En famille
«Tu as fait cela!»
Quand elle fut arrivée au bout de son histoire, il lui posa la main sur les cheveux:
«Allons, tu es une brave fille, dit-il, et je vois avec plaisir qu'on pourra faire quelque chose de toi. Maintenant va dans ton bureau et occupe ton temps comme tu voudras; à trois heures nous sortirons.»
XXVIII
Son bureau, ou plutôt celui de Bendit, n'avait rien pour les dimensions ni l'ameublement du cabinet de M. Vulfran, qui avec ses trois fenêtres, ses tables, ses cartonniers, ses grands fauteuils en cuir vert, les plans des différentes usines accrochés aux murs dans des cadres en bois doré, était très imposant et bien fait pour donner une idée de l'importance des affaires qui s'y décidaient.
Tout petit au contraire était le bureau de Bendit, meublé d'une seule table avec deux chaises, des casiers en bois noirci, et une chart of the world sur laquelle des pavillons de diverses couleurs désignaient les principales lignes de navigation; mais cependant avec son parquet de pitchpin bien ciré, sa fenêtre au milieu tendue d'un store en jute à dessins rouges, il paraissait gai à Perrine, non seulement en lui-même, mais encore parce qu'en laissant sa porte ouverte, elle pouvait voir et quelquefois entendre ce qui se passait dans les bureaux, voisins: à droite et à gauche du cabinet de M. Vulfran, ceux des neveux, M. Edmond et M. Casimir, ensuite ceux de la comptabilité et de la caisse, enfin vis-à-vis celui de Fabry, dans lequel des commis dessinaient debout devant de hautes tables inclinées.
N'ayant rien à faire et n'osant occuper la place de Bendit, Perrine s'assit à côté de cette porte, et, pour passer le temps, elle lut des dictionnaires qui étaient les seuls livres composant la bibliothèque de ce bureau. À vrai dire, elle en eût mieux aimé d'autres, mais il fallut bien qu'elle se contentât de ceux-là, qui lui firent paraître les heures longues.
Enfin la cloche sonna le déjeuner, et elle fut une des premières à sortir; mais en chemin, elle fut rejointe par Fabry et Mombleux, qui, comme elle, se rendaient chez mère Françoise.
«Eh bien, mademoiselle, vous voilà donc notre camarade,» dit Mombleux, qui n'avait pas oublié son humiliation de Saint-Pipoy et voulait la faire payer à celle qui la lui avait infligée.
Elle fut un moment déconcertée par ces paroles dont elle sentit l'ironie, mais elle se remit vite:
«La vôtre non, monsieur, dit-elle doucement, mais celle de
Guillaume.»
Le ton de cette réplique plut sans doute à l'ingénieur, car se tournant vers Perrine il lui adressa un sourire qui était un encouragement en même temps qu'une approbation.
«Puisque vous remplacez Bendit, continua Mombleux, qui pour l'obstination n'était pas à moitié Picard.
— Dites que mademoiselle tient sa place, reprit Fabry.
— C'est la même chose.
— Pas du tout, car dans une dizaine, une quinzaine de jours, quand M. Bendit sera rétabli, il la reprendra cette place, ce qui ne serait pas arrivé, si mademoiselle ne s'était pas trouvée là pour la lui garder.
— Il me semble que vous de votre côté, moi du mien, nous avons contribué à la lui garder.
— Comme mademoiselle du sien; ce qui fait que M, Bendit nous devra une chandelle à tous trois, si tant est qu'un Anglais ait jamais employé les chandelles autrement que pour son propre usage.»
Si Perrine avait pu se méprendre sur le sens vrai des paroles de Mombleux, la façon dont on agit avec elle chez mère Françoise, la renseigna, car ce ne fut pas à la table des pensionnaires qu'elle trouva son couvert mis, comme on eût fait pour une camarade, mais sur une petite table à part, qui, pour être dans leur salle, ne s'en trouvait pas moins reléguée dans un coin et ce fut là qu'on la servit après eux, ne lui passant les plats qu'en dernier.
Mais il n'y avait là rien pour la blesser; que lui importait d'être servie la première ou la dernière, et que les bons morceaux eussent disparu? Ce qui l'intéressait, c'était d'être placée assez près d'eux pour entendre leur conversation, et par ce qu'ils diraient de tâcher de se tracer une ligne de conduite au milieu des difficultés qu'elle allait affronter. Ils connaissaient les habitudes de la maison; ils connaissaient M. Vulfran, les neveux, Talouel de qui elle avait si grande peur; un mot d'eux pouvait éclairer son ignorance et, en lui montrant des dangers qu'elle ne soupçonnait même pas, lui permettre de les éviter. Elle ne les espionnerait pas; elle n'écouterait pas aux portes; quand ils parleraient, ils sauraient qu'ils n'étaient pas seuls; elle pouvait donc sans scrupule profiter de leurs observations.
Malheureusement, ce matin-la, ils ne dirent rien d'intéressant pour elle; leur conversation roula tout le temps du déjeuner sur des sujets insignifiants: la politique, la chasse, un accident de chemin de fer; et elle n'eut, pas besoin de se donner un air indifférent pour ne pas paraître prêter attention à leur discours.
D'ailleurs, elle était forcée de se hâter ce matin-là, car elle voulait interroger Rosalie pour tâcher de savoir comment M. Vulfran avait appris qu'elle n'avait couché qu'une fois chez mère Françoise.
«C'est le Mince qui est venu pendant que nous étions à Picquigny; il a fait causer tante Zénobie sur vous, et vous savez, ça n'est pas difficile de faire causer tante Zénobie, surtout quand elle suppose que ça ne vaudra pas une gratification à ceux dont elle parle; c'est donc elle qui a dit que vous n'aviez passé qu'une nuit ici, et toutes sortes d'autres choses avec.
— Quelles autres choses?
— Je ne sais pas, puisque je n'y étais pas, mais vous pouvez imaginer le pire; heureusement, ça n'a pas mal tourné pour vous.
— Au contraire ça a bien tourné, puisque avec mon histoire j'ai amusé M. Vulfran.
— Je vais la raconter à tante Zénobie; ce que ça la fera rager!
— Ne l'excitez pas contre moi.
— L'exciter contre vous! maintenant, il n'y a pas de danger; quand elle saura la place que. M. Vulfran vous donne, vous n'aurez, pas de meilleure amie… de semblant; vous verrez demain; seulement si vous ne voulez, pas que le Mince apprenne vos affaires, ne les lui dites pas à elle.
— Soyez tranquille.
— C'est qu'elle est maline.[2]
— Mais me voilà avertie.»
À trois heures, comme il l'en avait prévenue, M. Vulfran sonna Perrine, et ils partirent, en voiture, pour faire la tournée habituelle des usines, car il ne laissait pas passer un seul jour sans visiter les différents établissements, les uns les autres, sinon pour tout voir, au moins pour se faire voir, en donnant ses ordres à ses directeurs, après avoir entendu leurs observations; et encore y avait-il bien des choses dont il se rendait compte lui-même, comme s'il n'avait point été aveugle, par toutes sortes de moyens qui suppléaient ses yeux voilés,
Ce jour-là ils commencèrent la visite par Flexelles, qui est un gros village, où sont établis les ateliers du peignage du lin et du chanvre; et en arrivant dans l'usine, M. Vulfran, au lieu de se faire conduire au bureau du directeur, voulut entrer, appuyé sur l'épaule de Perrine, dans un immense hangar où l'on était en train d'emmagasiner des ballots de chanvre qu'on déchargeait des wagons qui les avaient apportés.
C'était la règle que partout où il allait, on ne devait pas se déranger pour le recevoir, ni jamais lui adresser la parole, à moins que ce ne fût pour lui répondre. Le travail continua donc comme s'il n'était pas là, un peu plus hâté seulement dans une régularité générale.
«Écoute bien ce que je vais t'expliquer, dit-il à Perrine, car je veux pour la première fois tenter l'expérience de voir par tes yeux en examinant quelques-uns de ces ballots qu'on décharge. Tu sais ce que c'est que la couleur argentine, n'est-ce pas?»
Elle hésita.
«Ou plutôt la couleur gris-perle?
— Gris-perle, oui, monsieur.
— Bon. Tu sais aussi distinguer les différentes nuances du vert: le vert foncé, le vert clair, et aussi le gris brunâtre, le rouge?
— Oui, monsieur, au moins à peu près.
— À peu près suffit; prends donc une petite poignée de chanvre à la première balle venue et regarde-la bien de manière à me dire quelle est sa nuance.»
Elle fit ce qui lui était commandé, et, après avoir bien examiné le chanvre, elle dit timidement:
«Rouge; est-ce bien rouge?
— Donne-moi ta poignée.»
Il la porte à ses narines et la flaira:
«Tu ne t'es pas trompée, dit-il, ce chanvre doit être rouge en effet.»
Elle le regarda surprise; et, comme s'il devinait son étonnement, il continua:
«Sens ce chanvre: tu lui trouves, n'est-ce pas, l'odeur de caramel?
— Précisément, monsieur.
— Eh bien, cette odeur veut dire qu'il a été séché au four où il a été brûlé, ce que traduit aussi sa couleur rouge; donc odeur et couleur, se contrôlant et se confirmant, me donnent la preuve que tu as bien vu et me font espérer que je peux avoir confiance en toi. Allons à un autre wagon et prends une autre poignée de chanvre.
Cette fois elle trouva que la couleur était verte.
«Il y a vingt espèces de vert; à quelle plante rapportes-tu le vert dont tu parles?
— À un chou, il me semble, et, de plus, il y a par places des taches brunes et noires.
— Donne ta poignée.»
Au lieu de la porter à son nez, il l'étira des deux mains et les brins se rompirent.
«Ce chanvre a été cueilli trop vert, dit-il, et de plus il a été mouillé en balle: cette fois encore ton examen est juste. Je suis content de toi; c'est un bon début.»
Ils continuèrent leur visite par les autres villages, Bacourt, Hercheux, pour la terminer par Saint-Pipoy, et celle-là fut de beaucoup la plus longue, à cause de l'inspection du travail des ouvriers anglais.
Comme toujours, la voiture, une fois que M. Vulfran en était descendu, avait été conduite à l'ombre d'un gros tremble; et au lieu de rester auprès du cheval pour le garder, Guillaume l'avait attaché à un banc pour aller se promener dans le village, comptant bien être de retour avant son maître, qui ne saurait rien de sa fugue. Mais, au lieu d'une rapide promenade, il était entré dans un cabaret avec un camarade qui lui avait fait oublier l'heure, si bien que lorsque M. Vulfran était revenu pour monter en voiture, il n'avait trouvé personne.
«Faites chercher Guillaume», dit-il au directeur qui les accompagnait.
Guillaume avait été long à trouver, à la grande colère de M. Vulfran, qui n'admettait pas qu'on lui fit perdre une minute de son temps.
À la fin, Perrine avait vu Guillaume accourir d'une allure tout à fait étrange: la tête haute, le cou et le buste raides, les jambes fléchissantes, et il les levait de telle sorte en les jetant en avant, qu'à chaque pas il semblait vouloir sauter un obstacle.
«Voilà une singulière manière de marcher, dit M. Vulfran, qui avait entendu ces pas inégaux; l'animal est gris, n'est-ce pas, Benoist?
— On ne peut rien vous cacher.
— Je ne suis pas sourd, Dieu merci.»
Puis s'adressant à Guillaume, qui s'arrêtait:
«D'où viens-tu?
— Monsieur… je vais… vous dire…
— Ton haleine parle pour toi, tu viens du cabaret; et tu es ivre, le bruit de tes pas me le prouve.
— Monsieur… je vais… vous dire….»
Tout en parlant, Guillaume avait détaché le cheval, et, en remettant les guides dans la voiture, fait tomber le fouet; il voulut se baisser pour le ramasser, et trois fois il sauta par- dessus sans pouvoir le saisir.
«Je crois qu'il vaut mieux que je vous reconduise à Maraucourt, dit le directeur.
— Pourquoi ça? répliqua insolemment Guillaume qui avait entendu.
— Tais-toi, commanda M. Vulfran d'un ton qui n'admettait pas la réplique; à partir de l'heure présente tu n'es plus a mon service.
— Monsieur… je vais… vous dire…»
Mais, sans l'écouter, M. Vulfran s'adressa à son directeur:
«Je vous remercie, Benoist, la petite va remplacer cet ivrogne.
— Sait-elle conduire?
— Ses parents étaient des marchands ambulants, elle a conduit leur voiture bien souvent; n'est-ce pas, petite?
— Certainement, monsieur.
— D'ailleurs, Coco est un mouton; si on ne le jette pas dans un fossé, il n'ira pas de lui-même.»
Il monta en voiture, et Perrine prit place près de lui, attentive, sérieuse, avec la conscience bien évidente de la responsabilité dont elle se chargeait.
«Pas trop vite, dit M. Vulfran, quand elle toucha Coco du bout de son fouet légèrement.
— Je ne tiens pas du tout à aller vite, je vous assure, monsieur.
— C'est déjà quelque chose.»
Quelle surprise quand, dans les rues de Maraucourt, on vit le phaéton de M. Vulfran conduit par une petite fille coiffée d'un chapeau de paille noire, vêtue de deuil, qui conduisait sagement le vieux Coco, au lieu de le mener du train désordonné que Guillaume obligeait la vieille bête à prendre bien malgré elle! Que se passait-il donc? Quelle était cette petite fille? Et l'on se mettait sur les portes pour s'adresser ces questions, car les gens étaient rares dans le village qui la connaissaient, et plus rares encore ceux qui savaient quelle place M. Vulfran venait de lui donner auprès de lui. Devant la maison de mère Françoise, la tante Zénobie causait appuyée sur sa barrière avec deux commères; quand elle aperçut Perrine, elle leva les deux bras au ciel dans un mouvement de stupéfaction, mais aussitôt elle lui adressa son salut le plus avenant accompagné de son meilleur sourire, celui d'une amie véritable.
«Bonjour, monsieur Vulfran; bonjour, mademoiselle Aurélie.»
Et aussitôt que la voiture eut dépassé la barrière, elle raconta à ses voisines comment elle avait procuré à cette jeune personne, qui était leur pensionnaire, la bonne place qu'elle occupait auprès de M. Vulfran, par les renseignements qu'elle avait donnés au Mince:
«Mais c'est une gentille fille, elle n'oubliera pas ce qu'elle me doit, car elle nous doit tout.»
Quels renseignements avait-elle pu donner?
