Emile Zola, Sa Vie—Son Oeuvre
Mais là n'est pas encore toute l'explication de nos malheurs. L'histoire implacable, et impartiale aussi, dira un jour que la France a été violée parce qu'elle s'est laissé faire, parce qu'elle n'a pas serré les jambes, et mordu l'agresseur, ainsi que doit se comporter la fille qui ne veut pas qu'on la prenne. Civils et militaires ont été au-dessous de la tâche, au-dessous du devoir. Je ne parle pas seulement des traîtres avérés, comme Bazaine, ou des nullités comme Mac-Mahon. La masse du pays, soldats, caporaux, capitaines, ingénieurs, maires, propriétaires, cabaretiers, paysans, tout le monde, selon son grade, a sa part dans la défaite. Ils ont pu se montrer héroïques individuellement, se sacrifier ici et là, faire leur devoir, pékins ou troupiers, et avoir leur part de sacrifice et leur couronne de martyrs. Mais, considérée dans son ensemble, prise en bloc, jugée d'ensemble et de haut, cette masse énorme ne s'est pas défendue. Elle pouvait tout arrêter, tout écraser, en résistant, en demeurant dense et ferme: elle s'est effritée, elle s'est étiolée, au premier choc; avant même! Elle a accepté l'invasion avec un fatalisme tout musulman. Les vivres, les lits, les boissons, l'argent, les égards même, et les bonnes filles aussi, ont été mis en réserve sur le passage de nos hommes en débandade pour les Prussiens. On les attendait. Dans certains villages, on pensait, avec espoir, qu'ils apportaient la paix, et peut-être le roi, derrière leurs caissons; dans d'autres, on se disait avec satisfaction qu'ils payaient bien les denrées, les verres de vin, et que leur présence faisait «aller» le commerce.
Avec l'intensité de sa vision qui lui a permis, ayant visité quelques heures une mine, d'en tracer un ineffaçable tableau, l'auteur de Germinal a merveilleusement rendu ce tableau de la lâcheté et de la cupidité paysannes, au contact de l'ennemi. Son père Fouchard, se barricadant et braquant son fusil sur ses compatriotes affamés, résume le rustre des départements envahis. Ah! si l'on avait seulement fusillé quelques douzaines de maires et de commerçants de la Moselle, de la Meurthe et des Ardennes, d'abord, en attendant, puis ceux des environs de Paris, et en même temps, si l'on avait, tous les matins, fait fonctionner le peloton d'exécution pour les généraux coupables d'être vaincus, pour les officiers trop disposés à prévoir la défaite, pour les mauvais soldats qui se plaignaient sans cesse, et jetaient la panique dans les rangs, dans la nation tout entière, la France n'eût pas été éventrée du premier coup. Non! en dépit de quelques magnifiques résistances isolées, on ne s'est pas défendu, on n'a pas été «vendu», comme le criaient les lâches et comme le répètent encore aujourd'hui les imbéciles, on s'est livré. On a dit aux ennemis: Donnez-vous donc la peine d'entrer!
Et ils nous ont écoutés. Oh! avec hésitation, avec crainte même. On ne s'aventure qu'avec circonspection dans l'antre du lion, même quand il est blessé, au fond de son trou cerné, et qu'il semble n'avoir plus ni dents ni griffes. Jusqu'au jour de l'insulte suprême, la parade, au seuil de Paris, du Ier mars, les vainqueurs ont redouté un réveil, qui ne vint pas. La bête était endormie pour longtemps. Elle dort encore.
Il y eut sans doute, et cela sauva l'honneur, protégea la façade, des héroïsmes individuels surprenants et des dévouements locaux admirables. Ces sacrifices exceptionnels ne sauraient faire contre-poids à la défaillance à peu près universelle. Certes on a raison de glorifier la résistance de Châteaudun. Mais en réfléchissant, n'y a-t-il pas quelque honte en cet exemple unique, et s'il y avait eu cent Châteaudun en France, ne devrait-on pas estimer cette défense multipliée comme toute simple et logique? Encore doit-on considérer que les habitants mêmes de la ville indomptable estimèrent inutile et désastreuse l'héroïque obstination d'une poignée de francs-tireurs parisiens, sous le commandement d'un Polonais, Lipowski. Ces lascars mal vus, et secrètement désavoués, parvinrent à barrer la cité malgré ses citoyens. C'est par un abus de la force, une émeute de patriotes, venus on ne savait d'où, que les notables n'ont pu ouvrir les barricades, à la première sommation des Prussiens. Si toutes les villes, tous les villages, sur le passage des envahisseurs, avec ou sans le concours des habitants plus soucieux de la sauvegarde de leurs immeubles, de leurs boutiques, de leurs écus, que du salut de la France, eussent été transformés en redoutes, et défendus comme la sous-préfecture beauceronne, il aurait fallu six mois, un an peut-être, aux vainqueurs pour arriver jusqu'à Châteaudun même, et la face des choses eût probablement changé. Il est bien difficile de conquérir un pays qui n'accepte pas d'avance la conquête. Napoléon, malgré son génie et ses invincibles grognards, en fit l'expérience devant Saragosse.
Tous ces grands et douloureux épisodes de l'invasion de 1870 ont été brossés avec une vigueur et une sincérité intenses par Zola, et sa fresque émouvante de la Débâcle demeure jusqu'à présent, à côté de morceaux fort estimables, comme le Désastre, des frères Margueritte, et de superbes et réconfortants récits, comme les Feuilles de route, de Paul Déroulède, le meilleur et le plus véridique de nos tableaux d'histoire contemporaine.
Avec son procédé de synthèse ordinaire, Zola a résumé en quelques personnages typiques l'âme des foules. Maurice Levasseur, dont j'aurais personnellement mauvaise grâce à contester la vraisemblance—ayant été avocat, volontaire, et caporal, comme lui en 1870,—personnifie le patriote que les événements ballottent et qui se sent, atome impuissant, emporté dans le tourbillon des faits. Jean, le rustique vaillant, débrouillard et doux, c'est le soldat résigné, qui marche dans le sillon de la gloire ou de la défaite, de son même pas de boeuf résistant qui s'en va aux champs. Weiss, pacifique et raisonnable, raisonneur aussi, comptable à lunettes, qui, exaspéré, finit par prendre un fusil, joue sa vie en partisan, et meurt en héros, se dresse, figure exceptionnelle, sympathique, admirable. Zola, dans les pages qui racontent le dévouement de ce civil à la patrie, sa résolution superbe et son exécution en présence de sa femme, qui se cramponne désespérément à lui, a donné une note émue et profondément attristante. Malheureusement, ce bon citoyen, ce grand et obscur patriote est un peu une figure romanesque. Mes camarades et moi, nous avons plutôt rencontré Fouchard et Delaherche, par le hasard des routes.
Le personnage le mieux composé, le plus vrai, le plus humain, et qui vous va au coeur, n'est-ce pas cette brute valeureuse de lieutenant Rochas? Voilà un soldat! Il ne veut pas douter un jour. Il ne permet pas qu'on suppose un instant que des Français puissent ne pas être vainqueurs, et toujours! Il est glorieux, il est vantard, il est bruyant, insupportable et sublime. Même quand les canons des fusils s'abaissent de toutes parts sur sa poitrine, il se croit victorieux. Il le serait, s'il n'était pas seul de sa foi. Il témoigne bien d'une certaine surprise à voir la façon nouvelle de se combattre. Il se sent vaguement tombé dans un piège. Son âme, plus haute que la fortune, résiste. Ce Don Quichotte de l'honneur français, qu'on peut railler, et que Zola n'épargne pas, lorsqu'il nous le montre toujours prêt à conquérir le monde, un vieux refrain de victoire aux lèvres, entre sa belle et une bouteille de vin, nous soulage de l'oppression issue du spectacle de tous ces gens qui s'évanouissent, ou qui demandent grâce. Au milieu de tous ces fuyards, Rochas s'obstine à vouloir marcher en avant. Seul il se tient debout quand les autres se jettent à plat ventre. Dans le spasme final, du fond de Givonne, il crie encore: «Courage, mes enfants, la victoire est là-bas!» Sa fin est émouvante, et c'est le passage qu'il convient de citer:
D'un geste prompt cependant, il avait repris le drapeau. C'était sa pensée dernière, le cacher pour que les Prussiens ne l'eussent pas. Mais bien que la hampe fût rompue, elle s'embarrassa dans ses jambes, il faillit tomber. Des balles sifflaient, il sentit la mort, il arracha la soie du drapeau, la déchira, cherchant à l'anéantir. Et ce fut à ce moment que, frappé au cou, à la poitrine, aux jambes, il s'affaissa parmi ces lambeaux tricolores comme vêtu d'eux… Avec lui finissait une légende.
Pauvre brave Rochas! il console, il repose de ces Choutreau et de ces Loubet, encore un nom malencontreusement choisi, comme celui du pétomane de la Terre, que Zola a si impitoyablement dessinés. L'auteur de la Débâcle croit que la légende est finie avec le brave lieutenant. Elle renaîtra, et d'autres Rochas reprendront la tradition absurde, extravagante, stupide peut-être, mais grande et profitable, des héros humbles dont l'enthousiasme est la force et le sacrifice le bonheur. C'est avec des Rochas, beaucoup de Rochas s'obstinant à croire au succès quand même, et du plus profond de l'abîme saluant l'espérance, que les générations à venir éviteront les débâcles futures. Au de profundis des lâches et des traîtres opposons l'alléluia des croyants et des braves. Au moins, tant qu'il sera besoin d'avoir des braves, de compter sur eux, et d'appeler, autour du drapeau menacé, ceux qui croient encore à ce vieux symbole de la Patrie.
Il est possible que l'avenir meilleur, plus raisonnable, plus pacifié, nous réserve la surprise de l'accord universel. Ce rêve est encore improbable, sans apparaître impossible, irréalisable. Les États-Unis d'Europe ne sont qu'une chimère temporaire. Il fut une époque où les Bourguignons étaient des Prussiens pour les Parisiens. Mais il faudrait commencer par le commencement: la restitution à la France de son territoire, et la substitution de la République sociale et fraternelle aux empires et aux républiques autoritaires et fanatiques du monde actuel. En attendant que cette utopie, nullement fantastique ni éternelle, soit la réalité de demain, il est prudent de conserver chez nous de la graine de ces toqués de Rochas, et de méditer, en relisant la Débâcle, sur les causes de la défaite de 1870, sur les moyens d'en éviter le recommencement.
Comme au mois de mars 1908, lorsqu'il fut question de transférer les restes de Zola au Panthéon, et qu'on discuta les crédits à cet effet, comme après cette cérémonie, la Débâcle provoqua, lors de sa publication, des protestations diverses. Toutes aussi injustifiées. L'une d'elles attira surtout l'attention. Elle provenait d'un officier allemand, le capitaine Tanera, qui assistait, faisant partie du grand état-major, à la bataille de Sedan.
Ce vainqueur bénévole, et réclamiste, se permit de prendre la défense des soldats français qu'il estimait insultés par Zola.
Toute la bande des aboyeurs anti-zolistes, parmi lesquels se retrouvent d'ailleurs actuellement les thuriféraires les plus agenouillés devant l'auteur de J'accuse, fit chorus avec le francophile prussien.
Un journal, qui depuis sollicita l'honneur de reproduire en feuilleton la Débâcle, inséra ceci:
C'est un acte de mauvais français, que M. Zola a accompli en écrivant la Débâcle, un allemand vient de le lui rappeler et de lui infliger une leçon de patriotisme, en rendant aux vaillants soldats, qui sont morts pour la France, l'hommage que M. Zola aurait dû leur décerner.
Ce capitaine Tanera, dont on faisait le vengeur de l'honneur français, le gardien de notre drapeau, avait prétendu que l'auteur de la Débâcle avait fabriqué les faits, et sali une armée qui avait été malheureuse, mais qui, ayant combattu avec courage, n'avait pas perdu son honneur dans la défaite.
Le capitaine, qui falsifiait, beaucoup plus que Zola, les faits, les textes du moins, car nulle part, dans la Débâcle, on ne pouvait lire que l'armée, prise dans son ensemble, avait été déshonorée parce qu'elle avait été vaincue, ajoutait, avec une affectation de hautaine commisération à notre égard:
Je ne veux pas chercher à savoir si, en écrivant un tel livre, M. Zola a nui à la France, ou s'il l'a servie; dans tous les cas, il lui manque une qualité: le respect du malheur.
En ce sens… nous sommes, nous autres sauvages, de toutes autres gens.
J'espère que vous ne m'en voudrez pas d'avoir aussi crûment dit mon opinion. C'est celle d'un homme qui connaît mieux que M. Zola l'armée de Mac-Mahon, car il l'a combattue, tandis que M. Zola ne l'a vue que de sa table, à travers des lunettes brouillées par le parti pris.
Il ne faudrait pas, en exaltant ce capitaine bavarois pour écraser Zola, perdre tout bon sens, et être dupe d'un soi-disant accès de générosité de la part d'un vainqueur, devenu compatissant. Entre parenthèses, ce capitaine si bon pour la France, au coeur si tendre qu'il déplore nos défaites, en accusant Zola de les exagérer, commandait à Bazeilles. Il est un de ceux qui brûlèrent une ville coupable d'avoir abrité des braves résolus à défendre contre l'envahisseur, maison par maison, le sol de la patrie. Il présida la fusillade sommaire de femmes, de vieillards, d'adolescents, pour les punir d'avoir eu des frères, des fils, des maris, qui avaient fait le coup de feu contre les troupes régulières de S. M. Guillaume, sans avoir été revêtus auparavant de l'uniforme admis, qui autorise l'usage des armes contre les bandits qui viennent tuer, piller et brûler chez vous. Ce capitaine, qui protégeait, en 1892, l'armée française contre les coups que, paraît-il, lui portait Zola, de son cabinet de travail, avec les yeux troublés, disait-il, par de mauvaises lunettes, avait commandé à ses hommes, sans doute des amis de la France comme lui, d'arroser de pétrole les habitations de Bazeilles, et d'en faire des torches, à la lueur desquelles on fusillerait plus commodément les prisonniers.
Voilà le champion de l'honneur français. Toute la presse reproduisit avec admiration le réquisitoire du Bavarois. On célébra à l'envi la magnanimité de cet ennemi chevaleresque, rendant un public hommage à ceux qu'il avait battus, les qualifiant tous de redoutables adversaires, et ne voulant voir parmi ces vaincus que des héros.
La presse fut-elle donc dupe de cet accès de générosité? Ne vit-on pas, dans cet éloge des Français, ce qu'il y avait réellement, un hyperbolique hommage aux Allemands? En grandissant les vaincus, le Bavarois haussait encore les victorieux, dont il était. L'armée française était, il le proclamait, la première du monde. Eh bien? et l'armée allemande? Évidemment, elle devait encore être placée au-dessus, hors concours. En contestant les infériorités, les paniques, les divagations des troupes en marche, l'esprit d'indiscipline et de démoralisation des adversaires, l'officier allemand affirmait sa supériorité et celle de ses hommes, il établissait l'incontestable super-excellence de ceux qui avaient fini par avoir raison d'une armée aussi bien organisée, aussi admirablement commandée, aussi parfaitement approvisionnée, et aussi capable et résistante que l'était l'armée de Mac-Mahon. Puisqu'ils avaient pu triompher de combattants aussi formidablement préparés pour la victoire, les Allemands devenaient, selon l'expression de leur philosophe Nietzsche, des sur-soldats.
Le capitaine Tanera, en louangeant la France, ne faisait donc que le panégyrique de l'Allemagne. Il portait à la seconde puissance sa patrie, en donnant à la nôtre la valeur d'une unité. Il proclamait enfin, en reconnaissant la supériorité relative des races latines, l'absolue supériorité des races germaniques. Ce Bavarois se moquait de nous avec ses compliments. Il nous faisait très grands, pour se montrer plus grand que nous, puisque nous étions à terre, et qu'il nous piétinait. La France, haute encore, mais assommée, faisait un piédestal géant à la géante Germania. Nos journalistes, surtout pour faire pièce à l'auteur de la Débâcle, prirent pour argent comptant les grosses flatteries du capitaine allemand.
Zola répondit à ce malin Bavarois. Dans le Figaro, qui avait, le premier, publié la lettre du capitaine Tanera, parut la réplique.
Plusieurs questions techniques et de détail avaient été discutées par le capitaine, Zola opposa ses documents, ses renseignements, sa sincérité:
J'espère, écrivit-il, qu'on me fait au moins l'honneur de croire que, pour tous les faits militaires, je me suis adressé aux sources. Après la défaite, chaque chef de corps, voulant s'innocenter, a publié ou fait publier une relation détaillée de ses opérations. Nous avons eu ainsi les livres des généraux Ducrot, Wimpffen, Lebrun, et, si le général Douai s'est abstenu, c'est qu'un de ses aides de camp, le prince Bibesco, a écrit sur les mouvements du 7e corps un ouvrage extrêmement remarquable, dont je me suis beaucoup servi.
Ayant ainsi justifié ses affirmations d'ordre stratégique, et cité ses auteurs, Zola, animé d'une grande et légitime indignation, proteste contre la naïveté avec laquelle, dans la presse française, on a paru accueillir les hypocrites éloges d'un officier allemand, brûleur de maisons et tueur de femmes, à Bazeilles.
Il faudrait vraiment être bien nigaud pour accepter, dit alors Zola, de tels éloges, derrière lesquels se cache un soufflet si insultant à la patrie française! Eh bien! non, il n'est pas vrai que tout le monde ait fait son devoir. L'histoire a ouvert son enquête, la vérité maintenant est connue et doit se dire. Oui, il y a eu des soldats qui, dans l'affolement de la défaite, ont jeté leurs armes; oui, nos généraux, si braves qu'ils fussent, se sont presque tous montrés des ignorants et des incapables; oui, nos régiments ont crié la faim, se sont toujours battus un contre trois, ont été menés à la bataille comme on mène des troupeaux à la boucherie; oui, la campagne a été une immense faute, dont la responsabilité retombe sur la nation entière, et il faut la considérer aujourd'hui comme une terrible épreuve nécessaire, que la nation a traversée, dans le sang et dans les larmes, pour se régénérer.
Voilà ce qu'il faut dire, voilà ce qui est un véritable soulagement pour la France. C'est le cri même du patriotisme intelligent et conscient de lui-même. Nous avons besoin que la faute soit avouée et payée, que la confession soit faite, pour sauver de la catastrophe notre fierté, et notre espoir dans la victoire future. Et, quant aux capitaines bavarois, il faut qu'ils soient bien persuadés que la France vaincue par eux n'est pas la France d'aujourd'hui, mais une France démoralisée, éperdue, sans vivres, sans chefs, et pourtant si redoutable encore que, partout, elle n'a succombé que sous le nombre, et dans les surprises.
J'imagine qu'au lendemain de la guerre le capitaine Tanera n'aurait point osé écrire sa lettre. Bazeilles était alors une telle tache de sang, avait soulevé dans le monde entier un tel cri d'exécration que les Bavarois eux-mêmes n'aimaient point à rappeler leur victoire. Mais le capitaine dit qu'il était à Bazeilles, et il m'aurait peut-être suffi de lui répondre que, dès lors, il n'était pas placé du bon côté pour juger mon livre, et décider si j'avais fait, avec la Débâcle, une besogne utile ou nuisible à la France.
Car, par le fait de cette polémique extravagante, me voilà forcé de défendre mon oeuvre française, mon patriotisme français, contre un des égorgeurs, un des incendiaires de Bazeilles.
Voilà le langage d'un patriote et d'un bon Français. C'est aussi la voix même de la raison et de la vérité que fait entendre ici Zola. Ceux qui l'accusent d'avoir attaqué, affaibli l'armée avec son livre, n'ont pas lu la Débâcle ou bien ils n'ont pas voulu en comprendre l'esprit, ni la portée. Ce n'est pas avec cette page d'histoire que le défenseur de Dreyfus peut être accusé, avec justice, d'avoir porté atteinte à l'armée, diminué l'esprit militaire, et abattu les courages. Ces reproches sont faux, et il ne faut pas mêler la Débâcle à l'affaire Dreyfus.
Zola a expliqué, à propos des attaques du capitaine Tanera, qu'il avait cru devoir ne pas imiter ceux de ses devanciers qui, dans les tableaux de batailles, supprimaient les défaillances, et ne peignaient que les héroïsmes. L'homme, avec ses misères et ses faiblesses, devait se retrouver partout le même, et le champ de bataille ne pouvait faire exception. La légende du troupier français, éternellement et comme fatalement invincible, lui avait semblé belle, mais exécrable. Elle était la cause première de nos effroyables désastres. La nécessité de tout dire s'est imposée à lui. D'où son livre impartial et implacable.
Il concluait par cet éloquent appel à la sincérité, que les plus ardents patriotes ne peuvent qu'approuver:
La guerre est désormais une chose assez grave, assez terrible pour qu'on ne mente point avec elle. Je suis de ceux qui la croient inévitable, qui la jugent bonne souvent, dans notre état social. Mais quelle extrémité affreuse, et à laquelle il ne faut se résigner que lorsque l'existence même de la patrie est en jeu! Je n'ai rien caché, j'ai voulu montrer comment une nation comme la nôtre, après tant de victoires, avait pu être misérablement battue; et j'ai voulu montrer aussi de quelle basse-fosse nous nous étions relevés en vingt ans, et dans quel bain de sang un peuple fort pouvait se régénérer. Ma conviction profonde est que, si le mensonge faussement patriotique recommençait, si nous nous abusions de nouveau sur les autres, et sur nous-mêmes, nous serions battus encore. Voilà la guerre inévitable dans son horreur, acceptons-la et soyons prêts à vaincre.
Quel patriote pourrait désapprouver ce langage ferme et sage? Les lignes qui terminent cet admirable et patriotique manifeste sont d'une douceur infinie, et d'une émotion si humaine, qu'on ne saurait les lire sans que tout l'être ne vibre à l'unisson de l'écrivain:
Ah! cette armée de Châlons que j'ai suivie dans son calvaire, avec une telle angoisse, avec une telle passion de tendresse souffrante! Est-ce que chacune de mes pages n'est pas une palme que j'ai jetée sur les tombes ignorées des plus humbles de nos soldats? Est-ce que je ne l'ai pas montrée comme le bouc émissaire, chargée des iniquités de la nation, expiant les fautes de tous, donnant son sang et jusqu'à son honneur, pour le salut de la Patrie? Nier ma tendresse, nier ma pitié, nier mon culte en larmes, c'est nier l'éclatante lumière du soleil.
Qui donc a écrit que la Débâcle était l'épopée des humbles, des petits? Oui, c'est bien cela. Je n'ai pas épargné les chefs, ceux contre lesquels, autour de Sedan, monte encore le cri d'exécration des villages. Mais les petits, les humbles, ceux qui ont marché pieds nus, qui se sont fait tuer le ventre vide, ah! ceux-là, je crois avoir dit assez leurs souffrances, leur héroïsme obscur, le monument d'éternel hommage que la nation leur doit dans la défaite.
Qui donc pourrait prétendre que de tels sentiments sont ceux d'un calomniateur systématique de l'armée? Des défenseurs du livre attaqué et faussement commenté se levèrent, et Zola fut compris et approuvé par des hommes dont le patriotisme, et même le militarisme, étaient avérés.
Le Figaro publia, à la suite des discussions allumées par l'incendiaire de Bazeilles, une lettre intéressante du colonel en retraite Henri de Ponchalon.
Cet officier supérieur disait:
Voulez-vous permettre à un combattant de l'armée de Châlons de vous adresser quelques réflexions au sujet de votre réponse au capitaine bavarois Tanera! Je ne suis pas étonné que ce capitaine ait critiqué votre livre; il est dans son rôle. Les Allemands ont toujours affecté de grossir les difficultés qu'ils ont rencontrées: c'est ainsi qu'ils ont soutenu que le maréchal Bazaine avait rempli tout son devoir!
Oui, «la vérité doit se dire»; cette vérité n'est-elle pas le meilleur garant de l'avenir? Ce n'est pas avec des illusions que nous ferons revivre les gloires militaires du passé.
Oui, nous avons eu des généraux ignorants, incapables; j'en ai connu qui ne savaient pas lire une carte! Mais, tout en reconnaissant le sentiment patriotique dont vous êtes inspiré, je dois dire que vous avez généralisé ce qui n'était qu'une exception.
Quant aux autres officiers, si ceux que vous avez dépeints ont pu exister, ils n'étaient, eux aussi, qu'une exception. Entre le capitaine Baudoin et le lieutenant Rochas, il y avait place pour l'officier intelligent, instruit, énergique, tout à fait à la hauteur de ses fonctions.
Si vous n'avez pas épargné les chefs, avez-vous, comme vous le prétendez, rendu complètement justice aux soldats?
Vous affirmez que, dans l'affolement de la défaite, il y a eu des soldats qui ont jeté leurs armes. Je puis certifier que, dans le 1er corps (corps Ducrot), ce fait ne s'est jamais produit, ni à Wissembourg, ni à Froeschwiller, ni à Sedan.
Émile Zola répondit au colonel de Ponchalon:
Paris, 18 octobre 1892.
Monsieur,
Permettez-moi de répéter que je n'ai nié ni le sentiment du devoir ni l'esprit de sacrifice de l'armée de Châlons. Entre le capitaine Baudoin et le lieutenant Rochas, il y a le colonel de Vineuil.
Après les mauvaises nouvelles de Froeschwiller, des soldats du 7e corps, qui n'avaient pas combattu, ont jeté leurs armes. Je n'aurais pas affirmé un fait pareil sans l'appuyer sur des documents certains. Et puis, encore un coup, c'est notre force et notre grandeur aujourd'hui de tout confesser.
Je vous réponds, Monsieur, parce que vous paraissez croire, comme moi, à la nécessité bienfaisante de la vérité, et je vous prie d'agréer l'assurance de mes sentiments distingués.
