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Ellénore, Volume I

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XXXIII

Ellénore, toujours de bonne foi avec elle-même comme avec les autres, s'avoua bientôt que la préférence gracieuse de M. de Savernon tournait à un sentiment sérieux. Les conséquences fâcheuses qui en pouvaient résulter apparurent toutes à son esprit. Elle résolut de s'y soustraire au prix des sacrifices les plus pénibles. Mais avant d'en venir à éloigner M. de Savernon complétement de chez elle, Ellénore tenta de l'amener peu à peu à y être reçu moins souvent. Elle imagina de faire plusieurs petits voyages dans les environs de Bruxelles, à Malines, à Anvers, à Bruges. C'était pour voir, disait-elle, les monuments gothiques, les beaux tableaux que renferment ces différentes villes. Et tout aussitôt, M. de Savernon se trouvait dévoré du désir de voir aussi toutes ces curiosités. Le prince de P… était forcé de lui rappeler que la princesse de Waldemar serait désolée d'être privée de sa présence pendant des semaines entières, et de le savoir auprès d'une femme dont elle était déjà jalouse, considération qui n'avait pas grand effet sur la raison d'Albert. Alors le prince lui représentait le tort qu'il ferait à Ellénore en confirmant les bruits qui se répandaient déjà sur son amour pour elle.

—Je sais bien qu'ils sont exagérés, et que vous n'avez pas envie d'ajouter au malheur de cette charmante personne en lui attirant la haine d'une rivale qui ne l'épargnerait pas, disait le prince avec sa bonhomie ordinaire; mais les gens du monde jugent si mal cette chère Ellénore, qu'elle doit éviter toute occasion d'exciter leur malice. Ainsi, faites à sa tranquillité le sacrifice que vous n'auriez peut-être pas le courage de faire à l'amour de la princesse. Nous vous en saurons bon gré; moi particulièrement, qui me reproche souvent de lui avoir amené un ennemi aussi dangereux que vous.

—Dangereux! répéta M. de Savernon, elle s'inquiète bien peu de moi, je vous jure, et ne se doute même pas des sots propos qu'on tient sur nous deux; mais puisque vous pensez que c'est les encourager que de la suivre, je resterai ici. Par grâce, vous qui avez le bonheur de l'accompagner, faites qu'elle ne soit pas longtemps absente, et écrivez-moi tous les soirs ce que vous aurez fait dans la journée, car je vais m'ennuyer à périr.

—Voulez-vous bien vous taire! si l'on vous entendait, vous seriez aussi maltraité d'un côté que de l'autre. Allons, faites comme il y a deux mois; vous saviez bien employer votre temps avant de connaître madame Mansley; reprenez vos habitudes mondaines; les petites coquetteries avec nos nobles dames, que, soit dit sans vous offenser, vous ne vous refusiez pas, malgré la mauvaise humeur qu'en témoignait la princesse; enfin, restez l'homme le plus agréable, le plus aimé de notre société de réfugiés, et laissez Ellénore aux soins de ses vieux amis.

Albert ne répondit rien et parut céder aux conseils du prince.

Il apprit un soir, par Frédérik, qu'il partait le lendemain avec sa mère pour aller voir des belles choses.

—Tu viendras aussi, ajouta l'enfant; nous irons chercher des gâteaux en voiture.

—Je ne demanderais pas mieux, dit Albert, en regardant madame Mansley.

—M. de Savernon a affaire ici, interrompit vivement Ellénore; c'est toi qui lui apporteras des gâteaux de Bruges et des coquillages d'Ostende.

—Quoi vous irez aussi à Ostende? s'écria Albert avec dépit; vous allez donc faire le tour du monde?

—Pas précisément, reprit Ellénore en riant, mais j'ai besoin de changer d'air, à ce qu'assure mon docteur, et je vais essayer de celui de la mer.

—Il est très-mauvais pour les poitrines délicates.

—Moi, je compte sur le mouvement, la distraction du voyage, dit le prince; sauf quelques promenades à cheval, madame mène ici une vie trop recluse; elle n'a plus ni sommeil ni appétit; nous allons courir après l'un et l'autre, et nous vous la ramènerons bien portante.

—Quand cela? demanda Albert.

—Quand elle sera fatiguée du voyage et de nous.

—Ah! faites que ce soit bientôt, madame; pensez un peu à ceux que vous laissez ici, et qui vont passer des journées insipides.

—Il a parbleu raison, dit M. de Lauraguais; où voulez-vous que nous retrouvions ces bonnes causeries, ces disputes, même, qui nous forcent chaque soir à employer ce que le bon Dieu nous a donné de raison et d'esprit? Est-ce parmi des gens, très-comme il faut, sans doute, mais qui ne savent que rabâcher sur leur malheur, ou l'oublier pour des intérêts misérables, que nous trouverons à échanger nos idées, à tirer des espérances du sein des événements que nous déplorons tous? Non, il faudra subir le babil moqueur, ou la rage insensée de nos camarades d'infortune, et cela n'est ni utile, ni amusant; revenez donc bien vite.

—Sinon, nous irons vous chercher, interrompit M. de Savernon.

—Oui, pour alimenter les méchants propos dont on m'accable; ce serait bien peu charitable, dit Ellénore en regardant Albert.

Et il baissa les yeux, confus de s'être attiré un reproche dont il ne pouvait se dissimuler la justice. Il garda le silence le reste de la soirée et ne le rompit pas même au moment des adieux. Il aurait cru profaner ses regrets en mêlant quelques mots aux phrases plus ou moins sincères des amis qu'allait quitter Ellénore, et ne craignit pas de lui paraître impoli. Il avait trop la conscience de la peine qu'il éprouvait, pour ne pas se flatter d'être deviné. Les sentiments vrais ont cela de bon qu'on n'est pas obligé d'en faire l'aveu.

Le chevalier de Pa… brûlait d'accompagner Ellénore dans le voyage d'agrément qu'elle allait entreprendre; il en parla au prince qui lui en obtint sans peine la permission. Tous trois partirent avec le petit Frédérik dont la gaieté enfantine charma les fatigues de la route. Après s'être arrêtés dans toutes les villes dont les églises et les tableaux méritaient cet honneur, ils se rendirent à Anvers, dans cette belle patrie de Rubens qu'il dota de ses chefs-d'oeuvre. Impatients de les admirer, ils voulurent commencer par visiter la cathédrale; mais leur cicérone flamand ne le permit pas, il leur fallut arriver par degrés au sommet de l'admiration: on ne leur fit pas grâce du plus petit cadre, et même devant la fameuse descente de croix de Rubens, il leur fallut voir, l'un après l'autre, chacun des battants qui recouvrent le tableau et représentent les beaux portraits chers à un grand peintre, avant d'obtenir qu'on tirât le rideau, dernier obstacle apporté à la curiosité des amateurs.

Ellénore et ses deux amis se livraient à leur enthousiasme pour cette belle tragédie coloriée, ils se communiquaient leurs réflexions admiratrices sur ce chef-d'oeuvre, lorsqu'ils furent interrompus par les voix de plusieurs personnes qui entraient dans la chapelle. Une d'elles s'écria:

—Eh vraiment, je ne me trompe pas, c'est le prince de P… et le chevalier de Pa…

—Vous ici, madame, dit le prince en se retournant; et par quel hasard?

—Mais, par la même raison que vous, je pense, pour venir admirer ces tableaux. M. de Savernon nous a tant répété que nous ne pouvions rester si près de tant de belles choses sans les connaître, que madame de C… et moi nous nous sommes décidées subitement à venir les voir. Mais avec qui êtes-vous là? ajouta la princesse de Waldemar, en apercevant madame Mansley, qui, les yeux fixés sur le tableau de Rubens, en paraissait uniquement occupée.

—Avec madame Mansley, répondit courageusement le prince.

—Comment dites-vous? reprit la princesse en se troublant.

—Avec madame Mansley, vous dis-je, il n'y a rien là de fort étonnant.

—Avec cette maîtresse de Rosmond? cette Irlandaise qu'il a laissée là pour se marier?…

—Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua le prince avec humeur; je suis l'ami de madame Mansley et je n'aime pas à entendre mal parler des gens que j'aime.

En finissant ces mots, le prince salua madame de Waldemar et vint rejoindre Ellénore au moment où M. de Savernon s'avançait vers elle très-timidement, et s'informait des nouvelles de sa santé du ton dont on demande pardon. Ellénore lui répondit par un salut très-froid, et prenant le bras que lui offrait le prince:

—Sortons, dit-elle.

—Non pas, s'il vous plaît, reprit-il, nous sommes ici dans la maison de
Dieu, et vous avez, plus qu'une autre, le droit d'y rester.

—Mais je souffre un peu, je désire rentrer…

—Pour leur donner le plaisir de croire qu'ils nous chassent; que nous ne pouvons braver leurs airs insolents? Ce serait trop les divertir, vraiment!

—N'importe, cette rencontre m'est pénible. Sans la présence de M. de Savernon, j'y aurais été fort indifférente; mais vous comprenez ce que cette présence y ajoute d'embarrassant. Par grâce, consentez à me laisser partir.

Pendant ce court dialogue, la princesse feignait d'étouffer des rires que la sainteté du lieu ne permettait pas de faire éclater. Elle s'était emparée du chevalier de Pa… et l'accablait de questions sur le voyage romanesque de la belle abandonnée. Il y répondait par des plaisanteries mordantes qui avaient le double inconvénient de mal défendre Ellénore et d'attaquer les ridicules de ses ennemis. Puis il laissait entendre que la jalousie pouvait seule inspirer tant de malveillance contre Ellénore, et sa malice ajoutait qu'on avait raison de craindre sa séduction, car on ne pouvait la voir sans l'adorer. Il entamait une autre phrase à l'appui de celle-ci, lorsqu'il vit madame Mansley et le prince franchir la grille de la chapelle; alors, s'interrompant tout à coup, il courut les rejoindre, et bientôt après la calèche qui les avait amenés les ramena à l'hôtel des Trois-Rois.

XXXIV

Le premier soin d'Ellénore, en revenant à son auberge, fut de s'informer si la princesse de Waldemar et sa société n'y étaient pas descendues, car elle était bien décidée à en sortir aussitôt, si le voisinage la condamnait à rencontrer sans cesse la princesse, et surtout M. de Savernon; mais celui-ci ayant prévu la résolution d'Ellénore, avait engagé son amie à descendre aux Armes de l'Empereur.

—N'importe, dit Ellénore, voilà tout l'agrément de mon voyage détruit; et si j'étais seule, je retournerais sur-le-champ à Bruxelles.

—Sans avoir vu ce qui nous reste à voir ici? s'écria M. de Pa… Ah! vous n'y pensez pas!

—Heureusement, dit le prince de P…, qu'elle ne peut raisonnablement nous laisser là, pour s'en aller toute seule, car elle serait assez folle pour céder la place à ces dames; comme si la ville d'Anvers n'était pas assez grande pour les contenir ensemble; mais je veux savoir quel malin esprit leur a inspiré l'idée de venir ici en même temps que nous.

—Eh! vraiment, cela n'est pas difficile à deviner, c'est ce pauvre Albert qui a imaginé cela pour diminuer d'autant les ennuis de notre absence, reprit le chevalier, en portant les yeux sur madame Mansley.

—L'étourdi! il devait bien prévoir ce que ce beau projet lui attirerait de soupçons, de querelles. Ah! tout n'est pas joie dans l'honneur d'être aimé d'une femme jalouse.

—Cela n'est pas même supportable tant qu'on lui est fidèle, dit le chevalier; jugez ce que cela devient, quand on commence à en aimer une autre.

—Je sais bien que vous dites cela uniquement pour m'impatienter, interrompit vivement Ellénore, et que vous ne me faites la déclaration de l'amour qu'il vous plaît de supposer à M. de Savernon, que dans la certitude où vous êtes qu'il ne m'en a jamais parlé; mais cette plaisanterie m'importune et me cause, malgré moi, une sorte d'embarras quand je me trouve avec M. de Savernon. Soyez assez charitable pour me l'épargner.

—Oui, plus de remarques à ce sujet, dit le prince, et agissons comme si personne n'y pensait… J'ai fait retenir une loge au théâtre Allemand. C'est une troupe de chanteurs de Vienne qui parcourt la Belgique en représentant les opéras de Mozart; ils donnent aujourd'hui la Flûte enchantée. On dit que la pièce n'a pas le sens commun, mais que la musique est excellente.

—C'est ce qu'il nous faut, dit M. de Pa…, car je ne vous soupçonne pas de mieux comprendre l'allemand que moi, et ne pas entendre les paroles d'un opéra-comique, c'est une bonne fortune!

Ellénore passa dans sa chambre pour changer de robe, et, malgré l'extrême simplicité de sa parure, l'éclat de son teint, l'arrangement de ses beaux cheveux, la blancheur de ses vêtements, la rendaient remarquable en dépit de son désir d'être inaperçue.

Madame Mansley avait l'habitude de dîner à l'anglaise, c'est-à-dire plus tard que tout le monde; aussi le spectacle était-il commencé lorsqu'elle y arriva. L'effet que produisit son entrée dans la salle aurait flatté la vanité d'une autre, car tous les yeux se fixèrent sur elle, et des signes d'admiration non équivoques dirent assez combien on la trouvait belle. Mais Ellénore en ressentit une confusion pénible, tant elle savait ce que la malveillance fait payer de semblables succès. Cependant Albert en était témoin, et son coeur en battait de joie. Voir approuver sa folie par tout un public d'indifférents, c'est un encouragement dangereux. Tapi dans un coin de la loge de la princesse de Waldemar, il savourait en silence les éloges de ses voisins sur la beauté d'Ellénore, et même les épigrammes des deux femmes qui dépréciaient madame Mansley, pour faire leur cour à la princesse. Mais la personne qui rendait le plus de justice à l'élégante beauté d'Ellénore était celle qui n'en parlait pas. En vain elle entendait dire à la comtesse de M…:

—C'est une fort jolie grisette qui fera très-bien ses affaires avec les princes allemands ou autres; car, pour nos émigrés, ils sont trop pauvres, et je pense qu'elle n'en fait pas grand cas. Ces dames-là savent fort bien calculer et ne font pas de folies gratis.

La princesse devinait, à la noble attitude de madame Mansley, à ses manières simples et dignes, aux soins respectueux des gens qui l'entouraient que ce n'était point une femme capable des actions avilissantes qu'on lui prêtait. La jalousie est si flatteuse! si empressée de reconnaître les agréments, le mérite qu'elle redoute! il ne fallut pas longtemps à madame de Waldemar pour se convaincre de l'importance des sentiments qu'inspirait une personne si distinguée.

Ce n'est point un caprice, pensa-t-elle, Albert l'aime sérieusement; ses soins pour le dissimuler, la peine qu'elle prend de le fuir en sont la preuve; je suis bien malheureuse!

Et tous les avantages attachés à un grand nom, à une belle situation, disparaissaient sous l'humiliante pensée de n'être plus aimée, de se voir préférer une femme que le dédain, le calcul peut-être, rendaient rebelle aux désirs de l'inconstant, et dont les froideurs l'emportaient sur un dévouement sans bornes. Qu'il est affreux de se dire: Si je l'avais rendu malheureux, il m'aimerait encore!

La princesse de Waldemar, absorbée dans ses tristes réflexions, paraissait occupée du spectacle et regardait obliquement ce qui se passait dans la loge de madame Mansley. Elle en vit sortir le chevalier de Pa… pendant l'entr'acte pour venir la saluer dans la sienne; alors M. de Savernon s'empressa d'offrir sa place au chevalier et profita de ce moment pour aller s'informer des nouvelles d'Ellénore. Cet échange de politesses était fort simple, et M. de Savernon aurait cru faire une lâcheté en manquant à rendre publiquement ses devoirs à une personne chez laquelle il s'honorait d'être admis.

Mais la princesse interpréta différemment cette démarche; elle la mit sur le compte d'une attraction irrésistible, d'un désir trop impérieux pour n'y pas tout sacrifier, même le repos de la femme dont on est adoré, et elle conçut un tel dépit, que, ne pouvant pas se contraindre, elle imagina de se trouver mal. C'était une manière de mettre fin au supplice que lui causait la présence d'Ellénore, et d'éprouver le tendre intérêt d'Albert; mais celui-ci, tout au bonheur de se trouver près de madame Mansley, d'entendre sa voix, de jouir de son esprit, ne s'apercevait pas de la rumeur produite par l'évanouissement de la princesse, qu'on s'empressait de transporter hors de la loge. Ellénore fut obligée de le lui faire remarquer; elle engagea de plus le prince de P… à porter secours à la princesse, ce qui forçait Albert à le suivre. En effet, tous deux coururent au foyer où l'on venait de déposer la malade; à peine Albert fut-il près d'elle, qu'elle ouvrit les yeux et rassura ses amis sur son état; mais, comme elle prétendit souffrir encore trop vivement d'un reste d'oppression, elle fit demander son carrosse, et toutes les personnes qui l'avaient accompagnée au spectacle furent obligées de la reconduire.

—La princesse a pris là un mauvais moyen, dit le chevalier au prince, lorsque celui-ci rentra dans sa loge après avoir reconduit la princesse jusqu'à sa voiture; ce n'est pas en contrariant les gens qu'on les captive. Ce pauvre Albert se divertissait beaucoup ici, et la soirée d'auberge qui va remplacer la fin de celle-ci ne lui rendra pas le plaisir qu'il prenait au spectacle. Voilà comme on rend le joug pénible; on met un ennui à la place d'un plaisir, et l'on s'étonne de voir préférer ce qui amuse.

—Tout cela est fort désagréable, dit le prince en répondant à sa pensée, plus qu'à M. de Pa…, car il prévoyait tout ce que cet évanouissement et les scènes qui en seraient la suite, allaient porter de trouble chez la princesse. Il était impossible qu'Ellénore ne s'avouât pas être la cause de ces querelles; et le prince redoutait de lui voir prendre un parti violent pour calmer toutes ces agitations.