Là-dessus elle avait enfilé une histoire, en prenant pour point de départ les récits de Rosalie, qui, colportée dans Maraucourt avec les enjolivements que chacun y mettait selon son caractère, son goût ou le hasard, avait fait à Perrine une légende, ou plus justement cent légendes devenues rapidement le fond de conversations d'autant plus passionnées que personne ne s'expliquait cette fortune subite; ce qui permettait toutes les suppositions, toutes les explications avec de nouvelles histoires à côté.
Si le village avait été surpris de voir passer M. Vulfran avec Perrine pour conductrice, Talouel en le voyant arriver fut absolument stupéfait.
«Où donc est Guillaume? s'écria-t-il en se précipitant au bas de l'escalier de sa véranda pour recevoir le patron.
— Débarqué pour cause d'ivrognerie invétérée, répondit M. Vulfran en souriant.
— Je suppose que depuis longtemps vous aviez l'intention de prendra cette résolution, dit Talouel.
— Parfaitement.»
Ce mot «je suppose» était celui qui avait commencé la fortune de Talouel dans la maison et établi son pouvoir. Son habileté en effet avait été de persuader à M. Vulfran qu'il n'était qu'une main, aussi docile que dévouée, qui n'exécutait jamais que ce que le patron ordonnait ou pensait.
Si j'ai une qualité, disait-il, c'est de deviner ce que veut le patron, et en me pénétrant de ses intérêts, de lire en lui.»
Aussi commençait-il presque toutes ses phrases par son mot:
«Je suppose que vous voulez…»
Et comme sa subtilité de paysan toujours aux aguets s'appuyait sur un espionnage qui ne reculait devant aucun moyen pour se renseigner, il était rare que M. Vulfran eût à faire une autre réponse que celle qui se trouvait presque toujours sur ses lèvres:
«Parfaitement.»
«Je suppose, aussi, dit-il en aidant M. Vulfran à descendre, que celle que vous avez prise pour remplacer cet ivrogne s'est montrée digne de votre confiance?
— Parfaitement.
— Cela ne m'étonne pas; du jour où elle est entrée ici amenée par la petite Rosalie, j'ai pensé qu'on en ferait quelque chose et que vous la découvririez.
En parlant ainsi il regardait Perrine, et d'un coup d'oeil qui lui disait en insistant:
«Tu vois ce que je fais pour toi; ne l'oublie pas et tiens-toi prête à me le rendre.»
Une demande de payement de ce marché ne se fit pas attendre; un peu avant la sortie il s'arrêta devant le bureau de Perrine et sans entrer, à mi-voix de façon à n'être entendu que d'elle:
«Que s'est-il donc passé à Saint-Pipoy avec Guillaume?»
Comme cette question n'entraînait pas la révélation de choses graves, elle crut pouvoir répondre, et faire le récit qu'il demandait.
«Bon, dit-il, tu peux être tranquille, quand Guillaume viendra demander à rentrer, il aura affaire à moi.»
XXIX
Le soir au souper, cette question: «Que s'est-il passé à Saint- Pipoy avec Guillaume?» lui fut de nouveau posée par Fabry et par Mombleux, car il n'était personne de la maison qui ne sût qu'elle avait ramené M. Vulfran, et elle recommença le récit qu'elle avait déjà fait à Talouel; alors ils déclarèrent que l'ivrogne n'avait que ce qu'il méritait.
«C'est miracle qu'il n'ait pas versé dix fois le patron, dit
Fabry, car il conduisait comme un fou…
— Prononcez plutôt comme un saoul, répondit Mombleux en riant.
— Il y a longtemps qu'il aurait dû être congédié
— Et qu'il l'aurait été en effet sans certains appuis.»
Elle devint tout oreilles, mais en s'efforçant de ne pas laisser paraître l'attention qu'elle prêtait à ces paroles.
«Il le payait cet appui.
— Pouvait-il faire autrement?
— Il l'aurait pu s'il n'avait pas donné barre sur lui: on est fort pour résister à toutes les pressions d'où qu'elles viennent, quand on marche droit.
— C'était là le diable pour lui de marcher droit.
— Êtes-vous sûr qu'on ne l'a pas encouragé dans son vice, au lieu de le prévenir qu'un jour ou l'autre il se ferait renvoyer?
— Je pense qu'on a dû faire une drôle de mine quand on ne l'a pas vu revenir: j'aurais voulu être là.
— On s'arrangera pour le remplacer par un autre qui espionne et rapporte aussi bien.
— C'est tout de même étonnant que celui qui est victime de cet espionnage ne le devine pas et ne comprenne pas que ce merveilleux accord d'idées dont on se vante, que cette intuition extraordinaire ne sont que le résultat de savantes préparations: qu'on me rapporte que vous avez ce matin exprimé l'opinion que le foie de veau aux carottes était une bonne chose, et je n'aurai pas grand mérite à vous dire ce soir que je suppose que vous aimez le veau aux carottes.»
Ils se mirent à rire en se regardant d'un air goguenard.
Si Perrine avait eu besoin d'une clé pour deviner les noms qu'ils ne prononçaient pas, ce mot «je suppose» la lui eût mise aux mains; mais tout de suite elle avait compris que le «on» qui organisait l'espionnage était Talouel, et celui qui le subissait M. Vulfran.
«Enfin quel plaisir peut-il trouver à toutes ces histoires? demanda Mombleux.
— Comment, quel plaisir! On est envieux ou on ne l'est pas; de même on est ou l'on n'est pas ambitieux. Eh bien, il se rencontre qu'on est envieux et encore plus ambitieux. Parti de rien, c'est- à-dire d'ouvrier, on est devenu le second dans une maison qui, à la tête de l'industrie française, fait plus de douze millions de bénéfices par an, et l'ambition vous est venue de passer du second rang au premier; est-ce que cela ne s'est pas déjà produit, et n'a-t-on pas vu de simples commis remplacer des fondateurs de maisons considérables? Quand on a vu que les circonstances, les malheurs de famille, la maladie, pouvaient un jour ou l'autre mettre le chef dans l'impossibilité de continuer à la diriger, on s'est arrangé pour se rendre indispensable, et s'imposer comme le seul qui fût de taille à porter ce fardeau écrasant. La meilleure méthode pour en arriver là n'était-elle pas de faire la conquête de celui qu'on espérait remplacer, en lui prouvant du matin au soir qu'on était d'une capacité, d'une force d'intelligence, d'une aptitude aux affaires au delà de l'ordinaire? De là le besoin de savoir à l'avance ce qu'a dit le chef, ce qu'il a fait, ce qu'il pense, de manière à être toujours en accord parfait avec lui, et même de paraître le devancer; si bien que quand on dit: «Je suppose que vous voudriez bien manger du veau aux carottes», la réponse obligée soit: «Parfaitement».
De nouveau ils se mirent à rire, et pendant que Zénobie changeait les assiettes pour le dessert ils gardèrent un silence prudent; mais lorsqu'elle fut sortie, ils reprirent leur entretien comme s'ils n'admettaient pas que cette petite qui mangeait silencieusement dans son coin pût en deviner les dessous qu'ils brouillaient à dessein.
«Et si le disparu reparaissait? dit Mombleux.
— C'est ce que tout le monde doit souhaiter. Mais s'il ne reparaît pas, c'est qu'il a de bonnes raisons pour ça, comme d'être mort probablement.
— C'est égal, une pareille ambition chez ce bonhomme est raide tout de même, quand on sait ce qu'il est, et aussi ce qu'est la maison qu'il voudrait faire sienne.
— Si l'ambitieux se rendait un juste compte de la distance qui le sépare du but visé, le plus souvent il ne se mettrait pas en route. En tout cas, ne vous trompez pas sur notre bonhomme, qui est beaucoup plus fort que vous ne croyez, si l'on compare son point de départ à son point d'arrivée.
— Ce n'est pas lui qui a amené la disparition de celui dont il compte prendre la place.
— Qui sait s'il n'a pas contribué à provoquer cette disparition ou à la faire durer?
— Vous croyez?
— Nous n'étions ici ni l'un ni l'autre à ce moment, nous ne pouvons donc pas savoir ce qui s'est passé; mais étant donné le caractère du personnage, il est vraisemblable d'admettre qu'un événement de cette gravité n'a pas dû se produire sans qu'il ait travaillé à envenimer les choses de façon à les incliner du côté de son intérêt.
— Je n'avais pas pensé à cela, tiens, tiens!
— Pensez-y, et rendez-vous compte du rôle, je ne dis pas qu'il a joué, mais qu'il a pu jouer en voyant l'importance que cette disparition lui permettait de prendre.
— Il est certain qu'à ce moment il pouvait ne pas prévoir que d'autres hériteraient de la place du disparu; mais maintenant que cette place est occupée, quelles espérances peut-il garder?
— Quand ce ne serait que celle que cette occupation n'est pas aussi solide qu'elle en a l'air. Et de fait est-elle si solide que ça?
— Vous croyez…
— J'ai cru en arrivant ici qu'elle l'était; mais depuis j'ai vu par bien des petites choses, que vous avez pu remarquer vous-même, qu'il se fait un travail souterrain à propos de tout, comme à propos de rien, qu'on devine, plutôt qu'on ne le suit, dont le but certainement est de rendre cette occupation intolérable. Y parviendra-t-on? D'un côté arrivera-t-on à leur rendre la vie tellement insupportable qu'ils préfèrent, de guerre lasse, se retirer? De l'autre trouvera-t-on moyen de les faire renvoyer? Je n'en sais rien.
— Renvoyer! Vous n'y pensez pas.
— Évidemment s'ils ne donnent pas prise à des attaques sérieuses, ce sera impossible. Mais si dans la confiance que leur inspire leur situation ils ne se gardent pas; s'ils ne se tiennent pas toujours sur la défensive; s'ils commettent des fautes, et qui n'en commet pas? alors surtout qu'on est tout-puissant et qu'on a lieu de croire l'avenir assuré, je ne dis pas que nous n'assisterons pas à des révolutions intéressantes.
— Pas intéressantes pour moi les révolutions, vous savez.
— Je ne crois pas que j'aurais plus que vous à y gagner; mais que pouvons-nous contre leur marche? Prendre parti pour celui-ci? Prendre parti pour celui-là? Ma foi non. D'autant mieux qu'en réalité mes sympathies sont pour celui dont on vise l'héritage, en escomptant une maladie qui doit, semble-t-il aux uns et aux autres, le faire disparaître bientôt; ce qui, pour moi, n'est pas du tout prouvé.
— Ni pour moi.
— D'ailleurs on ne m'a jamais demandé nettement mon concours, et je ne suis pas homme à l'offrir.
— Ni moi non plus.
— Je m'en tiens au rôle de spectateur, et quand je vois un des personnages de la pièce qui se joue sous nos yeux entreprendre une lutte qui semble impossible aussi bien que folle, n'ayant pour lui que son audace, son énergie…
— Sa canaillerie.
— Si vous voulez je le dirai avec vous, cela m'intéresse, bien que je n'ignore pas que dans cette lutte des coups seront donnés qui pourront m'atteindre. Voilà pourquoi j'étudie ce personnage, qui n'a pas que des côtés tragiques, mais qui en a aussi de comiques, comme il convient d'ailleurs dans un drame bien fait.
— Moi je ne le trouve pas comique du tout.
— Comment, vous ne trouvez pas personnage comique un homme qui à vingt ans savait à peine lire et signer son nom, et qui a assez courageusement travaillé pour acquérir une calligraphie et une orthographe impeccables, qui lui permettent de reprendre tout le monde ni plus ni moins qu'un maître d'école?
— Ma foi, je trouve ça remarquable.
— Moi aussi je trouve ça remarquable, mais le comique c'est que l'éducation n'a pas marché parallèlement avec cette instruction primaire, que le bonhomme s'imagine être tout dans le monde, si bien que malgré sa belle écriture et son orthographe féroce, je ne peux pas m'empêcher de rire quand je l'entends faire usage de son langage distingué dans lequel les haricots sont «des flageolets» et les citrouilles «des potirons»; nous nous contentons de soupe, lui ne mange que «du potage»; quand je veux savoir si vous avez été vous promener, je vous demande: «Avez-vous été vous promener?» lui vous dit: «Allâtes-vous à la promenade? Qu'éprouvâtes-vous? Nous voyageâmes.» Et quand je vois qu'avec ces beaux mots il se croit supérieur à tout le monde, je me dis que s'il devient maître des usines qu'il convoite, ce qui est possible, sénateur, administrateur de grandes compagnies, il voudra sans doute se fait nommer de l'Académie française, et ne comprendra pas qu'on ne l'accueille point.»
À ce moment Rosalie entra dans la salle et demanda à Perrine si elle ne voulait pas faire une course dans le village. Comment refuser? Il y avait longtemps déjà qu'elle avait fini de dîner, et rester à sa place eût pu éveiller des suppositions qu'elle devait éviter de faire naître, si elle voulait qu'on continuât de parler librement devant elle.
La soirée étant douce et les gens restant assis dans la rue en bavardant de porte en porte, Rosalie aurait voulu flâner et transformer sa course en promenade; mais Perrine ne se prêta pas à cette fantaisie, elle prétexta la fatigue pour rentrer.
En réalité ce qu'elle voulait c'était réfléchir, non dormir, et dans la tranquillité de sa petite chambre, la porte close, se rendre compte de sa situation, et de la conduite qu'elle allait avoir à tenir.
Déjà pendant la soirée où elle avait entendu ses camarades de chambrée parler de Talouel, elle avait pu se le représenter comme un homme redoutable; depuis, quand il s'était adressé à elle pour qu'elle lui dît «toute la vérité sur les bêtises de Fabry». en ajoutant qu'il était le maître et qu'en cette qualité il devait tout savoir, elle avait vu comment cet homme redoutable établissait sa puissance, et quels moyens il employait; cependant tout cela n'était rien à côté de ce que révélait l'entretien qu'elle venait d'entendre.
Qu'il voulût avoir l'autorité d'un tyran à côté, au-dessus même de M. Vulfran, cela elle le savait; mais qu'il espérât remplacer un jour le tout-puissant maître des usines de Maraucourt, et que depuis longtemps il travaillât dans ce but, cela elle ne l'avait pas imaginé.
Et pourtant c'était ce qui résultait de la conversation de l'ingénieur et de Mombleux, en situation de savoir mieux que personne ce qui se passait, de juger les choses et les hommes et d'en parler.
Ainsi le on qu'ils n'avaient pas autrement désigné, devait s'arranger pour remplacer par un autre l'espion qu'il venait de perdre; mais cet autre c'était elle-même qui prenait la place de Guillaume.
