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En famille

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Certainement elle n'était pas assez imprévoyante pour s'abandonner aux douceurs de son repos, et s'imaginer que c'en était fini de ses épreuves. Parce qu'elle avait assuré le travail, le pain et le coucher, tout n'était pas dit, et ce qui lui restait à acquérir pour réaliser les espérances de sa mère paraissait si difficile qu'elle ne pouvait y penser qu'en tremblant; mais enfin, c'était un si grand résultat que de se trouver dans ce Maraucourt, où elle avait tant de chances contre elle pour n'arriver jamais, qu'elle devait maintenant ne désespérer de rien, si long que fût le temps à attendre, si dures que fussent les luttes à soutenir. Un toit sur la tête, dix sous par jour, n'était-ce pas la fortune pour la misérable fille qui n'avait pour dormir que la grand'route, et pour manger, rien autre chose que l'écorce des bouleaux?

Il lui semblait qu'il serait sage de se tracer un plan de conduite, en arrêtant ce qu'elle devait faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire, au milieu de la vie nouvelle qui allait commencer pour elle dès le lendemain; mais cela présentait une telle difficulté dans l'ignorance de tout où elle se trouvait, qu'elle comprit bientôt que c'était une tâche de beaucoup au- dessus de ses forces: sa mère, si elle avait pu arriver à Maraucourt, aurait sans doute su ce qu'il convenait de faire; mais elle n'avait ni l'expérience, ni l'intelligence, ni la prudence, ni la finesse, ni aucune des qualités de cette pauvre mère, n'étant qu'une enfant, sans personne pour la guider, sans appuis, sans conseils.

Cette pensée, et plus encore l'évocation de sa mère, amenèrent dans ses yeux un flot de larmes; elle se mit alors à pleurer sans pouvoir se retenir, en répétant le mot que tant de fois elle avait dit depuis son départ du cimetière, comme s'il avait le pouvoir magique de la sauver:

«Maman, chère maman!»

De fait, ne l'avait-il pas secourue, fortifiée, relevée quand elle s'abandonnait dans l'accablement de la fatigue et du désespoir? eût-elle soutenu la lutte jusqu'au bout, si elle ne s'était pas répété les dernières paroles de la mourante: «Je te vois… oui, je te vois heureuse»? N'est-il pas vrai que ceux qui vont mourir, et dont l'âme flotte déjà entre la terre et le ciel, savent bien des choses mystérieuses qui ne se révèlent pas aux vivants?

Cette crise, au lieu de l'affaiblir, lui fit du bien, et elle en sortit le coeur plus fort d'espoir, exalté de confiance, s'imaginant que la brise, qui de temps en temps passait dans l'air calme du soir, apportait une caresse de sa mère sur ses joues mouillées et lui soufflait ses dernières paroles: «Je te vois heureuse.»

Et pourquoi non? Pourquoi sa mère ne serait-elle pas près d'elle, en ce moment penchée sur elle comme son ange gardien?

Alors l'idée lui vint de s'entretenir avec elle et de lui demander de répéter le pronostic qu'elle lui avait fait à Paris. Mais quel que fût son état d'exaltation, elle n'imagina pas qu'elle pouvait lui parler comme à une vivante, avec nos mots ordinaires, pas plus qu'elle n'imagina que sa mère pouvait répondre avec ces mêmes mots, puisque les ombres ne parlent pas comme les vivants, bien qu'elles parlent, cela est certain, pour qui sait comprendre leur mystérieux langage.

Assez longtemps elle resta absorbée dans sa recherche, penchée sur cet insondable inconnu qui l'attirait en la troublant jusqu'à l'affoler; puis machinalement ses yeux s'attachèrent sur un groupe de grandes marguerites qui dominaient de leurs larges corolles blanches l'herbe de la lisière dans laquelle elle était couchée, et alors, se levant vivement, elle alla en cueillir quelques-unes, qu'elle prit en fermant les yeux pour ne pas les choisir.

Cela fait, elle revint à sa place et s'assit avec un recueillement grave; puis, d'une main que l'émotion rendait tremblante, elle commença à effeuiller une corolle:

«Je réussirai, un peu, beaucoup, tout à fait, pas du tout; je réussirai, un peu, beaucoup, tout à fait, pas du tout.»

Et ainsi de suite, scrupuleusement, jusqu'à ce qu'il ne restât plus que quelques pétales.

Combien? Elle ne voulut pas les compter, car leur chiffre eût dit la réponse; mais vivement, quoique son coeur fût terriblement serré, elle les effeuilla:

«Je réussirai… un peu… beaucoup… tout à fait.»

En même temps un souffle tiède lui passa dans les cheveux et sur les lèvres: la réponse de sa mère, dans un baiser, le plus tendre qu'elle lui eût donné.

XIV

Enfin elle se décida à quitter sa place; la nuit tombait, et déjà dans l'étroite vallée, comme plus loin dans celle de la Somme, montaient des vapeurs blanches qui flottaient, légères, autour des cimes confuses des grands arbres; des petites lumières piquaient çà et là l'obscurité, s'allumant derrière les vitres des maisons, et des rumeurs vagues passaient dans l'air tranquille, mêlées à des bribes de chansons.

Elle était assez. aguerrie pour n'avoir pas peur de s'attarder dans un bois ou sur la grand'route; mais à quoi bon! Elle possédait maintenant ce qui lui avait si misérablement manqué; un toit et un lit; d'ailleurs, puisqu'on devait se lever le lendemain tôt pour aller au travail, mieux valait se coucher de bonne heure.

Quand elle entra dans le village, elle vit que les rumeurs et les chants qu'elle avait entendus partaient des cabarets, aussi pleins de buveurs attablés que lorsqu'elle était arrivée, et d'où s'exhalaient par les portes ouvertes des odeurs de café, d'alcool chauffé et de tabac qui emplissaient la rue comme si elle eût été un vaste estaminet. Et toujours ces cabarets se succédaient, sans interruption, porte à porte quelquefois, si bien que sur trois maisons il y en avait au moins une qu'occupait un débit de boissons. Dans ses voyages, sur les grands chemins et par tous les pays, elle avait passé devant bien des assemblées de buveurs, mais nulle part elle n'avait entendu tapage de paroles, claires et criardes, comme celui qui sortait confusément de ces salles basses.

En arrivant à la cour de mère Françoise, elle aperçut, à la table où elle l'avait déjà vu, Bendit qui lisait toujours, une chandelle entourée d'un morceau de journal pour protéger, sa flamme, posée devant lui sur la table, autour de laquelle des papillons de nuit et des moustiques voltigeaient, sans qu'il parût en prendre souci, absorbé dans sa lecture.

Cependant quand elle passa près de lui il leva la tête et la reconnut; alors, pour le plaisir de parler sa langue, il lui dit:

«A good night's rest to you.»

À quoi elle répondit:

«Good evening, sir.»

«Où avez-vous été? continua-t-il en anglais.

— Me promener dans les bois, répondit-elle en se servant de la même langue

— Toute seule?

— Toute seule, je ne connais personne à Maraucourt.

— Alors pourquoi n'êtes-vous pas restée à lire? Il n'y a rien de meilleur, le dimanche, que la lecture.

— Je n'ai pas de livres.

— Êtes-vous catholique?

— Oui, monsieur.

— Je vous en prêterai tout de même quelques-uns: farewell.

Good-bye, sir.»

Sur le seuil de la maison, Rosalie était assise, adossée au chambranle, se reposant à respirer le frais.

«Voulez-vous vous coucher? dit-elle.

—Je voudrais bien.

— Je vas vous conduire, mais avant il faut vous entendre avec mère Françoise; entrons dans le débit.»

L'affaire, ayant été arrangée entre la grand'mère et sa petite- fille, fut vivement réglée par le payement des vingt-huit sous que Perrine allongea sur le comptoir, plus deux sous pour l'éclairage pendant la semaine.

«Pour lors, vous voulez vous établir dans notre pays, ma petite? dit mère Françoise d'un air placide et bienveillant.

— Si c'est possible.

— Ça sera possible si vous voulez travailler.

— Je ne demande que cela.

— Eh bien, ça ira; vous ne resterez pas toujours à cinquante centimes, vous arriverez à un franc, même à deux; si, plus tard, vous épousez un bon ouvrier qui en gagne trois, ça vous fera cent sous par jour; avec ça on est riche… quand on ne boit pas, seulement il ne faut pas boire. C'est bien heureux que M. Vulfran ait donné du travail au pays; c'est vrai qu'il y a la terre, mais la terre ne peut pas nourrir tous ceux qui lui demandent à manger.»

Pendant que la vieille nourrice débitait cette leçon avec l'importance et l'autorité d'une femme habituée à ce qu'on respecte sa parole, Rosalie atteignait un paquet de linge dans une armoire et Perrine qui, tout en écoutant, la suivait de l'oeil, remarquait que les draps qu'on lui préparait étaient un grosse toile d'emballage jaune; mais, depuis si longtemps elle ne couchait plus dans des draps, qu'elle devait encore s'estimer heureuse d'avoir ceux-là, si durs qu'ils fussent. Déshabillée! La Rouquerie, qui durant ses voyages ne faisait jamais la dépense d'un lit, n'avait même pas eu l'idée de lui offrir ce plaisir, et, longtemps avant leur arrivée en France, les draps de la roulotte, excepté ceux qui servaient à la mère, avaient été vendus ou s'en étaient allés en lambeaux.

Elle prit la moitié du paquet, et, suivant Rosalie, elles traversèrent la cour où une vingtaine d'ouvriers, hommes, femmes, enfants étaient assis sur des billots de bois, des blocs de pierre, attendant l'heure du coucher en causant et en fumant. Comment tout ce monde pouvait-il loger dans la vieille maison qui n'était pas grande?

La vue de son grenier, quand Rosalie eut allumé une petite chandelle placée derrière un treillis en fil de fer, répondit à cette question. Dans un espace de six mètres de long sur un peu plus de trois de large, six lits étaient alignés le long des cloisons, et, le passage qui restait entre eux au milieu avait à peine un mètre. Six personnes devaient donc passer la nuit là où il y avait à peine place pour deux; aussi, bien qu'une petite fenêtre fût ouverte dans le mur opposé à l'entrée, respirait-on dès la porte une odeur âcre et chaude qui suffoqua Perrine. Mais elle ne se permit pas une observation, et comme Rosalie disait en riant:

«Ça vous paraît peut-être un peu petiot?»

Elle se contenta de répondre:

«Un peu.

— Quatre sous, ce n'est pas cent sous.

— Bien sûr.»

Après tout, mieux encore valait pour elle cette chambre trop petite que les bois et les champs: puisqu'elle avait supporté l'odeur de la baraque de Grain de Sel, elle supporterait bien celle-là sans doute.

«V'là votre lit», dit Rosalie en lui désignant celui qui était placé devant la fenêtre.

Ce qu'elle appelait un lit était une paillasse posée sur quatre pieds réunis par deux planches et des traverses; un sac tenait lieu d'oreiller,

«Vous savez, la fougère est fraîche, dit Rosalie, on ne mettrait pas quelqu'un qui arrive coucher sur de la vieille fougère; ce n'est pas à faire, quoiqu'on raconte que dans les hôtels, les vrais, on ne se gêne pas.»

S'il y avait trop de lits dans cette petite chambre, par contre on n'y voyait pas une seule chaise.

«II y a des clous aux murs, dit Rosalie, répondant à la muette interrogation de Perrine, c'est très commode pour accrocher les vêtements.»

Il y avait aussi quelques boîtes et des paniers sous les lits dans lesquels les locataires qui avaient du linge pouvaient le serrer, mais, comme ce n'était pas le cas de Perrine, le clou planté aux pieds de son lit lui suffisait de reste.

«Vous serez avec des braves gens, dit Rosalie; si la Noyelle cause dans la nuit, c'est qu'elle aura trop bu, il ne faudra pas y faire attention: elle est un peu bavarde. Demain, levez-vous avec les autres; je vous dirai ce que vous devrez faire pour être embauchée. Bonsoir.

— Bonsoir, et merci.

— Pour vous servir.»

Perrine se hâta de se déshabiller, heureuse d'être seule et de n'avoir pas à subir la curiosité de la chambrée. Mais, en se mettant entre ses draps, elle n'éprouva pas la sensation de bien- être sur laquelle elle comptait, tant ils étaient rudes: tissés avec des copeaux, ils n'eussent pas été plus raides, mais cela était insignifiant, la terre aussi était dure la première fois qu'elle avait couché dessus, et, bien vite, elle s'y était habituée.

La porte ne tarda pas à s'ouvrir et une jeune fille d'une quinzaine d'années étant entrée dans la chambre commença à se déshabiller, en regardant, de temps en temps du côté de Perrine, mais sans rien dire. Comme elle était endimanchée, sa toilette fut longue, car elle dut ranger dans une petite caisse ses vêtements des jours de fête, et accrocher à un clou pour le lendemain ceux du travail.

Une autre arriva, puis une troisième, puis une quatrième; alors ce fut un caquetage assourdissant; toutes parlant en même temps, chacune racontait sa journée; dans l'espace ménagé entre les lits elles tiraient et repoussaient leurs boîtes ou leurs paniers qui s'enchevêtraient les uns dans les autres, et cela provoquait des mouvements d'impatience ou des paroles de colère qui toutes se tournaient contre la propriétaire du grenier.

«Queu taudis!

— El'mettra bentôt d'autres lits au mitan.

— Por sûr, j'ne resterai point là d'ans.

_ Où qu' t'iras; c'est-y mieux cheux l'zautres?»

Et les exclamations se croisaient; à la fin cependant, quand les deux premières arrivées se furent couchées, un peu d'ordre s'établit, et bientôt tous les lits furent occupés, un seul excepté.

Mais pour cela les conversations ne cessèrent point, seulement elles tournèrent; après s'être dit ce qu'il y avait eu d'intéressant dans la journée écoulée, on passa à celle du lendemain, au travail des ateliers, aux griefs, aux plaintes, aux querelles de chacune, aux potins de l'usine entière, avec un mot de ses chefs: M. Vulfran, ses neveux qu'on appelait les «jeunes», le directeur, Talouel, qu'on ne nomma qu'une fois, mais qu'on désigna par des qualificatifs qui disaient mieux que des phrases la façon dont on le jugeait: la Fouine, l'Mince, Judas.

Alors Perrine éprouva un sentiment bizarre dont les contradictions l'étonnèrent: elle voulait être tout oreilles, sentant de quelle importance pouvaient être pour elle les renseignements qu'elle entendait; et d'autre part elle était gênée, comme honteuse d'écouter ces propos.

Cependant ils allaient leur train, mais si vagues bien souvent, ou si personnels qu'il fallait connaître ceux à qui ils s'appliquaient pour les comprendre; ainsi elle fut longtemps sans deviner que la Fouine, l'Mince et Judas ne faisaient qu'un avec Talouel, qui était la bête noire des ouvriers, détesté de tous autant que craint, mais avec des réticences, des réserves, des précautions, des hypocrisies qui disaient quelle peur on avait de lui. Toutes les observations se terminaient par le même mot ou à peu près:

«N'empêche que ce soit ein ben brav' homme!

— Et juste donc!

— Oh! pour ça!»

Mais tout de suite une autre ajoutait:

«N'empêche aussi…»

Alors les preuves étaient données de façon à montrer cette bonté et cette justice.

«S'il ne fallait point gagner son pain!»

Peu à peu les langues se ralentirent.

«Si on dormait, dit une voix alanguie.

— Qui t'en empêche?

— La Noyelle n'est pas rentrée.

— Je viens de la voir.

— Ça y est-il?

— En plein.

— Assez pour qu'elle ne puisse pas monter l'escalier?

— Ça je ne sais pas.

— Si on fermait la porte à la cheville?

— Et le tapage qu'elle ferait.

— Ça va recommencer comme l'autre dimanche.

— Peut-être pire encore.»

À ce moment on entendit un bruit de pas lourds et hésitants dans l'escalier.

«La voila.»

Mais les pas s'arrêtèrent et il y eut une chute suivie de gémissements.

«Elle est tombée.

—-Si elle pouvait ne pas se relever.

— Elle dormirait aussi ben dans l'escalier qu'ici.

— Et nous dormirions mieux.»

Les gémissements continuaient mêlés d'appels.

«Viens donc, Laïde: un p'tit coup de main, m'n'éfant.

— Plus souvent que je vas y aller.

— Ohé! Laïde, Laïde!»

Mais Laïde n'ayant pas bougé, au bout d'un certain temps les appels cessèrent.

«Elle s'endort.

— Quelle chance.»

Elle ne s'endormait pas du tout; au contraire, elle essayait à nouveau de monter l'escalier, et elle criait:

«Laïde, viens me donner la main, m'n'éfant, Laïde, Laïde.»

Elle n'avançait pas évidemment, car les appels partaient toujours du bas de l'escalier de plus en plus pressants à chaque cri, si bien qu'ils finirent par s'accompagner de larmes:

«Ma p'tite Laïde, ma p'tite Laïde, p'tite, p'tite; l'escalier s'enfonce, oh! la! la!»

Un éclat de rire courut de lit en lit.

«C'est-y que t'es pas rentrée, Laïde, dis, dis Laïde, dis; je vas aller te qu'ri.

— Nous v'là tranquilles, dit une voix.

— Mais non, elle va chercher Laïde qu'elle ne trouvera pas, et quand elle reviendra dans une heure, ça recommencera.

— On ne dormira donc jamais!

— Va lui donner la main, Laïde.

— Vas-y, té.

— C'est té qu'é veut.»

Laïde se décida, passa un jupon et descendit.

«Oh! m'n'éfant, m'n'éfant», cria la voix émue de la Noyelle.

Il semblait qu'elles n'avaient qu'à monter l'escalier qui ne s'enfoncerait plus, mais la joie de voir Laïde chassa cette idée:

«Viens avec mé, je vas te payer un p'tiôt pot.»

Laïde ne se laissa pas tenter par cette proposition.

«Allons nous coucher, dit-elle.

— Non, viens avec mé, ma p'tite Laïde.»

La discussion se prolongea, car la Noyelle, qui s'était obstinée dans sa nouvelle idée, répétait son mot, toujours le même:

«Un p'tiot pot.

— Ça ne finira jamais, dit une voix.

— J'voudrais pourtant dormir, mé.

— Faut s'lever demain.

— Et c'est comme ça tous les dimanches.»

Et Perrine qui avait cru que, quand elle aurait un toit sur la tête, elle trouverait le sommeil le plus paisible! Comme celui en plein champ, avec les effarements de l'ombre et les hasards du temps, valait mieux cependant que cet entassement dans cette chambrée, avec ses promiscuités, son tapage et l'odeur nauséeuse qui commençait à la suffoquer d'une façon si gênante qu'elle se demandait comment elle pourrait la supporter après quelques heures.

Au dehors, la discussion durait toujours et l'on entendait la voix de la Noyelle qui répétait: «Un p'tiot pot», à laquelle celle de Laïde répondait:

«Demain».

«Je vas aller aider Laïde, dit une des femmes, ou ça durera jusqu'à demain.»

En effet elle se leva et descendit; alors dans l'escalier se produisit un grand brouhaha de voix, mêlé à des bruits de pas lourds, à des coups sourds et aux cris des habitants du rez-de- chaussée, furieux de ce tapage: toute la maison semblait ameutée.

À la fin la Noyelle fut traînée dans la chambre, pleurant avec des exclamations désespérées:

«Qu'est-ce que je vous ai fait?»

Sans écouter ses plaintes, on la déshabilla et on la coucha; mais pour cela elle ne s'endormit point et continua de pleurer en gémissant.

«Qu'est que je vos ai fait pour que vous me brutalisiez? Je suis- t'y malheureuse! Je suis-t'y une voleuse qu'on ne veut pas boire avec mé? Laïde, j'ai sef.»

Plus elle se plaignait, plus l'exaspération contre elle montait dans la chambrée, chacune criant son mot plus ou moins fâché.

Mais elle continuait toujours:

«Salut, turlututu, chapeau pointu, fil écru, t'es rabattu.»

Quand elle eut épuisé tous les mots en u qui amusaient son oreille, elle passa à d'autres qui n'avaient pas plus de sens.

«Le café, à la vapeur, n'a pas peur, meilleur pour le coeur; va donc, balayeur; et ta soeur? Bonjour, monsieur le brocanteur. Ah! vous êtes buveur? ça fait mon bonheur, peut-être votre malheur. Ça donne la jaunisse; faut aller à l'hospice; voyez la directrice; mangez de la réglisse; mon père en vendait et m'en régalait, aussi ça m'allait. Ce que j'ai sef, monsieur le chef, sef, sef, sef!»

De temps en temps la voix se ralentissait et faiblissait comme si le sommeil allait bientôt se produire; mais tout de suite elle repartait plus hâtée, plus criarde, et alors celles qui avaient commencé à s'endormir se réveillaient en sursaut en poussant des cris furieux qui épouvantaient la Noyelle, mais ne la faisaient pas taire:

«Pourquoi que vous me brutalisez? Écoutez, pardonnez, c'est assez.

— Vous avez eu une belle idée de la monter!

— C'est té qu'as voulu.

— Si on la redescendait?

— On ne dormira jamais;»

C'était bien le sentiment de Perrine qui se demandait si c'était vraiment ainsi tous les dimanches, et comment les camarades de la Noyelle pouvaient supporter son voisinage: n'existait-il pas à Maraucourt d'autres logements où l'on pouvait dormir tranquillement?

Il n'y avait pas que le tapage qui fût exaspérant dans cette chambrée, l'air aussi qu'on y respirait commençait à n'être plus supportable pour elle: lourd, chaud, étouffant, chargé de mauvaises odeurs dont le mélange soulevait le coeur ou le noyait.

À la fin cependant le moulin à paroles de la Noyelle se ralentit, elle ne lança que des mots à demi formés, puis ce ne fut plus qu'un ronflement qui sortit de sa bouche.

Mais, bien que le silence se fût maintenant établi dans la chambre, Perrine ne put pas s'endormir: elle était oppressée, des coups sourds lui battaient dans le front, la sueur l'inondait de la tête aux pieds.

Il n'y avait pas à chercher la cause de ce malaise: elle étouffait parce que l'air lui manquait, et si ses camarades de chambrée n'étouffaient pas comme elle, c'est qu'elles étaient habituées à vivre dans cette atmosphère, suffocante pour qui couchait ordinairement en plein champ.

Mais puisque ces femmes, des paysannes, s'étaient bien habituées à cette atmosphère, il semblait qu'elle le pourrait comme elles: sans doute il fallait du courage et de la persévérance; mais si elle n'était pas paysanne, elle avait mené une existence aussi dure que la leur pouvait l'être; même pour les plus misérables, et dès lors elle ne voyait pas de raisons pour qu'elle ne supportât pas ce qu'elles supportaient.

Il n'y avait donc qu'à ne pas respirer, qu'à ne pas sentir, alors viendrait le sommeil, et elle savait bien que pendant qu'on dort l'odorat ne fonctionne plus.

Malheureusement, on ne respire pas quand on veut, ni comme on veut: elle eut beau fermer la bouche, se serrer le nez, il fallut bientôt ouvrir les lèvres, les narines et faire une aspiration d'autant plus profonde qu'elle n'avait plus d'air dans les poumons; et le terrible fut que, malgré tout, elle dut répéter plusieurs fois cette aspiration.