Il ne se trompait point. Ellénore cherchait sérieusement à se soustraire à de nouveaux chagrins, et elle pensait à employer l'amitié du prince pour déterminer M. de Savernon à rompre tous ses rapports de société avec elle. Le soir même, elle retint le prince quelques moments chez elle, après le spectacle, pour lui faire part du service qu'elle attendait de lui.

—Je dirai tout ce que vous voudrez, répondait le prince, mais j'ai peur qu'il n'en résulte le contraire de ce que vous désirez. Albert est fort entêté dans ses sentiments, et s'il apprend que c'est pour tranquilliser la princesse que vous ne voulez plus le voir, il prendra la pauvre femme en horreur et rompra avec elle d'une manière éclatante.

—Comment faire? dit Ellénore, n'est-ce pas assez de subir la honte d'une situation que je n'ai pas méritée sans donner lieu à de nouvelles calomnies sur mon compte? C'est à l'amour que je dois tous mes malheurs, et l'idée d'en inspirer, d'en ressentir, me cause autant d'effroi que de répugnance. Il n'est rien que je ne puisse tenter pour me mettre à l'abri de cet affreux sentiment, source éternelle de larmes, de déshonneur. Grâce au ciel, il a si bien flétri mon âme qu'elle est incapable de l'éprouver de nouveau.

—Belle illusion que vous verrez bientôt s'évanouir, ma chère enfant; mais puisque vous tenez à conserver l'indépendance qui vous coûte assez cher, comptez sur moi pour déterminer Albert à respecter les arrêts de votre prudence. Je lui parlerai au nom de votre intérêt personnel, autrement il ne m'écouterait pas; mais en lui peignant ce que ses soins peuvent ajouter de tourments à tous ceux dont vous souffrez encore, il se fera un point d'honneur, je n'en doute pas, d'obéir à vos ordres.

Cette assurance rendit un peu de calme à Ellénore. Cependant elle insista pour retourner dès le lendemain à Bruxelles. C'était déjà prouver à la princesse combien elle désirait éviter une rencontre semblable à celle de la veille. Il fut convenu avec le prince de P… qu'il irait trouver M. de Savernon le matin, de bonne heure, et qu'après un long entretien, il reviendrait déjeuner avec Ellénore et le chevalier, pendant ce temps, on mettrait les chevaux de poste à la voiture pour les ramener tous trois à Bruxelles.

XXXV

—Eh bien, dit Ellénore, quand le prince revint de chez Albert, comment avez-vous été accueilli?

—Mais beaucoup mieux que je ne m'y attendais; j'ai été fort content d'Albert. A peine ai-je parlé du tort que ses assiduités pouvaient vous faire, qu'il m'a promis de se conformer à tout ce que vous exigeriez de lui.

—Mais je n'exige rien, dit Ellénore avec un peu d'humeur, il va croire que je fais la Bélise, et que je m'arme contre un amour dont il n'a pas même l'idée. En effet, de quel droit lui défendrais-je de vouloir me plaire, l'a-t-il jamais tenté. C'est la sotte jalousie de cette femme qui me rend ainsi ridicule. Lui avez-vous bien dit, au moins, que ce seul motif m'engageait à l'éloigner de chez moi; que je n'en viendrais pas à cette mesure de prudence, si ma position me permettait de rassurer moi-même la princesse de Waldemar sur les simples rapports qui existent entre M. de Savernon et moi? Enfin, avez-vous pensé à mettre ma fierté à l'abri de leurs moqueries?

—Tranquillisez-vous, ils n'ont vraiment pas envie de rire, ni l'un ni l'autre, de ce que vous leur faites éprouver. Cependant, je dois convenir qu'Albert a montré beaucoup de courage en recevant son congé. Il est vrai de dire que je n'ai pas épargné les bonnes raisons pour lui prouver les scènes qui résulteraient de son entêtement à vous suivre. Il faut croire que mon éloquence l'a persuadé, car il n'a pas fait une objection. Seulement, il m'a questionné sur vos projets, il m'a demandé si l'atroce conduite de lord Rosmond était parvenue à détruire complétement l'affection que vous lui portiez. Sur ce point, je vous ai justifiée de toute faiblesse honteuse. Il est convenu avec moi que la fierté de votre âme s'opposait à l'avilissement d'aimer ce qu'on méprise, et qu'il était impossible à un homme d'honneur de chercher à se faire aimer de vous, sans être décidé à vous consacrer toute son existence. La noblesse, la sagesse de ces idées doivent vous rassurer sur sa résignation; ainsi n'y pensez plus, et croyez que la princesse vous saura bon gré d'avoir aussi nettement découragé les projets de son infidèle.

En écoutant le prince, Ellénore s'étonnait de ne pas partager sa confiance dans la sagesse résignée de M. de Savernon. Les femmes qu'une sotte vanité n'aveugle pas, pèsent si juste la valeur des sentiments qu'elles inspirent! Celui de M. de Savernon pour Ellénore était si soutenu, si discret, si respectueux, qu'on pouvait le supposer très-profond, et, partant, difficile à vaincre. Ellénore en avait pris cette idée presque à son insu.

—Je me suis trompée, pensa-t-elle, tant mieux; il m'oubliera plus facilement, et rien ne troublera la monotonie de ma triste vie.

Ce tant mieux était dicté par la raison d'Ellénore; mais son coeur s'oppressait à l'idée de ne plus se croire aimée comme elle avait craint de l'être. Il est si doux de se savoir le premier intérêt d'une personne distinguée qu'on ne perd pas sans regret une illusion si flatteuse, surtout après avoir été indignement trahie. Il est si naturel de croire avoir perdu tous ces avantages avec son bonheur, que l'amour le moins sympathique est une consolation de coeur et d'amour-propre qu'on a peine à repousser; de là viennent tant d'inconséquences dont on fait des crimes aux femmes pour se donner le plaisir de les en punir plus cruellement.

Pendant le déjeuner, Ellénore ne se mêla point à la conversation. M. de P… raconta plusieurs histoires plaisantes qui ne la firent pas sourire. Il mit la préoccupation d'Ellénore sur le compte de son brusque départ. Il leur restait beaucoup de choses à voir à Anvers, et le chevalier s'interrompait souvent pour dire.

—En vérité, vous êtes bien bonne de hâter ainsi la fin de notre charmant voyage, et cela parce que vous rencontrez ici une femme désolée de n'être pas si jolie que vous; mais vous en trouverez partout de ces femmes-là, et vous feriez bien mieux de n'y pas prendre garde.

Comme sa réflexion ne changeait rien au projet de départ, il ajouta:

—Allons, cédons-leur la place; mais je crois qu'ils n'y resteront pas longtemps, les jaloux et les amoureux ne peuvent se passer de ce qui les tourmente.

Pour toute réponse, Ellénore alla prendre son mantelet et ses gants, et se dirigea avec Frédérik vers la cour de l'auberge, où la voiture les attendait. Comme elle y montait, un valet de l'hôtel lui remit une lettre en disant:

—Madame est priée de ne la décacheter que lorsqu'elle sera seule, et le valet se retira précipitamment.

Au même instant, le prince et le chevalier, qui avaient été mettre leur manteau, prirent place dans la voiture et les postillons partirent au galop.

Ellénore passa tout le temps de la route à supposer ce que pouvait renfermer la petite lettre qu'elle s'était empressée de cacher sous son mantelet. Elle était d'Albert, sans aucun doute, et elle se reprochait de l'avoir presque autorisée en prenant contre lui une résolution définitive. Son impatience de la lire était fort tempérée par la certitude d'y trouver ce qu'elle aurait voulu ignorer toujours.

Ellénore et ses compagnons de voyage devaient s'arrêter à Malines, pour y dîner et visiter quelques monuments. Elle aurait pu profiter des instants qu'elle donnait à sa toilette pour prendre connaissance du billet mystérieux; mais il lui vint à l'idée que si ce billet lui causait une impression désagréable, elle ne saurait pas la dissimuler, et qu'il valait mieux ne pas s'exposer aux questions dont ses amis l'accableraient, s'ils s'apercevaient d'un changement subit dans sa disposition; enfin, elle résista à sa curiosité pour la satisfaire plus à son aise, et se résigna à n'ouvrir la lettre qu'elle tenait que le soir en arrivant à Bruxelles.

La rencontre qu'ils firent à Malines du comte de Lauraguais les y retint plus de temps qu'ils ne comptaient y rester. Le prince de P… les força à s'arrêter pour partager leur dîner, et leur raconter les nouvelles qu'il avait de France. Hélas! elles étaient bien tristes; mais après s'en être désolé convenablement, l'impossibilité de rien tenter contre tant de malheurs en faisait prendre son parti, et chacun s'accordait tacitement pour s'en distraire. Après le récit des plus affreux événements, venait celui des misères de l'émigration, puis des aventures galantes qui mêlaient leur comique aux drames les plus sombres.

—On parle beaucoup de la prochaine rupture de M. de Savernon avec la princesse de Waldemar, dit M. de Lauraguais; ce sont, chaque jour, des scènes à faire la joie des témoins et le supplice des acteurs. A la suite d'une de ces querelles, M. de Savernon a cru pouvoir s'affranchir, il est parti pour faire une tournée en Hollande; mais il n'était pas à un quart de lieu de Bruxelles, qu'il a été rejoint par le carrosse de la princesse. Là, une sorte de réconciliation a eu lieu, à la condition que M. de Savernon continuerait sa route jusqu'à Anvers. La princesse y a consenti, très-décidée à l'y accompagner; elle a écrit à sa dame de compagnie et à la comtesse de Cl… de venir la rejoindre. Vous avez dû les rencontrer tous à Anvers.

—Certainement nous les avons rencontrés… et c'est cela qui…

Un regard d'Ellénore empêcha le prince de continuer. M. de P… mit la conversation sur un autre sujet, et Ellénore regretta de n'avoir point lu la lettre, car elle lui aurait peut-être inspiré une réponse verbale, dont M. de Lauraguais aurait été le messager.

En arrivant le soir chez elle, elle lut ce peu de lignes, qui, bien que non signées, ne laissaient aucun doute sur la main qui les avait écrites:

«Ne croyez pas un mot de ce que vous dira le prince. J'ai dû le tromper pour nous épargner à tous des remontrances inutiles; mais vous tromper! Vous! madame! vous laisser croire que je puis cesser de vous aimer, de vous consacrer toute mon existence, voilà qui est au-dessus de mon courage. Je conçois que cet amour vous importune, malgré mes soins à le dissimuler; mais il ne dépend ni de vous ni de moi, de l'éteindre. Pourquoi vous en alarmer; il ne fait de mal qu'à moi, et je suis heureux d'en souffrir.»

—Plus d'espoir de repos, s'écria Ellénore; je croyais l'avoir trouvé ici. Je pensais qu'en renonçant pour toujours au monde, à ses plaisirs, à ses vanités, on me laisserait tranquille en ma retraite. Mais non, le malheur qui me poursuit veut encore que je m'éloigne du seul lieu où quelques consolations d'amitié m'aidaient à vivre! Il faut partir! il faut mettre entre M. de Savernon et moi tant de distance, tant d'obstacles qu'il perde toute espérance de me voir écouter son amour. Moi, croire encore à l'amour! à la sincérité des serments! cela n'est plus en mon pouvoir, et lui-même ne s'étonnera pas de l'horreur que ce nom d'amour m'inspire. Ah! pour le fuir, pour en être jamais à l'abri, il n'est point de sacrifice dont je ne sois capable!

Ellénore passa la nuit à former différents projets qui avaient tous pour but de se fixer dans un pays assez loin de Bruxelles. Le soin de sa fortune l'appelait à Londres, où son banquier, M. Ham…, lui proposait d'employer ses fonds dans une affaire excellente. C'était d'un grand intérêt pour l'avenir du petit Frédérik. Elle se décida en conséquence à partir secrètement pour Ostende, et à s'embarquer sur le premier paquebot qui passerait en Angleterre. Son plus grand regret était de quitter cet excellent ami, ce prince dont le dévouement pour elle s'augmentait en raison du besoin qu'elle en avait; mais comment lui confier une résolution qu'il aurait sans doute combattue, et lui laisser connaître l'asile qu'elle aurait choisi? Aurait-il la force d'en garder le secret à M. de Savernon? Ce dernier ne devait revenir à Bruxelles que la semaine suivante, et Ellénore voulait partir avant son retour.

Elle fit ses dispositions dans le plus profond mystère, recommanda le secret à ses gens; et après avoir écrit au prince de P… le véritable motif de son départ subit, elle le pria d'en donner pour prétexte une affaire d'intérêt, ou toute autre raison qu'il trouverait convenable, puis elle se rendit à Ostende, pleurant autant de quitter Bruxelles et les amis qu'elle y laissait, que de revenir dans ce même pays où la trahison d'un de ses premiers lords l'avait flétrie d'un sceau ineffaçable.

XXXVI

—Toujours fuir! pensait Ellénore, l'oeil fixé sur les vagues qui l'entraînaient vers Liverpool! toujours sacrifier les consolations que le ciel m'offre à la crainte de nouveaux malheurs, d'une nouvelle honte! Eh quoi! l'épreuve d'une injure non méritée est-elle donc l'appât qui doit en attirer une autre? Ne peut-il se rencontrer au milieu de tant de perversité une âme assez noble, assez éclairée pour comprendre ce que je suis, ce que je souffre!… pour deviner les tortures d'une femme voué au mépris, aux injures des femmes les plus coupables, aux désirs insultants des hommes qui en font leur caprice, et cela quand son coeur est resté pur au sein de la corruption; lorsqu'il brûle de l'amour du bien, de cette ardeur divine qui porte aux nobles sentiments, aux actions louables; enfin, lorsque l'estime de soi-même excite une révolte continuelle contre l'injustice du monde! Ah! que de force le ciel doit à un être ainsi persécuté! quelle main la soutiendra dans cette route périlleuse, où chacun lui jette la pierre…

Absorbée dans ses tristes réflexions, Ellénore ne s'apercevait pas de tous les mouvements qui se faisaient autour d'elle pour se préparer à braver l'orage dont les éclairs annonçaient l'approche. Déjà le roulis agissant sur les passagers leur avait fait quitter le pont; la pluie commençait à tomber. Les matelots cherchaient à mettre à l'abri les ballots, les caisses que l'ouragan pouvait inonder, car le propriétaire de ce bâtiment de commerce s'inquiétait beaucoup plus de ses marchandises que de ses passagers. On forçait les malades à s'enfermer dans la cabine en dépit de leur besoin de respirer. Chacun sait ce que le moindre gros temps, comme l'appellent les marins, produit dans les mers étroites comme la Manche. Les navires y ont toujours le beaupré verticalement en l'air ou sous la vague, ce qui cause une perturbation générale sur tout ce qui subit ce tremblement de mer, et qui fait que, sans être en danger, les malheureux passagers y souffrent le martyre.

Ellénore seule, résistait au mal qui accablait tout l'équipage. Le bruit des flots mugissants, la vue des éclairs qui faisaient tout à coup de cette mer grondante un océan de feu; le trouble, le mouvement, la terreur occasionnés par l'approche de la tempête, la plongeaient dans une sorte de délire féroce qu'éprouvent les êtres persécutés du sort à l'aspect des grands désastres de la nature. Ce n'est pas pour eux seuls, pensent-ils, que le courroux du ciel éclate injustement; ils reprennent leur place dans le malheur commun; ils ne sont plus les parias du désespoir.

Mais Ellénore ne savoura pas longtemps ses idées sinistres; après quelques coups de vent et une ondée, accompagnée d'un roulement de tonnerre, le temps s'éclaircit, et la mer redevint calme.

Le petit Frédérik qui avait dormi paisiblement couché auprès de sa bonne, le peu de temps qu'avait duré l'orage, pleura à son réveil pour voir sa maman. Mais la pauvre Rosalie, en proie au mal de mer, n'était pas en état de le conduire sur le pont. Un monsieur qui se trouvait dans la cabine lui proposa de porter l'enfant à sa mère. Elle y consentit, et il prit Frédérik dans ses bras en lui disant:

—Allons voir maman.

Le monsieur qui portait Frédérik aperçut Ellénore assise sur la banquette du pont, regardant fuir l'orage aussi tranquillement qu'elle l'avait vu venir, et à la même place que la pluie, l'ouragan et les brusques invitations des marins n'avaient pu la déterminer à quitter. La voix de Frédérik la sortit de sa rêverie.

—Où donc est ta bonne? dit-elle, étonnée de le voir dans les bras d'un étranger.

—Elle est trop malade pour en prendre soin, répondit ce dernier, et j'ai pensé qu'il valait mieux qu'il fût près de sa mère que de le laisser pleurer là-bas au milieu de tous les malades.

—Ah! merci de votre extrême bonté, Monsieur, reprit Ellénore en fixant ses yeux sur cet homme obligeant qu'elle croyait avoir déjà vu.

—Madame ne me reconnaît pas, dit-il, c'est tout simple, j'avais bien rarement l'occasion de me présenter devant elle; mais ma femme, qui avait le bonheur de la voir tous les jours, n'oubliera jamais les bontés qu'elle a eues pour elle.

—Monsieur Gerbourg!… s'écria Ellénore, ah! je vous reconnais maintenant; et votre excellente femme, qu'est-elle devenue?

—Hélas! madame, après avoir eu la douleur de perdre notre maître chéri, le marquis de Croixville, la pauvre femme a vu piller son beau château de Val-Fleury; on l'a surprise à sauver quelques-uns des objets qu'il renfermait; on l'a traînée en prison; elle y est tombée si malade, qu'il a fallu la mettre dans un hospice; là, j'ai pu, avec la protection d'une ancienne soeur de charité, emmener furtivement avec moi la pauvre malade dès qu'elle a été en état de se soutenir. Je l'ai confiée à un marchand de mes parents, qui fait tant de bruit avec ses opinions républicaines, que les autorités les plus soupçonneuses n'ont pas l'idée de l'inquiéter; c'est lui qui m'a chargé d'une commission soi-disant pour sa maison de commerce, mais dans le fait pour me donner les moyens de sortir de France, où, comme intendant d'un ci-devant noble, je ne pouvais échapper à la guillotine. Ce brave homme, qui ferait frémir madame, si elle le voyait avec sa carmagnole et son bonnet rouge, chanter à tue-tête dans sa boutique:

    Ah! ça ira! ça ira!
  Les aristocrates à la lanterne.