Comment allait-elle se défendre?
Sa situation n'était-elle pas effrayante? Et elle n'était qu'une enfant, sans expérience, comme sans appui.
Cette question elle se l'était déjà posée, mais non dans les mêmes conditions que maintenant.
Et assise sur son lit, car il lui était impossible de rester couchée, tant son angoisse était énervante, elle se répétait mot à mot ce qu'elle avait entendu:
«Qui sait s'il n'a pas contribué à provoquer l'absence du disparu, et à la faire durer.
— La place qu'ont prise ceux qui doivent remplacer ce disparu, est-elle aussi solidement occupée qu'on croit, et ne se fait-il pas un travail souterrain pour les obliger à l'abandonner, soit en les forçant à se retirer, soit en les faisant renvoyer?»
S'il avait cette puissance de faire renvoyer ceux qui semblaient désignés pour remplacer le maître, que ne pourrait-il pas contre elle qui n'était rien, si elle essayait de lui résister, et se refusait à devenir l'espionne qu'il voulait qu'elle fût!
Comment ne donnerait-elle pas barre sur elle?
Elle passa une partie de la nuit à agiter ces questions, mais quand à la fin la fatigue la coucha sur son oreiller, elle n'en avait vu que les difficultés sans leur trouver une seule réponse rassurante.
XXX
La première occupation de M. Vulfran en arrivant le matin à ses bureaux était d'ouvrir son courrier, qu'un garçon allait chercher à la poste et déposait sur la table en deux tas, celui de la France et celui de l'étranger. Autrefois il décachetait lui-même toute sa correspondance française, et dictait à un employé les annotations que chaque lettre comportait, pour les réponses à faire ou les ordres à donner; mais depuis qu'il était aveugle il se faisait assister dans ce travail par ses neveux et par Talouel, qui lisaient les lettres à haute voix, et les annotaient; pour les lettres étrangères, depuis la maladie de Bendit, après les avoir ouvertes on les transmettait à Fabry si elles étaient anglaises, allemandes à Mombleux.
Le matin qui suivit l'entretien entre Fabry et Mombleux qui avait ému Perrine si violemment, M. Vulfran, Théodore, Casimir et Talouel étaient occupés à ce travail de la correspondance, quand Théodore, qui ouvrait les lettres étrangères, en annonçant le lieu d'où elles étaient écrites, dit:
«Une lettre de Dakka, 29 mai.
— En français? demanda M. Vulfran.
— Non, en anglais.
— La signature?
— Pas très lisible, quelque chose comme Feldes, Faldes, Fildes, précédé d'un mot que je ne peux pas lire; quatre pages; votre nom revient plusieurs fois; à transmettre à M. Fabry, n'est-ce pas?
— Non; me la donner.»
En même temps Théodore et Talouel regardèrent M. Vulfran, mais en voyant qu'ils avaient l'un et l'autre surpris le mouvement qui venait de leur échapper, et trahissait une même curiosité, ils prirent un air indifférent.
«Je mets la lettre sur votre table, dit Théodore.
— Non, donne-la moi.»
Bientôt le travail prit fin, et le commis se retira en emportant la correspondance annotée; Théodore et Talouel voulurent alors demander à M. Vulfran ses instructions sur plusieurs sujets, mais il les renvoya, et aussitôt qu'ils furent partis il sonna Perrine.
Instantanément elle arriva.
«Qu'est-ce que c'est que cette lettre?» demanda M. Vulfran.
Elle prit la lettre qu'il lui tendait et jeta les yeux dessus; s'il avait pu la voir, il aurait constaté qu'elle pâlissait et que ses mains tremblaient.
«C'est une lettre en anglais datée de Dakka du 29 mai.
— La signature?» Elle la retourna:
«Le père Fildes.
— Tu en es certaine?
— Oui, monsieur, le père Fildes.
— Que dit-elle?
— Voulez-vous me permettre d'en lire quelques lignes avant de répondre?
— Sans doute, mais vite.»
Elle eût voulu obéir à cet ordre, cependant son émotion, au lieu de se calmer, s'était accrue, les mots dansaient devant ses yeux troubles.
«Eh bien? demanda M. Vulfran d'une voix impatiente.
— Monsieur, cela est difficile à lire, et difficile aussi à comprendre: les phrases sont longues.
— Ne traduis pas, analyse simplement; de quoi s'agit-il?»
Un certain temps s'écoula encore avant qu'elle répondît; enfin elle dit:
«Le père Fildes explique que le père Leclerc à qui vous aviez écrit est mort, et que lui-même, chargé par le père Leclerc de vous répondre, en a été empêché par une absence, et aussi par la difficulté de réunir les renseignements que vous demandez; il s'excuse de vous écrire en anglais, mais il ne possède qu'imparfaitement votre belle langue.
— Ces renseignements! s'écria M. Vulfran.
— Mais, monsieur, je n'en suis pas encore là.
Bien que cette réponse eût été faite sur le ton d'une extrême douceur, il sentit qu'il ne gagnerait rien à la bousculer.
«Tu as raison, dit-il, ce n'est pas une lettre française que tu lis; il faut que tu la comprennes avant de me l'expliquer. Voilà ce que tu vas faire: tu vas prendre cette lettre et aller dans le bureau de Bendit, où tu la traduiras aussi fidèlement que possible, en écrivant ta traduction que tu me liras… Ne perds pas une minute. J'ai hâte, tu le vois, de savoir ce qu'elle contient.»
Elle s'éloignait, il la retint:
«Écoute bien. Il s'agit, dans cette lettre, d'affaires personnelles qui ne doivent être connues de personne; tu entends, de personne; quoi qu'on te demande, s'il se trouve quelqu'un qui ose t'interroger, tu ne dois donc rien dire, mais même ne laisser rien deviner. Tu vois la confiance que je mets en toi; je compte que tu t'en montreras digne; si tu me sers fidèlement, sois certaine que tu t'en trouveras bien.
— Je vous promets, monsieur, de tout faire pour mériter cette confiance.
— Va vite et fais vite.»
Malgré cette recommandation, elle ne se mit pas tout de suite à écrire sa traduction, mais elle lut la lettre d'un bout à l'autre, la relut, et ce fut seulement après cela qu'elle prit une grande feuille de papier et commença.
«Dakka, 29 mai.
«Très honoré monsieur,
«J'ai le vif chagrin de vous apprendre que nous avons eu la douleur de perdre notre révérend père Leclerc à qui vous aviez bien voulu demander certains renseignements, auxquels vous paraissez attacher une importance qui me décide à vous répondre à sa place, en m'excusant de n'avoir pas pu le faire plus tôt, empêché que j'ai été par des voyages dans l'intérieur, et retardé d'autre part par les difficultés, qu'après plus de douze ans écoulés, j'ai éprouvées à réunir ces renseignements d'une façon un peu précise; je fais donc appel à toute votre bienveillance pour qu'elle me pardonne ce retard involontaire, et aussi de vous écrire en anglais; la connaissance imparfaite de votre belle langue en est seule la cause.»
Après avoir écrit cette phrase qui était véritablement longue, comme elle l'avait dit à M. Vulfran, et qui par cela seul présentait de réelles difficultés pour être mise au net, elle s'arrêta pour la relire et la corriger. Elle s'y appliquait de toutes les forces de son attention quand la porte de son bureau, qu'elle avait fermée, s'ouvrit devant Théodore Paindavoine qui entra et lui demanda un dictionnaire anglais-français.
Justement elle avait ce dictionnaire ouvert devant elle; elle le ferma et le tendit à Théodore.
«Ne vous en serviez-vous pas? dit celui-ci en venant près d'elle.
— Oui, mais je peux m'en passer.
— Comment cela?
— J'en ai plus besoin pour l'orthographe des mots français que pour le sens des mots anglais, un dictionnaire français le remplacera très bien.»
Elle le sentait sur son dos, et bien qu'elle ne pût pas voir ses yeux n'osant pas se retourner, elle devinait qu'ils lisaient par- dessus son épaule.
«C'est la lettre de Dakka que vous traduisez?»
Elle fut surprise qu'il connût cette lettre qui devait rester si rigoureusement secrète. Mais tout de suite elle réfléchit que c'était peut-être pour la connaître qu'il l'interrogeait, et cela paraissait d'autant plus probable que le dictionnaire semblait être un prétexte: pourquoi aurait-il besoin d'un dictionnaire anglais-français puisqu'il ne savait pas un mot d'anglais?
«Oui, monsieur, dit-elle.
— Et cela va bien cette traduction?»
Elle sentit qu'il se penchait sur elle, car il avait la vue basse; alors vivement elle tourna son papier de façon à ce qu'il ne le vit que de côté.
«Oh! je vous en prie, ne lisez pas, cela ne va pas du tout, je cherche, … c'est un brouillon.
— Cela ne fait rien.
— Si, monsieur, cela fait beaucoup, j'aurais honte.»
Il voulut prendre la feuille de papier, elle mit la main dessus; si elle avait commencé à se défendre par un moyen détourné, maintenant elle était résolue à faire tête, même à l'un des chefs de la maison.
Il avait jusque-là parlé sur le ton de la plaisanterie, il continua:
«Donnez donc ce brouillon, est-ce que vous me croyez homme à faire le maître d'école avec une jolie jeune fille comme vous?
— Non, monsieur, c'est impossible.
— Allons donc.»
— Et il voulut le prendre en riant; mais elle résista.
«Non, monsieur, non, je ne vous le laisserai pas prendre.
— C'est une plaisanterie.
— Pas pour moi, rien n'est plus sérieux: M. Vulfran m'a défendu de laisser voir cette lettre par personne, j'obéis à M. Vulfran.
— C'est moi qui l'ai ouverte.
— La lettre en anglais n'est pas la traduction.
— Mon oncle va me la montrer tout à l'heure cette fameuse traduction.
— Si monsieur votre oncle vous la montre, ce ne sera pas moi; il m'a donné ses ordres, j'obéis, pardonnez-le moi.»
Il y avait tant de résolution dans son accent et dans son attitude que bien certainement pour avoir cette feuille de papier il faudrait la lui prendre de force; et alors ne crierait-elle point?
Théodore n'osa pas aller jusque-la:
«Je suis enchanté de voir, dit-il, la fidélité que vous montrez pour les ordres de mon oncle, même dans les choses insignifiantes.»
Lorsqu'il eut refermé la porte, Perrine voulut se remettre au travail, mais elle était si bouleversée que cela lui fut impossible. Qu'allait-il advenir de cette résistance, dont il se disait enchanté quand au contraire il en était furieux? S'il voulait la lui faire payer, comment lutterait-elle, misérable sans défense, contre un ennemi qui était tout-puissant? Au premier coup qu'il lui porterait, elle serait brisée. Et alors il faudrait qu'elle quittât cette maison, où elle n'aurait que passé.
À ce moment sa porte s'ouvrit de nouveau, doucement poussée, et Talouel entra à pas glissés, les yeux fixés sur le pupitre où la lettre et son commencement de traduction se trouvaient étalés.
«Eh bien, cette traduction de la lettre de Dakka, ça marche-t-il?
— Je ne fais que commencer.
— M. Théodore t'a dérangée. Qu'est-ce qu'il voulait?
— Un dictionnaire anglais-français.
— Pourquoi faire? il ne sait pas l'anglais.
— Il ne me l'a pas dit.
— Il ne t'a pas demandé ce qu'il y a dans cette lettre?
— Je n'en suis qu'à la première phrase.
— Tu ne vas pas me faire croire que tu ne l'as pas lue.
— Je ne l'ai pas encore traduite.
— Tu ne l'as pas écrite en français, mais tu l'as lue.»
Elle ne répondit pas.
«Je te demande si tu l'as lue; tu me répondras peut-être.
— Je ne peux pas répondre.
— Parce que?
— Parce que M. Vulfran m'a défendu de parler de cette lettre.
— Tu sais bien que M. Vulfran et moi nous ne faisons qu'un. Tous les ordres que M. Vulfran donne ici passent par moi, toutes les faveurs qu'il accorde passent par moi, je dois donc connaître ce qui le concerne.
— Même ses affaires personnelles?
— C'est donc d'affaires personnelles qu'il s'agit dans cette lettre?»
Elle comprit qu'elle s'était laissée surprendre.
«Je n'ai pas dit cela; mais je vous ai demandé si, dans le cas d'affaires personnelles, je devrais vous faire connaître le contenu de cette lettre.
— C'est surtout s'il s'agit d'affaires personnelles que je dois les connaître, et cela dans l'intérêt même de M. Vulfran. Ne sais- tu pas qu'il est devenu malade, à la suite de chagrins qui ont failli le tuer? Que tout à coup il apprenne une nouvelle qui lui apporte un nouveau chagrin ou lui cause une grande joie, et cette nouvelle trop brusquement annoncée, sans préparation, peut lui être mortelle. Voilà pourquoi je dois savoir à l'avance ce qui le touche, pour le préparer; ce qui n'aurait pas lieu, si tu lui lisais ta traduction tout simplement.»
Il avait débité ce petit discours d'un ton doux, insinuant, qui ne ressemblait en rien à ses manières ordinaires si raides et si hargneuses.
Comme elle restait muette, le regardant avec une émotion qui la faisait toute pâle, il continua:
«J'espère que tu es assez intelligente pour comprendre ce que je t'explique là, et aussi de quelle importance il est pour tous, pour nous, pour le pays entier qui vit par M. Vulfran, pour toi- même qui viens de trouver auprès de lui une bonne place qui ne peut que devenir meilleure avec le temps, que sa santé ne soit pas ébranlée par des coups violents auxquels elle ne résisterait pas. Il a l'air solide encore, mais il ne l'est pas autant qu'il le parait; ses chagrins le minent, et d'autre part la perte de sa vue le désespère. Voilà pourquoi nous devons tous ici travailler à lui adoucir la vie, et moi le premier, puisque je suis celui en qui il a mis sa confiance.»