Alors quoi? Qu'allait-il se produire? Si elle ne respirait pas, elle étouffait; si elle respirait, elle était malade.

Comme elle se débattait, sa main frôla le papier qui remplaçait une des vitres de la fenêtre, contre laquelle sa couchette était posée.

Un papier n'est pas une feuille de verre, il se crève sans bruit et, crevé, il laissait entrer l'air du dehors. Quel mal y avait-il à ce qu'elle le crevât? Pour être habituées à cette atmosphère viciée, elles n'en souffraient pas moins certainement. Donc, à condition de n'éveiller personne, elle pouvait très bien déchirer ce papier.

Mais elle n'eut pas besoin d'en venir à cette extrémité qui laisserait des traces; comme elle le tâtait, elle sentit qu'il n'était pas bien tendu, et de l'ongle elle put avec précaution en détacher un côté. Alors se collant la bouche à cette ouverture, elle put respirer, et ce fut dans cette position que le sommeil la prit.

XV

Quand elle se réveilla une lueur blanchissait les vitres, mais si pâle qu'elle n'éclairait pas la chambre; au dehors des coqs chantaient, par l'ouverture du papier pénétrait un air froid; c'était le jour qui pointait

Malgré ce léger souffle qui venait du dehors, la mauvaise odeur de la chambrée n'avait pas disparu; s'il était entré un peu d'air pur, l'air vicié n'était pas du tout sorti, et en s'accumulant, en s'épaississant, en s'échauffant, il avait produit une moiteur asphyxiante.

Cependant tout le monde dormait d'un sommeil sans mouvements que coupaient seulement de temps en temps quelques plaintes étouffées.

Comme elle essayait d'agrandir l'ouverture du papier, elle donna maladroitement un coup de coude contre une vitre, assez fort pour que la fenêtre mal ajustée dans son cadre résonnât avec des vibrations qui se prolongèrent. Non seulement personne ne s'éveilla, comme elle le craignait, mais encore il ne parut pas que ce bruit insolite eût troublé une seule des dormeuses.

Alors son parti fut pris. Tout doucement elle décrocha ses vêtements, les passa lentement, sans bruit, et prenant ses souliers à la main, les pieds nus, elle se dirigea vers la porte, dont l'aube lui indiquait la direction. Fermée simplement par une clenche, cette porte s'ouvrit silencieusement et Perrine se trouva sur le palier, sans que personne se fût aperçu de sa sortie. Alors elle s'assit sur la première marche de l'escalier et, s'étant chaussée, descendit.

Ah! le bon air! la délicieuse fraîcheur! jamais elle n'avait respiré avec pareille béatitude; et par la petite cour elle allait la bouche ouverte, les narines palpitantes, battant des bras, secouant la tête: le bruit de ses pas éveilla un chien du voisinage qui se mit à aboyer, et aussitôt d'autres chiens lui répondirent furieux.

Mais que lui importait: elle n'était plus la vagabonde contre laquelle les chiens avaient toutes les libertés, et puisqu'il lui plaisait de quitter son lit, elle en avait bien le droit sans doute, — un droit payé de son argent.

Comme la cour était trop petite pour son besoin de mouvement, elle sortit dans la rue par la barrière ouverte, et se mit à marcher au hasard, droit devant elle, sans se demander où elle allait. L'ombre de la nuit emplissait encore le chemin, mais au-dessus de sa tête elle voyait l'aube blanchir déjà la cime des arbres et le faite des maisons; dans quelques instants il ferait jour. À ce moment une sonnerie éclata au milieu du profond silence: c'était l'horloge de l'usine qui, en frappant trois coups, lui disait qu'elle avait encore trois heures avant l'entrée aux ateliers.

Qu'allait-elle faire de ce temps? Ne voulant pas se fatiguer avant de se mettre au travail, elle ne pouvait pas marcher jusqu'à ce moment, et dès lors le mieux était qu'elle s'assit quelque part où elle pourrait attendre.

De minute on minute, le ciel s'était éclairci et les choses autour d'elle avaient pris, sous la lumière rasante qui les frappait, des formes assez distinctes pour qu'elle reconnût où elle était.

Précisément au bord d'une entaille qui commençait là, et paraissait prolonger sa nappe d'eau, pour la réunir à d'autres étangs et se continuer ainsi d'entailles en entailles les unes grandes, les autres petites, au hasard de l'exploitation de la tourbe, jusqu'à la grande rivière. N'était-ce pas quelque chose comme ce qu'elle avait vu en quittant Picquigny, mais plus retiré, semblait-il, plus désert, et aussi plus couvert d'arbres dont les files s'enchevêtraient en lignes confuses?

Elle resta là un moment, puis, la place ne lui paraissant pas bonne pour s'asseoir, elle continua son chemin qui, quittant le bord de l'entaille, s'élevait sur la pente d'un petit coteau boisé; dans ce taillis sans doute elle trouverait ce qu'elle cherchait.

Mais, comme elle allait y arriver, elle aperçut au bord de l'entaille qu'elle dominait une de ces huttes en branchages et en roseaux qu'on appelle dans le pays des aumuches et qui servent l'hiver pour la chasse aux oiseaux de passage. Alors l'idée lui vint que, si elle pouvait gagner cette hutte, elle s'y trouverait bien cachée, sans que personne pût se demander ce qu'elle faisait dans les prairies à cette heure matinale, et aussi sans continuer à recevoir les grosses gouttes de rosée qui ruisselaient des branches formant couvert au-dessus du chemin et la mouillaient comme une vraie pluie.

Elle redescendit et, en cherchant, elle finit par trouver dans une oseraie un petit sentier à peine tracé, qui semblait conduire à l'aumuche; elle le prit. Mais, s'il y conduisait bien, il ne conduisait pas jusque dedans car elle était construite sur un tout petit îlot planté de trois saules qui lui servaient de charpente, et un fossé plein d'eau la séparait de l'oseraie, Heureusement un tronc d'arbre était jeté sur ce fossé, bien qu'il fut assez étroit, bien qu'il fût aussi mouillé par la rosée qui le rendait glissant, cela n'était pas pour arrêter Perrine. Elle le franchit et se trouva devant une porte en roseaux liés avec de l'osier qu'elle n'eut qu'à tirer pour qu'elle s'ouvrît.

L'aumuche était de forme carrée et toute tapissée jusqu'au toit d'un épais revêtement de roseaux et de grandes herbes: aux quatre faces étaient percées des petites ouvertures invisibles du dehors, mais qui donnaient des vues sur les entours et laissaient aussi pénétrer la lumière; sur le sol était étendue une épaisse couche de fougères; dans un coin un billot fait d'un troc d'arbre servait de chaise.

Ah! le joli nid! qu'il ressemblait peu à la chambre qu'elle venait de quitter. Comme elle eût été mieux là pour dormir, en bon air, tranquille, couchée dans la fougère, sans autres bruits que ceux du feuillage et des eaux; plutôt qu'entre les draps si durs de Mme Françoise, au milieu des cris de la Noyelle, et de ses camarades, dans cette atmosphère horrible dont l'odeur toujours persistante la poursuivait en lui soulevant le coeur.

Elle s'allongea sur la fougère, et se tassa dans un coin contre la moelleuse paroi des roseaux en fermant les yeux. Mais, comme elle ne tarda pas à se sentir gagnée par un doux engourdissement, elle se remit sur ses jambes, car il ne lui était pas permis de s'endormir tout à fait, de peur de ne pas s'éveiller avant l'entrée aux ateliers.

Maintenant le soleil était levé, et, par l'ouverture exposée à l'orient, un rayon d'or entrait dans l'aumuche qu'il illuminait; au dehors les oiseaux chantaient, et autour de l'îlot, sur l'étang, dans les roseaux, sur les branches des saules se faisait entendre une confusion de bruits, de murmures, de sifflements, de cris qui annonçaient l'éveil à la vie de toutes les bêtes de la tourbière.

Elle mit la tête à une ouverture et vit ces bêtes s'ébattre autour de l'aumuche en pleine sécurité: dans les roseaux, des libellules voletaient de çà et de là; le long des rives, des oiseaux piquaient de leurs becs la terre humide pour saisir des vers, et, sur l'étang couvert d'une buée légère, une sarcelle d'un brun cendré, plus mignonne que les canes domestiques, nageait entourée de ses petits qu'elle tâchait de maintenir près d'elle par des appels incessants, mais sans y parvenir, car ils s'échappaient pour s'élancer à travers les nénuphars fleuris où ils s'empêtraient, à la poursuite de tous les insectes qui passaient à leur portée. Tout à coup un rayon bleu rapide comme un éclair l'éblouit, et ce fut seulement après qu'il eut disparu qu'elle comprit que c'était un martin-pêcheur qui venait de traverser l'étang.

Longtemps, sans un mouvement qui, en trahissant sa présence, aurait fait envoler tout ce monde de la prairie, elle resta à sa fenêtre, à le regarder. Comme tout cela était joli dans cette fraîche lumière, gai, vivant, amusant, nouveau à ses yeux, assez féerique pour qu'elle se demandât si cette île avec sa hutte n'était point une petite arche de Noé.

À un certain moment elle vit l'étang se couvrir d'une ombre noire qui passait capricieusement, agrandie, rapetissée sans cause apparente, et cela lui parut d'autant plus inexplicable que le soleil qui s'était élevé au-dessus de l'horizon continuait de briller radieux dans le ciel sans nuage. D'où pouvait venir cette ombre? Les étroites fenêtres de l'aumuche ne lui permettant pas de s'en rendre compte, elle ouvrit la porte et vit qu'elle était produite par des tourbillons de fumée qui passaient avec la brise, et venaient des hautes cheminées de l'usine où déjà des feux étaient allumés pour que la vapeur fût en pression à l'entrée des ouvriers.

Le travail allait donc bientôt commencer, et il était temps qu'elle quittât l'aumuche pour se rapprocher des ateliers. Cependant avant de sortir, elle ramassa un journal posé sur le billot qu'elle n'avait pas aperçu, mais que la pleine lumière qui sortait par la porte ouverte lui montra, et machinalement elle jeta les yeux sur son titre: c'était le Journal d'Amiens du 25 février précédent, et alors elle fit cette réflexion que de la place qu'occupait ce journal sur le seul siège où l'on pouvait s'asseoir, aussi bien que de sa date, il résultait la preuve que depuis le 25 février l'aumuche était abandonnée, et que personne n'avait passé sa porte.

XVI

Au moment où sortant de l'oseraie elle arrivait dans le chemin, un gros sifflet fit entendre sa voix rauque et puissante au-dessus de l'usine, et presque aussitôt d'autres sifflets lui répondirent à des distances plus ou moins éloignées, par des coups également rythmés.

Elle comprit que c'était le signal d'appel des ouvriers qui partait de Maraucourt, et se répétait de villages en villages, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt, Flexelles dans toutes les usines Paindavoine, annonçant à leur maître que partout en même temps on était prêt pour le travail.

Alors, craignant d'être en retard, elle hâta le pas, et en entrant dans le village elle trouva toutes les maisons ouvertes; sur les seuils, des ouvriers mangeaient leur soupe, debout, accolés au chambranle de la porte; dans les cabarets d'autres buvaient, dans les cours, d'autres se débarbouillaient à la pompe; mais personne ne se dirigeait vers l'usine, ce qui signifiait assurément qu'il n'était pas encore l'heure d'entrer aux ateliers, et que, par conséquent, elle n'avait pas à se presser.

Mais trois petits coups qui sonnèrent à l'horloge, et qui furent aussitôt suivis d'un sifflement plus fort, plus bruyant que les précédents firent instantanément succéder le mouvement à cette tranquillité: des maisons, des cours, des cabarets, de partout sortit une foule compacte qui emplit la rue comme l'eût fait une fourmilière, et cette troupe d'hommes, de femmes, d'enfants, se dirigea vers l'usine; les uns fumant leur pipe à toute vapeur; les autres mâchant une croûte hâtivement en s'étouffant; le plus grand nombre bavardant bruyamment: à chaque instant des groupes débouchaient des ruelles latérales et se mêlaient à ce flot noir qu'ils grossissaient sans le ralentir.

Dans une poussée de nouveaux arrivants Perrine aperçut Rosalie en compagnie de la Noyelle, et en se faufilant elle les rejoignit:

«Où donc que vous étiez? demanda Rosalie surprise.

— Je me suis levée de bonne heure, pour me promener un peu.

— Ah! bon. Je vous ai cherchée.

— Je vous remercie bien; mais il ne faut jamais me chercher, je suis matineuse.»

On arrivait à l'entrée des ateliers, et le flot s'engouffrait dans l'usine sous l'oeil d'un homme grand, maigre, qui se tenait à une certaine distance de la grille, les mains dans les poches de son veston, le chapeau de paille rejeté en arrière, mais la tête un peu penchée en avant, le regard attentif, de façon que personne ne défilât devant lui sans qu'il le vît.

«Le Mince», dit Rosalie d'une voix sifflée.

Mais Perrine n'avait pas besoin de ce mot; avant qu'il lui fût jeté, elle avait deviné dans cet homme le directeur Talouel.

«Est-ce qu'il faut que j'entre avec vous? demanda Perrine.

— Bien sûr.»

Pour elle, le moment était décisif, mais elle se raidit contre son émotion: pourquoi ne voudrait-il pas d'elle puisqu'on acceptait tout le monde?

Quand elles arrivèrent devant lui, Rosalie dit à Perrine de la suivre et, sortant de la foule, elle s'approcha sans paraître intimidée:

«M'sieu le directeur, dit-elle, c'est une camarade qui voudrait travailler.»

Talouel jeta un rapide coup d'oeil sur cette camarade:

«Dans un moment nous verrons», répondit-il.

Et Rosalie, qui savait ce qu'il convenait de faire, se plaça à l'écart avec Perrine.

À ce moment un brouhaha se produisit à la grille et les ouvriers s'écartèrent avec empressement, laissant le passage libre au phaéton de M. Vulfran, conduit par le même jeune homme que la veille: bien que tout le monde sût qu'il ne pouvait pas voir, toutes les têtes d'hommes se découvrirent devant, lui, tandis que les femmes saluaient d'une courte révérence.

«Vous voyez qu'il n'arrive pas le dernier», dit Rosalie.

Le directeur fit quelques pas pressés au-devant du phaéton:

«Monsieur Vulfran, je vous présente mon respect, dit-il le chapeau à la main.

— Bonjour, Talouel.»

Perrine suivit des yeux la voiture qui continuait son chemin, et, quand elle les ramena sur la grille, elle vit successivement passer les employés qu'elle connaissait déjà: Fabry l'ingénieur, Bendit, Mombleux et d'autres que Rosalie lui nomma.

Cependant la cohue s'était éclaircie, et maintenant ceux qui arrivaient couraient, car l'heure allait sonner.

«Je crois bien que les jeunes vont être en retard», dit Rosalie à mi-voix.

L'horloge sonna, il y eut une dernière poussée, puis quelques retardataires parurent à la queue leu leu, essoufflés, et la rue se trouva vide; cependant Talouel ne quitta pas sa place et, les mains dans les poches, il continua à regarder au loin, la tête haute.

Quelques minutes s'écoulèrent, puis apparut un grand jeune homme qui n'était pas un ouvrier, mais bien un monsieur, beaucoup plus monsieur même par ses manières et sa tenue soignée que l'ingénieur et les employés; tout en marchant à pas hâtés il nouait sa cravate, ce qu'il n'avait pas eu le temps de faire évidemment.

Quand il arriva devant le directeur, celui-ci ôta son chapeau comme il l'avait fait pour M. Vulfran, mais Perrine remarqua que les deux saluts ne se ressemblaient en rien.

«Monsieur Théodore, je vous, présente mon respect», dit Talouel.

Mais bien que cette phrase fût formée des mêmes mots que celle qu'il avait adressée à M. Vulfran, elle ne disait, pas du tout la même chose, cela était évident aussi.

«Bonjour, Talouel. Est-ce que mon oncle est arrivé?

— Mon Dieu oui, monsieur Théodore, il y a bien cinq minutes.

— Ah!

— Vous n'êtes pas le dernier; c'est M. Casimir qui aujourd'hui est en retard, bien que comme vous il n'ait pas été à Paris; mais je l'aperçois là-bas.»

Tandis que Théodore se dirigeait vers les bureaux, Casimir avançait rapidement.

Celui-là ne ressemblait en rien à son cousin, pas plus dans sa personne que dans sa tenue; petit, raide, sec; quand il passa devant le directeur, cette raideur se précisa dans la courte inclinaison de tête qu'il lui adressa sans un seul mot.

Les mains toujours dans les poches de son veston, Talouel lui présenta aussi son respect, et ce fut seulement quand il eut disparu qu'il se tourna vers Rosalie:

«Qu'est-ce qu'elle sait faire ta camarade?

Perrine répondit elle-même à cette question:

«Je n'ai pas encore travaillé dans les usines», dit-elle d'une voix qu'elle s'efforça d'affermir.

Talouel l'enveloppa d'un rapide coup d'oeil, puis s'adressant à
Rosalie:

«Dis de ma part à Oneux de la mettre aux wagonets[1], et ouste! plus vite que ça.

— Qu'est-ce que c'est que les wagonets?» demanda Perrine en suivant Rosalie à travers les vastes cours qui séparaient les ateliers les uns des autres. Serait-elle en état d'accomplir ce travail, en aurait-elle la force, l'intelligence? fallait-il un apprentissage? toutes questions terribles pour elle, et qui l'angoissaient d'autant plus que maintenant qu'elle se voyait admise dans l'usine, elle sentait qu'il dépendait d'elle de s'y maintenir.

«N'ayez donc pas peur, répondit Rosalie qui avait compris son émotion; rien n'est plus facile.»

Perrine devina le sens de ces paroles plutôt qu'elle ne les entendit; car, depuis quelques, instants déjà, les machines, les métiers s'étaient mis en marche dans l'usine, morte lorsqu'elle y était entrée, et maintenant un formidable mugissement, dans lequel se confondaient mille bruits divers, emplissait les cours; aux ateliers, les métiers à tisser battaient, les navettes couraient, les broches, les bobines tournaient, tandis que dehors les arbres de transmission, les roues, les courroies, les volants, ajoutaient le vertige des oreilles à celui des yeux.

«Voulez-vous parler plus fort? dit Perrine, je ne vous entends pas.

— L'habitude vous viendra, cria Rosalie, je vous disais que ce n'est pas difficile; il n'y a qu'à charger les cannettes sur les wagonets; savez-vous ce que c'est qu'un wagonet?

— Un petit wagon, je pense.

— Justement, et quand le wagonet est plein, à le pousser jusqu'au tissage où on le décharge; un bon coup au départ, et ça roule tout seul.

— Et une cannette, qu'est-ce que c'est au juste?

— Vous ne savez pas ce que c'est qu'une cannette? oh! Puisque je vous ai dit hier que les cannetières étaient des machines à préparer le fil pour les navettes; vous devez bien voir ce que c'est.

— Pas trop.»

Rosalie la regarda, se demandant évidemment si elle était stupide; puis-elle continua:

«Enfin, c'est des broches enfoncées dans des godets, sur lesquelles s'enroule le fil; quand elles sont pleines, on les retire du godet, on en charge les wagonets qui roulent sur un petit chemin de fer, et on les mène aux ateliers de tissage; ça fait une promenade; j'ai commencé par là, maintenant je suis aux cannettes.»

Elles avaient traversé un dédale de cours, sans que Perrine, attentive à ces paroles, pour elles si pleines d'intérêt, put arrêter ses yeux sur ce qu'elle voyait autour d'elle, quand Rosalie lui désigna de la main une ligne de bâtiments neufs, à un étage, sans fenêtres, mais éclairés à l'exposition du nord par des châssis vitrés qui formaient la moitié du toit.

«C'est là», dit-elle.

Et aussitôt ayant ouvert une porte, elle introduisit Perrine dans une longue salle, où la valse vertigineuse de milliers de broches en mouvement produisait un vacarme assourdissant.

Cependant, malgré le tapage, elles entendirent une voix d'homme qui criait:

«Te voilà, rôdeuse!

— Qui, rôdeuse? qui rôdeuse? s'écria Rosalie, ce n'est pas moi, entendez-vous, père la Quille?

— D'où viens-tu?

— C'est l'Mince qui m'a dit de vous amener cette jeune fille pour que vous la mettiez aux wagonets,»

Celui qui leur avait adressé cet aimable salut était un vieil ouvrier à jambe de bois, estropié une dizaine d'années auparavant dans l'usine, d'où son nom de la Quille. Pour ses invalides, on l'avait mis surveillant aux cannetières, et il faisait marcher les enfants placés sous ses ordres, rondement, rudement, toujours grondant, bougonnant, criant, jurant, car le travail de ces machines est assez pénible, demandant autant d'attention de l'oeil que de prestesse de la main pour enlever les canettes pleines, les remplacer par d'autres vides, rattacher les fils cassés, et il était convaincu que s'il ne jurait pas et ne criait pas continuellement, en appuyant chaque juron d'un vigoureux coup du pilon de sa jambe de bois appliqué sur le plancher, il verrait ses broches arrêtées, ce qui pour lui était intolérable. Mais comme, au fond, il était bon homme, on ne l'écoutait guère, et, d'ailleurs, une partie de ses paroles se perdait dans le tapage des machines.

«Avec tout ça, tes broches sont arrêtées! cria-t-il à Rosalie en la menaçant du poing.

— C'est-y ma faute?

— Mets-toi au travail pus vite que ça.»

Puis, s'adressant à Perrine:

«Comment t'appelles-tu?»

Comme elle ne voulait pas donner son nom, cette demande qu'elle aurait dû prévoir, puisque la veille Rosalie la lui avait posée, la surprit, et elle resta interloquée.

Il crut qu'elle n'avait pas entendu et, se penchant vers elle, il cria en frappant un coup de pilon sur le plancher:

«Je te demande ton nom.»

Elle avait eu le temps de se remettre et de se rappeler celui qu'elle avait déjà donné:

«Aurélie, dit-elle.

— Aurélie qui?

— C'est tout.

— Bon; viens avec moi.»

Il la conduisit devant un wagonet garé dans un coin, et lui répéta les explications de Rosalie, s'arrêtant à chaque mot pour crier:

«Comprends-tu?»

À quoi elle répondait d'un signe de tête affirmatif.

Et de fait son travail était si simple qu'il eût fallu qu'elle fût stupide pour ne pas pouvoir s'en acquitter; et, comme elle y apportait toute son attention, tout son bon vouloir, le père la Quille, jusqu'à la sortie, ne cria pas plus d'une douzaine de fois après elle, et encore plutôt pour l'avertir que pour la gronder:

«Ne t'amuse pas en chemin.»

S'amuser elle n'y pensait pas, mais au moins, tout en poussant son wagonet d'un bon pas régulier, sans s'arrêter, pouvait-elle regarder ce qui se passait dans les différents quartiers qu'elle traversait, et voir ce qui lui avait échappé pendant qu'elle écoutait les explications de Rosalie? Un coup d'épaule pour mettre son chariot en marche, un coup de reins pour le retenir lorsque se présentait un encombrement, et c'était tout; ses yeux, comme ses idées, avaient pleine liberté de courir comme elle voulait.