ÉMILE ZOLA.
Mais la plus précise et la plus énergique défense de l'auteur et du livre, pour ceux qui ne se donnent pas la peine de lire et qui acceptent et colportent des jugements tout faits, la plus décisive réfutation des allégations de ceux qui soutenaient que la Débâcle était une oeuvre anti-patriotique, émane de M. Alfred Duquet. Personne ne contestera la compétence de l'excellent historien de la guerre de 1870. Il est un des patriotes actifs les plus autorisés.
M. Alfred Duquet, quelques jours après la mort de Zola, écrivait ces lignes, que devront méditer tous ceux qui parlent avec ignorance, parti pris et mauvaise foi de la Débâcle:
Comment comprendre les imprécations avec lesquelles fut accueilli l'un des meilleurs romans de Zola, la Débâcle? Comment accepter ces accusations de «traîner l'armée dans la boue», alors qu'il avait peint l'exact tableau de cette fatale époque?
Non, après avoir relu la Débâcle, j'y vois bien peu de tableaux à retoucher, bien peu de jugements à réformer, et j'y trouve des descriptions superbes. Dimanche, à l'heure où l'éloquence de M. Chaumié coulait sur le cercueil, pareille à la froide pluie de la veille, je parcourais les lettres de Zola, quand il préparait son roman militaire. Je me rappelais ses arrivées subites à mon cabinet, pour me demander des renseignements, et, surtout, mes stations prolongées rue de Bruxelles, où, penché au-dessus des cartes, je répondais à ses questions stratégiques et tactiques.
Eh bien, je dois l'avouer, il ne me parut guidé que par le désir de dire vrai sur les hommes et sur les choses, et je ne pus saisir en lui la moindre haine de l'armée. Il comprenait les questions avec une rapidité surprenante et, toujours, s'arrêtait à la solution juste.
Aussi bien, ce livre affreux enseigne que, sans la discipline, on ne saurait vaincre: «Si chaque soldat se met à blâmer ses chefs et à donner son avis, on ne va pas loin pour sûr.» Il flétrit Chouteau le «pervertisseur, le mauvais ouvrier de Montmartre, le peintre en bâtiments, flâneur et noceur, ayant mal digéré les bouts de discours entendus dans les réunions publiques, mêlant des âneries révoltantes aux grands principes d'égalité et de liberté». Et, encore: «Malheur à qui s'arrête dans l'effort continu des nations, la victoire est à ceux qui marchent à l'avant-garde, aux plus savants, aux plus sains, aux plus forts!» Et, enfin: «Jean était du vieux sol obstiné, du pays de la raison, du travail et de l'épargne.»
Au point de vue technique, Zola reconnaît que la marche de Châlons sur Metz était pratique le 19 août, possible, mais aventureuse le 23, «un acte de pure démence» le 27. Et comme il s'élève contre le stupide abandon des collines dominant Sedan, aux environs de Saint-Menges, Givonne, Daigny, La Moncelle! À propos de la retraite vers Mézières, prescrite le 1er septembre à huit heures du matin par Ducrot,—qui n'avait cessé de critiquer tout et tous, et qui, mis au pied du mur, se montrait au-dessous de tout et de tous,—je vois encore Zola me désignant, du doigt, sur une carte prussienne où étaient notées les positions de tous les corps d'armée, le défilé de Saint-Albert, et me disant:
—Mais Ducrot, avant de donner ses ordres, n'avait donc pas envoyé un cavalier pour savoir si les Allemands ne se trouveraient point à Vrigne-aux-Bois?
Non, la Débâcle n'est pas un mauvais livre, car on ne saurait guérir une plaie sans la voir, sans la sonder; c'est une oeuvre forte et saine. Il faut être juste envers tout le monde, même envers ceux qui vous ont fait le plus de mal.
Cette calme et impartiale apologie de l'auteur de la Débâcle, cette mise au point de ses sentiments sur l'armée, cette infirmation de tant d'arrêts injustes et injustifiés de la presse, répercutés dans l'opinion, paraissait dans la Patrie, organe de la Ligue des Patriotes, et dont le directeur Émile Massard est en même temps le rédacteur en chef de l'Écho de l'Armée, journal non seulement patriote, mais militariste, étant pour l'Armée ce que la Croix est pour l'Église, et celui qui signait cette loyale déclaration, M. Alfred Duquet, était l'adversaire politique de Zola et un violent anti-dreyfusard.
Pour tout lecteur de bonne foi, et non aveuglé par la passion de parti, l'affaire de la Débâcle est jugée définitivement. C'est un livre d'histoire sévère, où les nôtres ne sont pas flattés, sans doute, mais où les ennemis sont dénoncés et flétris dans leurs actions atroces, où l'historien a cherché et su trouver presque partout la vérité. Toute vérité n'est pas bonne à dire, affirme la sagesse des nations. Dans un salon, c'est possible, c'est prudent surtout, mais l'histoire ne doit connaître ni la politesse ni l'hypocrisie.
Pour achever de faire toute la lumière sur les ténèbres que l'hostilité et l'indignation envers Zola, homme de parti, ont projetées sur Zola écrivain, l'historien subissant injustement la réprobation de certaines consciences qui visait le défenseur de Dreyfus, je reproduirai, magnifique profession de foi bien française et bien patriote, la déclaration qui terminait un article magistral, intitulé Sedan, paru dans le Figaro du 1er septembre 1891, c'est-à-dire un an avant l'apparition de la Débâcle:
… Longtemps, il a semblé que c'était la fin de la France, que jamais nous ne pourrions nous relever, épuisés de sang et de milliards. Mais la France est debout, elle n'a plus au coeur de honte ni de crainte.
Personne, certainement, ne souhaite la guerre. Ce serait un souhait exécrable, et ce que nous avons enterré avec nos morts, à Sedan, c'est la légende de notre humeur batailleuse, cette légende qui représentait le troupier français partant à la conquête des royaumes voisins, pour rien, pour le plaisir. Avec les armes nouvelles, la guerre est devenue une effrayante chose, qu'il faudra bien subir encore, mais à laquelle on ne se résignera plus que dans l'angoisse, après avoir fait tout au monde pour l'éviter. Aujourd'hui, des nécessités impérieuses, absolues, peuvent seules jeter une nation contre une autre.
Seulement, la guerre est inévitable. Les âmes tendres qui en rêvent l'abolition, qui réunissent des congrès pour décréter la paix universelle, font simplement là une utopie généreuse. Dans des siècles, si tous les peuples ne formaient plus qu'un peuple, on pourrait concevoir à la rigueur l'avènement de cet âge d'or; et encore la fin de la guerre ne serait-elle pas la fin de l'humanité? La guerre, mais c'est la vie même! Rien n'existe dans la nature, ne naît, ne grandit, ne se multiplie que par un combat. Il faut manger et être mangé pour que le monde vive. Et seules, les nations guerrières ont prospéré; une nation meurt dès qu'elle désarme. La guerre, c'est l'école de la discipline, du sacrifice, du courage, ce sont les muscles exercés, les âmes raffermies, la fraternité devant le péril, la santé et la force.
Il faut l'attendre, gravement. Désormais, nous n'avons plus à la craindre.
Zola disant: «La guerre, mais c'est la vie même! Elle est inévitable! Il faut s'y préparer et désormais nous n'avons plus à craindre!» est-il un organisateur de la déroute? Mais jamais apôtre de la Revanche n'a tenu langage plus net, plus persuasif, plus chauvin aussi. La dernière phrase est une reproduction, avec moins de latinité, du coeur «léger», le cri de l'âme exempte d'inquiétudes après la décision, le coeur intrépide, expression choisie, mais déplacée, si rudement reprochée à Émile Ollivier.
Toutes les sottises, toutes les malveillances, toutes les déclamations mensongères de ceux, qui, pour atteindre le Zola de Dreyfus, injurièrent et maltraitèrent le Zola de la Débâcle, ne prévaudront pas contre la vérité, contre l'évidence. L'auteur a d'avance bouclé toutes ces mâchoires hurlantes avec cette affirmation, que Paul Déroulède a certainement dite avant lui, et que je voudrais voir inscrite sur tous les tableaux appendus aux murs de nos écoles primaires:
«Seules les nations guerrières ont prospéré, une «nation meurt dès qu'elle désarme!»
Zola a également expliqué les sentiments qui l'animaient en écrivant la Débâcle, dans une lettre, adressée à M. Victor Simond, directeur du Radical, le jour où commençait, dans ce journal, la publication de cet ouvrage. Cette lettre ne figure pas dans la Correspondance de Zola qui vient d'être publiée:
Mon cher Directeur,
Vous allez publier la Débâcle et vous me demandez quelques lignes de préface.
D'ordinaire, je veux que mes oeuvres se défendent d'elles-mêmes et je ne puis que témoigner ma satisfaction en voyant celle-ci publiée dans un grand journal populaire qui la fera pénétrer dans «les couches profondes de la démocratie».
Le peuple la jugera, et elle sera pour lui, je l'espère, une leçon utile. Il y trouvera ce qu'elle contient réellement: l'histoire vraie de nos désastres, les causes qui ont fait que la France, après tant de victoires, a été misérablement battue, l'effroyable nécessité de ce bain de sang, d'où nous sommes sortis régénérés et grandis.
Malheur aux peuples qui s'endorment dans la vanité et la mollesse! La puissance est à ceux qui travaillent et qui osent regarder la vérité en face.
Cordialement à vous.
ÉMILE ZOLA.
19 octobre 1892.
* * * * *
Forcément, dans cette étude, qui ne saurait dépasser les limites normales d'un ouvrage de librairie, j'ai dû analyser sommairement, ou me contenter d'indiquer, certains livres de Zola. Je n'ai pu accorder à chaque roman la même part d'examen et de critique, mais les observations et les remarques d'un ordre général, faites sur toutes les oeuvres étudiées en ces pages, peuvent s'appliquer à celles qui sont mentionnées seulement.
Le dernier livre de la série des Rougon-Macquart est le Docteur Pascal. Ce docteur est l'ultime rameau du fameux arbre généalogique, que Zola prit tant de peine à greffer, à émonder, et à décrire.
Ce n'est pas que Zola fût à court de Rougons et dépourvu de Macquarts. Encore moins se trouvait-il à bout de souffle, vidé de sève, et ne pouvant plus faire vivre et palpiter de nids dans les branches épuisées de son arbre, sur le point d'être sec. Il avait d'autres projets. Il écrivait, dès 1889, à Georges Charpentier:
Je suis pris du désir furieux de terminer au plus tôt ma série des
Rougon-Macquart. Cela est possible, mais il faut que je bûche ferme…
Ah! mon ami, si je n'avais que trente ans, vous verriez ce que je
ferais. J'étonnerais le monde!…
Il devait faire succéder aux Rougon-Macquart les Trois Villes, et les Quatre Évangiles. Mais il commençait à être las de ce monde de personnages à porter, à remuer. La fatigue, ou plutôt l'ennui, lui venaient au milieu de cet enchevêtrement de collatéraux, qui faisait ressembler son travail de romancier à une besogne de clerc de notaire élaborant une liquidation compliquée. Ah! que cette famille prolifique lui donnait de mal pour établir, physiologiquement et socialement, sa répartition successorale. Il lui a fallu l'attention méticuleuse d'un archiviste-paléographe pour ne pas commettre d'erreur dans les noms, prénoms, âges, degrés de parenté, et faits d'alliance de tous ces Rougon et de tous ces Macquart, nomades et divers, dont pas un n'exerçait le même métier, presque tous séparés d'avec leurs parents, et dispersés aux quatre coins de la société, ainsi que les héritiers Rennepont dans le Juif-Errant d'Eugène Sue.
Enfin, il s'affranchit de cette servitude de l'hérédité, dont il avait d'abord puisé l'idée dans l'ouvrage du docteur Lucas. Il devait toutefois y revenir, mais incidemment, dans ses ouvrages subséquents, comme lorsqu'il fait figurer, dans ses Trois Villes et dans ses Trois Évangiles, les Froment, «ayant le front en forme de tour».
Il affirmait, en prenant pour directrice, dans la construction de son vaste monument, la théorie de l'hérédité, sa conception du Roman Expérimental. Il proclamait la nécessité de faire de la science l'auxiliaire ou plutôt la tutrice de l'imagination. En même temps, il bénéficiait d'un procédé de composition commode, abrégeant des descriptions de personnages et dispensant de créer et de combiner, chaque fois qu'il commençait un livre, toute une série de types nouveaux. Il évitait des redites en faisant passer et repasser du premier plan au second ses acteurs, et il usait du système qui avait avantageusement servi à Balzac pour sa Comédie Humaine.
Une différence toutefois est à signaler. Balzac, en conservant et en distribuant, à travers toutes les scènes de sa Comédie aux cent actes divers, les personnages déjà vus et présentés au lecteur, se préoccupait avant tout de donner l'apparence de la vie sociale à son monde imaginaire; il voulait, comme il l'a dit lui-même, faire concurrence à l'état-civil. Dans la vie réelle, tous les contemporains se retrouvent et se coudoient, mêlés à une existence commune, et ils sont en perpétuel contact. Nos passions, nos vices, nos plaisirs, nos devoirs, nos besoins tournent dans un même cercle synchronique: dans tout drame, dans toute comédie dont nous sommes tour à tour les héros, se retrouvent, indifférents à l'action, mais présents, les comparses sociaux. Nous entraînons avec nous dans notre course, bonne, méchante, laborieuse, inféconde, criminelle, honnête, sublime ou vulgaire, tout un choeur de satellites contemporains: gens de loi, médecins, prêtres, bureaucrates, commerçants, artistes, filles, actrices, mères de famille, enfants et vieillards. C'est pourquoi, avec son puissant génie reconstitutif de la réalité, Balzac a eu grand soin de faire escorter ses premiers rôles par des utilités, telles qu'on les rencontre forcément sur les planches de la société. S'il avait besoin d'un avoué, il prenait Derville ou Desroches; ses banquiers étaient invariablement Nucingen ou du Tillet; lui fallait-il un club d'élégants jeunes hommes, il faisait signe à de Marsay, à Maxime de Trailles, à Félix ou à Charles de Vandenesse; la presse intervenait avec Andoche Finot; Lousteau, Émile Blondet; la littérature était représentée par d'Arthez, Nathan, Claude Vignon, Camille Maupin. Tout un personnel social obéissait ainsi à la pensée du maître pour les besoins de l'optique du livre. Mais de ces êtres fictifs, passant et repassant dans l'oeuvre, c'était le caractère professionnel, la fonction, le rouage social qui était requis et montré principalement.
Zola, avec ses Rougon-Macquart, a voulu autre chose: c'est le type humain, avec ses différences provenant du milieu et du caractère physiologique, c'est le tempérament et la constitution physique, les vertus et les vices, les tares et les dégénérescences de certains représentants de l'humanité, dans une période d'années allant du coup d'État de 1851, origine de la fortune des Rougon, à la débâcle de 1870-71, chute de l'empire et époque de la naissance du dernier rejeton de la famille, «enfant inconnu, le Messie de demain peut-être», qu'il a promenés à travers ces vingt volumes d'aventures individuelles et de tableaux collectifs. Il a relié entre eux tous les héros de ses livres pour prouver que, s'ils étaient tels qu'il nous les décrivait, cela provenait de ce fait accidentel, que leur aïeule, Adélaïde Fouque, mariée à Pierre Rougon, puis devenue maîtresse de «ce gueux de Macquart», était atteinte d'aliénation mentale.
On ne voit pas bien l'intérêt que cette consanguinité peut présenter. S'il s'agissait de prouver que la folie est héréditaire, ce qui est souvent vérifié, fallait-il se donner la peine de tant écrire? Tous les personnages de la série de Zola ne sont pas des aliénés. Presque tous ont des bizarreries, des violences, des nervosités, quelques-uns sont criminels, d'autres subissent des excitations sensuelles irrésistibles, et leurs existences sont bouleversées par des passions coupées d'événements tragiques ou douloureux—mais ont-ils besoin d'être, pour cela, des Rougon ou des Macquart? Sans descendre d'Adélaïde Fouque, beaucoup de familles et d'individus isolés ressemblent à tous ces produits de la folle des Tulettes. On n'écrit pas non plus de romans avec des personnages insignifiants, à qui rien n'est arrivé et ne peut arriver. Donc il fallait nécessairement qu'à chacun de ces Rougon et de ces Macquart un intérêt s'attachât, qu'ils fussent des sujets d'étude, que leur existence présentât des particularités méritant d'être examinées et décrites. Ils devaient tous êtres des «héros».
Zola a donc exagéré l'importance de l'hérédité, dans son oeuvre. Remarquons, au point de vue du relief, de l'intensité de la vie des principaux personnages de la série, que les plus intéressants, ceux qui s'imposent à l'esprit du lecteur, et demeureront vivaces dans la mémoire n'ont aucun caractère héréditaire: Coupeau, le formidable alcoolique, Souvarine, le Slave farouche, Jésus-Christ, le rustre venteux, Albine, l'Ève sauvage du Paradou, Miette, qui tentait le drapeau des insurgés avec son enthousiaste ferveur de porte-bannière de la confrérie de Marie, tous ces types inoubliés et inoubliables sont en dehors de la fameuse généalogie, et bien d'autres que je néglige. Ceux qui en font partie, comme Aristide Saccard, Lantier, Nana, Gervaise, n'avaient pas besoin de cette filiation pour être ceux qu'ils sont, et pour justifier l'attention des hommes.
Le Docteur Pascal, lui-même, est si peu le congénère des Rougon-Macquart qu'il se classe à part, se servant, pour expliquer sa dissemblance, son isolement dans la famille, de l'exception prévue par les savants, prudente réserve que Lucas a décrite sous le nom d'innéité.
L'innéité, c'est la porte ouverte à la délivrance de l'être enfermé dans la fatalité du cercle héréditaire. Pascal Rougon est donc un étranger dans cette famille de déséquilibrés. C'est un évadé de l'atavisme morbide. Il aime la science, cultive la vertu et vit à la campagne. Le philosophe sensible et vertueux du siècle dernier. Il n'a pas le sens pratique des choses, ni un goût excessif pour le tran-tran du travail vulgaire. Il néglige sa clientèle, et consciencieusement élabore des recherches sur l'hérédité, qui se résument dans la confection d'un arbre généalogique, s'ajoutant à des notes biographiques, sur chacun des membres de la famille. Sa mère, Félicité Rougon, veut prendre ces dossiers pour les détruire, car elle juge fâcheuses pour la réputation de la tribu les fiches qu'ils renferment. Elle réussit, à la mort du docteur, à capter et à brûler ce casier médical, sauf l'arbre, réfractaire au feu, et que Zola devait par la suite débiter en volumes in-18.
Le Docteur Pascal a, chez lui, à la Souléiade, une jeune nièce, Clotilde, qui l'appelle maître, et à qui il a enseigné bien des choses, sauf une qu'elle apprend toute seule: l'amour.
Et ici, débarrassé de l'obsession héréditaire, l'auteur entre dans le beau, dans le puissant. Comment, après des brouilles et des accès de religiosité, l'oncle et la nièce, maître et disciple, deviennent-ils amants, époux, c'est ce que Zola a décrit, on devrait dire chanté, avec un lyrisme et une virtuosité extraordinaires. Zola, dans ce cantique, redevient le grand poète de la Faute de l'abbé Mouret et de la Page d'Amour. Il a su éviter ce qu'il pouvait y avoir de choquant en cette sorte d'inceste entre oncle et nièce; il n'a pas donné à ces amours d'un pédagogue et de son élève le caractère un peu ridicule des ébats de la pédante Héloïse avec Abailard, le beau professeur; enfin, il a su nous émouvoir, et en écartant la raillerie, avec le tableau d'un vieillard, «dont la barbe est d'argent comme un ruisseau d'avril», faisant l'amour avec une belle fille dont les cheveux sont des épis d'or. Il est parvenu à faire accepter cette union, qu'on qualifie dans la société de disproportionnée, et qui évoque l'image de cornes plaisantes poussant au front du barbon. Les amours séniles, qui d'ordinaire provoquent le rire, ici, poussent aux larmes. Nous voilà loin d'Arnolphe et de sa bécasse d'Agnès; Zola rivalise avec Hugo, qui voyait de la flamme dans l'oeil des jeunes gens, mais dans l'oeil des vieillards contemplait de la lumière.
L'épisode touchant de Ruth et de Booz est reproduit à la Souléiade. Mais les amours bibliques ne connurent pas l'un des facteurs permanents de la souffrance des amants modernes: l'argent! Poètes et romanciers oublient trop souvent, dans leurs fictions, le rôle du dieu de la machine, l'intervention de cet Argent qui domine tout. Dans ce livre, il change l'idylle en tragédie. Ruiné, le docteur est obligé de se séparer de sa Clotilde. Pour la soustraire à la pauvreté, il l'envoie à Paris, et il meurt de cette séparation. Clotilde revient, trop tard, pour embrasser une dernière fois celui qu'elle avait réchauffé de sa jeunesse et rajeuni de son amour.
La mort du docteur Pascal est une page superbe. Il tombe comme un soldat de la science, comptant les pulsations qui se ralentissent en son coeur engorgé, calculant les minutes de souffle qui lui restent, et se relevant dans un suprême accès d'énergie scientifique, pour consigner de ses mains défaillantes l'heure de sa fin, à la place qu'il s'était réservée au centre du tableau généalogique des Rougon-Macquart.
Toute cette fin passionnelle, avec l'analyse délicate des sentiments qui animent Clotilde et Pascal, est admirable. Des tableaux comme Zola sait les brosser: la combustion de l'oncle Macquart, la mort du petit fin-de-race Charles, la nuit d'orage où Pascal rudoie Clotilde et la mate, la dînette dans la maison affamée, et l'alcôve entrevue, où, comme Abigaïl ranimant le vieux roi David, la jeune fille offre au vieil amant l'eau de jouvence de sa beauté, font de ce dernier livre de la série un chef-d'oeuvre d'émotion intime et de passion, sinon chaste, du moins honnête. Le Docteur Pascal est à placer à côté de la Page d'Amour, c'est-à-dire au tout premier rang des ouvrages de Zola.
Une lumière édénique éclaire cette idylle moderne. Quelques-uns, parmi ceux qui ont l'âge du docteur Pascal, regretteront peut-être qu'ils soient si lointains et si fabuleux, malgré la belle histoire contée par Zola, ces temps d'amour où les patriarches à barbe blanche, en faisant la sieste dans leurs foins, trouvaient à leur réveil, allongée auprès d'eux, timide, aimante et docile, quelque Moabite au sein nu, offrant l'amour et tendant sa coupe de jeunesse, pour que le vieillard puisse étancher sa soif encore vive, et raviver son être au contact d'une chair brûlante sous le dais nuptial du ciel, ayant pour lampe astrale la faucille d'or, négligemment jetée par le moissonneur de l'éternel été, dans le champ des étoiles.
VI
LES TROIS VILLES.—LOURDES.—ROME.—PARIS
(1893-1897)
En écrivant sa trilogie des Trois Villes, succédant à la série des Rougon-Macquart, Zola a voulu montrer, en un panorama synthétique, la domination sacerdotale dans trois milieux différents. En même temps, il lui a convenu de prouver, une fois de plus, stratège littéraire, sa puissance dans l'art de manier les masses. Il s'est proposé d'affirmer sa maîtrise de manoeuvrier, et son incomparable faculté de metteur en scène des foules.
Ces Trois Villes, ces trois actes d'un drame, dont les Cités sont les protagonistes, Lourdes, Rome, Paris, ont une intensité d'effet différente. Lourdes est l'oeuvre maîtresse. L'observation s'y révèle aiguë, exacte. C'est la vérité surprise sortant de son puits ou plutôt de sa piscine. Les méticuleux détails de cette kermesse médico-religieuse sont rendus avec une netteté vigoureuse. Celui qui n'a pas visité Lourdes connaît cette bourgade, capitale de la superstition, comme s'il y était né, ou comme s'il y tenait boutique, quand il a lu le livre de Zola. Le voyageur sincère, exempt de naïve crédulité, qui, au retour d'une excursion en cet étrange oratoire balnéaire, prend le volume, y retrouve ses impressions précisées; il lit le procès-verbal minutieux et impartial des faits qui se sont passés sous ses yeux, l'analyse de la tragi-comédie de la souffrance, avec l'espoir de la guérison surnaturelle, à laquelle il a assisté.
Lourdes apparaît comme une ville à part, au milieu de notre siècle peu disposé à la croyance religieuse, avec notre société affairée, mercantile, sportive, jouisseuse et nullement mystique, où l'aristocratie, la bourgeoisie, pratiquent le culte comme une tradition bienséante, usant des sacrements sans y attacher plus d'importance qu'à une obligation mondaine, pour faire comme tout le monde, tandis que le peuple des villes, par routine, et celui des campagnes, par ignorance craintive, fréquentent encore les églises. C'est une sorte de Pompéï dégagée de l'amas industriel et matérialiste de l'époque. Là, comme dans une féerie, tout semble hors des temps, loin des contemporains, avec une mise en scène factice et fantaisiste, où le décor même, l'admirable paysage que le Gave arrose, paraît sortir des coulisses d'un théâtre extraordinaire.
Pour le passant désintéressé de la guérison miraculeuse, ou de l'entreprise lucrative des thaumaturges de l'endroit, cléricaux et laïques, prêtres et boutiquiers, médecins et hôteliers, Lourdes se présente comme un de ces lieux mystérieux et vénérés, berceau des religions, vers lequel l'humanité anxieuse tourne encore des regards effarés et respectueux. Qui sait? Si l'eau de Lourdes ne guérit point, elle ne saurait faire mal? Et un doute, celui qui est à l'inverse du doute négatif et scientifique, le doute de la crédulité, germe lentement dans la conscience du voyageur hésitant et surpris. On lui raconte des faits surprenants, donnés comme certains. On exhibe des témoins, guéris authentiques. On accumule preuves et témoignages. Il faut avoir la tête solide et l'esprit cuirassé contre les assauts du merveilleux pour résister aux coups portés à la raison par Lourdes, dans son ambiance stupéfiante.