Perrine n'eût rien su de Talouel, qu'elle se fût sans doute laissé prendre à ces paroles habilement arrangées pour la troubler et la toucher; mais après ce qu'elle avait entendu, et des femmes de la chambrée qui à la vérité n'étaient que de pauvres ouvrières, et de Fabry et de Mombleux qui eux étaient des hommes capables de savoir les choses aussi bien que de juger les gens, elle ne pouvait pas plus ajouter foi à la sincérité de ce discours, qu'avoir confiance dans le dévouement du directeur: il voulait la faire parler, voilà tout, et pour en arriver là tous les moyens lui étaient bons: le mensonge, la tromperie, l'hypocrisie. Elle eût pu avoir des doutes à ce sujet, que la tentative de Théodore auprès d'elle devait l'empêcher de les admettre: pas plus que le neveu, le directeur n'était sincère, l'un et l'autre voulaient savoir ce que disait la lettre de Dakka et ne voulaient que cela; c'était donc contre eux que M. Vulfran prenait ses précautions quand il lui disait: «S'il se trouve quelqu'un qui ose t'interroger, tu dois non seulement ne rien dire, mais même ne laisser rien deviner;» et c'était à M. Vulfran, qui certainement avait prévu ces tentatives, à lui seul qu'elle devait obéir, sans prendre autrement souci des colères et des haines qu'elle allait accumuler contre elle.
Il était debout devant elle, appuyé sur son bureau, penché vers elle, la tenant dans ses yeux, l'enveloppant, la dominant; elle fit appel à tout son courage, et d'une voix un peu rauque qui trahissait son émotion, mais qui ne tremblait pas cependant, elle dit:
«M. Vulfran m'a défendu de parler de cette lettre à personne.»
Il se redressa furieux de cette résistance, mais presque aussitôt se penchant de nouveau vers elle en se faisant caressant dans les manières comme dans l'accent:
«Justement je ne suis personne, puisque je suis son second, un autre lui-même.
Elle ne répondit pas,
«Tu es donc stupide? s'écria-t il d'une voix étouffée.
— Sans doute, je le suis.
— Alors, tâche de comprendre qu'il faut être intelligent pour occuper la place que M. Vulfran t'a donnée auprès de lui, et que puisque cette intelligence te manque, tu ne peux pas garder cette place, et qu'au lieu de te soutenir comme je l'aurais voulu, mon devoir est de te faire renvoyer. Comprends-tu cela?
— Oui, monsieur.
— Eh bien, réfléchis-y, pense à ce qu'est ta situation aujourd'hui, représente-toi ce qu'elle sera demain dans la rue, et prends une résolution que tu me feras connaître ce soir.»
Là-dessus, après avoir attendu un moment sans qu'elle faiblît, il sortit à pas glissés comme il était entré.
XXXI
«Réfléchis.»
Elle eût voulu réfléchir; mais comment, alors que M. Vulfran attendait?
Elle se remit donc à sa traduction, se disant que pendant qu'elle travaillerait, son émotion se calmerait peut-être, et qu'alors elle serait sans doute mieux en état d'examiner sa situation et de décider ce qu'elle avait à faire.
«La principale difficulté que j'ai, comme je vous le dis, rencontrée dans mes recherches, a été celle du temps qui s'est écoulé depuis le mariage de M. Edmond Paindavoine, votre cher fils. Tout d'abord je vous avoue que, privé des lumières de notre révérend père Leclerc qui avait béni cette union, j'ai été complètement désorienté, et que j'ai du chercher de différents côtés avant de recueillir les éléments d'une réponse qui pût vous satisfaire.
«De ces éléments il résulte que celle qui est devenue la femme de M. Edmond Paindavoine était une jeune personne douée de toute les qualités: l'intelligence, la bonté, la douceur, la tendresse de l'âme, la droiture du caractère, sans parler de ces charmes personnels qui, pour être éphémères, n'en ont pas moins une importance souvent décisive pour ceux qui laissent leur coeur se prendre par les vanités de ce monde.»
Quatre fois elle recommença la traduction de cette phrase, la plus entortillée à coup sûr de cette lettre, mais elle s'acharna à la rendre avec toute l'exactitude qu'elle pouvait mettre dans ce travail, et si elle n'arriva pas à se satisfaire elle-même, au moins eut-elle la conscience d'avoir fait ce qu'elle pouvait.
«Le temps n'est plus où tout le savoir des femmes hindoues consistait dans la science de l'étiquette, dans l'art de se lever ou s'asseoir, et où toute instruction, en dehors de ces points essentiels, était considéré comme une déchéance; aujourd'hui un grand nombre, même parmi celles des hautes castes, ont l'esprit cultivé et, se rappellent que dans l'Inde ancienne, l'étude était placée sous l'invocation de la déesse Sarasvati. Celle dont je parle appartenait à cette catégorie, et son père ainsi que sa mère, qui étaient de famille brahmane, c'est-à-dire deux fois nés, selon l'expression hindoue, avaient eu le bonheur d'être convertis à notre sainte religion catholique, apostolique et romaine par notre révérend père Leclerc pendant les premières années de sa mission. Par malheur pour la propagation de notre foi dans le Hind l'influence de la caste est toute-puissante, de sorte que qui perd sa foi perd sa caste, c'est-à-dire son rang, ses relations, sa vie sociale. Ce fut le cas de cette famille, qui par cela seul qu'elle se faisait chrétienne, se faisait en quelque sorte paria.
«Il vous paraîtra donc tout naturel que, rejetée du monde hindou, elle se soit tournée du côté de la société européenne, si bien qu'une association d'affaires et d'amitié l'a unie à une famille française pour la fondation et l'exploitation d'une fabrique importante de mousseline sous la raison sociale Doressany (Hindou) et Bercher (le Français).
«Ce fut dans la maison de Mme Bercher que M. Edmond Paindavoine fit la connaissance de Mlle Marie Doressany et s'éprit d'elle; ce qui s'explique par cette raison principale qu'elle était bien réellement la jeune fille que je viens de vous dépeindre, tous les témoignages que j'ai réunis concordent entre eux pour l'affirmer, mais je ne peux pas en parler moi-même, puisque je ne l'ai pas connue et ne suis arrivé à Dakka qu'après son départ.
«Pourquoi s'éleva-t-il des empêchements au mariage qu'ils voulaient contracter? C'est une question que je n'ai pas à traiter.
«Quoi qu'il en ait été, le mariage fut célébré, et dans notre chapelle le révérend père Leclerc donna la bénédiction nuptiale à, M. Edmond Paindavoine et à Mlle Marie Doressany; l'acte de ce mariage est inscrit à sa date sur nos registres, et il pourra vous en être délivré une copie si vous en faites la demande.
«Pendant quatre ans M. Edmond Paindavoine vécut dans la maison des parents de sa femme où une enfant, une petite fille, leur fut accordée par le Seigneur Tout-Puissant. Les souvenirs qu'ont gardés d'eux ceux qui à Dakka les ont alors connus sont des meilleurs, et les représentent comme le modèle des époux, se laissant peut-être emporter par les plaisirs mondains, mais cela n'était-il pas de leur âge, et l'indulgence ne doit-elle pas être accordée à la jeunesse?
«Longtemps prospère, la maison Doressany et Bercher éprouva coup sur coup des pertes considérables qui amenèrent une ruine complète: M. et Mme Doressany moururent en quelques mois d'intervalle, la famille Bercher rentra en France, et M. Edmond Paindavoine entreprit un voyage d'exploration en Dalhousie comme collecteur de plantes et de curiosités de toutes sortes pour des maisons anglaises: avec lui il avait emmené sa jeune femme et sa petite fille alors âgée de trois ans environ.
«Depuis il n'est pas revenu à Dakka, mais j'ai su par un de ses amis à qui il a écrit plusieurs fois, et aussi par un de nos pères qui tenait ces renseignements du révérend père Leclerc, resté en correspondance avec Mme Edmond Paindavoine, qu'il a habité pendant plusieurs années la ville de Dehra, choisie par lui comme centre d'exploration, sur la frontière thibétaine et dans l'Himalaya, qui, dit cet ami, ont été fructueuses.
«Je ne connais pas Dehra, mais nous avons une mission dans cette ville, et si vous pensez que cela peut vous être utile dans vos recherches, je me ferai un plaisir de vous envoyer une lettre pour un de nos pères dont le concours pourrait peut-être les faciliter.»
Enfin elle était terminée, la terrible lettre, et tout de suite après le dernier mot écrit, sons même traduire la formule de politesse de la fin, elle ramassa les feuillets et se rendit vivement auprès de M. Vulfran, qu'elle trouva marchant d'un bout à l'autre de son cabinet en comptant les pas, autant pour ne pas aller donner contre la muraille que pour tromper son impatience.
«Tu as été bien lente, dit-il.
— La lettre est longue et difficile.
— N'as-tu pas été dérangée aussi? J'ai entendu la porte de ton bureau s'ouvrir et se fermer deux fois.»
Puisqu'il l'interrogeait, elle crut qu'elle devait répondre sincèrement: peut-être était-ce la seule solution honnête et juste aux questions qu'elle avait agitées sans leur trouver de réponses satisfaisantes:
«M. Théodore et M. Talouel sont venus dans mon bureau.
— Ah!»
Il parut vouloir s'engager sur ce point, mais s'arrêtant, il reprit:
«La lettre d'abord; nous verrons cela ensuite; assieds-toi près de moi; et lis lentement, distinctement, sans hausser la voix,»
Elle fit sa lecture comme il lui était commandé, et d'une voix plutôt faible que forte.
De temps en temps M. Vulfran l'interrompit, mais sans s'adresser à elle, en suivant sa pensée:
… Modèle des époux,
… Plaisirs mondains,
… Maisons anglaises, quelles maisons?
… Un de ses amis; quel ami?
… De quelle époque datent ces renseignements?
Et quand elle fut arrivée à la fin de la lettre, résumant ses impressions, il dit;
«Des phrases. Pas un nom. Pas une date. Que ces gens-là ont donc l'esprit vague!»
Comme ces observations ne lui étaient pas faites directement,
Perrine n'avait garde de répondre; alors un silence s'établit que
M. Vulfran ne rompit qu'après un temps de réflexion assez long:
«Peux-tu traduire du français en anglais comme tu viens de traduire de l'anglais en français?
— Si ce ne sont pas des phrases trop difficiles, oui.
— Une dépêche?
— Oui, je crois.
— Eh bien, assieds-toi à la petite table et écris.»
Il dicta:
«Père Fildes
«Mission
«Dakka.
«Remerciements pour lettre.»
«Prière envoyer par dépêche, réponse payée vingt mots, nom de l'ami qui a reçu nouvelles, dernière date de celles-ci. Envoyer aussi nom du père de Dehra. Lui écrire pour le prévenir que je m'adresse à lui directement.
«Paindavoine.»
«Traduis cela en anglais, et fais plutôt plus court que plus long; à 1 fr 60 le mot, il ne faut pas les prodiguer; écris très lisiblement.»
La traduction fut assez vivement achevée et elle la lut à haute voix.
«Combien de mots? demanda-t-il.
— En anglais quarante-cinq,»
Alors il calcula tout haut:
«Cela fait 72 francs pour la dépêche, 32 pour la réponse; 104 francs en tout que je vais te donner; tu la porteras toi-même au télégraphe et la liras à la receveuse, pour qu'elle ne commette pas d'erreur.»
En traversant la véranda elle y trouva Talouel qui, les mains dans les poches, se promenait là, de manière à surveiller tout ce qui se passait dans les cours aussi bien que dans les bureaux.
«Où vas-tu? demanda-t-il.
— Au télégraphe porter une dépêche.»
Elle la tenait d'une main et l'argent de l'autre; il la lui prit en la tirant si fort que si elle ne l'avait pas lâchée, il l'aurait déchirée, et tout de suite il l'ouvrit. Mais en voyant qu'elle était en anglais, il eut un mouvement de colère.
«Tu sais que tu as à me parler tantôt, dit-il.
— Oui, monsieur.»
Ce fut seulement à trois heures qu'elle revit M. Vulfran, quand il la sonna pour partir. Plus d'une fois elle s'était demandée qui remplacerait Guillaume; sa surprise fut grande quand M. Vulfran lui dit de prendre place à ses côtés, après avoir renvoyé le cocher qui avait amené Coco.
«Puisque tu as bien conduit hier, il n'y a pas de raisons pour que tu ne conduises pas bien aujourd'hui. D'ailleurs nous avons à parler, et il vaut mieux pour cela que nous soyons seuls.»
Ce fut seulement après être sortis du village où sur leur passage se manifesta la même curiosité que la veille, et quand ils roulèrent doucement à travers les prairies où la fenaison était dans son plein, que M. Vulfran, jusque-là silencieux, prit la parole, au grand émoi de Perrine qui eût bien voulu retarder encore le moment de cette explication si grosse de dangers pour elle, semblait-il.
«Tu m'as dit que M. Théodore et M. Talouel étaient venus dans ton bureau.
— Oui, monsieur.
— Que te voulaient-ils?»
Elle hésita, le coeur serré.
«Pourquoi hésites-tu? Ne dois-tu pas tout me dire?
— Oui, monsieur, je le dois, mais cela n'empêche pas que j'hésite.
— On ne doit jamais hésiter à faire son devoir; si tu crois que tu dois te taire, tais-toi; si tu crois que tu dois répondre à ma question, car je te questionne, réponds.
— Je crois que je dois répondre.
— Je t'écoute.»
Elle raconta exactement ce qui s'était passé entre Théodore et elle, sans un mot de plus, sans un de moins.
«C'est bien tout? demanda M. Vulfran lorsqu'elle fut arrivée au bout.
— Oui, monsieur, tout.
— Et Talouel?»
Elle recommença pour le directeur ce qu'elle avait fait pour le neveu, aussi fidèlement, en arrangeant seulement un peu ce qui avait rapport à la maladie de M. Vulfran, de façon à ne pas répéter «qu'une mauvaise nouvelle trop brusquement annoncée, sans préparation pouvait le tuer». Puis, après la première tentative de Talouel, elle dit ce qui s'était passé pour la dépêche, sans cacher le rendez-vous qui lui était assigné à la fin de la journée.
Tout à son récit, elle avait laissé Coco prendre le pas, et le vieux cheval, abusant de cette liberté, se dandinait tranquillement, humant la bonne odeur du foin séché que la brise tiède lui soufflait aux naseaux, en même temps qu'elle apportait les coups de marteau du battement des faux qui lui rappelaient les premières années de sa vie, quand, n'ayant pas encore travaillé, il galopait à travers les prairies avec les juments et ses camarades les poulains, sans se douter alors qu'ils auraient à traîner un jour des voitures sur les routes poussiéreuses, à peiner, à souffrir les coups de fouet et les brutalités.