À la sortie, tandis que chacun se hâtait pour rentrer chez soi, elle alla chez le boulanger et se fit couper une demi-livre de pain qu'elle mangea en flânant par les rues, et en humant la bonne odeur de soupe qui sortait des portes ouvertes devant lesquelles elle passait, lentement quand c'était une soupe qu'elle aimait, plus vite quand c'en était une qui la laissait indifférente. Pour sa faim, une demi-livre de pain était mince, aussi disparut-elle vite; mais peu importait, depuis le temps qu'elle était habituée à imposer silence à son appétit, elle ne s'en portait pas plus mal: il n'y a que les gens habitués à trop manger qui s'imaginent qu'on ne peut pas rester sur sa faim; de même, il n'y a que ceux qui ont toujours eu leurs aises, pour croire qu'on ne peut pas boire à sa soif, dans le creux de sa main, au courant d'une claire rivière.

XVII

Bien avant l'heure de la rentrée aux ateliers, elle se trouva à la grille des shèdes, et à l'ombre d'un pilier, assise sur une borne, elle attendit le sifflet d'appel, en regardant des garçons et des filles de son âge arrivés comme elle en avance, jouer à courir ou à sauter, mais sans oser se mêler à leurs jeux, malgré l'envie qu'elle en avait.

Quand Rosalie arriva, elle rentra avec elle et reprit son travail, activé comme dans la matinée par les cris et les coups de pilon de la Quille, mais mieux justifiés que dans la matinée, car à la longue la fatigue, à mesure que la journée avançait, se faisait plus lourdement sentir. Se baisser, se relever pour charger et décharger le wagonet, lui donner un coup d'épaule pour le démarrer, un coup de reins pour le retenir, le pousser, l'arrêter, qui n'était qu'un jeu en commençant, répété, continué sans relâche, devenait un travail, et avec les heures, les dernières surtout, une lassitude qu'elle n'avait jamais connue, même dans ses plus dures journées de marche, avait pesé sur elle.

«Ne lambine donc pas comme ça!» criait la Quille.

Secouée par le coup de pilon qui accompagnait ce rappel, elle allongeait le pas comme un cheval sous un coup de fouet, mais pour ralentir aussitôt qu'elle se voyait hors de sa portée. Et maintenant tout à sa besogne, qui l'engourdissait, elle n'avait plus de curiosité et d'attention que pour compter les sonneries de l'horloge, les quarts, la demie, l'heure, se demandant quand la journée finirait et si elle pourrait aller jusqu'au bout.

Quand cette question l'angoissait, elle s'indignait et se dépitait de sa faiblesse; Ne pouvait-elle pas faire ce que faisaient les autres qui n'étant ni plus âgées, ni plus fortes qu'elle, s'acquittaient de leur travail sans paraître en souffrir; et cependant elle se rendait bien compte que ce travail était plus dur que le sien, demandait plus d'application d'esprit, plus de dépense d'agilité. Que fût-elle devenue si, au lieu de la mettre aux wagonets, on l'avait tout de suite employée aux cannettes? Elle ne se rassurait qu'en se disant que c'était l'habitude qui lui manquait, et qu'avec du courage, de la volonté, de la persévérance, cette accoutumance lui viendrait; pour cela comme pour tout, il n'y avait qu'à vouloir, et elle voulait, elle voudrait. Qu'elle ne faiblit pas tout à fait ce premier jour, et le second serait moins pénible, moins le troisième que le second.

Elle raisonnait ainsi en poussant ou en chargeant son wagonet, et aussi en regardant ses camarades travailler avec cette agilité qu'elle leur enviait, lorsque tout à coup elle vit Rosalie, qui rattachait un fil, tomber à côté de sa voisine: un grand cri éclata, en même temps tout s'arrêta; et au tapage des machines, aux ronflements, aux vibrations, aux trépidations du sol, des murs et du vitrage succéda un silence de mort, coupé d'une plainte enfantine:

«Oh! la! la!

Garçons, filles, tout le monde s'était précipité; elle fit comme les autres, malgré les cris de la Quille qui hurlait:

«Tonnerre! mes broches arrêtées!»

Déjà Rosalie avait été relevée; on s'empressait autour d'elle, l'étouffant.

«Qu'est-ce qu'elle a?»

Elle-même répondit:

«La main écrasée,»

Son visage était pâle, ses lèvres décolorées tremblaient, et des gouttes de sang tombaient de sa main blessée sur le plancher.

Mais, vérification faite, il se trouva qu'elle n'avait que deux doigts blessés, et peut-être même un seul écrasé ou fortement meurtri.

Alors la Quille, qui avait eu un premier mouvement de compassion, entra en fureur et bouscula les camarades qui entouraient Rosalie.

«Allez-vous me fiche le camp? Vlà-t-il pas une affaire!

— C'était peut-être pas une affaire quand vous avez eu la quille écrasée», murmura une voix.

Il chercha qui avait osé lâcher cette réflexion irrespectueuse, mais il lui fut impossible de trouver une certitude dans le tas. Alors il n'en cria que plus fort:

«Fichez-moi le camp!»

Lentement on se sépara, et Perrine comme les autres allait retourner à son wagonet quand la Quille l'appela:

«Hé», la nouvelle arrivée, viens ici, toi, plus vite que ça.»

Elle revint craintivement, se demandant en quoi elle était plus coupable que toutes celles qui avaient abandonné leur travail; mais il ne s'agissait pas de la punir.

«Tu vas conduire cette bête-là chez le directeur, dit-il.

— Pourquoi que vous m'appelez bête? cria Rosalie, car déjà le tapage des machines avait recommencé.

— Pour t'être fait prendre la patte, donc.

— C'est-y ma faute?

— Bien sûr que c'est ta faute, maladroite, feignante…»

Cependant il s'adoucit: «As-tu mal?

— Pas trop.

— Alors file.»

Elles sortirent toutes les deux, Rosalie tenant sa main blessée, la gauche, dans sa main droite.

«Voulez-vous vous appuyer sur moi? demanda Perrine.

— Merci bien; ce n'est pas la peine, je peux marcher.

— Alors cela ne sera rien, n'est-ce pas?

— On ne sait pas; ce n'est jamais le premier jour qu'on souffre, c'est plus tard.

— Comment cela vous est-il arrivé?

— Je n'y comprends rien; j'ai glissé.

— Vous êtes peut-être fatiguée, dit Perrine pensant à elle-même.

— C'est toujours quand on est fatigué qu'on s'estropie; le matin on est plus souple et on fait attention. Qu'est-ce que va dira tante Zénobie?

— Puisque ce n'est pas votre faute.

— Mère Françoise croira bien que ce n'est pas ma faute, mais tante Zénobie dira que c'est pour ne pas travailler.

— Vous la laisserez dire.

— Si vous croyez que c'est amusant d'entendre dire.»

Sur leur chemin les ouvriers qui les rencontraient les arrêtaient pour les interroger: les uns plaignaient Rosalie; le plus grand nombre l'écoutaient indifféremment, en gens qui sont habitués à ces sortes de choses et se disent que ça a toujours été ainsi; on est blessé comme on est malade, on a de la chance ou on n'en a pas; chacun son tour, toi aujourd'hui, moi demain; d'autres se fâchaient:

«Quand ils nous auront tous estropiés!

— Aimes-tu mieux crever de faim?»

Elles arrivèrent au bureau du directeur, qui se trouvait au centre de l'usine, englobé dans un grand bâtiment en briques vernissées bleues et rases, où tous les autres bureaux étaient réunis; mais tandis que ceux-là, même celui de M. Vulfran, n'avaient rien de caractéristique, celui du directeur se signalait à l'attention par une véranda vitrée à laquelle on arrivait par un perron à double révolution.

Quand elles entrèrent sous cette véranda, elles furent reçues par Talouel, qui se promenait en long et en large comme un capitaine sur sa passerelle, les mains dans ses poches, son chapeau sur la tête.

Il paraissait furieux:

«Qu'est-ce qu'elle a encore celle-là?» cria-t-il.

Rosalie montra sa main ensanglantée.

«Enveloppe-la donc de ton mouchoir, ta patte!» cria-t-il.

Pendant qu'elle tirait difficilement son mouchoir, il arpentait la véranda à grands pas; quand elle l'eut tortillé autour de sa main, il revint se camper devant elle:

«Vide la poche.»

Elle regarda sans comprendre.

«Je te dis de tirer tout ce qui se trouve dans ta poche.»

Elle fit ce qu'il commandait et tira de sa poche un attirail de choses bizarres: un sifflet fait dans une noisette, des osselets, un dé, un morceau de jus de réglisse, trois sous et un petit miroir en zinc.

Il le saisit aussitôt:

«J'en étais sur, s'écria-t-il, pendant que tu te regardais dans ton miroir un fil aura cassé, ta cannette s'est arrêtée, tu as voulu rattraper le temps perdu, et voila.

— Je me suis pas regardée dans ma glace, dit-elle.

— Vous êtes toutes les mêmes; avec ça que je ne vous connais pas.
Et maintenant qu'est-ce que tu as?

— Je ne sais pas; les doigts écrasés.

— Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse?

— C'est le père la Quille qui m'envoie à vous.»

Il s'était retourné vers Perrine.

«Et toi, qu'est-ce que tu as?

— Moi, je n'ai rien, répondit-elle décontenancée par cette dureté.

— Alors?…

— C'est la Quille qui lui a dit de m'amener à vous, acheva
Rosalie.

— Ah! il faut qu'on t'amène; eh bien alors qu'elle te conduise chez le Dr Ruchon; mais tu sais! je vais faire une enquête, et si tu as fauté, gare à toi!»

Il parlait avec des éclats de voix qui faisaient résonner les vitres de la véranda, et qui devaient s'entendre dans tous les bureaux.

Comme elles allaient sortir, elles virent arriver M. Vulfran qui marchait avec précaution en ne quittant pas de la main le mur du vestibule:

«Qu'est-ce qu'il y a, Talouel?

— Rien, monsieur, une fille des cannetières qui s'est fait prendre la main.

— Où est-elle?

— Me voici, monsieur Vulfran, dit Rosalie en revenant vers lui.

— N'est-ce pas la voix de la petite fille de Françoise? dit-il.

— Oui, monsieur Vulfran, c'est moi, c'est moi Rosalie.»

Et elle se mit à pleurer, car les paroles dures lui avaient jusque-là serré le coeur et l'accès de compassion avec lequel ces quelques mots lui étaient adressés le détendait.

«Qu'est-ce que tu as, ma pauvre fille?

— En voulant rattacher un fil j'ai glissé, je ne sais comment, ma main s'est trouvée prise, j'ai deux doigts écrasés… il me semble.

— Tu souffres beaucoup?

— Pas trop.

— Alors pourquoi pleures-tu?

— Parce que vous ne me bousculez pas.»

Talouel haussa les épaules.

«Tu peux marcher? demanda M. Vulfran.

— Oh! oui, monsieur Vulfran.

— Rentre vite chez toi; on va t'envoyer M. Ruchon.»

Et s'adressant à Talouel:

«Écrivez une fiche à M. Ruchon pour lui dire de passer tout de suite chez Françoise; soulignez «tout de suite», ajoutez «blessure urgente».

Il revint à Rosalie:

«Veux-tu quelqu'un pour te conduire?

— Je vous remercie, monsieur Vulfran, j'ai une camarade.

— Va, ma fille; dis à ta grand'mère que tu seras payée.»

C'était Perrine maintenant qui avait envie de pleurer; mais sous le regard de Talouel elle se raidit; ce fut seulement quand elles traversèrent les cours pour gagner la sortie qu'elle trahit son émotion:

«II est bon M. Vulfran.

— Il le serait ben tout seul; mais avec le Mince, il ne peut pas; et puis il n'a pas le temps, il a d'autres affaires dans la tête,

— Enfin il a été bon pour vous.»

Rosalie se redressa:

«Oh! moi, vous savez, je le fais penser à son fils; alors vous comprenez, ma mère était la soeur de lait de M. Edmond.

— Il pense à son fils?

— Il ne pense qu'à ça.»

On se mettait sur les portes pour les voir passer, le mouchoir teint de sang dont la main de Rosalie était enveloppée provoquant la curiosité; quelques voix aussi les interrogeaient:

«T'es blessée?

— Les doigts écrasés.

— Ah! malheur!»

Il y avait autant de compassion que de colère dans ce cri, car ceux qui le proféraient pensaient que ce qui venait d'arriver à cette fille, pouvait les frapper le lendemain ou à l'instant même dans les leurs, mari, père, enfants: tout le monde à Maraucourt ne vivait-il pas de l'usine?

Malgré ces arrêts, elles approchaient de la maison de mère Françoise, dont déjà la barrière grise se montrait au bout du chemin.

«Vous allez entrer avec moi, dit Rosalie.

— Je veux bien.

— Ça retiendra peut-être tante Zénobie.»

Mais la présence de Perrine ne retint pas du tout la terrible tante qui, en voyant Rosalie arriver à une heure insolite, et en apercevant sa main enveloppée, poussa les hauts cris:

«Te v'là blessée, coquine! Je parie que tu l'as fait exprès.

— Je serai payée, répliqua Rosalie rageusement.

— Tu crois ça?

— M. Vulfran me l'a dit.»

Mais cela ne calma pas tante Zénobie, qui continua de crier si fort que mère Françoise, quittant son comptoir, vint sur le seuil; mais ce ne fut pas par des paroles de colère qu'elle accueillit sa petite-fille: courant à elle, elle la prit dans ses bras:

«Tu es blessée? s'écria-t-elle.

— Un peu, grand'maman, aux doigts; ce n'est rien.

— Il faut aller chercher M. Ruchon.

— M. Vulfran l'a fait prévenir.»

Perrine se disposait à les suivre dans la maison, mais tante
Zénobie se retournant sur elle l'arrêta:

«Croyez-vous que nous avons besoin de vous pour la soigner?

— Merci», cria Rosalie.

Perrine n'avait plus qu'à retourner à l'atelier, ce qu'elle fit; mais au moment où elle allait arriver à la grille des shèdes, un long coup de sifflet annonça la sortie.

XVIII

Dix fois, vingt fois pendant la journée, elle s'était demandé comment elle pourrait bien ne pas coucher dans la chambrée où elle avait failli étouffer, où elle avait peu dormi.

Certainement elle y étoufferait tout autant la nuit suivante et elle ne dormirait pas mieux. Alors, si elle ne trouvait pas dans un bon repos à réparer l'épuisement de la fatigue du jour, qu'arriverait-il?

C'était une question terrible dont elle pesait toutes les conséquences; qu'elle n'eût pas la force de travailler, on la renvoyait et c'en était fini de ses espérances; qu'elle devint malade, on la renvoyait encore mieux, et elle n'avait personne à qui demander soins et secours: le pied d'un arbre dans un bois, c'était ce qui l'attendait, cela et rien autre chose.

Il est vrai qu'elle avait bien le droit de ne plus occuper le lit payé par elle; mais alors où en trouverait-elle un autre, et surtout que dirait-elle à Rosalie pour expliquer d'une façon acceptable que ce qui était bon pour les autres ne l'était pas pour elle? Comment les autres, quand elles connaîtraient ses dégoûts, la traiteraient-elles? N'y aurait-il pas là une cause d'animosité qui pouvait la contraindre à quitter l'usine? Ce n'était pas seulement bonne ouvrière qu'elle devait être, c'était encore ouvrière comme les autres ouvrières.

Et la journée s'était écoulée sans qu'elle osât se résoudre à prendre un parti. Mais la blessure de Rosalie changeait la situation: maintenant que la pauvre fille allait rester au lit pendant plusieurs jours sans doute, elle ne saurait pas ce qui se passerait à la chambrée, qui y coucherait ou n'y coucherait point, et par conséquent ses questions ne seraient pas à craindre. D'autre part, comme aucune de celles qui occupaient la chambrée ne savait qui avait été leur voisine pour une nuit, elles ne s'occuperaient pas non plus de cette inconnue, qui pouvait très bien avoir pris un logement ailleurs.

Cela établi, et ce raisonnement fut vite fait, il ne restait qu'à trouver où elle irait coucher si elle abandonnait la chambrée. Mais elle n'avait pas à chercher. Combien souvent n'avait-elle pas pensé à l'aumuche avec une convoitise ravie! comme on serait bien là pour dormir si c'était possible! rien à craindre de personne puisqu'elle n'était fréquentée que pendant la saison de la chasse, ainsi que le numéro du Journal d'Amiens le prouvait: un toit sur la tête, des murs chauds, une porte, et pour lit une bonne couche de fougères sèches; sans compter le plaisir d'habiter dans une maison à soi, la réalité dans le rêve.

Et voilà que ce qui semblait irréalisable devenait tout à coup possible et facile.

Elle n'eut pas une seconde d'hésitation, et après avoir été chez le boulanger acheter la demi-livre de pain de son souper, au lieu de retourner chez mère Françoise, elle reprit le chemin qu'elle avait parcouru le matin pour venir aux ateliers.

Mais en ce moment des ouvriers qui demeuraient aux environs de Maraucourt suivaient ce chemin pour rentrer chez eux, et comme elle ne voulait point, qu'ils la vissent se glisser dans le sentier de l'oseraie, elle alla s'asseoir dans le taillis qui dominait la prairie; quand elle serait seule, elle gagnerait l'aumuche, et la bien tranquille, la porte ouverte sur l'étang, en face du soleil couchant, assurée que personne ne viendrait la déranger, elle souperait sans se presser, ce qui serait autrement agréable que d'avaler les morceaux en marchant, comme elle avait fait pour son déjeuner.

Elle était si ravie de cet arrangement qu'elle avait hâte de le mettre à exécution; mais elle dut attendre assez longtemps, car après un passant, il en arrivait un autre, et après celui-là d'autres encore; alors l'idée lui vint de préparer son emménagement dans l'aumuche, qui sans doute était propre et confortable, mais pouvait le devenir plus encore avec quelques soins.

Le taillis où elle était assise se trouvait en grande partie formé de maigres bouleaux sous lesquels avaient poussé des fougères; qu'elle se fit un balai avec des brindilles de bouleau, et elle pourrait balayer son appartement; qu'elle coupât une botte de fougères sèches, et elle pourrait se faire un bon lit doux et chaud.

Oubliant la fatigue, qui, pendant les dernières heures de son travail, avait si lourdement pesé sur elle, elle se mit tout de suite à l'ouvrage: promptement le balai fut réuni, lié avec un brin d'osier, emmanché d'un bâton; non moins vite la botte de fougère fut coupée et serrée dans une hart de saule de façon à pouvoir être facilement transportée dans l'aumuche.

Pendant ce temps les derniers retardataires avaient passé dans le chemin, maintenant désert aussi loin qu'elle pouvait voir et silencieux; le moment était donc venu de se rapprocher du sentier de l'oseraie. Ayant chargé la botte de fougère sur son dos et pris son balai à la main, elle descendit du taillis en courant, et en courant aussi traversa le chemin. Mais dans le sentier, il, fallut qu'elle ralentit cette allure, car la botte de fougère s'accrochait aux branches et elle ne pouvait la faire passer qu'en se baissant à quatre pattes.

Arrivée dans l'îlot, elle commença par sortir ce qui se trouvait dans l'aumuche, c'est-à-dire le billot et la fougère, puis elle se mit à tout balayer, le plafond, les parois, le sol; et alors, sur l'étang comme dans les roseaux, s'élevèrent des vols bruyants, des piaillements, des cris de toutes les bêtes que ce remue-ménage troublait dans leur tranquille possession de ces eaux et de ces rives où depuis longtemps ils étaient maîtres.

L'espace était si étroit qu'elle eut vite achevé son nettoyage, si consciencieusement qu'elle le fit, et elle n'eut plus qu'à rentrer le billot ainsi que la vieille fougère en la recouvrant de la sienne qui gardait encore la chaleur du soleil, avec le parfum des herbes fleuries au milieu desquelles elle avait poussé.

Maintenant il était temps de souper et son estomac criait famine presque aussi fort que sur la route d'Écouen à Chantilly. Heureusement ces mauvais jours étaient passés, et établie dans cette jolie petite île, son coucher assuré, n'ayant rien à craindre de personne, ni de la pluie, ni de l'orage, ni de quoi que ce fut, un bon morceau de pain dans sa poche, par cette belle et douce soirée, elle ne devait se rappeler ses misères que pour les comparer à l'heure présente et se fortifier dans l'espérance du lendemain.

Comme en mangeant lentement son pain, qu'elle coupait, par petits morceaux de peur de l'émietter, elle ne faisait plus de bruit, la population de l'étang, rassurée, revenait à son nid pour la nuit, et à chaque instant c'étaient des vols qui rayaient l'or du couchant, ou des apparitions d'oiseaux aquatiques qui sortaient avec précaution des roseaux et nageaient doucement, le cou allongé, la tête aux écoutes pour reconnaître la position. Et comme leur réveil l'avait amusée le matin, leur coucher maintenant la charmait.

Quant elle eut achevé son pain, qui tourna court, bien qu'elle fit, à mesure qu'il diminuait, les morceaux de plus en plus petits, les eaux de l'étang, quelques instants auparavant brillantes comme un miroir, étaient devenues sombres, et le ciel avait éteint son éblouissant incendie; dans quelques minutes la nuit descendrait sur la terre, l'heure du coucher avait sonné.

Mais avant de fermer sa porte et de s'étendre sur son lit de fougère, elle voulut prendre une dernière précaution, qui était d'enlever le pont jeté sur le fossé. Assurément elle se croyait en pleine sécurité dans l'aumuche; personne ne viendrait la déranger, de cela elle était sûre; et, en tout cas, on ne pourrait pas en approcher sans que les habitants de l'étang, qui avaient l'oreille fine, lui donnassent l'éveil par leurs cris; mais enfin, tout cela n'empêchait pas que l'enlèvement du pont, s'il était possible, ne fût une bonne chose.

Et puis il n'y avait pas que la question de sécurité dans cet enlèvement, il y avait aussi celle du plaisir: est-ce que ce ne serait pas amusant de se dire qu'elle était sans aucune communication avec la terre, dans une vraie île dont elle prenait possession? Quel malheur de ne pas pouvoir hisser un drapeau sur le toit comme cela se voit dans les récits de voyages, et de tirer un coup de canon.

Vivement elle se mit à l'ouvrage, et ayant avec son manche à balai dégagé la terre qui à chaque bout entourait le tronc de saule servant de pont, elle put le tirer sur son bord.

Maintenant elle était; bien chez elle, maîtresse dans son royaume, reine de son île qu'elle s'empressa de baptiser, comme font les grands voyageurs; et pour le nom elle n'eut pas une seconde d'embarras ou d'hésitation: que pouvait-elle trouver de mieux que celui qui répondait à sa situation présente:

Good hope.

Il y avait bien déjà le cap de Bonne-Espérance; mais on ne peut pas confondre un cap avec une île.

XIX

C'est très amusant d'être, reine, surtout quand on n'a ni sujets, ni voisins, mais encore faut-il n'avoir rien autre chose à faire que de se promener de fêtes en fêtes à travers ses États.

Et justement elle n'en était pas encore à l'heureuse période des fêtes et des promenades. Aussi quand le lendemain, au jour levant, la population volatile de l'étang la réveilla par son aubade, et qu'un rayon de soleil, passant par une des ouvertures de l'aumuche, se joua sur son visage, pensa-t-elle tout de suite que ce n'était plus à poings fermés qu'elle pouvait dormir, mais assez légèrement au contraire, pour se réveiller lorsque le premier coup de sifflet ferait entendre son appel.

