seule victime de ce monstre de perfidie, j'épargnerais son honneur aussi généreusement qu'il a lâchement compromis le mien. J'hésiterais à divulguer son infamie par égard pour vous, madame, qui m'avez montré de l'intérêt, pour vous, qu'il a déjà trompée, qu'il trompera sans cesse; car si son amour pour moi était faux, il n'a pas un seul sentiment vrai dans l'âme. Oh! vous découvrirez bientôt dans quel but il m'a sacrifiée à vous, ou plutôt à votre fortune; vous gémirez, mais trop tard, d'avoir été complice de son crime, d'avoir satisfait son ambition, sa cupidité à prix d'or: car, ne vous abusez pas, c'est cela seul qu'il aime en vous, c'est…

—Taisez-vous, mademoiselle, interrompit lady Caroline, d'un ton théâtral, en se redressant fièrement, pour faire croire que l'indignation l'emportait sur l'inquiétude; qu'elle avait une confiance fondée sur trop de preuves évidentes pour soupçonner la bonne foi de son mari, et pour le laisser injurier par une maîtresse abandonnée. Cessez d'injurier l'homme que j'aime, celui dont je m'honore de porter le nom, continua lady Caroline; ne me contraignez pas à réclamer le secours de mes gens pour me délivrer de votre présence. (Et, en parlant ainsi, elle portait la main sur le cordon d'une sonnette.) Vous avez demandé à pénétrer ici sous prétexte de me révéler un secret important. Est-ce à une aventure de jeunesse, à une de ces intrigues qui précèdent les mariages de tous nos jeunes lords, que vous donnez le nom de secret important? En vérité, ce serait risible.

—Riez-en donc, madame, interrompit Ellénore avec amertume, car c'est pour vous apprendre que j'étais la femme de lord Rosmond avant qu'il vous connût, et qu'il existe assez de témoins de cet acte solennel pour en soutenir l'authenticité devant tous les juges de l'Angleterre, que je suis venue chez vous; c'est pour vous dire qu'il y va de la légitimité de mon fils, et que je ne puis sans crime abandonner sa cause.

—Faites tout ce qu'il vous plaira pour rendre votre histoire plus intéressante, reprit vivement lady Caroline; ameutez tous les avocats de Londres pour amuser le public de vos réclamations amoureuses, le scandale en retombera sur vous, oui, sur vous seule. On sait ce que c'est que la rage des maîtresses quand leurs amants se marient, et personne ne prend leurs injures au sérieux.

—Oui, quand ce sont des maîtresses, des femmes dégradées par le vice, des misérables qui pleurent dans leur amant la dupe qui les paie. Mais les plaintes d'une honnête femme, indignement trompée, d'une mère qui réclame l'appui de la justice contre un acte qui lui ravit le nom et le rang de son enfant, se feront écouter, madame; des preuves irrécusables jetteront un jour affreux sur la conduite de lord Rosmond. Sa double trahison sera démontrée; et s'il est impossible que la loi protège un tel excès d'infamie… qu'il tremble!

—Sans doute, il tremblerait s'il devait être jugé par un tribunal révolutionnaire, dit lady Caroline, avec mépris; car on sait ce qu'une dénonciation produit en France par le temps où nous sommes; mais, grâce au ciel, ce n'est point à des juges français que nous aurions affaire, et toutes vos délations seront sans nul effet à Londres.

—Mes délations!… s'écria Ellénore indignée; mes délations!… confondre les réclamations d'une épouse, d'une mère, avec les viles dénonciations de ces monstres d'ingratitude et d'envie, qui traînent sur l'échafaud ceux qu'ils n'oseraient combattre!… Ah! cette insulte les dépasse toutes, et je ne saurais souffrir plus longtemps d'être traitée ainsi.

En ce moment, plusieurs voix se firent entendre; des jurements, des menaces, le bruit de plusieurs crosses de fusils retombant avec violence sur les carreaux de marbre de l'antichambre, annoncèrent la présence de la force armée.

XXVI

—Ce n'est pas vrai, s'écria l'aubergiste; je vous en réponds, citoyen municipal, elle n'est pas suspecte, j'ai vu son passe-port avant de l'envoyer à la mairie: c'est une excellente patriote anglaise.

—Ah! il est bon là, avec sa patriote anglaise, dit en riant l'agent municipal. Allons, ouvre cette porte, ou ces gaillards-là t'en éviteront la peine, ajouta-t-il en montrant le piquet de garde nationale qui l'assistait.

L'aubergiste ouvrit, et le salon se remplit aussitôt de la foule des brailleurs en carmagnole qui suivaient d'ordinaire les autorités républicaines dans leurs expéditions révolutionnaires. A cet aspect effrayant, lady Caroline resta interdite.

Ellénore qui s'apprêtait à sortir du salon, rentra d'un air calme, décidée à partager les dangers qui menaçaient sa rivale, plutôt que de lui laisser soupçonner un instant qu'elle s'en réjouissait.

—Que vas-tu faire à Paris, citoyenne d'Albion? car dès cette époque le peuple et ses agens tutoyaient tout le monde, usage que la Convention érigea en loi peu de temps après.

—Que vas-tu faire? demanda l'agent qui portait la parole avec une importance comique.

—Oui, répéta un choeur de voix rauques, que vas-tu faire à Paris?

—Belle demande, dit en ricanant un citoyen coiffé d'un bonnet à poil, elle y va faire les commissions de ses bons amis Pitt et Cobourg.

—Ah! c'est là pourquoi t'as passé la Manche, ma grosse mère, interrompit le plaisant de la troupe. Fallait pas te déranger pour ça. Il y a bien assez à Paris de ces coquins d'insulaires qui font de la contrebande à nos dépens, qui soudoient nos ennemis. Il n'y a pas besoin que les femelles s'en mêlent. Ah! tu viens ici tout doucettement conspirer contre la République? Qu'on l'arrête!…

—Avant de rien précipiter, reprit l'agent municipal, sachons ce qui en est; procédons légalement. Donne-nous tes papiers, citoyenne!

—Mes papiers, répéta lady Caroline d'une voix tremblante, mais je n'avais… que mon… passe-port… et je l'ai confié à l'aubergiste pour le faire… viser…; on ne l'a pas encore rendu…

—Le voilà, s'écria le maître d'hôtel en accourant tout essoufflé; le voilà! Je viens de le chercher à la mairie, il est en règle, et l'on ne saurait vous inquiéter, milady.

—Ah! tu crois ça, toi, dit l'orateur; tu crois que les passe-ports disent tous les projets, les intrigues des voyageurs, n'est-ce pas; tu crois qu'on va trouver là, écrit au bas de la pancarte. «Une telle, aristocrate émigrée, se rendant à Paris pour renverser la constitution, ramener la tyrannie et livrer la France aux Autrichiens;» Ah! tu es bon enfant! toi…

—Ce passe-port est barbouillé d'anglais à n'y rien comprendre, dit le municipal, en cherchant à deviner les mots qu'il ne pouvait traduire: «Femme de haut et puissant seigneur le marquis de Rosmond.» Qu'est-ce que cela veut dire? ton mari n'est donc pas un mylord, demanda le municipal en se retournant du côté de lady Caroline?

—Si, monsieur, il est pair de France et pair d'Angleterre.

—Ah! la bonne farce, dit l'agent en riant aux éclats, c'est un lord moitié fil, moitié coton. On n'en voit pas souvent comme ça.

—C'est vrai, reprit lady Caroline, pâle de frayeur; mais la famille de lord Rosmond est d'origine française, lui-même est né à Paris…

—Pourquoi, s'il a l'honneur d'être Français, reprit le municipal, porte-t-il un titre étranger? C'est un aristocrate…

Et tous de crier:

—C'est un aristocrate!

—Lui, l'ami du duc!… du citoyen Égalité! c'est un whig, c'est un vrai patriote… N'est-ce pas, madame? dit la pauvre lady en s'adressant à Ellénore, et oubliant tout ce qui venait de se passer entre elles pour invoquer un témoignage en faveur de lord Rosmond.

—J'affirme que lord Rosmond est depuis longtemps l'ami du ci-devant duc d'Orléans, dit Ellénore d'un ton ferme, et que son voyage à Paris n'avait d'autre but que d'aller recueillir l'héritage de sa mère, morte il y a peu de mois, dans une province de France.

—Ah! tu le connais aussi, toi, citoyenne; eh bien, tu vas nous dire où il est; mais d'abord, continua l'agent, il faut savoir à qui l'on parle; ton nom? tes qualités?…

—Tenez, citoyen, tout cela est dit là dedans, interrompit l'aubergiste en présentant au municipal le passe-port d'Ellénore.

—Imbécile, tu me donnes toujours le même. Est-ce que tu perds la tête?

—Non, citoyen, je sais bien ce que je fais. Ce passe-port-ci est celui de la petite dame. C'est sans doute une parente de l'autre, puisqu'elles ont le même nom.

—Passe pour le même nom, reprit le municipal; mais pour le même mari, c'est un peu trop fort.

—Le même mari, répéta le plaisant: ah! le petit scélérat, il lui en faut de toutes les espèces, des sultanes et des psychés.

—Je ne me trompe pas, ce sont bien les mêmes titres, les mêmes prénoms, et l'un de ces deux passe-ports est faux.

—Pardi! c'est celui de la grosse milady, s'écrièrent plusieurs voix. Voyez-la, comme elle tremble! Elle sent bien que son compte est bon… A la lanterne! la faussaire! A la lanterne!

Et plusieurs des criards s'avançaient pour s'emparer de lady Caroline, qui, mourante de peur, ne trouvait pas un mot à dire pour sa défense.

—Arrêtez, s'écria Ellénore, en se précipitant devant lady Caroline comme pour lui servir de bouclier contre la fureur des jacobins qui la menaçaient, arrêtez, cette femme n'est point coupable, son passe-port est vrai; les signatures en font foi, j'en jure sur tout ce qu'il y a de plus sacré au monde; elle ne conspire pas. Ce qu'elle vous a dit est la vérité même, épargnez-la; sinon vous commettrez un crime.

Intimidés par l'audacieux dévouement d'Ellénore, les plus animés hésitent; ils subissent involontairement l'effet que produit d'ordinaire une action généreuse, même sur ceux qui en seraient les moins capables. Ils éprouvent cette sorte d'étonnement admiratif qui sauva mademoiselle de Sombreuil.

Et puis Ellénore est si belle en ce moment! L'idée de risquer sa vie, pour sauver la femme qui lui ravit à jamais son bonheur, l'enflamme, la divinise à ses propres yeux; la fièvre d'une noble vengeance brille dans ses regards. Son attitude est fière, dédaigneuse, tout en elle révèle une exaltation sublime; un mépris de la mort qui désarme souvent les hommes les plus féroces. On l'écoute, on l'admire… on la croit… et pourtant ce qu'elle affirme est impossible à prouver.

—Sacrebleu, dit l'orateur du groupe de mutins, v'là une gaillarde qui a du toupet. Ça m'a l'air d'une brave femme, citoyens, laissons-la s'expliquer.

—Oui, qu'elle s'explique, dit le municipal en reparaissant à la place que la frayeur lui avait fait céder aux mutins, et s'apprêtant à poursuivre son interrogatoire. Si le passe-port de cette femme est bon, ajoute-t-il en s'adressant à Ellénore, si elle est bien réellement la femme de ce lord Rosmond comme ce papier l'affirme, qui êtes-vous?… toi… (puis se reprenant), oui, qui es-tu?

—Je suis madame de Rosmond, ainsi que mon passe-port le constate, répond lady Caroline.