Quand elle se tut, M. Vulfran resta assez longtemps silencieux, et comme elle pouvait l'examiner sans qu'il sût qu'elle tenait les yeux attachés sur lui, elle vit que son visage trahissait une préoccupation douloureuse faite, semblait-il, d'autant de mécontentement que de tristesse; enfin, il dit:
«Avant tout, je dois te rassurer; sois certaine qu'il ne t'arrivera rien de mal pour tes paroles qui ne seront pas répétées, et que si jamais quelqu'un voulait se venger de la résistance que tu as honnêtement opposée à ces tentatives, je saurais te défendre. Au reste, je suis responsable de ce qui arrive. Je les pressentais ces tentatives quand je t'ai recommandé de ne pas parler de cette lettre qui devait éveiller certaines curiosités, et, dès lors, je n'aurais pas dû t'y exposer. À l'avenir, il n'en sera plus ainsi. À partir de demain, tu abandonneras le bureau de Bendit, où l'on peut aller te trouver, et tu occuperas dans mon cabinet, la petite table sur laquelle tu as écrit ce matin la dépêche; devant moi on ne te questionnera pas, je pense. Mais comme on pourrait le tenter en dehors des bureaux, chez Françoise, à partir de ce soir, tu auras une chambre au château et tu mangeras avec moi. Je prévois que je vais entretenir avec les Indes un échange de lettres et de dépêches que tu seras seule à connaître. Il faut que je prenne mes précautions pour qu'on ne cherche pas à t'arracher de force, ou à te tirer adroitement des renseignements qui doivent rester secrets. Près de moi, tu seras défendue. De plus, ce sera ma réponse à ceux qui ont voulu te faire parler, aussi bien que ce sera un avertissement à ceux qui voudraient le tenter encore. Enfin, ce sera une récompense pour toi.»
Perrine, qui avait commencé par trembler, s'était bien vite rassurée; maintenant, elle était si violemment secouée par la joie qu'elle ne trouva pas un mot à répondre.
«Ma confiance en toi m'est venue du courage que tu as montré dans la lutte contre la misère; quand on est brave comme tu l'as été, on est honnête; tu viens de me prouver que je ne me suis pas trompé, et que je peux me fier à toi, comme si je te connaissais depuis dix ans. Depuis que tu es ici tu as dû entendre parler de moi avec envie: être à la place de M. Vulfran, être M. Vulfran, quel bonheur! La vérité est que la vie m'est dure, très dure, plus pénible, plus difficile que pour le plus misérable de mes ouvriers. Qu'est la fortune sans la santé qui permet d'en jouir? le plus lourd des fardeaux. Et celui qui charge mes épaules m'écrase. Tous les matins, je me dis que sept mille ouvriers vivent par moi, vivent de moi, pour qui je dois penser, travailler, et que si je leur manquais ce serait un désastre, pour tous la misère, pour un grand nombre la faim, la mort peut-être. Il faut que je marche pour eux, pour l'honneur de cette maison que j'ai créée, qui est ma joie, ma gloire, — et je suis aveugle!»
Une pause s'établit et l'âpreté de cette plainte emplit de larmes les yeux de Perrine; mais bientôt M. Vulfran reprit:
«Tu devais savoir par les conversations du village, et tu sais par la lettre que tu as traduite, que j'ai un fils; mais entre ce fils et moi, il y a eu, pour toutes sortes de raisons dont je ne veux pas parler, des dissentiments graves qui nous ont séparés et qui, après son mariage conclu malgré mon opposition, ont amené une rupture complète, mais n'ont pas éteint mon affection pour lui, car je l'aime, après tant d'années d'absence, comme s'il était encore l'enfant que j'ai élevé, et quand je pense à lui, c'est-à- dire le jour et la nuit si longs pour moi, c'est le petit enfant que je vois de mes yeux sans regard. À son père, mon fils a préféré la femme qu'il aimait et qu'il avait épousée par un mariage nul. Au lieu de revenir près de moi, il a accepté de vivre près d'elle, parce que je ne pouvais ni ne devais la recevoir. J'ai espéré qu'il céderait; il a dû croire que je céderais moi- même. Mais nous avons le même caractère: nous n'avons cédé ni l'un ni l'autre Je n'ai plus eu de ses nouvelles. Après ma maladie qu'il a certainement connue, car j'ai tout lieu de penser qu'on le tenait au courant de ce qui se passe ici, j'ai cru qu'il reviendrait. Il n'est pas revenu, retenu évidemment par cette femme maudite qui, non contente de me l'avoir pris, me le garde, la misérable!…»
Perrine écoutait, suspendue aux lèvres de M. Vulfran, ne respirant pas; à ce mot, elle interrompit:
«La lettre du père Fildes dit: «Une jeune personne douée des plus charmantes qualités: l'intelligence, la bonté, la douceur, la tendresse de l'âme, la droiture du caractère», on ne parle pas ainsi d'une misérable.
— Ce que dit la lettre peut-il aller contre les faits? et le fait capital qui m'a inspiré contre elle l'exaspération et la haine, c'est qu'elle me garde mon fils, au lieu de s'effacer comme il convient à une créature de son espèce, pour qu'il puisse retrouver et reprendre ici la vie qui doit être la sienne. Enfin par elle nous sommes séparés, et tu vois que, malgré les recherches que j'ai fait entreprendre, je ne sais même pas où il est; comme moi, tu vois les difficultés qui s'opposent à ces recherches. Ce qui complique ces difficultés, c'est une situation particulière que je dois t'expliquer, bien qu'elle soit sans doute peu claire pour une enfant de ton âge; mais, enfin, il faut que tu t'en rendes à peu près compte, puisque par la confiance que je mets en toi, tu vas m'aider dans ma tâche. La longue absence, la disparition de mon fils, notre rupture, le long temps qui s'est écoulé depuis les dernières nouvelles qu'on a reçues de lui, ont fatalement éveillé certaines espérances. Si mon fils n'était plus là pour prendre ma place quand je serai tout à fait incapable d'en porter les charges, et pour hériter de ma fortune quand je mourrai, qui occuperait cette place? À qui cette fortune reviendrait-elle? Comprends-tu les espérances embusquées derrière ces questions?
— À peu près, monsieur.
— Cela suffit, et même j'aime autant que tu ne les comprennes pas tout à fait. Il y a donc près de moi, parmi ceux qui devraient me soutenir et m'aider, des personnes qui ont intérêt à ce que mon fils ne revienne pas, et qui par cela seul que cet intérêt trouble leur esprit, peuvent s'imaginer qu'il est mort. Mort, mon fils! Est-ce que cela est possible! Est-ce que Dieu m'aurait frappé d'un si effroyable malheur! Eux peuvent le croire, moi je ne peux pas. Que ferais-je en ce monde si Edmond était mort? C'est la loi de la nature que les enfants perdent leurs parents, non que les parents perdent leurs enfants. Enfin, j'ai cent raisons meilleures les unes que les autres qui prouvent l'insanité de ces espérances. Si Edmond avait péri dans un accident, je l'aurais su; sa femme eût été la première à m'en avertir. Donc Edmond n'est pas, ne peut pas être mort; je serais un père sans foi d'admettre le contraire.»
Perrine ne tenait plus ses yeux attachés sur M. Vulfran, mais elle les avait détournés pour cacher son visage, comme s'il pouvait le voir.
«Les autres qui n'ont pas cette foi, peuvent croire à cette mort, et cela explique leur curiosité en même temps que les précautions que je prends pour que tout ce qui se rapporte à mes recherches reste secret. Je te le dis franchement. D'abord pour que tu voies la tâche à laquelle je t'associe: rendre un fils à son père; et je suis certain que tu as assez de coeur pour t'y employer fidèlement. Et puis je t'en parle encore, parce que ç'a toujours été ma règle de vie d'aller droit à mon but, en disant franchement où je vais; quelquefois les malins n'ont pas voulu me croire et ont supposé que je jouais au fin; ils en ont toujours été punis. On a déjà tenté de te circonvenir; on le tentera encore, cela est probable, et de différents côtés; te voilà prévenue, c'est tout ce que je devais faire.»
Ils étaient arrivés en vue des cheminées de l'usine de Hercheux, de toutes la plus éloignée de Maraucourt; encore quelques tours de roues, ils entraient dans le village.
Perrine, bouleversée, frémissante, cherchait des paroles pour répondre et ne trouvait rien, l'esprit paralysé par l'émotion, la gorge serrée, les lèvres sèches:
«Et moi, s'écria-t-elle enfin, je dois vous dire que je suis à vous, monsieur, de tout coeur.»
XXXII
Le soir, la tournée des usines achevée, au lieu de revenir aux bureaux comme c'était la coutume, M. Vulfran dit à Perrine de le conduire directement au château; et pour la première fois elle franchit la magnifique grille dorée, chef-d'oeuvre de serrurerie, qu'un roi n'avait pu se donner à l'une des dernières expositions, racontait-on, mais que le riche industriel n'avait pas trouvée trop chère pour sa maison de campagne.
«Suis la grande allée circulaire», dit M. Vulfran.
Pour la première fois aussi elle vit de près les massifs de fleurs que jusque-là elle n'avait aperçus que de loin, formant des taches rouges ou roses sur le velours foncé des gazons tondus ras. Habitué à faire ce chemin, Coco le montait d'un pas tranquille et, sans avoir besoin de le conduire, elle pouvait poser ses regards, à droite et à gauche, sur les corbeilles, ou les plantes et les arbustes que leur beauté rendait dignes d'être isolés en belle vue; car, bien que leur maître ne put plus les admirer comme naguère, rien n'avait été changé dans l'ordonnance des jardins, aussi soigneusement entretenus, aussi dispendieusement ornés qu'au temps où, chaque matin et chaque soir, il les passait en revue avec fierté.
De lui-même, Coco s'arrêta devant le large perron, où un vieux domestique, prévenu par le coup de cloche du concierge, attendait.
«Bastien, tu es là? demanda M. Vulfran sans descendre.
— Oui, monsieur.
— Tu vas conduire cette jeune personne à la chambre des papillons, qui sera la sienne, et tu veilleras à ce qu'on lui donne tout ce qui peut lui être nécessaire pour sa toilette; tu mettras son couvert vis-à-vis le mien; en passant, envoie-moi Félix, qu'il me conduise aux bureaux.»
Perrine se demandait si elle était éveillée.
«Nous dînerons à huit heures, dit M. Vulfran; jusque-là tu es libre.»
Elle descendit et suivit le vieux valet de chambre, marchant éblouie, comme si elle était transportée dans un palais enchanté.
Et réellement, le hall monumental, d'où partait un escalier majestueux aux marches en marbre blanc, sur lesquelles un tapis traçait, un chemin rouge, n'avait-il pas quelque chose d'un palais? À chaque palier, de belles fleurs étaient groupées avec des plantes à feuillage dans de vastes jardinières, et leur parfum embaumait l'air renfermé.
Bastien la conduisit au second étage, et, sans entrer, lui ouvrit une porte:
«Je vais vous envoyer la femme de chambre», dit-il en se retirant.
Après avoir traversé une petite entrée sombre, elle se trouva dans une grande chambre très claire. tendue d'étoffe de couleur ivoire, semée de papillons aux nuances vives qui voletaient légèrement; les meubles étaient en érable moucheté, et sur le tapis gris s'enlevaient vigoureusement des gerbes de fleurs des champs: pâquerettes, coquelicots, bleuets, boutons d'or.
Que cela était frais et joli!
Elle n'était pas revenue de son émerveillement, et s'amusait encore à enfoncer son pied dans le tapis moelleux qui le repoussait, quand la femme de chambre entra:
«Bastien m'a dit de me mettre à la disposition de mademoiselle.»
Une femme de chambre en toilette claire, coiffée d'un bonnet de tulle, aux ordres de celle qui quelques jours avant couchait dans une hutte, sur un lit de roseaux, au milieu d'un marais, avec les rats et les grenouilles! il lui fallut un certain temps pour se reconnaître.
«Je vous remercie, dit-elle enfin, mais je n'ai besoin de rien… il me semble.
— Si mademoiselle veut bien, je vais toujours lui montrer son appartement.»
Ce qu'elle appelait «montrer l'appartement», c'était ouvrir les portes d'une armoire à glace et d'un placard, ainsi que les tiroirs d'une table de toilette, tout remplis de brosses, de ciseaux; de savons et de flacons; cela fait, elle mit la main sur un bouton posé dans la tenture:
«Celui-ci, dit-elle, est pour la sonnerie d'appel; celui-là pour l'éclairage.»
Instantanément la chambre, l'entrée et le cabinet de toilette s'éclairèrent d'une lumière éblouissante qui, instantanément aussi, s'éteignit; et il sembla à Perrine qu'elle était encore dans les plaines des environs de Paris, quand l'orage l'avait assaillie et que les éclairs fulgurants du ciel entr'ouvert lui montraient son chemin ou le noyaient d'ombre.
«Quand mademoiselle aura besoin de moi, elle voudra bien me sonner: un coup pour Bastien, deux coups pour moi.»
Mais ce dont «mademoiselle avait besoin», c'était d'être seule, autant pour passer la visite de sa chambre que pour se ressaisir, ayant été jetée hors d'elle-même par tout ce qui lui était arrivé depuis le matin.
Que d'événements, que de surprises en quelques heures, et qui lui eût dit le matin, quand, sous les menaces de Théodore et de Talouel, elle se voyait en si grand danger, que le vent, au contraire, allait si favorablement tourner pour elle! N'y avait-il pas de quoi rire de penser que c'était leur hostilité même qui faisait sa fortune?
Mais combien plus encore eût-elle ri si elle avait pu voir la tête du directeur en recevant M. Vulfran au bas de l'escalier des bureaux.
«Je suppose que cette jeune personne a fait quelque sottise? dit
Talouel.
— Mais non.
— Pourtant, vous vous faites ramener par Félix?
— C'est qu'en passant je l'ai déposée au château, afin qu'elle ait le temps de se préparer pour le dîner.
— Dîner! Je suppose….»
Il était tellement suffoqué qu'il ne trouva pas tout de suite ce qu'il devait supposer.
«Je suppose, moi, dit M. Vulfran, que vous ne savez que supposer.
— Je suppose que vous la faites dîner avec vous.
— Parfaitement. Depuis longtemps je voulais avoir près de moi quelqu'un d'intelligent, de discret, de fidèle, en qui je pourrais avoir confiance. Justement cette petite fille me parait réunir ces qualités: intelligente elle l'est, j'en suis sûr; discrète et fidèle, elle l'est aussi, j'en ai la preuve.»
Cela fut dit sans appuyer, mais cependant de façon que Talouel ne pût se méprendre sur le sens de ces paroles.