Mais le sommeil le plus, solide n'est pas toujours le meilleur, c'est bien plutôt celui qui s'interrompt, reprend, s'interrompt encore et donne ainsi la conscience de la rêverie qui se suit et s'enchaîne; et sa rêverie n'avait rien que d'agréable et de riant: en dormant, sa fatigue de la veille avait si bien disparu qu'elle ne s'en souvenait même plus; son lit était doux, chaud, parfumé; l'air qu'elle respirait embaumait le foin fané; les oiseaux la berçaient de leurs chansons joyeuses, et les gouttes de rosée condensée sur les feuilles de saules qui tombaient dans l'eau faisaient une musique cristalline.

Quand le sifflet déchira le silence de la campagne, elle fut vite sur ses pieds, et après une toilette soignée au bord de l'étang, elle se prépara à partir. Mais sortir de son île en remettant le pont en place lui parut un moyen qui, en plus de sa vulgarité, présentait ce danger d'offrir le passage à ceux qui pourraient vouloir entrer dans l'aumuche, si tant était que quelqu'un eût avant l'hiver cette idée invraisemblable. Elle restait devant le fossé, se demandant si elle pourrait le franchir d'un bond, quand elle aperçut une longue branche qui étayait l'aumuche du coté où les saules manquaient, et la prenant, elle s'en servit pour sauter le fossé à la perche, ce qui pour elle, habituée à cet exercice qu'elle avait pratiqué bien souvent, fut un jeu. Peut-être était- ce là une façon peu noble de sortir de son royaume, mais comme personne ne l'avait vue, au fond cela importait peu; d'ailleurs les jeunes reines doivent pouvoir se permettre des choses qui sont interdites aux vieilles.

Après avoir caché sa perche dans l'herbe de l'oseraie pour la retrouver quand elle voudrait rentrer le soir, elle partit et arriva à l'usine une des premières. Alors, en attendant, elle vit des groupes se former et discuter avec une animation qu'elle n'avait pas remarquée la veille. Que se passait-il donc?

Quelques mots qu'elle entendit au hasard le lui apprirent:

«Pove fille!

— On y a copé le dé.

— L'pétiot dé?

— L'pétiot.

— Et l'ote?

— On y a pas copé.

— All a criai?

— C'tait des beuglements à faire pleurer ceux qui l'y entendaient.»

Perrine n'avait pas besoin de demander à. qui on avait coupé le doigt; et après le premier saisissement de la surprise, son coeur se serra: sans doute elle ne la connaissait que depuis deux jours, mais celle qui l'avait accueillie à son arrivée, qui l'avait guidée, l'avait traitée en camarade, c'était cette pauvre fille qui venait de si cruellement souffrir et qui allait rester estropiée.

Elle réfléchissait désolée, quand, en levant les yeux machinalement, elle vit venir Bendit; alors, se levant, elle alla à lui, sans bien savoir ce qu'elle faisait et sans se rendre compte de la liberté qu'elle prenait, dans son humble position, d'adresser la parole à un personnage de cette importance, qui de plus était Anglais.

«Monsieur, dit-elle en anglais, voulez-vous me permettre de vous demander, si vous le savez, comment va Rosalie?»

Chose extraordinaire, il daigna abaisser les yeux sur elle et lui répondre:

«J'ai vu sa grand'mère, ce matin, qui m'a dit qu'elle avait bien dormi.

— Ah! monsieur, je vous remercie.»

Mais Bendit, qui de sa vie n'avait jamais remercié personne, ne sentit pas tout ce qu'il y avait d'émotion et de cordiale reconnaissance dans l'accent de ces quelques mots.

«Je suis bien aise», dit-il en continuant son chemin.

Pendant toute la matinée elle ne pensa qu'à Rosalie, et elle put d'autant plus librement suivre sa vision que déjà elle était faite à son travail qui n'exigeait plus l'attention.

À la sortie, elle courut à la maison de mère Françoise, mais comme elle eut la mauvaise chance de tomber sur la tante, elle n'alla pas plus loin que le seuil de la porte.

«Voir Rosalie, pourquoi faire? Le médecin a dit qu'il ne fallait pas l'éluger. Quand elle se lèvera, elle vous racontera comment elle s'est fait estropier, l'imbécile!»

La façon dont elle avait été accueillie le matin l'empêcha de revenir le soir; puisque certainement elle ne serait pas mieux reçue, elle n'avait qu'à rentrer dans son île qu'elle avait hâte de revoir. Elle la retrouva telle qu'elle l'avait quittée, et ce jour-là n'ayant pas de ménage à faire, elle put souper tout de suite. Elle s'était promis de prolonger ce souper; mais si petits qu'elle coupât ses morceaux de pain, elle ne put pas les multiplier indéfiniment, et quand il ne lui en resta plus, le soleil était encore haut à l'horizon; alors, s'asseyant au fond de l'aumuche sur le billot, la porte ouverte, ayant devant elle l'étang et au loin les prairies coupées de rideaux d'arbres, elle rêva au plan de vie qu'elle devait se tracer.

Pour son existence matérielle, trois points principaux d'une importance capitale se présentaient: le logement, la nourriture, l'habillement.

Le logement, grâce à la découverte qu'elle avait eu l'heureuse chance de faire de cette île, se trouvait assuré au moins jusqu'en octobre, sans qu'elle eût rien à dépenser.

Mais la question de nourriture et d'habillement ne se résolvait pas avec cette facilité.

Était-il possible que pendant des mois et des mois, une livre de pain par jour fût un aliment suffisant pour entretenir les forces qu'elle dépensait dans son travail? Elle n'en savait rien, puisque jusqu'à ce moment elle n'avait pas travaillé sérieusement; la peine, la fatigue, les privations, oui, elle les connaissait, seulement c'était par accident, pour quelques jours malheureux suivis d'autres qui effaçaient tout; tandis que le travail répété, continu, elle n'avait aucune idée de ce qu'il pouvait être, pas plus que des dépenses qu'il exigeait à la longue. Sans doute, elle trouvait que depuis deux jours ses repas tournaient court; mais ce n'était là, en somme, qu'un ennui pour qui avait connu comme elle le supplice de la faim; qu'elle restât sur son appétit n'était rien, si elle conservait la santé et la force. D'ailleurs, elle pourrait bientôt augmenter sa ration, et aussi mettre sur son pain un peu de beurre, un morceau de fromage; elle n'avait donc qu'à attendre, et quelques jours de plus ou de moins, des semaines même n'étaient rien.

Au contraire l'habillement, au moins pour plusieurs de ses parties, était dans un état de délabrement qui l'obligeait à agir au plus vite, car les raccommodages faits pendant ses quelques journées de séjour auprès de La Rouquerie, ne tenaient plus.

Ses souliers particulièrement s'étaient si bien amincis que la semelle fléchissait sous le doigt quand elle la tâtait: il n'était pas difficile de calculer le moment où elle se détacherait de l'empeigne, et cela se produirait d'autant plus vite que, pour conduire son wagonet, elle devait passer par des chemins empierrés depuis peu, où l'usure était rapide. Quand cela arriverait, comment ferait-elle? Évidemment elle devrait, acheter de nouvelles chaussures; mais devoir et pouvoir sont, deux; où trouverait-elle l'argent de cette dépense?

La première chose à faire, celle qui pressait le plus, était de se fabriquer des chaussures, et cela présentait pour elle des difficultés qui tout d'abord, quand elle en envisagea l'exécution, la découragèrent. Jamais elle n'avait eu l'idée de se demander ce qu'était un soulier; mais quand elle en eut retiré un de son pied pour l'examiner, et qu'elle vit comment l'empeigne était cousue à la semelle, le quartier réuni à l'empeigne et le talon ajouté au tout, elle comprit que c'était un travail au-dessus de ses forces et de sa volonté, qui ne pouvait lui inspirer que du respect pour l'art du cordonnier. Fait d'une seule pièce et dans un morceau de bois, un sabot était par cela même plus facile; mais comment le creuser quand, pour tout outil, elle n'avait que son couteau?

Elle réfléchissait tristement à ces impossibilités, quand ses yeux, errant vaguement sur l'étang et ses rives, rencontrèrent une touffe de roseaux qui les arrêta: les tiges de ces roseaux étaient vigoureuses, hautes, épaisses, et parmi celles poussées au printemps, il y en avait de l'année précédente, tombées dans l'eau, qui ne paraissaient pas encore pourries. Voyant cela, une idée s'éveilla dans son esprit: on ne se chausse pas qu'avec des souliers de cuir et des sabots de bois; il y a aussi des espadrilles dont la semelle se fait en roseaux tressés et le dessus en toile. Pourquoi n'essayerait-elle pas de se tresser des semelles avec ces roseaux qui semblaient poussés là exprès pour qu'elle les employât, si elle en avait l'intelligence?

Aussitôt elle sortit de son île, et, suivant la rive, elle arriva à la touffe de roseaux, où elle vit qu'elle n'avait qu'à prendre à brassée parmi les meilleures tiges, c'est-à-dire celles qui, déjà desséchées, étaient cependant flexibles encore et résistantes.

Elle en coupa rapidement une grosse botte qu'elle rapporta dans l'aumuche où aussitôt elle se mit à l'ouvrage.

Mais après avoir fait un bout de tresse d'un mètre de long à peu près, elle comprit que cette semelle, trop légère parce qu'elle était trop creuse, n'aurait aucune solidité, et qu'avant de tresser les roseaux, il fallait qu'ils subissent une préparation qui, en écrasant leurs fibres, les transformerait en grosse filasse.

Cela ne pouvait l'arrêter ni l'embarrasser: elle avait un billot pour battre dessus les roseaux; il ne lui manquait qu'un maillet ou un marteau; une pierre arrondie qu'elle alla choisir sur la route, lui en tint lieu; et tout de suite elle commença à battre les roseaux, mais sans les mêler. L'ombre de la nuit la surprit dans son travail; et elle se coucha en rêvant aux belles espadrilles à rubans bleus qu'elle chausserait bientôt, car elle ne doutait pas de réussir, sinon la première fois, au moins la seconde, la troisième, la dixième.

Mais elle n'alla pas jusque-là: le lendemain soir elle avait assez de tresses pour commencer ses semelles, et le surlendemain, ayant acheté une alène courbe qui lui coûta un sou, une pelote de fil un sou aussi, un bout de ruban de coton bleu du même prix, vingt centimètres de gros coutil moyennant quatre sous, en tout sept sous, qui étaient tout ce qu'elle pouvait dépenser, si elle ne voulait pas se passer de pain le samedi, elle essaya de façonner une semelle à l'imitation de celle de son soulier: la première se trouva à peu près ronde, ce qui n'est pas précisément la forme du pied; la deuxième, plus étudiée, ne ressembla à rien; la troisième ne fut guère mieux réussie; mais enfin la quatrième, bien serrée au milieu, élargie aux doigts, rapetissée au talon, pouvait être acceptée pour une semelle.

Quelle joie! Une fois de plus la preuve était faite qu'avec de la volonté, de la persévérance, on réussit ce qu'on veut fermement, même ce qui d'abord parait impossible, et qu'on n'a pour toute aide qu'un peu d'ingéniosité, sans argent, sans outils, sans rien.

L'outil qui lui manquait pour achever ses espadrilles, c'était des ciseaux. Mais leur achat entraînerait une telle dépense, qu'elle devait s'en passer. Heureusement elle avait son couteau; et au moyen d'une pierre à aiguiser qu'elle alla chercher dans le lit de la rivière, elle put le rendre assez coupant pour tailler le coutil appliqué à plat sur le billot.

La couture de ces pièces d'étoffe n'alla pas non plus sans tâtonnements et recommencements; mais enfin elle en vint à bout, et le samedi matin elle eut la satisfaction de partir chaussée de belles espadrilles grises qu'un ruban bleu croisé sur ses bas retenait bien à la jambe.

Pendant ce travail, qui lui avait pris quatre soirées et trois matinées commencées dès le jour levant, elle s'était demandée ce qu'elle ferait de ses souliers, alors qu'elle quitterait sa cabane. Sans doute, elle n'avait pas à craindre qu'ils fussent volés par des gens qui les trouveraient dans l'aumuche, puisque personne n'y entrait. Mais ne pourraient-ils pas être rongés par des rats? Si cela se produisait, quel désastre! Pour aller au- devant de ce danger, il fallait donc qu'elle les serrât dans un endroit où les rats, qui pénètrent partout, ne pourraient pas les atteindre; et ce qu'elle trouva de mieux, puisqu'elle n'avait ni armoire, ni boîte, ni rien qui fermât, ce fut de les suspendre à son plafond par un brin d'osier.

XX

Si elle était fière de ses chaussures, elle avait d'autre part cependant des inquiétudes sur la façon dont elles allaient se comporter en travaillant: la semelle ne s'élargirait-elle pas, le coutil ne se distendrait-il pas au point de ne conserver aucune forme?

Aussi, tout en chargeant son wagonet ou en le poussant, regardait- elle souvent à ses pieds. Tout d'abord elles avaient résisté; mais cela continuerait-il?!

Ce mouvement, sans doute, provoqua l'attention d'une de ses camarades qui, ayant regardé les espadrilles, les trouva à son goût et en fit compliment à Perrine.

«Où qu'c'est que vo avez acheté ces chaussons? demanda-t-elle.

— Ce ne sont pas des chaussons, ce sont des espadrilles.

— C'est joli tout de même; ça coûte-t-y cher?

— Je les ai faites moi-même avec des roseaux tressés et quatre sous de coutil.

— C'est joli.»

Ce succès la décida à entreprendre un autre travail, beaucoup plus délicat, auquel elle avait bien souvent pensé, mais en l'écartant toujours, autant parce qu'il entraînait une trop grosse dépense que parce qu'il se présentait entouré de difficultés de toutes sortes. Ce travail, c'était de se tailler et de se coudre une chemise pour remplacer la seule qu'elle possédât maintenant et qu'elle portait sur le dos, sans pouvoir l'ôter pour la laver. Combien coûteraient deux mètres de calicot, qui lui étaient nécessaires? Elle n'en savait rien. Comment les couperait-elle lorsqu'elle les aurait? Elle ne le savait pas davantage. Et il y avait là une série d'interrogations qui lui donnaient à réfléchir; sans compter qu'elle se demandait s'il ne serait pas plus sage de commencer par se faire un caraco et une jupe en indienne pour remplacer sa veste et son jupon, qui se fatiguaient d'autant plus qu'elle était obligée de coucher avec. Le moment où ils l'abandonneraient tout a fait n'était pas difficile à calculer. Alors comment sortirait-elle? Et pour sa vie, pour son pain quotidien, aussi bien que pour le succès de ses projets, il fallait qu'elle continuât à être admise à l'usine.

Cependant quand, le samedi soir, elle eut entre les mains les trois francs qu'elle venait de gagner dans sa semaine, elle ne put pas résister à la tentation de la chemise. Assurément le caraco et la jupe n'avaient rien perdu de leur utilité à ses yeux; mais la chemise aussi était indispensable, et, de plus, elle se présentait avec tout un entourage d'autres considérations: habitudes de propreté dans lesquelles elle avait été élevée, respect de soi- même, qui finirent par l'emporter. La veste, le jupon elle les raccommoderait encore, et comme leur étoffe était de fabrication solide, ils porteraient bien sans doute quelques nouvelles reprises.

Tous les jours, quand a l'heure du déjeuner elle allait de l'usine à la maison de mère Françoise pour demander des nouvelles de Rosalie, qu'on lui donnait ou qu'on ne lui donnait point, selon que c'était la grand'mère ou la tante qui lui répondaient, elle s'arrêtait, depuis que l'envie de la chemise la tenait, devant une petite boutique dont la montre se divisait en deux étalages, l'un de journaux, d'images, de chansons, l'autre de toile, de calicot, d'indienne, de mercerie; se plaçant au milieu, elle avait l'air de regarder les journaux ou d'apprendre les chansons, mais en réalité elle admirait les étoffes. Comme elles étaient heureuses celles qui pouvaient franchir le seuil de cette boutique tentatrice et se faire couper autant de ces étoffes qu'elles voulaient! Pendant ses longues stations, elle avait vu souvent des ouvrières de l'usine entrer dans ce magasin, et en ressortir avec des paquets soigneusement enveloppés de papier, qu'elles serraient sur leur coeur, et elle s'était dit que ces joies n'étaient pas pour elle… au moins présentement.

Mais maintenant elle pouvait franchir ce seuil si elle voulait, puisque trois pièces blanches sonnaient dans sa main, et, très émue, elle le franchit.

«Vous désirez? mademoiselle», demanda une petite vieille d'une voix polie, avec un sourire affable.

Comme il y avait longtemps qu'on ne lui avait parlé avec cette douceur, elle s'affermit.

«Voulez-vous bien me dire, demanda-t-elle, combien vous vendez votre calicot… le moins cher?

— J'en ai à quarante centimes le mètre.»

Perrine eut un soupir de soulagement.

«Voulez-vous m'en couper deux mètres?

— C'est qu'il n'est pas fameux à l'user, tandis que celui à soixante centimes…

— Celui à quarante centimes me suffit.

— Comme vous voudrez; ce que j'en disais, c'était pour vous renseigner; je n'aime pas les reproches.

— Je ne vous en ferai pas, madame.»

La marchande avait pris la pièce du calicot à quarante centimes, et Perrine remarqua qu'il n'était ni blanc, ni lustré comme celui qu'elle avait admiré dans la montre.

«Et avec ça? demanda la marchande, quand elle eut déchiré le calicot avec un claquement sec.

— Je voudrais du fil.

— En pelote, en écheveau, en bobine?…

— Le moins cher.

— Voilà une pelote de dix centimes; ce qui nous fait en tout dix- huit sous.»

À son tour, Perrine éprouva la joie de sortir de cette boutique en serrant contre elle ses deux mètres de calicot enveloppés dans un vieux journal invendu: elle n'avait, sur ses trois francs, dépensé que dix-huit sous, il lui en restait donc quarante-deux jusqu'au samedi suivant, c'est-à-dire qu'après avoir prélevé les vingt-huit sous qu'il lui fallait pour le pain de sa semaine, elle se voyait pour l'imprévu ou l'économie un capital de sept sous, n'ayant plus de loyer à payer.

Elle fit en courant le chemin qui la séparait de son île, où elle arriva essoufflée, mais cela ne l'empêcha pas de se mettre tout de suite à l'ouvrage, car la forme qu'elle donnerait à sa chemise ayant été longuement débattue dans sa tête, elle n'avait pas à y revenir: elle serait à coulisse; d'abord parce que c'était la plus simple et la moins difficile à exécuter pour elle qui n'avait jamais taillé des chemises et manquait de ciseaux, et puis parce qu'elle pourrait faire servir à la nouvelle le cordon de l'ancienne.

Tant qu'il ne s'agit que de couture, les choses marchèrent à souhait, sinon de façon à s'admirer dans son travail, au moins assez bien pour ne pas le recommencer. Mais où les difficultés et les responsabilités se présentèrent, ce fut au moment de tailler les ouvertures pour la tête et les bras, ce qui, avec son couteau et le billot, pour seuls outils, lui paraissait si grave, que ce ne fut pas sans trembler un peu qu'elle se risqua à entamer l'étoffe. Enfin, elle en vint à bout, et le mardi matin elle put s'en aller à l'atelier habillée d'une chemise gagnée par son travail, taillée et cousue de ses mains.

Ce jour-là, quand elle se présenta chez mère Françoise, ce fut
Rosalie qui vint au-devant d'elle le bras en écharpe.

«Guérie!

— Non, seulement on me permet de me lever et de sortir dans la cour.»

Tout à la joie de la voir, Perrine continua de la questionner, mais Rosalie ne répondait que d'une façon contrainte.

Qu'avait-elle donc?

À la fin elle lâcha une question qui éclaira Perrine:

«Où donc logez-vous maintenant?»

N'osant pas répondre, Perrine se jeta à côté:

«C'était trop cher pour moi, il ne me restait rien pour ma nourriture et mon entretien.

— Est-ce que vous avez trouvé à meilleur prix autre part?

— Je ne paye pas.

— Ah!»

Elle resta un moment arrêtée, puis la curiosité l'emporta.

«Chez qui?»

Cette fois Perrine ne put pas se dérober à cette question directe:

«Je vous dirai cela plus tard.

— Quand vous voudrez; seulement vous savez, lorsqu'en passant vous verrez tante Zénobie dans la cour ou sur la porte il vaudra mieux ne pas entrer: elle vous en veut; venez le soir plutôt, à cette heure-là elle est occupée.»

Perrine rentra à l'atelier attristée de cet accueil; en quoi donc était-elle coupable de ne pas pouvoir continuer à habiter la chambrée de mère Françoise?

Toute la journée elle resta sous cette impression, qui revint plus forte quand le soir elle se trouva seule dans l'aumuche, n'ayant rien à faire pour la première fois depuis huit jours. Alors, afin de la secouer, elle eut l'idée de se promener dans les prairies qui entouraient son île, ce qu'elle n'avait pas encore eu le temps de faire. La soirée était d'une beauté radieuse, non pas éblouissante comme elle se rappelait celles de ses années d'enfance dans son pays natal, ni brûlante sous un ciel d'indigo, mais tiède, et d'une clarté tamisée qui montrait les cimes des arbres baignées dans une vapeur d'or pâle: les foins, qui n'étaient pas encore mûrs, mais dont les plantes défleurissaient déjà, versaient dans l'air mille parfums qui se concentraient en une senteur troublante.

Sortie de son île, elle suivit la rive de l'entaille, marchant dans les herbes hautes qui, depuis leur pousse printanière, n'avaient été foulées par personne, et de temps en temps se retournant, elle regardait à travers les roseaux de la berge son aumuche qui se confondait si bien avec le tronc et les branches des saules, que les bêtes sauvages ne devaient certainement pas soupçonner qu'elle était un travail d'homme, derrière lequel l'homme pouvait s'embusquer avec un fusil.

Au moment où, après un de ces arrêts qui l'avait fait descendre dans les roseaux et les joncs, elle allait remonter sur la berge, un bruit se produisit à ses pieds qui l'effara, et une sarcelle se jeta à l'eau en se sauvant effrayée. Alors regardant d'où elle était partie, elle aperçut un nid fait de brins d'herbe et de plumes, dans lequel se trouvaient dix oeufs d'un blanc sale avec de petites taches de couleur noisette: au lieu d'être posé sur la terre et dans les herbes, ce nid flottait sur l'eau; elle l'examina pendant quelques minutes, mais sans le toucher, et remarqua qu'il était construit de façon à s'élever ou s'abaisser selon la crue des eaux, et si bien entouré de roseaux que ni le courant, si une crue en produisait un, ni le vent ne pouvaient l'entraîner.