Le miracle se présente à la pensée, sinon comme probable et vrai, du moins comme possible et non invraisemblable. On se remémore des séries de faits inexplicables qui, sous les yeux de chacun, s'accomplissent tous les jours, sans qu'on en puisse imaginer ni en recevoir l'explication satisfaisante. Des autorités scientifiques, un professeur à l'École polytechnique, à leur tête, essaient de démontrer la possibilité d'un corps dit astral. Les physiciens n'enseignent-ils pas l'existence, dans l'atmosphère, d'un quatrième gaz, jusqu'ici ignoré, qui n'est pas l'oxygène, l'hydrogène ou l'azote? Et les invraisemblables expériences, pratiquées partout, de la suggestion, de l'hypnotisme? Et les fluides! et toutes les déconcertantes découvertes de la science moderne, l'électricité domestiquée, les ondes hertziennes, les rayons cathodiques, le radium qui éclaire, chauffe et brûle sans perdre un atome de sa magique composition! Nous baignons dans le miraculeux. Le merveilleux nous séduit toujours, et il est interdit de nier absolument ce qu'on ne s'explique pas. On vous opposerait votre ignorance. Il est difficile de soutenir la négation a priori, sans examen ni discussion. Celui qui nie tout, sans motiver son refus de croire, est aussi vain que celui qui croit tout, sans se donner la peine d'examiner sa croyance et de la justifier.
Lourdes est donc demeurée, au XIXe et au commencement du XXe siècle, la forteresse de la crédulité et de la superstition. Ce village, dont le renom dépasse celui d'une grande capitale, ne saurait toutefois aspirer à la gloire de Jérusalem, de la Mecque, ou de Rome. Il lui manque le diadème. Ce n'est pas une capitale de la croyance. C'est tout au plus une énorme foire, où l'on vend de la santé, et, par conséquent, tous les larrons du surnaturel et tous les maquignons de la réalité s'entendent pour y duper le simple et confiant acheteur.
Aucun grand mouvement d'âme n'est sorti de ce bazar. La véritable foi s'accommode mal de trop de proximité, de trop de promiscuité aussi. Lourdes est encombrée à l'excès de loqueteux et de personnages minables. C'est une cour des miracles. Jamais ce ne sera une station aristocratique. Les belles madames n'ont pas l'occasion d'y montrer six toilettes par jour. Un relent nauséabond monte de la piscine, où barbotent des membres peu familiarisés avec le tub. La clientèle y pratique l'hydrothérapie, comme une pénitence. Dans la grotte plébéienne, la mondanité ne daigne pas plus s'agenouiller qu'elle ne va se promener aux Buttes-Chaumont. Le haut clergé tolère Lourdes, mais n'y pontifie pas. Ce n'est pas un lieu de prières sélect. Malgré son titre de basilique, l'église est comme un temple de troisième classe. On n'y sert que le bon Dieu des pauvres. Le Bouillon Duval de la chrétienté, ce débit populaire, et cette source mal fréquentée n'est que le Luchon des indigents, aussi le Vatican et Saint-Pierre de Rome n'ont-ils que du dédain pour cette chapelle de léproserie. Cependant le trésorier du denier encaisse, sans répugnance, les gros sous ramassés dans cette cuve immonde, où gigotent tant de mendiants en décomposition.
Zola, en traitant ce sujet complexe, tout en se montrant l'adversaire du banquisme sacerdotal, n'a pas entendu faire oeuvre d'irréligiosité ou d'anticléricalisme. Il s'est proposé surtout d'étudier le mouvement néo-religieux à notre époque; il a voulu peindre, dans un panorama superbe, tentant sa verve lyrique et sa virtuosité descriptive, la prosternation naïve et touchante, en son irrémédiable confiance, en somme excusable, des malheureux éperdus de souffrances, qui cherchent partout la cure implorée, qui veulent croire parce qu'ils veulent guérir, et qui se plongeraient dans la piscine du diable, s'ils la rencontraient, si on les y conduisait, comme à celle du dieu de Lourdes, et s'ils espéraient en sortir valides et sains.
Un public énorme, sans cesse renouvelé, compose la clientèle annuelle de Lourdes. Zola a rendu, avec une vérité empoignante, la cohue priante et maladive, bondant les trains, encombrant les gares, s'entassant dans les wagons, où les cantiques couvrent le râle des agonisants. J'ai vérifié par moi-même, au buffet d'Angoulême, halte indiquée dans le volume, la scrupuleuse exactitude de la photographie de Zola; rien n'y manquait. Tous les personnages étaient à leur place, dans leur attitude vraie, depuis les jeunes clubmen, ambulanciers volontaires, jusqu'à la dame riche, présidant le convoi, et pour qui, lorsque tout le contingent pèlerinard est casé, emballé, bouclé, on sert, dans une petite salle du buffet, un modeste déjeuner, qu'elle avale en hâte; tandis que le chef de gare poliment l'avertit que le train, dès qu'elle sera prête, se remettra en route.
Avec la même intensité de vision, Zola s'est penché sur la piscine qui rappelle le cuvier de Béthanie. Il a subodoré et humé, avec un flair connaisseur et patient, les buées nauséabondes qui en montaient. On sait que les pestilences sont par lui respirées de près, et même analysées, —se souvenir du bouquet des fromages du Ventre de Paris,—avec un certain plaisir pervers. On jurerait qu'il a goûté à cette sauce sans nom, où marinent et mijotent les os creusés par la carie, les épidermes que l'ulcère a rodés, les chairs où la sanie, pareille aux limaçons sur les vignes, traîne des baves blanchâtres. Une véritable sentine, cette cuvette aux miracles. «Un bouillon de cultures pour les microbes, un bain de bacilles», a dit Zola. On ne change pas souvent, en effet, le jus miraculeux, et des milliers de perclus et de variqueux, aux bobos coulants, de l'aube naissante à la nuit close, viennent y tremper leurs purulences.
Il a pareillement décrit, avec la magnificence de son verbe, le paysage poétique et impressionnant, les processions qui se déroulent, avec des allures de figurations d'opéra, et l'enthousiasme des foules attendant, voulant le miracle. C'est un des livres les plus lyriques de ce grand poète en prose, un Chateaubriand incrédule, par conséquent plus fort, plus inspiré que l'illustre auteur du Génie du Christianisme, que sa croyance portait et dont la foi surexcitait le génie.
La grotte de Lourdes,—ce retrait galant, où l'humble Bernadette surprit, en compagnie d'un officier de la garnison voisine, une dame aimable, laquelle, pour terrifier la bergère et lui ôter l'envie de raconter, ou même de comprendre le miracle tout physique qui était en train de s'accomplir sous ses yeux ébahis, s'imagina de se faire passer pour la Reine des cieux,—Zola toutefois a contesté cette anecdote,—peut servir à expliquer bien des miracles du passé. À cet égard, cette salle de spectacle religieux appartient à l'histoire, à la science, à la critique, donc au roman expérimental, comme l'entendait Zola. Le miracle et la superstition sont des phénomènes morbides, dont les ravages peuvent être comparés à ceux de l'alcoolisme, de l'industrialisme, de la débauche et de la guerre. L'auteur de l'Assommoir, de Germinal, de Nana et de la Débâcle devait s'en emparer, et en donner la vision saisissante et colorée. Il trouvait un nouveau champ d'observation fécond dans ce laboratoire de prodiges en plein vent, qui fonctionne au centre du vaste entonnoir pyrénéen, avec la grotte qui flamboie, la piscine qui gargouille, la foule qui geint, prie, se bouscule, s'émeut, chante des cantiques et pousse vers le ciel une clameur effrayante de supplication: Parce, Domine! tandis que le Gave, au bas du chemin enrubannant la basilique triomphale, roule son écume retentissante sur le diamant noir des roches polies, avec, au-dessus, la pureté de l'air bleu, où les cierges tremblotants versent leurs larmes jaunes.
* * * * *
Rome est inférieure à Lourdes. Ce n'est pas le meilleur ouvrage de Zola, ce gros tome de 731 pages serrées, amalgame d'un guide genre Baedeker, d'un traité de christianisme libéral, et d'un noir roman, à la façon d'Eugène Sue.
C'est une ville morte que la Rome moderne; malgré son souffle puissant, Zola n'a pu la ranimer. La gloire légendaire de l'ancienne capitale du monde l'attirait. Il est probable qu'il a éprouvé une désillusion vive, quand, depuis, il l'a parcourue, sondée, examinée avec la loupe prodigieuse de son oeil de myope. Cette déconvenue se sent, se devine dans ce livre, malgré l'habileté de l'auteur, et l'aisance avec laquelle il promène son personnage, l'abbé Froment, par tous les quartiers de la Rome antique, papale et moderne.
Le procédé, renouvelé de la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, si majestueusement employé dans le Ventre de Paris, paraît ici un peu usé et faiblard. L'anthropomorphisme architectural, animant les bâtisses et mêlant l'âme humaine à la solitude des édifices, lasse et n'étonne plus dans cet itinéraire. La description minutieuse des rues et des édifices de la ville est peu intéressante. C'est qu'il est difficile, malgré la légende, malgré les préjugés, de trouver Rome une ville digne d'être admirée, et même étudiée. Son paysage ne vaut pas celui de Florence et de Fiesole, son décor n'est pas comparable à celui de Venise, son mouvement moderne est inférieur à l'activité de Milan. On ne regarde Rome qu'à travers la vitrine de l'histoire. C'est une de ces pièces paléontologiques, comme on en conserve dans les Muséums, et devant lesquelles les badauds défilent, les dimanches, avec des yeux ébahis, en dissimulant un bâillement. L'admiration pour Rome est toute factice. Elle est chose convenue, et l'on craindrait de passer pour un barbare et un ignorant si l'on déclarait, que, en dehors des collections artistiques, des richesses picturales et sculpturales gardées dans les galeries, dans les palais, au Vatican, et en mettant à part deux ou trois vestiges de la gloire antique, comme le Colosseo et le Panthéon d'Agrippa, il n'y a rien à voir pour l'artiste, dans cette cité, qui n'est même plus vieille.
Il y a sans doute quelques jolis coups d'oeil à donner vers les rues étroites et pittoresques des bords du Tibre jaunâtre; le panorama découvert des terrasses du Pincio est intéressant et la campagne romaine, aux solitudes suspectes, a un aspect lépreux, désolé, excommunié, qui n'est pas dénué de caractère. Mais la ville fameuse est belle surtout dans l'imagination, et ne justifie le voyage que parce qu'il est élégant, pour un touriste, et convenable, pour un artiste, d'avoir vu Rome. Vision nulle et déplacement inutile cependant. Les monuments n'y existent pas. Est-ce le crime des Barbares ou des Barberini? Le résultat est le même pour le regard, pour la pensée. Les églises ont toutes la valeur architecturale de notre Saint-Roch, ou d'autres hideux édifices jésuitiques, à portail et à frontons Louis XV, rappelant les pendules artistiques en simili-bronze qu'on fabrique à la grosse, rue de Turenne. Des dômes, des coupoles, pas un clocher. Les places, les fontaines ont l'allure rococo. L'odieux Bernin triomphe partout. Saint-Pierre, malgré Michel-Ange, a l'aspect d'une grosse volière. L'art, à Rome, s'est réfugié dans les chapelles, dans les galeries. L'intérêt artistique de la prétendue capitale de l'éternelle beauté, où l'on a la sottise d'envoyer se perfectionner dans leur art, et y conquérir la maîtrise, les apprentis peintres, sculpteurs, musiciens, —étudier la musique à Rome, cela a l'air d'une ironie chatnoiresque!—est donc tout à fait indépendant du sol romain. Transportez, comme le général Bonaparte et le commissaire Salicetti le firent, la plupart des chefs-d'oeuvre enfouis dans les loges, les galeries, les couvents de cette ville dévastée, dotez Montrouge ou Grenelle des oeuvres accumulées sur les bords du Tibre par les princes de l'Église et vous aurez Rome. C'est un magasin de curiosités qui pourrait être véhiculé et déballé, sans perdre de son prix, sur n'importe quel point du globe.
La vie romaine en soi est dépourvue d'intérêt. Le fameux Corso est encore plus désillusionnant que la Cannebière. C'est une rue sombre, avec des trottoirs où l'on ne peut passer quatre de front. Des encombrements de voitures, allant au pas, sur une seule file, lui donnent l'aspect de notre rue de Richelieu, sans l'élégance des boutiques. Ce Corso célèbre, c'est la grand'rue d'une préfecture de seconde classe.
Des orchestres ambulants, composés de trois ou quatre grands diables venus d'Allemagne, et soufflant dans des cuivres, par moment, donnent un peu de vie aux places silencieuses. Dans les boutiques, étroites et sombres, des femmes mafflues, lourdes, aux formes junoniennes, s'écrasent, marchandes, sur la banquette des comptoirs, lasses dès la matinée, répondant d'un ton endormi aux demandes de la clientèle, ou se trainent, visiteuses, devant les étoffes nonchalamment déployées. Aucun endroit gai, réunissant femmes de fête et gens de plaisir. Des cafés, dont quelques-uns fastueux, tout en marbre et en mosaïque, comme le café Colonna, avec de rares consommateurs, voyageurs de commerce désoeuvrés ou officiers du poste voisin, au palais législatif de Monte-Citorio, prenant des granits avec mélancolie. Dans les rues, un peuple ennuyé, découragé, manifestant l'inquiétude, et le peu d'entrain du promeneur sans le sou. Sauf peut-être pour ceux qui fréquentent les salons discrets, malveillants et monotones de l'aristocratie appauvrie ou des prélats réduits à la portion congrue, l'existence n'est pas gaie pour le voyageur. S'il est de bonne foi, s'il ne connaît pas le mensonge habituel à l'homme qui voyage pour avoir voyagé, s'il ne ressemble pas au visiteur crédule de la fallacieuse baraque foraine, qui sort en affectant d'être satisfait, afin d'entraîner des imitateurs, et de ne pas être seul à avoir été trompé, il dira, il pensera au retour: Rome? une mystification, une expression pour touristes!
Mais les souvenirs évoqués par cette ville, qualifiée d'éternelle, sont si imposants! N'y foule-t-on pas la poussière de gloire des anciens maîtres du monde, et, à chaque pas ne semble-t-on pas descendre dans le passé, et revivre la vie antique? Là encore, la désillusion est profonde. L'antiquité ne se retrouve, à Rome, que dans l'érudition de ceux qui la cherchent. Les ruines romaines sont sans intérêt, des fûts et des vieilles pierres quelconques. À Orange et à Nîmes, nous avons des vestiges de l'architecture et de la civilisation romaines plus importants.
Tout est neuf, à Rome, ou vieillot. L'antique a disparu. Les habitants eux-mêmes reconnaissent qu'ils n'ont rien de commun avec les premiers possesseurs de l'emplacement compris entre les sept collines: ils ont effacé, avili, jusqu'au souvenir de la Rome antique, en appelant le Forum le champ aux Vaches, campo Vaccino, et le Capitole le champ d'huile ou de colza, Campioglio. Ô Manlius! ô Cicéron!
Zola a beau user d'un de ces leitmotiv qui lui sont habituels, et faire répéter par tous ses personnages, même par le pape, que les pontifes chrétiens sont les héritiers directs des Césars, que les cardinaux, les prélats, sont toujours les enfants du vieux Latium, qu'ils se drapent dans leur pourpre comme la lignée des Auguste, rien n'est plus faux. Les Italiens, en deçà et au delà du Tibre, n'ont ni une goutte de sang, ni une cellule cérébrale des anciens occupants du sol sabin. Le soc des guerriers l'a trop profondément remué, ce champ ouvert à toutes les invasions, pour qu'on y retrouve les racines primitives et les souches ancestrales. Le sang étranger a fait sa transfusion et circule dans les veines de ces races renouvelées. Zola semble croire que l'absolutisme est une question de localité, de terroir césarien, un legs atavique de la Rome impériale. C'est une erreur historique. La domination de l'Église est au-dessus, et à part de la souveraineté historique des empereurs. C'est un pouvoir qui remonte plus haut, vers la source des âges. La suprématie du prêtre se retrouve au commencement des périodes historiques. Dans la société aryenne, le brahmane était supérieur au guerrier, au roi, et le Kschâtrya, s'il voulait s'élever, devenir un véritable chef, atteindre le sommet de la hiérarchie védique, devait commencer par s'humilier devant la caste sacerdotale, et, comme le roi Vicvamitra, se faire ascète pour monter au trône brahmanique.
Zola a méconnu cette loi historique, lorsqu'il a fait, de la passion dominatrice de l'Église et de ses chefs, une question d'ethnographie: l'Église est absolutiste en soi, et le despotisme, c'est sa vie même. Transportez le pape de Rome à Chicago, comme il en a été un instant question, il y sera tout aussi «Imperator». Les papes d'Avignon furent aussi césariens que ceux qui ne quittèrent jamais Rome. C'est l'Église, et la Papauté la résumant, qui sont absolues, qui rêvent la domination du monde; la ville, où l'hégémonie catholique trône, n'est pour rien dans cette insatiable convoitise de la puissance suprême.
La donnée du roman de Rome, le prétexte à descriptions, le fil conducteur dans les rues romaines, est la venue au Vatican de l'abbé Pierre Froment, prêtre français, suspect de tendances hétérodoxes, auteur d'un livre déféré à la Congrégation de l'Index, intitulé la Rome Nouvelle. L'auteur est engagé à défendre, en personne, son ouvrage et à solliciter une audience du pape. Il a cru naïvement exprimer les idées du pape, le Léon XIII soi-disant républicain, le Léon XIII prétendu socialiste, qu'on montrait faisant commerce d'amitié avec la démocratie de France et d'Amérique.
La Rome Nouvelle de l'abbé Froment sera la ville de la religion idéale. La papauté renoncera à toute préoccupation du temporel, elle sera toute spiritualisée. Plus de mômeries ridicules, comme les jongleries lucratives de Lourdes. Et puis, la religion serait expurgée de toutes ses impuretés mercantiles, le culte deviendrait simplifié, le dogme serait amené à une conciliation avec la science, avec la raison. La religion apparaîtrait alors comme un état d'âme, une floraison d'amour et de charité. Enfin, le pape, entendant, du fond du Vatican, le craquement des vieilles sociétés corrompues reviendrait aux traditions de Jésus, à la primitive Église; il se mettrait du côté des pauvres.
Toutes ces fantaisies politico-religieuses, que l'abbé Froment a formulées dans son bouquin, il les rabâche, par la plume de Zola, grand amoureux des redites, à tout un auditoire de prélats, de cardinaux, de jésuites, et, finalement, au pape, dans une audience presque secrète, qui est le morceau capital du volume, la meilleure page.
L'abbé Froment, personnage tracé d'un dessin mou, prêtre sur la pente de la révolte, et dont la soutane semble chercher les orties, tient à la fois de Lamennais et de l'abbé Garnier, du père Didon et de Hyacinthe Loyson. On ne discerne pas clairement ce qu'il veut, encore moins ce qu'il rêve: ses aspirations de la Rome Nouvelle sont flottantes, et il plaide assez mal sa cause devant le Saint-Père. Léon XIII le rembarre comme il faut, le cloue avec autorité et lui rive le schisme sur la bouche. Froment a pleurniché la cause des malheureux; il a récité des articles de journaux, où les virtuoses de la misère émeuvent les coeurs compatissants. Le Saint-Père lui répond que son coeur de pape est plein de pitié et de tendresse pour les pauvres, mais la question n'est pas là. Il s'agit uniquement de la sainte religion. L'auteur de la Rome Nouvelle n'a compris ni le pape, ni la papauté, ni Rome. Comment a-t-il pu croire que le Saint-Siège transigerait jamais sur la question du pouvoir temporel des papes? La terre de Rome est à l'Église. Abandonner ce sol, sur lequel la Sainte Église est bâtie, serait vouloir l'écroulement de cette Église catholique, apostolique et romaine. L'Église ne peut rien abandonner du dogme. Pas une pierre de l'édifice ne peut être changée. L'Église restera sans doute la mère des affligés, la bienfaitrice des indigents, mais elle ne peut que condamner le socialisme. L'adhésion du Saint-Siège à la République, en France, prouve que l'Église n'entend pas lier le sort de la religion à une forme gouvernementale, même auguste et séculaire. Si les dynasties ont fait leur temps, Dieu est éternel. Il fallait être fou pour s'imaginer qu'un pape était capable d'admettre le retour à la communauté chrétienne, au christianisme primitif. Et puis, l'abbé Froment a écrit une mauvaise page sur Lourdes. La grotte aux miracles a rendu de grands services à la religion, à la caisse du pape aussi. «La science, conclut Léon XIII, doit être, mon fils, la servante de Dieu. Ancilla Domini…»
L'abbé Froment s'incline. Il n'est pas converti, mais écrasé. Il ne peut lutter contre ce pape qu'il voulait défendre. Il ratifie la mise à l'index de la Congrégation, il rétracte sa Rome Nouvelle.
Voilà l'une des sections du livre, car il est triple: la description de la ville et une aventure romanesque constituant deux autres parties.
Les chapitres romanesques ne sont pas les plus louables. Ils contiennent des épisodes d'amours contrariées. Le prince Dario et la contessina Benedetta en sont les héros. Ces deux personnages sympathiques ont pour repoussoir un disciple de Rodin du Juif Errant. Un certain Sconbiono, curé terrible, qui empoisonne les gens avec des figues provenant du jardin des jésuites, est à faire frémir. Rien que ce curé empoisonneur aurait ravi l'excellent Raspail, qui voyait des jésuites embusqués parmi les massifs de son beau jardin d'Arcueil, et de l'arsenic jusque dans le bois du fauteuil du président des assises, lors de l'affaire Lafarge. Le roman de Dario et de Benedetta est émouvant. C'est du bon Eugène Sue.
La mort de Benedetta est singulière: bien que mariée, elle est vierge, car elle s'est refusée à son époux, Prada, personnage incertain, ambigu. Elle réserve pour son Dario, quand son mariage sera annulé, la fleur fanée de sa virginité. Dario est empoisonné par les figues du curé d'Eugène Sue, et, sur son lit de mort, transformé en couche nuptiale, Benedetta, après s'être consciencieusement déshabillée, s'offre, se livre. Zola semble dire que l'acte in extremis est consommé. Les deux amants meurent dans un spasme. Les figues empoisonnées opèrent par inhalation, par contagion, sur Benedetta qui n'en a pas mangé. Voilà qui peut dérouter bien des idées qu'on s'était faites en toxicologie, et aussi sur la physiologie du mariage. Les deux corps, unis dans cette copulation moribonde, ne peuvent plus se dessouder. Quoi! fort même dans la mort! Quel gaillard ce Dario! Un cadavre pourvu de la ténacité rigide d'un caniche vivant, c'est bien extraordinaire. Encore un exemple des exagérations méridionalistes de Zola.
Des personnages secondaires ou épisodiques, très fermement modelés, Narcisse Habert, le diplomate esthète; dom Vigilio, le secrétaire trembleur, affirmant la puissance des jésuites; Paparelli, reptile qu'on entend fuir sous les draperies; Victorine, l'incrédule paysanne beauceronne; Orlando, le vieux débris garibaldien, donnent de la vie et du pittoresque au mélo, qui rappelle un peu le genre des romans cléricaux qui eurent leur vogue, comme le Maudit du fameux abbé X…
Le pape est la seule figure réellement vivante du livre. Zola l'a peint en pleine pâte, sans tomber dans la satire, qui eût été une caricature indécente, et peu artistique. Il n'a pas hésité à montrer les difformités du vieillard au cou d'oiseau, les faiblesses de l'idole; un homme après tout. Ce pape, ramassant avidement les subsides que les fidèles ont déposés à ses pieds, comptant, serrant son trésor, couchant peut-être sur les liasses de billets de banque cachées sous son matelas, en thésauriseur acharné, pour la gloire de l'Église, il est vrai, voilà un excellent portrait d'histoire. Le mouchoir, avec les grains de tabac, séchant sur les augustes genoux, achève la réalité de cette belle peinture.
Dans la partie purement descriptive, celle où Zola fait concurrence à Joanne et à Baedeker, il convient de noter, très exactement observée, la folie de construire qui agite les néo-romains. Ils rêvent de faire de leur capitale, sur l'emplacement du modèle antique disparu, une ville toute neuve, toute moderne, un second Berlin. Ils proclament, avec la nécessité des quartiers neufs, l'anéantissement complet, au moins comme ville réelle, de la Rome de l'histoire, de la cité de Romulus, d'Auguste, de Grégoire VII, de Léon X et de César Borgia. Rome, rebâtie à la moderne laissera intacte et majestueuse, dans la mémoire des hommes, la capitale impériale et chrétienne, la ville impérissable dans sa forme idéale, et considérée comme représentation et non comme réalité.