«Je la prends donc; et comme je ne veux pas qu'elle reste exposée à certains dangers, — non pour elle, car j'ai la certitude qu'elle n'y succomberait pas, mais pour les autres, ce qui m'obligerait à me séparer de ces autres…»
Il appuya sur ce mot:
«… Quels qu'ils fussent, elle ne me quittera plus; ici elle travaillera dans mon cabinet; pendant le jour elle m'accompagnera, elle mangera à ma table, ce qui rendra moins tristes mes repas qu'elle égayera de son babil, et elle habitera le château.»
Talouel avait eu le temps de retrouver son calme, et comme il n'était ni dans son caractère, ni dans sa ligne de conduite de faire formellement la plus légère opposition aux idées du patron, il dit:
«Je suppose qu'elle vous donnera toutes les satisfactions, que très justement, il me semble, vous pouvez attendre d'elle.
— Je le suppose aussi.»
Pendant ce temps, Perrine, accoudée au balcon de sa fenêtre, rêvait en regardant la vue qui se déroulait devant elle: les pelouses fleuries du jardin, les usines, le village avec ses maisons et l'église, les prairies, les entailles dont l'eau argentée miroitait sous les rayons obliques du soleil qui s'abaissait, et vis-à-vis, de l'autre côté, le bouquet de bois où elle s'était assise, le jour de son arrivée, et où dans la brise du soir elle avait entendu passer la douce voix de sa mère qui murmurait: «Je te vois heureuse».
Elle avait pressenti l'avenir la chère maman, et les grandes marguerites, traduisant l'oracle qu'elle leur dictait, avaient aussi dit vrai: heureuse, elle commençait à l'être; et si elle n'avait pas encore réussi tout a fait, ni même beaucoup, au moins devait-elle reconnaître qu'elle était en passe de réussir plus qu'un peu; qu'elle fût patiente, qu'elle sût attendre, et le reste viendrait à son heure. Qui la pressait maintenant? Ni la misère, ni le besoin dans ce château où elle était entrée si vite.
Quand le sifflet des usines annonça la sortie, elle était encore à son balcon planant dans sa rêverie, et ce furent ses coups stridents qui la ramenèrent de l'avenir dans la réalité présente. Alors du haut de l'observatoire d'où elle dominait les rues du village et les routes blanches à travers les prairies vertes et les champs jaunes, elle vit se répandre la fourmilière noire des ouvriers, qui grouillant d'abord en un gros amas compact, ne tarda pas à se diviser en plusieurs courants, à se morceler à l'infini, et à ne former bientôt plus que des petits groupes qui eux-mêmes s'évanouirent promptement; la cloche du concierge sonna et la voiture de M. Vulfran monta l'allée circulaire au pas tranquille du vieux Coco.
Cependant elle ne quitta pas encore sa chambre, mais comme il le lui avait recommandé, elle fit sa toilette, en se livrant à une véritable débauche d'eau de Cologne aussi bien que de savon, — d'un bon savon onctueux, mousseux, tout parfumé de fines odeurs, - - et ce fut seulement quand la pendule placée sur sa cheminée sonna huit heures qu'elle descendit.
Elle se demandait comment elle trouverait la salle à manger, mais elle n'eut pas à la chercher, un domestique en habit noir, qui se tenait dans le hall, la conduisit. Presque aussitôt M. Vulfran entra; personne ne le conduisait; elle remarqua qu'il suivait un chemin en coutil posé sur le tapis, ce qui permettait à ses pieds de le guider et de remplacer ses yeux: une corbeille d'orchidées, au parfum suave, occupait le milieu de la table, couverte d'une lourde argenterie ciselée et de cristaux taillés dont les facettes reflétaient les éclairs de la lumière électrique qui tombait du lustre.
Un moment elle se tint debout derrière sa chaise, ne sachant trop ce qu'elle devait faire; heureusement M. Vulfran lui vint en aide:
«Assieds-toi.»
Aussitôt le service commença, et le domestique qui l'avait amenée posa une assiette de potage devant elle, tandis que Bastien en apportait une autre à son maître, celle-là pleine jusqu'au bord.
Elle eût dîné seule avec M. Vulfran qu'elle se fût trouvée à son aise; mais sous les regards curieux, quoique dignes, des deux valets de chambre qu'elle sentait ramassés sur elle, pour voir sans doute comment mangeait une petite bête de son espèce, elle se sentait intimidée, et cet examen n'était pas sans la gêner un peu dans ses mouvements.
Cependant elle eut la chance de ne pas commettre de maladresse.
«Depuis ma maladie, dit M. Vulfran, j'ai l'habitude de manger deux soupes, ce qui est plus commode pour moi, mais tu n'es pas tenue, toi, qui vois clair, d'en faire autant.
— J'ai été si longtemps privée de soupe, que j'en mangerais bien deux fois aussi.»
Mais ce ne fut pas une assiette du même potage qu'on leur servit, ce fut une nouvelle soupe, aux choux celle-là, avec des carottes et des pommes de terre, aussi simple que celle d'un paysan.
Au reste, le dîner garda en tout, excepté pour le dessert, cette simplicité, se composant d'un gigot avec des petits pois et d'une salade; mais pour le dessert il comprenait quatre assiettes à pied avec des gâteaux et quatre compotiers chargés de fruits admirables, dignes, par leur grosseur et leur beauté, des fleurs du surtout.
«Demain tu iras, si tu le veux, visiter les serres qui ont produit ces fruits», dit M. Vulfran.
Elle avait commencé par se servir discrètement quelques cerises, mais M. Vulfran voulut qu'elle prît aussi des abricots, des pêches et du raisin,
«À ton âge, j'aurais mangé tous les fruits qui sont sur la table… si on me les avait offerts.»
Alors Bastien, bien disposé par cette parole, voulut mettre sur l'assiette «de cette petite bête», comme il l'eût fait pour un singe savant, un abricot et une pêche qu'il choisit avec la compétence d'un connaisseur, quittant pour cela la place qu'il occupait derrière la chaise de M. Vulfran.
Malgré les fruits, Perrine fut bien aise de voir le dîner prendre fin; plus l'épreuve serait courte, mieux cela vaudrait: le lendemain, la curiosité satisfaite des domestiques, la laisserait tranquille sans doute.
«Maintenant tu es libre jusqu'à demain matin, dit M. Vulfran en se levant de table, tu peux te promener dans le jardin au clair de la lune, lire dans la bibliothèque, ou emporter un livre dans ta chambre.»
Elle était embarrassée, se demandant si elle ne devait pas proposer à M. Vulfran de se tenir à sa disposition. Comme elle restait hésitante, elle vit Bastien lui faire des signes silencieux que tout d'abord elle ne comprit pas: de la main gauche il paraissait tenir un livre qu'il feuilletait de la droite, puis, s'interrompant, il montrait M. Vulfran en remuant les lèvres avec une physionomie animée. Tout à coup elle crut qu'il lui expliquait qu'elle devait demander à M. Vulfran de lui faire la lecture; mais comme elle avait déjà eu cette idée, elle eut peur de traduire la sienne plutôt que celle de Bastien; cependant elle se risqua:
«Mais n'avez-vous pas besoin de moi, monsieur? Ne voulez-vous pas que je vous fasse la lecture?»
Elle eut la satisfaction de voir Bastien l'applaudir par de grands mouvements de tête: elle avait deviné, c'était bien cela qu'elle devait dire.
«Il convient que quand on travaille, on ait ses heures de liberté, répondit M. Vulfran.
— Je vous assure que je ne suis pas fatiguée du tout.
— Alors, dit-il, suis-moi dans mon cabinet.»
C'était une vaste pièce sombre, qu'un vestibule séparait de la salle à manger, et à laquelle conduisait un chemin en toile qui permettait à M. Vulfran de marcher franchement, puisqu'il ne pouvait s'égarer et qu'il avait dans la tête comme dans les jambes le juste sentiment des distances.
Perrine s'était plus d'une fois demandé à quoi M. Vulfran passait son temps lorsqu'il était seul, puisqu'il ne pouvait pas lire; mais cette pièce, lorsqu'il eut pressé un bouton d'éclairage, ne répondit rien à cette question; pour meubles, une grande table chargée de papiers, des cartonniers, des sièges, et c'était tout; devant une fenêtre un grand fauteuil voltaire, mais sans rien autour. Cependant l'usure de la tapisserie qui le recouvrait semblait indiquer que M. Vulfran devait y rester assis pendant de longues heures, en face du ciel, dont il ne voyait même pas les nuages.
«Que me lirais-tu bien?» demanda-t-il.
Des journaux étaient sur la table enveloppés de leurs bandes multicolores.
«Un journal, si vous voulez.
— Moins on donne de temps aux journaux, mieux cela vaut.»
Elle n'avait rien à répondre, n'ayant dit cela que pour proposer quelque chose.
«Aimes-tu les livres de voyage? demanda-t-il.
— Oui, monsieur.
— Moi aussi; ils amusent l'esprit en le faisant travailler.»
Puis, comme s'il se parlait à lui-même, sans qu'elle fût là pour l'entendre:
«Sortir de soi, vivre d'autres vies que la sienne.»
Mais après un moment de silence, revenant à elle:
«Allons dans la bibliothèque», dit-il.
Elle communiquait avec le cabinet, il n'eut qu'une porte à ouvrir et, pour l'éclairer, qu'un bouton à pousser; mais comme une seule lampe s'alluma, la grande salle aux armoires de bois noir resta dans l'ombre.
«Connais-tu le Tour du Monde? demanda-t-il.
— Non, monsieur.
— Eh bien, nous trouverons dans la table alphabétique des indications qui nous guideront.»
Il la conduisit à l'armoire qui contenait cette table, et lui dit de la chercher, ce qui demanda un certain temps; à la fin cependant elle mit la main dessus.
«Que dois-je chercher? dit-elle.
— À l'I, le mot Inde.» *
Ainsi il suivait toujours sa pensée, et n'avait nullement l'idée de vivre la vie des autres comme il avait semblé en exprimer le désir, car ce qu'il voulait certainement, c'était vivre celle de son fils, en lisant la description des pays où il le faisait rechercher.
«Que vois-tu? dis.»
— L'Inde des Rajahs, voyage dans les royaumes de l'Inde centrale et dans la présidence du Bengale, 1871, 209 à 288.
— Cela veut dire que dans le deuxième volume de 1871, à la page 209, nous trouverons le commencement de ce voyage; prends ce volume et rentrons dans mon cabinet.»
Mais quand elle eut atteint ce volume sur une planche basse, au lieu de se relever, elle resta à regarder un portrait placé au- dessus de la cheminée, que ses yeux, qui peu à peu étaient habitués à la demi obscurité, venaient d'apercevoir.
«Qu'as-tu?» demanda-t-il.
Franchement elle répondit, mais d'une voix émue:
«Je regarde le portrait placé au-dessus de la cheminée.
— C'est celui de mon fils à vingt ans, mais tu dois bien mal le voir, je vais l'éclairer.»
Allant à la boiserie, il pressa un bouton, et un foyer de petites lampes placé au haut du cadre et en avant du portrait l'inonda de lumière.
Perrine, qui s'était relevée pour se rapprocher de quelques pas, poussa un cri et laissa tomber le volume du Tour du Monde.
«Qu'as-tu donc?» dit-il.
Mais elle ne pensa pas à répondre, et resta les yeux attachés sur le jeune homme blond, vêtu d'un costume de chasse en velours vert, coiffé d'une casquette haute à large visière, appuyé d'une main sur un fusil et de l'autre flattant la tête d'un épagneul noir, qui venait de jaillir du mur comme une apparition vivante. Elle était frémissante de la tête aux pieds, et un flot de larmes coulait sur son visage, sans qu'elle eût l'idée de les retenir, emportée, abîmée dans sa contemplation.
Ce furent ces larmes qui, dans le silence qu'elle gardait, trahirent son émoi.
«Pourquoi pleures-tu?»
Il fallait qu'elle répondît; par un effort suprême elle tâcha de se rendre maîtresse de ses paroles, mais en les entendant elle sentit toute leur incohérence:
«C'est ce portrait… votre fils… vous son père…»
Il resta un moment ne comprenant pas, attendant, puis avec un accent que la compassion attendrissait:
«Et tu as pensé au tien?
— Oui, monsieur…, oui, monsieur.
— Pauvre petite!»
XXXIII
Quelle surprise le lendemain matin, quand, en entrant dans le cabinet de leur oncle pour le dépouillement du courrier, les deux neveux, toujours en retard, virent Perrine installée à sa table comme si elle ne devait pas en démarrer!
Talouel s'était bien gardé de les prévenir, mais il s'était arrangé de façon à se trouver là quand ils arriveraient, et à se «payer leur tête».
Elle fut tout à fait drôle, et par là réjouissante pour lui; car s'il était furieux de l'intrusion de cette mendiante, qui du jour au lendemain, sans protection, sans rien pour elle, s'imposait à la faiblesse sénile d'un vieillard, au moins était-ce une compensation de voir que les neveux éprouvaient une fureur égale à la sienne. Qu'ils étaient donc amusants en jetant sur elle des regards impatients dans lesquels il y avait autant de colère que de surprise! Évidemment ils ne comprenaient rien à sa présence dans ce cabinet sacré, où eux-mêmes ne restaient que juste le temps nécessaire pour écouter les explications que leur oncle avait à leur donner, ou pour rapporter les affaires dont ils étaient chargés. Et les coups d'oeil qu'ils échangeaient en se consultant sans oser prendre un parti, sans même oser risquer une observation ou une question, le faisaient rire sans qu'il prit la peine de leur cacher sa satisfaction et sa moquerie, car si une guerre ouverte n'était pas déclarée entre eux, il y avait beaux jours qu'ils savaient à quoi s'en tenir les uns et les autres sur leurs sentiments réciproques nés des secrètes espérances que chacun nourrissait de son côté: Talouel contre les neveux; les neveux contre Talouel; ceux-ci l'un contre l'autre.
Ordinairement Talouel se contentait de leur marquer son hostilité par des sourires ironiques ou des silences méprisants sous une forme de politesse humble, mais ce jour-là il ne put pas résister à l'envie de leur jouer une comédie de sa façon qui lui donnerait quelques instants d'agrément: ah! ils le prenaient de haut avec lui parce qu'ils se croyaient tous les droits en vertu de leur naissance, — neveux bien au-dessus de directeur; l'un parce qu'il était fils d'un frère, l'autre fils d'une soeur du patron, tandis que lui, qui n'était que fils de ses oeuvres, avait travaillé au succès de la glorieuse maison qui pour une part, une grosse part, était sienne, eh bien! ils allaient voir. Ah! ah!