—Mais ton Rosmond à toi… quel est-il?…

La réponse d'Ellénore allait décider du sort de deux personnes. L'accusation de bigamie, fondée ou non, allait faire arrêter lord Frédérik et lady Caroline. Ellénore hésite. La vérité, qu'elle n'a jamais trahie, s'offre à elle, mais sanglante, une double sentence à la main. Elle la repousse. Les patriotes s'impatientent, murmurent, et répètent d'un ton menaçant:

—Allons, parle! Ton Rosmond, quel est-il?

—Le cousin germain de l'autre, répond-elle d'une voix assurée; né comme lui, la même année, dans la même ville.

—Tiens! ce hasard! dit le plaisant de la troupe; on n'en voit comme ça que dans les comédies. Elle croit que nous sommes à la Gaieté. C'est pour sauver sa bonne amie qu'elle invente cette histoire.

—Tout de même, c'est possible, dit l'agent. Il faut s'assurer du fait.

—Eh bien, gardez-moi en prison, reprit Ellénore, jusqu'à ce que vos doutes soient éclaircis, mais laissez cette femme libre.

—Ce sera tout le contraire, citoyenne, dit le municipal en souriant. Celle-ci restera en surveillance ici, jusqu'au moment où elle se fera réclamer par une autorité compétente. Quant à toi, tu es Française, comme on voit bien à ton parler, tu peux continuer ta route, mais à la condition de nous instruire de ce que tu vas faire à Paris, de l'hôtel où tu comptes descendre, et du nom du député qui peut te servir de caution.

—S'il faut subir tant de vexations pour voyager en France, dans ce pays où l'on se bat pour la liberté, j'aime mieux retourner à Londres, dit Ellénore, espérant que sa résistance lui attirera un malheur qui fera diversion à celui qui la tuait.

—Sais-tu bien, qu'avec ces manières-là, tu te feras coffrer, ma petite? dit le municipal, espérant intimider Ellénore, et ne comprenant rien à la manière dont elle semblait défier son autorité; mais nous avons assez de mauvaises têtes ici, tu peux retourner d'où tu viens; je vais apostiller ton passe-port pour qu'on te laisse te rembarquer à Calais.

—C'est ça, crièrent les autres, qu'elle retourne à son bifteck; mais pas avant d'avoir laissé visiter ses papiers.

—C'est juste, dit l'un, et si l'on trouve dans sa malle quelque lettre suspecte… elle verra…

—Ce soin me regarde, dit le municipal d'un ton impérieux; allez, mes amis, fiez-vous à moi… Je vais me rendre avec mon adjoint dans l'appartement de la citoyenne. Tu nous y conduiras, ajouta-t-il en s'adressant à l'aubergiste, et vous pouvez être sûrs que j'accomplirai mon devoir… Mais qui donc fait tant de bruit?

—J'entrerai, vous dis-je, criait à tue-tête un homme qui voulait se faire jour à travers le groupe de sans-culottes qui bouchait la porte. J'entrerai, mille bombes! il faut que je lui parle.

—A qui?

—A ma maîtresse.

—Va-t'en au diable!

—J'ai quelque chose d'important à…

—L'autorité est là; on ne la dérange pas… Ah! tu pousses… tu veux entrer de force… Attends, attends… nous allons te…

—Pas de violences, mes amis, pas de violence! cria le municipal, c'est sans doute moi qu'on demande, le maire ne peut se passer de moi… Laissez entrer cet homme… liberté pour tous…

—Oui, liberté pour tous! répétèrent les patriotes.

—Que veux-tu, mon garçon?

—Je veux remettre cette lettre à la femme de mon maître, à lady
Rosmond, que voilà, dit le domestique en montrant lady Caroline.

A ces mots, Ellénore tombe anéantie sur un siége qui se trouvait là, en prononçant d'une voix défaillante le nom de Maurice.

XXVII

Lord Rosmond, effrayé de ce qui se passait à Paris depuis le 20 juin, depuis ce jour de démence populaire où l'émeute, pénétrant jusque dans les salons des Tuileries, vint poser le bonnet rouge sur la tête du roi de France, avait prévu les dangers auxquels s'exposait une femme étrangère, voyageant seule et n'ayant pour la protéger que ses domestiques, espèce de serviteurs fort insolents, parlant à peine le français, et dont les manières aristocratiques étaient capables de soulever toute la populace régnante contre leur maîtresse. Il s'était servi de son crédit auprès de M. de Condorcet, alors président de l'assemblée nationale, pour obtenir un laissez-passer, revêtu d'attestations civiques et de toutes les signatures des puissances du jour, afin d'autoriser lady Caroline de Rosmond à retourner à Londres, où d'urgentes affaires de famille la rappelaient en hâte. Muni de cette pièce importante, lord Rosmond avait dépêché Maurice au-devant de lady Caroline pour la sortir d'embarras, si elle éprouvait quelque difficulté sur sa route, et pour l'engager à retourner sur ses pas. Dans une lettre jointe au certificat de civisme, lord Rosmond lui promettait d'aller la rejoindre sous peu de jours, lui laissant entendre, sans l'articuler, que l'état de fermentation où se trouvait Paris, et les dénonciations fréquentes dirigées contre l'ex-duc Égalité, que l'on accusait d'être du comité autrichien, ne permettaient pas aux amis du ci-devant prince, de rester près de lui sans danger.

Dès que Maurice eut remis à l'agent municipal le laissez-passer où la signature du maire de Paris, du célèbre Pétion dominait toutes les autres, l'agent souleva respectueusement sa casquette, et dit, en montrant ce grand nom à sa suite:

—Vous le voyez, citoyens, la commune de Paris répond des sentiments, des faits et gestes de la citoyenne; qu'elle aille donc où bon lui semblera, elle peut compter sur notre protection; car, si nous sommes rigoureux envers les suspects, nous sommes tout zèle pour les amis de la liberté et pour les alliés qui la respectent.

—Mais l'autre, l'autre femme! s'écrièrent les sans-culottes, désolés de voir une proie leur échapper. Vas-tu la laisser aller, aussi, comme celle-là?

—Elle qui n'a qu'un passe-port suspect, dit l'un.

—Elle qui regimbait contre l'autorité, et qui fait la chattemite, là, dans son coin, pour nous faire oublier ses injures, ajouta-t-il en montrant Ellénore, qui, assise près de l'embrasure d'une fenêtre, était à moitié cachée par le groupe des patriotes.

Alors l'attention générale se portant sur Ellénore

Maurice tourna ses regards vers elle, et s'écria involontairement:

—Ciel! madame!

Et il resta pétrifié. En vain lady Caroline lui ordonnait de faire mettre des chevaux de poste à sa voiture, le suppliait de ne pas perdre un instant pour hâter son départ, car la terreur qu'elle venait de ressentir, et dont ses membres tremblaient encore, la rendait impatiente de quitter Amiens et de se soustraire à la tyrannie des autorités françaises. Maurice, abasourdi par la surprise de voir là Ellénore, cette belle victime des trahisons de son maître, cette femme dont il avait exécuté les ordres pendant trois ans avec tant de zèle, de respect, de la voir là en face de sa rivale, les traits abattus par la douleur, les regards fixes, la bouche souriant de ce sourire amer qui peint à la fois l'indignation et le mépris, Maurice n'entendait rien.

—Procédons à la visite domiciliaire, dit le municipal.

—Oui, oui, montons chez elle! cria le choeur des assistants.

—Chez qui? demanda Maurice, chez madame?…

—Et qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'on visite ses papiers? Est-ce que tu as peur qu'on y trouve de tes lettres? dit le plaisant.

—Non, mais madame… est une bonne citoyenne, et je ne souffrirai pas qu'on la traite comme…

—Tu ne souffriras pas! interrompit un bonnet à poil. Je vas commencer par te jeter par la fenêtre, et puis nous verrons ensuite…

—Pas de violence! répéta l'agent; écoutez la loi. Tu connais donc la citoyenne, puisque tu prends si chaudement son parti?

—Oui, je la connais, dit bravement Maurice, et je vous répète que c'est une brave femme, une bonne patriote qui n'est pas suspecte.

—Eh bien, puisque tu en sais si long, tu nous diras s'il est vrai qu'elle s'appelle Rosmond, comme l'autre citoyenne?

Maurice hésita un moment; puis réfléchissant que ce nom devait être sur le passe-port d'Ellénore, il répondit d'un ton ferme:

—Oui, citoyen.

—Est-il vrai qu'elle soit la femme d'un cousin germain de ton maître?

—Oui, oui, répéta vivement Maurice devinant le mensonge généreux d'Ellénore, et trop heureux de le consolider. Le mari de madame est aussi… un lord Rosmond… un cousin germain de celui-ci…

—Et pourquoi envoie-t-il sa femme à Paris?

—Sans doute pour… parce que…

En parlant ainsi, le regard de Maurice semblait implorer d'Ellénore un motif quelconque à donner à son voyage; mais la voyant garder le silence, il finit par dire:

—Ma foi, je n'en sais rien. Tout ce que je puis affirmer, c'est que la citoyenne mérite toutes sortes d'égards… qu'elle paraît… malade… et que l'on ne doit pas la faire souffrir davantage, en la chicanant sur un tas de formalités qu'elle ne connaît point.

—Cela ne te regarde pas, dit l'agent; ce n'est pas de toi que nous apprendrons ce que nous devons faire. Puis, se retournant vers l'aubergiste: Allons marche et mène-nous chez la citoyenne; elle va nous suivre pour être témoin de la visite, car nous ne sommes pas des voleurs, et le premier qui enlève le moindre objet!… sacrebleu! son affaire sera bientôt faite… Allons, debout, citoyenne!

—Pardon, citoyen municipal, dit l'aubergiste tout en émoi, on m'apprend qu'une voiture à six chevaux entre dans la cour; c'est un ambassadeur, dit-il, il faut que j'aille le recevoir, mais ce garçon de l'hôtel va vous conduire. Eh bien, où est-il donc? ajoute l'aubergiste en voyant que son domestique était parti, il s'est bien pressé de redescendre… je vais vous l'envoyer.

—Ah! tu crois que nous sommes faits pour t'attendre? C'est bien plutôt ton ambassadeur qui attendra, s'écria le chef des patriotes.

Et tous, animés du même esprit, se jettèrent sur l'aubergiste pour le contraindre à monter l'escalier. Le malheureux, effrayé de se voir entre les mains de ces énergumènes, jetait des cris affreux qui se mêlaient à leurs voix menaçantes. Tous les habitants de l'hôtel sortaient de leurs appartements pour voir ce qui se passait; les valets de l'hôtel couraient au secours de leur maître. C'était un bruit infernal, qui se calma, comme par enchantement, à la voix douce et paisible d'un homme dont le sang-froid avait déjà bravé plus d'une émeute.

S'étant informé du sujet de ce vacarme, il avait demandé à parler à l'agent municipal.

—Qui es-tu, pour déranger ainsi l'autorité? lui avait-on répondu.

—Monsieur est ministre de France en Angleterre, envoyé par l'assemblée nationale à Londres, d'où il rapporte de bonnes nouvelles, dit à haute voix le secrétaire de l'ambassadeur.

—Ah! c'est différent, répliqua le sans-culotte, c'est un patriote de l'assemblée, laissons-le passer.

Et chacun se retira pour faire place à M. de Talleyrand.

Cette scène se passait sur le palier du grand escalier, où deux hommes en bonnet à poil, ayant pris chacun un bras d'Ellénore, la traînaient vers les degrés qui conduisaient à l'étage supérieur.

—Où menez-vous madame? demanda M. de Talleyrand.

—Chez moi, où l'on va faire une visite domiciliaire, répondit Ellénore en se tournant vers M. de Talleyrand qui, jusque-là, n'avait pu voir son visage.

—Vous ici? dit-il avec surprise.

—Ah! monseigneur, dit tout bas Maurice qui s'était glissé derrière l'évêque d'Autun, protégez-la; sinon ces gens-là lui feront un mauvais parti.