* * * * *
Paris, la troisième ville dont Zola a voulu synthétiser le rôle dominateur et rayonnant, un des soleils du système mondial actuel, est le dernier volume de la trilogie des capitales. Le sobre titre du livre peut paraître ambitieux. Il est difficile de faire tenir dans un tome, si volumineux soit-il, et celui-ci dépasse 600 pages, ce que contient cette ville, ce que représente ce seul nom: Paris! Ce n'est pas un roman, un tableau, mais dix panoramas et vingt livres qu'il faudrait, pour contenir la vie de Paris, et encore on n'en donnerait qu'une incomplète monographie, et qu'une vision partielle. La série des Rougon-Macquart, sauf en quelques ouvrages, n'est qu'une histoire de Paris, de sa vie, de ses passions, de ses idées, de ses fermentations et de ses manifestations, fragmentée et étudiée, par milieux, d'après la profession et le caractère du personnage pris pour protagoniste de l'action. Ici, d'après le titre, devrait se trouver résumé, et comme condensé, tout ce qui constitue l'apparence matérielle, décorative, agissante, de l'énorme capitale, et aussi sa pensée, sa force civilisatrice, l'âme de Paris. Le livre de Zola ne renferme pas tant de choses. Il est même plutôt circonscrit quant au champ de vision qu'il offre au lecteur. L'auteur a décrit un coin du Paris politicien, combinaiseur de ministères et d'émissions, et montré l'écume du monde politique bouillonnant dans la ville qu'il compare, après Auguste Barbier, à une cuve énorme:
… Montferrand, qui étranglait Barroux, achetant les affamés, Fontègue, Duteil, Chaigneux, utilisant les médiocres, Taboureau et Dauvergne, employant jusqu'à la passion sectaire de Mège et jusqu'à l'ambition intelligente de Vignon. Puis venait l'argent empoisonneur, cette affaire des chemins de fer africains qui avait pourri le Parlement, qui faisait de Duvillard, le bourgeois triomphant, un pervertisseur public, le chancre rongeur du monde de la finance. Puis, par une juste conséquence, c'était le foyer de Duvillard qu'il infectait lui-même, l'affreuse aventure d'Ève disputant Gérard à sa fille Camille, et celle-ci le volant à sa mère, et le fils Hyacinthe donnant sa maîtresse Rosemonde, une démente, à cette Silviane, la catin noire, en compagnie de laquelle son père s'affichait publiquement. Puis, c'était la vieille aristocratie mourante, avec les pâles figures de Mme de Quinsac et du marquis de Morigny; c'était le vieil esprit militaire, dont le général de Bozonnet menait les funérailles; c'était la magistrature asservie au pouvoir, un Amadieu faisant sa carrière à coup de procès retentissants, un Lehmann rédigeant son réquisitoire dans le cabinet du ministre, dont il défendait la politique; c'était enfin la presse, cupide et mensongère, vivant du scandale, l'éternel flot de délations et d'immondices que roulait Sanier, la gaie impudence de Massot, sans scrupule, sans conscience, qui attaquait tout, défendait tout, par métier et sur commande. Et, de même que des insectes, qui en rencontrent un autre, la patte cassée, mourant, l'achèvent et s'en nourrissent, de même tout ce pullulement d'appétits, d'intérêts, de passions, s'étaient jetés sur un misérable fou, tombé par terre, ce triste Salvat, dont le crime imbécile les avait tous rassemblés, heurtés, dans leur empressement glouton à tirer parti de sa maigre carcasse de meurt-de-faim. Et tout cela bouillait dans la cuve colossale de Paris, les désirs, les violences, les volontés déchaînées, le mélange innommable des ferments les plus acres d'où sortirait, à grands flots purs, le vin de l'avenir.
Tout cela est assez confus. On ne distingue pas nettement la mixture qui cuit dans la cuve. Malgré des adaptations d'actualité, des allusions à des personnalités et à des événements très réels, et l'on pourrait dire très parisiens, comme l'escroquerie du Panama et les explosions dues à Ravachol, on ne perçoit pas franchement Paris, ce formidable et complexe Paris, qui donne son titre au volume. Dans toutes les capitales de l'Europe et du Nouveau-Monde, il y a des spéculateurs avides et sans scrupules, des politiciens méprisables et audacieux, des adultères, des scandales mondains, des journalistes à vendre et des journaux versatiles, et enfin il s'y dresse aussi des anarchistes usant des explosifs. Il n'y a rien, dans ce tableau de la surexcitation des vices, des appétits, des passions, qui ne puisse s'appliquer à Londres, à Berlin, à New-York, à Melbourne.
Les amours d'un curé défroqué avec la fiancée de son frère, dont le sacrifice et la générosité sont peut-être bien surhumains, en tout cas exceptionnels, car les accords étaient faits et la date du mariage presque fixée, et les tentatives du chimiste, que l'amour fraternel rend capable d'un dévouement aussi invraisemblable que celui du Jacques de George Sand, pour faire sauter le Sacré-coeur, aboutissant à l'expérience d'un moteur industriel, c'est la substance, c'est la moëlle du roman. On ne saurait admettre cette substitution de fiancée et ce changement dans l'utilisation des explosifs, comme caractérisant, résumant et expliquant Paris.
Malgré quelques belles échappées panoramiques, observées du haut de la place du Tertre, sur la Butte Montmartre, et rappelant le spectacle des ciels de Paris vu des hauteurs de Passy, dans Une Page d'Amour, la description décorative et plastique, où d'ordinaire excelle Zola, semble négligée et plus faible dans ce livre. Il est d'une facture moins sûre, d'un relief moins accusé, d'un intérêt secondaire aussi, et comme s'il était écrasé par son titre, par la masse même du sujet, il s'affaisse en maint passage. Zola a voulu faire grand, il n'est parvenu qu'à faire gros. C'est un bloc incomplètement travaillé. L'art, si éclatant dans la plupart des oeuvres précédentes, n'est pas suffisamment intervenu. Le praticien a dégrossi, mais le sculpteur a fait défaut.
Ce livre, cependant, offre un intérêt particulier: il témoigne d'une évolution dans la conscience de l'auteur, et il est, par moments, un document autopsychologique. C'est le seul ouvrage où Zola, renonçant, pour certains chapitres du moins, à ses notes, à ses extraits, aux renseignements obtenus par correspondance, ou tirés de minutieux interrogatoires et de patientes auditions, s'est documenté d'après lui-même. Il a quitté la méthode objective, abandonné le métier du peintre ou du photographe se campant en face du modèle, pour recourir à l'analyse subjective. C'est dans ce Paris qu'il a mis le plus de son moi. Il a dépeint ses propres sensations dans les émois passionnés de son abbé Froment. À l'époque où il écrivait Paris, Zola était amoureux. Lui, le chaste laborieux, le forgeur de phrases courbé sur la tâche matinale et ne laissant pas un seul jour le fer se refroidir ni l'enclume se taire, s'était pris au piège de la femme. Sa liaison, annoncée, pardonnée, peut être rappelée sans scandale ni injure. La digne et maternelle épouse du grand écrivain, l'héritière de sa pensée et la légataire de son âme, a recueilli, élevé, aimé les deux enfants de Mme Rozerot. À la cérémonie d'inauguration de la Maison de Médan, donnée à l'Assistance Publique, la veuve de Zola avait auprès d'elle ces deux enfants du sang de son mari, Jacques et Denise, devenus ses enfants adoptifs à elle, les enfants du coeur et de la bonté.
Les promenades à bicyclette de son abbé Froment, en compagnie de Marie, que Zola décrit si complaisamment, les randonnées à travers la forêt de Saint-Germain, vers la croix de Noailles et la route d'Achères, dont il donne un si joli croquis, c'étaient des souvenirs. À près de cinquante ans, il s'était trouvé rajeuni par cet amour, et par ces escapades sur la frêle et commode monture d'acier.
Marie refaisait de lui,—-de son abbé Froment, si l'on s'en tient à la lettre du texte, l'homme, le travailleur, l'amant et le père… il était changé, il y avait en lui un autre homme. En lui, qui s'obstinait sottement à jurer qu'il était le même, lorsque Marie l'avait transformé déjà, remettant dans sa poitrine la nature entière, et les campagnes ensoleillées, et les vents qui fécondent, et le vaste ciel qui mûrit les moissons…
Un nouvel homme s'était formé en lui, et Zola semblait vivre d'une autre vie physique et morale. L'idée double de paternité et de fécondité avait surgi, puissante. Ce grand producteur d'idées, de faits, de sentiments et d'observations, ce créateur d'êtres fictifs, doués d'une existence plus forte et surtout plus durable que les individus de sang et de chair, aspirait à la joie et à la nouveauté de donner la vie à des êtres palpitants, de féconder et d'animer, non plus la pensée abstraite et les fils de son cerveau, mais une femme, une mère et d'avoir des enfants, de la matière vivante sortie de lui, perpétuant sa force, en reproduisant, à leur tour, par la suite, les germes fertilisants dont il leur aurait transmis le dépôt sacré.
Ce désir fut accompli. Mais alors, simultanément, un changement se produisit dans l'intellect, dans le génie de l'écrivain. Il s'éprit des problèmes de la destinée des hommes. Il rêva d'un avenir meilleur. Il évoqua une révolution, non point par la bombe et par la guerre civile, mais obtenue par la science, par l'instruction répandue à flots, par l'abolition des institutions du passé, par la paix entre les peuples, et l'amour entre les hommes. Il avait, jusque-là, passé plutôt indifférent à côté des problèmes sociaux. L'Assommoir était surtout une mercuriale sévère à l'adresse des travailleurs enclins à l'ivrognerie. Germinal, magnifique tableau du monde souterrain, pitoyable vision de la misère du mineur, n'indiquait nullement la solution socialiste de la mine devenant la propriété de ceux qui la fouillent. La Terre, tableau sombre de la cupidité et de l'opiniâtre labeur des paysans, ne contenait pas la formule de la culture en coopération, de la suppression du travail individuel, et n'annonçait pas l'avènement de la grande et profitable exploitation du sol en commun. Devant toutes ces visions de l'avenir, les yeux de Zola, si perçants pour discerner les moindres détails d'une matérialité observée, étaient couverts d'une taie. Brusquement, il parut avoir été opéré d'une cataracte intellectuelle. Ses prunelles s'emplirent d'une clarté nouvelle. Il devint clairvoyant dans les ténèbres de la question sociale. Tout son esprit fut inondé de la lumière de la vérité, et sa volonté se banda vers la justice. L'idéal des sociétés futures lui apparut, comme une terre promise et certaine, où il ne parviendrait pas, mais que les générations qui le suivraient, plus favorisées, certainement atteindraient. Et c'est parce qu'il voyait, au-devant de lui, cette terre lointaine, c'est parce qu'il la sentait le domaine promis aux hommes des temps qui succéderaient aux années de luttes, de misère, d'oppression et d'antagonisme, qui sont les nôtres, qu'il voulait obstinément avoir un enfant, un fils de la chair, c'est pour cet héritage de l'avenir qu'il voulait laisser de la graine d'êtres heureux, après lui, sur le sol, et aussi un livre, un enfant de l'esprit, témoignant de sa foi, de son espérance, de sa charité sociales, un héraut précurseur des vertus théologales de la démocratie future.
C'était peut-être, c'est actuellement un rêve et une utopie. Mais l'utopie était généreuse et le rêve était consolant. Les lectures de Zola n'avaient eu, jusque-là, aucune direction politique ou sociologique, car il ne parcourait guère, à part quelques ouvrages nouveaux d'amis, ou de contemporains notoires et rivaux, que les livres où il pensait trouver des documents pour ses romans en préparation. Elles devinrent alors autres. Il voulut connaître la doctrine socialiste et les théoriciens de la rénovation humaine, les apôtres de l'Évangile nouveau. Cette notion lui manquait. Ainsi, dans l'Assommoir et dans Germinal, il n'est fait aucune allusion aux théories humanitaires et phalanstériennes qu'il devait, par la suite, avec son lyrisme et son éloquence colorée, développer si copieusement et exalter superbement dans Fécondité, dans Vérité et surtout dans Travail. Il lut Auguste Comte, du moins en partie, il parcourut Proudhon,—lui et son entourage ignoraient le grand génie socialiste du XIXe siècle, et, de plus, le jugeaient faussement, d'après les racontars et les calembredaines des petits journaux, ainsi qu'il m'apparut par la stupéfaction à moi témoignée par son fidèle Alexis, lisant, durant un séjour que nous fîmes à Nice, en 1895, un travail sur Proudhon que je venais de publier dans la Nouvelle Revue. On ne connaissait alors, à Médan, le puissant maître de la Justice dans la Révolution et dans l'Église que sous la forme légendaire et caricaturale dont il était représenté dans les milieux ignorants et rétrogrades. Charles Fourier surtout, l'auteur de la théorie des Quatre Mouvements et le profond et consolant poète du Travail attrayant, acquit une grande influence sur lui. Comme il était à prévoir, à son insu, par l'élaboration fatale de son cerveau, ainsi qu'en un vase clos dans lequel on met des éléments qui doivent forcément se combiner et précipiter un produit inévitable, ces lectures, ces notions longtemps insoupçonnées, tout à coup apprises, cette documentation socialiste acquise, étant donnés son récent état d'esprit et sa nouvelle vision de la vie, aboutirent à des oeuvres d'une conception et d'une portée différentes, à ces Quatre Évangiles, qui sont en germe et comme sommairement argumentés dans ces lignes finales de Paris:
…Après la lente initiation qui l'avait transformé lui-même, voilà que ces vérités communes lui apparaissaient, aveuglantes, irréfutables. Dans les évangiles de ces messies sociaux, parmi le chaos des affirmations contraires, il était des paroles semblables qui toujours revenaient, la défense du pauvre, l'idée d'un nouveau et juste partage des biens de la terre, selon le travail et le mérite, la recherche surtout d'une loi du travail qui permît équitablement ce nouveau partage entre les hommes.
Et, dans la bouche de son abbé Froment, apostat de la religion ancienne, croyant et missionnaire de la foi nouvelle, il mit cette déclaration et ce programme, qui affirmaient le changement d'orientation de sa vie, de sa pensée, de son oeuvre, et qui étaient comme la préface d'une série de livres inédits, comme la seconde jeunesse d'une existence recommencée. Il apostrophe le Sacré-coeur, ce Panthéon du passé, ce temple de la superstition mourante, basilique de l'ancienne société à l'agonie, et salue l'édifice de l'avenir, le Palais du Travail, reposant sur ces deux colonnes augustes: la Vérité, c'est-à-dire la Science, et la Justice, c'est-à-dire le Bonheur humain.
… La science achèvera de balayer leur souveraineté ancienne, leur basilique croulera au vent de la vérité, sans qu'il soit même besoin de la pousser du doigt. L'expérience est finie. L'évangile de Jésus est un code social caduc dont la sagesse humaine ne peut retenir que quelques maximes morales. Le vieux catholicisme tombe en poudre de toutes parts; la Rome catholique n'est plus qu'un champ de décombres, les peuples se détournent, veulent une religion qui ne soit pas une religion de la mort. Autrefois, l'esclave accablé, brûlant d'une espérance nouvelle, s'échappait de sa geôle, rêvait d'un ciel où sa misère serait payée d'une éternelle jouissance. Maintenant que la science a détruit ce ciel menteur, cette duperie du lendemain de la mort, l'esclave, l'ouvrier, las de mourir pour être heureux, exige la justice, le bonheur sur la terre…
Ces éloquentes affirmations font de Zola un véritable théoricien du socialisme, un docteur de la foi démocratique. Le romancier a fait place au philosophe. Il marche, d'ailleurs, à l'avant-garde des généreux esprits de son temps. Dans la page de Paris qu'on vient de lire, où il revendique le droit au bonheur terrestre, au paradis viager, pour le travailleur, pour le pauvre, si longtemps berné par la promesse mensongère, analogue à l'enseigne fallacieuse du barbier, de la félicité du lendemain, de la consolation dans un ciel chimérique qui ne saurait avoir sa place sur une carte astronomique, ne retrouve-t-on pas les termes mêmes de la déclaration retentissante que devait lancer, dix ans plus tard, à la tribune, le ministre du Travail, René Viviani:
Tous ensemble, par nos pères d'abord, par nos aînés ensuite et par nous-mêmes, nous nous sommes attachés à l'oeuvre d'anticléricalisme et d'irréligion. Nous avons arraché la conscience humaine à la croyance de l'au-delà. Ensemble, d'un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu'on ne rallume pas. Est-ce que vous croyez que l'oeuvre est terminée! Elle commence. Est-ce que vous croyez qu'elle est sans lendemain? Le lendemain commence.
Qu'est-ce que vous voulez répondre à l'enfant qui aura profité de l'enseignement primaire et des oeuvres post-scolaires, et qui, devenu homme, confrontera sa situation avec celle des autres hommes? Qu'est-ce que vous voulez répondre à l'homme à qui nous avons dit que le ciel était vide de justice, que nous avons doté du suffrage universel, et qui regarde avec tristesse son pouvoir politique et sa dépendance économique, et qui est humilié tous les jours par le contraste qui fait de lui un misérable et un souverain?…
Avec des accents délirants et superbes, avec l'enthousiasme du poète, devançant les temps, et, comme ces conventionnels qui, la veille du combat, décrétaient la victoire, Zola, prophète, Zola, précurseur, salue les âges qui viendront, où le royaume de Dieu promis sera sur la terre. La religion de la science sera tout le dogme. Le seul Évangile sera celui de Fourier: le Travail Attrayant, accepté par tous, honoré, réglé, comme le mécanisme de la vie naturelle et sociale, comme le moteur de l'organisme humain, avec la satisfaction aussi complète que possible des besoins de chacun, et l'expansion de toutes les forces et de toutes les joies! Et il proclamait Paris centre et cerveau du monde, Paris, qui, hier, jetait aux nations le cri de Liberté, leur apporterait demain la religion de la science, la Vérité et la Justice, la foi nouvelle attendue par les démocrates.
Ce livre de Paris, inférieur, au point de vue de l'oeuvre artiste et de la fabrication littéraire, aux principaux ouvrages de Zola, leur est supérieur par la portée philosophique, par l'essor humanitaire. En outre, il constitue, dans sa partie finale, l'oeuvre transitoire. Fécondité, Travail, Vérité, les derniers livres de Zola, sont issus de ce nouvel état d'esprit que tout à coup révélait Paris, et qui n'allait pas tarder à se manifester à l'occasion de la révision du procès Dreyfus.
Sans cette préparation, sans cette incubation de l'Évangile socialiste, sans cette appétence vers un idéal nouveau d'humanité heureuse et de conditions d'existence plus justes, avec la paix sociale établie définitivement sur les ruines de l'ancienne organisation sacerdotale, guerrière, capitaliste, abattue, l'intervention d'Émile Zola dans l'affaire Dreyfus, qu'on doit regretter, mais qu'il faut reconnaître sincère et désintéressée, serait inexplicable, un coup de tête, presque de folie.
Or, étant données la situation mentale de l'auteur de Paris et les préoccupations neuves qui tenaillaient son esprit, il était logique et fatal, puisqu'il s'était produit une «affaire Dreyfus», puisque le pays était divisé en deux camps, que Zola fût dans un de ces camps. Avec son âme combative et son exaltation méridionale et nerveuse, il était également logique, et c'était comme une conséquence de la position des partis en présence, qu'il se mît du côté de ceux qui s'agitaient pour faire reconnaître l'innocence d'un condamné qu'ils proclamaient victime d'une erreur judiciaire, et qu'ils estimaient succombant sous les efforts combinés de ceux qui obéissaient à des préjugés religieux, ou qui voulaient maintenir intact le dogme d'infaillibilité d'un tribunal d'exception.
Zola, bien que Paris fût écrit et publié avant que la reprise de l'Affaire n'éclatât, prévoyait, prophétisait la lutte qui allait s'engager. L'Affaire Dreyfus, c'était la bataille qu'il avait indiquée dans son livre, transportée dans la réalité.
Avec Paris, Zola terminait la trilogie philosophique, où il avait gradué les efforts et les luttes de l'humanité, concentrés dans trois villes, pour s'élever de la superstition grossière à la religion habile et trompeuse, et enfin à la science, au travail, à la justice sociale. Sa conclusion, qui est la doctrine socialiste même, était l'homme recevant enfin le salaire de bonheur qu'il est en droit d'attendre, et qui doit lui être versé comptant, sur la terre, de son vivant, comme un dû ferme, et non en manière d'aumône, ou sous la forme d'une traite illusoire payable à la caisse d'un chimérique banquier céleste.
VII
L'AFFAIRE DREYFUS.—L'EXIL EN ANGLETERRE.—LES ÉVANGILES: FÉCONDITÉ. —TRAVAIL.—VÉRITÉ
(1898-1902)
L'affaire Dreyfus a commencé le 15 octobre 1894, jour où le capitaine, soupçonné, surveillé, fut arrêté.
Cette poursuite, menée avec discrétion, ne fut connue que quinze jours après, et encore fut-ce par une information imprécise. Sans donner de nom, sans détails, le journal la Libre Parole, assurément renseigné, mais incomplètement, dans son numéro du 1er novembre 1894, annonçait qu'une affaire d'espionnage était à la veille d'éclater, à la suite de fuites constatées dans les bureaux de l'État-Major.
Les événements se succédèrent rapidement dès cette révélation. Bientôt le nom de l'accusé était prononcé, imprimé, et le premier procès Dreyfus s'engageait devant le conseil de guerre. Zola ne prit aucune part à cet initial engagement.
N'écrivant ici qu'une histoire littéraire, je ne rappellerai de ce formidable et douloureux litige que ce qui est indispensable à l'éclaircissement des idées et des faits pour cette Étude impartiale sur Zola.
Bien qu'ayant été au nombre des militants, et à l'un des premiers rangs, —je fus l'un des rares journalistes poursuivis à cette époque, ayant été frappé d'une condamnation, qui parût énorme et disproportionnée, de cent mille francs de dommages civils (après l'amnistie somme réduite en cour d'appel à 20.000 francs), je ne veux ni récriminer ni recommencer de rétrospectives escarmouches. Je n'ai gardé, de ce combat qui fut acharné, sans merci, de part et d'autre, qu'un grand sentiment de tristesse. Le pays ne fut pas seulement déchiré, le foyer domestique devint souvent une annexe du champ de luttes, plus d'un coeur fut meurtri, et des inimitiés surgirent qui se prolongèrent. Des vieux amis se sont séparés, et ne se sont plus depuis retrouvés. De secrètes vendettas se produisirent. Il faut déplorer cette maladie, ce cancer dont la France fut atteinte, et, à présent que ces temps de souffrance sont lointains, les oublier, si faire se peut, et ne plus appuyer sur les cicatrices de peur de les rouvrir. Je vais me borner à signaler le rôle considérable de Zola dans ce grand et ténébreux drame.
Sans être autrement troublé, il avait, comme tout le monde, appris et accepté la condamnation de Dreyfus par le premier Conseil de guerre siégeant au Cherche-Midi, à Paris, le 20 décembre 1894. Alfred Dreyfus, sans que Zola protestât, subit la dégradation militaire et fut envoyé à l'Île du Diable. Il y séjourna trois ans, soumis à un régime très sévère. Il convient de constater que, soit dans la cour de l'École militaire, pendant la terrible cérémonie de la dégradation, soit à l'Île du Diable, soit encore en écrivant à sa femme, ou en adressant mémoires, requêtes et recours au président de la République, aux magistrats et à ses défenseurs, le condamné n'a cessé de protester de son innocence. Des confidences qu'on dit avoir été faites au capitaine Lebrun-Renault n'ont pas été vérifiées. Le procès-verbal rédigé par cet officier de gendarmerie, sa pénible mission remplie, et transmis à ses chefs ne contient pas trace de ces aveux. La chose était assez importante pour que l'officier n'eût pas manqué de consigner les révélations que le dégradé, sous l'impression du châtiment, et dans la dépression qui en était la conséquence, aurait été amené à faire.
Après l'embarquement du condamné, et son isolement à l'Île du Diable, un grand silence se fit. Personne, dans le monde politique, dans l'armée, dans la presse, dans le gros public, ne semblait mettre en doute alors le bien rendu de l'arrêt, la légitimité de la condamnation. Il est certain que Zola, comme nous, admettait la culpabilité, et ne s'en préoccupait pas plus qu'actuellement nous ne sommes impressionnés par le souvenir de condamnations récentes, prononcées contre des individus que les journaux nous ont signalés comme convaincus d'espionnage et qui furent ensuite frappés par les tribunaux compétents. Il faut se rappeler que, durant les trois années qui suivirent l'arrêt du conseil de guerre de 1894, on ne désignait dans les journaux de toutes opinions le condamné qu'en le qualifiant de «traître». On ne donnait de ses nouvelles que pour affirmer qu'il était toujours captif, et que, malgré certains bruits de bateaux frétés à dessein, et de gardiens soudoyés par la famille, peut-être par des membres importants de la communauté israélite, le prisonnier n'avait pu même risquer une tentative d'évasion.
Comment Zola fut-il acquis à la cause de ce condamné, dont la femme et le frère, Mathieu Dreyfus, poursuivaient la réhabilitation avec un dévouement et une conviction inébranlables, faisant secrètement une lente et active propagande?
Il reçut probablement, comme moi, comme plusieurs journalistes et écrivains, la visite suivante: Un matin d'avril 1897, si mes souvenirs sont bien exacts, un homme de lettres, un confrère de la presse, se présenta chez moi. Il venait de publier un volume, et comme j'étais alors chargé de la critique littéraire à l'Écho de Paris, il m'apportait son ouvrage, pensant qu'au lieu de le faire parvenir au journal il serait préférable de me le remettre lui-même, sage précaution d'auteur. Je pris le livre, intitulé les Porteurs de torches, et je causai amicalement avec l'auteur, Bernard Lazare. Nous parlâmes des sujets analogues à celui qu'il avait traité: des Derniers jours de Pompéi, de Bulwer Lytton, de Fabiola du cardinal Wiseman, de Byzance et de l'Agonie de Lombard. Il s'agissait d'une évocation de la société antique et des cruels jeux du Cirque. La conversation, purement littéraire, s'épuisait, quand Bernard Lazare, tirant des papiers de sa poche, aborda brusquement le motif principal de sa visite. Il me parla de la condamnation de Dreyfus, qui était, disait-il, le résultat d'une erreur et d'une machination. Il me montra des fac-simile autographiés du fameux bordereau et la plupart des pièces en fac-simile qui, depuis, ont été tant de fois cités et reproduits. Bernard Lazare me demanda de m'intéresser à la cause de celui qui, à ses yeux, était bien innocent, et, avec force compliments, il m'incita à discuter favorablement dans la presse les documents qu'il me soumettait. Nous nous quittâmes sur le ton de la plus parfaite cordialité. Je dois déclarer que, dans cette conversation, dans cette tentative pour obtenir mon concours, comme il me disait avoir déjà sollicité et obtenu celui de plusieurs confrères, il n'était nullement question d'une campagne violente à entamer contre l'armée en général, encore moins de faire appel aux anti-militaristes.