Ce brave homme, dis-je, m'a donné l'argent qu'il me fallait pour traverser la France et vivre jusqu'à ce que j'aie pu trouver un emploi dans l'étranger; mais j'ai attendu vainement cet emploi depuis que je suis à Ostende, et mes ressources sont épuisées, ajouta le bon Gerbourg en baissant les yeux, presque honteux d'avouer sa misère. Comme je parle bien l'anglais, continua-t-il, car vous savez, madame, que M. le marquis avait autant d'Anglais que de Français à son service, et qu'il fallait savoir leur commander dans leur langue, je me rends à Londres dans l'espoir d'y gagner ma vie en travaillant au métier le plus vil s'il le faut, mais après les dures épreuves que je viens de subir, rien ne me sera difficile.

—Prenez courage, répondit Ellénore, je parlerai de vous à mon banquier. C'est un homme d'un caractère généreux, obligeant, qui se fera un plaisir de vous être utile, j'en suis sûre.

—Ah! Madame, si je parviens par votre bonté à gagner de quoi m'acquitter avec mon cousin, et à trouver les moyens de faire sortir ma pauvre femme de cet affreux pays où l'on massacre tous ceux qui sont fidèles à leurs devoirs, à leurs affections, je vous devrai plus que la vie, dit M. Gerbourg en essuyant ses yeux.

—Je n'ai pas grand mérite à tenter d'améliorer votre sort, mon cher monsieur Gerbourg; le mien n'est pas moins à plaindre, et vous me serez utile à votre tour. Les affaires qui m'amènent à Londres peuvent m'y retenir longtemps, et comme je veux y vivre dans la retraite, je serai très-heureuse de pouvoir charger un homme tel que vous, aussi probe, aussi intelligent, de suivre mes intérêts auprès de M. Ham..! ne parlez pas de reconnaissance, et croyez que le ciel, en nous faisant rencontrer ici, a voulu nous protéger tous deux.

Ellénore disait vrai, quoiqu'on feignant d'apprécier beaucoup un secours inutile, car M. Ham…, était plus que suffisant à la gestion de sa modique fortune; mais le ciel en lui offrant un malheureux à secourir, une âme loyale, courageuse, dont il fallait ménager la délicatesse, tromper le désespoir, lui envoyait la seule consolation qui puisse agir sur un coeur profondément affligé.

—Pour commencer à employer votre complaisance, dit Ellénore, je vous prie de garder ici mon fils, pendant que je vais aller voir comment se trouve sa bonne. Je pense que mon domestique est aussi malade qu'elle; mais nous voilà au port, tous ces maux-là vont cesser; il est temps que j'arrive, ajouta-t-elle en voyant sa robe baignée par la pluie; et elle laissa M. Gerbourg avec cette joie concentrée qu'on éprouve dans une situation désespérée, loin de tout ce qu'on aime, de tout ce qu'on connaît, à l'aspect d'une main secourable; qu'elle soit tendue par la charité ou par la pitié, qu'importe? on n'est plus seul avec son malheur, et la misère ne se fait plus sentir aux premières lueurs d'un rayon d'espoir.

Pour payer son passage en Angleterre, le pauvre M. Gerbourg ne vivait que de pain et d'eau depuis plus de quinze jours. Eh bien, en ce moment, il lui semblait posséder tout ce qui lui manquait; il jouait avec le petit Frédérik, le faisait danser sur ses genoux au son d'une vieille chanson anglaise dont il répétait le refrain d'un ton si gaillard, que nul n'aurait soupçonné que ces sons joyeux sortaient d'un estomac affamé.

En ce moment, où les flots calmés à l'approche du port permettaient aux passagers de venir respirer sur le pont, un marchand de gâteaux vint offrir sa marchandise à ceux que le roulis avait débarrassés trop brusquement de leur déjeuner. A peine Frédérik l'aperçut-il, qu'il tendit ses petits bras du côté du patronet en criant de toutes ses forces:

—Un gâteau! un gâteau!

Et Gerbourg en laissa prendre deux à l'enfant, qu'il paya sans regret du prix de la livre de pain qui devait faire son dîner.

Un fois débarqués, les domestiques d'Ellénore, oubliant le mal de mer, reprirent leur service. Mais voulant utiliser M. Gerbourg, elle le chargea de lui chercher d'abord une femme de chambre anglaise. Puis, elle lui remit une somme d'argent plus que suffisante pour payer le premier terme d'une petite maison toute meublée qu'il lui louerait dans le quartier habité par M. Ham… Elle joignit à cette commission plusieurs autres soins à prendre pour qu'il ne manquât rien à son modeste établissement, quand elle arriverait à Londres.

—Il se trouvera bien dans cette maison une petite chambre pour vous, ajouta-t-elle, emparez-vous-en tout de suite pour surveiller les gens par qui vous ferez nettoyer mon appartement. Je me confie à votre adresse à vous faire obéir. Vous n'aurez pas là de quoi déployer vos talents comme au Val-Fleury; mais vous me rendrez doublement service, en m'empêchant d'être dupe dans ces sortes de marchés, et en me procurant le moyen de vous donner asile jusqu'au jour où vous gagnerez ce qui doit vous assurer une bonne existence.

Ainsi Ellénore persuada à M. Gerbourg que ne pouvant se passer de ses services, il était tout simple qu'elle les payât. Le bonhomme partit le soir même pour Londres, après avoir fait un vrai dîner, muni d'argent, et décidé à ne prendre aucun repos avant d'avoir satisfait à toutes les recommandations de celle qu'il nommait sa providence.

Deux jours après, une lettre de M. Gerbourg engageait madame Mansley à se mettre en route pour venir descendre dans Grosvenor-Street, 28, à la porte d'une petite maison n'ayant que deux étages et trois croisées de face, non compris le rez-de-chaussée, consacré au parloir et à la salle à manger. Le premier, composé d'un joli salon et d'un cabinet de travail; au second deux chambres à coucher; dans le fond d'une petite cour la cuisine, au-dessus la chambre de M. Gerbourg, et tout en haut celles des domestiques. Le tout arrangé de la manière la plus simple et la plus confortable.

Ellénore apprit que M. Ham…, averti par M. Gerbourg du projet qu'elle avait d'habiter Londres, avait lui-même présidé au choix et à l'arrangement de la maison qui devait la recevoir. Ainsi, tous deux lui avaient épargné cette tristesse poignante qui s'empare de l'âme en arrivant là où rien ne vous attend. Qui n'a pas éprouvé ce serrement de coeur à son premier pas dans un lieu inconnu et destiné à vous servir longtemps d'habitation; dans ce désert de souvenirs, d'habitudes, où il faut faire connaissance avec les choses comme avec les gens? où tout vous révèle la parfaite indifférence que vous inspirez.

Ce sentiment pénible dont Ellénore avait déjà fait l'apprentissage et qu'elle s'apprêtait à subir de nouveau, fit place aux douces impressions de la reconnaissance. Sauf le luxe de l'ameublement, elle trouva son appartement rangé de même que le sien au Val-Fleury. Une petite bibliothèque, remplie de livres français et anglais, ornait les panneaux de son cabinet d'étude; sa table à écrire était placée de même à portée de ses livres. M. Gerbourg avait été à bien secondé par M. Ham…, dans la parodie de l'appartement occupé par Ellénore, au château du Val-Fleury, qu'en y entrant elle sentit ses yeux mouillés de larmes. Elle avait été si heureuse dans ce beau lieu, qu'en dépit des calomnies et des malheurs que son séjour chez M. de Croixville lui avait attirés, elle ne pouvait se le rappeler sans joie, car aucun des plaisirs qu'elle y avait goûtés ne lui laissait de remords; elle espérait que cette vérité était connue de M. Gerbourg, et croyait en avoir la preuve dans ses soins respectueux pour elle.

Sans doute, l'intérêt, la reconnaissance, pouvait provoquer les soins, le zèle de ce brave homme, mais la considération ne se commande pas, et quel que soit le désir d'en montrer plus qu'on n'en accorde à son bienfaiteur, il y a mille occasions imprévues où le mépris se révèle à travers toutes les flatteries de l'espoir, toute la sainte hypocrisie de la reconnaissance. Le respect qui se mêlait aux prévenances de M. Gerbourg pour madame Mansley, ne permettait pas de douter de son estime pour elle.

Une des attentions qui toucha le plus Ellénore, ce fut de trouver sur sa console un vase rempli des fleurs qu'elle préférait, et près de sa cheminée une petite chaise pour asseoir Frédérik. Il faut s'être trouvé dans les horreurs de l'abandon, pour connaître le prix des moindres soins, du plus léger souvenir; se croire encore la pensée de quelqu'un, c'en est assez pour supporter courageusement tous les maux de la vie.

XXXVII

M. Ham… ne tarda pas à venir offrir ses services à Ellénore. Il l'affermit dans le dessein de rester à Londres, plutôt que d'aller s'établir, comme elle en avait eu l'idée, dans quelque petite ville d'Angleterre. Il lui prouva sans peine qu'il était plus facile de vivre ignorée parmi plus d'un million d'habitants qu'au milieu d'une coterie de provinciaux chez qui tout fait événement. Elle apprit de lui que lord Rosmond ayant dissipé une grande partie de la fortune de lady Caroline, tous deux se voyaient contraints à vivre dans un vieux château qu'elle avait en Écosse, terre assez considérable qui était heureusement substituée; M. Ham… ajouta que les nombreux créanciers que Frédérik avait laissés à Londres ne lui permettaient pas d'y séjourner, et qu'elle ne serait pas exposée à le rencontrer; considération qui l'emporta sur toutes les autres.

A peine installée dans sa nouvelle demeure, madame Mansley reçut la visite de la propriétaire de sa maison, qui, sachant qu'elle avait des rideaux, du linge à faire faire, venait la prier de les confier à une pauvre femme française, qui cousait et brodait fort bien.

—Elle n'est pas née pour travailler ainsi à la journée, dit madame Cramer, c'est facile à voir; mais la révolution de France en ruine bien d'autres vraiment; j'ai pensé que madame serait fort aise de venir au secours d'une ouvrière si fashionable, qui, d'ailleurs, me doit le loyer de la petite chambre qu'elle habite dans la maison où je demeure ici près.

Cette raison expliquait suffisamment le vif intérêt de madame Cramer pour sa pauvre locataire. Ellénore lui promit de faire porter dans la journée même chez sa protégée un paquet de linge de table à ourler.

—Mais quel nom faudra-t-il demander? ajouta-t-elle.

—Madame Desprez, répondit madame Cramer. C'est sans doute un nom d'emprunt; on ne me trompe pas facilement, et je l'ai surprise plus d'une fois ne sachant ce qu'on voulait lui dire lorsqu'on l'appelait ainsi; n'importe, elle finit toujours par répondre au nom de madame Desprez, et l'apprentie qui travaille avec elle le répète à chaque instant comme pour l'y accoutumer.

Madame Cramer ne borna pas là ses recommandations. Elle monta chez mademoiselle Rosalie, pour la supplier de lui remettre l'argent que madame Mansley la chargerait de porter à son ouvrière, lorsque celle-ci aurait fait dire qu'elle avait terminé le linge; car madame Desprez se contentait de gagner bien peu sur son travail, mais elle n'aurait pu se résigner à l'aller reporter elle-même.

Ces détails, communiqués par Rosalie à madame Mansley, lui inspirèrent le désir d'en savoir davantage sur la véritable condition de madame Desprez. La curiosité du coeur est, grâce au ciel, encore plus ardente que celle de l'esprit; l'idée de soulager une grande infortune étant l'unique distraction d'un mal sans remède, les malheureux recherchent avec passion ces sortes de peines dont la générosité triomphe: quand la Providence semble vous abandonner, devenir celle d'une autre victime, c'est retrouver ce qui seul attache à la vie: le bonheur d'être utile.

Dès ce moment, les journées d'Ellénore se partagèrent entre les soins qu'elle donnait à son fils, et ceux qu'elle prenait pour arriver jusqu'à madame Desprez. Déjà plusieurs fois, elle s'était présentée chez l'ouvrière, sous prétexte de lui expliquer elle-même comment elle désirait que fussent tracés les festons de ses garnitures; c'était toujours l'apprentie qui venait recevoir la commande dans le petit vestibule qui précédait la chambre de madame Desprez; c'était elle qui répondait aux questions d'Ellénore, de manière à trahir le respect profond qu'elle portait à sa maîtresse, et la distance qui existait entre elles, malgré tout ce que la misère faisait pour les rapprocher. La crainte d'être indiscrète empêchait Ellénore d'insister. Un jour pourtant, décidée à faire une nouvelle tentative, elle se rendit de bonne heure à la porte de madame Desprez; l'apprentie, qui vint lui ouvrir, avait les yeux rouges, et les joues luisantes de larmes.

—Ah! mon Dieu, que vous est-il arrivé? s'écria Ellénore avec l'accent du plus vif intérêt.

—Rien, madame, répondit l'apprentie en essuyant ses larmes; c'est qu'à force de travailler, madame s'est rendue malade, et je n'ai pu achever l'ouvrage qu'elle avait commencé; je vais vous le rendre, car dans l'état où est madame la…, sans doute elle ne pourra pas de longtemps…

Et les sanglots l'empêchèrent d'achever.

—Calmez-vous, dit Ellénore, en prenant affectueusement la main de cette bonne fille; et gardez cet ouvrage, je n'en ai pas besoin tout de suite. Mais ce que j'exige absolument, c'est que vous me donniez les moyens de secourir votre maîtresse, et cela sans vouloir pénétrer vos secrets; elle est peut-être comme tant d'autres grandes dames de France, réduite en ce moment à travailler pour gagner de quoi se nourrir: mais une telle gêne ne peut durer, la crise qui ruine tant de familles nobles ne saurait être éternelle, et l'époque où l'on fera justice de tant d'infamies, permettra bientôt aux pauvres émigrés de s'acquitter des services que la nécessité les force d'accepter en ce moment. Ainsi donc, n'hésitez pas à m'associer dans vos bons soins pour votre maîtresse. Voici de quoi satisfaire aux premiers soins, ajouta-t-elle en posant une bourse sur la seule chaise qui meublât cette antichambre. Je vais passer chez le docteur J…, qui demeure à côté de chez moi. Il sera ici dans une heure; préparez votre maîtresse à sa visite. Dites-lui qu'il lui est envoyé par un des amis ou des parents que vous lui connaissez. Cherchez aussi quelque moyen de lui expliquer, sans blesser sa fierté, qu'elle a ici une amie qui veille sur elle. Enfin, trompez-la de votre mieux; il y va de sa vie; cela doit l'emporter sur tous les scrupules que peut faire naître un mensonge aussi innocent.

Pour toute réponse, la bonne Victorine baisa le bas du mantelet d'Ellénore, puis elle essuya ses larmes en souriant d'espérance. La voix de la malade, qui se fit entendre, rappela aussitôt Victorine dans la chambre de sa maîtresse.

Madame Mansley se rendit chez le docteur J… qui lui promit de passer chez elle en sortant de chez madame Desprez. Elle apprit de lui que la pauvre femme était malade de fatigue, de chagrin et d'épuisement.

—C'est sans doute, ajouta-t-il, une femme de haute condition; malgré sa difficulté à s'exprimer en anglais, et son désir de rester inconnue, son langage trahit les habitudes d'un haut rang, d'une grande fortune. Elle conserve, au milieu des douleurs de tous genres, cette gaieté de bon goût qui n'abandonne pas les Françaises. On voit que sa pensée dominante est d'échapper à la pitié de ses amis. Sa fièvre l'inquiétait bien moins tout à l'heure que le désir d'apprendre comment j'avais su l'état où elle était, et qui m'avait donné l'idée de lui offrir mes services; je lui ai fait accroire que j'étais chargé par le gouvernement de donner mes soins aux émigrés français, et que les personnes qui les logeaient étaient invitées à me prévenir lorsqu'elles en connaissaient de sérieusement malades.

Alors elle s'est répandue en actions de grâces sur la protection que l'Angleterre accorde à ceux qui lui demandent asile; et elle a consenti à prendre à Apothicary hall les médicaments que je lui ai ordonnés, bien convaincue qu'ils étaient compris dans ceux qu'on donne aux hospices; un mot ajouté par moi à l'ordonnance la maintiendra dans cette illusion.

—Quel âge a-t-elle, demanda Ellénore, vous rappelez-vous ses traits?
Peut-être l'ai-je vue quand j'étais auprès de la duchesse de Montévreux?

—La souffrance altère le visage et fait souvent paraître plus vieux qu'on n'est, elle m'a paru avoir près de quarante ans. Elle a de jolis yeux très-spirituels, une figure distinguée sans être jolie; à en juger par ses bras, je la crois grande et mince; mais une femme au lit, on ne peut deviner la grâce de sa tournure, surtout quand elle est menacée d'étisie.

—D'étisie! Ah! mon Dieu! cher docteur, que faire pour la sauver?

—D'abord, l'empêcher de broder la nuit, et la mieux nourrir le jour, dès que j'aurai triomphé de sa fièvre.

—Si vous voulez m'aider à la tromper, rien ne sera si facile. Pendant que vous lui rendrez la santé, moi je tâcherai d'occuper son esprit; je reçois tous les ouvrages nouveaux qui se publient en France et à Bruxelles, je les lui enverrai, je parlerai d'elle à mes amis émigrés, ils pourront peut-être la secourir, la consoler, cela me fera une occupation; j'en ai besoin pour me distraire.