—Ton maître n'est donc pas là?

—Non, monseigneur, je suis tout seul pour la défendre.

—Laissez madame libre, dit l'envoyé de France au municipal, je me rends caution d'elle auprès de vous et de M. le maire d'Amiens; elle est incapable d'avoir rien fait pour mériter les traitements qu'on réserve aux ennemis de l'État. Ainsi, je la mets sous votre sauvegarde.

—Il a raison, s'écrièrent plusieurs voix. Nous empêcherons bien qu'on lui fasse du mal.

Et les mêmes qui sévissaient un moment avant avec le plus de fureur contre la pauvre Ellénore, s'érigeaient ses protecteurs, et juraient de mourir pour la défendre. Pendant ce temps, elle cherchait à rassembler ses forces pour remercier M. de Talleyrand.

Il répondit aux remercîments d'Ellénore par un de ces mots gracieux que lui seul savait dire, puis il lui exprima tous ses regrets de ne pouvoir rester plus longtemps près d'elle, étant contraint de repartir sur-le-champ pour aller rendre compte de sa mission au ministre des relations extérieures.

—Je suis d'autant plus fâché de vous quitter si vite, que vous m'auriez expliqué beaucoup de choses que je ne comprends pas, et qui redoublent encore l'intérêt qu'on vous porte, ajouta-t-il en serrant doucement la main d'Ellénore.

Puis il la salua respectueusement, aux acclamations du troupeau patriotique à qui les gens de M. de Talleyrand venaient de proposer de boire à sa santé au cabaret voisin, et qui criaient de toute la force de leurs poumons:

—Vive l'envoyé de France! vive la brave citoyenne! vive l'avocat du peuple! vive le ministre français! vive le ci-devant calotin!

XXVIII

Au milieu des hommages bruyants de cette troupe de soi-disant patriotes, Ellénore avait trouvé moyen de prier Maurice de venir lui parler avant de retourner près de son maître.

—Je n'en aurai pas le temps, avait-il répondu avec embarras.

Mais Ellénore ayant insisté en disant:

—Je vous attends avec dix guinées!

Maurice avait fait un signe qui ne laissait nul doute sur son consentement.

Maurice était, comme la plupart des valets de chambre, confident des mauvais sujets. Sans cesse indignés des méchantes actions dont ils sont les zélés complices, hasardant parfois de vertueuses représentations, des craintes secourables, ordinairement mal accueillies, et dont ils expient le tort par une soumission sans bornes; partagés entre l'audace et la peur, la malice et la pitié, l'intérêt et le remords, tour à tour pleins de zèle pour le bourreau et la victime, ils sont susceptibles des meilleurs comme des plus mauvais sentiments.

Maurice n'avait pu être au service d'Ellénore pendant trois ans sans apprécier ses qualités aimables, son caractère noble et juste; car l'on se trompe fort lorsqu'on croit échapper à l'observation de ses domestiques. Le moins intelligent sait toujours à quoi s'en tenir sur la valeur réelle de ses maîtres. Maurice ressentait une estime profonde, un véritable attachement pour Ellénore, ce qui ne l'avait point empêché d'aider son maître à la tromper et à la perdre aux yeux du monde; sorte de faiblesse qui se trouve souvent ailleurs que chez les valets. Il aurait désiré apporter quelque adoucissement aux peines d'Ellénore en lui peignant son maître moins coupable qu'il ne l'était; mais il n'y avait pas moyen de justifier sa conduite. Aussi fallait-il la double séduction des prières d'Ellénore et de l'intérêt pécuniaire pour décider Maurice à subir l'interrogatoire qui l'attendait.

Lorsqu'il entra chez Ellénore, le petit Frédérik était sur les genoux de sa mère, il la caressait, il jouait avec les boucles de ses longs cheveux, et cherchait à s'attirer son attention par une foule de gentillesses. Mais Ellénore n'y prenait pas garde. On pourrait dire qu'à force de penser à lui, elle ne le voyait plus. Cet enfant était, dans cet instant même, l'objet d'une grande décision. C'était le devoir qui contraignait sa mère à supporter la vie, à dévorer les humiliations les plus cruelles et les moins méritées; enfin à concentrer tous ses sentiments, toutes ses espérances dans cet être que le monde appellerait le fruit de son déshonneur. Mais avant de se résigner à fuir pour jamais le souvenir de celui qui la vouait à un malheur éternel, elle voulait connaître toute l'étendue de son crime envers elle. C'était, pensait-elle, un moyen d'éteindre ses regrets: le tableau de tant de trahison, de bassesse, devait inspirer un vif dégoût à un coeur aussi loyal que le sien, et elle espérait voir son amour étouffé sous le poids du mépris.

Maurice la trouva dans le calme qui suit d'ordinaire une résolution solennelle.

—Approchez, lui dit-elle d'une voix oppressée et en remettant le petit Frédérik à sa bonne qui l'emmena aussitôt, ne craignez point mes récriminations. Je sais combien vous êtes dévoué à votre maître, vous avez dû lui obéir, je ne vous en fais point de reproches; en voulant m'éclairer sur ce qui se tramait contre moi, vous vous seriez perdu sans me sauver; mais aujourd'hui que rien ne peut ajouter à l'horreur de ma situation, dites-moi, depuis quelle époque lord Rosmond a-t-il contracté son mariage avec lady Caroline? Quant à celui dont vous avez été témoin dans la chapelle de Ham…, qu'il soit légal ou non, je suis décidée à n'en jamais réclamer la validité; car, malgré l'intérêt de mon fils, comme je ne pourrais faire valoir ses droits qu'en déshonorant son père, qu'en le livrant au sort des plus vils criminels, je préfère tout à cette honteuse vengeance. Ainsi, parlez sans crainte de nuire à votre maître; je laisse au ciel le soin de le punir.

—Sans doute, madame, mon maître a de grands torts avec madame, dit Maurice en tournant son chapeau dans ses mains, et d'un ton qui décelait son embarras… Mais je puis affirmer à madame que je ne les ai connus que lors de notre voyage à Édimbourg. Jusque-là, j'étais, comme madame, dans la ferme croyance que mylord était son mari devant l'Église, et je ne saurais peindre mon étonnement, je dirai plus, ma vraie peine, lorsque mylord, forcé de me confier les apprêts de son futur mariage avec lady Caroline, m'a avoué que la cérémonie de la chapelle n'avait été imaginée que pour vaincre vos scrupules, et que le prêtre, le notaire, les témoins, tout cela étaient des complaisants déguisés; qu'enfin, il était libre de faire un mariage indispensable à l'état de ses affaires. Vous saurez, madame, que, dans ses fréquents voyages à Londres, mylord avait perdu au jeu de fortes sommes qu'il était obligé de payer dans un court délai, sous peine d'un grand déshonneur, à ce qu'il prétendait du moins.

»Je le vis rentrer un matin dans un état de désespoir tel, que je le crus fou. Il brisait ce qui se trouvait sous sa main, il parlait de se tuer, puis tout à coup il fondait en larmes, en s'écriant: pauvre Ellénore!… Pardon, madame, mais je vous répète ses propres paroles… allons, puisqu'il le faut, disait-il, puisqu'il n'est pas d'autre moyen d'échapper à leur mépris à tous, de tenir ma parole, de sauver l'honneur de mon nom… obéissons à ma famille… Alors, il se mit à écrire quelques lignes qu'il cacheta et m'ordonna de porter chez mylord, son oncle, puis il se jeta sur son lit tout habillé; il n'y resta pas longtemps sans voir arriver son oncle et son cousin, avec lesquels il était brouillé depuis trois mois, et qui venaient se réconcilier avec lui, en récompense de son consentement au riche mariage qu'ils voulaient lui imposer.

»Toute la fortune des Rosmond était attachée à cette alliance, disaient-ils, mais le seul avantage qui avait déterminé mon maître, c'était les 50,000 livres sterl. comptant que lui apportait lady Caroline, et la faculté de satisfaire avec une partie de cette somme à ses dettes d'honneur. Il mit pour toute condition à ce mariage, qu'il se ferait sur-le-champ, et au château du père de lady Caroline, dans ce château perdu au milieu des montagnes de l'Ecosse; il lui était permis de croire que ce qu'on y ferait ne serait jamais connu du reste de la terre, et mon maître s'était flatté que ce qu'il disait être un affreux sacrifice fait à la nécessité, serait longtemps ignoré de la femme… qu'il… aimait…

A ce mot, Ellénore fit un mouvement d'indignation qui, loin d'intimider
Maurice, lui donna le courage de répéter:

—Oui, madame, qu'il aimait tendrement… et qu'il aime encore plus que jamais.

—Ce n'est point sur ses sentiments que je vous questionne, dit Ellénore avec dignité, sa conduite les révèle assez; c'est uniquement sur les faits qui l'ont amené à l'action la plus infâme et que je veux connaître.

—Eh! madame, il ne fallait pas moins que la crainte d'être chassé de tous les salons de Londres, d'être traité de banqueroutier, pour le décider à partir pour l'Écosse. J'ai cru qu'il ne pourrait jamais s'y résigner, lorsque nous sommes retournés au cottage… Quand il a revu madame… et le petit Frédérik… Mais ce n'est pas cela que je veux dire, ajouta Maurice, en se dépitant contre sa sensibilité; ce que je puis affirmer, c'est qu'avant d'entrer au cottage, mylord m'avait fait jurer la plus grande discrétion sur le motif de son voyage en Écosse, et qu'il avait accompagné cette recommandation de menaces effrayantes. Bien entendu que je devais être aussi discret au château de L… qu'au cottage. Pour en être plus certain, mylord me confia tout ce que sa situation avait de périlleux, les scènes cruelles qui auraient lieu le jour où vous seriez désabusée, et le désespoir où il tomberait s'il lui fallait renoncer à vous.

«Tout se passa, à Édimbourg, si vite, que l'entrevue, les accords, la noce, s'accomplirent en quinze jours! Dès le seizième, mylord prétexta une affaire importante pour se rendre à Londres, où il paya ses créanciers, et s'empressa de revenir au cottage avant de passer en France…»

—Assez, interrompit Ellénore, en sentant tous ses membres saisis d'un frisson mortel, assez; je m'obstinais, malgré l'évidence, à douter encore; je ne pouvais croire à tant de perfidie. Vous venez de me prouver ce que j'aurais eu honte de supposer. Je vous en remercie, ajouta-t-elle en montrant à Maurice la bourse qui était sur la table, et qu'il prit sans hésiter. Allez raconter à votre maître, continua-t-elle, le hasard qui m'a tout appris. Dites-lui que sa lâcheté n'a rien à craindre de mon ressentiment, et que je ne mets d'autre prix à ma générosité, que la certitude de ne le revoir de ma vie.

Alors Ellénore sonna sa femme de chambre, et Maurice sortit en levant les yeux au ciel, comme pour lui demander pardon d'avoir aidé à désespérer une femme si adorable.

XXIX

Peu d'instants après le départ de Maurice, un grand bruit de chevaux et de postillons annonça celui de lady Caroline. Elle retournait à Londres; ce qui décida Ellénore à prendre une autre route; la protection de M. de Talleyrand lui avait acquis celle du maire d'Amiens, elle en obtint sans peine l'autorisation de se rendre en Belgique, et elle partit le soir même pour Bruxelles. Cette détermination, qui l'éloignait plus sûrement de lord Rosmond, était la seule qu'elle pût prendre dans le trouble où était son esprit.

Ce fut un bienfait pour elle, que l'obligation de passer une nuit entière en voiture, livrée à toutes les réflexions que sa triste situation devait faire naître. La fatigue est d'un grand secours dans les chagrins, et l'insomnie qu'elle cause est moins pénible que celle dont le repos ne peut triompher.