Bernard Lazare a certainement fait semblable démarche auprès de Zola, et lui a communiqué les documents. L'illustre romancier se laissa persuader.
Les partisans de l'innocence de Dreyfus s'étaient, sans bruit, groupés et concertés. Des rumeurs se produisirent, des ballons d'essai furent lancés. On fit des sondages dans la presse. Un soir, au syndicat de l'Association des journalistes républicains, rue Vivienne, Ranc, notre président, nous dit, après la séance: «—Vous ne savez pas la nouvelle? Eh bien! Dreyfus est innocent! Scheurer-Kestner en a la preuve! On connaît le vrai coupable, celui qui a fabriqué le bordereau ayant entraîné la condamnation du capitaine. Scheurer-Kestner va porter l'affaire à la tribune, au Sénat…»
On accueillait avec étonnement, mais sans grand enthousiasme, cette nouvelle, dans cette réunion de rédacteurs des principaux journaux républicains. Quand je la transmis, quelques instants après, à l'Écho de Paris, on la reçut avec incrédulité, et il fut convenu qu'on ne publierait cette information assez extraordinaire qu'après de plus amples renseignements.
Quelques jours après, elle était confirmée. M. Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat, écrivait une lettre mémorable, dans laquelle il exprimait sa conviction que le condamné expiait le crime d'un autre.
Dès le 30 octobre, ajoutait-il, dans un entretien officiel avec le ministre de la Guerre, j'ai démontré, preuves en mains, que le bordereau attribué au capitaine Dreyfus n'est pas de lui, mais d'un autre.
Cet «autre» n'allait pas tarder à être désigné. M. Mathieu Dreyfus écrivait bientôt au ministre de la Guerre que:
La seule base de l'accusation dirigée en 1894 contre son frère, étant une lettre missive, non signée, non datée, établissant que des documents militaires confidentiels avaient été livrés à un agent d'une puissance étrangère, il avait l'honneur de lui faire connaître que l'auteur de cette pièce était M. le comte Walsin-Esterhazy, commandant d'infanterie, mis en non-activité pour infirmités temporaires. L'écriture du commandant Walsin-Esterhazy était, ajoutait-il, identique à cette pièce.
Sur les documents de Bernard Lazare était fondée cette dénonciation, et la révision du procès en apparaissait comme l'inéluctable conséquence.
Alors se déroula cette douloureuse suite d'événements: Esterhazy, désigné comme l'auteur du bordereau, fut déféré au Conseil de guerre. Le procès eut lieu à huis clos. Il dura deux audiences. Esterhazy fut à l'unanimité acquitté, le 12 janvier 1898.
Zola, avant le procès d'Esterhazy, était depuis plusieurs mois accaparé par la défense de Dreyfus. Il avait abandonné ses travaux ordinaires. Toutes ses habitudes régulières étaient interrompues, bouleversées. Il ne s'appartenait plus. Il était possédé, comme eût dit un exorciste du moyen âge.
Les raisons qui le firent se donner tout entier à cette entreprise hasardeuse de la délivrance et de la réhabilitation de Dreyfus n'ont rien d'étrange, rien de honteux. D'abord l'intérêt personnel, le lucre doivent être écartés. La plume de Zola n'était pas à vendre. Il l'a apportée, cette arme bien trempée, redoutable et fortement maniée, avec spontanéité, généreusement, comme un soldat de la taille de Garibaldi, offrant son épée à l'heure des défaites.
Assurément il ne fut pas indifférent à l'espoir de la victoire, et son esprit ambitieux et dominateur fut hanté d'une vision de triomphe. Il se vit, comme Voltaire défendant Calas, l'objet d'un enthousiasme général. Il connaîtrait alors une autre célébrité que celle qui provient uniquement des oeuvres littéraires. Il entrerait ainsi dans la grande popularité. Le peuple, envers qui jusque-là il avait témoigné une défiance dédaigneuse de lettré, viendrait à lui, et il irait à lui. Il prendrait contact avec ces masses profondes de la nation, à l'écart desquelles il s'était tenu. Tous ces citoyens inconnus, dont il n'avait ni partagé les engouements ni compris les haines, tendraient vers lui leurs mains noires et rudes. Son nom connu, mais peu fêté dans les milieux républicains, serait acclamé par la foule frémissante des meetings. Devenu l'égal des plus illustres champions de la démocratie, il serait l'objet d'honneurs électifs. Il pensa à son personnage d'Eugène Rougon. Qui pouvait savoir? Il entrevit peut-être, comme possible et proche, le Sénat, un Ministère, l'Élysée! Victor Hugo avait dû à sa lutte opiniâtre contre l'empire, à sa proscription, à sa superbe attitude sur son rocher, une auréole de gloire que Notre-Dame de Paris, la Légende des Siècles et Marion Delorme n'auraient pu faire rayonner aussi largement sur son front. Il éprouva le désir vraisemblable, tout en servant la cause de Dreyfus, de jouer un rôle important dans les affaires de son temps, d'être autre chose qu'un homme de lettres, dans lequel il y a toujours de l'amuseur public et du conteur de contes de chambrées. Il était attiré et flatté par la pensée de devenir homme d'action, conducteur de foules, l'un des grands bergers du troupeau humain. Ambition légitime d'ailleurs et licite ascension, bien qu'en réalité le calcul fût erroné, en admettant qu'il y eût calcul et non simple emballement de méridional, froid à la surface, fièvre de ligurien ardent et concentré, comme le fut Bonaparte. Zola, en tentant cette partie aventureuse, sur le tapis de la gloire, jouait à qui gagne perd. Il a malheureusement gagné.
Mais le grand mobile de son intervention dans l'affaire fut, comme je l'ai indiqué en analysant les dernières pages de son livre Paris, l'évolution profonde qui s'était produite en lui. L'initiation aux choses du socialisme, la lecture des ouvrages des philosophes rénovateurs, des saint-simoniens, fouriéristes, icariens, phalanstériens, l'inspiraient. Il était charmé par le rêve humanitaire d'une société mieux organisée, où la Vérité et la Justice régneraient. Il entrevoyait, il appelait l'âge d'or démocratique, non dans le présent, mais au delà de nos temps de fer; il saluait l'avenir meilleur dont il voulait hâter la venue, et, matérialisant son rêve, il entendait faire sortir Dreyfus de sa prison insulaire, comme il souhaitait d'arracher l'humanité au bagne social actuel, en fondant un monde nouveau, régénéré par l'amour, par la science et par le travail.
Tout donc le préparait à sa nouvelle vocation. Et puis la poursuite contre Dreyfus et sa condamnation avaient déchaîné des passions religieuses régressives et ravivé des haines séculaires. L'antisémitisme, absurde et féroce, nous reportait aux jours des persécutions religieuses. Les anti-dreyfusards défendaient l'armée, le drapeau, la patrie, que les révolutionnaires, sous le prétexte de faire réviser un arrêt de conseil de guerre, attaquaient avec fureur. Parmi ces patriotes alarmés et exaspérés, il se trouvait de très notoires républicains et même des républicains des plus avancés, d'anciens membres et délégués de la Commune, mais ils avaient pour alliés, malgré eux, les fils de Loyola et de Torquemada, comme les républicains partisans de Dreyfus avaient pour auxiliaires les sans-patrie et les anarchistes. Quel ténébreux gâchis! On ne savait où se diriger, pour demeurer dans la clarté, dans la vérité. Les violences antisémites surtout entraînaient Zola au premier rang. Il courut au secours de Dreyfus, oui, mais surtout il se précipita pour protéger la liberté de conscience, qu'il voyait en danger et pour mettre en déroute le fanatisme persécuteur, le cléricalisme, dont il redoutait le retour offensif. Dans ce combat, où retentissaient, en un cliquetis étourdissant, les grandes sonorités de langage, où, avec un fracas d'artillerie, les adversaires se lançaient, comme des projectiles, les mots de vérité, d'innocence, de justice, de patrie, de drapeau, où l'on parlait ici du désarmement du sabre, de l'écrasement du goupillon, et là du salut du pays, de la défense sacrée du sol et des institutions, de l'armée française à sauver de la trahison et de la débandade, Zola, lyrique et polémiste, se jeta à corps perdu. Tout son être, dont la combativité était l'essence, ressentit une vibration délicieuse. Il s'enivra de ce tumulte, et il s'abandonna, comme dans une orgie, à la débauche de mots, de phrases, d'appels, d'invocations, d'anathèmes, d'invectives, de malédictions, d'injustices, de violences et de méchancetés qui, des deux camps, coulaient à pleins bords autour de lui.
Il fut extatique, et comme animé du délire des prophètes bibliques, maudissant le siècle et appelant sur la tête des chefs, sur leurs palais, sur leurs lois et leurs institutions des vengeances terribles. Comme Jeanne d'Arc, il dut entendre des voix. Il se sentit investi d'une mission. Il délivrerait Dreyfus et conduirait la France au sacre socialiste. Il brandirait l'étendard de la Liberté et l'épée de la Justice, et sur les ténèbres environnantes il secouerait la torche de la Vérité. Ce fut alors qu'il lança, comme un appel aux armes, sa fameuse Lettre au président de la République, Félix Faure. Ce réquisitoire mémorable, connu sous le nom de J'accuse! parut dans l'Aurore, numéro du 13 janvier 1898, le lendemain même de l'acquittement d'Esterhazy.
La «Lettre au président» avait été précédée de deux autres brochures.
L'une «la Lettre à la jeunesse», l'autre «la Lettre à la France».
Dans cette dernière lettre, Zola, avec éloquence, s'écriait:
Ceux de tes fils qui t'aiment et t'honorent, France, n'ont qu'un devoir ardent, à cette heure grave, celui d'agir puissamment sur l'opinion, de l'éclairer, de la ramener, de la sauver de l'erreur où d'aveugles passions la poussent. Et il n'est pas de plus utile, de plus sainte besogne.
Ah! oui, de toute ma force, je leur parlerai, aux petits, aux humbles, à ceux qu'on empoisonne et qu'on fait délirer. Je ne me donne pas d'autre mission, je leur crierai où est vraiment l'âme de la patrie, son énergie invincible et son triomphe certain.
Voyez où en sont les choses. Un nouveau pas vient d'être fait, le commandant Esterhazy est déféré au Conseil de guerre. Comme je l'ai dit dès le premier jour, la vérité est en marche, rien ne l'arrêtera plus. Malgré les mauvais vouloirs, chaque pas en avant sera fait, mathématiquement, à son heure. La vérité a en elle une puissance qui emporte tous les obstacles…
La Lettre au président de la République répétait, plus violemment, cet appel à la guerre civile des consciences et à l'insurrection des esprits:
Elle débutait ainsi:
Un conseil de guerre vient, par ordre, d'oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice, et c'est fini. La France a sur la joue cette souillure. L'Histoire écrira que c'est sous votre présidence qu'un tel crime social a pu être commis…
La Lettre, qui avait le tort de généraliser et de mettre en accusation l'armée, prise en général, se terminait par cette dénonciation analytique:
J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d'avoir ensuite défendu son oeuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.
J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du siècle.
J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus, et de les avoir étouffées, de s'être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique, et pour sauver l'état-major compromis.
J'accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s'être rendus
complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale,
l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la
guerre l'arche sainte inattaquable.
J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravarin d'avoir
fait une enquête scélérate, j'entends par là une enquête de la plus
monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second,
un impérissable monument de naïve audace.
J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et du jugement.
J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse, particulièrement dans l'Eclair et dans l'Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.
J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable.
En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose.
Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la justice.
Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises, et que l'enquête ait lieu au grand jour!
J'attends.
Cette lettre avait terriblement étendu le champ de bataille. L'affaire Dreyfus ne concernait désormais qu'indirectement Dreyfus. Le condamné servait d'étiquette et de prétexte. Au fond, sauf peut-être pour Zola, qui était de bonne foi, et les membres de la famille du condamné, la personnalité même de celui qu'il s'agissait de tirer de l'Île du Diable, de ramener en France, de promener en triomphe après un arrêt de révision et de réhabilitation, disparaissait. L'antisémitisme s'était dressé comme une bête fauve. Le monde israélite, de son côté, s'agitait, répandait l'or, confondait avec ostentation sa cause, qui était celle de l'influence juive dans la société, avec celle de la révolution. On faisait appel aux hordes anarchistes. D'un autre côté, les patriotes, les républicains et les libre-penseurs, qui d'abord étaient les plus nombreux parmi ceux qu'on dénommait les «anti-dreyfusards», se trouvèrent confondus avec les cléricaux. Les réactionnaires les entourèrent, les paralysèrent, tout en exploitant leur notoriété, en se couvrant de leur républicanisme. Les modérés, les timorés du parti républicain prirent peur. Ils craignirent d'être combattus aux élections comme ayant pactisé avec la réaction. Les militants du parti socialiste se mettaient à la tête du mouvement, et Clemenceau, effrayé à l'idée d'être dépassé, d'être laissé en arrière, emboîtait le pas à Jaurès. L'armée fut donc violemment attaquée, sous couleur de réhabiliter Dreyfus, et l'esprit anti-militariste se répandit dans une portion du parti. Les instituteurs furent les premiers gangrenés. Ils avaient été flattés de se ranger parmi les défenseurs de Dreyfus à côté des intellectuels renommés et des libertaires de marque: ils suivaient avec orgueil Anatole France, Monod, Psichari, Mirbeau, Sébastien Faure et tant d'autres recrues inattendues. Pourquoi les maîtres d'école, avec les maîtres de conférences, s'occupaient-ils d'un procès militaire?
En réalité l'affaire Dreyfus n'aurait pas dû dépasser les limites d'une action judiciaire. Dans le calme du prétoire, loin des réunions publiques, sans pamphlets ni polémiques de presse, elle devait être circonscrite par l'examen, attentif et impartial, d'une procédure plus ou moins régulière, et d'une sentence plus ou moins révisable. On a révisé plus d'un arrêt et proclamé l'erreur, ou tout au moins l'insuffisance de preuves, dans plusieurs affaires criminelles, sans un pareil tumulte. La cause de ces condamnés réputés innocents, présentée sans doute au début par un journaliste apitoyé et convaincu mais sans éclat, sans outrages, un simple appel à l'humanité et à la justice, fut uniquement plaidée par des avocats, discutée par des magistrats. Ces révisions n'eurent que la publicité légitime et désirable d'une décision judiciaire comportant la réhabilitation d'un innocent.
Pourquoi donc la réhabilitation de cet israélite, qui semblait, durant trois ans, avoir été à juste titre frappé, fut-elle si vigoureusement tambourinée, et pourquoi, de tous les côtés, tant de volontaires accoururent-ils battre la caisse? C'est que Dreyfus n'était qu'un prête-nom, l'homme de paille d'un syndicat de convoitises politiques, d'intérêts de secte, de tapage réclamiste et d'appétits révolutionnaires.
Émile Zola, qui avait contribué le plus à déclarer et à patronner cette guerre civile, en fut la victime. Il se trouva atteint dans son repos, dans son travail, qui était sa vie même, dans sa fortune, dans sa situation, dans les dignités qu'il avait acceptées, et qui lui plaisaient. Il fut rayé des tableaux de la Légion d'honneur, condamné à un an de prison avec trois mille francs d'amende, par la Cour d'assises de la Seine, le 27 février 1898, enfin, après plusieurs péripéties judiciaires, condamné derechef à Versailles, mais par défaut. Alors il quitta la France, et se réfugia en Angleterre, où il séjourna plus d'une année.
On sait la suite des événements: le coup de théâtre du suicide du colonel Henry, avouant le faux d'ailleurs inutile, et la série interminable des procès à Rennes, à Paris, à la Cour de cassation; Dreyfus ramené en France, puis grâcié, finalement réhabilité et réintégré, avec avancement, dans l'armée. Devenu commandant, il voulut obtenir un nouveau grade qui lui fut refusé par son ex-défenseur Picquart, grâce à lui, de lieutenant-colonel promu général et nommé ministre de la Guerre. Alfred Dreyfus alors donna sa démission. Il est rentré dans la vie privée, où il se tient à l'écart.
La tentative homicide absurde d'un justicier, réclamiste ou toqué, lors de la cérémonie au Panthéon, l'a fait, un moment, reparaître devant l'opinion. Il est, depuis, retourné dans l'ombre qui lui plaît. Qui saura jamais ce que dissimule, peut-être, cette apathie et ce qui couve sous cette apparente quiétude?
Zola est mort brusquement à la suite d'un stupide accident de ventilation, sans avoir assisté au triomphe définitif de son client, au «couronnement de son oeuvre», comme dit l'un de ses biographes, M. Paul Brulat.
Celui-ci, dans son Histoire populaire d'Émile Zola, en manière de conclusion sur l'affaire Dreyfus, donne le jugement suivant que je lui emprunte, ayant été trop mêlé à la bataille, trop antagoniste de Zola, pendant la lutte, pour me prononcer en cette circonstance:
Aujourd'hui que les passions se sont apaisées, dit M. Paul Brulat, il est permis de porter un jugement impartial et modéré sur cette affaire… Peut-être fûmes-nous injustes à l'égard les uns des autres. Dans le feu du combat, les passions s'exaspérèrent de part et d'autre. On se jeta à la face d'abominables outrages, et il sembla un moment que la vie sociale était suspendue en France. En réalité, chaque camp se battait pour un grand idéal. Sur le drapeau de l'un était écrit: Tradition et Patrie, sur le drapeau de l'autre: Justice et Vérité. Reconnaissons maintenant que de telles luttes, loin de diminuer un peuple, démontrent sa noblesse et sa vitalité.
Zola, ayant fait défaut, le lundi 18 juillet 1898, jour fixé pour son second procès de Versailles, quitta le palais de justice de cette ville, dans un coupé qu'il avait loué. Il était accompagné de son défenseur, Me Labori. Il se rendit à Paris, chez son éditeur et ami, Georges Charpentier, avenue du Bois de Boulogne. Là il fut rejoint par M. Clemenceau, par Mme Zola et quelques amis.
On délibéra sur la conduite à tenir. L'avis de Labori, appuyé par Clemenceau, fut que le condamné devait partir pour éviter d'être touché par la signification «parlant à la personne» du jugement rendu par défaut. S'il recevait cette signification, elle faisait tomber le défaut, et rendait un jugement définitif certain, dans le plus bref délai; il n'y aurait plus alors aucun recours judiciaire. Donc la fuite s'imposait. L'Angleterre fut choisie comme terre de refuge. On fit en hâte les derniers préparatifs. Zola ne voulut pas être accompagné. Il monta dans l'express de Calais de neuf heures, et débarqua à Londres, à Victoria Station, le 19 juillet, à cinq heures 40 du matin, sans avoir été reconnu ni inquiété.
Il se fit inscrire à l'hôtel Grosvenor, que lui avait indiqué Clemenceau, sous le nom de M. Pascal, venant de Paris. Il fut rejoint, le lendemain, par son ami le graveur Desmoulins.
Zola eut quelques aventures, durant les premiers jours de son séjour à
Londres. Il les a lui-même plaisamment racontées.
Il ne savait pas un mot d'anglais, et il manquait de linge.
Figurez-vous, dit-il par la suite, en contant cette anecdote, que je n'avais rien emporté avec moi, que ce que j'avais sur ma personne. En conséquence, hier matin, en sortant, je voulus m'acheter l'indispensable, et j'entrai dans un magasin où, à la devanture, il y avait des quantités de chemises. J'entre, mais comme je ne sais pas un mot d'anglais, je suis obligé de me faire comprendre par gestes. J'enlève mon col et je me tape sur le cou.
Le boutiquier sourit et comprend. Il me prend mesure, il me montre une chemise et des cols. Pour les chaussettes, ce fut un peu plus difficile. Je dus enlever mon pantalon. Le boutiquier comprit encore, mais il ne comprit jamais que les chaussettes étaient trop grandes. À la fin, impatienté, je fermai le poing et je le lui tendis comme on fait à Paris pour qu'il prenne la dimension. Mais le boutiquier ne saisit pas. Il crut que je voulais le boxer, et il se réfugia derrière ses cartons.
J'allongeai alors la jambe, le boutiquier eut encore plus peur et se figura que la boxe allait dégénérer en séance de savate. Mais tout finit par s'arranger et le marchand comprit que mes poings et mes pieds n'en voulaient aucunement à lui, mais simplement à ses chaussettes.
Il fallait prendre quelques précautions, à Grosvenor-Hôtel, où la clientèle était nombreuse, élégante, et pouvait connaître, de vue au moins, l'auteur de l'Assommoir. Zola, d'ailleurs, dans les premiers jours, était imprudent. Il se promenait avec un chapeau mou gris, inusité à Londres, une grosse chaîne de montre, des bagues aux doigts, et une rosette de la Légion d'honneur à sa boutonnière. Tout cet attirail le désignait comme un étranger, un Français. Dans le salon-bar de l'hôtel d'York, fréquenté par les chanteurs et artistes de music-halls en quête d'engagements, on le prit pour un Barnum, pour le directeur des Folies-Bergères ou de l'Olympia, de Paris, venu en remonte à Londres, et des cabotins sans emploi lui firent de pressantes offres de service, qu'il eut grand'peine à décliner. On le suppliait d'accorder des auditions et tout un cortège de M'as-tu-vu se disposait à le suivre à son hôtel. Il fut obligé de sauter dans un cab, et de fuir en donnant au cocher une fausse adresse.
Un journaliste anglais, M. Vizitelly, qu'il connaissait de longue date et qu'il avait averti de son arrivée, lui servit de truchement et lui procura une chambre, à Wimbledon, aux environs de Londres, chez un solicitor, un M. Wareham. Là, Zola ne parut pas en sûreté. Le restaurateur chez lequel il prenait ses repas, un Italien nommé Genoni l'avait reconnu, mais ne le trahit point. Un coiffeur, qui avait travaillé à Paris, un journaliste venu pour interviewer firent savoir discrètement à Wareham et à Vizitelly qu'ils savaient que Zola était à Wimbledon. Il fallut déménager de peur qu'un huissier français, accompagné de détectives et sous la garantie d'un notaire anglais, ne vînt lui signifier, parlant à sa personne, l'arrêt par défaut. Ce fut dans un village, à Oatlands, où le roi Louis-Philippe avait cherché asile, cinquante ans auparavant, après la révolution de février, que Zola rencontra un abri plus sûr.
À Oatlands, Zola reprit son existence de travailleur. Il semblait se détacher même des événements qui se passaient à Paris.
M. Vizitelly a donné, dans l'Evening News, sur son séjour à Oatlands, les curieux détails suivants:
À cette époque, M. Zola ne paraissait pas se soucier beaucoup de lire les journaux. Chaque fois que j'allais en ville, je me procurais quelques journaux français et me hâtais de les expédier par la poste, à Oatlands. M. Desmoulins, dont la fièvre dreyfusarde était alors plus forte que jamais, les dévorait d'un bout à l'autre. Mais M. Zola n'y jetait même pas un coup d'oeil, et se contentait des nouvelles que lui rapportait son compagnon d'exil.
Tous les soirs, M. Zola descendait dîner à table d'hôte, et il trouvait occasion d'y exercer ses facultés d'observation. C'est ainsi qu'il fut profondément étonné de la facilité et de la fréquence avec laquelle certaines jeunes filles anglaises approchaient leur verre de leurs lèvres. Il demeurait abasourdi en les voyant sabler, de la façon la plus naturelle du monde, du moselle, du Champagne ou du porto, alors qu'en France les jeunes filles boivent de l'eau, à peine rougie par un peu de Bordeaux. Son étonnement se changea en ahurissement, lorsqu'il vit des messieurs, laissant à leurs femmes et à leurs filles le vin, boire à pleines gorgées du whisky pendant leurs repas.
Une autre observation, que put faire M. Zola, fut relative aux chemises anglaises. Il en avait acheté quelques-unes à Weybridge, dans les environs d'Oatlands, et il ne tarda pas à se plaindre de leurs proportions exiguës. Le Français, qui aime en général ses aises, et fait des gestes en parlant, est en effet habitué aux chemises amples. Il n'en est pas de même de l'Anglais, dont le chemisier semble avoir toujours peur de gaspiller quelques millimètres de toile, et qui vous taille votre linge pour ainsi dire sur mesure. En conséquence, M. Zola tonnait contre la chemise anglaise qui, disait-il, «était non seulement inconfortable, mais même indécente».
Pendant tout ce temps, Mme Zola était restée seule à Paris, dans sa maison de la rue de Bruxelles, à la porte de laquelle des agents de la Sûreté continuaient à monter la garde. Mme Zola était suivie partout où elle allait, l'idée étant qu'elle ne tarderait pas à suivre son mari à l'étranger. Mais Mme Zola avait bien d'autres occupations à Paris, quand ce n'eût été que d'expédier à son mari les vêtements dont il pouvait avoir besoin et les matériaux qu'il avait recueillis pour son nouveau livre, et qu'il avait dû abandonner dans sa fuite.
M. Zola avait, en effet, résolu de tromper les ennuis de son exil en travaillant à sa nouvelle oeuvre, Fécondité. Il ne se doutait pas, alors, que toute l'oeuvre serait écrite en Angleterre, que son exil durerait des mois et des mois, que l'hiver succéderait à l'été, le printemps à l'hiver, et qu'il verrait encore une fois l'été.