Il sortit avec eux, et bien qu'ils parussent pressés de rentrer dans leurs bureaux pour se communiquer leurs impressions et sans doute voir ce qu'ils avaient à faire contre l'intruse, d'un signe auquel ils obéirent, — ce qui était déjà un triomphe, — ils les emmena sous sa véranda, d'où le bruit des voix contenues ne pouvait pas arriver jusqu'au bureau de M. Vulfran.
«Vous avez été étonnés de voir cette… petite installée dans le bureau du patron», dit-il.
Ils ne crurent pas devoir répondre, ne pouvant pas plus reconnaître leur étonnement que le nier.
«Je l'ai bien vu, dit-il en appuyant; si vous n'étiez pas arrivés en retard ce matin, j'aurais pu vous prévenir pour que vous vous tinssiez mieux.»
Ainsi il leur donnait une double leçon: — la première, en constatant qu'ils étaient en retard; la seconde, en leur disant, lui qui n'avait passé ni par l'École polytechnique, ni par les collèges, que leur tenue avait manqué de correction. Peut-être la leçon était-elle un peu grossière, mais son éducation l'autorisait à n'en pas chercher une plus fine. D'ailleurs les circonstances lui permettaient de ne pas se gêner avec eux: quoi qu'il dît, ils l'écouteraient; et il en usait.
Il continua:
«Hier M. Vulfran m'a averti qu'il installait cette petite au château, et que désormais elle travaillerait dans son cabinet.
— Mais quelle est cette petite?
— Je vous le demande. Moi je ne sais pas; M. Vulfran non plus, je crois bien.
— Alors?
— Alors il m'a expliqué que depuis longtemps il voulait avoir près de lui quelqu'un d'intelligent, de discret, de fidèle, en qui il pourrait avoir pleine confiance.
— Ne nous a-t-il pas? interrompit Casimir.
— C'est justement ce que je lui ai dit: N'avez-vous pas M. Casimir, M. Théodore? M. Casimir, un élève de l'École polytechnique, où il a tout appris, en théorie s'entend, qui pour l'X ne craint personne, enfin qui vous est si attaché; M. Théodore, qui connaît la vie et le commerce pour avoir passé ses premières années auprès de ses parents, dans des difficultés qui pour sûr l'ont formé, et qui d'autre part a pour vous tant d'affection. Est-ce que tous deux ne sont pas intelligents, discrets, fidèles, et ne pouvez-vous pas avoir toute confiance en eux? Est-ce qu'ils pensent à autre chose qu'à vous soulager, vous aider, vous débarrasser du tracas des affaires en bons neveux, bien affectueux, bien reconnaissants qu'ils sont, et bien unis, unis comme de vrais frères qui n'ont qu'un même coeur, parce qu'ils n'ont qu'un même but.»
Malgré l'envie qu'il en avait, il n'appuyait pas sur chaque mot caractéristique, mais au moins en soulignait-il l'ironie par un sourire gouailleur, qu'il adressait à Théodore quand il parlait de la supériorité de Casimir dans la science de l'X, et à Casimir quand il glissait sur les difficultés commerciales de la famille de Théodore; à tous les deux, quand il insistait sur leur fraternité de coeur qui n'avait qu'un même but.
«Savez-vous ce qu'il me répondit?» continua-t-il.
Il eût bien voulu faire une pause, mais de peur qu'ils ne tournassent le dos avant qu'il eût tout dit, vivement il continua:
«Il me répondit: «Ah! mes neveux!» Qu'est-ce que cela voulait dire? Vous pensez bien que je ne me suis pas permis de le chercher: je vous le répète simplement. Et tout de suite j'ajoute ce qu'il me dit encore, pour expliquer sa détermination de la prendre au château et de l'installer dans son bureau, que c'était parce qu'il ne voulait pas qu'elle restât exposée à certains dangers, — non pour elle, car il avait la certitude qu'elle n'y succomberait pas, mais pour les autres, ce qui l'obligerait à se séparer de ces autres, quels qu'ils fussent. Je vous donne ma parole que je vous répète ce qu'il m'a dit mot pour mot. Maintenant, quels sont ces autres, je vous le demande?»
Comme ils ne répondaient pas, il insista:
«À qui a-t-il voulu faire allusion? Où voit-il des autres qui pourraient faire courir des dangers à cette petite? Quels dangers? Toutes questions incompréhensibles, mais que justement pour cela j'ai cru devoir vous soumettre, à vous messieurs, qui, en l'absence de M. Edmond, vous trouvez placés, par votre naissance, à la tête de cette maison.»
Il avait assez joué avec eux comme le chat avec la souris, pourtant il crut pouvoir une fois encore les faire sauter en l'air d'un vigoureux coup de patte:
«Il est vrai que M. Edmond peut revenir d'un moment à l'autre, demain peut-être, au moins si l'on s'en rapporte à toutes les recherches que M. Vulfran fait faire, fiévreusement, comme s'il brûlait sur une bonne piste.
— Savez-vous donc quelque chose?» demanda Théodore, qui n'eut pas la dignité de retenir sa curiosité.
«Rien autre chose que ce que je vois; c'est-à-dire que M. Vulfran ne prend cette petite que pour lui traduire les lettres et les dépêches qu'il reçoit des Indes.»
Puis avec une bonhomie affectée:
«C'est tout de même malheureux que vous, monsieur Casimir, qui avez tout appris, vous ne sachiez pas l'anglais. Ça vous tiendrait au courant de ce qui se passe. Sans compter que ça vous débarrasserait de cette petite, qui est en train de prendre au château une place à laquelle elle n'a pas droit. Il est vrai que vous trouverez peut-être un autre moyen, et meilleur que celui-ci, pour en arriver là; et si je peux vous aider, vous savez que vous pouvez compter sur moi… sans paraître en rien bien entendu.»
Tout en parlant il jetait de temps en temps et à la dérobée un rapide coup d'oeil dans les cours, plutôt par force d'habitude que par besoin immédiat; à ce moment, il vit venir le facteur du télégraphe, qui, sans se presser, musait à droite et à gauche.
«Justement, dit-il, voilà qu'arrive une dépêche qui est peut-être la réponse à celle qui a été envoyée à Dakka. C'est tout de même ennuyeux pour vous, que vous ne puissiez pas savoir ce qu'elle contient, de façon à être les premiers à annoncer au patron le retour de son fils. Quelle joie, hein? Moi, mes lampions sont prêts pour illuminer. Mais voilà, vous ne savez pas l'anglais, et cette petite le sait, elle.»
Quelque regret qu'il eût à mettre un pas devant l'autre, le porteur de dépêches était enfin arrivé au bas de l'escalier; vivement Talouel alla au-devant de lui:
«Eh bien, tu sais, toi, tu ne t'amènes pas trop vite, dit-il.
— Faut-il s'en faire mourir?»
Sans répondre, Talouel prit la dépêche, et la porta à M. Vulfran avec un empressement bruyant.
«Voulez-vous que je l'ouvre? demanda-t-il.
— Parfaitement.»
Mais il n'eut pas déchiré le papier dans la ligne pointillée qu'il s'écria:
«Elle est en anglais.
— Alors c'est l'affaire d'Aurélie», dit M. Vulfran avec un geste auquel le directeur ne pouvait pas ne pas obéir.
Aussitôt que la porte fut refermée, elle traduisit la dépêche:
«L'ami, Leserre, négociant français, dernières nouvelles cinq ans;
Dehra, révérend père Mackerness, lui écris selon votre désir.»
— Cinq ans, s'écria M. Vulfran, qui tout d'abord ne fut sensible qu'à cette indication; que s'est-il passé depuis cette époque, et comment suivre une piste après cinq années écoulées?»
Mais il n'était pas homme à se perdre dans des plaintes inutiles; ce fut ce qu'il expliqua lui-même:
«Les regrets n'ont jamais changé les faits accomplis; tirons parti plutôt de ce que nous avons; tu vas tout de suite faire une dépêche en français pour ce M. Lasserre puisqu'il est Français, et une en anglais pour le père Mackerness.»
Elle écrivit couramment la dépêche qu'elle devait traduire en anglais, mais pour celle qui devait être déposée en français au télégraphe elle s'arrêta dès la première ligne, et demanda la permission d'aller chercher un dictionnaire dans le bureau de Bendit.
«Tu n'es pas sûre de ton orthographe?
— Oh! pas du tout sûre, monsieur, et je voudrais bien qu'au bureau on ne pût pas se moquer d'une dépêche envoyée par vous.
— Alors tu n'es pas en état d'écrire une lettre sans fautes?
— Je suis sûre de l'écrire avec beaucoup de fautes; le commencement des mots va à peu près, mais pas la lin, quand il y a des accords, et puis les doubles lettres ne vont pas du tout non plus, et beaucoup d'autres choses encore: bien plus facile à écrire l'anglais que le français! J'aime mieux vous avouer cela tout de suite, franchement.
— Tu n'as jamais été à l'école?
— Jamais. Je ne sais que ce que mon père et ma mère m'ont appris, au hasard des routes, quand on avait le temps de s'asseoir, ou qu'on restait au repos dans un pays; alors ils me faisaient travailler; mais pour dire vrai, je n'ai jamais beaucoup travaillé.
— Tu es une bonne fille de me parler franchement; nous verrons à remédier à cela; pour le moment occupons-nous de ce que nous avons à faire.»
Ce fut seulement dans l'après-midi, en voiture, quand ils firent la visite des usines, que M. Vulfran revint à la question de l'orthographe.
«As-tu écrit à tes parents?
— Non, monsieur.
— Pourquoi?
— Parce que je ne désire rien tant que rester ici à jamais, près de vous qui me traitez avec tant de bonté, et me faites une vie si heureuse.
— Alors tu désires ne pas me quitter?
— Je voudrais vous prouver chaque jour, pour tout, dans tout, ce qu'il y a de reconnaissance dans mon coeur…, et aussi d'autres sentiments respectueux que je n'ose exprimer.
— Puisqu'il en est ainsi, le mieux est peut-être, en effet, que tu n'écrives pas, au moins pour le moment; nous verrons plus tard. Mais, afin que tu puisses m'être utile, il faut que tu travailles, et te mettes en état de me servir de secrétaire pour beaucoup d'affaires, dans lesquelles tu dois écrire convenablement, puisque tu écris en mon nom. D'autre part il est convenable aussi pour toi, il est bon que tu t'instruises. Le veux-tu?
— Je suis prête à tout ce que vous voudrez, et je vous assure que je n'ai pas peur de travailler.
— S'il en est ainsi, les choses peuvent s'arranger sans que je me prive de tes services. Nous avons ici une excellente institutrice: en rentrant je lui demanderai de te donner des leçons quand sa classe est finie, de six à huit heures, au moment où je n'ai plus besoin de toi. C'est une très bonne personne qui n'a que deux défauts: sa taille, elle est plus grande que moi, et plus large d'épaules, — plus massive, bien qu'elle n'ait pas quarante ans, - - et son nom, Mlle Belhomme, qui crie d'une façon fâcheuse ce qu'elle est réellement: un bel homme sans barbe, et encore n'est- il pas certain qu'on ne lui en trouverait point en regardant bien. Pourvue d'une instruction supérieure, elle a commencé par des éducations particulières, mais sa prestance d'ogre faisait peur aux petites filles, tandis que son nom faisait rire les mamans et les grandes soeurs. Alors elle a renoncé au monde des villes, et bravement elle est entrée dans l'instruction primaire, où elle a beaucoup réussi; ses classes tiennent la tête parmi celles de notre département; ses chefs la considèrent comme une institutrice modèle. Je ne ferais pas venir d'Amiens une meilleure maîtresse pour toi!»
La tournée des usines terminée, la voiture s'arrêta devant l'école primaire des filles, et Mlle Belhomme accourut auprès de M. Vulfran, mais il tint à descendre et à entrer chez elle pour lui exposer sa demande. Alors Perrine, qui les suivit, put l'examiner: c'était bien la femme géante dont M. Vulfran avait parlé, imposante, mais avec un mélange de dignité et de bonté qui n'aurait nullement donné envie de se moquer d'elle, si elle n'avait pas eu un air craintif en désaccord avec sa prestance.
Bien entendu, elle n'avait rien à refuser au tout-puissant maître de Maraucourt, mais eût-elle eu des empêchements qu'elle s'en serait dégagée, car elle avait la passion de l'enseignement, qui, à vrai dire, était son seul plaisir dans la vie, et puis d'autre part cette petite aux yeux profonds lui plaisait:
«Nous en ferons une fille instruite, dit-elle, cela est certain: savez-vous qu'elle a des yeux de gazelle? Il est vrai que je n'ai jamais vu des gazelles, et pourtant je suis sûre qu'elles ont ces yeux-là.»
Mais ce fut bien autre chose le surlendemain quand, après deux jours de leçons, elle put se rendre compte de ce qu'était la gazelle, et que M. Vulfran, en rentrant au château au moment du dîner, lui demanda ce qu'elle en pensait.
«Quelle catastrophe c'eût été, — Mlle Belhomme employait volontiers des mots grands et forts comme elle, — quelle catastrophe c'eût été que cette jeune fille restât sans culture!
— Intelligente, n'est-ce pas!
— Intelligente! Dites intelligentissime, si j'ose m'exprimer ainsi.
— L'écriture? demanda M. Vulfran, qui dirigeait son interrogatoire d'après les besoins qu'il avait de Perrine.
— Pas brillante, mais elle se formera.
— L'orthographe?
— Faible.
— Alors?
— J'aurais pu, pour la juger, lui faire faire une dictée qui m'aurait montré précisément son écriture et son orthographe; mais cela seulement. J'ai voulu prendre d'elle une meilleure opinion, et je lui ai demandé une petite narration sur Maraucourt; en vingt lignes, ou cent lignes, me dire ce qu'était le pays, comment elle le voyait. En moins d'une heure, au courant de la plume, sans chercher ses mots, elle m'a écrit quatre grandes pages vraiment extraordinaires: tout s'y trouve réuni, le village lui-même, les usines, le paysage général, l'ensemble aussi bien que le détail; il y a une page sur les entailles avec leur végétation, leurs oiseaux et leurs poissons, leur aspect dans les vapeurs du matin et l'air pur du soir, que j'aurais cru copiée dans un bon auteur, si je ne l'avais vu écrire. Par malheur la calligraphie et l'orthographe sont ce que je vous ai dit, mais qu'importe! c'est une affaire de quelques mois de leçons, tandis que toutes les leçons du monde ne lui apprendraient pas à écrire, si elle n'avait pas reçu le don de voir et de sentir, et aussi de rendre ce qu'elle voit et ce qu'elle sent. Si vous en avez le loisir, faites-vous lire cette page sur les entailles, elle vous prouvera que je n'exagère pas.»