Ellénore, franchissant l'espace sans que nul objet, nul autre bruit que celui d'un roulement monotone, dérangeât sa rêverie, les yeux fixés sur les deux étoiles, éprouvait cette sorte de calme inséparable du plaisir de se trouver, pour ainsi dire, en tête-à-tête avec l'immensité. Quelle que soit l'énormité des maux qui vous accablent, la fatalité, la multiplicité des événements qui vous frappent, on se trouve un si petit personnage sur cette grande terre, un être si imperceptible auprès de toutes ces splendeurs du ciel, qu'il en résulte un véritable désintéressement pour soi-même. On pense au peu que l'on est, au peu que l'on dure, et l'on perd toute idée de se révolter contre un destin immuable.

La vue de son enfant endormi sur les genoux de sa bonne, troublait parfois la résignation d'Ellénore, elle maudissait celui qui lui avait donné la vie pour le livrer à tous les chagrins, les dégoûts, dont on abreuve l'existence d'un enfant illégitime. Mais plus le sort qui le menaçait effrayait son coeur de mère, plus elle se pénétrait de la sainteté de ses devoirs. Son bonheur personnel était pour jamais détruit; elle le sentait; toutes tentatives pour le ressaisir devenaient inutiles.

—Eh bien, du fond de cette tombe où la trahison m'a précipitée, pensait-elle, veillons à l'existence, à l'éducation de ce pauvre enfant, que sa vie remplace la mienne. Oublions-nous complétement pour ne penser qu'à lui. Jetons un crêpe funèbre sur le passé. Oui, prions pour le repos de notre âme, comme si elle était déjà dans l'éternité!

Ce deuil d'elle-même, accepté franchement, devait rendre à Ellénore la raison et le courage. Fière de sa propre estime, elle se promit de supporter avec calme toutes les injustices, les insultes même que sa situation, si honteuse en apparence, pourrait lui attirer; elle se promit, surtout, de ne point aggraver le malheur de cette situation par de vains efforts pour en expliquer l'innocence. C'était s'épargner un grand supplice, celui de voir l'impuissance de la vérité sur des esprits prévenus, abusés, et trop flattés peut-être, d'une erreur qui leur donnait le droit de traiter avec mépris une femme dont la beauté, jointe à tant d'autres dons, inspiraient l'envie.

Ellénore, arrivée à Dunkerque, trouva un bâtiment prêt à faire voile pour Ostende; le négociant qui en était propriétaire consentit à prendre des passagers. Ellénore fut du nombre.

Avant de s'embarquer, elle écrivit à son banquier de lui faire passer des fonds à Bruxelles, sous le nom de madame Mansley, se réservant de lui confier plus tard ce qui l'obligeait à reprendre le nom qu'elle tenait de son père.

Ellénore descendit à Bruxelles, dans un modeste hôtel, près du Parc, évitant tout ce qui avoisinait l'élégant hôtel de Bellevue, alors le rendez-vous de toutes les élégances de l'émigration. Puis dès qu'elle fut moins souffrante, elle chercha un petit appartement dans quelque maison retirée pour y vivre solitaire. Elle fut rencontrée un matin par le prince de P…, excellent homme, gros, court et enjoué, ayant plutôt l'air d'un riche fermier de la Beauce que d'un prince de la cour de Louis XVI, et que son âge mûr n'empêchait pas d'aimer les jolies femmes et d'être fort galant auprès d'elles; mais d'un caractère noble, généreux, sans prétentions embarrassantes, et toujours prêt à accepter l'amitié qu'on lui offrait pour prix de son amour. Le prince de P… avait vu Ellénore s'élever chez la duchesse de Montévreux et s'était toujours vivement intéressé à elle. Plus d'une fois, depuis que la duchesse avait contraint Ellénore à fuir de chez elle pour se soustraire à la domesticité dont on la menaçait, le prince avait pris le parti de la pauvre fugitive contre sa fausse protectrice; et ce procédé courageux lui attirait souvent force épigrammes. On le traitait de bonhomme, injure la plus sanglante d'une société où la malice, la finesse étaient seules en crédit.

Le prince de P… aborda Ellénore avec tant de bienveillance, il la questionna sur son sort avec un intérêt si sincère, un ton si paternel, qu'elle céda au plaisir de lui confier ses peines, et lui promit de le revoir le lendemain, ainsi qu'il l'en priait, et de lui raconter les tristes motifs qui la déterminaient à quitter l'Angleterre pour se réfugier à Bruxelles.

Le prince répondit à sa confiance en lui racontant comment il avait échappé, par la vitesse de son cheval, aux agents du comité de surveillance qui le poursuivaient pour le conduire en prison et de là à l'échafaud. A cette époque trop dramatique, chacun était le héros d'une aventure intéressante. Mais le prince convint que les malheurs d'Ellénore dépassaient en fatalité tous ceux des échappés de la Révolution.

Il faut avoir subi la torture d'un tourment humiliant, solitaire, dont la plainte amère, ne pouvant s'exhaler, maintient le coeur sous une oppression mortelle, pour se faire une idée du soulagement qu'éprouva Ellénore en faisant le récit de l'événement aussi malheureux qu'étrange de son faux mariage à un véritable ami, dont la loyauté croyait à la sienne.

Après avoir écouté Ellénore en l'interrompant sans cesse par des exclamations peu flatteuses pour M. de Croixville, et pour lord Rosmond, le prince dit en soupirant:

—La situation est fâcheuse… Les apparences sont telles qu'on aura bien de la peine à faire triompher la vérité; mais enfin, pour n'être pas probable, elle n'en est pas moins vraie? J'ai vu quelquefois le monde la deviner. Il n'est pas toujours si aveugle, si injuste qu'on le dit!

—Ah! juste ou non, comme je suis destinée à le fuir toute ma vie, reprit Ellénore, peu m'importent ses jugements; si flétrissants qu'ils puissent être pour moi, votre estime, cher prince, me donnera la force de les braver. Vous m'accorderez quelques-uns des moments que la politique et les plaisirs vous laisseront de libres; et la consolation de vous attendre, d'espérer causer avec vous de ceux que j'aime encore, malgré tout le mal qu'ils m'ont fait, me distraira de ce désir de mourir, qui me poursuit toujours en dépit du remords qu'il m'inspire.

—Se laisser mourir pour faire plaisir aux ennemis qu'on gêne, ah! c'est une complaisance très-coupable, et que je vous défends d'avoir. Plus la position est difficile, moins on doit se laisser abattre. Le bon Dieu vous donne un enfant pour jouer avec lui, un vieil ami pour pleurer avec vous; cela vous suffira, j'espère, pour attendre un meilleur temps. Maintenant il faut nous occuper de vous caser ici le mieux possible. Je pardonne à Croixville son enlèvement et le tort qu'il vous a fait, en considération de l'indépendance que vous assure votre part dans son héritage; la première des conditions pour être honoré ici-bas, mon enfant, c'est de ne rien coûter à personne; dès que le monde est rassuré sur la crainte d'avoir à se dévouer pécuniairement pour un malheureux, il y prend intérêt, il l'observe avec soin et lui accorde bientôt la considération qu'il mérite; maintenez-vous dans la sage résolution de ne vivre que pour votre enfant; oubliez son traître de père et vous trouverez encore assez d'amis pour vous apprécier et pour vous rendre l'existence agréable.

—Je ne compte que sur vous, dit Ellénore en tendant la main au prince, votre amitié, vos conseils soutiendront mon courage; et lorsque j'aurai à subir les mépris de gens moins innocents que moi, je penserai qu'il y a une âme noble, compatissante, dont je suis connue, qui sait si je mérite tant d'outrages, et dont l'estime me venge. Grâce à vous, cher prince, je ne me croirai pas une pauvre abandonnée de tous.

Le prince de P…, répondit par la protection la plus désintéressée, la plus courageuse, à la confiance d'Ellénore; il lui trouva dès le lendemain un joli appartement convenablement meublé, dans la maison d'une vieille et honnête femme de sa connaissance, qui n'hésita pas à loger madame Mansley sur la recommandation du prince de P… Il la présenta comme étant la veuve d'un officier mort à Paris dans les dernières émeutes. Sa robe noire et le chapeau de même couleur qu'elle portait ne démentaient point le deuil auquel cette supposition la condamnait. Ce deuil si douloureusement empreint dans son âme, devait longtemps se montrer sur ses vêtements.

L'appartement d'Ellénore était au rez-de-chaussée, donnant sur un petit jardin où son enfant pourrait jouer en prenant l'air, ce qui la dispenserait de le mener souvent au Parc, et lui éviterait l'ennui de rencontrer les gens qu'elle fuyait. Guidée par ses habitudes plus que par sa pensée, elle s'arrangea, dans sa nouvelle retraite, avec toute la simplicité et le bon goût qui lui étaient naturels.

Malgré ses souvenirs amers, sa profonde douleur, elle jouissait, dans cet asile, des bienfaits d'une parfaite résignation; car elle avait consulté le prince de P… sur ce qu'elle pouvait tenter contre lord Rosmond en faveur de son fils, et le prince lui ayant prouvé qu'il résulterait de ses réclamations beaucoup de scandale et point de succès, elle s'était promis de subir son sort comme un arrêt du ciel. C'est déjà moins souffrir d'une situation malheureuse que de perdre toute idée d'en sortir.

Madame Vannebourg, la propriétaire de la maison qu'habitait Ellénore, avait entendu le prince de P… parler d'elle avec éloge; elle désira profiter du voisinage d'une personne si aimable, et le prince engagea madame Mansley à la recevoir.

—Vous ne pouvez passer toutes vos journées ainsi seule, dit-il à Ellénore; je vois le spleen vous atteindre, et je ne souffrirai pas que vous mouriez, sous mes yeux, des suites du mal qu'on vous a fait. Ce serait trop bien divertir vos bourreaux; il faut oublier leurs infâmes procédés, en accueillant la société, l'affection de quelques amis vrais, dont les soins vous consoleront, ou du moins vous aideront à supporter vos peines.

—Tout à la pitié que je vous inspire, cher prince, vous ne pensez pas à ce que ma position offre de difficultés, à l'impossibilité où je suis de la justifier, à quel point les apparences m'accusent…

—Sans doute, vous ne pouvez aller plaidant à tout venant votre cause, et démontrant à chacun tous vos droits à l'estime; mais ce qui serait inconvenant et sans effet dans votre bouche, est très-bien placé dans la mienne. Je suis un père de famille, malheureusement assez vieux pour ne pas vous compromettre; votre fortune vous met à l'abri de tout soupçon flétrissant à cet égard; car on ne répond à l'amour d'un homme qui n'est ni jeune ni joli que pour de l'argent, et je vous promets d'être cru lorsque je dirai ce que vous valez.

—A quoi bon vous donner cette peine, cher prince, votre amitié me rend aussi heureuse que je puis l'être. La bienveillance de quelques autres n'y ajouterait rien.

—Erreur, s'écria le prince; les grandes résolutions ont cela de bon qu'en ne peut les tenir. Vous aurez beau vous renfermer, quelques personnes finiront par se glisser chez vous, et vous céderez à leur importunité, peut-être aussi un peu à la fatigue de la solitude. Il n'est pas, grâce au ciel, dans la puissance d'une femme de passer sa jeunesse, son existence entière à pleurer la trahison d'un perfide. Vous finirez par écouter les conseils, les consolations de quelques amis; eh bien, laissez-moi donc les choisir. Songez que des premiers que vous verrez, va dépendre le genre de société que vous aurez le reste de vos jours. Ne vous flattez pas de vous plaire au milieu de gens excellents, mais communs, mais ignorants de tout ce que vous avez vu et su chez cette duchesse qui vous a élevée, chez cet aimable Croixville qui s'est fait votre tuteur, faute de mieux. Non, ma chère amie, vous ne pourriez vous accoutumer à des vertus mal habillées, à des braves gens de mauvais ton. C'est le premier des inconvénients attachés à l'honneur de vivre parmi nous autres gens de cour. On souffre beaucoup de nos défauts, on les hait, on les méprise, mais on ne peut se passer de nos manières; c'est donc encore près de nous où vous avez rencontré votre bourreau, que vous trouverez les amis spirituels qui vous rendront justice, qui vous défendront contre les attaques du monde.