Nous lui disions sans cesse: «Dans quinze jours ce sera fini; dans un mois au plus.» Et les chapitres s'ajoutèrent aux chapitres; il finit par y en avoir une trentaine; l'oeuvre était terminée.
C'est M. Desmoulins qui apporta les matériaux nécessaires: notes, coupures, oeuvres scientifiques, etc. Il apporta, en même temps, une malle pleine de vêtements. On avait dû les sortir un à un de la maison de M. Zola, par petits paquets, pour ne pas éveiller l'attention, et on avait dû les emporter chez un ami, où ils furent un peu plus convenablement emballés dans une malle.
Ce fut donc à Londres que Zola écrivit ce volumineux roman de Fécondité, —titre du premier de ses Quatre Évangiles sociaux, dont il avait conçu l'idée en terminant Paris. La transition était indiquée dans la dernière page de ce livre, où il montre Pierre Froment, l'époux de Marie, debout sur la terrasse de la maison de la Butte Montmartre, prenant son fils, le petit Jean, et l'offrant à Paris, dont le soleil oblique noyait d'une poussière d'or l'immensité, et disant, en montrant au bébé inconscient encore, mais ébloui, la ville du travail et de la pensée:
—«Tiens, Jean! tiens, mon petit, c'est toi qui moissonneras tout ça, et qui mettras la récolte en grange!»
Zola considérait cet ouvrage, poème en quatre volumes, comme le résumé de son oeuvre, de sa philosophie, une sorte de testament, où il formulerait les conseils de son expérience et de son amour paternel pour tous ceux qui travaillent et qui souffrent. Déjà, les titres étaient choisis: Travail, Vérité, Justice et Fécondité, avec les noms des personnages principaux, menant l'action et personnifiant la pensée de l'auteur. Ces noms étaient ceux des quatre évangélistes, adaptation un peu puérile: Luc était désigné pour Travail, Marc pour Vérité, Jean pour Justice, Mathieu, étant l'apôtre du premier livre: Fécondité. Ils devaient tous les quatre prêcher et pratiquer l'évangile nouveau, la religion de la maternité, du travail, du vrai et du juste.
Zola définissait ainsi la conception et la portée de cette oeuvre d'évangélisation socialiste, que la mort laissa incomplète:
La société actuelle est dans une décadence irrémédiable, le vieil édifice craque de tous côtés. Chacun le reconnaît, non pas seulement les théoriciens du socialisme, mais aussi les défenseurs du régime bourgeois. Le christianisme a fait une révolution qui a bouleversé le monde romain, en supprimant l'esclavage, et en y substituant le salariat. C'était un progrès immense, car il élevait le plus grand nombre à la dignité d'hommes libres. Dans les conflits quotidiens du capital et du travail, le définitif triomphe appartiendra au travail. Mais dans quelle voie s'engagera le peuple? quelle parole il écoutera? celle de Guesde ou de Jaurès? Je l'ignore.
Mes visions, à moi, d'un avenir meilleur, où les hommes vivront dans une solidarité étroite et parfaite, n'ont pas la rigueur d'une doctrine. C'est une utopie.
Maintenant on a dit que les utopies étaient souvent les vérités du lendemain. Pour écrire Travail, je demanderais à Jaurès de m'expliquer sa conception du socialisme.
Fécondité est l'enfant de la douleur. Je l'ai écrit en exil. Ce livre m'a coûté beaucoup de peine et de temps. J'ai l'habitude d'entasser les matériaux avant de me mettre à écrire. J'avais donc réuni toute une bibliothèque de brochures spéciales, et ce coup de sonde dans les mystères abominables de la vie parisienne m'a révélé de telles choses que mon ardeur s'en est accrue pour jeter à mon tour le cri d'alarme. Quand mes lectures sont terminées, mes informations prises, je fais mon canevas. C'est le gros morceau de ma tâche, et si les personnages, dont les silhouettes défilent de mon livre, sont nombreux,—c'est bien le cas de Fécondité,—cela devient un casse-tête chinois. J'ai dû établir une centaine de généalogies, donner des noms différents à chacun, un trait personnel, puisqu'il n'y a pas deux êtres qui se ressemblent complètement dans la nature, et leur attribuer, pour ne pas les confondre, une fiche, comme au service d'anthropométrie. C'est un labeur énorme, mais qui, une fois achevé, me facilite grandement l'exécution de mon roman.
Je travaille, en effet, chaque jour, depuis trente années, un nombre d'heures déterminé. Mon canevas m'a rationné ma besogne, que j'appelle mon pain quotidien. Je n'ai pas besoin de me souvenir de ce que j'ai écrit la veille, et je ne me préoccupe pas de ce que je devrai faire le lendemain. Le chaînon se soude de lui-même, et la chaîne se déroule et s'allonge.
Mes recherches étaient terminées, toutes mes notes en ordre, lorsque le second procès de Versailles m'obligea à précipitamment Paris. Je pris le train de Calais avec un très léger bagage, composé d'une chemise de nuit, d'une flanelle, et d'un chiffon de papier sur lequel Clemenceau avait tracé quatre mots d'anglais. Et dans le train qui m'emportait loin des rumeurs de mort et aussi, hélas! loin de mon foyer, je répétais ces mots, m'efforçant de les retenir pour pouvoir guider mes premiers pas dans la ville de Londres.
Je débarquai en Angleterre le 19 juillet, au matin. Je ne m'arrêtai pas dans l'énorme ville bourdonnante, recherchant la solitude et le silence. Mon bagage, je le répète, était celui de l'exilé, qui n'emporte que quelques hardes au bout de son bâton.
J'écrivis bientôt à ma femme pour lui demander de me faire parvenir les documents qui se rapportaient à mon livre, et qui attendaient dans un coin de mon cabinet de travail, à Médan. Les indications précises de ma lettre lui permirent de les découvrir, et, par un chemin détourné, ils m'arrivèrent enfin au lieu de ma retraite.
Il me sera permis de dire ici que mon exil ne fut pas volontaire. J'avais accepté ma condamnation, et je m'étais préparé à subir mon année de captivité. La perspective de la prison n'effraye à la longue que les coupables. Je n'avais pas à craindre le remords d'une action qui m'avait été imposée par ma conscience, et dont la rançon était la perte de mon repos, de ma liberté, et de ma popularité fondée sur un labeur obstiné. Je pouvais me dire: l'honneur est sauf, et peupler ma cellule de douces visions. Mais j'obéis aux raisons de tactique invoquées par les hommes de mon parti, en qui j'avais placé toute ma confiance, et puisque l'intérêt d'une cause, à qui j'avais fait déjà tant de sacrifices, commandait mon départ, j'obéis en soldat.
Le 4 août, j'écrivis la première ligne du premier chapitre, et le 15 octobre, sept chapitres étaient composés. À cette date, je transportai mes pénates à Upper-Norwood. Mon visage m'avait trahi dans es auberges que j'habitais. Or, mon désir ardent était de me soustraire à toute importunité. Malgré l'urbanité anglaise, je me sentais comme enveloppé de curiosités, sympathiques mais gênantes, et je choisis, au milieu de prés verts et sous de grands ombrages, une demeure inviolable. Je pris des domestiques anglais qui ne me connaissaient pas, et ne parlaient pas un mot de notre langue. La lecture des journaux anglais m'avait familiarisé avec quelques expressions dont je me servais pour me faire comprendre.
Mais quels coups de tonnerre traversèrent ma vie! Le suicide du colonel Henry, l'arrestation de Picquart, tous ces épisodes de la bataille d'idées que j'avais engagée surgissaient à mes yeux, et mon âme en était toute bouleversée. Ces jours-là, la reprise de ma tâche était plus difficile. Les mots ne venaient pas. Je me prenais la tête dans mes mains agitées par la fièvre, et m'épuisais en vains efforts pour retrouver le fil de ma pensée. Je sortais enfin de mon découragement, et un bienfaisant équilibre que j'obtenais pour le reste de ma journée était ma récompense.
Le 27 mai 1899, j'écrivais le mot: «Fin» au bas du trentième et dernier chapitre. Et le 4 juin, une semaine après, mon manuscrit sous le bras, je rentrais en France.
Pendant que mes ennemis s'acharnaient à ma perte, moi, je donnais à mon pays les meilleurs, les plus sages conseils. Je lui faisais toucher du doigt ses plaies pour qu'il put les guérir. Et, avec la Fécondité qui assure l'existence et la grandeur de mon pays, j'exaltais la Beauté. Le bouton de fleur est joli; la fleur épanouie est belle. La vierge est moins belle que la mère. La femme exhale son parfum, montre toute son âme, acquiert toute sa beauté dans l'accomplissement de ses fins naturelles. C'était une vérité utile à propager comme celle dont Jean-Jacques Rousseau se fit l'ardent apôtre.
Ces explications de Zola lui-même, et qui pourraient servir de préface à son livre, sont intéressantes, véridiques et justes. Elles ne demandent que quelques lignes de critique complémentaire.
* * * * *
Fécondité est un livre d'une lecture assez pénible. D'abord, le sujet est plutôt dépourvu de charme, et les deux personnages principaux, Mathieu, l'étalon toujours en rut, et sa femme Marianne, toujours le ventre gros ou les pis chargés, n'ont rien des poétiques héros de romans, ni même de personnages réels, dans notre pays du moins. Ils sont loin d'être sympathiques, comme les a voulus pourtant l'auteur. On éprouve même une sorte de répugnance à voir, à chaque chapitre, cette mère gigogne vêler, ou donner le sein à un nouveau petit. Elle en a quatorze d'affilée. C'est une incontinence génératrice. La mort, qui d'ailleurs sévit normalement dans son étable, lui prend quatre de ces produits; il lui en reste un stock de dix. Tous ces bambins se suivent en flûte de Pan, donnant l'apparence, quand on les promène, d'une petite classe de pensionnat en sortie. Tous joufflus et robustes. Ils sont laborieux, comme le père de Fécondité. Tous font fortune. Tous sont des étalons vigoureux, se mariant avec des filles qui sont toutes fécondes, capables de peupler une île déserte en quelques années. Ils exercent tous des professions avantageuses et bourgeoises, sauf deux, cultivateurs comme leur père. Pas un n'est soldat.
Zola ne s'est d'ailleurs nullement préoccupé de la vraisemblance dans son manuel de puériculture intensive. Il fait de son taureau Mathieu, d'abord dessinateur dans une usine, un paysan par vocation, rude défricheur de bois, de marécages et de landes incultes, acquérant rapidement la fortune terrienne, devenant un grand propriétaire, quelque chose comme le roi du blé, de l'avoine et du seigle dans son département. Tout lui réussit: soit qu'il ensemence la terre, soit qu'il laboure son épouse. Tout crève et se désagrège autour de lui, chez les gens de la ville, banquiers, usiniers, grandes dames, boutiquiers, employés, même la ruine vient au moulin de son voisin, un rural pourtant, parce que tous ces gens-là sont avares de semailles humaines, et ne font qu'un ou deux enfants à leurs femmes. Ils souffrent, tous ces malthusiens, et se trouvent justement punis, quand la mort frappe à leur porte et vient frôler les berceaux, n'ayant pas, comme Mathieu et Marianne, des bébés de rechange.
Des pages puissantes, et d'une haute portée sociale sur les louches maisons d'accouchements, où l'on pratique l'avortement à seringue continue, et surtout sur les bureaux de nourrice, et les meneuses, ces grands pourvoyeurs de la mortalité infantile, sur le trafic abominable des nourrissons qu'on envoie au loin dans des villages meurtriers, qui ne sont que des cimetières de petits Parisiens, donnent de l'intérêt, et une haute portée moraliste à ce livre, dont la thèse principale est juste, mais exagérée et rendue presque insupportable. Zola a aussi très vivement dénoncé la fâcheuse manie de l'opération chirurgicale, mettant la femme à l'abri des charges de la maternité, opération si légèrement consentie, et recommandée avec tant de désinvolture par les praticiens à leurs belles et inquiètes clientes. C'était devenu une fureur, une manie, cette ablation sexuelle. «Mais les ovaires, ça ne se porte plus, ma chère!» disait une de ces opérées à une bonne amie, qu'elle s'efforçait de conduire chez le châtreur à la mode. La peur de l'enfant, beaucoup plus que le souci de la guérison d'un kyste tenace, guide la plupart de ces femmes, qui vont prier un médecin de les débarrasser du chou sous lequel on récolte les bébés. Il y a là en effet un mal social, et le blâme de l'écrivain, compliqué de la terreur qu'il inspire en faisant de la décrépitude prématurée, ou de la mort soudaine, la punition de l'opérée, peut être d'un salutaire effet.
Zola a donc rempli une bonne besogne de moraliste, d'hygiéniste et d'éducateur social, quand il a montré, avec quelque exagération sans doute, mais en des tableaux violents et véridiques les ravages de l'infécondité artificielle due à l'intervention chirurgicale, les inconvénients de la fraude conjugale au point de vue de la santé, la perte que ces pratiques, et aussi l'allaitement mercenaire et l'envoi des nourrissons au loin, dans des repaires d'ogresses cupides, faisaient courir à la société. La surveillance des nourrices campagnardes, plus sérieuse et plus efficace, et l'exhortation aux mamans de nourrir elles-mêmes leurs poupons, voilà des pages excellentes. Les législateurs, les philosophes, les économistes et tous ceux qui se montrent inquiets de la lente dépopulation observée, en France, depuis de nombreuses années, ne peuvent qu'approuver le principe de la doctrine et de l'enseignement de Fécondité.
On peut toutefois contester, au moins tant que l'ordre social et économique actuel subsistera, non seulement en France, mais parmi les nations avec lesquelles notre pays est en concurrence productive et commerciale, les avantages de la fécondité invoqués par Zola. Ils sont exceptionnels, et généralement improbables. Dans le monde imaginaire, où il place ses personnages, et où il les favorise, les exemptant des malchances, des désastres, les comblant de réussite et de bonheur, avec sa baguette de magicien conteur, l'avantage et le bienfait de la fécondité peuvent être admis. Dans la réalité, dans les conditions présentes de la production, de la consommation, de l'acquisition du sol et de la possession des instruments de travail, en présence de la cherté des subsistances, de la difficulté de l'habitation spacieuse à bon marché, de la compétition des emplois, et de la dispute des salaires, la fécondité est plutôt funeste, c'est comme une maladie pour l'individu, et c'est bien près d'être un fléau pour la collectivité.
Zola a pour lui le sénateur Piot, et aussi les économistes à courte vue, tablant sur le maintien indéfini de l'ordre des choses contemporaines. Le romancier nous montre les désordres et les désastres de l'infécondité, mais la surproduction n'est-elle pas chargée de méfaits aussi? La fécondité déréglée serait la pire catastrophe. Pour la France notamment, où l'homme est casanier, rebelle à l'émigration, s'il y avait beaucoup de ces Mathieu et de ces Marianne du roman de Zola, ce serait une désolation: l'inondation humaine causerait autant de ruines que les débordements de la Loire et de la Garonne.
Fécondité, ce serait bien vite un vice, déguisé sous un nom de vertu. Dans le langage cru des victimes de la faiblesse prolifique, de l'imprévoyance génésique, c'est sous un autre terme plus brutal qu'on désigne cette diarrhée créatrice: le lapinisme. Les socialistes préoccupés du devenir de l'ouvrier, les économistes, soucieux du maintien de l'équilibre des classes moyennes, les grands industriels, les fondateurs de puissants établissements financiers et commerciaux, redoutant le morcellement continu des capitaux, l'éparpillement des ressources du pays, la disparition, par les partages et les liquidations, après succession, des usines, des exploitations agricoles, des maisons de banque et de commerce, tous ces facteurs différents, séparés et souvent antagonistes, de la prospérité de la France, considèrent le nombre des enfants comme une diminution de richesse, un affaiblissement pour les familles aisées, une calamité pour les pauvres.
Toutes les classes sont menacées par cette fécondité préconisée par Zola. La beauté des femmes saccagée, la maison troublée, les habitudes modifiées, les plaisirs, les réceptions dérangés: voilà un ennui assez sensible pour les riches; le souci des enfants à élever, à soigner, à caser, et l'émiettement des biens lors du mariage ou de l'établissement des héritiers, c'est une grave anxiété pour la bourgeoisie. Pour le travailleur, dont l'imprévoyance est irrémédiable, qui procrée au hasard des lundis et des soirs de saoulerie, la fécondité est l'équivalent d'une infirmité, d'une chute. La grossesse de la femme l'empêche de trouver du travail régulier, les patrons ne conservant pas les ouvrières toujours enceintes ou allaitant. La naissance d'un enfant, sans parler des inquiétudes, des soins à donner, des précautions, des veilles et des dérangements à toute heure de nuit, quand le repos est si nécessaire au travailleur, restreint l'espace déjà si mesuré du logis. Il faut souvent déménager, prendre un logement plus cher. Dans certaines maisons, on refuse un locataire qui a trop d'enfants à raison du bruit pour les voisins. L'homme se trouve comme séparé et privé de sa femme perpétuellement en gésine. Il prend en dégoût sa maison. Le cabaret le retient plus facilement. Il se sent aussi plus disposé, les samedis de paie, à écouter les appels des sirènes du trottoir, et il a son excuse dans l'attitude de sa compagne, peu disposée aux plaisirs du lit, et redoutant d'être de nouveau «prise». Le lapinisme engendre la misère, alimente la prostitution. La main d'oeuvre, déjà restreinte par les appareils scientifiques de plus en plus perfectionnés, s'avilit par l'abondance de bras vacants. Les salaires baissent, et cependant le prix des denrées augmente. En même temps, le niveau intellectuel et moral diminue. Les meurt-de-faim, les déclassés, les délinquants se multiplient selon la progression de la population. Le peuple tend de plus en plus à devenir une populace. Ces masses sont, tour à tour, entraînées vers la violence émeutière, et vers la soumission servile. L'excès de population est assurément un pire danger que la natalité restreinte. Il n'y a qu'au point de vue du recrutement des armées et des forces à amener sur les champs de bataille que la fécondité est une vertu civique, et peut présenter un avantage pour l'État.
Si l'on admet que les guerres doivent se perpétuer entre peuples européens, évidemment la France est en danger, avec sa natalité stationnaire, bientôt décroissante. Mais cette probabilité de grands conflits entre nations civilisées, commerçantes, sourdement travaillées toutes par le socialisme pacifique, va en diminuant. D'ailleurs, en tenant compte de la nécessité d'être prêt, et armé suffisamment pour repousser une agression injuste, ou pour maintenir des droits légitimes, est-il absolument indispensable de disposer de masses considérables? Dans le passé, les grandes victoires ont été remportées par de petites armées, mais bien commandées et bien organisées. Et puis, les moyens scientifiques nouveaux, les engins perfectionnés, les explosifs, les ballons dirigeables, les sous-marins, ne peuvent-ils diminuer les tentations belliqueuses des souverains? La guerre, malgré tout survenant, le patriotisme debout, l'élan, le courage et le sacrifice pourraient compenser l'infériorité du nombre. Si toute la nation se levait, avec des troupes d'élite, de bons chefs, une discipline de fer, le peloton d'exécution pour tout général vaincu, pour tout officier convaincu de n'avoir pas fait tout son devoir, pour le soldat désobéissant ou lâchant pied, on suppléerait à l'insuffisance des effectifs. Il est curieux de trouver, dans le socialisme de Zola, un argument pour la perpétuité des guerres étrangères et aussi des guerres civiles, car c'est surtout à ces catastrophes qu'aboutit l'excès de population. Si le rêve de Zola se réalisait, il faudrait souhaiter, comme contre-poids au pullulement humain, la fréquence des batailles et la permanence des épidémies. Mais il ne faut envisager le livre de Fécondité que comme la rêverie optimiste d'un écrivain humanitaire, influencé par la satisfaction d'une paternité effective et récente.
* * * * *
Travail est un autre conte de fées, qui a beaucoup d'analogie avec Fécondité. Un petit ingénieur, Luc Froment, tandis que Mathieu Froment faisait fortune avec des terrains incultes et pierreux, s'enrichit en transformant une mine mal outillée, imparfaitement exploitée. Les théories de Fourier sur le travail attrayant et celles de Gabet, de Victor Considérant, de Saint-Simon et des adeptes du père Enfantin, à Ménilmontant, sont de nouveau mises sous les yeux du lecteur, comme réalisables et pratiques. Il y a de très fortes scènes de la vie ouvrière, dans Travail, et des descriptions colorées, comme la fonte du minerai, la fabrication des rails et des charpentes d'acier, aussi superbes que celles de Germinal. Des contrastes entre les hommes du passé, et ceux qui sont des pionniers de l'avenir, un drame domestique terrible avec une catastrophe mélodramatique, un mari mettant le feu à sa maison pour s'engloutir, avec la femme coupable, dans le brasier, des tableaux de fêtes ouvrières, des mariages, beaucoup de mariages, une longévité exceptionnelle pour Luc, l'ingénieur fécondant l'usine, créant toute une ville, toute une société nouvelle, comme le cultivateur Mathieu remplaçant des landes et des marais par une campagne luxuriante, font de ce volume un ouvrage de socialisme fantastique. Zola semble un Jules Verne fouriériste et humanitaire, et ce sont des voyages extraordinaires au pays du travail qu'il nous raconte, dans une langue poétique et pittoresque, comme toujours.
* * * * *
Vérité, c'est l'affaire Dreyfus. Comme dans un roman à clef, l'auteur a déplacé les situations, modifié les milieux et changé les noms et les qualités des personnages. Mais l'allusion est d'une compréhension aisée, et l'allégorique récit est l'histoire dramatisée du célèbre procès.
Au lieu d'une affaire d'espionnage, il s'agit d'une assez répugnante aventure de viol et de meurtre, rappelant le crime où fut mêlé le célèbre frère Flamidien. Un jeune écolier est trouvé étranglé et souillé, un matin, dans un bourg imaginaire, Maillebois, proche la ville cléricale de Beaumont, également supposée. On accuse un malheureux instituteur laïque, Simon, uniquement parce qu'il est juif. On saisit déjà l'analogie avec l'Affaire. Simon est injustement condamné, poursuivi par les huées populaires. La conviction des jurés a été décidée par la production en chambre de délibérations d'une pièce secrète, non communiquée à la défense, par le président, tout acquis à la faction cléricale acharnée à la perte du juif. Simon est envoyé au bagne. L'instituteur Marc Froment, un des quatre évangélistes sociaux de Zola, se multiplie pour faire reconnaître l'innocence de la victime. Il y parvient, après une longue lutte et des incertitudes de procédure, de mouvements d'opinion, de passions politiques et religieuses. L'instituteur est enfin réhabilité, et l'auteur du crime, un certain frère Gorgias, se dénonce et se fait justice. Une grande fête civique et laïque célèbre le retour de la victime dans la bourgade, au milieu de ses partisans, vainqueurs de la coalition cléricale et réactionnaire.
Zola, avec une grande abondance de détails, a peint le monde ecclésiastique et la société aristocratique décidés à perdre le malheureux juif pour sauver le prestige de l'école congréganiste. Quant au frère Gorgias, il est l'Esterhazy de cette affaire fictive. Tous, même ceux qui se servent de lui, et qui l'ont couvert de leurs robes de prêtres ou de magistrats, l'abandonnent et le livrent à la misère et au désespoir, ce qui fait qu'il se décide à manger le morceau, à produire le fait nouveau. Il existe au débat un papier rappelant le fameux bordereau. C'est un modèle d'écriture, importante pièce à conviction, qui a été truqué, escamoté, contesté, au cours de la première instruction, avec des manigances de juges et des intimidations de témoins. Vérité a donc le caractère d'une seconde mouture de l'affaire Dreyfus.
Zola a dessiné, plutôt de chic, quelques types d'ecclésiastiques, qui ont toute la naïve scélératesse des traîtres de l'Ambigu, des jésuites traditionnels des feuilletons et le Rodin du Juif-Errant est reproduit sous le nom de père Grabet. Les instituteurs tiennent tous les rôles sympathiques dans ce livre, et sont encensés, portés au pinacle de la hiérarchie sociale. Là aussi, il y a un peu, beaucoup d'exagération. On a trop couvert de fleurs nos instituteurs. On les a encouragés à marcher sur les traces de leurs collègues allemands, qui ont, prétend-on, donné la victoire à leurs compatriotes. La comparaison a été mal comprise, mal suivie. C'est en se montrant des chauvins injustes, et souvent absurdes, que les instituteurs allemands se sont surtout révélés les auxiliaires de leurs soldats. Nos maîtres d'école ont cru que c'était en se proclamant devant leurs élèves, pacifistes, anti-militaristes, et en enseignant qu'il n'y avait nul besoin d'une patrie, qu'ils égaleraient les disciples de Fichte et de Koerner. Ce n'est pas du tout cela.
Ce roman, ayant le grand défaut d'être à clef et de reproduire un débat déjà éloigné, et dont le recul s'accentuera, ne paraît pas devoir garder une place importante dans l'oeuvre de Zola. Il ne survivra pas à cette Affaire, qui, heureusement, commence à n'être plus pour nous qu'un de ces cauchemars dont on garde seulement le mauvais souvenir, quand le réveil est venu, avec le soulagement de l'angoisse disparue.
Le quatrième évangile, qui devait s'appeler Justice, n'a pu être écrit, et je ne crois pas que Zola, surpris par la mort, ait eu le temps de préparer le dossier de ce roman, ni de colliger les notes qui lui étaient nécessaires pour le mettre en train.
Les trois romans subsistants ne sont pas inférieurs, comme on l'a dit, aux autres ouvrages de Zola; ils sont autres. Ce sont des rêveries délayées en des chapitres interminables, des visions d'avenir combiné et arrangé, des chimères saisies au vol de l'imagination et du désir optimiste.