XXXVIII

Le sort de cette noble malade devint en effet une vive préoccupation pour Ellénore. Elle s'appliqua à apprendre son nom comme par hasard, sans paraître y attacher d'importance. Le moindre secret en avait tant à cette époque, qu'on le respectait, sans s'informer s'il en valait la peine. Ellénore, guidée par une intention louable, désirait beaucoup savoir celui de madame Desprez; mais elle ne voulait pas l'apprendre à personne. Elle se crut au moment de voir sa curiosité satisfaite, le jour où M. Ham… lui amena le comte de Lally Tollendal, qu'elle avait connu chez madame de Montévreux dont il était un ancien ami.

M. de Lally tué spirituellement par la réputation de bonhomme que lui avait faite M. de Talleyrand, était de ces bavards inoffensifs, dont la conversation pleine de faits, vide d'idées, amusait ou laissait penser à autre chose, deux mérites rarement réunis. Un peu embarrassé du bruit de son éloquence, comme défenseur de la mémoire de son père, M. de Lally voulait pourtant la soutenir, et il s'était imaginé à cet effet de composer une tragédie de Strafford qu'il lisait volontiers à tous ceux qui se résignaient à l'entendre.

Son style boursoufflé faisait dire au comte de Narbonne: «Cette lecture est la plaie de l'émigration.» Chacun se moquait du bon M. de Lally; un esprit à la mode l'avait appelé le plus gras des hommes sensibles, nom qu'il a conservé à juste titre toute sa vie; mais on l'aimait en dépit des plaisanteries qu'on faisait sur lui, tant ses qualités remportaient sur ses ridicules.

Chaque personne échappée aux prisons de France avait un drame fort intéressant à raconter.

—Et comment avez-vous pu vous arracher des mains de ces bourreaux? était la première question qu'on adressait aux Français nouvellement arrivés à Londres.

M. de Lally s'était plus compromis qu'un autre dans la Révolution; mais la voyant tourner au régicide, il avait sacrifié ses opinions démocratiques à l'intérêt du trône, et s'était permis de donner au roi des conseils qui auraient pu le sauver. Ce fait connu fut aussitôt puni par les héros du 10 août.

M. de Lally raconta à Ellénore comment, traîné dans les prisons de l'Abbaye, et ayant échappé comme par miracle aux massacres du 2 septembre, il avait passé tout son temps de réclusion à composer des plaidoyers en faveur de ses compagnons d'infortune. Le plaisir très-naturel qu'il prenait à parler de lui, et celui qu'on trouvait à écouter tous ces petits faits, ces moindres démarches d'où dépendait la vie du narrateur, ne permirent pas à Ellénore de l'interroger sur les Français qu'il espérait rencontrer en Angleterre. Elle se contenta de l'engager à venir bientôt la voir.

Il lui demanda la permission de lui présenter son ami, M. Malouet, victime ainsi que lui de ses efforts pour sauver la monarchie; c'était un homme grave, d'un caractère plus honnête que vigoureux, qui aurait laissé la réputation d'un homme inébranlable dans ses principes, sans sa docilité à signer la déchéance de cet empereur, dont il disait, le 13 février 1810, au corps législatif: «Il était réservé au grand monarque qui nous gouverne d'arriver au milieu des ruines pour les faire disparaître, de réparer tout ce qui pouvait l'être, et de s'élever au-dessus des lumières et de l'expérience des siècles.»

Mais le même courage qui sait braver la mort, succombe à l'idée de perdre à jamais le pouvoir ou la faveur. Notre histoire moderne offre une foule d'exemples de gens que le couperet de la guillotine n'a point portés à se démentir, et qu'un brevet de préfet ou de chambellan a changés tout à coup de fiers républicains en zélés courtisans.

Madame Mansley insista faiblement sur la retraite où elle vivait, et sur le peu d'agréments que l'ami de M. de Lally trouverait chez elle.

—Il est exilé, malheureux, et vous ne pouvez lui refuser l'hospitalité, dit le comte; d'ailleurs, nous sommes tous deux trop vieux pour vous compromettre. L'ami Ham… le sait bien, ajouta-t-il en riant; autrement, je soupçonne qu'il nous aurait laissés ignorer votre séjour ici.

A ces mots, M. Ham… rougit comme une jeune fille; son embarras frappa Ellénore, et la déconcerta à son tour; mais son trouble avait pour unique cause le regret de voir une amitié si précieuse pour elle, s'altérer, se convertir en ce cruel sentiment qui l'avait déjà rendue si malheureuse!

La présentation de M. Malouet ne se fit point attendre, son ami l'amena le lendemain passer la soirée chez madame Mansley.

—Maintenant que nous vous avons raconté toutes les horreurs burlesques qu'il nous a fallu subir avant de nous réfugier ici, dit M. de Lally, mettez-nous un peu au courant des affaires de Bruxelles. Vous en arrivez, donnez-nous des nouvelles de nos pauvres amis, car dans ce temps de liberté, on n'ose pas écrire aux gens qu'on aime le mieux.

—Je vivais à Bruxelles comme ici, dit Ellénore, presque dans la solitude.

—Je sais que le prince de P… avait le bonheur de vous voir souvent, il devait vous tenir au courant de tout; il aime les histoires romanesques, et, certainement, il ne vous gardait pas le secret de celles dont il était témoin.

Ellénore sourit pour toute réponse, car nier le fait eût été mentir.

—Ah! priez donc madame de nous apprendre ce que devient mon jeune ami, le comte de Savernon. Madame de Cl… a écrit à une de ses amies, qu'il était amoureux fou d'une dame de moyenne vertu qui fait la cruelle pour porter sa passion à l'extrême, c'est-à-dire au mariage, car le comte Albert profite si bien de sa séparation avec sa femme, qu'à son exemple ses amis oublient qu'il est marié, et que ses nouvelles connaissances le croient célibataire.

—Et que pense la princesse de Waldemar de cette belle passion? demanda
M. de Lally; elle doit jeter feu et flammes?

—Je ne suis pas au courant des aventures de ce genre, dit Ellénore en balbutiant; à Bruxelles ainsi qu'à Londres, je voyais fort peu de monde.

—Le prince de P… suffisait bien à votre instruction vraiment, reprend
M. de Lally. Vous écrit-il souvent?

—J'ai reçu ce matin une lettre de lui.

—Tant mieux; vous allez lui répondre. Par grâce pour nous, demandez-lui quelques détails sur la folie de notre cher Albert.

M. Ham… s'apercevant du supplice que cette conversation faisait éprouver à madame Mansley, l'interrompit en disant à ces messieurs:

—Vous exigez beaucoup de la complaisance de madame; mais avant qu'elle vous amuse du récit des événements de Bruxelles, parlez-lui un peu de ce qui se passe ici, dans la colonie parisienne.

—Oui, dit Ellénore, en s'empressant d'adopter le moyen de s'occuper d'autres personnes, je désirerais connaître les noms des derniers Français arrivés à Londres.

—Ce sont de fort beaux noms, répondit M. Malouet. Le malheur a bon goût, il tombe d'ordinaire sur les gens d'esprit. La baronne de S… réunit tous les jours chez elle M. de Talleyrand, M. de Narbonne, M. de Jaucourt, avec M. Fox, le célèbre Burk, Erskine, Sheridan, et plusieurs autres Anglais de marque. De son côté, la marquise de la Châtre préside, près d'ici, à Inniper-Hall, une petite assemblée de réfugiés dont MM. de Montmorency, Lamothe et d'Arblay font partie. A Bury, madame de Genlis, sous son simple nom de Brulart, continue l'éducation de ses élèves, et les laisse danser républicainement au bal de Bury avec les danseurs de toutes classes qui viennent les inviter, ce qui fait dire des bons mots au duc de Liancourt. Ces différentes sociétés se détestent entre elles, c'est dans l'ordre, et les épigrammes réciproques font l'amusement général.

—Ceci est la partie brillante de votre émigration, dit M. Ham… J'en connais une autre plus intéressante, à en juger par ce qui m'est arrivé l'autre jour… mais peut-être vaut-il mieux n'en point parler.

—C'est redoubler notre désir de le savoir, dit Ellénore; je pense que chacun de nous a un mystère de ce genre, et qu'il ne demande qu'à être indiscret. Encouragez-nous par votre exemple.

—Eh bien, donc, vous saurez qu'après une longue promenade faite hier matin, en compagnie de lord Longborough et de M. de Jaucourt, nous nous sommes arrêtés pour faire reposer nos chevaux dans un quartier de Londres fort éloigné du quartier fashionable. Lord Longborough, mourant de soif, nous proposa sans façon d'entrer dans un café qui se trouvait près de là pour y boire un verre de porter.

»Nous y consentîmes avec plaisir; mais à peine assis tous trois à une table, M. de Jaucourt fit un mouvement de surprise qui faillit renverser le plateau qu'on nous apportait.

»—Ah! mon Dieu, que vous arrive-t-il donc? s'écria lord Charles.

»—Rien, c'est que j'ai cru reconnaître dans le garçon qui nous a servi… mais non, je me serai trompé… dit M. de Jaucourt… cela ne se peut pas.

»—Vraiment, rien n'est si facile que de vous convaincre, faisons-nous apporter quelque chose par ce garçon, dis-je; et alors, élevant la voix, je demandai des sandwich; on nous servit aussitôt, mais ce fut le maître qui nous les apporta lui-même, le garçon avait disparu.

»—L'homme qui nous a servis tout à l'heure, n'est-il pas Français? demanda M. de Jaucourt.

»—C'est possible, répondit le maître d'un air important, car ma maison étant le rendez-vous, de tous les étrangers qui vont visiter Greenwich, j'ai le soin d'avoir des garçons de presque tous les pays. C'est plus commode.

»—Mais vous savez leur nom, je pense, comment s'appelle celui-là?

»—Michel, je crois.

»—C'est cela, reprit vivement M. de Jaucourt, il faut que je lui parle.

»—Je vais vous l'envoyer, et le maître alla courir après son garçon.

»Alors nous voulûmes savoir qui M. de Jaucourt avait cru reconnaître dans ce garçon de café.

»—Vous ne voudrez pas me croire, dit-il, mais c'est le duc de L…, je n'en puis douter.

»—Le duc de L… réduit à cette extrémité! s'écria lord Charles; nous ne souffrirons pas qu'il reste plus longtemps dans une taverne.

»—Vous présumez bien, interrompit M. de Jaucourt, qu'il n'est pas facile de rien faire accepter au grand seigneur qui prend ce parti-là plutôt que d'avoir recours à ses compagnons d'infortune ou à ceux qui lui donnent asile. Je parie qu'il m'a reconnu et que nous ne le reverrons pas. En effet, le maître du café est revenu nous dire que Michel était allé à la brasserie pour une commande, et qu'il y resterait longtemps. Cette réponse n'a pas découragé M. de Jaucourt; il nous a priés de l'excuser auprès de madame de Staël, chez laquelle il devait dîner avec nous; puis il s'est installé dans un coin de la porte, à lire les journaux, bien décidé à ne revenir nous rejoindre qu'après avoir offert ses services au duc de L…»

—Eh bien, est-il parvenu à lui parler? demanda Ellénore.

—Sans doute, mais fort tard et fort inutilement; car le duc, quoique très-touché de l'intérêt que le marquis lui témoignait a persisté dans son amour pour l'indépendance et le travail.

«—J'aurais le spleen demain, lui dit-il, s'il me fallait rester un seul jour à la charité de mes protecteurs et les bras croisés, comme j'en vois tant d'autres de nos pauvres émigrés. Je ne vous demande qu'une grâce, c'est de laisser ignorer à tout ce qui me connaît le parti que j'ai pris; il n'est pas si à plaindre, je vous l'affirme. Le brave homme chez qui je suis est d'une vanité très-facile à vivre. Je lui répète plusieurs fois par jour qu'il a le plus bel établissement de Londres, et il me traite à merveille; je mange avec lui et sa famille. Sans lui avoir confié ma vraie situation, il devine qu'elle exige des égards, il en a, et je veux attendre chez lui la fin de nos malheurs.»

—Et moi aussi, dit Ellénore, je pourrais citer un exemple d'autant de courage, de noblesse et de résignation; mais je me tais pour obéir à la volonté de l'héroïne. Quand on fait tant de sacrifices pour garder le secret de sa détresse, on mérite de le voir respecter par tout le monde.

XXXIX

Pour accorder autant que possible sa curiosité et sa délicatesse, Ellénore chargea M. Gerbourg de veiller sur madame Desprez; elle l'envoya porter à l'apprentie plusieurs objets dont sa maîtresse devait avoir besoin, et lui recommanda de remarquer tout ce qui pourrait l'aider à connaître le rang véritable de madame Desprez. Les perquisitions de M. Gerbourg amenaient toujours quelques découvertes sur d'autres émigrés dont le caractère et la manière de vivre n'offraient pas moins d'intérêt, mais aucun renseignement positif sur madame Desprez. Enfin Ellénore reçut un billet de sa part, où elle lui exprimait sa reconnaissance pour ses bons soins dans les meilleurs termes; mais avec une orthographe fort incorrecte, et une écriture de femme de chambre.

L'apprentie aura écrit sous sa dictée, pensa Ellénore; et elle n'en fut pas plus éclairée.

L'hiver commençait à se faire sentir et redoublait la misère des pauvres réfugiés. Les nouvelles qui arrivaient de Paris étaient chaque jour plus sinistres. L'émigration était partagée entre deux classes fort distinctes: celle qui avait pu sauver assez de fortune pour attendre patiemment la fin de la Révolution ou de la Terreur, et celle qui, forcée de tout sacrifier au salut de sa liberté, de sa vie, avait épuisé ses ressources, et mettait son intelligence à profit pour ne pas mourir de faim. La première conservait sa gaieté, ses habitudes élégantes en dépit des événements; et la seconde, voulant imiter cette légèreté philosophique, s'appliquait à dissimuler sa misère, à y remédier par les moyens les plus étranges. Cette époque fatale a offert tant de preuves du courage, de la dignité, de l'intelligence et de l'inaltérable gaieté du caractère français, que nous croirions faire tort à notre histoire en les passant sous silence.

M. Ham…, que ses relations d'affaires avec les premiers banquiers de Paris mettaient dans la confidence des tribulations de fortune de nos plus grandes familles émigrées, en parlait souvent à Ellénore; et comme elle paraissait s'intéresser vivement au sort de ces exilés dont les noms lui étaient presque tous connus, M. Ham…, pour lui plaire, recherchait les occasions de se mettre en rapport avec eux.

—Il faut absolument que vous me rendiez un service, dit-il un jour à madame Mansley. J'ai à dîner chez moi, après-demain, une de mes parentes qui a épousé un émigré fort aimable; il lui donne en bonheur tout ce qu'elle lui a apporté en argent. Ils ont pour société intime une colonie de vieille noblesse française que je me suis engagé à promener, par ce beau froid, à Windsor, à Kew, et vous devriez venir m'aider à faire les honneurs de nos jardins anglais et de mon dîner. Ils seraient heureux de causer avec une Anglaise qui parle leur langue mieux qu'eux tous, et je ne serais plus embarrassé de savoir comment les recevoir agréablement.

Ellénore refusa le dîner, décidée à se soustraire au monde le plus possible; mais elle promit de diriger la promenade qu'elle faisait faire chaque matin à Frédérik, du côté de Windsor, et de ne point éviter la rencontre des dames françaises que devait y conduire M. Ham…

MM. Malouet et le comte de Lally voulurent être de la partie. Ils accompagnèrent madame Mansley, et tous trois arrivèrent à la ménagerie de Kew au moment où la société parisienne y regardait des kanguroos, nouvellement débarqués.

—Eh! voilà ce cher comte de Lally! s'écria tout à coup une vieille femme, grande, maigre, à la démarche noble quoique vacillante, aux yeux creux, aux lèvres pâles, et aux joues couvertes d'un rouge éclatant. Comment donc êtes-vous parvenu à vous échapper des prisons de ces monstres sanguinaires? ajouta-t-elle.

Puis, sans attendre la réponse du comte:

—Quant à moi, je dois la vie à ma femme de chambre; c'est pour m'avoir forcée de changer de vêtements avec elle, au risque d'être menée à l'échafaud sous mon nom, que je puis jouir du plaisir de vous rencontrer ici.

—Cette femme-là peut compter sur notre reconnaissance à tous, madame la duchesse, elle nous a conservé la plus noble protectrice et la meilleure des amies, répondit M. de Lally.

—Ah! la meilleure des amies! cela vous plaît à dire, car je parlais fort mal de vous et de vos belles idées constitutionnelles, il y a huit jours; mais le comte de Narbonne m'a appris ce matin que vous veniez d'écrire à ces bourreaux de la Convention pour vous charger de la défense du roi, et cela rachète tous vos péchés révolutionnaires.

—Je n'ai fait qu'imiter le dévouement de mon ami Malouet, et j'ai bien peur qu'on n'accepte pas plus l'un que l'autre.

Alors, la duchesse se pencha vers M. de Lally pour lui parler à voix basse. Ellénore devina qu'elle le questionnait sur elle; et redoutant quelques mines peu flatteuses de la part de la duchesse de…, elle prit le bras de M. Malouet et se dirigea vers l'autre côté du parc. Mais la duchesse de…. était trop grande dame pour se montrer dédaigneuse avec personne, et trop bonne pour manquer d'indulgence. Son attachement platonique pour le marquis de L…, dont quarante ans de servage n'avaient pas refroidi la passion, la rendait fort tolérante pour les sentiments romanesques. Elle croyait qu'une femme pouvait être à la fois très-sensible et très-sage. Aussi n'hésita-t-elle point à rejoindre madame Mansley et à lui adresser la parole du ton le plus poli pour lui demander des nouvelles de leur ami commun, le prince de P…

Ellénore, surprise de cette prévenance, y répondit avec grâce et réserve; alors la conversation et la promenade devinrent générales. Le baron de G… et sa fille, mademoiselle Angélique, le chevalier des M…, sa femme, un petit abbé dont on ne prononçait jamais le nom, se joignirent bientôt à la duchesse, et la voyant causer affectueusement avec madame Mansley, ils saluèrent celle-ci avec une politesse marquée. M. Ham… s'étant rapproché d'Ellénore, lui dit en confidence:

—Vous voyez l'air enjoué, les manières dégagées de ces braves gens-là? Eh bien, ils meurent tous de faim, et on ne sait comment les en empêcher. La duchesse qui est là, parée de tant de falbalas, le front incliné sous le poids des rubans et des plumes, est au dernier chaton du collier de diamants que sa femme de chambre lui a sauvé, et qui l'a aidée à vivre depuis qu'elle est ici. Elle se désolait de n'avoir pas assez d'argent pour courir après son vieil ami, le marquis de L…. Séparée de lui depuis huit mois, elle ignorait si la guillotine l'avait épargné, et se livrait à la crainte de ne jamais le revoir, lorsque, prenant l'air un matin à sa fenêtre, elle l'aperçut à la fenêtre d'une maison voisine.