De peur d'inquiéter la mère, elle alla se placer à une certaine distance, et resta là immobile. Cachée dans les hautes herbes où elle avait disparu en s'asseyant, elle attendit pour voir si la sarcelle reviendrait à son nid; mais comme celle-ci ne reparut pas, elle en conclut qu'elle ne couvait pas encore, et que ces oeufs étaient nouvellement pondus; alors elle reprit sa promenade, et de nouveau au frôlement de sa jupe dans les herbes sèches elle vit partir d'autres oiseaux effrayés, — des poules d'eau si légères dans leur fuite qu'elles couraient sur les feuilles flottantes des nénuphars sans les enfoncer; des raies au bec rouge; des bergeronnettes sautillantes; des troupes de moineaux qui, dérangés au moment de, leur coucher, la poursuivaient du cri auquel ils doivent leur nom dans le pays «cra-cra».

Allant ainsi à la découverte, elle ne tarda pas à arriver au bout de son entaille, et reconnut qu'elle se réunissait à une autre plus large et plus longue, mais par cela même beaucoup moins boisée; aussi, après avoir suivi dans la prairie une de ses rives pendant un certain temps, s'expliqua-t-elle que les oiseaux y fussent moins nombreux.

C'était son étang avec ses arbres touffus, ses grands roseaux foisonnants, ses plantes aquatiques qui recouvraient, les eaux d'un tapis de verdure mouvante que ce monde ailé avait choisi parce qu'il y trouvait sa nourriture aussi bien que sa sécurité; et quand, une heure après, en revenant sur ses pas, elle le revit, à demi noyé dans l'ombre du soir, si tranquille, si vert, si joli, elle se dit qu'elle avait, eu autant d'intelligence que ces bêtes de le prendre, elle aussi, pour nid.

XXI

Chez Perrine, c'était bien souvent les événements du jour écoulé qui faisaient les rêves de sa nuit, de sorte que les derniers mois de sa vie ayant été remplis par la tristesse, il en avait été de ses rêves comme de sa vie. Que de fois, depuis que le malheur avait commencé à la frapper, s'était-elle éveillée baignée de sueur, étouffée par des cauchemars qui prolongeaient dans le sommeil les misères de la réalité. À la vérité, après son arrivée à Maraucourt, sous l'influence des pensées d'espoir qui renaissaient en elle, comme aussi sous celle du travail, ces cauchemars moins fréquents étaient devenus moins douloureux, leur poids avait pesé moins lourdement sur elle, leurs doigts de fer l'avaient serrée moins fort à la gorge.

Maintenant lorsqu'elle s'endormait, c'était au lendemain qu'elle pensait, à un lendemain assuré, ou bien à l'atelier, ou bien à son île, ou bien encore à ce qu'elle avait entrepris ou voulait entreprendre pour améliorer sa situation, ses espadrilles, sa chemise, son caraco, sa jupe. Et alors son rêve, comme s'il obéissait à une suggestion mystérieuse, mettait en scène le sujet qu'elle avait taché d'imposer à son esprit: tantôt un atelier dans lequel la baguette d'une fée remplaçant le pilon de La Quille, donnait le mouvement aux mécaniques, sans que les enfants qui les conduisaient eussent aucune peine à prendre; tantôt un lendemain radieux, tout plein de joies pour tous; une autre fois il faisait surgir une nouvelle île d'une beauté surnaturelle avec des paysages et des bêtes aux formes fantastiques qui n'ont de vie que dans les rêves; ou bien encore, plus terre à terre, son imagination lui donnait à coudre des bottines merveilleuses qui remplaçaient ses espadrilles, ou des robes extraordinaires tissées par des génies dans des cavernes de diamants et de rubis, lesquelles robes remplaceraient à un moment donné le caraco et la jupe en indienne qu'elle se promettait.

Sans doute ce moyen de suggestion n'était pas infaillible, et son imagination inconsciente ne lui obéissait ni assez fidèlement, ni assez régulièrement pour avoir la certitude, en fermant les yeux, que les pensées de sa nuit continueraient celles de sa journée, ou celles qu'elle suivait quand le sommeil la prenait, mais enfin cette continuation s'enchaînait quelquefois, et alors ces bonnes nuits lui apportaient un soulagement moral aussi bien que physique qui la relevait.

Ce soir-là quand elle s'endormit dans sa hutte close, la dernière image qui passa devant ses yeux à demi noyés par le sommeil, aussi bien que la dernière idée qui flotta dans sa pensée engourdie, continuèrent son voyage d'exploration aux abords de son île. Cependant ce ne fut pas précisément de ce voyage qu'elle rêva, mais plutôt de festins: dans une cuisine haute et grande comme une cathédrale, une armée de petits marmitons blancs, de tournure diabolique, s'empressait autour de tables immenses et d'un brasier infernal: les uns cassaient des oeufs que d'autres battaient et qui montaient, montaient en mousse neigeuse; et de tous ces oeufs, ceux-ci gros comme des melons, ceux-là à peine gros comme des pois, ils confectionnaient des plats extraordinaires, si bien qu'ils semblaient avoir pour but d'arranger ces oeufs de toutes les manières connues, sans en oublier une seule: à la coque, au fromage, au beurre noir, aux tomates, brouillés, pochés, à la crème, au gratin, en omelettes variées, au jambon, au lard, aux pommes de terre, aux rognons, aux confitures, au rhum qui flambait avec des lueurs d'éclairs; et à côté de ceux-là d'autres plus importants, et qui incontestablement étaient des chefs, mélangeaient d'autres oeufs à des pâtes pour en faire des pâtisseries, des soufflés, des pièces montées. Et chaque fois qu'elle se réveillait à moitié, elle se secouait pour chasser ce rêve bête, mais toujours il reprenait et les marmitons qui ne la lâchaient point continuaient leur travail fantastique, si bien que quand le sifflet de l'usine la réveilla, elle en était encore à suivre la préparation d'une crème au chocolat dont elle retrouva le goût et le parfum sur ses lèvres.

Et alors, quand la lucidité commença à se faire dans son esprit qui s'ouvrait, elle comprit que ce qui l'avait frappée dans son voyage, ce n'était ni le charme, ni la beauté, ni la tranquillité de son île, mais tout simplement les oeufs de sarcelle qui avaient dit à son estomac que depuis quinze jours bientôt, elle ne lui donnait que du pain sec et de l'eau: et c'étaient ces oeufs qui avaient guidé son rêve en lui montrant ces marmitons et toutes ces cuisines fantastiques; il avait faim de ces bonnes choses cet estomac et il le disait à sa manière en provoquant ces visions, qui en réalité n'étaient que des protestations.

Pourquoi n'avait-elle pas pris ces oeufs, ou quelques-uns de ces oeufs qui n'appartenaient à personne, puisque la sarcelle qui les avait pondus était une bête sauvage? Assurément, n'ayant à sa disposition ni casserole, ni poêle, ni ustensile d'aucune sorte, elle ne pouvait se préparer aucun des plats qui venaient de défiler devant ses yeux, tous plus alléchants, plus savants les uns que les autres; mais c'est là le mérite des oeufs précisément qu'ils n'ont pas besoin de préparations savantes: une allumette pour mettre le feu à un petit tas de bois sec ramassé dans les taillis, et sous la cendre il lui était facile de les faire cuire comme elle voulait, à la coque ou durs, en attendant qu'elle pût se payer une casserole ou un plat. Pour ne pas ressembler au festin que son rêve avait inventé, ce serait un régal qui aurait son prix.

Plus d'une fois pendant son travail ce pourquoi lui revint à l'esprit, et si ce ne fut pas avec le caractère d'une obsession comme son rêve, il fut cependant assez pressant pour qu'à la sortie elle se trouvât décidée à acheter une boîte d'allumettes et un sou de sel; puis ces acquisitions faites elle partit en courant pour revenir à son entaille.

Elle avait trop bien retenu la place du nid pour ne pas le retrouver tout de suite, mais ce soir-là la mère ne l'occupait pas; seulement elle y était venue à un moment quelconque de la journée, puisque maintenant au lieu de dix oeufs il y en avait onze; ce qui prouvait que n'ayant pas fini de pondre elle ne couvait pas encore.

C'était là une bonne chance, d'abord parce que les oeufs seraient frais, et puis parce qu'en en prenant seulement cinq ou six la sarcelle, qui ne savait pas compter, ne s'apercevrait de rien.

Autrefois Perrine n'eût pas eu de ces scrupules et elle eût vidé complètement le nid, sans aucun souci, mais les chagrins qu'elle avait éprouvés lui avaient mis au coeur une compassion attendrie pour les chagrins des autres, de même que son affection pour Palikare lui avait inspiré pour toutes les bêtes une sympathie qu'elle ne connaissait pas en son enfance. Cette sarcelle n'était- elle pas une camarade pour elle? Ou plutôt en continuant son jeu, une sujette? Si les rois ont le droit d'exploiter leurs sujets et d'en vivre, encore doivent-ils garder avec eux certains ménagements.

Quand elle avait décidé cette chasse, elle avait en même temps arrêté la manière de la faire cuire: bien entendu ce ne serait pas dans l'aumuche, car le plus léger flocon de fumée qui s'en échapperait pourrait donner l'éveil à ceux qui le verraient, mais simplement dans une carrière du taillis où campaient les nomades qui traversaient le village, et où par conséquent ni un feu, ni de la fumée ne devaient attirer l'attention de personne. Promptement elle ramassa une brassée de bois mort et bientôt elle eut un brasier dans les cendres duquel elle fit cuire un de ses oeufs, tandis qu'entre deux silex bien propres et bien polis elle égrugeait une pincée de sel pour qu'il fondît mieux. À la vérité il lui manquait un coquetier; mais c'est là un ustensile qui n'est indispensable qu'à qui dispose du superflu. Un petit trou fait dans son morceau de pain lui en tint lieu. Et bientôt elle eut la satisfaction de tremper une mouillette dans son oeuf cuit à point; à la première bouchée, il lui sembla qu'elle n'en n'avait jamais mangé d'aussi bon, et elle se dit qu'alors même que les marmitons de son rêve existeraient réellement ils ne pourraient certainement pas faire quelque chose qui approchât de cet oeuf de sarcelle à la coque, cuit sous les cendres.

Réduite la veille à son seul pain sec, et n'imaginant pas qu'elle pût y rien ajouter avant plusieurs semaines, des mois, peut-être, ce souper aurait dû satisfaire son appétit et les tentations de son estomac. Cependant il n'en fut pas ainsi; et elle n'avait pas fini son oeuf qu'elle se demandait si elle ne pourrait pas accommoder d'une autre façon ceux qui lui restaient, aussi bien que ceux qu'elle se promettait de se procurer par de nouvelles trouvailles. Bon, très bon l'oeuf à la coque; mais bonne aussi une soupe chaude liée avec un jaune d'oeuf. Et cette idée de soupe lui avait trotté par la tête avec le très vif regret d'être obligée de renoncer à sa réalisation. Sans doute la confection de ses espadrilles et de sa chemise lui avait inspiré une certaine confiance, en lui démontrant ce qu'on peut obtenir avec de la persévérance. Mais cette confiance n'allait pas jusqu'à croire qu'elle pourrait jamais se fabriquer une casserole en terre ou en fer-blanc pour faire sa soupe, pas plus qu'une cuiller en métal quelconque ou simplement en bois pour la manger. Il y avait là des impossibilités contre lesquelles elle se casserait la tête; et, en attendant qu'elle eût gagné l'argent nécessaire pour l'acquisition de ces deux ustensiles, elle devrait, en fait de soupe, se contenter du fumet qu'elle respirait en passant devant les maisons, et du bruit des cuillers qui lui arrivait.

C'était ce qu'elle se disait un matin en se rendant à son travail, lorsqu'un peu avant d'entrer dans le village, à la porte d'une maison d'où l'on avait déménagé la veille, elle vit un tas de vieille paille jeté sur le bas côté du chemin avec des débris de toutes sortes, et parmi ces débris elle aperçut des boites en fer- blanc qui avaient contenu des conserves de viande, de poisson, de légumes; il y en avait de différentes formes, grandes, petites, hautes, plates.

En recevant l'éclair que leur surface polie lui envoyait, elle s'était arrêtée machinalement; mais elle n'eut pas une seconde d'hésitation: les casseroles, les plats, les cuillers, les fourchettes qui lui manquaient, venaient de lui sauter aux yeux; pour que sa batterie de cuisine fût aussi complète qu'elle la pouvait désirer, elle n'avait qu'à tirer parti de ces vieilles boîtes. D'un saut elle traversa le chemin, et à la hâte fit choix de quatre boîtes qu'elle emporta en courant pour aller les cacher au pied d'une haie, sous un tas de feuilles sèches: au retour le soir, elle les retrouverait là et alors, avec un peu d'industrie, tous les menus qu'elle inventait pourraient être mis à exécution.

Mais les retrouverait-elle? Ce fut la question qui pendant toute la journée la préoccupa. Si on les lui prenait, elle n'aurait donc arrangé toutes ses combinaisons de travail que pour les voir lui échapper au moment même où elle croyait pouvoir les réaliser.

Heureusement aucun de ceux qui passèrent par là ne s'avisa de les enlever, et quand la journée finie elle revint à la haie, après avoir laissé passer le flot des ouvriers qui suivaient ce chemin, elles étaient à la place même où elle les avait cachées.

Comme elle ne pouvait pas plus faire du bruit dans son île que de la fumée, ce fut dans la carrière qu'elle s'établit, espérant trouver là les outils qui lui étaient nécessaires, c'est-à-dire des pierres dont elle ferait des marteaux pour battre le fer- blanc; d'autres plates qui lui serviraient d'enclumes, ou rondes de mandrins; d'autres seraient des ciseaux avec lesquels elle le couperait.

Ce fut ce travail qui lui donna le plus de peine, et il ne lui fallut pas moins de trois jours pour façonner une cuiller; encore n'était-il pas du tout prouvé que si elle l'avait montrée à quelqu'un, on eût deviné que c'était une cuiller; mais comme c'en était une qu'elle avait voulu fabriquer, cela suffisait, et d'autre part, comme elle mangeait seule, elle n'avait pas à s'inquiéter des jugements qu'on pouvait porter sur ses ustensiles de table.

Maintenant pour faire la soupe dont elle avait si grande envie, il ne lui manquait plus que du beurre et de l'oseille.

Pour le beurre, il en était comme du pain et du sel; ne pouvant pas le faire de ses propres mains, puisqu'elle n'avait pas de lait, elle devait l'acheter.

Mais pour l'oseille elle économiserait cette dépense, par une recherche dans les prairies où non seulement elle trouverait de l'oseille sauvage, mais aussi des carottes, des salsifis qui tout en n'ayant ni la beauté, ni la grosseur des légumes cultivés, seraient encore très bons pour elle.

Et puis il n'y avait pas que des oeufs et des légumes dont elle pouvait composer le menu de son dîner, maintenant qu'elle s'était fabriqué des vases pour les cuire, une cuiller en fer-blanc et une fourchette en bois pour les manger, il y avait aussi les poissons de l'étang, si elle était assez adroite pour les prendre. Que fallait-il pour cela? Des lignes qu'elle amorcerait avec des vers qu'elle chercherait dans la vase. De la ficelle qu'elle avait achetée pour ses espadrilles, il restait un bon bout; elle n'eut qu'à dépenser un sou pour des hameçons; et avec des crins de cheval qu'elle ramassa devant la forge, ses lignes furent suffisantes pour pêcher plusieurs sortes de poissons, sinon les plus beaux de l'entaille qu'elle voyait, dans l'eau claire, passer dédaigneux devant ses amorces trop simples, au moins quelques-uns des petits, moins difficiles, et qui pour elle étaient d'une grosseur bien suffisante.

TOME SECOND

XXII

Très occupée par ces divers travaux qui lui prenaient toutes ses soirées, elle resta plus d'une semaine sans aller voir Rosalie; et comme, par une de leurs camarades aux cannetières qui logeait chez mère Françoise, elle eut de ses nouvelles; d'autre part comme elle craignait d'être reçue par la terrible tante Zénobie, elle laissa les jours s'ajouter aux jours; mais à la fin, un soir elle se décida à ne pas rentrer tout de suite chez elle, où d'ailleurs elle n'avait pas à faire son dîner, composé d'un poisson froid pris et cuit la veille.

Justement Rosalie était seule dans la cour, assise sous un pommier; en apercevant Perrine elle vint à la barrière d'un air à moitié fâché et à moitié content:

«Je croyais que vous vouliez, ne plus venir?

— J'ai été occupée.

— À quoi donc?»

Perrine ne pouvait pas ne pas répondre: elle, montra ses espadrilles, puis elle raconta comment elle avait confectionné sa chemise.

«Vous ne pouviez pas emprunter des ciseaux aux gens de votre maison? dit Rosalie étonnée.

— Il n'y a pas de gens qui puissent me prêter, des ciseaux dans ma maison.

— Tout le monde a des ciseaux.»

Perrine se demanda si elle devait continuer à garder le secret sur son installation, mais pensant qu'elle ne pourrait le faire que par des réticences qui fâcheraient Rosalie, elle se décida à parler.

«Personne ne demeure dans ma maison, dit-elle en souriant.

— Pas possible.

— C'est pourtant vrai, et voilà pourquoi, ne pouvant pas non plus me procurer une casserole pour me faire de la soupe et une cuiller pour la manger, j'ai dû les fabriquer, et je vous assure que pour la cuiller ç'a été plus difficile que pour les espadrilles.

— Vous voulez rire.

— Mais non, je vous assure.»

Et sans rien dissimuler, elle raconta son installation dans l'aumuche, ainsi que ses travaux pour fabriquer ses ustensiles, ses chasses aux oeufs, ses pêches dans l'entaille, ses cuisines dans la carrière.

À chaque instant Rosalie poussait des exclamations de joie comme si elle entendait une histoire tout à fait extraordinaire:

«Ce que vous devez vous amuser! s'écria-t-elle quand Perrine expliqua comment elle avait fait sa première soupe à l'oseille.

— Quand ça réussit, oui; mais quand ça ne marche pas! J'ai travaillé trois jours pour ma cuiller; je ne pouvais pas arriver à creuser la palette: j'ai gâché deux morceaux de fer-blanc; il ne m'en restait plus qu'un seul; pensez à ce que je me suis donné de coups de caillou sur les doigts.

— Je pense à votre soupe

— C'est vrai qu'elle était bonne…

— Je vous crois.

— Pour moi qui n'en mange jamais, et ne mange non plus rien de chaud.

— Moi j'en mange tous les jours, mais ce n'est pas la même chose: est-ce drôle qu'il y ait de l'oseille dans les prairies, et des carottes, et des salsifis!

— Et aussi du cresson, de la ciboulette, des mâches, des panais, des navets, des raiponces, des bettes et bien d'autres plantes bonnes à manger.

— Il faut savoir.

— Mon père m'avait appris à les connaître.»

Rosalie garda le silence un moment d'un air réfléchi; à la fin elle se décida:

«Voulez-vous que j'aille vous voir?

— Avec plaisir si vous me promettez de ne dire à personne où je demeure.

— Je vous le promets.

— Alors quand voulez-vous venir?

— J'irai dimanche chez une de mes tantes à Saint-Pipoy; en revenant dans l'après-midi je peux m'arrêter.»

À son tour Perrine eut un moment d'hésitation, puis d'un air affable:

«Faites mieux, dînez avec moi.»

En vraie paysanne qu'elle était, Rosalie s'enferma dans des réponses cérémonieuses, sans dire ni oui ni non; mais il était facile de voir qu'elle avait une envie très vive d'accepter.

Perrine insista:

«Je vous assure que vous me ferez plaisir, je suis si isolée!

— C'est tout de même vrai.

— Alors c'est entendu; mais apportez votre cuiller, car je n'aurai ni le temps ni le fer-blanc pour en fabriquer une seconde.

— J'apporterai aussi mon pain, n'est ce pas?

— Je veux bien. Je vous attendrai dans la carrière; vous me trouverez occupée à ma cuisine.»

Perrine était sincère en disant qu'elle aurait plaisir à recevoir Rosalie, et à l'avance elle s'en fit fête: une invitée à traiter, un menu à composer, ses provisions à trouver, quelle affaire! et son importance devint quelque chose de sensible pour elle-même: qui lui eût dit quelques jours plus tôt qu'elle pourrait donner à dîner à une amie?

Ce qu'il y avait de grave, c'étaient la chasse et la pêche, car si elle ne dénichait pas des oeufs, et ne pêchait pas du poisson, ce dîner serait réduit à une soupe à l'oseille, ce qui serait vraiment par trop maigre. Dès le vendredi elle employa sa soirée à parcourir les entailles voisines, où elle eut la chance de découvrir un nid de poule d'eau; il est vrai que les oeufs des poules d'eau sont plus petits que ceux des sarcelles, mais elle n'avait pas le droit d'être trop difficile. D'ailleurs sa pêche fut meilleure, et elle eut l'adresse de prendre avec sa ligne amorcée d'un ver rouge une jolie perche, qui devait suffire à son appétit et à celui de Rosalie. Elle voulut cependant avoir en plus un dessert, et ce fut un groseillier à maquereau poussé sous un têtard de saule qui le lui fournit; peut-être les groseilles n'étaient-elles pas parfaitement mûres, mais c'est une des qualités de ce fruit de pouvoir se manger vert.

Quand à la fin de l'après-midi du dimanche Rosalie arriva dans la carrière, elle trouva Perrine assise devant son feu sur lequel la soupe bouillait:

«Je vous ai attendue pour mêler le jaune d'oeuf à la soupe, dit Perrine, vous n'aurez qu'à tourner avec votre bonne main pendant que je verserai doucement le bouillon; le pain est taillé.»

Bien que Rosalie eût fait toilette pour ce dîner, elle ne craignit pas de se prêter à ce travail qui était un jeu, et des plus amusants pour elle encore.

Bientôt la soupe fut achevée, et il n'y eut plus qu'à la porter dans l'île, ce que fit Perrine.

Pour recevoir sa camarade qui tenait encore sa main en écharpe, elle avait rétabli la planche servant de pont:

«Moi, c'est à la perche que j'entre et sors, dit-elle, mais cela n'eût pas été commode pour vous, à cause de votre main.»

La porte de l'aumuche ouverte, Rosalie ayant aperçu dressées dans les quatre coins des gerbes de fleurs variées, l'une de massettes, l'autre de butomes rosés, celle-ci d'iris jaunes, celle-là d'aconit aux clochettes bleues, et à terre le couvert mis, poussa une exclamation qui paya Perrine de ses peines.

«Que c'est joli!»

Sur un lit de fougère fraîche deux grandes feuilles de patience se faisaient vis-à-vis en guise d'assiettes, et sur une feuille de berce beaucoup plus grande, comme il convient pour un plat, la perche était dressée entourée de cresson; c'était une feuille aussi, mais plus petite, qui servait de salière, comme c'en était une autre qui remplaçait le compotier pour les groseilles à maquereau; entre chaque plat était piquée une fleur de nénuphar qui sur cette fraîche verdure jetait sa blancheur éblouissante.

«Si vous voulez vous asseoir», dit Perrine en lui tendant la main.

Et quand elles eurent pris place en face l'une de l'autre, le dîner commença.

«Comme j'aurais été fâchée de n'être pas venue, dit Rosalie, parlant la bouche pleine, c'est si joli et si bon.

— Pourquoi donc ne seriez-vous pas venue?

— Parce qu'on voulait m'envoyer à Picquigny pour M. Bendit qui est malade.

— Qu'est-ce qu'il a, M. Bendit?

— La fièvre typhoïde; il est très malade, à preuve que depuis hier il ne sait pas ce qu'il dit, et ne reconnaît plus personne; c'est pour cela qu'hier justement j'ai été pour venir vous chercher.