Excepté Vérité, qui a trop d'actualité, les deux évangiles restants seront lus et consultés avec intérêt par tous ceux que les études sociales passionnent, et qui cherchent à établir, au moins dans les livres, dans les discours, dans les projets, les fondations d'un édifice humain nouveau. Ce temple social aura pour pierres d'assises, le Travail, non plus mercenaire et forcé, mais volontaire et gratuit, puis le partage, comme au foyer familial actuel entre tous les enfants égaux, de la table, du logement, des vêtements, des plaisirs aussi; l'amour, l'amitié, la concorde régneront parmi les habitants de la planète pacifiée, et mieux aménagée pour les besoins et les satisfactions de tous. Ce sont de bien beaux rêves! La crédulité socialiste, adéquate à celle des croyances religieuses, se berce par ces agréables sornettes et croit au paradis collectiviste, comme on a cru au ciel d'Indra, au walhalla d'Odin, au harem céleste de Mahomet, au séjour des bienheureux chrétiens, où le Très-Haut préside sur son siège de nuées, entouré de sa cour de Trônes et de Dominations. Il faut à l'humanité, toujours enfantine, des contes fantastiques, des légendes, des miracles, et on lui promet toujours le même paradis; il n'y a que le décor et le nom des bienheureux qui changent. Le paradis socialiste, qu'on nous annonce, est tout autant séduisant, et tout aussi fantastique que celui des péris, des valkyries, des houris et des archanges androgynes, commandés par le porte-glaive Michel, et notre confiance naïve est toujours la même.
Il est doux, cependant, de s'imaginer un instant, en lisant Travail, Vérité, Fécondité, ces Bibles optimistes et fallacieuses comme les Védas, les Corans et les autres livres religieux, que nos descendants connaîtront toutes ces jouissances, et vivront de l'existence idéale et triomphale annoncée, préparée, léguée par Luc, Marc et Mathieu Froment. L'auteur, qui a conçu et exécuté ces programmes merveilleux, était décidément un brave homme, souhaitant le bonheur pour tous. Il avait l'âme d'un saint Vincent de Paul, le seul Saint dont le peuple ait raison de garder la mémoire. Sa philosophie peut paraître enfantine, mais elle est plutôt consolante. Heureux ceux qui peuvent espérer le paradis socialiste décrit et promis par Zola, le paradis de Fécondité, de Travail et de Vérité! Malheureusement, pour beaucoup d'entre nous, après avoir déposé ces livres fabuleux, ces contes des mille et une nuits démocratiques, un seul paradis est certain, de tous ceux qu'a conçus l'imagination des hommes, et qu'a acceptés la superstition des foules dans son horreur du vide final, dans l'instinctif effroi de la suppression de tout, c'est le Nirvâna divin, le Nirvâna bouddhiste absolu.
Zola, vaste et puissant esprit, ouvert à tout ce qu'il y a dans l'univers de bon, dans la nature de fécondant, repoussait comme un mensonge éternel la seule vérité vraie: le Néant. Il ne concevait pas la possibilité de l'oméga de l'alphabet humain, pas plus que la fin de l'alphabet de l'univers, dont les lettres, hasardeusement assemblées, doivent pourtant un jour fatalement se disperser, et ne plus offrir aucun sens, aucune forme. La matière sans doute demeurera éternelle, mais elle retournera à son amalgame primitif et chaotique, sauf à subir, dans l'Incommensurable, de nouvelles décompositions, et à façonner à l'aventure des univers neufs et semblablement périssables, dont nous ne pouvons ni connaître, ni même soupçonner la composition et la destinée. Là seulement est la vérité; tout s'anéantira de ce que nous voyons, de ce que nous faisons, de ce que nous savons. Quant au bonheur, il ne saurait être que relatif, et le Socialisme, comme les autres religions, ne peut que promettre, et non tenir. C'est tout de même une bonne action que de chercher à persuader, comme l'a fait l'auteur de Travail, avec une éloquence admirable et une assurance qui en impose, qu'un jour viendra où les travailleurs seront tous heureux. Cette foi mensongère aide, comme autrefois la croyance à la vie paradisiaque, à la justice de Vichnou, d'Allah, du bon Dieu, à supporter la misère présente, la fatalité quotidienne du malheur. «Ceux qui pleurent seront consolés, ceux qui ont faim seront rassasiés…» voilà ce que promet à la pauvre humanité la philosophie des évangélistes anciens. C'est la même promesse que font les évangiles de Zola. Il n'y a que sur l'endroit où s'accompliront ces merveilles, que les synoptiques et les apôtres zolistes ne sont pas d'accord: les uns désignent l'avenir, comme les autres le ciel. C'est bien lointain, bien vague aussi. Enfin, si la foi ne sauve pas toujours, la crédulité prévient le désespoir, et c'est là le meilleur et le plus clair de l'évangélisation nouvelle.
* * * * *
VIII
DERNIÈRES ANNÉES D'ÉMILE ZOLA.—SA MORT.—LE PANTHÉON (1902)
L'existence d'Émile Zola a été, en somme, douce et heureuse, sauf la déchirure de l'affaire Dreyfus, et les années de pauvreté du début. Notre auteur a supporté allègrement les privations et les inquiétudes de l'apprentissage littéraire; au cours de l'affaire tourmentée, il s'est montré très calme, très maître de soi, il a même dû ressentir alors des émotions fortes, au charme âpre, quelque chose de la volonté de Napoléon impassible, au milieu du carnage d'Eylau.
Il n'a pas été écrasé par des deuils affreux et imprévus: la perte affligeante de sa bonne mère est survenue à une époque normale. Il n'a pas été secoué par de grandes crises de coeur. L'amour physique, qui le préoccupait surtout, lui a été favorable, même dans ses dernières années. L'argent, dès la trentième année, lui est venu. Il était, ce qui est le cas de nombre d'auteurs, toujours anxieux, douteur, et mécontent des oeuvres qu'il avait patiemment préparées et laborieusement achevées, mais cela durait peu. Il a été de bonne heure reconnu chef de groupe, puis d'école, ce qui lui plaisait, bien qu'il n'en convînt pas. Les adulations l'ont, durant toute sa vie, escorté. Il a été aussi accueilli avec des huées et des injures, mais cela fait contraste, et constitue l'agréable symphonie de la célébrité. L'affaire Dreyfus lui a donné la sensation, inconnue jusqu'alors, de la popularité, de la foule, de la lutte sur la place publique, qu'il semblait, par ses oeuvres, par sa vie de cénobite, par son défaut d'expérience de la tribune, par son éloignement des candidatures et des comités politiques, destiné à toujours ignorer. Enfin, il a été favorisé surtout parce qu'il a passionnément aimé le travail. L'homme n'est heureux que par la passion, même quand il en souffre. Comme la discipline, le jeûne et les pénitences, pour l'ascète fanatique, ce fut sa grande, peut-être son unique joie, ce travail, qu'il abordait avec une sorte de frisson religieux, et pendant lequel, comme un prêtre très croyant, à l'autel, il officiait, il communiait, il s'absorbait dans une béatitude infinie.
Aussi, toujours comme l'homme de Dieu, qui ne manque en toute circonstance d'invoquer, de bénir et de glorifier la divinité qu'il sert, il a saisi toute occasion de célébrer les louanges du Travail. L'un de ces hymnes de reconnaissance les plus éclatants est contenu dans le discours qu'il prononça, le samedi 23 mai 1893, à l'Association des Étudiants de Paris, dont il présidait la fête.
Après le compliment de rigueur à la Jeunesse, il salua la Science et la définit:
La Science, dit-il fortement, aurait donc promis le bonheur, et aboutirait à la faillite? (C'était à l'époque où Brunetière avait lancé son fameux blasphème de la banqueroute de la science). Non! ripostait Zola avec conviction et avec justesse, la science a-t-elle promis le bonheur? Je ne le crois pas. Elle a promis, la vérité!
Et comme on avait parlé du bonheur de se reposer dans la certitude d'une foi, avec l'impétuosité d'un apôtre convertissant, prêchant un évangile nouveau, il lança ce magnifique appel au Travail, comparable au divin appel de Renan à la Beauté, dans la prière sur l'Acropole:
Et alors pourquoi ne serions-nous pas modestes, pourquoi n'accomplirions-nous pas la tâche individuelle que chacun de nous vient remplir, sans nous révolter, sans céder à l'orgueil du Moi, qui ne veut pas rentrer dans le rang? Dès qu'on a accepté cette tâche, et qu'on s'en acquitte, il me semble que le calme doit se produire, même chez les plus torturés.
C'est à ceux qui souffrent du mystère que je m'adresse fraternellement en leur conseillant d'occuper leur existence de quelque labeur énorme, dont il serait bon même qu'ils ne vissent pas le bout. Et le balancier qui leur permettra de marcher droit, c'est la distraction de toutes les heures, le grain jeté en terre, et, en face, le pain quotidien dans la satisfaction du devoir accompli.
Sans doute cela ne résout aucun des problèmes métaphysiques. Il n'y a là qu'un moyen empirique de vivre la vie d'une façon honnête, et à peu près tranquille; mais n'est-ce donc rien que de se donner une bonne santé morale et physique, et d'échapper aux dangers du rêve en résolvant le plus de travail possible sur cette terre!
Je me suis toujours méfié de la chimère, je l'avoue. Rien n'est moins sain pour les peuples que de rester dans la légende, et de croire qu'il suffit de rêver la force pour être fort. Nous avons bien vu à quoi cela mène, à quels affreux désastres.
On dit au peuple de regarder en haut, de croire à une puissance supérieure, de s'exalter dans l'idéal. Non! non! C'est là un langage qui, pour moi, semble impie. Le seul peuple fort est le peuple qui travaille, car le travail donne le courage et la foi. Pour vaincre, il est nécessaire que les arsenaux soient pleins, que l'armée soit ensuite confiante en ses chefs, et en elle-même. Tout cela s'acquiert, il n'y faut que du vouloir et de la méthode.
Le prochain siècle est au travail, et ne voit-on pas déjà dans le socialisme montant s'ébaucher la loi sociale du travail pour tous, du travail régulateur et pacificateur.
Je vais finir en vous proposant, moi aussi, une loi, en vous suppliant d'avoir la foi au Travail. Travaillez, jeunes gens. Je sais tout ce qu'un tel conseil semble avoir de banal. Il n'est pas de distributions de prix où il ne tombe parmi l'indifférence des élèves, mais je vous demande d'y réfléchir, et je me permets, moi qui n'ai été qu'un travailleur, de vous dire tout le bienfait que j'ai retiré de la longue besogne dont l'effort remplit ma vie entière. J'ai eu de rudes débuts; j'ai connu la misère et la désespérance. Plus tard j'ai vécu dans la lutte; j'y vis encore, discuté, nié, abreuvé d'outrages. Eh bien! je n'ai eu qu'une foi et qu'une force, le travail. Ce qui m'a soutenu, c'est l'immense labeur que je m'étais imposé. En face de moi, j'avais toujours le but vers lequel je marchais, et cela suffisait à me remettre debout, à me donner le courage de marcher quand même, lorsque la vie mauvaise m'avait abattu.
Le travail dont je parle, c'est le travail réglé, la tâche quotidienne, et le devoir qu'on s'est fait d'avancer d'un pas chaque jour dans son oeuvre. Que de fois, le matin, je me suis assis à ma table, la tête perdue, la bouche amère, torturé par quelques grandes douleurs physiques ou morales, et chaque fois, malgré les révoltes de ma souffrance, après les premières minutes d'agonie, ma tâche m'a été un soulagement et un réconfort.
Toujours je suis sorti consolé de ma besogne quotidienne, le coeur brisé peut-être, mais debout encore. Le travail, Messieurs, mais songez donc qu'il est l'unique loi du monde, le grand régulateur; la vie n'a pas d'autre sens, pas d'autre raison d'être. Nous n'apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et disparaître!
On ne peut définir la vie autrement que par ce mouvement de communications qu'elle reçoit et qu'elle lègue.
On remarquera la déclaration patriotique contenue dans ce passage du beau discours de Zola. À rapprocher de ce qui a été dit plus haut dans l'analyse de la Débâcle. À noter aussi que, dans les trois Évangiles même dans Vérité, dont le sujet est l'affaire Dreyfus transposée, il n'y a pas une phrase, pas un mot, qui puissent passer pour une négation du sentiment patriotique, même pas un dédain envers l'armée, pas une flatterie aux anti-militaristes.
Zola a renouvelé son hommage au Travail à une fête de félibres, donnée à
Sceaux, en invoquant la gaieté, qui est la force de la vie.
La gaieté, c'est l'allègement de tout l'être, c'est l'esprit clair, la main prompte, le courage aisé, la besogne facile, les heures satisfaites, même lorsqu'elles sont mauvaises, c'est un flot qui monte du sol nourricier, qui est la sève de tous nos actes. C'est la santé, le don de nous-même, la vie acceptée dans l'unique joie d'être et d'agir. Vivre, et en être heureux, il n'est pas d'autre sagesse pour être. J'en parle, du reste, Messieurs, dans le grand regret d'un homme qui n'a guère la réputation d'être gai. J'en parle comme un souffrant parle de la guérison. Je voudrais ardemment que la jeunesse qui pousse fût gaie et bien portante. Je n'aurais même que l'excuse d'avoir beaucoup travaillé, avec la passion des forces de la vie. Oui, j'ai aimé la vie, si noire que je l'ai peinte. Et quelles montagnes ne soulèverait-on pas, si, avec la foi et le travail, on apportait la gaieté!…
Cet appel à la gaieté, c'était aussi le souhait de Renan, lorsqu'il préconisait, aux dîners celtiques, la bonne humeur, cette bienfaisante disposition, parfois innée, mais qu'il est besoin souvent aussi d'acquérir, et qu'il est sage de développer, d'entretenir. Ces deux fragments de discours affirment le tempérament optimiste et confiant de ce Zola, dont on a voulu faire un misanthrope, toujours penché vers les désespérances, et sans cesse hanté par le spectacle du laid, par la représentation du mal.
Malgré ses sentiments d'indépendance, et ses goûts d'isolement, son horreur des cohues, des cérémonies, des banquets, des réceptions et des milieux mondains, malgré son dédain, peut-être moins réel qu'il ne le prétendait, des présidences, des honneurs officiels et des dignités, Zola accepta parfaitement d'être, à un moment donné, nommé président de cette société des Gens de Lettres à l'écart de laquelle il s'était si longtemps tenu. Alphonse Daudet et Ludovic Halévy y furent ses parrains. Il s'acquitta avec sa ponctualité ordinaire de ses fonctions présidentielles. Il entrait même si bien dans la peau du personnage, chargé de veiller avaricieusement sur les intérêts de la société, qu'il lui arriva de prononcer, sans sourciller, des sentences qui devaient le blesser dans ses sentiments humanitaires, dans ses tendances vers un socialisme éducateur et généreux. Ainsi, je dus un jour comparaître devant lui, comme sociétaire, à la suite d'une infraction aux règlements. J'avais laissé reproduire, par le journal le Parti ouvrier, un de mes articles, et cet organe socialiste n'avait pas de traité avec les Gens de Lettres. Je refusais de donner mon pouvoir à l'avoué de la Société, et de laisser poursuivre ce journal en justice. Zola m'appliqua sans hésiter la pénalité au maximum, pour les infractions de ce genre, cinq cents francs d'amende, bien que je fusse un ami personnel de longue date, et qu'au fond il dût approuver le cadeau que j'avais fait à ce journal populaire, et peu millionnaire, de mes articles reproduits dans un but de propagande républicaine. Mais il défendait strictement les intérêts financiers de la Société qui l'avait mis à sa tête.
Il accepta pareillement, avec grande satisfaction, la Croix de la Légion d'honneur (14 juillet 1888), puis la rosette d'officier.
Enfin, et ceci peut paraître plus surprenant, il voulut être de l'Académie, et plusieurs fois il se présenta, sans succès, apportant à cette tentative l'opiniâtreté qu'il mettait dans toutes ses entreprises. Il a motivé sa résolution dans une lettre écrite au moment où les journaux ébruitèrent la nouvelle de sa décoration, décidée par le ministre Édouard Lockroy. Personne, dans son entourage, n'était averti; quelques-uns de ses intimes s'étonnèrent, peut-être plus qu'il ne l'avait pensé, de cette soumission à une récompense gouvernementale. Auprès de l'un d'eux, il s'en excusa, en donnant ses raisons par la curieuse lettre suivante qui fait prévoir sa candidature, lors d'une prochaine vacance académique:
Oui, mon cher ami, mandait-il en juillet 1888, j'ai accepté, après de longues réflexions, que j'écrirai sans doute un jour, car je les crois intéressantes pour le petit peuple des lettres, et cette acceptation va plus loin que la croix, elle va à toutes les récompenses, jusqu'à l'Académie. Si l'Académie s'offre jamais à moi comme la décoration s'est offerte, c'est-à-dire si un groupe d'académiciens veulent voter pour moi et me demandent de poser ma candidature, je la poserai, simplement, en dehors de tout métier de candidat. Je crois cela bon, et cela ne serait d'ailleurs que le résultat logique du premier pas que je viens de faire…
Il n'allait pas tarder à faire le second, et même une suite de faux pas devait caractériser cette persistance à vouloir entrer à l'Institut, qui n'eut d'égale que celle des gardiens à lui en refuser la porte.
Il précisa son désir dans une lettre adressée au rédacteur en chef du Figaro, lors d'une élection où il avait Paul Bourget pour concurrent. Il expliqua sa conduite, en même temps qu'il exprimait de nobles sentiments de confraternité:
Paris, le 4 février 1893.
Mon cher Magnard,
Je n'entends barrer la route à personne. Rassurez-vous donc sur le sort de Bourget, que j'aime beaucoup. Je le prie ici publiquement de poser sa candidature au prochain fauteuil, sans s'inquiéter de moi.
Battu pour battu, il me sera doux de l'être par lui.
Mais, en vérité, pour faire de la place aux autres, il m'est impossible de renoncer à toute une ligne de conduite que je crois digne, et que d'ailleurs les faits m'imposent.
Ma situation est simple.
Du moment qu'il y a une Académie en France, je dois en être. Je me suis présenté, et je ne puis pas reconnaître que j'ai tort de l'avoir fait. Tant que je me présente, je ne suis pas battu. C'est pourquoi je me présenterai toujours.
Quant aux quelques amis littéraires, que je suis heureux et fier de posséder à l'Académie, et que je gêne, dites-vous, ils sauront garder toute la liberté de leur conscience, j'en suis convaincu. Je ne leur ai jamais rien demandé, et la première chose que je leur demanderai sera de voter pour Bourget, le jour où il se présentera.
Cordialement à vous.
Il apporta, dans cette poursuite d'un siège académique, un acharnement, qui suscita sans doute des résistances sérieuses, plus tenaces qu'on aurait dû s'y attendre. D'ordinaire, l'Académie, après un stage plus ou moins prolongé, finit par s'amadouer et accorde à la persévérance, qui est pour elle le plus flatteur des hommages, ce qu'elle avait cru tout d'abord devoir refuser à l'impatience, à la présomption, et même au talent trop sûr de lui-même. Ce fut comme un duel. Zola finit, son insistance étant devenue agressive, par décourager plusieurs des académiciens qui le soutenaient. Il perdait des voix à chaque candidature nouvelle. Un jour, il y avait trois fauteuils vacants. Zola hardiment se porta à tous. Il subit un échec triple. Il persista dans son intention de braver de nouveau l'hostilité de l'Illustre Compagnie. Voici la déclaration nette et franche qu'il publia après ce retentissant insuccès:
Je savais que je ne serais pas élu. Que ferai-je maintenant? La question ne se pose pas pour moi, ou plutôt elle est résolue d'avance. Tout à l'heure j'écrirai au secrétaire perpétuel de l'Académie française que je reste candidat au fauteuil d'Ernest Renan, et que je pose ma candidature au fauteuil de John Lemoinne.
Je reste candidat, et je serai candidat toujours. De mon lit de mort, s'il y avait alors une vacance à l'Académie, j'enverrais encore une lettre de candidature. Vous savez, en effet, quelle est la position que j'ai prise. Je considère que puisqu'il y a une Académie je dois en être. C'est pour cela que je me suis présenté. Que l'on m'approuve ou que l'on me blâme, il n'en reste pas moins ce fait: j'ai engagé la lutte. L'ayant engagée, je ne puis pas être battu. Or, me retirer serait reconnaître ma défaite. Voilà pourquoi je ne me retirerai pas.
L'Académie sera donc officiellement avisée de ma candidature toutes les fois qu'elle aura à remplacer un de ses membres.
Zola avait contre lui des préventions et des coalitions. On lui reprochait d'abord la crudité de certains passages de ses livres, l'argot de l'Assommoir, la Mouquette montrait trop sa lune dans Germinal. Ce n'était pas toutefois une cause absolue d'exclusion. L'Académie avait eu dans son sein des auteurs qui ne reculaient pas devant le terme propre, lequel est d'ailleurs presque toujours le contraire. S'il eût vécu, Zola aurait triomphé certainement de cette répugnance. Est-ce que l'Académie ne vient pas de recevoir, et très justement, le poète puissant et le talentueux auteur qu'est Jean Richepin? Cependant, la Chanson des Gueux contient des sonorités et des verdeurs dont Zola n'eut pas le monopole. La Débâcle et la fausse interprétation donnée à ce livre, où l'on a voulu voir un dénigrement de l'armée, et un mépris de la valeur française, qui n'étaient pas un instant en cause, valurent à l'auteur des animosités invincibles. Ses attaques littéraires, ses succès, l'ostentation avec laquelle il énumérait les tirages de ses livres lui avaient attiré des jalousies d'auteurs aux éditions moins multipliées. Son peu de respect religieux, le nom de Jésus-Christ donné assez maladroitement à son rustre venteux ne furent pas sans lui nuire. Enfin, parmi les causes de ses insuccès répétés, le perpétuel candidat, faisant son examen de conscience et se remémorant ses dédains d'antan, aurait pu comprendre cette phrase fâcheuse écrite dans les Romanciers naturalistes, étude sur Balzac:
Pourtant la gloriole pousse encore nos écrivains à se parer d'elle (l'Académie) comme on se pare d'un ruban. Elle n'est plus qu'une vanité. Elle croulera le jour où tous les esprits virils refuseront d'entrer dans une compagnie dont Molière et Balzac n'ont pas fait partie…
Un sage dicton veut qu'on ne crie jamais, à portée d'une source: «Fontaine, je ne boirai pas de ton eau!» car la soif peut venir, et c'est un engagement téméraire et regrettable quand on ne veut pas le tenir par la suite, surtout quand c'est la fontaine elle-même qui dispose de son eau, ne laissant se désaltérer que ceux qui lui conviennent.
Zola eut aussi un instant l'idée d'être candidat aux élections législatives. On lui offrit un siège dans le cinquième arrondissement de Paris, circonscription de M. de Lanessan, devenue vacante par sa nomination en Indochine, et il fut sur le point d'accepter. Il hésita cependant. On chercha à l'entraîner. Il finit par décliner l'offre, en ajoutant qu'il avait beaucoup de besogne en cours, et qu'il ne se sentait point alors de taille à faire un député. Il réservait toutefois l'avenir, en disant que plus tard, si on lui offrait un siège de Sénateur, il serait probablement disposé à l'accepter. A défaut de l'Académie, aujourd'hui la Chambre et le Sénat lui fussent devenus d'un accès facile. Mais la mort n'a pas permis que ces ambitions avouables et justifiées fussent satisfaites.
Les goûts, les plaisirs, les manies de Zola ne prêtent guère à l'anecdote et à la curiosité. On sait qu'il fuyait le monde, qu'il n'allait au théâtre que professionnellement, et qu'en somme il a toute sa vie eu les habitudes et le train de vie d'un bourgeois. Il était assez gros mangeur. Il se mit cependant au régime sec, très rude à soutenir, lorsque, avec sa force de volonté coutumière, il entreprit de combattre l'obésité. Il n'eut aucune aventure galante intéressante. On ne lui connut que sa liaison rappelant les amours des patriarches. Il était casanier en tout. Il aimait beaucoup les animaux. Durant son séjour à Londres, il visita avec émotion, et ce fut le monument qui peut-être l'intéressa la plus, le cimetière des chiens aménagé et entretenu par la duchesse d'York.
Il aimait beaucoup les chiens. Il écrivait à Henry Céard, de Médan, le 5 juin 1889:
… J'ai toutes les peines du monde à avoir l'âme calme. Mon pauvre petit Fanfan est mort, dimanche, à la suite d'une crise affreuse. Depuis six mois, je le faisais manger et boire, et je le soignais comme un enfant. Ce n'était qu'un chien, et sa mort m'a bouleversé. J'en suis resté tout frissonnant…
Il éprouva une douleur vive, quand il perdit, étant en exil, un petit chien qu'il aimait, Perlinpinpin, mort du désespoir de ne plus revoir son maître.
Il écrivit, à ce propos, à Mlle Adrienne Neyrat, directrice du journal l'Ami des Bêtes, la touchante lettre suivante:
Mademoiselle,
Je vous envoie toute ma sympathie pour l'oeuvre de tendresse que vous avez entreprise, en faveur de nos petites soeurs, les bêtes.
Et puisque vous désirez quelques lignes de moi, je veux vous dire qu'une des heures les plus cruelles, au milieu des heures abominables que je viens de passer, a été celle où j'ai appris la mort brusque, loin de moi, du petit compagnon fidèle qui, pendant neuf ans, ne m'avait pas quitté.
Le soir où je dus partir pour l'exil, je ne rentrai pas chez moi, et je ne puis même pas me souvenir si, le matin, en sortant, j'avais pris mon petit chien dans mes bras, pour le baiser comme à l'habitude. Lui ai-je dit adieu? Cela n'est pas certain. J'en avais gardé la tristesse. Ma femme m'écrivait qu'il me cherchait partout, qu'il perdait de sa joie, qu'il la suivait pas à pas, d'un air de détresse infinie.