»On peut juger de leur bonheur à se retrouver; aussi ne se plaint-elle jamais de ce qu'elle a perdu. Quant au baron qui est là et à sa fille, on ne sait de quoi ils vivent; et, pourtant, ils ont une tenue fort convenable, et parlent avec tant de mépris des émigrés qui acceptent des secours, qu'on n'ose leur en offrir. La vanité du chevalier poëte est plus commode; on lui persuade facilement que ses vers se vendent un prix fou; il en croit tout de suite l'éditeur qui vient lui en offrir beaucoup d'argent. Quant au petit abbé, il est tout politique, il passe ses jours et ses nuits à rédiger de longs mémoires, des plans pour soulever la Vendée, pour détruire la flotte française et s'emparer d'Anvers. Les ministres paient ses plans sans les lire, ce qui ne le décourage pas: au coin du feu de la comtesse de C… où il fait pendant à son petit singe, il continue à gouverner l'Europe.»

M. Ham… s'interrompit en ce moment pour saluer M. de Calonne, l'abbé Delille, et le comte de Narbonne, qui arrivaient et devaient dîner chez lui.

A peine le chevalier des M….. eut-il aperçu le poëte des jardins, qu'il tira un portefeuille de sa poche et se mit à crayonner des vers avec tous les signes de l'inspiration; il se frappait le front comme pour en faire jaillir les idées. Enfin, il propose à la société de faire halte dans un pavillon du parc où se trouvent plusieurs bancs. On devine son intention; on s'y prête de la meilleure grâce.

—C'est un impromptu, dit-il inspiré par la présence du Virgile français. On écoute et l'on applaudit; ce sont des vers en l'honneur de l'abbé Delille; ils peuvent compter sur tous les suffrages.

—Ah! mon Dieu, que je suis contente du succès de ses vers, s'écria la femme du chevalier. Mon pauvre mari méritait bien cette récompense, car ils lui ont donné assez de peine. Il n'a fait qu'écrire et effacer toute la nuit; j'ai cru qu'il n'en viendrait jamais à bout. Heureusement, à force de temps et de travail, il en est arrivé à son honneur.

Cette exclamation délatrice était de nature à faire rire sur le mérite de l'impromptu; mais la politesse française l'emporta en cette circonstance sur la malignité: personne ne parut avoir fait attention à la grosse bêtise articulée par madame des M…; et elle n'en fut avertie et grondée que dans le tête-à-tête conjugal.

Cette femme, jolie, mais d'une bêtise fabuleuse, était adorée de son mari, ce qui faisait dire au comte de Narbonne, en parlant d'elle:

—Voilà pourtant comme il faut être pour nous rendre amoureux fous!

Aveu très-étrange, sortant de la bouche de l'adorateur en titre de madame de Staël, également célèbre par sa laideur et par son esprit.

XL

Malgré les réflexions pénibles qui ne cessaient d'occuper l'imagination d'Ellénore, ce fut un grand plaisir pour elle de se trouver au milieu d'une société si aimable, et d'entendre encore ce feu roulant de mots spirituels, de plaisanteries de bon goût, de pensées profondes mêlées aux folies les plus amusantes; car la rigueur de ce temps de ruines et de massacres n'avait pas encore altéré le talent, le charme de la conversation qui assuraient aux Français le titre des premiers causeurs de l'Europe. C'est aux discussions politiques, aux disputes d'intérêt, aux injures quotidiennement imprimées, que devait appartenir l'honneur de détruire avec tant d'autres puissances celle de la conversation française.

Le bruit du galop de plusieurs chevaux et du roulement d'une calèche dans les allées du parc de Windsor, vint mettre fin aux compliments peu sincères dont chacun accablait le chevalier des M… sur son impromptu fait à longue et grande peine.

C'était le prince de Galles qui, averti par le colonel Saint-Léger, son ami encore plus que son favori, avait désiré rencontrer, comme par hasard, cette charmante Ellénore, dont le duc d'O… lui avait vanté les charmes et l'esprit original.

A l'aspect du prince, Ellénore veut s'éloigner, elle fait signe à M. de Lally qu'elle va rejoindre sa voiture, mais il s'approche d'elle en disant:

—Pourquoi donc vous en aller quand le prince arrive?

—Je suis un peu souffrante, répond-elle avec embarras, et je désire rentrer chez moi.

—Restez, le grand air vous fera du bien, et puis il ne serait pas poli de s'en aller ainsi au moment où…

M. de Lally fut interrompu par le prince de Galles, qui s'écria, en prenant le bras du petit Frédérik:

—Ah! mon Dieu! le bel enfant!

—C'est celui de madame, s'empressa de répondre M. de Lally, saisissant cette occasion de mettre madame Mansley en rapport avec le prince et espérant la distraire ainsi de l'envie de retourner sur-le-champ à Londres; car, malgré les idées libérales de nos nobles démocrates de ce temps, ils ne pouvaient s'affranchir du prestige attaché à la royauté.

Le prince qui l'approchait ou l'attendait, était, en dépit de leurs airs indépendants, de leurs discours républicains, l'objet d'un vieux culte auquel le moins courtisan restait fidèle. Les habitudes anglaises avaient, à la vérité, rendu les devoirs de ce culte moins dangereux, les cérémonies moins fastidieuses; mais la religion était restée la même: celle qu'on a et qu'on aura toujours pour le pouvoir.

Chaque personne de la société s'était approchée pour saluer le prince. La vieille duchesse qui avait droit à la première politesse, l'attendait avec confiance; mais le prince, les yeux fixés sur Ellénore, saluait collectivement ceux qui se trouvaient là. A un mouvement qu'elle fit pour se retirer, il s'amusa à déconcerter son projet en s'emparant de Frédérik, pour lui montrer, dit-il, les beaux oiseaux qui venaient d'arriver des îles. L'enfant, ravi de les voir de près, et d'entrer dans les cages de ces oiseaux brillants de si riches couleurs et qu'il n'avait pu admirer que de loin, s'attache à la main du prince et le suit sans attendre la permission de sa mère.

On sait à quel point le prince de Galles était renommé pour ses nombreuses galanteries; et que l'honneur de lui plaire exposait à de grands dangers. Cependant il avait formé depuis longtemps une liaison fort peu dissimulée avec mistress Harbert, jeune veuve irlandaise, d'une grande beauté. Le roi se refusant à payer les dettes de son fils tant que cette liaison l'empêcherait de se marier, le prince s'était vu contraint de feindre une rupture, et de consentir à épouser sa cousine, la princesse Caroline de Brunswick. Trois mois devaient s'écouler avant la célébration du mariage, et le prince désirait employer cet intervalle le plus agréablement possible.

Aux compliments qu'il adressa à madame Mansley, à ses attentions marquées pour elle et pour son enfant, on devina bien vite ses projets de séductions. Et chacun devint très-curieux de voir comment ils seraient accueillis.

D'abord le prince tenant Frédérik d'une main, revint sur ses pas pour offrir son bras à Ellénore.

—Pardon, monseigneur, dit-elle en s'inclinant, sans accepter l'honneur qui lui était offert, mais madame la duchesse est là.

—Je vous remercie de me le rappeler, dit le prince, car auprès de vous on oublierait tous ses devoirs.

Alors, se tournant vers la duchesse de…, il la combla de joie en lui accordant la faveur à laquelle son rang et son âge lui donnaient tous les droits.

La conduite d'Ellénore, en cette légère circonstance, fut généralement approuvée, mais plus par M. Ham… que par tout autre. Il était accoutumé à voir le prince triompher si vite des scrupules et des obstacles en tous genres qui s'opposaient à ses désirs, qu'à la seule idée des hommages que Son Altesse pouvait adresser à Ellénore, il s'était senti pâlir d'effroi. Il se livrait au plaisir que lui causait la leçon donnée par Ellénore au prince, lorsque le colonel Saint-Léger lui dit à voix basse:

—Ah! si le prince rencontre de ces manières-là, c'en est fait; il deviendra amoureux à en perdre la tête!

—Vous croyez? demanda M. Ham… avec anxiété.

—Certainement, la nouveauté a un attrait irrésistible. Rencontrer la réserve, la rigueur peut-être, dans une occurrence où on n'a jamais eu le plaisir de combattre, c'est une bonne fortune qui doit captiver le coeur le plus frivole. Vous verrez si je me trompe.

—Si vous connaissiez comme moi tous les motifs qui doivent inspirer à madame Mansley la plus grande terreur pour un sentiment de cette espèce, vous ne…

—Raison de plus vraiment pour en être dominée, interrompit le colonel; à force d'y penser, on cède à ce qu'on craint.

—Quoi, vous avez si mauvaise idée de la vertu des femmes, que vous n'en croyez pas une à l'abri des séductions d'un prince royal?

—Ah! quant à moi, je les crois toutes fort sages, mais le malheur veut que je ne les vois pas toutes telles que je les suppose.

—Il serait possible que le prince de Galles n'eut point essuyé de revers!

—Cela n'est pas probable, j'en conviens, et, sans doute, il en aura sa part comme tout homme aimable; mais depuis que j'ai l'honneur d'être attaché à sa personne, je n'en ai pas vu d'exemple, c'est pour cela que je serais charmé…

—Ah! vous êtes désespérant! s'écria M. Ham…

Au même instant, il sentit qu'on s'emparait de son bras.

C'était Ellénore qui avait profité de la rencontre du prince avec M.
Fox, et de l'entretien qui s'en était suivi pour s'en échapper avec
Frédérik, et venir prier M. Ham… de les conduire en hâte à sa voiture.

L'instinct qui fait si vite deviner aux femmes les sentiments qu'elles inspirent, avait fait pressentir à Ellénore l'empressement que M. Ham… mettrait à la soustraire le plus tôt possible aux coquetteries du prince. En effet, il bénit M. Fox et la nouvelle qui lui avait servi à captiver un moment l'attention du prince, au point de ne pas s'apercevoir du départ d'Ellénore. Il l'aida à monter dans sa calèche, en lui promettant de l'excuser auprès de M. de Lally et de M. de Malouet qu'elle devait ramener, et en se chargeant de les reconduire chez lui où tous devaient dîner. Ellénore revint de cette promenade plus décidée que jamais à fuir toute occasion de se retrouver en si noble compagnie.

XLI

Le lendemain de cette promenade, de ce dîner offert de si bonne grâce par M. Ham… à l'élite des réfugiés qui se trouvaient à Londres, la nouvelle de la condamnation de Louis XVI vint les jeter dans la consternation. Encore plus frappés de la violation du pouvoir royal que du jugement inique qui faisait tomber la tête d'un innocent, les émigrés s'abordaient en levant les mains au ciel, mais sans proférer une parole, dans la crainte de maudire cette sanglante parodie devant quelque descendant d'un des bourreaux de Charles 1er. Dans cette affliction profonde, c'était un soulagement que d'en parler avec confiance, et le salon d'Ellénore devenait un asile précieux pour les malheureux Français qui pleuraient sur leur patrie; aussi, chaque jour, M. de Lally ou M. Malouet la suppliaient-ils d'y admettre quelque nouvelle victime de la Révolution. Refuser d'accueillir des proscrits, d'adoucir leur misère, c'était une prudence impitoyable, dont le coeur d'Ellénore n'aurait jamais eu le courage.

Ce même sentiment de fraternité pour tout ce qui souffrait, lui révèle le chagrin que la nouvelle de la mort du roi doit causer à madame Desprez; elle craint que la santé de la pauvre femme, déjà si faible, n'en soit accablée; elle se rend chez elle pour questionner la bonne Victorine sur l'état de sa maîtresse.

Elle entre dans la première pièce où la jeune apprentie travaille habituellement; elle ne l'y voit pas; sa broderie, son dé, sont tombés sur le plancher; tout prouve qu'elle a été interrompue vivement dans son travail par quelque événement.

C'est sans doute sa maîtresse qui se sera trouvée mal, pense Ellénore.

Et elle s'approche doucement de la porte qui sépare ce cabinet de la chambre de madame Desprez.

La porte est entr'ouverte et lui permet de voir que Victorine n'est pas là. Le bruit des pas d'Ellénore sur le plancher mal joint ne fait faire aucun mouvement à la malade. Ellénore la croit profondément endormie; et, poussée par une curiosité irrésistible, elle s'avance vers le lit, et elle a peine à retenir un cri de surprise en reconnaissant dans cette malade la marquise de M… la parente, l'amie la plus intime de la duchesse de Montévreux.

Elle reste un moment immobile, l'esprit envahi par cette pensée: le ciel livre à mes soins l'amie de celle qui m'a perdue, et je puis lui sauver la vie!… Alors, s'apercevant que la marquise de M… est sans connaissance, Ellénore prend le flacon de sels qu'elle portait sur elle, et le lui fait respirer. En cet instant, Victorine accourt suivie du docteur J…

—Sauvez-la, monsieur, sauvez-la, disait la pauvre fille en pleurant; puis apercevant Ellénore, elle s'écrie tout à coup: Ah! mon Dieu! que dira madame?…

—Rien, répond madame Mansley en serrant le bras de Victorine, car elle ne saura jamais que j'ai pénétré ici. En disant ces mots, elle passe dans l'antichambre, avant que les gouttes d'éther administrées par le docteur aient ranimé madame Desprez.

Dès qu'elle voit sa maîtresse revenue à la vie, Victorine la laisse avec le docteur, et vient expliquer à madame Mansley comment les dernières nouvelles arrivées de France avaient jeté madame Desprez dans un si violent désespoir qu'elle en était tombée à la mort.

—Rassurez-vous, mon enfant, le docteur la sortira de cette crise; mais il ne faut pas que le moindre trouble lui rende les convulsions qui l'ont plongée dans ce cruel état. Ainsi, promettez-moi de lui laisser toujours ignorer que je l'ai vue, et joignez-vous toujours à moi pour lui faire accepter les secours dont elle a besoin, sans qu'elle se doute d'où ils viennent. De mon côté, je vous jure de garder son secret, de ne parler d'elle à personne, à condition que vous continuerez à m'associer aux bons soins que vous lui rendez.

—Ah! madame, s'écria Victorine, c'est mettre le comble à vos bontés, car ma maîtresse ne me pardonnerait pas d'avoir laissé entrer quelqu'un ici qui pût la reconnaître.

Le docteur, en sortant, rassura Ellénore sur l'état de la marquise de
M…

—Elle s'était déjà donné la fièvre à force de travail, dit-il; maintenant, c'est à force de chagrin. Mais j'espère que le quinquina lui fera autant de bien cette fois-ci que l'autre. Cependant, il serait bon de la distraire un peu de ses idées noires. La malheureuse femme ne voit personne, et je soupçonne qu'elle n'a pas été accoutumée à une si austère solitude, car si la bonne Victorine suffit à son service, elle ne peut suffire à sa conversation, et, vous le savez, les Françaises vivraient plutôt sans manger que sans causer. Tâchez donc de lui trouver quelque bon causeur qui consente à la croire madame Desprez, à lui parler comme à une simple bourgeoise, tout en la traitant avec les égards dus à une duchesse. Cela ne doit pas être difficile, il ne manque pas ici de pauvres diables aussi comme il faut et aussi pauvres qu'elle.

—J'y penserai, dit Ellénore, mais songez avant tout qu'elle ne veut pas être reconnue.

En rentrant chez elle, madame Mansley apprend qu'un monsieur l'attend dans le salon. Redoutant une entrevue pénible, elle n'ose demander le nom de ce monsieur, et elle est agréablement surprise en reconnaissant le prince de P…

—Quel bonheur! s'écrie-t-elle; vous ici? cher prince.

—Ma foi! cela n'a pas été sans peine, dit le prince, en embrassant paternellement Ellénore. Pendant que la moitié de ces républicains féroces incarcéraient et tuaient notre roi, l'autre moitié nous chassait de la Belgique, et même de la Hollande, où je m'étais réfugié. Enfin, après bien des ennuis, des dangers, j'ai pu m'embarquer pour l'Angleterre, et je me trouve si heureux de vous revoir et d'être en sûreté ici, que j'oublie tout ce que j'ai souffert. D'ailleurs, qui oserait se plaindre de son sort, en pensant à celui qu'on a fait au roi de France et à celui qu'on réserve à sa famille!

Après avoir longtemps déploré les horreurs qui se passaient en France et la mort de tant de gens honorables et célèbres, la conversation se porta naturellement sur les amis qui restaient. Ellénore questionna le prince sur plusieurs personnes qu'il voyait habituellement à Bruxelles, telles que le chevalier de Panat, le comte de Lauraguais; mais elle ne prononça pas le nom de M. de Savernon.

—Vous ne me demandez pas ce que devient Albert, dit le prince, et pourtant il a bien quelque droit à votre intérêt.

—C'est que, vous voyant garder le silence sur lui, j'ai pensé qu'il ne lui était rien arrivé d'extraordinaire.

—Eh bien, vous vous trompez; en l'abandonnant à sa folie, vous lui avez ôté le courage de porter plus longtemps le joug qui lui pesait: il s'en est affranchi.

—Quoi! il aurait rompu avec la princesse de Waldemar!