—Je ne l'espère pas.

—Et moi, j'en suis certain, reprit le prince, et je vous supplie d'en faire l'épreuve. Vous ne me soupçonnez pas, je pense, de vouloir ajouter à vos peines, en vous exposant à des hommages trop légers, à des amitiés dédaigneuses; je connais votre fierté, je la respecte, mais je veux qu'elle soit connue par d'autres que par moi… L'évidence est ce qui combat le mieux contre la calomnie; le malheur, qui se cache avec tant de précaution, ressemble au crime; il ne faut ni se montrer, ni se soustraire aux yeux du monde, lorsque nul regard ne peut faire rougir. Allons, suivez mes conseils, et croyez que ce sont ceux d'un père.

En parlant ainsi, le prince serra la main d'Ellénore.

—Disposez de moi, dit-elle, en essuyant ses larmes. C'est bien le moins que je suive vos avis pour prix d'une si douce, d'une si sainte protection!

—Merci, dit le prince, je n'abuserai pas de votre docilité; car vous saurez que votre présence ici n'est plus un mystère pour plusieurs de vos anciennes connaissances et qu'elles me tourmentent chaque jour pour vous les présenter. Mais c'est une faveur que j'accorderai seulement aux plus dignes.

—Je m'en fie à votre sagesse.

—Soyez tranquille, ajouta le prince en riant, je commencerai par les plus vieux et les plus laids. A demain.

XXX

Bruxelles voyait alors arriver en foule les malheureux que leur rang, leur opinion, leurs titres, contraignaient à fuir la France. La plupart, heureux d'abandonner aux révolutionnaires leur fortune pour conserver la vie, supportaient un état voisin de la misère avec tant de philosophie que leur gaieté même n'en était pas altérée. Soutenus par l'espoir d'une restauration que les plus vieux ne devaient pas voir, ils acceptaient le malaise, les privations présentes, comme on se résigne aux mauvais repas des mauvaises auberges, dans un voyage dont le terme est prochain.

C'était à qui ferait la meilleure plaisanterie sur son dénûment, sur les habitudes burlesques qu'il était forcé de substituer à ses habitudes élégantes; la vanité avait changé d'allure. Fatiguée de magnificence, elle se cachait sous les vêtements d'indienne de la duchesse ruinée, et visait à paraître pauvre, comme elle visait autrefois à paraître riche. C'était une fatuité de misère qui faisait d'autant plus ressortir la grandeur déchue. La jolie marquise, réduite à ranger elle-même sa chambre pendant que son unique servante faisait son déjeuner, se vantait de casser toutes les porcelaines qu'elle essuyait; une autre parlait cuisine en se flattant d'y faire des progrès.

Un jeune seigneur de la feue cour de Versailles remerciait son père et sa mère d'avoir torturé son enfance, en lui faisant apprendre de force à jouer du violon: talent dont il commençait à tirer profit, soit en donnant des leçons, soit en faisant sa partie dans les concerts. Enfin, chacun s'amusait du comique de sa situation pour s'étourdir sur ce qu'elle avait de pénible, et puis aussi pour faire mieux remarquer le contraste de son haut rang, de sa naissance, de sa fortune, avec l'humble condition où la révolution française le réduisait.

Au sein de la plus grande gêne, manquant souvent du nécessaire, les émigrés, fidèles au caractère français, bravaient en riant leur détresse. Les hommes, toujours courageux et légers, consacraient leurs matinées à d'insipides travaux, et leurs soirées à la galanterie, guettant les aventures scandaleuses pour les colporter de mansarde en mansarde, comme autrefois de boudoir en boudoir, et s'efforçant d'être les héros du roman émigré qui faisait alors le plus de bruit.

Les femmes, réduites à une simplicité presque misérable, n'en étaient pas moins occupées du soin de paraître jolies. La nécessité avait beau les contraindre à porter une robe d'indienne, des souliers de peau, un fichu sans dentelle, une pelisse grossière telle qu'on en voit sur le dos des bourgeoises qui vont à pied à Bruxelles; cet attirail, plus modeste, ne décourageait pas leur coquetterie innée. La pelisse mal jointe laissait voir un fichu bien plissé; la robe de toile dessinait la taille de manière à déceler ses contours gracieux; le gros soulier faisait ressortir le petit pied, et l'ensemble de la tournure avait une allure si élégante, qu'elle attirait tous les regards. Découvrir sous ces vêtements communs, sous la capote noire, sous la saye de l'ouvrière, une grande dame de la cour de Versailles, était un plaisir qui avait tout le piquant de ceux d'un bal masqué. Se faire admirer, adorer, sans le secours du luxe et de toutes les recherches qui ajoutent tant à l'effet de la beauté, c'était une gloire digne des plus ambitieuses.

L'on en citait alors trois que leurs divers agréments faisaient nommer du nom classique des trois Grâces: c'étaient mesdames de M… de C… et de Cl… Nous omettons leurs titres par égard pour la modestie de la seule des trois qui reste. Celle-là n'était belle que par sa taille et son grand air, peut-être trop insolent pour un si beau nom; madame de C… était la grâce en personne: sa démarche, ses moindres mouvements avaient un charme indicible. C'était un mélange de vivacité, de langueur, d'indifférence, d'agacerie; c'était une distinction naturelle qui prêtait de la noblesse aux actions les plus ordinaires, et complétait l'ensemble le plus ravissant.

Madame de Cl… était fort aimable, surtout pour l'objet de sa préférence. Elle aimait si bien; son dévouement, à la fois si pudique et si passionné, inspirait tant d'intérêt, qu'on pardonnait à la faiblesse de son coeur, en faveur de son peu de dissimulation à la cacher.

Ce trio enchanteur, qui faisait la consolation de l'exil, était alors fort occupé de l'arrivée à Bruxelles d'une princesse d'un grand nom, que nous voilerons sous celui de Waldemar. Cette princesse, plus fraîche que belle, plus dévouée que séduisante, s'était vue contrainte de quitter la France au moment où l'on commençait à traiter de suspect tout ce qui possédait un nom illustre, ou une grande fortune. Habituée depuis longtemps aux hommages des jeunes gens de la cour, plus amoureux de son crédit que de ses charmes, elle s'entourait de tout ce que l'émigration avait de plus élégant. Pour plus de sûreté, elle s'était fait accompagner à Bruxelles par le comte de Savernon, jeune homme, beau, bien fait, distingué par sa naissance, par de rares qualités, et dont l'esprit léger, moqueur, cachait un coeur capable d'un profond attachement.

Ainsi que la plupart des jeunes gens qui débutent dans la carrière de la galanterie, M. de Savernon se livra avec toutes les joies de l'amour-propre aux agaceries d'une grande dame beaucoup plus âgée que lui, et par cela même décidée à l'enchaîner par tous les moyens qui étaient en sa puissance. Un des plus efficaces était bien certainement la faculté que sa fortune lui donnait de réunir chez elle l'élite de l'émigration, et des nobles étrangers empressés à lui rendre hommage; car, si la révolution française enlevait à la princesse de Waldemar la plus grande partie de ses revenus, des fonds placés en Allemagne lui permettaient de vivre, sinon avec opulence, du moins d'une manière convenable, et lui donnaient, de plus, les moyens de secourir ses amis ruinés. Son excellent coeur ne pouvait se passer d'affection, et, comme ces personnes que le besoin d'aimer tourmente, elle se résignait à sacrifier tout pour obtenir un peu, et ne se plaignait jamais du mauvais marché.

Tant qu'un autre amour ne venait pas troubler cette association inégale, c'était une assez douce condition pour celui qui l'avait acceptée; mais, dès que le trop aimé devenait infidèle, les soupçons, les reproches, les querelles la rendaient bientôt insupportable. Une rupture s'en suivait ordinairement, et l'expérience de cette disgrâce humiliante ne sauvait pas la princesse de Waldemar d'y retomber.

Fière de traîner à son char un homme charmant dont les jeunes femmes enviaient les hommages, elle s'efforçait de rendre sa maison agréable pour l'y retenir et lui ôter toute idée d'aller s'amuser ailleurs. Cela lui réussit jusqu'au moment où, s'apercevant des fréquentes absences du prince de P…, elle lui demanda ce qu'il faisait des soirées qu'il lui consacrait autrefois, et quelle était l'heureuse personne qui l'accaparait au point de lui faire délaisser ses amis.

Le prince s'étendit sur le plaisir d'entendre un reproche si flatteur, et balbutia quelques mots évasifs sur les visites qu'il était obligé de faire à une de ses anciennes connaissances, nouvellement arrivée à Bruxelles.

—Ah! vous faites le mystérieux, dit la princesse, eh bien, cela doublera notre curiosité à savoir le nom, la patrie et les dieux de votre belle, car vous êtes encore bien capable d'une charmante folie.

—Vous me flattez, madame, et je voudrais être digne de…

—Tout cela ne répond pas à la question, mon cher prince, interrompit le vieux duc de R…, vous avez sans doute vos raisons pour être discret; moi, qui n'en ai pas, j'apprendrai à la princesse la cause de l'abandon où vous nous laissez depuis quelque temps; c'est tout bonnement à une fort jolie femme qu'il nous sacrifie.

—Son nom?… dites-nous vite son nom! s'écrièrent plusieurs voix ensemble.

—Son nom! voilà justement le difficile, dit le duc.

—Quoi? vous ne le savez pas?

—Si fait, vraiment; mais c'est qu'on n'est pas encore bien décidé sur celui qu'elle a le droit de porter.

—Est-ce qu'elle est réduite à s'en choisir un?

—Pas précisément; mais un de ces mariages de garnison dont les jeunes officiers se rendent trop souvent coupables, l'a forcée à quitter le nom de l'infidèle pour revenir à son nom de famille.

—Je comprends, dit la princesse, c'est une victime volontaire de l'inconstance de quelque joyeux perfide, et le prince s'établit près d'elle en consolateur.

—Pardon, madame, mais vous ne comprenez pas du tout, reprit le prince d'un ton imposant. La femme dont le duc vous parle n'a aucun rapport avec celles qui donnent le droit de les traiter légèrement. Elle a été indignement trompée, il est vrai, mais son malheur, loin de la dégrader, n'a fait que mettre à l'épreuve ses nobles qualités, et que montrer dans tout son jour sa conduite honorable.

—Ah! s'écria-t-on de toutes parts, le bon prince est amoureux! C'en est fait…. le voilà convaincu de la vertu de son héroïne. Oh! sublime effet de la passion!

—Dieu me garde, dit le vieux duc, de blesser un si beau sentiment! Mais vous conviendrez, du moins, que cette jolie personne n'a pas été inventée pour vous, cher prince, et que deux aventures éclatantes vous réduisent à ne l'adorer qu'en troisième. N'importe, c'est toujours un bon lot; et comme elle est ravissante, elle ne vous restera pas sur les bras le jour où votre amour s'en lassera.

—Mon amour! dit le prince avec colère, elle s'en moquerait bien vraiment, si j'étais assez sot pour en avoir, et le vôtre ne serait pas mieux reçu que le mien, ajouta-t-il en s'adressant aux vieux comme aux jeunes gens qui se trouvaient là. Vous riez, mais si vous connaissiez madame Mansley, vous n'en parleriez pas si cavalièrement, et vous verriez bientôt qu'elle mérite plus d'estime que la plupart des femmes qui en médisent.