— Moi! Et pourquoi faire?

— Ah! voilà une idée que j'ai eue.

— Si je peux quelque chose pour M. Bendit, je suis prête: il a été bon pour moi; mais que peut une pauvre fille? Je ne comprends pas.

— Donnez-moi encore un peu de poisson, avec du cresson, et je vais vous l'expliquer. Vous savez que M. Bendit est l'employé chargé de la correspondance étrangère, c'est lui qui traduit les lettres anglaises et allemandes. Comme maintenant il n'a plus sa tête, il ne peut plus rien traduire. On voulait faire venir un. autre employé pour le remplacer; mais comme celui-là pourrait bien garder la place quand M. Bendit sera guéri, s'il guérit, M. Fabry et M. Mombleux ont proposé de se charger de son travail, afin qu'il retrouve sa place plus tard. Mais voilà qu'hier M. Fabry a été envoyé en Écosse, et M. Mombleux est resté embarrassé, parce que s'il lit assez bien l'allemand, et s'il peut faire les traductions de l'anglais avec M. Fabry, qui a passé plusieurs années en Angleterre, quand il est tout seul, ça ne va plus aussi bien, surtout quand il s'agit de lettres en anglais dont il faut deviner l'écriture. Il expliquait ça à table où je le servais, et il disait qu'il avait peur d'être obligé de renoncer à remplacer M. Bendit; alors j'ai eu idée de lui dire que vous parliez l'anglais comme le français…

— Je parlais français avec mon père, anglais avec ma mère, et quand nous nous entretenions tous les trois ensemble, nous employions tantôt une langue, tantôt l'autre, indifféremment, sans y faire attention

— Pourtant je n'ai pas osé; mais maintenant, est-ce que je peux lui dire cela?

— Certainement, si vous croyez qu'il peut avoir besoin d'une pauvre fille comme moi.

— Il ne s'agit pas d'une pauvre fille ou d'une demoiselle, il s'agit de savoir si vous parlez l'anglais.

— Je le parle, mais traduire une lettre d'affaires, c'est autre chose.

— Pas avec M. Mombleux qui connaît les affaires.

— Peut-être. Alors, s'il en est ainsi, dites à M. Mombleux que je serais bien heureuse de pouvoir faire quelque chose pour M. Bendit.

— Je le lui dirai.»

La perche, malgré sa grosseur, avait été dévorée, et le cresson avait aussi disparu. On arrivait au dessert. Perrine se leva et remplaça les feuilles de berce sur lesquelles le poisson avait été servi par des feuilles de nénuphar en forme de coupe, veinées et vernissées comme eût pu l'être le plus beau des émaux: puis elle offrit ses groseilles à maquereau:

«Acceptez donc, dit-elle en riant comme si elle avait joué à la poupée, quelques fruits de mon jardin.

— Où est-il, votre jardin?

— Sur notre tête: un groseillier a poussé dans les branches d'un des saules qui sert de pilier à la maison.

— Savez-vous que vous n'allez pas pouvoir l'occuper longtemps encore votre maison?

— Jusqu'à l'hiver, je pense.

— Jusqu'à l'hiver! Et la chasse au marais qui va ouvrir; à ce moment l'aumuche servira pour sûr.

— Ah! mon Dieu.»

La journée qui avait si bien commencé finit sur cette terrible menace, et cette nuit-là fut certainement la plus mauvaise que Perrine eût passée dans son île depuis qu'elle l'occupait.

Où irait-elle?

Et tous ses ustensiles, qu'elle avait eu tant de peine à réunir, qu'en ferait-elle?

XXIII

Si Rosalie n'avait parlé que de la prochaine ouverture de la chasse au marais, Perrine serait restée sous le coup de ce danger gros de menaces pour elle, mais ce qu'elle avait dit de la maladie de Bendit et des traductions de Mombleux apportait une diversion à cette impression.

Oui, elle était charmante son île et ce serait un vrai désastre que de la quitter; mais en ne la quittant point, elle ne se rapprocherait pas, et même il semblait qu'elle ne se rapprocherait jamais du but que sa mère lui avait fixé et qu'elle devait poursuivre. Tandis que si une occasion se présentait pour elle d'être utile à Bendit et à Mombleux, elle se créait ainsi des relations qui lui entr'ouvriraient peut-être des portes par lesquelles elle pourrait passer plus tard; et c'était là une considération qui devait l'emporter sur toutes les autres, même sur le chagrin d'être dépossédée de son royaume: ce n'était pas pour jouer à ce jeu, si amusant qu'il fût, pour dénicher des nids, pêcher des poissons, cueillir des fleurs, écouter le chant des oiseaux, donner des dînettes, qu'elle avait supporté les fatigues et les misères de son douloureux voyage.

Le lundi, comme cela avait été convenu avec Rosalie, elle passa devant la maison de mère Françoise à la sortie de midi, afin de se mettre à la disposition de Mombleux, si celui-ci avait besoin d'elle; mais Rosalie vint lui dire que, comme il n'arrivait pas de lettre d'Angleterre le lundi, il n'y avait pas eu de traductions à faire le matin; peut-être serait-ce pour le lendemain.

Et Perrine rentrée à l'atelier avait repris son travail, quand, quelques minutes après deux heures, La Quille la happa au passage:

«Va vite au bureau.

— Pour quoi faire?

— Est-ce que ça me regarde? on me dit de t'envoyer au bureau, vas-y.»

Elle n'en demanda pas davantage, d'abord parce qu'il était inutile de questionner La Quille, ensuite parce qu'elle se doutait de ce qu'on voulait d'elle; cependant, elle ne comprenait pas très bien que, s'il s'agissait de travailler avec Mombleux à une traduction difficile, on la fit venir dans le bureau où tout le monde pourrait la voir et, par conséquent, apprendre qu'il avait besoin d'elle.

Du haut de son perron, Talouel, qui la regardait venir, l'appela:

«Viens ici.»

Elle monta vivement les marches du perron.

«C'est bien toi qui parles anglais? demanda-t-il, réponds-moi sans mentir.

— Ma mère était Anglaise.

— Et le français? Tu n'as pas d'accent.

— Mon père était Français.

— Tu parles donc les deux langues?

— Oui, monsieur.

— Bon. Tu vas aller à Saint-Pipoy, où M. Vulfran a besoin de toi.»

En entendant ce nom, elle laissa paraître une surprise qui fâcha le directeur.

«Es-tu stupide?»

Elle avait déjà eu le temps de se remettre et de trouver une réponse pour expliquer sa surprise.

«Je ne sais pas où est Saint-Pipoy,

— On va t'y conduire en voiture, tu ne te perdras donc pas.»

Et du haut du perron, il appela:

«Guillaume!»

La voilure de M. Vulfran qu'elle avait vue rangée, à l'ombre, le long des bureaux, s'approcha:

«Voilà la fille, dit Talouel, vous pouvez la conduire à
M. Vulfran, et promptement, n'est-ce pas!»

Déjà Perrine avait descendu le perron, et allait monter à côté de
Guillaume, mais il l'arrêta d'un signe de main:

«Pas par là, dit-il, derrière.»

En effet, un petit siège pour une seule personne se trouvait derrière; elle y monta et la voiture partit grand train.

Quand ils furent sortis du village, Guillaume, sans ralentir l'allure de son cheval, se tourna vers Perrine.

«C'est vrai que vous savez l'anglais? demanda-t-il.

— Oui.

— Vous allez avoir la chance de faire plaisir au patron.»

Elle s'enhardit à poser une question:

«Comment cela?

— Parce qu'il est avec des mécaniciens anglais qui viennent d'arriver pour monter une machine et qu'il ne peut pas se faire comprendre. Il a amené avec lui M. Mombleux, qui parle anglais à ce qu'il dit; mais l'anglais de M. Mombleux n'est pas celui des mécaniciens, si bien qu'ils se disputent sans se comprendre, et le patron est furieux; c'était à mourir de rire. À la fin, M. Mombleux n'en pouvant plus, et espérant calmer le patron, a dit qu'il y avait aux cannettes une jeune fille appelée Aurélie qui parlait l'anglais, et le patron m'a envoyé vous chercher.»

Il y eut un moment de silence; puis, de nouveau, il se tourna vers elle.

«Vous savez que si vous parlez l'anglais comme M. Mombleux, vous feriez peut-être mieux de descendre tout de suite.»

Il prit un air gouailleur:

«Faut-il arrêter?

— Vous pouvez continuer.

— Ce que j'en dis, c'est pour vous.

— Je vous remercie.»

Cependant, malgré la fermeté de sa réponse elle n'était pas sans éprouver une angoisse qui lui étreignait le coeur, car si elle était sûre de son anglais, elle ignorait quel était celui de ces mécaniciens, qui n'était pas celui de M. Mombleux, comme disait Guillaume en se moquant; puis elle savait que chaque métier a sa langue ou tout au moins ses mots techniques, et elle n'avait jamais parlé la langue de la mécanique. Qu'elle ne comprit pas, qu'elle hésitât, et M. Vulfran n'allait-il pas être furieux contre elle, comme il l'avait été contre M. Mombleux?

Déjà ils approchaient des usines de Saint-Pipoy, dont on apercevait les hautes cheminées fumantes, au-dessus des cimes des peupliers; elle savait qu'à Saint-Pipoy on faisait la filature et le tissage comme à Maraucourt, et que, de plus, on y fabriquait des cordages et des ficelles; seulement, qu'elle sût cela ou l'ignorât, ce qu'elle allait avoir à entendre et à dire ne s'en trouvait pas éclairci.

Quand elle put, au tournant du chemin, embrasser d'un coup d'oeil l'ensemble des bâtiments épars dans la prairie, il lui sembla que pour être moins importants que ceux de Maraucourt, ils étaient considérables cependant; mais déjà la voiture franchissait la grille d'entrée, presque aussitôt elle s'arrêta devant les bureaux.

«Venez avec moi», dit Guillaume.

Et il la conduisit dans une pièce où se trouvait M. Vulfran, ayant près de lui le directeur de Saint-Pipoy avec qui il s'entretenait.

«Voila la fille, dit Guillaume, son chapeau à la main.

— C'est bien, laisse-nous.»

Sans s'adresser à Perrine, M. Vulfran fit signe au directeur de se pencher vers lui, et il lui parla à voix basse; le directeur répondit de la même manière, mais Perrine avait l'ouïe fine, elle comprit plutôt qu'elle n'entendit que M. Vulfran demandait qui elle était, et que le directeur répondait: «Une jeune fille de douze à treize ans qui n'a pas l'air bête du tout.»

«Approche, mon enfant», dit M. Vulfran d'un ton qu'elle lui avait déjà entendu prendre pour parler à Rosalie et qui ne ressemblait en rien à celui qu'il avait avec ses employés.

Elle s'en trouva encouragée et put se raidir contre l'émotion qui la troublait.

«Comment t'appelles-tu? demanda M. Vulfran.

— Aurélie.

— Qui sont tes parents?

— Je les ai perdus.

— Depuis combien de temps travailles-tu chez moi?

— Depuis trois semaines.

— D'où es-tu?

— Je viens de Paris.

— Tu parles anglais?

— Ma mère était Anglaise.

— Alors, tu sais l'anglais?

— Je parle l'anglais de la conversation et le comprends, mais…

— Il n'y a pas de mais, tu le sais ou tu ne le sais pas?

— Je ne sais pas celui des divers métiers qui emploient des mots que je ne connais pas.

— Vous voyez, Benoist, que ce que cette petite dit là n'est pas sot, fit M. Vulfran en s'adressant à son directeur.

— Je vous assure qu'elle n'a pas l'air bête du tout.

— Alors, nous allons peut-être en tirer quelque chose.»

Il se leva en s'appuyant sur une canne et prit le bras du directeur.

«Suis-nous, mon enfant.»

Ordinairement les yeux de Perrine savaient voir et retenir ce qu'ils rencontraient, mais dans le trajet qu'elle fit derrière M. Vulfran, ce fut en dedans qu'elle regarda: qu'allait-il advenir de cet entretien avec les mécaniciens anglais?

En arrivant devant un grand bâtiment neuf construit en briques blanches et bleues émaillées, elle aperçut Mombleux qui se promenait en long et en large d'un air ennuyé, et elle crut voir qu'il lui lançait un mauvais regard.

On entra et l'on monta au premier étage, où au milieu d'une vaste salle se trouvaient sur le plancher des grandes caisses en bois blanc, bariolées d'inscriptions de diverses couleurs avec les noms Matter et Platte, Manchester, répétés partout; sur une de ces caisses, les mécaniciens anglais étaient assis, et Perrine remarqua que pour le costume au moins ils avaient la tournure de gentlemen; complet de drap, épingle d'argent à la cravate, et cela lui donna à espérer qu'elle pourrait mieux les comprendre que s'ils étaient des ouvriers grossiers. À l'arrivée de M. Vulfran ils s'étaient levés; alors celui-ci se tourna vers Perrine:

«Dis-leur que tu parles anglais et qu'ils peuvent s'expliquer avec toi.»

Elle fit ce qui lui était commandé, et aux premiers mots elle eut là satisfaction de voir la physionomie renfrognée des ouvriers s'éclairer; il est vrai que ce n'était là qu'une phrase de conversation courante, mais leur demi-sourire était de bon augure.

«Ils ont parfaitement compris, dit le directeur.

— Alors maintenant, dit M. Vulfran, demande-leur pourquoi ils viennent huit jours avant la date fixée pour leur arrivée; cela fait que l'ingénieur qui devait les diriger et qui parle anglais est absent.»

Elle traduisit cette phrase fidèlement, et tout de suite la réponse que l'un d'eux lui fit:

«Ils disent qu'ayant achevé à Cambrai le montage de machines plus tôt qu'ils ne pensaient, ils sont venus ici directement au lieu de repasser par l'Angleterre.

— Chez qui ont-ils monté ces machines à Cambrai? demanda
M. Vulfran.

— Chez MM. Aveline frères.

— Quelles sont ces machines?»

La question posée et la réponse reçue en anglais, Perrine hésita.

«Pourquoi hésites-tu? demanda vivement M. Vulfran d'un ton impatient.

— Parce que c'est un mot de métier que je ne connais pas.

— Dis ce mot en anglais.

Hydraulic mangle.

— C'est bien cela.»

Il répéta le mot en anglais, mais avec un tout autre accent que les ouvriers, ce qui expliquait qu'il n'eût pas compris ceux-ci lorsqu'ils l'avaient prononcé; puis s'adressant au directeur:

«Vous voyez que les Aveline nous ont devancés; nous n'avons donc pas de temps à perdre: je vais télégraphier à Fabry de revenir au plus vite; mais en attendant il nous faut décider ces gaillards-là à se mettre au travail. Demande-leur, petite, pourquoi ils se croisent les bras.»

Elle traduisit la question, à laquelle celui qui paraissait le chef fit une longue réponse.

«Eh bien? demanda M. Vulfran.

— Ils répondent des choses très compliquées pour moi.

— Tâche cependant de me les expliquer.

— Ils disent que le plancher n'est pas assez solide pour porter leur machine qui pèse cent vingt mille livres…»

Elle s'interrompit pour interroger les ouvriers en anglais:

«One hundred and twenty?

Yes.

— C'est bien cent vingt mille livres, et que ce poids crèverait le plancher, la machine travaillant.

— Les poutres ont soixante centimètres de hauteur.»

Elle transmit l'objection, écouta la réponse des ouvriers, et continua:

«Ils disent qu'ils ont vérifié l'horizontalité du plancher et qu'il a fléchi. Ils demandent qu'on fasse le calcul de résistance, ou qu'on place des étais sous le plancher.

— Le calcul, Fabry le fera à son retour; les étais, on va les placer tout de suite. Dis-leur cela. Qu'ils se mettent donc au travail sans perdre une minute. On leur donnera tous les ouvriers dont ils peuvent avoir besoin: charpentiers, maçons. Ils n'auront qu'à demander en s'adressant à toi qui seras à leur disposition, n'ayant qu'à transmettre leurs demandes à M. Benoist.»

Elle traduisit ces instructions aux ouvriers, qui parurent satisfaits quand elle dit qu'elle serait leur interprète.

«Tu vas donc rester ici, continua M. Vulfran; on te donnera une fiche pour ta nourriture et ton logement à l'auberge, où tu n'auras rien à payer. Si l'on est content de toi, tu recevras une gratification au retour de M. Fabry.»

XXIV

Interprète, le métier valait mieux que celui de rouleuse: ce fut en cette qualité que, la journée finie, elle conduisit les monteurs à l'auberge du village, où elle arrêta un logement pour eux et pour elle, non dans une misérable chambrée, mais dans une chambre où chacun serait chez soi. Comme ils ne comprenaient pas et ne disaient pas un seul mot de français, ils voulurent qu'elle mangeât avec eux, ce qui leur permit de commander un dîner qui eût suffi, à nourrir dix Picards, et qui par l'abondance des viandes ne ressemblait en rien au festin cependant si plantureux que, la veille, Perrine offrait à Rosalie.

Cette nuit-là ce fut dans un vrai lit qu'elle s'étendit et dans de vrais draps qu'elle s'enveloppa, cependant le sommeil fut long, très long à venir; encore lorsqu'il finit par fermer ses paupières, fut-il si agité qu'elle se réveilla cent fois. Alors elle s'efforçait de se calmer en se disant qu'elle devait suivre la marche des événements sans chercher à les deviner heureux ou malheureux; qu'il n'y avait que cela de raisonnable; que ce n'était pas quand les choses semblaient prendre une direction si favorable qu'elle pouvait se tourmenter; enfin qu'il fallait attendre; mais les plus beaux discours, quand on se les adresse à soi-même, n'ont jamais fait dormir personne, et même plus ils sont beaux plus ils ont chance de nous tenir éveillés.

Le lendemain matin, quand le sifflet de l'usine se fit entendre, elle alla frapper aux portes des deux monteurs, pour leur annoncer qu'il était l'heure de se lever; mais des ouvriers anglais n'obéissent pas plus au sifflet qu'à la sonnette, sur le continent au moins, et ce ne fut qu'après avoir fait une toilette que ne connaissent pas les Picards, et après avoir absorbé de nombreuses tasses de thé, avec de copieuses rôties bien beurrées, qu'ils se rendirent à leur travail, suivis de Perrine qui les avait discrètement attendus devant la porte, en se demandant s'ils en finiraient jamais, et si M. Vulfran ne serait pas à l'usine avant eux.

Ce fut seulement dans l'après-midi qu'il vint accompagné d'un de ses neveux, le plus jeune, M. Casimir, car, ne pouvant pas voir avec ses yeux voilés, il avait besoin qu'on vit pour lui.

Mais ce fut un regard dédaigneux que Casimir jeta sur le travail des monteurs, qui, à vrai dire, ne consistait encore qu'en préparation:

«Il est probable que ces garçons-là ne feront pas grand'chose tant que Fabry ne sera pas de retour, dit-il; au reste il n'y a pas à s'en étonner avec le surveillant que vous leur avez donné.»

Il prononça ces derniers mots d'un ton sec et moqueur; mais M. Vulfran, au lieu de s'associer à cette raillerie, la prit par le mauvais côté.

«Si tu avais été en état de remplir cette surveillance, je n'aurais pas été obligé de prendre cette petite aux cannetières.»

Perrine le vit se cabrer d'un air rageur sous cette observation faite d'une voix sévère, mais Casimir se contint pour répondre presque légèrement:

«Il est certain que si j'avais pu prévoir qu'on me ferait un jour quitter l'administration, pour l'industrie, j'aurais appris l'anglais plutôt que l'allemand.

— Il n'est jamais trop tard pour apprendre», répliqua M. Vulfran de façon à clore cette discussion où de chaque côté les paroles étaient parties si vite.

Perrine s'était faite toute petite, sans oser bouger, mais Casimir ne tourna pas les yeux vers elle, et presque aussitôt il sortit donnant le bras à son oncle; alors elle fut libre de suivre ses réflexions: il était vraiment dur avec son neveu, M. Vulfran, mais combien le neveu était-il rogue, sec et déplaisant! S'ils avaient de l'affection l'un pour l'autre, certes il n'y paraissait guère! Pourquoi cela? Pourquoi le jeune homme n'était-il pas affectueux pour le vieillard accablé par le chagrin et la maladie? Pourquoi le vieillard était-il si sévère avec l'un de ceux qui remplaçaient son fils auprès de lui?

Comme elle tournait ces questions, M. Vulfran rentra dans l'atelier, amené cette fois par le directeur, qui, l'ayant fait asseoir sur une caisse d'emballage, lui expliqua où en était le travail des monteurs.

Après un certain temps, elle entendit le directeur appeler à deux reprises:

«Aurélie! Aurélie!»

Mais elle ne bougea pas, ayant oublié qu'Aurélie était le nom qu'elle s'était donné.

Une troisième fois il cria:

«Aurélie!»

Alors, comme si elle s'éveillait en sursaut, elle courut à eux:

«Est-ce que tu es sourde? demanda Benoist.

— Non, monsieur; j'écoutais les monteurs.

— Vous pouvez me laisser», dit M. Vulfran au directeur.

Puis, quand celui-ci fut parti, s'adressent à Perrine restée debout devant lui:

«Tu sais lire, mon enfant?

— Oui, monsieur.

— Lire l'anglais?

— Comme le français; l'un ou l'autre, cela m'est égal.

— Mais sais-tu en lisant l'anglais le mettre en français?

— Quand ce ne sont pas de belles phrases, oui, monsieur.

— Des nouvelles dans un journal?

— Je n'ai jamais essayé, parce que si je lisais un journal anglais je n'avais pas besoin de me le traduire à moi-même, puisque je comprends ce qu'il dit.

— Si tu comprends, tu peux traduire.

— Je crois que oui, monsieur, cependant je n'en suis pas sûre,

— Eh bien nous allons essayer; pendant que les monteurs travaillent, mais après les avoir prévenus que tu restes à leur disposition et qu'ils peuvent t'appeler s'ils ont besoin de toi, tu vas tâcher de me traduire dans ce journal les articles que je t'indiquerai. Va les prévenir et reviens t'asseoir près de moi.»

Quand, sa commission faite, elle se fut assise à une distance respectueuse de M. Vulfran, il lui tendit son journal: le Dundee News.

«Que dois-je lire? demanda-t-elle en le dépliant.

— Cherche la partie commerciale.»

Elle se perdit dans les longues colonnes noires qui se succédaient indéfiniment, anxieuse, se demandant comment elle allait se tirer de ce travail nouveau pour elle, et si M. Vulfran ne s'impatienterait pas de sa lenteur, ou ne se fâcherait pas de sa maladresse.

Mais au lieu de la bousculer il la rassura, car avec sa finesse d'oreille si subtile chez les aveugles, il avait deviné son émotion au tremblement du papier:

«Ne te presse pas, nous avons le temps; d'ailleurs tu n'as peut- être jamais lu un journal commercial.

— Il est vrai monsieur.»

Elle continua ses recherches et tout à coup elle laissa échapper un petit cri.

«Tu as trouvé?

— Je crois.

— Maintenant cherche la rubrique: Linen, hemp, jute, sacks twine.

— Mais, monsieur, vous savez l'anglais! s'écria-t-elle involontairement.