—Ah! mon Dieu, oui, sans nul égard; et quand je lui en ai fait le reproche, il m'a répondu que votre ascendant sur lui pouvait seul le contraindre à continuer un servage qui lui devenait insupportable, et qu'en dédaignant de le diriger par vos sages conseils, vous l'aviez rendu à son indépendance; qu'il était bien assez pénible de ne pouvoir consacrer sa vie à la femme qu'on aime, sans la soumettre à celle qu'on n'aime plus, et une foule d'autres mauvaises raisons que sa passion lui fait trouver les meilleures du monde.

—Mais où est-il? demanda Ellénore dans un grand trouble.

—Nous n'en savons rien. Lorsque l'armée des patriotes a forcé la princesse à quitter Bruxelles, il l'a conduite jusqu'à la ville d'Allemagne où elle désirait aller attendre le résultat des événements; puis, lorsqu'il l'a vue en sûreté et fort agréablement établie dans le château d'un de ses parents, il l'a laissée en lui écrivant pour adieu que son devoir l'obligeait à se rendre auprès des princes.

—Et savez-vous si effectivement il est auprès d'eux?

—Je sais positivement qu'il n'y est pas, reprit le prince en souriant, mais, du reste, j'ignore ce qu'il est devenu.

»Il parlait sans cesse de retourner en France pour sauver sa fortune, pour revoir son vénérable oncle, pour l'arracher à l'échafaud qui le menaçait.

—Il aura peut-être accompli ce fatal projet, dit Ellénore, il est peut-être prisonnier dans un de ces cachots qu'on ne quitte que pour aller à la mort?

—J'espère que non, dit le prince, en voyant pâlir Ellénore. Son arrestation aurait été mise dans les journaux; mais je recevrai bientôt une lettre qui m'apprendra où il est, je n'en doute pas, et je le saurais déjà s'il n'avait pas craint de me voir instruire la princesse du lieu de sa retraite; il n'a pas tort, car les élégies qui suivent les ruptures sont aussi fastidieuses qu'inutiles, et le mieux est de les éviter.

La visite de M. Ham… interrompit la conversation; il parut charmé de revoir le prince de P… qu'il avait connu lors du premier voyage que le prince avait fait à Londres. Il connaissait l'affection d'Ellénore pour cet excellent ami, et l'idée de le faire servir au dessein qu'il formait, lui rendait sa présence doublement précieuse.

XLII

Un Anglais riche pense rarement à s'enrichir encore par la dot de sa femme. Et pour peu qu'il soit courageux, on le voit tout sacrifier sans regrets au bonheur de posséder celle qu'il aime. Cependant M. Ham… ne se dissimulait point les propos médisants, les reproches de famille qu'il aurait à braver en épousant la mère de Frédérik; mais peu lui importait qu'elle fût méconnue, calomniée par le monde, c'était une raison de plus pour lui de se faire son vengeur. M. Ham… doué d'assez d'avantages pour mériter l'attachement d'une personne distinguée, ne se faisait pas d'illusion sur l'espèce de reconnaissance qu'il inspirait à Ellénore; c'était une amitié sans alliage, très-différente de ces amitiés coquettes dont les manières franches, et même un peu brusques, ne sont qu'un prétexte à des familiarités intimes. Aussi M. Ham…, en homme d'esprit judicieux, ne se flattait-il point d'entraîner madame Mansley dans la moindre démarche dont il pût se faire un droit à sa préférence. Il la connaissait déjà assez pour savoir qu'elle ne pouvait être la proie ni du caprice, ni de l'occasion, ni même de toutes les séductions de l'amour-propre. L'attrait d'une existence honnête et honorée devait seule captiver cette âme si fière, et si souvent humiliée. Reprendre dans la société la place qu'on lui contestait, soustraire son fils aux embarras d'une situation difficile, à la défense continuelle d'une réputation calomniée, lui assurer un protecteur, un guide dans ce monde où la première inconséquence décide quelquefois du malheur de toute la vie, étaient les seuls motifs qui pussent déterminer Ellénore à accepter l'offre honorable que M. Ham… se flattait de lui faire agréer.

Tout à l'espérance de voir bientôt réaliser son rêve de bonheur, tout à la joie pure de méditer une bonne action dont la félicité de sa vie entière doit être la récompense, M. Ham… attend avec impatience que les premiers jours du deuil de la mort de Louis XVI soient passés pour demander un moment d'entretien au prince de P…: car, parler d'un intérêt personnel à travers cette tragédie nationale, n'eût pas été convenable. On devine le sujet de cet entretien, et avec quel empressement le prince de P… se chargea de parler le premier à Ellénore d'une proposition qu'il regardait comme le prix dû à ses nobles sentiments et à sa conduite courageuse.

Lorsque le prince, avec le visage rayonnant et la démarche aisée d'un ambassadeur porteur de bonnes paroles, arrive chez Ellénore, il la trouve avec plusieurs personnes, parmi lesquelles était le colonel Saint-Léger.

Il venait de se faire présenter par le comte de Lally Tollendal, en qualité d'envoyé du prince de Galles; Son Altesse priait madame Mansley de vouloir bien lui donner les noms et l'adresse des familles françaises qu'elle savait être nouvellement réfugiées à Londres ou aux environs, afin qu'elle pût s'unir à elle pour les secourir dans leur infortune. Cette prière, venant d'une Altesse Royale, avait toute l'autorité d'un ordre; et d'ailleurs, le motif en était si louable, qu'on ne pouvait se refuser d'y obéir.

Ellénore répondit avec grâce, mais d'un air assez froid, qu'elle se conformerait aux volontés généreuses du prince de Galles; elle pensait qu'en n'ajoutant rien à ce peu de mots, la conversation tomberait, et que le colonel abrégerait sa visite; mais il paraissait décidé à profiter le plus longtemps possible du droit que lui donnait sa présentation, de ne partir qu'avec celui qui l'avait amené.

Personne ne s'abusa sur le vrai motif de cette ambassade; c'était un prétexte choisi par le prince pour établir un rapport indirect entre Ellénore et lui, et il espérait bien que, cette occasion une fois trouvée, de lui écrire ou de la voir, amènerait tout naturellement le succès que d'ordinaire les plus jolies femmes ne lui faisaient pas attendre.

Le colonel Saint-Léger avait la réputation d'un homme fort aimable, dont l'unique défaut était d'aimer le prince de Galles avec trop d'aveuglement, et de ne pas assez le contrarier dans ses caprices; mais il n'entrait aucun vil calcul dans cette faiblesse; sa grande habitude de vivre à la cour lui avait souvent prouvé la vérité de cette maxime française: «Donner des conseils, c'est prendre de la peine pour déplaire.» Et dans la certitude de n'être point écouté, il s'évitait des représentations inutiles. D'ailleurs, la bienfaisance du prince envers les réfugiés français était une réalité encore plus qu'un prétexte, et l'on s'empressait de lui offrir des occasions de la mettre à l'épreuve.

La fierté des émigrés ne rendait pas cette tâche facile. Il fut convenu entre le colonel et madame Mansley qu'ils se réuniraient pour faire la liste des personnes qui méritaient le plus la protection du prince royal; et lorsqu'il fallut inscrire les premiers noms…

—Vraiment je ne serais pas embarrassé de vous en dicter, dit M. de Lally à Ellénore, qui tenait la plume; mais la plupart de ceux que je sais être dans la plus profonde misère sont capables de me démentir. Il n'y a pas de métier auquel ils ne se résignent plutôt que d'accepter des secours. Heureux encore lorsqu'ils choisissent un état inoffensif, car, lorsqu'ils se font arracheurs de dents, comme M. de Basmarais, ou pâtissiers comme M. de F…, ils risquent de devenir bourreaux ou empoisonneurs le plus innocemment du monde.

—Quoi! s'écria-t-on, M. de Basmarais s'est fait dentiste? En êtes-vous bien sûr?

—Vraiment, il n'aurait tenu qu'à moi de mettre son talent à l'épreuve, reprit M. de Lally, je souffrais l'autre jour comme un martyr, le maître de la maison où je loge m'engage à aller consulter une espèce de charlatan français qui fait des cures étonnantes, à l'aide d'un élixir miraculeux, et enlève les dents avec une adresse extrême. Je me rends aussitôt chez cet homme incomparable, et fort heureusement, avant de lui livrer ma tête, je regarde la sienne; malgré l'étonnante perruque blonde qui cache ses cheveux noirs, malgré les lunettes qui dissimulent son regard, je reconnais l'honnête gentilhomme, le châtelain dont la terre était voisine des nôtres, et la peur de tomber dans ses mains ignorantes paralyse aussitôt ma douleur. Il s'obstine à vouloir m'opérer, se flattant de n'être pas reconnu. Je le menace de le saigner de force, car j'ai autant de droits à faire de la chirurgie, que lui à massacrer la mâchoire des malheureux qui viennent le consulter.

»Frappé de la justesse de cette réflexion, il part d'un éclat de rire; j'en fais autant. Mais bientôt, revenant au sérieux de la situation, il me supplie de ne pas nuire à sa renommée en parlant du peu d'études qu'il a faites pour arriver à ce prodigieux talent.

»—Quoi! vraiment, lui dis-je, vous arrachez vous-même les dents à ces pauvres gens?

»—Pourquoi pas? me répondit-il; on se fait un monstre de ces sortes d'opérations, mais rien n'est si simple, c'est l'affaire d'une petite tenaille; et si vous voulez, je vais vous le prouver.

»—Grand merci! lui ai-je répondu; j'aime mieux avoir recours à votre eau miraculeuse, je la crois beaucoup plus innocente que votre petite tenaille.

»Et je me suis emparé de plusieurs bouteilles de cet élixir, dont j'ai eu beaucoup de peine à lui faire accepter le prix marqué dessus, tant il avait la confiance de sa juste valeur. Allez donc proposer à cet homme-là de vivre des bienfaits d'un prince!

Ellénore aurait pu joindre à cet exemple celui de madame Desprez et de beaucoup d'autres; mais, sans dénoncer les pauvres fiers qui désiraient rester inconnus, elle proposa plusieurs moyens de les secourir à leur insu, en gagnant leurs fournisseurs ou les domestiques dévoués qui s'obstinaient à les servir sans gages, et quelquefois sans dîner. On applaudit à toutes les ruses ingénieuses que son coeur lui fournit, pour améliorer le sort de tant de nobles familles, et le colonel Saint-Léger promit de seconder de tout son zèle les intrigues charitables imaginées par la bonté de madame Mansley pour satisfaire la générosité du prince.

M. de Ham…, en voyant s'établir entre le colonel, le prince royal et Ellénore cette complicité de bonnes actions, éprouva un sentiment pénible, et il insista de nouveau auprès du prince de P… pour qu'il fît à Ellénore la proposition que les visites de la veille l'avaient contraint de remettre à un autre moment.

—Soyez tranquille, dit le prince, il n'y a pas de temps de perdu!

—Mais si le prince royal se met en tête de lui plaire?

—Oh! je la connais, et je ne pense pas qu'il y parvienne facilement.

—Ce sont justement les obstacles qu'il y trouvera qui me font frémir. Il est déjà bien assez séduisant par sa personne et par sa position; et pour peu que la contrariété le porte à aimer, à se dévouer comme moi, je suis perdu.

—En tout cas, dit le prince en souriant, il vaudrait mieux que ce fût maintenant que plus tard; mais je ne crois pas que vous ayez rien à craindre de ce côté, ajouta le prince en pensant à son jeune ami, M. de Savernon, dont l'amour lui paraissait beaucoup plus dangereux pour Ellénore que celui du prince de Galles.

Cette pensée lui fit hâter son entretien avec madame Mansley. Il choisit le moment de la matinée où elle ne recevait personne, pour se faire annoncer. Présumant bien qu'il avait à lui parler de choses importantes, elle n'hésita pas à le recevoir.

A la suite d'un court préambule, le prince arrive au sujet qui l'amenait près d'elle, et se félicite à la vue de l'impression agréable qui se peint sur les traits d'Ellénore, en écoutant l'offre honorable que le prince lui faisait au nom de M. Ham….

—Quoi! s'écria-t-elle, je ne suis donc pas un objet de mépris?… on peut donc deviner à travers les malheurs, les humiliations qui m'ont accablée, que je ne les ai pas mérités; que nulle action honteuse ne m'a placée au rang des femmes que la société repousse. Ah! bénie soit l'âme honnête qui a su lire dans la mienne! Je jure de lui conserver toute ma vie la même reconnaissance qu'on a pour Dieu! car lui aussi me rend l'existence, et la seule qu'on chérisse, celle de l'âme. L'idée de son dévouement me consolera de toutes les injustices que le sort me réserve encore. Il me rehausse à mes propres yeux, car le plus cruel des effets de la calomnie, des dédains prolongés, est de vous faire douter de ce que vous valez. J'ai pu être la femme d'un honnête homme, justement honoré de tous ceux qui le connaissent, me dirai-je; et ce souvenir apaisera le sentiment amer qui se révolte souvent en moi contre les coups d'une méchanceté aveugle.

—Cette méchanceté s'adoucira bientôt, dit le prince; la femme du banquier Ham… fera vite oublier la dupe du marquis de Rosmond. L'essentiel est d'être bien placée dans le monde pour y attendre le jour où il doit vous rendre justice.

—Ce jour viendra trop tard pour moi, je le pressens, aussi ne laisserai-je jamais personne s'associer à mon triste sort.

—Quoi! vous refuseriez l'offre de Ham…? vous refuseriez de faire taire les bruits injurieux dont votre position est le prétexte? Ce serait un acte de démence.

—Dont je serai seule victime, reprit Ellénore, et je préfère rester malheureuse, à payer mon bonheur aux dépens de celui d'un mari qui ne m'inspirerait que de la reconnaissance.

—Qu'importe! l'amour viendrait ensuite, et lors même qu'il ne viendrait pas, cela ne serait pas un grand mal. Rien n'est si inutile en ménage.

—Non, j'estime trop M. Ham…, je suis trop touchée de son offre généreuse pour n'y pas répondre avec toute la loyauté de mon caractère; je ne saurais l'aimer, comme il a le désir, le droit d'être aimé, et il mérite une femme moins calomniée, plus tendre et plus dévouée que moi.

—Beau sentiment qui n'a pas le sens commun, s'écria le prince vivement; d'ailleurs il ne s'agit pas de vos inclinations romanesques, ni de votre intérêt personnel. C'est celui de votre fils qu'il faut considérer, et quand vous aurez réfléchi sur les avantages qu'il doit retirer de ce mariage, je suis certain que toutes les belles raisons que vous cherchez pour motiver votre refus s'évanouiront comme un songe.

Alors le prince entra dans les détails de tout ce qui résulterait d'heureux pour Frédérik dans cette union qui replaçait Ellénore au rang dont elle était digne, et insista particulièrement sur l'obligation où son fils ne serait plus d'avoir toujours l'épée à la main pour faire taire les médisants acharnés à la réputation de sa mère.

Le prince parla longtemps sur ce sujet sans qu'Ellénore pensât à l'interrompre. Accablée sous le poids de raisonnements aussi puissants, elle sentait qu'y résister c'était se rendre coupable envers cet enfant dont le bonheur était son unique joie, son premier devoir. A mesure que le prince rendait cette vérité plus évidente à l'esprit d'Ellénore, il la voyait pâlir; de grosses larmes s'échappaient de ses yeux sans qu'elle les sentit couler. Elle semblait abîmée dans le recueillement qui précède un grand sacrifice.

—Je conçois, ajouta le prince, qu'on ait besoin de réfléchir avant de prendre une aussi importante décision, et je ne crains pas de vous laisser tout le temps nécessaire pour la méditer, bien certain que plus vous y penserez, et plus vous trouverez d'excellentes raisons pour assurer à vous et à votre enfant une existence douce et honorable.

En finissant ces mots, le prince de P… serra affectueusement la main d'Ellénore, et sortit.

XLIII

—Va voir ta mère, dit le prince de P… au petit Frédérik qu'il rencontra au bas de l'escalier, au moment où il venait de laisser Ellénore tout à sa rêverie, va, ta présence et tes caresses feront plus que toute mon éloquence.

Et l'enfant, croyant que sa mère avait quelque chose à lui donner, s'empressa d'aller vers elle.

—Il le faut, pensa Ellénore en le voyant entrer. Que sont mes scrupules, mes voeux pour le repos et l'indépendance, en comparaison du bonheur de cet enfant! Que de justes reproches il serait en droit de m'adresser un jour en le privant d'un guide, d'un appui, s'il se voyait l'objet des dédains, des plaisanteries offensantes de ses camarades de collége, et plus tard, rejeté d'un monde où le malheur de sa naissance est puni comme un crime. Le prince a raison, il ne m'est pas permis d'hésiter à sortir mon fils d'une position honteuse et périlleuse pour conserver une liberté inutile. Qu'importe le plus ou moins d'ennuis attachés à mon existence! n'a-t-elle pas été pour jamais flétrie le jour où la calomnie, la trahison m'ont livrée aux injustes mépris des gens du monde? Puisqu'il n'est plus de bonheur pour moi, que j'assure au moins le tien, ajouta-t-elle en serrant Frédérik contre son coeur.

Cette résolution si louable, Ellénore s'étonna d'éprouver tant de peine à l'accomplir; mais la femme qui a le plus à se plaindre de l'amour ne renonce pas sans regret à la chance d'en souffrir encore. La passion est la vie de certaines âmes: on dirait que Dieu ne les jette sur cette terre de douleurs que pour aimer et pleurer.

Les attentions du prince de Galles pour Ellénore, le soin qu'il prenait de lui envoyer chaque jour les plus belles fleurs des serres royales, les fruits les plus rares, et tout cela sans qu'elle pût les refuser, car le colonel de Saint-Léger les offrait toujours en son nom, toutes ces preuves d'une coquetterie qui prenait les apparences d'un sentiment discret, inspiraient une sorte de crainte à Ellénore, qui ajoutait une raison de plus à toutes celles qu'elle avait déjà de se mettre sous la protection d'un mari.