C'était bien mal défendre la pauvre Ellénore que d'injurier ainsi tant de personnes à propos d'elle. Ce tort, si commun chez les amis plus passionnés que spirituels, eut son effet ordinaire; chacune des femmes présentes expliqua à sa guise la situation étrange d'Ellénore, et cela dans les termes les plus méprisants. Le prince de P… y répondit par des accès de colère qui s'augmentaient d'autant plus qu'ils excitaient les rires. Enfin, la princesse de Waldemar, voyant qu'il était prêt à suffoquer, demanda grâce pour son ancien ami, et porta la conversation sur les événements politiques, dont la gravité était telle alors, qu'ils captivaient trop douloureusement les esprits pour leur permettre de s'en distraire.

Le prince de P… profita de cette transition pour sortir. M. de Savernon le suivit en lui disant qu'il avait partagé son indignation contre les méchants propos de ces dames, et qu'il voudrait bien avoir l'occasion d'assurer madame Mansley de son estime respectueuse.

—S'il ne dépendait que de moi, cette occasion s'offrirait tout de suite; mais, sauf quelques vieux amis qu'elle m'a permis de lui présenter, elle s'obstine à ne recevoir personne.

—Vous voyez que cette rigueur ne mène à rien, et qu'elle ferait mieux d'accueillir ceux qui peuvent la défendre contre la malveillance et la calomnie.

—Je suis de cet avis; car c'est une personne qu'on ne peut pas raconter; il faut la voir pour se faire une idée du respect qu'elle inspire, en dépit de sa situation; et c'est en admettant chez elle des gens comme il faut, capables de la juger, qu'elle redressera l'opinion de ceux qui la condamnent sur les apparences, et fera taire les méchants propos des pécores qui l'envient, mais je la prêche en vain; j'ai beau lui dire qu'à son âge la solitude mène au spleen, elle me répond que c'est une raison de plus pour qu'elle s'y consacre.

—Et votre amitié souffrirait qu'elle mourût de chagrin pour avoir été trompée par un homme sans foi, sans honneur! Ah! ce serait un crime; et si vous l'aimez en véritable père, il faut en exercer la puissance, et la sauver malgré elle de la mort qu'elle désire, et que l'abandon, l'ennui, amèneraient bientôt.

—Vous avez raison, dit le prince, je vais tâcher de la décidera recevoir quelques personnes.

—Je serai du nombre, n'est-ce pas?

—Rien n'est moins sûr… Vous êtes bien jeune… C'est à peine si elle me trouve assez vieux, moi! il est vrai que votre dévouement pour la princesse vous classe parmi les élégants galériens dont parle Fontenelle, et à qui leur chaîne donne du poids. Mais j'ai peur que cette garantie ne paraisse pas suffisante à madame Mansley. N'importe, je parlerai pour vous. Je vanterai votre attachement pour la princesse, votre raison, surtout. N'allez pas me faire mentir!

—Ne craignez rien, reprit M. de Savernon; ce n'est plus le temps des folies: l'exil rend sage. Comptez sur ma soumission à vos avis. Et ils se séparèrent, l'un très-préoccupé du désir de venger Ellénore, l'autre tout à l'espoir de bientôt la connaître.

XXXI

Le prince de P… tint parole à son jeune ami; mais, malgré tout ce qu'il dit à Ellénore pour la déterminer à le recevoir, elle s'obstina dans son refus.

—Enfin, que lui manque-t-il donc, pour être admis chez vous? dit le prince. Il a un ton parfait, un nom qui lui impose la retenue, la gravité même; il a de plus des liens qui ne lui permettent pas de se montrer trop galant. Que lui reprochez-vous?

—Son âge, ses agréments…

—Ah! vous avez peur… de vous?

—Non pas, mais du monde, dont la méchanceté contre moi n'a pas besoin de prétexte.

—Et vous pensez l'adoucir en éloignant de chez vous ceux qui pourraient vous défendre? Beau calcul, vraiment! Licencier ses troupes en temps de guerre, ce n'est pas le moyen de gagner des batailles!

—J'ai renoncé à combattre, vous dis-je. Le repos, voilà ma seule ambition, et, pour y parvenir, je ne veux voir que de vieux amis, dont l'affection ne puisse être calomniée.

—Ah! vous croyez que leurs cheveux blancs feront taire la médisance? Vaine espérance, on vous trouvera un goût bizarre, voilà tout. Demandez plutôt à Lauraguais. Il va venir, puisque vous le trouvez assez vieux, assez peu dangereux pour lui permettre de vous faire sa cour, je suis sûr qu'il sera de mon avis.

En effet, le comte de Lauraguais, qui venait d'apporter à Bruxelles des papiers qu'il espérait sauver du séquestre en les déposant chez sa fille, la duchesse de… s'était empressé de rendre visite à madame Mansley.

Connu par la franchise, l'originalité de son esprit, l'indépendance de ses opinions, M. de Lauraguais était un homme malin, instruit, bon et amusant, ne reculant devant aucune vérité; ce qui le faisait passer pour fou. Il disait, en parlant de lui:

—De ma vie je ne fus ce qu'on appelle quelque chose; né à Versailles, je ne devins point courtisan; ami de d'Alembert et de Diderot, je ne fus point encyclopédiste; honoré d'une épître par Voltaire, je restai son admirateur sans devenir son sectaire; admis au cercle constitutionnel, amant passionné de la liberté, je ne fus point terroriste; émigré par force, je n'ai jamais agi contre la France; écrivant toujours et sur tout, je ne suis pas auteur; amoureux de tous les jolis minois des salons et même des coulisses, je n'ai pas été un libertin; seulement, mon amour pour les sciences, les lettres, les arts, le génie et mon dédain de l'argent, m'ont fait donner le nom de fou: c'est le seul qui me restera.

M. de Lauraguais professait un grand mépris pour les arrêts du grand monde, il prétendait que ce tyran ne vous tenait pas compte des sacrifices qu'on lui faisait, et il combattit de tout son esprit la résolution d'Ellénore.

Le chevalier de Pa… chez qui la laideur tenait lieu de vieillesse, et l'esprit de fortune, joignit aux instances du prince de P… et aux épigrammes de M. de Lauraguais, les raisons les plus persuasives et les plus piquantes pour déterminer Ellénore à recevoir M. de Savernon, tout fut inutile.

Le chevalier de P…, dont la gaieté ingénieuse savait toujours trouver le côté consolant d'un revers, se chargea d'annoncer à M. de Savernon le refus tenace de madame Mansley, et ne manqua pas de lui faire sentir tout ce que ce refus avait de flatteur.

Bientôt le petit salon d'Ellénore devint l'asile des penseurs, des bons causeurs que l'émigration réunissait à Bruxelles. Chacun d'eux, surpris de trouver tant d'instruction, d'idées sérieuses et même politiques, dans la jolie tête d'une si jeune femme, ne craignait pas de traiter devant elle les sujets les plus graves, et l'admettait sans complaisance dans toutes les discussions importantes que soulevaient alors tant d'événements déplorables, de révolutions terrifiantes. Son éloquence à plaider la cause de la liberté, en dépit des horreurs dont elle était alors le prétexte, charmait les plus spirituels, ceux dont la haute intelligence ne confond pas l'effet et le principe, et qu'un mauvais résultat ne rend point infidèles à une bonne cause.

—La liberté, leur disait Ellénore, est comme le feu, terrible, dévastateur, mais indispensable aux besoins de la vie; veut-on l'étouffer? il se venge par l'incendie. Vous qui en êtes à moitié consumés, pansez vos blessures, sans vous flatter d'éteindre à jamais ce soleil moral dont un peuple ne peut plus se passer après s'être réchauffé à ses premiers rayons.

Dans ces conversations quotidiennes, il se disait toujours quelque chose de marquant que les causeurs de madame Mansley s'empressaient de citer dans les autres salons, ce qui donnait aux femmes une occasion de médire d'Ellénore, et inspirait aux hommes le plus vif désir d'être admis à ces réunions intimes dont l'esprit était le seul luxe. Ceux qui en étaient exclus par leurs agréments cherchaient par tous les moyens à mériter une exception, et M. de Savernon, plus irrité que tous du refus positif qu'il avait essuyé, ne pensait qu'à vaincre la résolution d'Ellénore; c'était devenu un défi entre sa curiosité et son amour-propre qui devait nécessairement l'amener à son but.

Un philosophe a dit:

«On arrive à ce qu'on veut en y pensant toujours.»

M. de Savernon, pénétré de la vérité de cet axiome, rêvait sans cesse aux moyens de contraindre madame Mansley à le recevoir, et les plus vulgaires lui paraissant les meilleurs, il commença par s'assurer à prix d'argent l'indiscrétion du valet de chambre belge qu'elle avait pris à son service depuis qu'elle était à Bruxelles. Celui-ci ayant peu de choses à raconter sur l'existence monotone de sa maîtresse, parlait de sa générosité, la première des vertus aux yeux d'un serviteur. Puis, quand le comte le questionnait adroitement sur les sentiments qu'il supposait à madame Mansley, Lapierre affirmait dans toute sa bonne foi qu'il ne lui connaissait d'autre amour que celui qu'elle portait à son enfant, et il citait plusieurs traits de sa faiblesse maternelle, qui prouvaient à quel point cette sainte passion régnait seule dans son coeur.

—C'est donc par là qu'elle est vulnérable, pensa M. de Savernon, mais comment l'attaquer? Comment me rendre utile à cet enfant, objet des soins les plus tendres, les plus éclairés, comment le rendre complice de mes projets?…

Et se répétant sans cesse ces questions, Albert de Savernon se rendait chaque matin au Parc, dans l'allée où le petit Frédérik conduit par sa bonne, venait souvent jouer et prendre l'air. Déjà, plusieurs fois, il s'était associé à ses jeux, soit en rattachant le harnais de son cheval de bois, soit en décrochant la balle que Frédérik lançait de toutes ses forces sur les arbres, et qui s'y nichait si bien, qu'il fallait un bras d'homme pour l'en retirer. A toutes ces coquetteries, Albert avait eu l'imprudence de joindre le don de quelques joujoux qui avaient excité une trop vive joie à Frédérik pour qu'il n'en parlât point à sa mère. Il y avait entre autres un petit oiseau chantant par l'effet d'une mécanique, semblable à celle d'une boîte à musique, qui lui causait des transports inimaginables; aussi ne manqua-t-il pas de montrer l'oiseau chanteur à sa mère. Elle voulut savoir qui lui avait donné ce joujou de luxe, trop précieux, disait-elle, pour un enfant de son âge.

—C'est un beau monsieur, dit Frédérik.

Et sa mère, devinant qu'elle n'en apprendrait pas davantage de lui, questionna sa bonne.

—C'est en effet, répondit mademoiselle Rosalie, un beau monsieur, que nous rencontrons presque tous les jours au Parc, à l'heure où madame m'envoie y promener le petit, il a l'air d'aimer beaucoup les enfants, et il trouve Frédérik si gentil qu'il ne passe jamais près de lui sans lui dire: «Bonjour, petit ange,» et sans le caresser; comme il l'a vu pleurer l'autre jour après avoir cassé un de ses joujoux, ce monsieur est venu lui donner des bonbons pour le consoler; puis il lui a promis de lui apporter un joujou pour remplacer l'autre.

—Il ne fallait pas l'accepter, dit Ellénore.