Et il est mort en coup de foudre.
Il m'a semblé que mon départ l'avait tué; j'en ai pleuré comme un enfant, j'en suis resté frissonnant d'angoisse, à ce point qu'il m'est impossible encore de songer à lui, sans en être ému aux larmes. Quand je suis revenu, tout un coin de la maison m'a paru vide. Et, de mes sacrifices, la mort de mon chien, en mon absence, a été un des plus durs.
Ces choses sont ridicules, je le sais, et si je vous conte cette histoire, Mademoiselle, c'est que je suis sûr de trouver en vous une âme tendre aux bêtes, qui ne rira pas trop.
Fraternellement,
ÉMILE ZOLA.
Zola était très fier de sa qualité de membre de la Société protectrice des animaux.
Il écrivait à ce sujet, en 1899, de Londres:
Un des moments les plus heureux de ma vie a été celui-ci: en ma qualité de délégué du gouvernement à une assemblée générale de la Société protectrice des Animaux, j'ai accroché une médaille d'or à la poitrine d'une rougissante bergère, une petite Bourguignonne de seize ans, qui s'appelait Mlle Camelin, et qui, au péril de sa vie, avait tué en combat singulier un loup affamé, sauvant ainsi son troupeau…
Zola a de tout temps pratiqué l'amitié. Il se plaisait à diriger, à commander ses amis, mais il leur vouait une affection solide et sincère. Il a été le centre de plusieurs réunions d'intimes, comme nous l'avons dit: Baille, Cézanne, Marius Roux. Voilà le premier groupe, celui des Provençaux, des condisciples de sa jeunesse, des premiers confidents de ses rêves, de ses essais. Puis, vinrent les peintres impressionnistes et coloristes, Manet, Guillemet, Pissarro, parmi lesquels se trouvait Cézanne, l'ami de l'adolescence. Ensuite ce fut le groupe de Médan: Guy de Maupassant, Hennique, Huysmans, Céard et le fidèle Paul Alexis, les co-auteurs des Soirées de Médan. Le développement pris par cette étude m'a empêché de décrire ce cénacle, sur lequel je possède de nombreux documents, ayant été l'ami de plusieurs d'entre eux, de Maupassant et de Paul Alexis entre autres, pour ne citer que les morts. Si la brièveté de l'existence me le permet, je consacrerai un nouveau volume au «groupe de Médan».
Vinrent ensuite les compagnons de l'époque combative, les défenseurs de Dreyfus. Il convient de mentionner également le petit groupe des intimes, des amis personnels, comme Georges Charpentier, Desmoulins, Alfred Bruneau, et le groupe des jeunes gens de la dernière heure, Saint-Georges de Bouhélier, Maurice Leblond, Paul Brulat, etc., etc., tous pieux gardiens de la gloire du maître. M. Maurice Leblond, dont le mariage vient d'être célébré (14 octobre 1908), devait épouser sa fille Denise.
Parmi les amis et admirateurs de toute la vie de Zola, il est bon de citer au premier rang, surtout parce que, poète lyrique, auteur dramatique et critique, ayant vécu, travaillé, grandi, en dehors du naturalisme, il semblait devoir être plutôt éloigné de l'auteur de Germinal, mon vieux camarade du Parnasse, Catulle Mendès.
Au banquet donné au Chalet des Îles, au Bois de Boulogne, le 20 janvier 1893, à l'occasion de la publication du Docteur Pascal, qui terminait la série des Rougon-Macquart, après le toast d'Émile Zola, remerciant la presse et son éditeur Charpentier, disant: «Cette fête est celle de notre amitié, qui dure depuis un quart de siècle, et qu'aucun nuage n'assombrit jamais, sans qu'aucun traité nous ait liés, l'amitié seule nous a unis et l'amitié est le meilleur des contrats…» Catulle Mendès se leva et salua en ces termes le héros de la cordiale cérémonie:
Je lève mon verre, cher et illustre maître, pour fêter le jour où s'achève votre oeuvre énorme, bientôt suivie certainement de tant d'oeuvres encore, universelle et juste gloire.
Réjouissez-vous, cher et illustre ami, car, plein de force géniale pour de nouvelles réalisations, vous avez édifié déjà un monument colossal qui, après avoir stupéfié d'abord, puis courbé à l'admiration les hommes de notre âge, sera l'étonnement encore, mais surtout l'enthousiasme des hommes de tout temps. Et, tout en réservant,—vous m'y autorisez,—mon intime prédilection pour la Poésie, émerveillement suprême, tout en gardant la plus haute ferveur de mon culte pour celui qui n'est plus et ne mourra jamais, je salue en vous l'une des plus solides, des plus magnifiques, des plus rayonnantes gloires de la France moderne!
Cet hommage d'un artiste et d'un journaliste comme Catulle Mendès compense et efface bien d'absurdes et haineuses diatribes.
Un petit incident a terminé cette fête de la littérature moderne.
Un militaire, le général Jung, s'est levé, après plusieurs orateurs, et a dit simplement, en buvant à Zola:
—«Je souhaite de toute mon âme que mon illustre ami, après la Débâcle, nous donne le Triomphe.»
Zola a répondu en souriant:
—«Général, cela dépend de vous!»
Ni Zola, ni personne de ceux qui lui survivent ne devaient voir se réaliser ce double voeu littéraire et patriotique.
* * * * *
Le 28 septembre 1902, un dimanche soir, Zola et sa femme étaient revenus de Médan pour s'installer à Paris, dans leur appartement de la rue de Bruxelles, n° 2 bis. C'était la rentrée hivernale d'usage. M. et Mme Zola se couchèrent de bonne heure. Ils faisaient chambre commune.
Des travaux de réparation étaient urgents dans l'appartement. Il convenait, notamment, de remettre en état un tuyau de chute du cabinet de toilette. Des ouvriers avaient été commandés. Les plombiers devaient venir, le lendemain, commencer le travail. Ils se présentèrent, comme il avait été convenu, le lundi matin, à huit heures. Il fallait passer par la chambre à coucher pour pénétrer dans le cabinet de toilette. On frappa à la porte. Personne ne répondit. Alarmés, les domestiques enfoncèrent la porte. On trouva Émile Zola, à terre, au pied du lit, sans connaissance, au milieu de déjections et de vomissements. Mme Zola gisait, inanimée, sur le lit. On ouvrit les fenêtres, on courut à la recherche d'un médecin. Il en vint deux. Ils pratiquèrent la traction rythmique de la langue et essayèrent d'obtenir la respiration artificielle. Le pouls de Mme Zola était perceptible. Zola, lui, demeurait inerte. On ne put, malgré ces soins, que constater la mort du grand romancier. Après trois heures de secours, Mme Zola reprit connaissance. On la transporta dans une maison de santé, à Neuilly, chez le docteur Defant. Elle se rétablit assez promptement.
L'enquête à laquelle il fut procédé par le commissaire de police du quartier Saint-Georges, puis par le docteur Vibert, médecin légiste, et l'analyse du sang, faite par M. Girard, expert-chimiste du Laboratoire municipal, permirent d'attribuer la mort à un empoisonnement par l'oxyde de carbone.
On apprit bientôt, de la bouche même de Mme Zola, quelques particularités sur la nuit au cours de laquelle s'était produite la catastrophe. Zola, se sentant indisposé, sous l'oppression de l'asphyxie, s'était levé vers trois heures du matin, cherchant de l'air, voulant probablement ouvrir la fenêtre. Il était déjà étourdi par les gaz délétères. Il a dû glisser, vacillant, sans forces, puis il est tombé sur le tapis, au pied du lit. L'oxyde de carbone était accumulé dans les parties basses de la pièce. Zola ne put se relever, sa femme, restée sur le lit, au-dessus de la couche d'air vicié, a échappé à l'asphyxie totale.
Dans le premier moment de la stupeur générale, on crut à un drame intime, à un suicide. Il pouvait s'être produit des querelles domestiques, ayant exaspéré ou désespéré les deux époux. Peut-être avaient-ils pris, disait-on, la sinistre résolution de périr ensemble? D'autres prétendaient que Zola était découragé, annihilé par les batailles subies, et par les suites, désastreuses pour lui, de l'affaire Dreyfus. Enfin, on insinuait qu'il était inquiet pour l'avenir, qu'il voyait diminuer la vente de ses ouvrages, et qu'il se trouvait sur le point de connaître la gêne. Il était dans la nécessité de restreindre son train de vie, de chercher de nouveaux travaux productifs, et le dégoût d'une existence tiraillée et amoindrie l'aurait poussé à envisager, comme une délivrance, la mort volontaire.
Aucune de ces hypothèses ne se trouva vérifiée. Le rapport du commissaire de police Cornette avait donné quelque créance aux bruits de suicide: ce magistrat, mal renseigné, en procédant aux premières constatations, avait dit, dans son procès-verbal:
Il n'y a pas de calorifère allumé, pas d'odeur de gaz. On croit à un empoisonnement accidentel par médicaments. Deux petits chiens, qui étaient dans la chambre, ne sont pas morts.
L'enquête médico-légale et l'autopsie firent tomber ces suppositions, et la mort d'Émile Zola fut reconnue purement accidentelle, due à des émanations d'oxyde de carbone provenant, par suite de vices de construction, de la cheminée, où, dans la journée, pour combattre l'humidité de la chambre, le domestique avait fait du feu avec des «boulets». La combustion lente de ces boulets sous la cendre a dû dégager, dans une cheminée en mauvais état, des gaz qui se sont accumulés et répandus par la chambre, la nuit venue, les fenêtres, comme les portes, étant closes.
La mort absurde ayant fait son oeuvre détestable, l'enquête close, les suppositions malveillantes arrêtées, on s'occupa des obsèques du grand écrivain. Elles furent civiles, imposantes et sans qu'aucun incident les troublât. Une compagnie du 28e de ligne, sous les ordres d'un capitaine, rendit les honneurs funèbres militaires, le défunt étant officier de la Légion d'honneur.
Les funérailles eurent lieu le dimanche 5 octobre, à une heure précise. Le cortège partit de la maison mortuaire, rue de Bruxelles. Le corbillard de deuxième classe était couvert de fleurs, de couronnes, avec inscriptions. Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Abel Hermant, président de la Société des Gens de Lettres, Ludovic Halévy, président de la Société des Auteurs dramatiques, Georges Charpentier et Alfred Bruneau. Le deuil était conduit par les amis personnels de Zola, parmi lesquels figurait, inaperçu d'ailleurs, l'ex-capitaine Alfred Dreyfus. Puis venait le ministre de l'Instruction publique, M. Chaumié, et le directeur des Beaux-Arts, M. Henry Roujon.
L'inhumation eut lieu au cimetière du Nord (Montmartre). Des discours furent prononcés par MM. le ministre Chaumié, Abel Hermant et Anatole France. Le parcours étant très court de la rue de Bruxelles au cimetière Montmartre, le cortège ne put que difficilement se développer. Il y eut, à la sortie du cimetière, quelques bousculades sans importance.
Je ne saurais mieux terminer cette étude impartiale et consciencieuse sur Émile Zola qu'en reproduisant trois intéressantes appréciations sur l'Homme et sur l'oeuvre, méritant d'être conservées, dans un travail documentaire comme celui-ci.
La première émane d'un jeune chef d'école, poète, philosophe, romancier et dont les oeuvres dramatiques, la Victoire, le Roi sans Couronne, la Tragédie Royale, dénotent une haute préoccupation artistique, en même temps qu'elles manifestent des tendances esthétiques qui paraissent opposées à celles de Zola, mais ce n'est là qu'une apparence. Ceux qui se refusent à voir et à sentir la grande idéalité de Zola admettront-ils le témoignage spontané et enthousiaste d'un écrivain de vingt ans?
Voici ce qu'écrivait, le 1er octobre 1896, Saint-Georges de Bouhélier, et l'on comprendra pourquoi je me borne à cette simple citation, sans plus amples épithètes louangeuses, en sa dédicace de l'Hiver en Méditation ou les Passe-temps de Clarisse, ouvrage précieux et intensif, publié à la Librairie du «Mercure de France»:
À Émile Zola.
Maître,
Bien que votre harmonieux génie ait conquis l'attention du monde, il n'est sans doute point chimérique de le supposer méconnu, car vos labeurs sollicitaient des gloires diverses. Vous êtes le plus illustre auteur contemporain, mais il ne semble pas qu'un seul homme vous lise. Les suffrages de tant de nations ne vous en attirent pas l'estime, et l'admiration populaire contribue encore à votre isolement. Nul n'a subi autant d'attaques. Les noires calomnies de la haine et les basses diatribes de l'envie vous ont tour à tour accablé, en sorte que, malgré vos travaux d'une solidité admirable, le public se refuse encore à vous en reconnaître les dons.
Cependant de quelle force n'êtes-vous pas anobli! Quelle beauté dans vos ouvrages! la Terre, Germinal, les colossales fresques! Cela se déroule comme de vives contrées, avec le sol et le site mêmes, villages, végétations, héros. Les campagnes de houilles et les blanches prairies, voilà des lieux que vous sûtes embellir. Vous les avez dotés d'un rythme et vos paysans resplendissent, semblablement à OEdipe, Télémaque. Sur les étendues de vos paysages on dirait que roulent des herbages réels, des orges et des roses en torrents. Vos fleuves, vos précipices, vos usines et la nuée du ciel, tout cela demeure pathétique. Je connais des régions plus belles, sans en pressentir que pare cette pureté. Des pires scènes dont vous désirâtes que nous fussions les spectateurs, j'aime le sage et noble équilibre. Ce qui distingue votre univers, c'est la paix de son innocence et sa puissante vitalité. Magnifiquement, l'antique Pan y palpite. L'insufflation des sèves soulève sa poitrine large.
Ainsi, j'ai éprouvé la pudeur de votre oeuvre, quand l'épaisseur du crépuscule fatiguait ma maison d'hiver. Mélancoliquement à l'abri, je me recueillis avec amertume, et quoique mes méditations ne soient peut-être pas sans vertus, je leur en croirai davantage encore si l'offrande que je vous en fais, vous assure, Monsieur, de l'admiration en laquelle vous tient un jeune homme.
SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER.
1er octobre 1896.
La seconde opinion est d'Anatole France, revenu sur d'anciennes préventions, et effaçant des critiques dont on a beaucoup usé, pour le mettre en contradiction avec lui-même, et pour accabler la mémoire de Zola. C'est un extrait du discours juste et élevé, oraison funèbre laïque et simple, prononcé devant le cercueil de l'illustre écrivain:
Messieurs,
… L'oeuvre littéraire de Zola est immense.
Vous venez d'entendre le président de la Société des gens de lettres la rappeler, dans un langage excellent, à votre admiration. Vous avez entendu le ministre de l'Instruction publique en développer éloquemment le sens intellectuel et moral.
Permettez qu'à mon tour je la considère un moment devant vous.
Messieurs, lorsqu'on la voyait s'élever pierre par pierre, cette oeuvre, on en mesurait la grandeur avec surprise. On admirait, on s'étonnait, on louait, on blâmait. Louanges et blâmes étaient poussés avec une égale véhémence. On fit parfois au puissant écrivain (je le sais par moi-même) des reproches sincères, et pourtant injustes. Les invectives et les apologies s'entremêlaient.
Et l'oeuvre allait grandissant toujours.
Aujourd'hui qu'on en découvre dans son entier la forme colossale, on reconnaît aussi l'esprit dont elle est pleine. C'est un esprit de bonté.
Zola était bon. Il avait la candeur et la simplicité des grandes âmes. Il était profondément moral. Il a peint le vice d'une main rude et vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur répandue sur plus d'une de ses pages cachent mal un optimisme réel, une foi obstinée au progrès de l'intelligence et de la justice. Dans ses romans, qui sont des études sociales, il poursuivit d'une haine vigoureuse une société oisive, frivole, une aristocratie basse et nuisible; il combattit le mal du temps: la puissance de l'argent. Démocrate, il ne flatta jamais le peuple, et il s'efforça de lui montrer les servitudes de l'ignorance, les dangers de l'alcool qui le livre, imbécile et sans défense, à toutes les oppressions, à toutes les misères, à toutes les hontes. Il combattit le mal social partout où il le rencontra. Telles furent ses haines. Dans ses derniers livres, il montra tout entier son amour fervent de l'humanité. Il s'efforça de deviner et de prévoir une société meilleure.
Il voulait que, sur la terre, sans cesse un plus grand nombre d'hommes fussent appelés au bonheur. Il espérait en la pensée, en la science. Il attendait, de la force nouvelle de la machine, l'affranchissement progressif de l'humanité laborieuse.
Ce réaliste sincère était un ardent idéaliste. Son oeuvre n'est comparable en grandeur qu'à celle de Tolstoï. Ce sont deux vastes cités idéales élevées par la lyre aux deux extrémités de la pensée européenne. Elles sont toutes deux généreuses et pacifiques. Mais celle de Tolstoï est la cité de la résignation. Celle de Zola est la cité du travail.
L'autre est un éloge, écrit au lendemain même de la mort de celui à qui l'on reprochait la Débâcle, comme livre anti-patriote, presque comme un crime de lèse-patrie. Le nom des signataires de ces lignes est intéressant à retenir: ce sont les frères Paul et Victor Margueritte, les fils pieux du général de la charge héroïque, frappé à mort en criant à ses cavaliers décimés: «En avant! pour la France et pour le Drapeau!» Ces deux fils de soldat ne sauraient être accusés de mépriser l'armée et d'approuver un insulteur de la Patrie. À cette injuste attaque, à cette calomnieuse dénonciation, qui ne devrait trouver créance qu'auprès de ceux qui n'ont pas lu la Débâcle, venant après la déclaration de l'écrivain militaire et patriote Alfred Duquet, le témoignage des frères Margueritte n'est-il pas décisif, et ne doit-il pas anéantir enfin cette légende absurde de la Débâcle, livre anti-français:
… Certes, Émile Zola se passe d'une caution comme la nôtre.
Nous tenons à honneur, pourtant, de l'apporter au maître disparu.
Se rappelle-t-on quelles clameurs indignées ont accueilli la Débâcle? Zola, à entendre des patriotes d'excellents sentiments, mais qui sans doute n'avaient pas lu, ou pas réfléchi, ou pas remonté aux sources, Zola souillait l'uniforme français, calomniait l'armée, vilipendait la France.
Hélas!
Nous aussi, après lui, nous avons voulu repasser par ce sanglant chemin de 1870, jalonné de nos morts. Nous aussi, après lui, nous avons retourné cette triste terre rouge, pèleriné à ces champs de bataille qui virent l'écroulement d'un empire et le chancellement d'une nation. Et nous pûmes nous convaincre, en contrôlant historiens, faits, détails, souvenirs, témoins, de quelle scrupuleuse vérité, de quelle exacte et sévère documentation témoignait, pour le romancier méconnu, ce livre douloureux, mais probe: la Débâcle.
La postérité appréciera plus justement, plus loyalement que beaucoup d'entre nos contemporains, admirateurs et contempteurs, l'oeuvre littéraire de Zola. Elle s'occupera un peu moins de l'auteur de J'accuse et un peu plus du romancier historien de la Fortune des Rougon, du psychologue et du paysagiste de la Page d'Amour, du robuste peintre de la vie ouvrière dans Germinal et Travail.
Nous pouvons, cependant, porter déjà un jugement, moins partial, moins passionné, dégagé des mesquines préoccupations de l'actualité et de la polémique, sur cet écrivain génial qui, avec Victor Hugo, Balzac et Renan, personnifiera les lettres françaises au XIXe siècle.
Un tri se fera dans le nombre considérable des écrits de Zola. C'est forcé, et la postérité ne recueille jamais tout ce que laisse après lui un grand producteur. Déjà on n'accepte que sous bénéfice d'inventaire l'héritage de Balzac et d'Hugo.
Une sélection se fera dans l'ensemble des Rougon-Macquart. L'Assommoir, Germinal, Nana, la Terre, dont la vogue, à leur apparition, fut considérable, conserveront leur retentissante notoriété. Ce sont des livres qu'il faudra avoir lus. Par contre, Son Excellence Eugène Rougon, la Conquête de Plassans, l'Argent, Pot-Bouille, le Ventre de Paris, le Bonheur des Dames, et oeuvres analogues, perdront de l'intérêt, au moins aux yeux du grand public. Les descriptions et les longueurs feront négliger les belles qualités de couleur et de style de ces ouvrages, au caractère technique et presque didactique. Mais, comme cela est arrivé pour Balzac, dont Eugénie Grandet, la Cousine Bette et d'autres études d'une humanité profonde et d'une psychologie éternelle ont gardé toute leur fraîcheur, toute leur vigueur native, ce sont les oeuvres de demi-teinte et de facture douce, comme Une Page d'amour, l'oeuvre, et la Joie de vivre, qui seront, tant qu'il y aura une langue française, lus, relus et admirés. Enfin, la Débâcle, tableau d'histoire, épopée douloureuse et véridique, mieux comprise, plus justement jugée, demeurera l'oeuvre maîtresse du génial et puissant écrivain.
Le gouvernement de la République vient de donner à la dépouille de Zola, non sans quelque résistance, la sépulture glorieuse du Panthéon. On peut répéter, à propos de cet hommage national, ce que Zola disait de l'Académie française, et déclarer que, «puisque la France reconnaissante a un temple où elle reçoit les ossements des grands hommes», la place de ce grand ouvrier de lettres, qui fut aussi un grand artiste, s'y trouvait indiquée. Du moment qu'il existe un Panthéon, Zola devait y être. Sa place est dans la glorieuse nécropole où reposent les célèbres citoyens, hommes d'action ou hommes de pensée, qui ont illustré la nation. Sans doute, l'intention de la plupart de ceux qui ont réclamé et obtenu ce posthume triomphe visait moins l'homme de lettres, le romancier des Rougon-Macquart, que l'homme départi, l'auteur de la lettre J'accuse, le défenseur de Dreyfus. On peut regretter cette interprétation. Mais qu'importe cette satisfaction d'un instant, et cette équivoque destinée à s'effacer dans l'apaisement du temps? Qui donc, dans les rangs, encore invisibles, inconnaissables, des admirateurs qui nous suivront, se préoccupera de l'intervention de Zola dans un procès d'espionnage, autrement que comme d'un épisode de sa vie, d'une anecdote? Est-ce qu'on se souvient aujourd'hui que Balzac s'est fait l'avocat officieux d'un assassin, nommé Peytel, réputé, lui aussi, innocent? La postérité pourra-t-elle s'intéresser au procès oublié, confus, inexplicable presque, de ce militaire, condamné et innocenté sans grandes preuves décisives, dans les deux cas, qui fut le client de Zola?
Le public, qui acclame aujourd'hui l'entrée solennelle d'Émile Zola dans les caveaux majestueux du Panthéon, ne constitue pas, dans sa majorité du moins, sa vraie clientèle, celle pour laquelle il a écrit ses magnifiques poèmes en prose. Heureusement pour la gloire et pour la sécurité des restes de l'immortel écrivain.
Il est bon, pour la vraie et durable gloire de Zola, que ce ne soit pas seulement au défenseur de Dreyfus que les honneurs du Panthéon soient attribués. Assurément, il sera impossible que l'on oublie complètement la participation de l'auteur des Rougon-Macquart à la réhabilitation de ce condamné. Libre à ceux de nos descendants que l'Affaire intéressera encore, et ils seront de plus en plus clairsemés, des érudits, des curieux d'histoire, des fanatiques israélites et des militaires cléricaux, de continuer à glorifier ou à maudire Zola de son intervention et de son apostolat. La postérité se désintéressera de ces querelles, déjà moins enflammées, alors éteintes. Actuellement, ceux qui ont été les adversaires de Zola dans la bataille pour et contre l'innocence du capitaine, ceux qui n'ont été ni persuadés par les écrits de Zola, ni convaincus par les arrêts de la Cour de cassation, mais qui se sont inclinés devant les décisions de la justice, devant le doute même, résultant de tous ces longs débats, doute qui doit, juridiquement et humainement, profiter à l'accusé, peuvent, sans palinodie, comme sans faiblesse, rendre hommage au grand écrivain et approuver la translation de ses restes au Panthéon. Victor Hugo devient son voisin de sépulture glorieuse. Est-ce qu'il n'y a pas, dans ce voisinage, ce rapprochement des deux grands noms de l'histoire littéraire contemporaine, un enseignement et une éclatante affirmation? Victor Hugo a-t-il récolté l'unanimité des acclamations, et, pour la totalité de son oeuvre, ne saurait-on trouver des réserves? N'y a-t-il pas des gens, logiques et sincères, qui, tout en admirant le poète, l'auteur dramatique, l'homme de lettres, blâment et maudissent le tribun, l'exilé, le pamphlétaire et l'homme d'action? Tout ce qui est sorti de la plume de l'auteur des Feuilles d'automne et des Contemplations semble-t-il louable et excellent à tout le monde? Est-ce que les serviteurs du régime impérial et leurs descendants peuvent se pâmer devant les Châtiments et honorer celui qui a écrit Napoléon-le-Petit? L'Expiation, qui nous a fait détester et combattre l'empire, sur les bancs du collège, à nous les premiers pionniers de la République de 1870, fut à l'oeuvre de Victor Hugo ce que J'accuse! est pour Zola. La violence avec laquelle l'empire fut attaqué, dans ces ouvrages politiques de l'auteur de Notre-Dame-de-Paris, a-t-il empêché les partisans du régime aboli d'admettre, comme un honneur légitime, l'entrée de la dépouille du Juvénal des Châtiments au Panthéon? Il doit en être de même pour Zola. Quant à ceux qui, à l'heure présente, ont été surtout disposés à honorer l'auteur de J'accuse! ils doivent, pour maintenir et confirmer la gloire de ce grand esprit, ne pas isoler cet ouvrage des autres écrits de l'auteur.