— Cinq ou six mots de mon métier, et c'est tout, malheureusement.»

Quand elle eut trouvé, elle commença sa traduction, qui fut d'une lenteur désespérante pour elle, avec des hésitations, des ânonnements, qui lui faisaient perler la sueur sur les mains, bien que M. Vulfran de temps en temps la soutint:

«C'est suffisant, je comprends, va toujours.»

Et elle reprenait, élevant la voix quand les mécaniciens menaçaient de l'étouffer dans leurs coups de marteau.

Enfin elle arriva au bout.

«Maintenant, vois s'il y a des nouvelles de Calcutta?»

Elle chercha.

«Oui, voilà: «De notre correspondant spécial.»

— C'est cela; lis.

— «Les nouvelles que nous recevons de Dakka…»

Elle prononça ce nom avec un tremblement de voix qui frappa
M. Vulfran.

«Pourquoi trembles-tu? demanda-t-il.

— Je ne sais pas si j'ai tremblé; sans doute c'est l'émotion.

— Je t'ai dit de ne pas te troubler; ce que tu donnes est beaucoup plus que ce que j'attendais.»

Elle lut la traduction de la correspondance de Dakka qui traitait de la récolte du jute sur les rives du Brahmapoutra; puis, quand elle eut fini, il lui dit de chercher aux nouvelles de mer si elle trouvait une dépêche de Sainte-Hélène.

«Saint Helena est le mot anglais», dit-il.

Elle recommença à descendre et à monter les colonnes noires; enfin le nom de. Saint Helena lui sauta aux yeux:

«Passé le 23, navire anglais Alma de Calcutta pour Dundee; le 24, navire norvégien Grundloven de Naraïngaudj pour Boulogne.»

Il parut satisfait:

«C'est très bien, dit-il, je suis content de toi.

Elle eût voulu répondre, mais de peur que sa voix trahît son trouble de joie, elle garda le silence.

Il continua:

«Je vois qu'en attendant que ce pauvre Bendit soit guéri je pourrai me servir de toi.»

Après s'être fait rendre compte du travail accompli par les monteurs, et avoir répété à ceux-ci ses recommandations de se hâter autant qu'ils pourraient, il dit à Perrine de le conduire au bureau du directeur.

«Est-ce que je dois vous donner la main? demanda-t-elle timidement.

— Mais certainement, mon enfant, comment me guiderais-tu sans cela? Avertis-moi aussi quand nous trouverons un obstacle sur notre chemin; surtout ne sois pas distraite.

— Oh! je vous assure, monsieur, que vous pouvez avoir confiance en moi!

— Tu vois bien que je l'ai cette confiance.»

Respectueusement elle lui prit la main gauche, tandis que de la droite il tâtait l'espace devant lui du bout de sa canne.

À peine sortis de l'atelier ils trouvèrent devant eux la voie du chemin de fer avec ses rails en saillie, et elle crut devoir l'en avertir.

«Pour cela c'est inutile, dit-il, j'ai le terrain de toutes mes usines dans la tête et dans les jambes, mais ce que je ne connais pas, ce sont les obstacles imprévus que nous pouvons rencontrer; c'est ceux-là qu'il faut me signaler ou me faire éviter.»

Ce n'était pas seulement le terrain de ses usines qu'il avait dans la tête, c'était aussi son personnel; quand il passait dans les cours, les ouvriers le saluaient, non seulement en se découvrant comme s'il eût pu les voir, mais encore en prononçant son nom:

«Bonjour, monsieur Vulfran.»

Et pour un grand nombre, au moins pour les anciens, il répondait de la même manière: «Bonjour, Jacques», ou «bonjour, Pascal», sans que son oreille eût oublié leur voix. Quand il y avait hésitation dans sa mémoire, ce qui était rare, car il les connaissait presque tous, il s'arrêtait:

«Est-ce que ce n'est pas toi?» disait-il en le nommant.

S'il s'était trompé, il expliquait pourquoi.

Marchant ainsi lentement, le trajet fut long des ateliers au bureau; quand elle l'eut conduit à son fauteuil, il la congédia:

«À demain», dit-il.

XXV

En effet, le lendemain à la même heure que la veille, M. Vulfran entra dans l'atelier, amené par le directeur, mais Perrine ne put pas aller au-devant de lui, comme elle l'aurait voulu, car elle était à ce moment occupée à transmettre les instructions du chef monteur aux ouvriers qu'il avait réunis: maçons, charpentiers, forgerons, mécaniciens, et nettement, sans hésitations, sans répétitions, elle traduisait à chacun les indications qui lui étaient données, en même temps qu'elle répétait au chef monteur les questions ou les objections que les ouvriers français lui adressaient.

Lentement, M. Vulfran s'était approché, et les voix s'interrompant, de sa canne il avait fait signe de continuer comme s'il n'était pas là.

Et pendant que Perrine obéissante se conformait à cet ordre, il se penchait vers le directeur:

«Savez-vous que cette petite ferait un excellent ingénieur, dit-il à mi-voix, mais pas assez bas cependant pour que Perrine ne l'entendit point.

— Positivement elle est étonnante pour la décision.

— Et pour bien d'autres choses encore, je crois; elle m'a traduit hier le Dundee News plus intelligemment que Bendit; et c'était la première fois qu'elle lisait la partie commerciale d'un journal.

— Sait-on ce qu'étaient ses parents?

— Peut-être Talouel le sait-il, moi je l'ignore.

— En tout cas elle parait être dans une misère pitoyable;

— Je lui ai donné cinq francs pour sa nourriture et son logement.

— Je veux parler de sa tenue: sa veste est une dentelle; je n'ai jamais vu jupe pareille à la sienne que sur le corps des bohémiennes; certainement elle a dû fabriquer elle-même les espadrilles dont elle est chaussée.

— Et la physionomie, qu'est-elle, Benoist?

— Intelligente, très intelligente.

— Vicieuse?

— Non, pas du tout; honnête au contraire, franche et résolue; ses yeux perceraient une muraille et cependant ils ont une grande douceur, avec de la méfiance.

— D'où diable nous vient-elle?

— Pas de chez nous assurément.

— Elle m'a dit que sa mère était Anglaise.

— Je ne trouve pas qu'il y ait en elle rien des Anglais que j'ai connus; c'est autre chose, tout autre chose; avec cela jolie, et d'autant plus que son costume réellement misérable fait ressortir sa beauté. Il faut vraiment qu'il y ait en elle une sympathie ou une autorité native, pour qu'avec une pareille tenue nos ouvriers veuillent bien l'écouter.»

Et comme Benoist était de caractère à ne pas laisser passer une occasion d'adresser une flatterie au patron qui tenait la liste des gratifications, il ajouta:

«Sans la voir vous avez deviné tout cela.

— Son accent m'a frappé.»

Bien que n'entendant pas tout ce discours, Perrine en avait saisi quelques mots qui l'avaient jetée dans une agitation violente contre laquelle elle s'était efforcée de réagir; car ce n'était pas ce qui se disait derrière elle, qu'elle devait écouter, si intéressant que cela pût être, mais bien les paroles que lui adressaient le monteur et les ouvriers: que penserait M. Vulfran si dans ses explications en français elle lâchait quelque ineptie qui prouverait son inattention?

Elle eut la chance d'arriver au bout de ses explications, et, alors, M. Vulfran l'appela près de lui:

«Aurélie.»

Cette fois elle n'eut garde de ne pas répondre à ce nom qui désormais devait être le sien.

Comme la veille il la fit asseoir près de lui en lui remettant un papier pour qu'elle le traduisit; mais au lieu d'être le Dundee News, ce fut la circulaire de la Dundee trades report Association, qui est en quelque sorte le bulletin officiel du commerce du jute; aussi, sans avoir à chercher de-ci, de-là, dut- elle la traduire d'un bout à l'autre.

Comme la veille aussi, lorsque la séance de traduction fut terminée, il se fit conduire par elle à travers les cours de l'usine; mais cette fois ce fut en la questionnant:

«Tu m'as dit que tu avais perdu ta mère; combien y a-t-il de temps?

— Cinq semaines.

— À Paris?

— À Paris.

— Et ton père?

— Je l'ai perdu il y a six mois.»

Lui tenant la main dans la sienne, il sentit à la contraction qui la rétracta combien était douloureuse l'émotion que ses souvenirs évoquaient; aussi, sans abandonner son sujet, passa-t-il les questions qui nécessairement découlaient de celles auxquelles elle venait de répondre.

«Que faisaient tes parents?

— Nous avions une voiture et nous vendions.

— Aux environs de Paris?

— Tantôt dans un pays, tantôt dans un autre; nous voyagions.

— Et ta mère morte, tu as quitté Paris?

— Oui, monsieur.

— Pourquoi?

— Parce que maman m'avait fait promettre de ne pas rester à Paris quand elle ne serait plus là, et d'aller dans le Nord, auprès de la famille de mon père.

— Alors pourquoi es-tu venue ici?

— Quand ma pauvre maman est morte, il nous avait fallu vendre notre voiture, notre âne, le peu que nous avions, et cet argent avait été épuisé par la maladie; en sortant du cimetière il me restait cinq francs trente-cinq centimes, qui ne me permettaient pas de prendre le chemin de fer. Alors je me décidai à faire la route à pied.»

M. Vulfran eut un mouvement dans les doigts dont elle ne comprit pas la cause.

«Pardonnez-moi si je vous ennuie, monsieur, je dis sans doute des choses inutiles.

— Tu ne m'ennuies pas; au contraire, je suis content de voir que tu es une brave fille; j'aime les gens de volonté, de courage, de décision, qui ne s'abandonnent pas; et si j'ai plaisir à rencontrer ces qualités chez les hommes, j'en ai un plus grand encore à les trouver chez un enfant de ton âge. Te voilà donc partie avec cent sept sous dans ta poche…

— Un couteau, un morceau de savon, un dé, deux aiguilles, du fil, une carte routière; c'est tout.

— Tu sais te servir d'une carte?

— Il faut bien, quand on roule par les grands chemins; c'était tout ce que j'avais sauvé du mobilier de notre voiture.»

Il l'interrompit:

«Nous avons un grand arbre sur notre gauche, n'est-ce pas?

— Avec un banc autour, oui, monsieur;

— Allons-y; nous serons mieux sur ce banc.»

Quand ils furent assis, elle continua son récit, qu'elle n'eut plus souci d'abréger, car elle voyait qu'il intéressait M. Vulfran.

«Tu n'as pas eu l'idée de tendre la main? demanda-t-il, quand elle en fut à sa sortie de la forêt où l'orage avait fondu sur elle.

— Non, monsieur, jamais.

— Mais sur quoi as-tu compté quand tu as vu que tu ne trouvais pas d'ouvrage?

— Sur rien; j'ai espéré qu'en allant tant que j'aurais des forces, je pouvais me sauver; c'est quand j'ai été à bout, que je me suis abandonnée, parce que je ne pouvais plus; si j'avais faibli une heure plus tôt, j'étais perdue.»

Elle raconta alors comment elle était sortie de son évanouissement sous les léchades de son âne, et comment elle avait été secourue par la marchande de chiffons; puis, passant vite sur le temps pendant lequel elle était restée chez la Rouquerie, elle en vint à la rencontre qu'elle avait faite de Rosalie:

«En causant, dit-elle, j'appris que dans vos usines on donne du travail à tous ceux qui en demandent, et je me décidai à me présenter; on voulut bien m'envoyer aux cannetières.

— Quand vas-tu te remettre en route?»

Elle ne s'attendait pas à cette question qui l'interloqua:

«Mais je ne pense pas à me remettre en route, répondit-elle après un moment de réflexion.

— Et tes parents?

— Je ne les connais pas; je ne sais pas s'ils sont disposés à me faire bon accueil, car ils étaient fâchés avec mon père. J'allais près d'eux, parce que je n'ai personne à qui demander protection, mais sans savoir s'ils voudraient m'accueillir. Puisque je trouve à travailler ici, il me semble que le mieux pour moi est de rester ici. Que deviendrais-je si l'on me repoussait? Assurée de ne pas mourir de faim, j'ai très peur de courir de nouvelles aventures. Je ne m'y exposerais que si j'avais des chances de mon côté.

— Ces parents se sont-ils jamais occupés de toi?

— Jamais.

— Alors ta prudence peut être avisée; cependant, si tu ne veux pas courir l'aventure d'aller frapper à une porte qui reste fermée et te laisse dehors, pourquoi n'écrirais-tu pas, soit à tes parents, soit au maire ou au curé de ton village? Ils peuvent n'être pas en état de te recevoir; et alors tu restes ici où ta vie est assurée. Mais ils peuvent aussi être heureux de te recevoir à bras ouverts; alors tu trouves près d'eux une affection, des soins, un soutien qui te manqueront si tu restes ici; et il faut que tu saches que la vie est difficile pour une fille de ton âge qui est seule au monde, … triste aussi.

— Oui, monsieur, bien triste, je le sais, je le sens tous les jours, et je vous assure que si je trouvais des bras ouverts, je m'y jetterais avec bonheur; mais s'ils restent aussi fermés pour moi qu'ils l'ont été pour mon père…

— Tes parents avaient-ils des griefs sérieux contre ton père, je veux dire légitimes par suite de fautes graves?

— Je ne peux pas penser que mon père, que j'ai connu si bon pour tous, si brave, si généreux, si tendre, si affectueux pour ma mère et pour moi, ait jamais rien fait de mal; mais enfin ses parents ne se sont pas fâchés contre lui et avec lui sans raisons sérieuses, il me semble.

— Évidemment; mais les griefs qu'ils pouvaient avoir contre lui, ils ne les ont pas contre toi; les fautes des pères ne retombent pas sur les enfants.

— Si cela pouvait être vrai!»

Elle jeta ces quelques mots avec un accent si ému, que M. Vulfran en fut frappé.

«Tu vois comme au fond du coeur, tu souhaites d'être accueillie par eux.

— Mais il n'est rien que je redoute tant que d'être repoussée.

— Et pourquoi le serais-tu? Tes grands parents avaient-ils d'autres enfants que ton père?

— Non.

— Pourquoi ne seraient-ils pas heureux que tu leur tiennes lieu du fils perdu? Tu ne sais pas ce que c'est que d'être seul au monde.

— Mais justement je ne le sais que trop.

— La jeunesse isolée, qui a l'avenir devant elle, n'est pas du tout dans la même situation que la vieillesse, qui n'a que la mort.»

S'il ne pouvait pas la voir, elle de son côté ne le quittait pas des yeux, tâchant de lire en lui les sentiments que ses paroles, trahissaient: après cette allusion à la vieillesse, elle s'oublia à chercher sur sa physionomie la pensée du fond de son coeur.

«Eh bien, dit-il après un moment d'attente, que décides-tu?

— N'allez pas imaginer, monsieur, que je balance; c'est l'émotion qui m'empêche de répondre; ah! si je pouvais croire que ce serait une fille qu'on recevrait, non une étrangère qu'on repousserait!

— Tu ne connais rien de la vie, pauvre petite; mais sache bien que la vieillesse ne peut pas plus être seule que l'enfance.

— Est-ce que tous les vieillards pensent ainsi, monsieur?

— S'ils ne le pensent pas, ils le sentent.

— Vous croyez?», dit-elle les yeux attachés sur lui, frémissante.

Il ne lui répondit pas directement, mais parlant à mi-voix comme s'il s'entretenait avec lui-même:

«Oui, dit-il, oui, ils le sentent.»

Puis se levant brusquement comme pour échapper à des idées qui lui seraient douloureuses, il dit d'un ton de commandement:

«Au bureau.»

XXVI

Quand l'ingénieur Fabry reviendrait-il?

C'était la question que Perrine se posait avec inquiétude, puisque ce jour-là son rôle d'interprète auprès des monteurs anglais serait fini.

Celui de traductrice des journaux de Dundee pour M. Vulfran continuerait-il jusqu'à la guérison de Bendit? en était une autre plus anxieuse encore.

Ce fut le jeudi, en arrivant le matin avec les monteurs, qu'elle trouva Fabry dans l'atelier, occupé à inspecter les travaux qui avaient été faits; discrètement elle se tint à une distance respectueuse et se garda bien de se mêler aux explications qui s'échangèrent, mais le chef monteur la fit quand même intervenir:

«Sans cette petite, dit-il, nous n'aurions eu qu'à nous croiser les bras.»

Alors Fabry la regarda, mais sans lui rien dire, tandis que de son côté elle n'osait lui demander ce qu'elle devait faire, c'est-à- dire si elle devait rester à Saint-Pipoy ou retourner à Maraucourt.

Dans le doute elle resta, pensant que puisque c'était M. Vulfran qui l'avait fait venir, c'était lui qui devait la garder ou la renvoyer.

Il n'arriva qu'à son heure ordinaire, amené par le directeur qui lui rendit compte des instructions que l'ingénieur avait données et des observations qu'il avait faites; mais il se trouva qu'elles ne lui donnèrent pas entière satisfaction:

«II est fâcheux que cette petite ne soit pas là, dit-il, mécontent.

— Mais elle est là, répondit le directeur, qui fit signe à
Perrine d'approcher.

— Pourquoi n'es-tu pas retournée à Maraucourt? demanda
M. Vulfran.

— J'ai cru que je ne devais partir d'ici que quand vous me le commanderiez, répondit-elle.

— Tu as eu raison, dit-il, tu dois être ici à ma disposition quand je viens…»

Il s'arrêta, pour reprendre presque aussitôt:

«Et même j'aurai besoin de toi aussi à Maraucourt; tu vas donc rentrer ce soir, et demain matin tu te présenteras au bureau; je te dirai ce que tu as à faire.»

Quand elle eut traduit les ordres qu'il voulait donner aux monteurs, il partit, et ce jour-là il ne fut pas question de lire des journaux.

Mais qu'importait; ce n'était pas quand le lendemain semblait assuré qu'elle allait prendre souci d'une déception pour le jour présent.

«J'aurai besoin de toi aussi à Maraucourt.»

Ce fut la parole qu'elle se répéta dans le chemin qu'en venant à Saint-Pipoy, elle avait fait à côté de Guillaume. À quoi allait- elle être employée? Son esprit s'envola, mais sans pouvoir s'accrocher à rien de solide. Une seule chose était certaine: elle ne retournait point aux cannetières. Pour le reste il fallait attendre; mais non plus dans la fièvre de l'angoisse, car ce qu'elle avait obtenu lui permettait de tout espérer, si elle avait la sagesse de suivre la ligne que sa mère lui avait tracée avant de mourir, lentement, prudemment, sans rien brusquer, sans rien compromettre: maintenant elle tenait entre ses mains sa vie qui serait ce qu'elle la ferait; voila ce qu'elle devait se dire chaque fois qu'elle aurait une parole à prononcer, chaque fois qu'elle aurait une résolution à prendre, chaque fois qu'elle risquerait un pas en avant: et cela sans pouvoir demander conseil à personne.

Elle s'en revint à Maraucourt en réfléchissant ainsi, marchant lentement, s'arrêtant lorsqu'elle voulait cueillir une fleur dans le pied d'une haie, ou bien lorsque par-dessus une barrière une jolie échappée de vue s'offrait à elle sur les prairies et les entailles: un bouillonnement intérieur, une sorte de fièvre la poussaient à hâter le pas, mais volontairement elle le ralentissait; à quoi bon se presser? C'était une habitude qu'elle devait prendre, une règle qu'elle devait s'imposer de ne jamais céder à des impulsions instinctives.

Elle retrouva son île dans l'état où elle l'avait laissée, avec chaque chose à sa place; les oiseaux avaient même respecté les groseilles du saule qui ayant mûri pendant son absence, composèrent pour son souper un plat sur lequel elle ne comptait pas du tout.

Comme elle était rentrée de meilleure heure que lorsqu'elle sortait de l'atelier, elle ne voulut pas se coucher aussitôt son souper fini, et en attendant la tombée de la nuit, elle passa la soirée en dehors de l'aumuche, assise dans les roseaux à l'endroit où la vue courait librement sur l'entaille et ses rives. Alors elle eut conscience que si courte qu'eût été son absence, le temps avait marché et amené des changements pour elle menaçants. Dans les prairies ne régnait plus le silence solennel des soirs, qui l'avait si fortement frappée aux premiers jours de son installation dans l'île, quand dans toute la vallée on n'entendait sur les eaux, au milieu des hautes herbes, comme sous le feuillage des arbres, que les frôlements mystérieux des oiseaux qui rentraient pour la nuit. Maintenant la vallée était troublée au loin par toutes sortes de bruits: des battements de faux, des grincements d'essieu, des claquements de fouet, des murmures de voix. C'est qu'en effet, comme elle l'avait remarqué en revenant de Saint-Pipoy, la fenaison était commencée dans les prairies les mieux exposées, où l'herbe avait mûri plus vite; et bientôt les faucheurs arriveraient à celles de son entaille qu'un ombrage plus épais avait retardée.

Alors sans aucun doute elle devrait quitter son nid, qui pour elle ne serait plus habitable; mais que ce fût par la fenaison ou par la chasse, le résultat ne devait-il pas être le même, à quelques jours près?

Bien qu'elle fût déjà habituée aux bons draps, ainsi qu'aux fenêtres et aux portes closes, elle dormit sur son lit de fougères comme si elle le retrouvait sans l'avoir quitté, et ce fut seulement le soleil levant qui l'éveilla.

À l'ouverture des grilles, elle était devant l'entrée des shèdes, mais au lieu de suivre ses camarades pour aller aux cannetières, elle se dirigea vers les bureaux, se demandant ce qu'elle devait faire: entrer, attendre?

Ce fut à ce dernier parti qu'elle s'arrêta: puisqu'elle se tenait devant la porte, on la trouverait, si on la faisait appeler.

Cette attente dura près d'une heure; à la fin elle vit venir
Talouel qui durement lui demanda ce qu'elle faisait là.

«M. Vulfran m'a dit de me présenter ce matin au bureau.

— La cour n'est pas le bureau.

— J'attends qu'on m'appelle.

— Monte.»

Elle le suivit; arrivé sous la véranda, il alla s'asseoir à califourchon sur une chaise, et d'un signe de main appela Perrine devant lui.

«Qu'est-ce que tu as fait à Saint-Pipoy?»

Elle dit à quoi M. Vulfran l'avait employée.

«M. Fabry avait donc ordonné des bêtises?

— Je ne sais pas.

— Comment tu ne sais pas; tu n'es donc pas intelligente?

— Sans doute je ne le suis pas.

— Tu l'es parfaitement, et si tu ne réponds pas, c'est parce que tu ne veux pas répondre; n'oublie pas à qui tu parles. Qu'est-ce que je suis ici?

— Le directeur.

— C'est-à-dire le maître, et puisque comme maître, tout me passe par les mains, je dois tout savoir; celles qui ne m'obéissent pas, je les mets dehors, ne l'oublie pas.»

C'était bien l'homme dont les ouvrières avaient parlé dans la chambrée, le maître dur, le tyran qui voulait être tout dans les usines, non seulement à Maraucourt, mais encore à Saint-Pipoy, à Bacourt, à Flexelles, partout, et à qui tous les moyens étaient bons pour étendre et maintenir son autorité, à côté, au-dessus même de celle de M. Vulfran.

«Je te demande quelle bêtise a faite M. Fabry, reprit-il en baissant la voix.