—Ah! madame, un joujou! j'ai pensé que cela n'avait pas de conséquence; et puis, quand une fois ce joli petit bouvreuil a été dans les mains de Frédérik, et qu'il l'a entendu chanter, il aurait été bien impossible de le lui ôter, je vous jure, il aurait fait de beaux cris, vraiment!…

—N'importe, je vous ai déjà dit d'éviter les rencontres, les conversations avec les personnes que vous ne connaissez pas; celle-ci a beau être fort innocente, je ne veux pas qu'elle recommence; lorsque je ne pourrai pas accompagner Frédérik à la promenade, vous le conduirez sous les allées qui bordent le canal; là, il y a moins de monde, et l'enfant jouera tout à son aise.

En conséquence de cet ordre, M. de Savernon perdit pendant quelques jours la trace de Frédérik, mais instruit par Lapierre des nouvelles mesures prises pour éviter sa rencontre, il monta à cheval pour se rendre au château Lacken, et pour revenir en suivant la pelouse qui borde le canal; là, un événement fort vulgaire, et qu'il aurait eu honte de provoquer ou d'imaginer, vint lui offrir l'occasion qu'il cherchait depuis si longtemps.

Mademoiselle Rosalie était une très-honnête fille, d'autant plus sage qu'elle était fort amoureuse d'un certain cousin qui devait l'épouser à son retour de l'armée; mais, comme Rosalie avait un joli visage et toute l'élégance de son état, c'est-à-dire une tenue fort propre, elle faisait des passions. Un jeune, grand et gros brasseur du voisinage en était épris au point de vouloir en faire sa femme, sorte d'honneur dont il s'exagérait tellement la puissance qu'il ne croyait pas qu'on pût le dédaigner; mais l'amour qui fait refuser une couronne rendit Rosalie insensible aux offres du brasseur, et il en fut vivement courroucé.

Dans son état normal, comme on dit aujourd'hui, le courroux du brasseur s'exhalait en injures, en menaces; mais quand trois verres de schnick avaient animé son cerveau, il était capable des excès les plus condamnables.

Il revenait de livrer plusieurs tonnes de bière à un cabaretier des environs de Lacken, lorsqu'il rencontra Rosalie tenant Frédérik par la main, et l'aidant à cueillir des marguerites pour en faire un bouquet. L'occasion était belle; la tête du brasseur Stephens, déjà troublée par les liqueurs bues en l'honneur du marché qu'il venait de conclure, il conçoit l'idée de tenter une dernière fois de séduire Rosalie; mais à ce projet, qui ne pouvait lui attirer qu'un nouveau refus, en succède un autre tout de vengeance.

—Ah! pécore, s'écria-t-il, c'est parce que tu as une bonne place que tu fais la fière; mais tu ne l'auras pas longtemps, va, je vais houspiller ton marmot de manière à ce que l'on ne te le donnera plus à garder, et si tu bronches, je vous flanque tous deux dans le canal.

En parlant ainsi, Stephens avait allongé un si vigoureux coup de poing sur l'épaule de la pauvre Rosalie, qu'elle en était tombée à la renverse. L'enfant qu'elle tenait dans ses bras l'avait suivie dans sa chute; Stephens, égaré, furieux, s'en empare, et s'apprête à le frapper, peut-être même à le lancer dans le canal, lorsqu'un bras ferme lui arrache l'enfant.

—Misérable, crie M. de Savernon en armant un pistolet qu'il portait sur lui dans ces temps de trouble, sauve-toi ou je te tue.

La vue de cette arme dégrise Stephens, il court vers sa voiture, monte sur un de ses chevaux et les met au galop en disant:

—C'est égal, elle se souviendra de moi.

En effet, la pauvre Rosalie, en tombant si brusquement, s'était cassée la clavicule. Ses cris et ceux de Frédérik attirèrent quelques paysans qui aidèrent M. de Savernon à la transporter près de là, dans une petite auberge, où il la confia aux soins de la maîtresse en les payant d'avance généreusement. Il eût été plus simple de transporter tout de suite Rosalie chez madame Mansley; mais Albert préférait ramener seul l'enfant chez sa mère. Ce n'est pas qu'il voulût lui imposer l'obligation de le recevoir, car il était bien décidé à remettre l'enfant à Lapierre, après lui avoir raconté comment il avait été assez heureux pour le sauver de la fureur d'un fou, et dans quel état il avait laissé la bonne de Frédérik; mais il voulait qu'on lui sût gré de sa discrétion.

Tout se passa comme il l'avait imaginé. Madame Mansley, en revoyant son enfant, les yeux encore gonflés de larmes, et amené dans sa chambre par Lapierre, devina qu'il était arrivé quelque accident à sa bonne; et le récit du danger qu'avait couru Frédérik lui causa un tremblement nerveux qui ne s'apaisa qu'après avoir pleuré.

D'abord, elle s'emporta contre Rosalie, qu'elle accusa d'intrigue avec le brasseur; puis, ramenée à la pitié par les assurances de Lapierre, qui répétait avec raison que la pauvre fille était innocente, et que la colère du brasseur le prouvait assez. Ellénore envoya chercher une voiture pour se rendre près de Rosalie, pour ordonner tout ce que son état exigeait et savoir d'elle à qui elles devaient toutes deux tant de reconnaissance.

Frédérik, terrifié par le brasseur, ne voulait plus quitter sa mère, elle l'emmena; lorsqu'ils descendirent à la porte de la petite auberge, Frédérik quitta la main d'Ellénore, courut vers un monsieur qui le prit dans ses bras, et lui rendit ses caresses de l'air le plus joyeux.

La mère de Frédérik rougit en devinant que le sauveur de son enfant était M. de Savernon.

Voir l'être qu'on aime le plus, chérir, caresser une personne que l'on n'a jamais rencontrée, c'est déjà la connaître. Aussi Ellénore éprouvait-elle un embarras extrême dans le choix des mots qu'elle voulait adresser à M. de Savernon, pour lui témoigner sa reconnaissance. Les phrases banales de remercîments obligés lui semblaient trop faibles pour exprimer le sentiment dont elle était pénétrée, et une crainte inexplicable retenait l'élan de son coeur maternel; cette émotion, à la fois tendre et pénible, la rendait si belle, que M. de Savernon n'avait garde de la calmer par une de ces politesses insignifiantes qui auraient rendu à madame Mansley toute sa présence d'esprit. Il se contenta de la saluer respectueusement, après s'être dégagé des petits bras de Frédérik et l'avoir posé à terre.

Le chirurgien, qu'il venait d'amener pour remettre la fracture de la pauvre blessée, mit fin à cet embarras réciproque, en prenant la parole pour rassurer longuement la maîtresse de Rosalie sur son état; il prétendait qu'on pourrait la transporter dès le lendemain chez madame Mansley, où elle serait mieux soignée que dans l'auberge.

—Elle mérite d'autant plus la protection de madame, qu'elle ne s'est attirée d'aucune manière le malheur qui la frappe, dit M. de Savernon, empressé de justifier la jeune fille, à laquelle il devait le bonheur de voir Ellénore.

—Vous voulez qu'elle aussi rende grâce à votre bonté, monsieur, dit madame Mansley, avec un sourire ineffable. Quant à Frédérik, il me semble que je n'ai pas besoin de lui apprendre à vous aimer.

—Il est vrai que nous sommes de vieux amis, reprit Albert en embrassant
Frédérik.

—J'espère que vous continuerez cette bonne amitié, monsieur, et qu'en grandissant il s'en rendra digne. Je sais déjà, grâce à vous, qu'il n'est point ingrat, car il ne touche jamais aux joujoux que vous lui avez donnés sans parler de vous, sans vous adresser des remercîments, comme si vous pouviez l'entendre; aussi est-ce lui qui m'aidera à vous exprimer toute ma reconnaissance.

La réponse à ces mots obligeants n'était pas difficile; mais M. de Savernon était si ému, si préoccupé de cacher son émotion, qu'il ne put articuler que des phrases banales, des paroles sans suite; il n'osa pas même solliciter de madame Mansley la permission de se présenter chez elle, et pourtant Frédérik le tirait par le bras, en lui disant:

—Viens donc avec nous, viens à la maison; tu verras mon beau cheval et ma petite charrette.

—Et de plus, une mère qui n'oubliera jamais ce que vous avez fait pour son enfant, ajouta Ellénore, comme contrainte à cette politesse par la franche invitation du petit Frédérik.

A ces mots, Albert s'inclina respectueusement et se garda bien de lever les yeux sur Ellénore, dans la peur d'y laisser lire sa joie; il fit un effort sur lui-même et surmonta le tremblement qui le saisit en prenant la main de madame Mansley pour la conduire jusqu'à sa voiture. Enfin il s'étudia si bien à la rassurer par une froideur apparente, qu'elle perdit toute idée du danger qu'il y avait pour elle à le recevoir.

XXXII

Le prince de P… revint le même jour de Bruges, où il avait été voir un grand personnage. Sa première visite fut pour la princesse de Waldemar, la seconde pour Ellénore; il ignorait le péril qu'avait couru le petit Frédérik, et la présence de plusieurs personnes qu'il trouva le soir chez madame Mansley empêcha celle-ci de lui en parler; elle craignait à ce sujet les plaisanteries du chevalier de Pa…, et ne se sentait pas l'aplomb nécessaire pour braver un moment d'embarras. Mais ce qu'elle évitait d'un côté lui arriva d'un autre, et elle se sentit fort troublée en entendant le prince de P… se récrier sur le changement d'humeur qui s'était opéré chez M. de Savernon depuis qu'il l'avait quitté.

—Je l'ai laissé, dit-il, blâmant tout, déplorant avec raison tout ce qui se passe, et s'étonnant qu'on pût se distraire un instant des malheurs qui accablent nous et notre pays. Et je le trouve aujourd'hui gai, plein d'espoir, et prédisant la fin prochaine de l'atroce révolution, qui nous ruine, les succès de l'armée de Condé, et notre prochaine rentrée en France; pourtant les nouvelles de Paris sont affreuses. On s'apprête à juger le roi; Dieu sait quel sort on lui réserve! Jamais nous n'avons eu plus de sujets d'affliction. En vérité je crois qu'Albert a perdu la tête. La princesse de Waldemar surprise, comme moi, de la manière dont il déraisonnait pour nous prouver que nous avions tort d'être malheureux, lui a demandé la cause de ce changement subit dans ses idées. La question a semblé l'embarrasser, et la princesse a paru de son côté fort mécontente de la réponse.

—Elle eût été plus indulgente, dit le chevalier de Pa…, si elle avait cru être pour quelque chose dans la gaieté du comte; mais cette bonne humeur ne venait pas d'elle bien sûrement, et je crois qu'elle avait raison de s'en alarmer.

Pendant que tout cela se disait, Ellénore était au supplice, et pourtant elle n'avait pas la présomption de se croire la seule cause de la joie mal dissimulée qu'on reprochait à M. de Savernon. Mais il y a dans la vérité quelque chose qui agit en dépit de tous les scrupules de la modestie; et elle rougit si visiblement de la réflexion faite par M. de Pa…, que ce dernier sourit avec malice, et se félicita d'avoir à observer les progrès d'un sentiment qui allait sans doute jeter le trouble dans la société de la princesse. Une aventure amoureuse ou scandaleuse était une diversion fort amusante au milieu des ennuis et de la misère de l'émigration. L'esprit moqueur du chevalier de Pa… s'en réjouissait comme d'un bon spectacle.

—Je suis, disait-il, comme ce pauvre diable à qui Grosset donnait un billet d'auteur, au lieu d'argent pour payer son dîner, et qui s'en contentait; j'oublie que j'ai faim en voyant une bonne comédie.

Ce mot avait d'autant plus de force dans la bouche du chevalier, qu'il a laissé la réputation d'un gourmand d'élite.