Cependant Ellénore délibéra encore quelques jours avant de répondre irrévocablement à la proposition de M. Ham… C'était, disait-elle, pour lui laisser à lui-même tout le temps d'y réfléchir, et de la rétracter si les inconvénients attachés à cet excès de dévouement se révélaient à lui en dépit de son amour. Mais en croyant céder à un sentiment généreux, elle obéissait simplement à cette répulsion invincible qu'éprouve toute femme à se donner par raison.

—J'exige de vous une réponse par écrit, avait dit le prince de P… à Ellénore, autrement l'ami Ham… croirait que je prends sur moi de vous engager près de lui plus que vous ne voulez l'être; il est essentiel qu'il sache par vous-même les motifs qui vous déterminent à accepter sa main, et la sorte d'affection que vous lui apporterez en retour d'un attachement sans borne. Il n'a pas l'ambition d'être adoré, je le sais, mais l'homme le plus modeste s'attend souvent à plus qu'on ne lui accorde, et il ne faut pas le laisser dans des illusions que la vie conjugale saurait bientôt détruire. Je vois de grands élémens de bonheur dans cette union, justement parce qu'il n'y a d'amour que d'un côté, et que la sagesse sera de l'autre.

—J'écrirai ma réponse demain matin, dit Ellénore avec résignation; vous aurez ma lettre avant l'heure où vous devez aller dîner chez M. Ham…

En ce moment arrivèrent le petit nombre de personnes qui se réunissaient pour prendre le thé chaque soir chez madame Mansley; il fallut soutenir une conversation moitié sérieuse, moitié frivole, et entièrement étrangère aux idées qui occupaient son esprit.

La présence de M. Ham…, et l'anxiété peinte dans ses yeux, dans son agitation muette, rappelaient seules à Ellénore l'importance de sa situation. Un simple mot d'elle pouvait changer l'inquiétude douloureuse en joie délirante. Mais ce mot, elle ne pouvait obtenir de sa bouche de l'articuler. Un regard presque tendre aurait produit le même effet, mais elle ne pouvait se résoudre à lever les yeux sur celui à qui elle allait consacrer le reste de sa vie. Son coeur loyal se refusait à ces ruses innocentes qui consistent à donner plus d'espérances qu'on n'en peut réaliser.

La contrainte qu'éprouvaient Ellénore et M. Ham… aurait jeté beaucoup de froid sur la conversation, si le prince de P… ne l'avait soutenue par un enjouement qui ne lui était pas ordinaire depuis que les événements l'avaient forcé à s'expatrier. Impatienté de voir Ellénore prendre si peu de pitié du malaise de M. Ham…, de paraître se plaire à prolonger une pénible incertitude, le prince disait en riant une foule de choses aventurées, dans l'idée que cette gaieté sans sujet apparent prouverait à M. Ham… qu'il n'avait pas à redouter une réponse contraire à ses voeux, car la politesse seule aurait suffi pour empêcher le prince de se montrer si joyeux de lui apporter une mauvaise nouvelle.

—Pour être de si bonne humeur, cher prince, dit M. Lally de Tollendal, il faut que vous ayez appris la délivrance de quelques-uns de nos pauvres amis, ne nous en gardez pas le secret, je vous en conjure.

—Hélas! depuis la nouvelle de la sortie de Paris de la maréchale d'Aubeterre et de l'évasion miraculeuse de M. d'Herville, je n'en ai reçu que de fort inquiétantes, répondit le prince. Vous savez qu'après s'être sauvé de la prison de l'Abbaye, déguisé en mendiant, il a passé plusieurs nuits à Paris, caché dans des chantiers, frémissant à chaque voie de bois qu'on y venait chercher et qu'enfin, à la faveur d'un certificat de plusieurs années de services comme postillon chez un Anglais, il est parvenu à passer la frontière. Quand madame de Baleroy, sa belle-mère, l'a vu arriver, elle a pensé mourir de joie. J'apprends aussi que le vicomte de Ch… quitte les belles forêts de l'Amérique pour venir partager nos malheurs; cela est digne de son noble caractère. Dès qu'il sera ici je vous le ferai connaître, et vous m'en remercierez, car c'est un jeune homme un peu rêveur, mais d'un esprit à la fois profond et brillant. Si jamais il lui prend fantaisie d'écrire, je crois qu'il obtiendra de grand succès. Sans compter qu'avec tout cela il a les plus beaux yeux du monde.

»Quant aux lettres de nos malheureux officiers, ajouta le prince de P…, elles ne sont pas consolantes. Le chevalier de Beausire nous écrit «qu'en partant d'En…, avec le duc de Bourbon, il avait 12 livres pour tout argent, qu'il était resté deux mois avec la même chemise, se mettant au lit pour la faire laver quand elle était trop sale. Il ajoute que la misère est au comble dans notre armée, les malades n'y ont pas de quoi se faire soigner, et la mauvaise nourriture donne la dyssenterie aux officiers comme aux soldats.»

»Certes, ce ne sont pas de semblables nouvelles qui me mettent en bonne humeur, continua le prince, mais plus on souffre du malheur de ses amis, plus on se réjouit de la félicité de celui que le ciel favorise, et j'ai dans ce moment l'espoir de voir un homme auquel je porte un grand intérêt, atteindre au sort le plus heureux.

Ces derniers mots furent accompagnés d'un air si fin, que tout le monde les comprit. Les regards se portèrent sur M. Ham…, dont l'amour était peu dissimulé, aussi chacun en observait-il les progrès. L'embarras qu'il éprouva de l'indiscrétion bienveillante du prince changea aussitôt les soupçons en certitude.

—Quoi! vraiment? dit le chevalier de Pa… en fixant ses yeux malins sur Ellénore. Eh bien, j'en serais charmé.

Mais elle, sans lui répondre, sonna pour faire servir le thé; c'était une manière de prouver que ce sujet d'entretien l'importunait; il n'en fut plus question.

Cependant, chacun garda l'idée que la confidence du prince avait dû faire naître. Le chevalier de Pa… en causait tout bas avec M. de Lally dans un coin du salon pendant qu'Ellénore prenait le thé avec les autres personnes qui se trouvaient là, lorsqu'on annonça lord Bor… et le colonel Saint-Léger.

Ces derniers arrivés, après avoir satisfait aux politesses dues à la maîtresse de la maison, voulurent savoir ce qui animait si vivement la conversation du chevalier et de son ami; comme ils n'en faisaient pas mystère, le colonel s'écria:

—Un mariage!… En êtes-vous bien sûrs?

—Autant qu'on peut l'être de ce qu'on voit, dit le chevalier; à en croire le prince P…, les parties intéressées sont d'accord, il n'y a plus que la bénédiction à recevoir.

—La mienne leur manquera toujours, reprit le colonel; condamner une si jolie personne à la chaîne conjugale, à la tyrannie jalouse d'un mari; avec tant d'esprit, d'élévation dans le caractère, la réduire à l'état de bonne femme de ménage, ah! cela crie vengeance, et il se trouvera, je l'espère, quelque bon génie qui l'arrachera à cette horrible destinée.

En parlant ainsi, le colonel se rapprocha de madame Mansley, espérant deviner à quelques mots d'elle ce qu'il devait penser du mariage que le chevalier disait si prochain; mais l'attitude sévère que conservait Ellénore avec M. de Saint-Léger ne l'encourageait pas à lui parler d'événements aussi intimes; et d'ailleurs, le désir d'éviter toute allusion, toute plaisanterie sur un acte dont l'importance la terrifiait, lui avait fait placer la conversation sur un autre sujet.

Cependant le colonel ne veut pas rester dans l'incertitude sur un fait qui ne le surprendrait pas seul. Il s'approche du prince de P…, et se décide à le questionner franchement à propos du futur mariage de madame Mansley.

—Qui vous a donné cette nouvelle? demanda la prince.

—C'est le chevalier de Pa…, il m'a dit la tenir de vous.

—C'est une plaisanterie de sa part, reprend le prince, qui croit plus sage de ne point faire connaître ce mariage au prince de Galles avant qu'il ne soit accompli. Le chevalier aura interprété tout de travers un mot que j'ai dit au hasard, ajoute-t-il; et voilà comme on fait des histoires à plaisir!

—Entre nous, j'avais peine à croire à tant d'aveuglement des deux parts, reprit le colonel en souriant. Elle est trop belle, et lui trop raisonnable pour faire chacun une si grande folie.

Le prince laissa le colonel dans cette assurance, et se retira de bonne heure en disant à voix basse à Ellénore:

—N'oubliez pas la lettre que j'attends demain.

XLIV

Tout se réunissait pour affermir Ellénore dans la résolution qu'elle avait prise, et qui lui semblait irrévocable; pourtant elle passa la nuit entière à chercher comment elle pourrait refuser la main de M. Ham…, sans mériter d'être blâmée par ses amis, et plus tard par son fils.

Ce ne fut qu'après une longue hésitation qu'elle se mit à écrire cette réponse si désirée, qui allait la lier éternellement à un ami, et la fixer en Angleterre. Bien que la France fût désertée alors par tous ceux qui pouvaient la fuir, l'idée de ne plus y revenir était insupportable à Ellénore; elle prévoyait la chute prochaine de l'atroce gouvernement qui terrifiait alors ce beau pays, et l'espoir de finir ses jours dans la retraite, quoique au milieu de Paris, était une douce pensée qu'elle n'abandonnait pas sans de vifs regrets.

—Mais à quoi bon ajouter à ses peines, se dit-elle, en relatant ainsi l'un après l'autre les sacrifices que le devoir m'impose! l'intérêt de mon fils commande, obéissons.

Alors elle commença sa lettre à M. Ham…; elle avait déjà écrit tout ce que sa franchise et sa reconnaissance lui dictaient; elle cherchait encore les mots les plus propres à adoucir l'aveu qu'elle se croyait obligée de lui faire, lorsqu'elle entendit un grand bruit dans son antichambre.

—On ne peut entrer, criait Germain, madame a défendu sa porte.

Et d'autres voix se mêlant aux cris de Germain, on ne distinguait plus aucun mot; enfin la porte s'ébranle, le domestique fait de vains efforts pour empêcher qu'on ne l'ouvre, il est repoussé par une main vigoureuse jusqu'à l'autre bout de l'antichambre, et madame Mansley voit entrer le comte de Savernon.

La pâleur est sur son front, le délire dans ses yeux; tremblant à la fois de crainte et de colère, il paraît dans tout le désordre d'un homme au désespoir.

A son aspect Ellénore reste interdite, elle n'a pas même la force de s'indigner contre l'audacieux qui viole ainsi son asile, tant l'apparition d'Albert dans ce moment décisif lui semble un obstacle envoyé par Dieu même, pour rompre le lien qu'elle va former.

M. de Savernon, en la voyant ainsi muette d'étonnement et respirant à peine, sent tout à coup s'apaiser la fureur qui l'avait porté à cet acte de violence, il tombe aux genoux d'Ellénore, et la regardant à travers ses larmes:

—Ah! dites que ce n'est pas vrai, s'écria-t-il; dites que jamais un autre… et la douleur l'empêchant de continuer, il cache sa tête entre ses mains, comme honteux de ne pouvoir surmonter son émotion.

—Il le faut… répond Ellénore, d'une voix à peine articulée, et sans faire parade d'un ressentiment qu'elle n'éprouvait pas. Car en pénétrant chez elle contre sa volonté, elle savait qu'Albert obéissait à un sentiment vrai, passionné; et que le traiter avec dédain ou avec courroux, c'était risquer de le porter au délire.

—Non, rien ne peut vous y contraindre… dit-il avec véhémence, à moins que l'amour ne vous…

—L'amour? interrompit Ellénore; je ne peux plus en avoir pour personne.

—S'il est vrai, pourquoi vous marier? pourquoi sacrifier votre liberté? pourquoi me mettre au désespoir?… Savez-vous jusqu'où la crainte de vous voir à un autre peut porter ma rage, le sais-je moi-même!… Depuis que le prince m'a parlé de ce mariage, je n'ai plus ma tête; je sens que je mourrai avant qu'il ne s'accomplisse: oui… je ne reculerai devant aucun tort, aucun malheur, aucun crime pour l'empêcher…

—Est-il possible! s'écria Ellénore, rendue au courage par la menace; vous que je croyais noble, généreux, sensible; vous que j'aurais imploré dans mes peines, comme un appui, un ami consolateur; vous ne pensez qu'à mettre le comble à tous les maux qui m'accablent. Ma position dans le monde m'expose à d'injustes mépris, vous ne voulez pas que j'en sorte: l'amour le plus pur m'a perdue aux yeux du public, vous voulez qu'un amour coupable justifie les humiliations dont on m'abreuve, vous voulez m'enlever ma propre estime… Ah! vous êtes le plus cruel de tous mes ennemis…

—Je ne veux rien que votre pitié, Ellénore! Ah! ne me refusez pas! Songez que dans l'état où me plonge l'idée de ce mariage, vous seule pouvez diriger mes actions; que l'accent de votre voix est le seul qui parvienne à mon coeur; que vous êtes ma folie, ma raison, et que vous seule porterez le remords de ce que je puis tenter dans l'excès de ma douleur.

—Oh! mon Dieu! que faire? disait Ellénore vivement émue; quels conseils dois-je écouter?…

—Ceux de votre coeur. Il est impossible qu'il ne soit pas touché de mon supplice, qu'il ne soit pas effrayé de ma démence. Ah! par grâce, épargnez-nous à tous trois des malheurs irréparables.

—Mais par quels moyens? J'ai donné ma parole au prince, j'ai juré sur la tête de mon fils de me sacrifier à son bonheur… Je me suis enchaînée… je ne saurais…

—Ah! dites un mot, hésitez seulement; et cent obstacles vont naître contre ce fatal projet; des événements imprévus vont vous relever de vos serments, il n'est rien que je ne puisse tenter pour vous affranchir.

—Gardez-vous-en bien, interrompit Ellénore indignée; si l'on peut soupçonner que vous êtes la cause de cette rupture, si vous osez provoquer M. Ham… je ne vous revois de ma vie.

—Ah! vous l'aimez! s'écrie Albert anéanti. Je n'ai plus d'espoir…

—Cette lettre vous apprendra si je cédais à d'autre sentiment qu'à l'amour maternel. En l'écrivant j'étais loin de vous attendre; lisez, ajouta Ellénore en présentant à M. de Savernon la lettre commencée où elle exprimait à M. Ham… le regret qu'elle éprouvait de ne pouvoir répondre à son amour que par l'amitié.

A peine Albert a-t-il jeté les yeux sur ce papier que, rendu à la vie par l'espérance, il jure de se soumettre à tout ce qu'exigera Ellénore, pourvu qu'elle ne le condamne pas à la voir au pouvoir d'un autre. Il lui peint avec une éloquence si persuasive le désir féroce qui s'empare de lui à cette seule idée, son impuissance à combattre les affreux projets que lui dictent le désespoir, la vengeance, qu'effrayée des malheurs qui doivent en résulter, Ellénore promet d'ajourner sa réponse à M. Ham…

Pour prix de cette concession, elle exige que M. de Savernon ne reste pas à Londres; sinon, elle s'en éloignera elle-même, et Albert aura de plus à se reprocher de l'avoir privée de la présence et des consolations de ses amis.

—Qu'exigez-vous, grand Dieu! s'écria-t-il, vous ignorez donc ce que le besoin de vous voir peut me faire faire? J'ai été ingrat, impitoyable pour celle dont l'amour sans bornes aurait dû m'enchaîner. Je me suis fait un droit de l'abandonner en lui avouant sans pitié l'amour qui me dévore, cet amour si différent de la pâle reconnaissance qui m'attachait à elle. Enfin le besoin de vous revoir m'a rendu méchant, barbare; j'ai tout bravé pour n'être qu'à vous, pour vivre de l'air que vous respirez et vous m'ordonnez de partir!

—Elle a bien raison! dit le prince en entrant; j'avais prévu que la folie d'Albert l'amènerait ici, et j'arrive pour vous soutenir dans la résolution que vous avez prise et qu'il veut vous faire abandonner, ajouta le prince en s'adressant à Ellénore. J'ai beaucoup d'amitié pour lui, je le crois très-sincère dans son sentiment pour vous; mais il n'est pas libre…

—Les lois nouvelles vont rompre tous mes liens, interrompit Albert.

—Votre fils a besoin d'un protecteur, madame.

—Je jure de lui servir de père jusqu'au moment où il me sera permis de l'adopter…

—Ce moment n'arrivera pas, reprit le prince d'un ton impérieux, car vous savez, Albert, que le caractère et les principes de madame de Savernon ne lui permettront jamais de consentir à un divorce, et je vous connais trop pour vous croire capable de calomnier sa réputation de sainte, en l'accusant devant un tribunal. D'ailleurs exilés, chacun de votre côté, ayant tous vos biens sous le séquestre, vous ne pouvez réclamer aucune autorité française sans vous exposer à porter tous deux votre tête sur l'échafaud. Soumettez-vous donc, comme nous tous, à votre cruel sort; et n'entraînez pas dans votre malheur cette chère Ellénore à qui le ciel doit tant de réparations. N'empêchez pas l'honnête homme qui a su découvrir ce qu'elle mérite à travers les infâmes calomnies dont on l'accable, de la rendre à la société, aux douceurs de la famille, à la considération qui lui est due. Songez que l'honneur vous défend de l'arracher à une existence que vous ne pouvez lui donner, et que c'est vous mettre au niveau de celui qui l'a indignement trompée pour satisfaire sa passion que de la contraindre à un aussi grand sacrifice.

—C'est juste… dit Albert d'une voix étouffée… que suis-je… en comparaison… de son repos… de tous les biens qu'on lui offre… Qu'importe que je succombe… à mon…

Et les larmes l'empêchèrent d'achever.

Ellénore, plus touchée de l'accablement où elle voit Albert qu'elle ne l'avait été de l'éclat de son désespoir, s'empresse de demander au prince quelques jours encore avant de faire parvenir sa réponse à M. Ham…

—Il ne saurait s'étonner de me voir longtemps réfléchir avant de prendre une décision aussi importante, ajouta-t-elle, et je croirais manquer à l'honneur, à la délicatesse, en ne méditant pas avec conscience sur tous les devoirs que ce grand acte m'impose.