— Je ne peux pas vous le dire puisque je ne le sais pas; mais je peux vous répéter les observations que M. Vulfran m'a fait traduire pour les monteurs.»

Elle répéta ces observations sans en omettre un seul mot.

«C'est bien tout?

— C'est tout.

— M. Vulfran t'a-t-il fait traduire des lettres?

— Non, monsieur; j'ai seulement traduit des passages du Dundee
News
, et en entier la Dundee trades report Association.

— Tu sais que si tu ne me dis pas la vérité, toute la vérité, je l'apprendrai bien vite, et alors, ouste!»

Un geste souligna ce dernier mot, déjà si précis dans sa brutalité.

«Pourquoi ne dirais-je pas la vérité?

— C'est un avertissement que je te donne.

— Je m'en souviendrai, monsieur, je vous le promets.

— Bon. Maintenant va t'asseoir sur le banc là-bas; si M. Vulfran a besoin de toi, il se rappellera qu'il t'a dit de venir.»

Elle resta près de deux heures sur son banc, n'osant pas bouger tant que Talouel était là, n'osant même pas réfléchir, ne se reprenant que lorsqu'il sortait, mais s'inquiétant, au lieu de se rassurer, car il eût fallu, pour croire qu'elle n'avait rien à craindre de ce terrible homme, une confiance audacieuse qui n'était pas dans son caractère. Ce qu'il exigeait d'elle ne se devinait que trop: qu'elle fût son espion auprès de M. Vulfran, tout simplement, de façon à lui rapporter ce qui se trouvait dans les lettres qu'elle aurait à traduire.

Si c'était là une perspective bien faite pour l'épouvanter, cependant elle avait cela de bon de donner à croire que Talouel savait ou tout au moins supposait qu'elle aurait des lettres à traduire, c'est-à-dire que M. Vulfran la prendrait près de lui tant que Bendit serait malade.

Cinq ou six fois en voyant paraître Guillaume, qui, lorsqu'il ne remplissait pas les fonctions de cocher, était attaché au service personnel de M. Vulfran, elle avait cru qu'il venait la chercher, mais toujours il avait passé sans lui adresser la parole, pressé, affairé, sortant dans la cour, rentrant. À un certain moment il revint ramenant trois ouvriers qu'il conduisit dans le bureau de M. Vulfran, où Talouel les suivit. Et un temps assez long s'écoula, coupé quelquefois par des éclats de voix qui lui arrivaient quand la porte du vestibule s'ouvrait. Évidemment M. Vulfran avait autre chose à faire que de s'occuper d'elle et même de se souvenir qu'elle était là.

À la fin les ouvriers reparurent accompagnés de Talouel: quand ils étaient passés la première fois, ils avaient la démarche résolue de gens qui vont de l'avant et sont décidés; maintenant ils avaient des attitudes mécontentes, embarrassées, hésitantes. Au moment où ils allaient sortir, Talouel les retint d'un geste de main:

«Le patron vous a-t-il dit autre chose que ce que je vous avais déjà dit moi-même? Non, n'est-ce pas. Seulement il vous l'a dit moins doucement que moi, et il a eu raison.

— Raison! Ah! malheur!

— Vo n'direz point ça.

— Si, je le dirai parce que c'est la vérité. Moi, je suis toujours pour la vérité et la justice. Placé entre le patron et vous, je ne suis pas plus de son côté que du vôtre, je suis du mien qui est le milieu. Quand vous avez raison, je le reconnais; quand vous avez tort, je vous le dis. Et aujourd'hui vous avez tort. Ça ne tient pas debout vos réclamations. On vous pousse, et vous ne voyez pas où l'on vous mène. Vous dites que le patron vous exploite, mais ceux qui se servent de vous vous exploitent encore bien mieux; au moins le patron vous fait vivre, eux vous feront crever de faim, vous, vos femmes, vos enfants. Maintenant il en sera ce que vous voudrez, c'est votre affaire bien plus que la mienne. Moi je m'en tirerai avec de nouvelles machines qui marcheront avant huit jours et feront votre ouvrage mieux que vous, plus vite, plus économiquement, et sans qu'on ait à perdre son temps à discuter avec elles — ce qui est quelque chose, n'est-ce pas? Quand vous aurez bien tiré la langue, et que vous reviendrez en couchant les pouces, votre place sera prise, on n'aura plus besoin de vous. L'argent que j'aurai dépensé pour mes nouvelles machines, je le rattraperai bien vite. Voila. Assez causé.

— Mais…

— Si vous n'avez pas compris, c'est bête; je ne vais pas perdre mon temps à vous écouter.»

Ainsi congédiés, les trois ouvriers s'en allèrent la tête basse, et Perrine reprit son attente jusqu'à ce que Guillaume vint la chercher pour l'introduire dans un vaste bureau où elle trouva M. Vulfran assis devant une grande table couverte de dossiers qu'appuyaient des presse-papiers marqués d'une lettre en relief, pour que la main les reconnût à défaut des yeux, et dont l'un des bouts était occupé par des appareils électriques et téléphoniques.

Sans l'annoncer, Guillaume avait refermé la porte derrière elle.
Après un moment d'attente, elle crut qu'elle devait avertir
M. Vulfran de sa présence:

«C'est moi, Aurélie, dit-elle.

— J'ai reconnu ton pas; approche et écoute-moi. Ce, que tu m'as raconté de tes malheurs, et aussi l'énergie que tu as montrée m'ont intéressé à ton sort. D'autre part, dans ton rôle d'interprète avec les monteurs, dans les traductions que je t'ai fait faire, enfin dans nos entretiens j'ai rencontré en toi une intelligence qui m'a plu. Depuis que la maladie m'a rendu aveugle, j'ai besoin de quelqu'un qui voie pour moi, et qui sache regarder ce que je lui indique aussi bien que m'expliquer ce qui le frappe. J'avais espéré trouver cela dans Guillaume, qui lui est aussi intelligent, mais par malheur la boisson l'a si bien aboli qu'il n'est plus bon qu'à faire un cocher, et encore à condition d'être indulgent. Veux-tu remplir auprès de moi la place que Guillaume n'a pas su prendre? Pour commencer tu auras quatre-vingt-dix francs par mois, et des gratifications si, comme je l'espère, je suis content de toi.»

Suffoquée par la joie, Perrine resta sans répondre.

«Tu ne dis rien?

— Je cherche des mots pour vous remercier, mais je suis émue, si troublée que je n'en trouve pas; ne croyez pas…»

Il l'interrompit:

«Je crois que tu es émue en effet, ta voix me le dit, et j'en suis bien aise, c'est une promesse que tu feras ce que tu pourras pour me satisfaire.

Maintenant autre chose: as-tu écrit à tes parents?

— Non, monsieur; je n'ai pas pu, je n'ai pas de papier…

— Bon, bon; tu vas pouvoir le faire, et tu trouveras dans le bureau de M. Bendit, que tu occuperas en attendant sa guérison, tout ce qui te sera nécessaire. En écrivant, tu devras dire à tes parents la position que tu occupes dans ma maison; s'ils ont mieux à t'offrir, ils te feront venir; sinon, ils te laisseront ici.

— Certainement, je resterai ici.

—Je le pense, et je crois que c'est le meilleur pour toi maintenant. Comme tu vas vivre dans les bureaux où tu seras en relation avec les employés, à qui tu porteras mes ordres, comme d'autre part tu sortiras avec moi, tu ne peux pas garder tes vêtements d'ouvrière, qui, m'a dit Benoist, sont fatigués….

— Des guenilles; mais je vous assure, monsieur, que ce n'est ni par paresse, ni par incurie, hélas!

— Ne te défends pas. Mais enfin comme cela doit changer, tu vas aller à la caisse où l'on te remettra une fiche pour que tu prennes, chez Mme Lachaise, ce qu'il te faut en vêtements, linge de corps, chapeau, chaussures.»

Perrine écoutait comme si au lieu d'un vieillard aveugle à la figure grave, c'était une belle fée qui parlait, la baguette au- dessus d'elle.

M. Vulfran la rappela à la réalité:

«Tu es libre de choisir ce que tu voudras, mais n'oublie pas que ce choix me fixera sur ton caractère. Occupe-toi de cela. Pour aujourd'hui je n'aurai pas besoin de toi. À demain.»

XXVII

Quand à la caisse on lui remit, après l'avoir examinée des pieds à la tête, la fiche annoncée par M. Vulfran, elle sortit de l'usine en se demandant où demeurait cette Mme Lachaise.

Elle eut voulu que ce fût la propriétaire du magasin où elle avait acheté son calicot, parce que la connaissant déjà, elle eût été moins gênée pour la consulter sur ce qu'elle devait prendre.

Question terrible qu'aggravait encore le dernier mot de M. Vulfran: «ton choix me fixera sur ton caractère». Sans doute elle n'avait pas besoin de cet avertissement pour ne pas se jeter sur une toilette extravagante; mais encore ce qui serait raisonnable pour elle, le serait-il pour M. Vulfran? Dans son enfance elle avait connu les belles robes, et elle en avait porté dans lesquelles elle était fière de se pavaner; évidemment ce n'étaient point des robes de ce genre qui convenaient présentement; mais les plus simples qu'elle pourrait trouver conviendraient-elles mieux?

On lui eût dit la veille, alors qu'elle souffrait tant de sa misère, qu'on allait lui donner des vêtements et du linge, qu'elle n'eût certes pas imaginé que ce cadeau inespéré ne la remplirait pas de joie, et cependant l'embarras et la crainte l'emportaient de beaucoup en elle sur tout autre sentiment.

C'était place de l'Église que Mme Lachaise avait son magasin, incontestablement le plus beau, le plus coquet de Maraucourt, avec une montre d'étoffes, de rubans, de lingerie, de chapeaux, de bijoux, de parfumerie qui éveillait les désirs, allumait les convoitises des coquettes du pays, et leur faisait dépenser là leurs gains, comme les pères et les maris dépensaient les leurs au cabaret.

Cette montre augmenta encore la timidité de Perrine, et comme l'entrée d'une déguenillée ne provoquait les prévenances ni de la maîtresse de maison, ni des ouvrières qui travaillaient derrière un comptoir, elle resta un moment indécise au milieu du magasin, ne sachant à qui s'adresser. À la fin elle se décida à élever l'enveloppe qu'elle tenait dans sa main.

«Qu'est-ce que c'est, petite?» demanda Mme Lachaise.

Elle tendit l'enveloppe qui à l'un de ses coins portait imprimée la rubrique: Usines de Maraucourt, Vulfran Paindavoine».

La marchande n'avait pas lu la fiche entière que sa physionomie s'éclaira du sourire le plus engageant:

«Et que désirez-vous, mademoiselle?» demanda-t-elle en quittant son comptoir pour avancer une chaise.

Perrine répondit qu'elle avait besoin de vêtements, de linge, de chaussures, d'un chapeau.

«Nous avons tout cela et de premier choix; voulez-vous que nous commencions par la robe? Oui, n'est-ce pas. Je vais vous montrer des étoffes; vous allez voir.»

Mais ce n'était point des étoffes qu'elle voulait voir, c'était une robe toute faite qu'elle put revêtir immédiatement ou tout au moins le soir même, afin de pouvoir sortir le lendemain avec M. Vulfran.

«Ah! vous devez sortir avec M. Vulfran», dit vivement la marchande dont la curiosité se trouvait surexcitée par cet étrange propos qui la faisait se demander ce que le tout-puissant maître de Maraucourt pouvait bien avoir à faire avec cette bohémienne.

Mais au lieu de répondre a cette interrogation, Perrine continua ses explications pour dire que la robe dont elle avait besoin devait être noire, parce qu'elle était en deuil.

«C'est pour aller à l'enterrement, cette robe?

— Non.

— Vous comprenez, mademoiselle, que l'usage auquel vous devez employer votre robe dit ce qu'elle doit être, sa forme, son étoffe, son prix.

— La forme, la plus simple; l'étoffe, solide et légère; le prix, le plus bas.

— C'est bien, c'est bien, répondit la marchande, on va vous montrer. Virginie, occupez-vous de mademoiselle.»

Comme le ton avait changé, les manières changèrent aussi; dignement Mme Lachaise reprit sa place à la caisse, dédaignant de s'occuper elle-même d'une acheteuse qui montrait de pareilles dispositions: quelque fille de domestique sans doute, à qui M. Vulfran faisait l'aumône d'un deuil, et encore quel domestique?

Cependant comme Virginie apportait sur le comptoir une robe en cachemire, garnie de passementerie et de jais, elle intervint:

«Cela n'est pas dans les prix, dit-elle; montrez la jupe avec blouse en indienne noire à pois; la jupe sera un peu longue, la blouse un peu large, mais avec un rempli et des pinces, le tout ira à merveille; au reste nous n'avons pas autre chose.»

C'était là une raison qui dispensait des autres; d'ailleurs malgré leur taille, Perrine trouva cette jupe et cette blouse très jolies, et puisqu'on lui assurait qu'avec quelques retouches, elles iraient à merveille, elle devait le croire.

Pour les bas et les chemises, le choix était plus facile, puisqu'elle voulait ce qu'il y avait de moins cher; mais quand elle déclara qu'elle ne prenait que deux paires de bas et deux chemises, Mlle Virginie se montra aussi méprisante que sa patronne, et ce fut par grâce qu'elle daigna montrer les chaussures et le chapeau de paille noire qui complétaient l'habillement de cette petite niaise: avait-on idée d'une sottise pareille, deux paires de bas! deux chemises! Et quand Perrine demanda des mouchoirs de poche, qui depuis longtemps étaient l'objet de ses désirs, ce nouvel achat limité d'ailleurs à trois mouchoirs, ne changea ni le sentiment de la patronne, ni celui de la demoiselle de magasin:

«Moins que rien cette petite.»

— Et maintenant, est-ce qu'il faudra vous envoyer ça? demanda
Mme Lachaise.

— Je vous remercie, madame, je viendrai le chercher ce soir.

— Pas avant huit heures, pas après neuf.»

Perrine avait cette bonne raison pour ne pas vouloir qu'on lui envoyât ses vêtements, qu'elle ne savait pas où elle coucherait le soir. Dans son île, il n'y fallait pas songer. Qui n'a rien se passe de portes et de serrures, mais la richesse — car malgré le dédain de cette marchande, ce qu'elle venait d'acheter constituait pour elle de la richesse — a besoin d'être gardée; il fallait donc que la nuit suivante elle eût un logement, et tout naturellement elle pensa à le prendre chez la grand'mère de Rosalie, et en sortant de chez Mme Lachaise elle se dirigea vers la maison de mère Françoise, pour voir si elle trouverait là ce qu'elle désirait, c'est-à-dire un cabinet ou une toute petite chambre, qui ne coûtât pas cher.

Comme elle allait arriver à la barrière, elle vit Rosalie sortir d'une allure légère.

«Vous partez!»

— Et vous, vous êtes donc libre!»

En quelques mots précipités elles s'expliquèrent:

Rosalie, qui allait à Picquigny pour une commission pressée, ne pouvait pas rentrer chez sa grand'mère immédiatement comme elle l'aurait voulu, de façon à arranger pour le mieux la location du cabinet; mais puisque Perrine n'avait rien à faire de la journée, pourquoi ne l'accompagnerait-elle pas à Picquigny? elles reviendraient ensemble; ce serait une partie de plaisir.

Rapide à l'aller, cette partie de plaisir, une fois la commission faite, s'agrémenta si bien au retour de bavardages, de flâneries, de courses dans les prairies, de repos à l'ombre, qu'elles ne rentrèrent que le soir à Maraucourt; mais ce fut seulement en passant la barrière de sa grand'mère que Rosalie eut conscience de l'heure.

«Qu'est-ce que va dire tante Zénobie?

— Dame!

— Ma foi tant pis; je me suis bien amusée. Et vous?

— Si vous vous êtes amusée, vous qui avez avec qui vous entretenir toute la journée, pensez ce qu'a été notre promenade pour moi qui n'ai personne.

— C'est vrai tout de même.»

Heureusement la tante Zénobie était occupée à servir les pensionnaires, de sorte que l'arrangement se fit avec mère Françoise, ce qui permit qu'il se conclût assez promptement sans être trop dur: cinquante francs par mois pour deux repas par jour, douze francs pour un cabinet orné d'une petite glace avec une fenêtre et une table de toilette.

À huit heures Perrine dînait seule à sa table dans la salle commune une serviette sur ses genoux; à huit heures et demie elle allait chercher ses vêtements qui se trouvaient prêts; et à neuf heures, dans son cabinet dont elle fermait la porte à clef, elle se coucha un peu troublée, un peu grisée, la tête vacillante, mais au fond pleine d'espoir. Maintenant on allait voir.

Ce qu'elle vit le lendemain matin, lorsqu'après avoir donné ses ordres à ses chefs de service qu'il appelait par une sonnerie aux coups numérotés dans le tableau électrique du vestibule, M. Vulfran la fit venir dans son cabinet, ce fut un visage sévère qui la déconcerta, car bien que les yeux qui se tournèrent vers elle à son entrée fussent sans regards, elle ne put se méprendre sur l'expression de cette physionomie qu'elle connaissait pour l'avoir longuement observée.

Assurément ce n'était pas la bienveillance qu'exprimait cette physionomie, mais plutôt le mécontentement et la colère.

Qu'avait-elle donc fait de mal qu'on pût lui reprocher?

À cette question qu'elle se posa, elle ne trouva qu'une réponse: ses achats, chez Mme Lachaise, étaient exagérés. D'après eux M. Vulfran jugeait son caractère. Et elle qui s'était si bien appliquée à la modération et à la discrétion. Que fallait-il donc qu'elle achetât, ou plutôt n'achetât point?

Mais elle n'eut pas le temps de chercher. M. Vulfran lui adressait la parole d'un ton dur:

«Pourquoi ne m'as-tu pas dit la vérité?

— À propos de quoi ne vous aurais-je pas dit la, vérité? demanda- elle effrayée.

— À propos de ta conduite depuis ton arrivée ici?

— Mais je vous affirme, monsieur, je vous jure que je vous ai dit la vérité.

— Tu m'as dit que tu avais logé chez Françoise. Et en partant de chez elle où as-tu été? Je te préviens que Zénobie, la fille de Françoise, interrogée hier par quelqu'un qui voulait avoir des renseignements sur toi, a dit que tu n'as passé qu'une nuit chez sa mère, et que tu as disparu sans que personne sache ce que tu as fait depuis ce temps-là.»

Perrine avait écouté le commencement de cet interrogatoire avec émoi, mais à mesure qu'il avançait elle s'était affermie.

«Il y a quelqu'un qui sait ce que j'ai fait depuis que j'ai quitté la chambrée de mère Françoise.

— Qui?

— Rosalie, sa petite-fille, qui peut vous confirmer ce que je vais vous dire, si vous trouvez que ce que j'ai pu faire depuis ce jour mérite d'être connu de vous.

— La place que je te destine auprès de moi exige que je sache ce que tu es.

— Eh bien, monsieur, je vais vous le dire. Quand vous le saurez, vous ferez venir Rosalie, vous l'interrogerez sans que je l'aie vue, et vous aurez la preuve que je ne vous ai pas trompé.

— Cela peut en effet se faire ainsi, dit-il d'une voix adoucie, raconte donc.»

Elle fit ce récit en insistant sur l'horreur de sa nuit, dans la chambrée, son dégoût, ses malaises, ses nausées, ses suffocations.

«Ne pouvais-tu supporter ce que les autres acceptent?

— Les autres n'ont sans doute pas vécu comme moi en plein air, car je vous assure que je ne suis difficile en rien, ni sur rien, et que la misère m'a appris à tout endurer; je serais morte; et je ne pense pas que ce soit une lâcheté d'essayer d'échapper à la mort.

— La chambrée de Françoise est-elle donc si malsaine?

— Ah! monsieur, si vous pouviez la voir, vous ne permettriez pas que vos ouvrières vivent là.

— Continue.»

Elle passa à sa découverte de l'île, et à son idée de s'installer dans l'aumuche.

«Tu n'as pas eu peur?

— Je suis habituée à n'avoir pas peur.

— Tu parles de l'entaille qui se trouve la dernière sur la route de Saint-Pipoy, à gauche?

— Oui, monsieur.

— Cette aumuche m'appartient et elle sert à mes neveux. C'est donc là que tu as dormi?

— Non seulement dormi, mais travaillé, mangé, même donné à dîner à Rosalie, qui pourra vous le raconter; je ne l'ai quittée que pour Saint-Pipoy quand vous m'avez dit de rester à la disposition des monteurs, et cette nuit pour loger chez mère Françoise, où je peux maintenant me payer un cabinet pour moi seule.

— Tu es donc riche que tu peux donner à dîner à ta camarade?

— Si j'osais vous dire.

— Tu dois tout me dire.

— Est-il permis de prendre votre temps pour des histoires de petites filles?

— Ce n'est pas trop court qu'est le temps pour moi, depuis que je ne peux plus l'employer comme je voudrais, c'est long, bien long… et vide.»

Elle vit passer sur le visage de M. Vulfran un nuage sombre qui accusait les tristesses d'une existence que l'on croyait si heureuse et que tant de gens enviaient, et à la façon dont il prononça le mot «vide» elle eut le coeur attendri. Elle aussi depuis qu'elle avait perdu son père et sa mère, pour rester seule, savait ce que sont les journées longues et vides, que rien ne remplit si ce n'est les soucis, les fatigues et les misères de l'heure présente, sans personne avec qui les partager, qui vous soutienne ou vous égaie. Lui ne connaissait ni fatigues, ni privations, ni misères. Mais sont-elles tout au monde, et n'est-il pas d'autres souffrances, d'autres douleurs! C'étaient celles-là que traduisaient ces quelques mots, leur accent, et aussi cette tête penchée, ces lèvres, ces joues affaissées, cette physionomie allongée par l'évocation sans doute de souvenirs pénibles.

Si elle essayait de le distraire? sans doute cela était bien hardi à elle qui le connaissait si peu. Mais pourquoi ne risquerait-elle point, puisque lui-même demandait qu'elle parlât, d'égayer ce sombre visage et de le faire sourire? Elle pouvait l'examiner, elle verrait bien si elle l'amusait ou l'ennuyait.

Et tout de suite d'une voix enjouée, qui avait l'entrain d'une chanson, elle commença:

«Ce qui est plus drôle que notre dîner, c'est la façon dont je me suis procuré les ustensiles de cuisine pour le faire cuire, et aussi comment, sans rien dépenser, ce qui m'eût été impossible, j'ai réuni les mets de notre menu. C'est cela que je vais vous dire, en commençant par le commencement qui expliquera comment j'ai vécu dans l'aumuche depuis que je m'y suis installée.

Pendant son récit elle ne quitta pas M. Vulfran des yeux, prête à couper court, si elle voyait se produire des signes d'ennui, qui certainement ne lui échapperaient pas.

Mais ce ne fut pas de l'ennui qui se manifesta, au contraire ce fut de la curiosité et de l'intérêt.

«Tu as fait cela»!» interrompit-il plusieurs fois.

Alors il l'interrogea pour qu'elle précisât ce que, par crainte de le fatiguer, elle avait abrégé, et lui posa des questions qui montraient qu'il voulait se rendre un compte exact non seulement de son travail, mais surtout des moyens qu'elle avait employés pour remplacer ce qui lui manquait:

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