Le lendemain, M. de Savernon se présenta chez madame Mansley pour s'informer de l'état de Rosalie, qui y avait été transportée le matin même; c'était l'heure où l'on reçoit quelques visites avant le dîner. Le valet de chambre le fit passer dans un salon et alla prévenir sa maîtresse, malgré les instances de M. de Savernon pour empêcher qu'on ne la dérangeât; elle s'empressa de venir le recevoir, ce ne fut pas sans quelque trouble, car elle se rappelait les paroles du prince de P… et elle concevait un pressentiment alarmant.

M. de Savernon aborda Ellénore avec un respect et un sérieux qui la rendirent plus confiante: il parut tout occupé des souffrances de la pauvre blessée et prédit qu'elles cesseraient bientôt, car il l'avait mise entre les mains du plus habile chirurgien de Bruxelles. Puis vint l'éloge du docteur. On passa de là au récit des malheurs de la France, à ce qu'on redoutait pour son avenir; tous les intérêts furent traités, excepté celui qui avait amené Albert. Que de visites se passent ainsi à tout dire, excepté ce qu'on pense!

Malgré le silence gardé par Ellénore et M. de Savernon sur l'accident de Rosalie, la reconnaissance de celle-ci et le bavardage de ses camarades eurent bientôt appris à tous les voisins comment un beau monsieur était venu au secours du petit Frédérik et de sa bonne. L'histoire se répéta, se commenta, et arriva bientôt des domestiques aux maîtres. Dès que le prince de P… la sut, il vint gronder Ellénore de ne lui en avoir pas parlé, et lui dire qu'il amènerait le soir même M. de Savernon qu'elle ne pouvait plus se dispenser de recevoir.

—Je l'ai déjà remercié, répondit Ellénore en baissant les yeux.

—Je pense que vous n'avez pas manqué à lui rendre grâce d'avoir sauvé la vie de votre enfant, car à la façon dont y allait le brasseur, il l'aurait jeté dans le canal; mais des remercîments ordinaires ne suffisent pas pour un tel service; du moins est-ce chez vous qu'il doit les entendre.

—Mais il y est venu, vous dis-je, reprit Ellénore avec impatience.

—Quoi! Albert a été reçu par vous ici, après le refus que vous aviez fait?

—Sans doute.

—Et vous ne m'en avez rien dit?…

—J'ai pensé que vous n'en seriez point étonné en apprenant ce que je lui dois, et que lui-même étant trop généreux pour mettre un prix à l'important service qu'il m'a rendu, respecterait ma résolution de vivre loin du monde, loin des jeunes gens qui en font l'agrément.

—Ah! il est déjà venu ici! et le coquin ne m'a rien dit, s'écria le prince d'un air qui voulait être fin, cela me donne à penser.

—Quoi de plus naturel? M. de Savernon sait bien que je n'oublierai jamais les obligations que son dévouement pour mon fils m'a fait contracter, et il a trop de délicatesse pour s'en faire un droit à violer ma résolution.

—Belle duperie vraiment! J'espère bien qu'il n'est pas assez sot pour seconder ce beau projet de vous laisser mourir d'ennui, je le forcerai à m'accompagner ici demain au soir.

En ce moment, on annonça le chevalier de Pa… et le comte de Lauraguais. On ne parla que de la colère jalouse de l'Orosmane brasseur, dont le gentil Frédérik avait failli être victime, on envia à M. de Savernon le bonheur de l'avoir sauvé, et l'on plaisanta sur la récompense qui devait payer un tel service.

—En vérité, ce ne serait pas trop d'un peu d'amour, dit le chevalier.

—Dites donc d'une grande passion, s'écria M. de Lauraguais; pour qui fera-t-on une folie si ce n'est pour un jeune homme charmant, qui sauve ce qu'une femme a de plus cher au monde?

—Et qui, de plus, est l'amant d'une autre, ajouta le chevalier en souriant.

—Voilà justement ce qui me rend ingrate envers M. de Savernon, impolie, interrompit Ellénore, car si mes amis plaisantent ainsi sur un événement qui devrait simplement les intéresser, que dois-je attendre des gens qui ne me connaissent point, ce qui ne les empêche pas de me juger fort mal.

—Ah! vraiment, pensez-vous refaire les gens du monde, dit M. Lauraguais; les contraindre à prendre ces sortes de choses au sérieux quand vous les voyez chaque jour s'évertuer en plaisanteries, en jeux de mots sur les révolutions les plus sinistres, les crimes les plus atroces. On ne s'aborde jamais sans se demander: «Savez-vous le bon mot de M. de Rivarol ou de madame de C… sur les derniers événements de Paris? C'est ravissant.» Et l'on vous débite une moquerie fort spirituelle dont il faut rire aux éclats, sous peine de passer pour imbécile. En vérité, si quelques braves ne se battaient pas, ne se faisaient pas tuer pour la bonne cause, on aurait une pauvre idée de leur dévouement à la monarchie. La soutenir par des quolibets!

—Que voulez-vous, dit le chevalier, c'est une manière comme une autre, on ne change pas si subitement l'esprit d'une nation. Songez donc que depuis M. de Maurepas, la France s'est gouvernée à coups de chansons, d'épigrammes rimées; et qu'elle a peine à en perdre l'habitude; mais soyez tranquilles, messieurs les jacobins la rendront plus grave.

»En France, disait Saint-Evremond, la mort seule brave le ridicule.

»Eh bien, la terreur et la mort se chargent, à ce qu'il paraît, de rendre les pauvres Français à la raison. Hélas! nous vivrons peut-être encore assez pour les voir sérieux et tristes!

Cette réflexion ayant fourni à Ellénore plusieurs prédictions funestes sur ce qui résulterait de l'inexplicable résignation des Parisiens à subir le joug du comité terroriste qui commençait à régner, la conversation se continua sur ces douloureux intérêts; il ne fut plus question de M. de Savernon, ce qui ne détourna point le prince de P… du projet de l'amener chez madame Mansley dès le lendemain.

En agissant ainsi, le prince n'avait pas l'intention de vouloir distraire Ellénore d'un amour trahi, par ce qu'on appelle dans le monde une liaison de coeur, une amusante coquetterie; il la connaissait incapable de sentiments légers, et désirait seulement composer sa société de personnes assez spirituelles pour la comprendre. Il lui semblait impossible de la connaître sans l'estimer et partant sans le faire estimer: en la forçant à admettre un causeur de plus dans son petit salon, il pensait à se faire un second pour la défendre lorsqu'on l'attaquerait chez la princesse de Waldemar; sorte de plaisir auquel on se livrait souvent, en dépit des airs dédaigneux que prenaient les jolies médisantes et qui s'accordaient mal avec la satire acharnée de tout ce qu'on prétendait avoir été dit ou fait par madame Mansley.

La bonté du prince l'emportait de beaucoup sur son adresse, cette circonstance le prouva; il n'eut pas de peine à déterminer M. de Savernon à l'accompagner chez Ellénore; mais il entoura la présentation d'Albert dans la société de madame Mansley de tant de précautions, de mystères inutiles, qu'il la fit remarquer des gens qui ne s'en seraient pas aperçus, tant cette démarche leur importait peu.

M. de Savernon avait un de ces caractères qu'on ne voit jamais dans les romans, mais assez souvent dans le monde. Incapable de mélancolie, il ressentait les grandes douleurs avec courage, et les peines ordinaires excitait simplement sa mauvaise humeur. Gai, railleur, il était dévoué aux amis dont il se moquait; sa légèreté en parlant d'amour cachait merveilleusement la constance, la profondeur de ses sentiments, et son obstination à les faire accepter. En le voyant si libre d'esprit, si naturellement enjoué, si simple dans ses manières avec elle, Ellénore perdit bientôt la crainte que les soins d'Albert, ses coquetteries pour Frédérik, lui avaient fait un moment concevoir.

—La retraite où je vis, pensa-t-elle, les méchants propos que la société tient sur mon compte l'avaient sans doute encouragé à s'établir en soupirant près de moi; en me connaissant mieux, il a jugé que cette attitude ne serait pas convenable et me forcerait à cesser de le voir; il a préféré m'honorer par une franche amitié que de m'insulter par une coquetterie trop confiante. Je lui en sais bon gré. Sa gaieté me distrait, il amuse mes amis, ce qui me répond de leur constance, et je me trouve à mon aise avec lui, comme avec un frère.

Dans cette sécurité, Ellénore laissait venir Albert passer chaque jour une partie de la soirée chez elle; elle exigeait seulement qu'il ne vînt qu'après le thé servi chez la princesse de Waldemar, heure à laquelle on y faisait ordinairement de la musique. Albert n'était pas, à beaucoup près, aussi mélomane que sa noble amie, et il s'esquivait avec joie pendant le concert d'amateurs pour aller se mêler aux bons causeurs d'Ellénore.

Les discussions avaient un grand attrait pour lui, et il les excitait avec une adresse que tout secondait; car, à cette époque, les sujets les plus différents s'y prêtaient également. Les moeurs, les livres, la philosophie, le théâtre, la jurisprudence, les sciences elles-mêmes; on accusait de tout la révolution française, et chacun prétendait connaître le véritable père de cette furie sanglante. Ellénore seule la disait fille du Temps, et osait prédire qu'après de grands malheurs, elle laisserait de grands bienfaits. Maintenant, cette idée est devenue très-commune. Mais c'était la plus hardie qu'on pût lancer pendant le règne de la Terreur.

Il fallait toute l'éloquence d'Ellénore pour la soutenir et la défendre contre ceux que cette révolution exilait et ruinait. Il fallait plus encore; elle ne pouvait se faire pardonner d'en espérer pour l'avenir qu'en se dépouillant elle-même pour venir au secours des nombreuses victimes de la cause qu'elle plaidait; mais sa générosité muette envers de nobles malheureux la rendait chère à ceux-là même qui blâmaient ses opinions. Madame de Staël avait déjà donné l'exemple des habitudes aristocratiques unies aux opinions les plus libérales; mais dans le temps où elle avait écrit en faveur de la liberté, on ne s'était point encore servi de cet étendard sacré pour mener à la mort l'élite de la nation française. Il fallait un courage des temps antiques pour rester fidèles à un culte dont les desservants faisaient horreur. Ces deux femmes l'ont eu, ce courage héroïque, et quoique séparées l'une et l'autre par tout ce que la société, le hasard des circonstances peuvent réunir d'obstacles entre deux personnes dont les amis ont été souvent les mêmes, elles n'ont cessé de prêcher, chacune de son côté, avec enthousiasme et dans le plus beau langage, la religion politique qui soumet aujourd'hui les nations éclairées.

M. de Savernon était du petit nombre d'hommes qui permettent la supériorité aux femmes, pourvu qu'elle soit accompagnée de bonté dans les sentiments et de simplicité dans les manières. Les victoires qu'Ellénore remportait journellement contre ses spirituels amis sur les sujets les plus graves, excitaient son admiration. Sa conversation était quelque chose de si différent du joli gazouillement des autres femmes, qu'Albert commettait souvent l'imprudence d'en parler devant elles. Alors une nuée d'épigrammes tombait sur lui et sur son engouement aveugle pour la ci-devant maîtresse du lord Rosmond. On l'accablait de questions ironiques sur le progrès qu'il faisait dans le coeur de la belle délaissée; la princesse de Waldemar elle-même, affectait de traiter en riant la prédilection d'Albert pour madame Mansley, et lui demandait d'un ton qui voulait être dédaigneux, si réellement il la trouvait plus jolie que la dernière danseuse française qui venait de débuter au théâtre de Bruxelles. Et toutes ces méchancetés injustes, insolentes, n'excitaient pas seulement l'indignation d'Albert, elles lui inspiraient la ferme résolution de protéger Ellénore contre une malveillance si peu méritée. C'est ainsi que dans une âme noble on fait d'un simple attachement un point d'honneur, et d'un désir coquet une véritable passion.

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