—A quoi bon ces délais, ces prétextes?… C'est sa peine qui vous afflige, dit le prince en montrant Albert… En sera-t-elle moins vive dans quelques jours; lorsque l'habitude de vous revoir, de vous entendre, lui ôtera le peu de raison qui lui reste? Non, il faut trancher net les difficultés que rien ne peut aplanir. Je vais de ce pas chez Ham…, lui dire que vous consentez à l'épouser.

En cet instant, il sortit une exclamation si déchirante du sein d'Albert, qu'Ellénore en tressaillit.

—Ah! je vous en conjure, dit-elle au prince d'un ton suppliant, ne me liez par aucune parole irrévocable!

—Quelle misérable considération peut vous faire hésiter?

—Je ne sais,… mais je crains de ne pouvoir faire le bonheur de M. Ham… Sa générosité envers moi exige que je lui consacre non-seulement toutes mes actions, mais encore toutes mes pensées…

—Eh bien, qui vous en empêche? n'êtes-vous pas touchée de son amour, de ce qu'il lui fait faire pour vous et pour votre fils?

—Ah! je ne l'oublierai de ma vie. Mais plus je lui dois, plus je serais coupable de ne pas le rendre heureux.

—Quel étrange scrupule! N'avez-vous pas tous les dons qu'on recherche dans une femme? N'avez-vous pas cette loyauté de caractère qui doit faire la sécurité de celui qui vous aime? Enfin, n'avez-vous pas le coeur libre?…

—En vérité… je n'en sais rien, répond Ellénore, tremblante et confuse.

A ces mots, Albert se précipite aux pieds d'Ellénore, il les couvre de baisers; puis, se relevant aussitôt, les yeux brillants de larmes de joie:

—Je sais à quoi ce mot divin m'engage, s'écrie-t-il… Adieu, je pars l'âme pénétrée de reconnaissance. Vous ne me reverrez qu'affranchi de tous liens, que digne enfin de posséder Ellénore.

Puis Albert sortit sans vouloir écouter la voix qui le rappelait.

—Arrêtez-le, criait Ellénore, il va se perdre, il va rentrer en France… pour y faire prononcer son divorce… et l'échafaud est là qui l'attend.

—Rassurez-vous, répondit le prince en jetant sur Ellénore un regard de pitié, on ne veut plus mourir quand on se croit aimé!

Et il la laissa en proie à une agitation dont elle avait peine à s'expliquer la cause. Était-ce la pitié, était-ce un sentiment plus tendre qui l'avait émue à l'aspect du désespoir d'Albert? Voilà ce que, dans la bonne foi de son âme, elle ne put résoudre.

XLV

Ellénore ne s'était pas trompée sur le projet de M. de Savernon. Le prince de P… eut beaucoup de peine à l'en détourner. Il alléguait la nécessité de chercher à sauver sa fortune et celle de toute sa famille des mains des républicains; mais le prince lui montra une liste des émigrés, nouvellement publiée à Paris. Il lui fit voir que ses noms et prénoms y étaient tracés en toutes lettres, qu'il y avait peine de mort pour tout émigré qui tenterait de rentrer en France, et qu'il fallait autant prendre un pistolet et se brûler la cervelle, que d'aller se livrer ainsi au couperet de la guillotine. Albert, convaincu de cette vérité, avait renoncé à son projet insensé.

Cependant, il devenait chaque jour plus difficile d'expliquer le retard que mettait madame Mansley à répondre à la proposition de M. Ham…, et on commençait à parler de M. de Savernon à propos des raisons qui empêchaient Ellénore de faire un aussi bon mariage.

Elle avait bien fait promettre à Albert d'aller se fixer à Édimbourg, à cette seule condition, elle s'était engagée à ne pas épouser M. Ham… Mais Albert trouvait sans cesse de nouveaux prétextes pour retarder son départ de Londres, et madame Mansley, perdant l'espoir de le voir tenir sa parole, consulta le prince de P… sur le parti qu'elle devait prendre.

—Vous aurez beau prier, menacer, répondit le prince, il vous promettra toujours d'obéir, et n'aura jamais la force de s'éloigner de vous. N'avait-il pas cent raisons de rester en Allemagne, auprès de la princesse? Eh! il n'a pu tenir au désir de vous rejoindre.

—Cependant j'attendais son départ pour instruire M. Ham… de ma résolution.

—C'était fort prudemment agir, car on ne sait pas ce que peut amener entre eux deux cet étrange refus. Mais, je vous le répète, Albert n'aura pas le courage de vous fuir.

—Pourtant il m'a juré de…

—Ah! vraiment! on viole des serments bien plus sacrés! et l'on n'a pas toujours la passion pour excuse. Que pouvez-vous attendre d'un insensé? Je l'ai vainement prêché à Bruxelles pour la même folie; je n'aurais pas plus de succès ici.

—C'est à moi de fuir encore! s'écrie madame Mansley en pleurant, je ne pourrai donc jamais goûter un instant de repos?

—Tant que vous serez jeune et jolie, ces malheurs-là vous poursuivront, ma pauvre amie; mais quel que soit le lieu de votre retraite, Albert le découvrira, il viendra vous y surprendre.

—Non, dit Ellénore avec une expression sinistre, je le choisirai tel, que j'y serai à l'abri de sa présence.

—Songez que vous devez quelque pitié à l'excès de sa passion.

—Ah! le ciel sait que si l'honneur me permettait d'y répondre, je ne le fuirais pas, mais puisqu'il existe entre nous un obstacle invincible il faut nous séparer. Aidez-moi à tenir cette sage résolution, cher prince; éclairez votre ami sur les chagrins, les nouvelles calomnies que doit m'attirer son amour. Démontrez-lui qu'il achève de me perdre; et peut-être, ému de pitié pour des maux si peu mérités, il craindra de les accroître, il me laissera chercher le repos dans l'absence.

Le prince de P…, désolé de voir Ellénore sans cesse réduite à fuir pour se soustraire à de nouveaux malheurs, la prie d'attendre avant de prendre un parti violent, qu'il ait tenté un nouvel effort sur Albert, pour le déterminer à accomplir sa promesse.

A peine le prince est-il sorti, qu'Ellénore s'empresse de s'ôter à elle-même tout moyen de faire échouer le projet qu'elle médite. Elle écrit au ci-devant abbé Sièyes pour réclamer sa protection, comme membre de la convention nationale, et pour le prier de lui adresser, poste restante, à Boulogne, un laisser-passer qui lui permette d'entrer en France et jusqu'à Paris.

Cette ressource de fuir, la seule qui fût à la possession d'Ellénore, on trouvera peut-être qu'elle y a trop souvent recours. Certes, dans un roman où l'on a le choix des moyens, on se garderait bien de revenir au même pour sauver son héroïne; mais, dans la vie réelle, les mêmes dangers ramènent les mêmes actions. D'ailleurs, la fuite est l'unique bouclier des femmes contre les attaques de l'amour, et celles qui ont un sincère désir d'échapper au déshonneur n'ont pas d'autre refuge.

Après une semaine d'attente, Ellénore vit arriver chez elle M. Ham… avec un billet tout ouvert, où se trouvait ce peu de mots:

«M. Ham… est prié de faire savoir à la citoyenne Mansley, que son laisser-passer l'attend à Boulogne, chez le maire de la ville.

—Expliquez-moi ce que veut dire ce billet sans signature, demande M.
Ham…; auriez-vous le dessein de rentrer en France?

—Je voulais le laisser ignorer, répond Ellénore, mais vous tromper m'est impossible.

—Quoi! lorsque la terreur est à son comble, lorsque chaque jour voit tomber la tête d'un de vos amis, vous allez vous offrir volontairement aux poignards des jacobins, et cela quand vous avez ici un asile où les bourreaux de la France ne peuvent vous atteindre… où l'on vous offre, sinon le bonheur, au moins le repos, où la protection la plus sainte vous est assurée.

—Ah! ma vie entière ne suffirait pas à m'acquitter de tant de bienfaits, s'écrie Ellénore, et je ne puis m'en rendre digne qu'en les refusant; mais telle est la fatalité attachée à mon sort, que je ne saurais accepter votre main, ni celle d'un autre; qu'il n'est aucun moyen de me soustraire à l'existence affreuse à laquelle la trahison me condamne. C'est un arrêt du ciel: tout injuste qu'il soit, il doit s'accomplir, mais si votre bonté généreuse ne peut rien contre mon malheur, j'attends tout d'elle pour le bonheur de mon fils. Oui, vous le protégerez, vous m'aiderez à en faire un homme honnête, distingué, et je vous devrai la seule consolation que je puisse goûter sur cette terre maudite. Jurez-moi de l'aimer, et de lui servir de guide…

—Hélas! il ne tenait qu'à vous que je ne fisse encore plus pour lui, dit M. Ham… avec l'accent d'une douleur profonde; mais je respecte votre volonté; peut-être le temps vous éclairera-t-il sur les vrais sentiments que vous inspirez, ajouta-t-il en faisant allusion à un autre amour; alors vous ferez la différence d'une exaltation passagère à un attachement constant, dévoué, et peut-être aussi votre coeur éprouvera-t-il le besoin de le récompenser. D'ici là disposez de moi comme si vous aviez daigné accepter ma fortune et ma vie. Ah! vous me devez bien cette compensation pour le chagrin que vous me faites.

Et M. Ham… détourna la tête, honteux de ne pouvoir surmonter l'émotion qui remplissait ses yeux de larmes.

Ellénore, touchée d'une résignation si noble, y répondit par tout ce que peut dicter l'amitié la plus tendre. Elle parla avec tant de chaleur à M. Ham… de sa résolution d'éviter la présence de M. de Savernon, pour faire taire les méchants bruits qui circulaient déjà sur Albert et sur elle, qu'elle amena presque M. Ham… à approuver son départ pour la France. Elle prétendit n'avoir rien à craindre des chefs terroristes, étant sous la protection du conventionnel qui avait le plus de crédit sur eux; et M. Ham…, sans s'avouer le sentiment qui le dominait, et qui le faisait préférer voir Ellénore exposée à la froide férocité de Robespierre, plutôt qu'à la brûlante séduction d'Albert, finit par lui promettre de favoriser de tous ses moyens le projet qu'elle avait de partir clandestinement avec le petit Frédérik et sa bonne.

—S'il m'arrive malheur, ajoute Ellénore, je vous lègue mon fils, et je mourrai dans la ferme assurance que vous lui servirez de père; me le promettez-vous?

—Je le jure sur l'honneur.

—Eh bien, je n'hésite plus, dit Ellénore en serrant la main de M.
Ham…; mais ce moment est peut-être le dernier qui nous rassemblera.
Ah! que je l'emploie du moins à vous répéter tout ce que la
reconnaissance la plus…

—Soyez heureuse, interrompit M. Ham…, que je devienne votre ami le plus cher, le seul auquel vous aurez jamais recours dans vos malheurs, le tuteur, le guide de votre enfant, et vous serez quitte envers moi.

Huit jours après cet entretien, Ellénore, partie secrètement de Londres sur un bâtiment américain, débarquait à Boulogne. A peine avait-elle le pied sur la rive que les gardes du port l'arrêtèrent et la conduisirent à la mairie avec le petit Frédérik et sa bonne.

Arrivée devant le maire, Ellénore réclama son laisser-passer; il l'avait, en effet, reçu la veille de la part d'un membre du comité de salut public. Le signalement porté dessus se trouvait parfaitement exact, et cette haute protection attira à madame Mansley de grands égards de la part du maire, et la bienveillance des gardes nationales et des sans-culottes qui l'avaient escortée jusqu'à la mairie. Son portefeuille n'en fut pas moins visité; mais comme il ne contenait qu'une traite sur le citoyen Perregaux, on le lui rendit aussitôt en apostillant son passe-port, et rien n'entrava plus sa marche jusqu'à Paris.

Là, son premier soin fut d'aller remercier M. Sièyes de la protection qu'elle lui devait.

—Que venez-vous faire ici? dit-il avec effroi; vous ignorez donc ce qui s'y passe?

—Non, répondit-elle, mais mourir ici ou ailleurs, peu m'importe. Je viens implorer votre appui et vos conseils pour obtenir la rentrée en France d'une famille qui ne peut vivre plus longtemps dans l'exil. Dites, que dois-je faire?

—Rien.

—Mais si vous saviez à quelle misérable existence elle est réduite.

—Cela vaut mieux que la mort.

—Quoi! il n'est donc plus d'espérance de voir finir cet affreux…

—Taisez-vous et attendez, reprit le conventionnel à voix basse, en regardant de tous côtés si quelque porte mal fermée ne l'exposait à être entendu de la chambre voisine. Ceci ne peut durer. Je vais vous donner une lettre de recommandation près d'une femme de mes amies dont les conseils vous seront utiles. D'abord elle vous servira de caution, dans le cas où l'on vous traiterait de suspecte. Puis, elle vous mettra en rapport avec quelques hommes en crédit auprès de nos autorités. Mais ne me citez pas, je vous en conjure. Excepté à madame Talma; ne dites à personne que vous me connaissez. J'ai le plus grand intérêt à me faire oublier en ce moment: et il faut tout celui que je vous porte pour m'avoir fait solliciter votre passe-port dans cet instant de troubles.

Ellénore, surprise de la terreur empreinte sur le visage et dans les discours de l'ex-abbé, lui promit d'agir avec toute la prudence et la discrétion possibles. Elle prit la lettre qu'il avait écrite en sa faveur à madame Talma.

Ellénore s'empressa de se présenter chez cette femme dont on vantait l'esprit, à qui ses idées libérales donnaient le droit de plaider vivement la cause des victimes de la Révolution et de leur rendre d'éminents services.

Madame Talma accueillit Ellénore avec sa grâce accoutumée; elle l'avait souvent entendu louer par le vicomte S…; elle savait par quels événements romanesques elle avait débuté dans la vie, et elle se félicita de pouvoir aider le sort à réparer ses injustices envers une si charmante personne.

Madame Mansley trouva la femme du célèbre tragédien dans cette jolie petite maison de la rue Chantereine, devenue depuis le palais de la gloire du plus grand capitaine de notre siècle. Tout dans cette jolie retraite trahissait les goûts simples et élégants de la maîtresse de la maison.

—C'est ici, lui dit Ellénore, que se réunissent tous les jours l'élite des gens supérieurs qu'a épargnés la faux de la Terreur; c'est ici qu'ils viennent rendre hommage au talent et à l'esprit.

—Vous leur faites ainsi qu'à moi trop d'honneur, répondit madame Talma; ils viennent tout bonnement s'amuser réciproquement de leur conversation spirituelle, et ils ne souffrent point que nulle querelle politique, nulle critique jalouse, trouble la paix, la gaieté qui règnent dans ce salon. Une seule fois il a été profané par la présence du plus féroce des jacobins: Marat, qui se croyait le droit d'entrer partout, là même où il était inconnu ayant appris que l'abbé Sièyes était chez moi, vint apporter un message au député; il ne resta que cinq minutes, après lesquelles un artiste, qui se trouvait là, mit la pelle au feu et brûla des parfums pour purifier l'air qu'avait souillé ce monstre. Sans Charlotte Corday, ajouta madame Talma, cette petite plaisanterie nous aurait envoyés tous à l'échafaud, mais le secret s'en est gardé avec la religion de la peur.

—Hélas! cette peur trop légitime doit paralyser jusqu'à votre obligeance, madame, reprit Ellénore, et c'est être plus qu'indiscrète que d'oser la réclamer en ce moment.

—Ne croyez pas cela; c'est me faire un vrai plaisir à moi et à ces farouches républicains que de leur donner une occasion de manquer à leurs grands principes. La plupart ne font les impitoyables que pour mieux cacher leur désir de réparer les maux qu'ils ont causés, et c'est à nous autres femmes qu'il appartient de leur prouver qu'en nous accordant tout ce que nous voulons, ils n'en restent pas moins incorruptibles.

L'expérience vint bientôt confirmer ce que madame Talma disait avec tant d'esprit et de raison.

Dès que la chute de Robespierre permit de tenter quelques démarches en faveur des émigrés, madame Talma intéressa si bien les citoyens Chénier, Garat, Daunou et autres au succès des pétitions qu'Ellénore confiait à leur crédit, que dans l'espace de six mois elle obtint la radiation de tous les membres de la famille de Savernon, et un peu plus tard la levée du séquestre qui faisait rentrer Albert et les siens en possession d'une partie de leurs biens.

On concevra sans peine qu'un semblable service dut enchaîner madame Mansley à madame Talma par tous les liens de la reconnaissance, et que l'amour de M. de Savernon s'augmenta encore de tout ce qu'il devait au dévouement d'Ellénore. Cet amour dont la constance allait triompher des plus courageuses résolutions, de la plus sincère résistance, ramena bientôt M. de Savernon à Paris.

Madame Talma voulut connaître cet homme pour lequel elle avait, disait-elle en riant, tant intrigué auprès des puissances républicaines. Ellénore le lui présenta; madame Talma le trouva beau, aimable, fort amoureux, et pourtant elle se dit que ces dons précieux ne suffisaient pas pour captiver l'âme forte et poétique de madame Mansley.

—Elle se laisse aimer, pensait-elle, entraînée par un sentiment généreux, elle a cru devoir s'immoler à ce qu'elle inspire. Elle s'imagine être récompensée par le bonheur qu'elle donné; pourvu que cette illusion dure autant que sa vie, pourvu qu'elle ne rencontre jamais celui qui la lui ferait perdre!

En ce moment, la porte du salon s'ouvrit, et l'on vit entrer le célèbre
Adolphe de Rheinfeld.

FIN DU PREMIER VOLUME.

___________________________________________________________________ Clichy.—Impr de Maurice Loignon et Cie, rue du Bac-d'Asnières, 12.

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