Alors, M. Vulfran, que cette appréciation avait mis en belle humeur, car elle calmait les objections qui lui étaient venues sur son prompt engouement pour cette petite, raconta à Mlle Belhomme comment Perrine avait habité une aumuche dans l'une de ces entailles, et comment avec rien, si ce n'est ce qu'elle trouvait sous sa main, elle avait su se fabriquer des espadrilles, et toute une batterie de cuisine dans laquelle elle avait préparé un dîner complet, fourni par l'entaille elle-même, ses oiseaux, ses poissons, ses fleurs, ses herbes, ses fruits.
Le large visage de Mlle Belhomme s'était épanoui pendant ce récit, qui sans aucun doute l'intéressait, puis quand M. Vulfran avait cessé de parler, elle avait gardé elle-même le silence, réfléchissant:
«Ne trouvez-vous pas, dit-elle enfin, que savoir créer ce qui est nécessaire à ses besoins est une qualité maîtresse, enviable entre toutes?
— Assurément, et c'est cela même qui m'a tout d'abord frappé chez cette jeune fille, cela et la volonté; dites-lui de vous conter son histoire, vous verrez ce qu'il lui a fallu d'énergie pour arriver jusqu'ici.
— Elle a reçu sa récompense, puisqu'elle vous a intéressé, cette jeune fille.
— Intéressé, et même attaché, car je n'estime rien tant dans la vie que la volonté à qui je dois d'être ce que je suis. C'est pourquoi je vous demande de la fortifier chez elle par vos leçons, car si l'on dit avec raison qu'on peut ce qu'on veut, au moins est-ce à condition de savoir vouloir, ce qui n'est pas donné à tout le monde, et ce qu'on devrait bien commencer par enseigner, si toutefois il est des méthodes, pour cela; mais en fait d'instruction, on ne s'occupe que de l'esprit, comme si le caractère ne devait, point passer avant. Enfin, puisque vous avez une élève douée de ce côté, je vous prie de vous appliquer à le développer.»
Mlle Belhomme était aussi incapable de dire une chose par flatterie, que de la taire par timidité ou embarras:
«L'exemple fait plus que les leçons, dit-elle, c'est pourquoi elle apprendra à votre école mieux qu'à la mienne, et en voyant que malgré la maladie, les années, la fortune, vous ne vous relâchez pas une minute dans ce que vous considérez comme l'accomplissement d'un devoir, son caractère se développera dans le sens que vous désirez.; en tout cas je ne manquerais pas de m'y employer, si elle passait insensible ou indifférente, — ce qui m'étonnerait bien, — à côté de ce qui doit la frapper.»
Et comme elle était femme de parole, elle ne manqua pas en effet une occasion de citer M. Vulfran, ce qui l'amenait à parler de lui-même pour ce qui n'était pas rigoureusement indispensable à sa leçon, entraînée bien souvent, sans s'en apercevoir, par les adroites questions de Perrine.
Assurément elle s'appliquait à écouter Mlle Belhomme sans distraction, même quand il fallait la suivre dans l'explication des règles de «l'accord des adjectifs considérés dans leurs rapports avec les substantifs», ou celle du participe passé dans les verbes actifs, passifs, neutres, pronominaux, soit essentiels, soit accidentels, et dans les verbes impersonnels; mais combien plus encore ses yeux de gazelle trahissaient-ils d'intérêt, quand elle pouvait amener l'entretien sur M. Vulfran, et particulièrement sur certains points inconnus d'elle, ou mal connus par les histoires de Rosalie, qui n'étaient jamais très précises, ou par les propos de Fabry et de Mombleux, énigmatiques à dessein, avec les lacunes, les sous-entendus de gens qui parlent, pour eux, non pour ceux qui peuvent les écouter, et même avec le souci que ceux-là ne les comprennent point!
Plusieurs fois elle avait demandé à Rosalie ce qu'avait été la maladie de M. Vulfran, et comment il était devenu aveugle, mais sans jamais en tirer que des réponses vagues; au contraire avec Mlle Belhomme elle eut tous les détails sur la maladie elle-même, et sur la cécité qui, disait-on, pouvait n'être pas incurable, mais qui ne serait guérie, si on la guérissait, que dans certaines conditions particulières qui assureraient le succès de l'opération.
Comme tout le monde à Maraucourt, Mlle Belhomme s'était préoccupée de la santé de M. Vulfran, et elle en avait assez souvent parlé avec le docteur Ruchon pour être en état de satisfaire la curiosité de Perrine d'une façon autrement compétente que Rosalie.
C'était d'une cataracte double que M. Vulfran était atteint. Mais cette cataracte ne paraissait pas incurable, et la vue pouvait être recouvrée par une opération. Si cette opération n'avait pas encore était tentée, c'était parce que sa santé générale ne l'avait pas permis. En effet, il souffrait d'une bronchite invétérée qui se compliquait de congestions pulmonaires répétées, et qu'accompagnaient des étouffements, des palpitations, des mauvaises digestions, un sommeil agité. Pour que l'opération devînt possible, il fallait commencer par guérir la bronchite, et d'autre part il fallait que tous les autres accidents disparussent. Or, M. Vulfran était un détestable malade, qui commettait imprudence sur imprudence, et se refusait à suivre exactement les prescriptions du médecin. À la vérité cela ne lui était pas toujours facile: comment pouvait-il rester calme, ainsi que le recommandait M, Ruchon, quand la disparition de son fils et les recherches qu'il faisait faire à ce sujet le jetaient à chaque instant dans des accès d'inquiétude ou de colère, qui engendraient une fièvre constante dont il ne se guérissait que par le travail? Tant qu'il ne serait pas fixé sur le sort de son fils, il n'y aurait pas de chance pour l'opération, et on la différerait. Plus tard deviendrait-elle possible? On n'en savait rien, et l'on resterait dans cette incertitude tant que par de bons soins l'état de M. Vulfran ne serait pas assez assuré pour décider les oculistes.
Mettre Mlle Belhomme sur le compte de M. Vulfran et la faire parler était en somme assez facile pour Perrine, mais il n'en avait pas été de même lorsqu'elle avait voulu compléter ce que la conversation de Fabry et de Mombleux lui avait appris sur les secrètes espérances des neveux, aussi bien que sur celles de Talouel. Ce n'était point une sotte que l'institutrice, il s'en fallait de tout, et elle ne se laisserait interroger ni directement ni indirectement sur un pareil sujet.
Que Perrine fût curieuse de savoir ce qu'était la maladie de M. Vulfran, dans quelles conditions elle s'était produite, et quelles chances il y avait pour qu'il recouvrât la vue un jour ou ne la recouvrât point, il n'y avait rien que de naturel et même de légitime à ce qu'elle se préoccupât de la santé de son bienfaiteur.
Mais qu'elle montrât la même curiosité pour les intrigues des neveux et celles de Talouel, dont on parlait dans le village, voilà qui certainement ne serait pas admissible. Est-ce que ces choses-là regardent les petites filles? Est-ce un sujet de conversation entre une maîtresse et son élève? Est-ce avec des histoires et des bavardages de ce genre qu'on forme le caractère d'une enfant?
Elle aurait donc dû renoncer à tirer quoi que ce fût de l'institutrice à cet égard, si une visite à Maraucourt de Mme Bretoneux, la mère de Casimir, n'était venue ouvrir les lèvres de Mlle Belhomme, qui seraient certainement restées closes.
Avertie de cette visite par M. Vulfran, Perrine en fit part à Mlle Belhomme en lui disant que la leçon du lendemain serait peut- être dérangée, et, du moment où elle eut reçu cette nouvelle, l'institutrice montra une préoccupation tout à fait extraordinaire chez elle, car c'était une de ses qualités de ne se laisser distraire par rien, et de tenir son élève constamment en main comme le cavalier qui doit faire franchir à sa monture un passage périlleux tout plein de dangers.
Qu'avait-elle donc? Ce fut seulement peu de temps avant son départ que Perrine eut une réponse à cette question qui vingt fois s'était posée à son esprit.
«Ma chère enfant, dit Mlle Belhomme en baissant la voix, je dois vous donner le conseil de vous montrer discrète et réservée demain avec la dame dont la visite vous est annoncée.
— Discrète, à propos de quoi? réservée en quoi et comment?
— Ce n'est pas seulement de votre instruction que je suis chargée par M. Vulfran, c'est aussi de votre éducation, voilà pourquoi je vous adresse ce conseil, dans votre intérêt comme dans l'intérêt de tous.
— Je vous en prie, mademoiselle, expliquez-moi ce que je dois faire, car je vous assure que je ne comprends pas du tout ce qu'exige le conseil que vous me donnez, et tel qu'il est, il m'effraie.
— Bien que vous ne soyez, que depuis peu à Maraucourt, vous devez, savoir que la maladie de M. Vulfran et la disparition de M. Edmond sont une cause d'inquiétude pour tout le pays.
— Oui, mademoiselle, j'ai entendu parler de cela.
— Que deviendraient les usines dont vivent sept mille ouvriers, sans compter ceux qui vivent eux-mêmes de ces ouvriers, si M. Vulfran mourait et si M. Edmond ne revenait pas? Vous devez sentir que ces questions ne se sont pas posées sans éveiller des convoitises. M. Vulfran en léguerait-il la direction à ses deux neveux; ou bien à un seul qui lui inspirerait plus de confiance que l'autre; ou bien encore à celui qui depuis vingt ans a été son bras droit et qui, ayant dirigé avec lui cette immense machine, est peut-être plus que personne en situation et en état de ne pas la laisser péricliter? Quand M. Vulfran a fait venir son neveu M. Théodore, on a cru qu'il désignait ainsi celui-ci pour son successeur. Mais quand l'année dernière il a appelé près de lui M. Casimir au moment où celui-ci sortait de l'École des ponts et chaussées, on a compris qu'on s'était trompé, et que le choix de M. Vulfran ne s'était encore fixé sur personne, par cette raison décisive qu'il ne veut pour successeur que son fils, car malgré les querelles qui les ont séparés depuis plus de douze ans, c'est son fils seul qu'il aime d'un amour et d'un orgueil de père, et il l'attend. M. Edmond reviendra-t-il? on n'en sait rien, puisqu'on ignore s'il est vivant ou mort. Une seule personne recevait probablement de ses nouvelles, comme M. Edmond en recevait de cette personne qui n'était autre que notre ancien curé M. l'abbé Poiret; mais M. l'abbé Poiret est mort depuis deux ans, et aujourd'hui il paraît à peu près certain qu'il est impossible de savoir à quoi s'en tenir. Pour M. Vulfran, il croit, il est sûr que son fils arrivera un jour ou l'autre. Pour les personnes qui ont intérêt à ce que M. Edmond soit mort, elles croient non moins fermement, elles sont non moins sûres qu'il est mort réellement, et elles manoeuvrent de façon à se trouver maîtresses de la situation le jour où la nouvelle de cette mort arrivera à M. Vulfran qu'elle pourra bien tuer d'ailleurs. Maintenant, ma chère enfant, comprenez-vous l'intérêt que vous avez, vous qui vivez dans l'intimité de M. Vulfran, à vous montrer discrète et réservée avec la mère de M. Casimir, qui, de toutes les manières, travaille pour son fils aussi bien que contre ceux qui menacent celui-ci? Si vous étiez trop bien avec elle, vous seriez mal avec la mère de M. Théodore. De même que si vous étiez trop bien avec celle-ci quand elle viendra, ce qui certainement ne tardera pas, vous auriez pour adversaire Mme Bretoneux. Sans compter que si vous gagniez les bonnes grâces des deux, vous vous attireriez peut-être l'hostilité de celui qui a tout à redouter d'elles. Voilà pourquoi je vous recommande la plus grande circonspection. Parlez aussi peu que possible. Et toutes les fois que vous serez interrogée de façon à ce que vous deviez malgré tout répondre, ne dites que des choses insignifiantes ou vagues; dans la vie bien souvent on a plus d'intérêt à s'effacer qu'à briller, et à se faire prendre pour une fille un peu bête plutôt que pour une trop intelligente: c'est votre cas, et moins vous paraîtrez intelligente, plus vous le serez.»
XXXIV
Ces conseils, donnés avec une bienveillance amicale, n'étaient pas pour rassurer Perrine, déjà inquiète de la venue de Mme Bretoneux.
Et cependant, si sincères qu'ils fussent, ils atténuaient la vérité plutôt qu'ils ne l'exagéraient, car précisément parce que Mlle Belhomme était physiquement d'une exagération malheureuse, moralement elle était d'une réserve excessive, ne se mettant, jamais en avant, ne disant que la moitié des choses, les indiquant, ne les appuyant pas, pratiquant en tout les préceptes qu'elle venait de donner à Perrine et qui étaient les siens mêmes.
En réalité la situation était encore beaucoup plus difficile que ne le disait Mlle Belhomme, et cela aussi bien par suite des convoitises qui s'agitaient autour de M. Vulfran que par le fait des caractères des deux mères qui avaient engagé la lutte pour que leur fils héritât seul, un jour ou l'autre, des usines de Maraucourt, et d'une fortune qui s'élevait, disait-on, à plus de cent millions.
L'une, Mme Stanislas Paindavoine, femme du frère aîné de M. Vulfran, avait vécu dévorée d'envie, en attendant que son mari, grand marchand de toile de la rue du Sentier, lui gagnât l'existence brillante à laquelle ses goûts mondains lui donnaient droit, croyait-elle. Et comme ni ce mari, ni la chance, n'avaient réalisé son ambition, elle continuait à se dévorer en attendant maintenant que, par son oncle, Théodore obtint ce qui lui avait manqué à elle, et prit dans le monde parisien la situation qu'elle avait ratée.
L'autre, Mme Bretoneux, soeur de M. Vulfran, mariée à un négociant de Boulogne, qui cumulait toutes sortes de professions sans qu'elles l'eussent enrichi: agence en douane, agence et assurance maritimes, marchand de ciment et de charbons, armateur, commissionnaire-expéditeur, roulage, transports maritimes, — voulait la fortune de son frère autant pour l'amour même de la richesse que pour l'enlever à sa belle-soeur qu'elle détestait.
Tant que M. Vulfran et son fils avaient vécu en bons rapports, elles avaient dû se contenter de tirer de leur frère ce qu'elles en pouvaient obtenir en prêts d'argent qu'on ne remboursait pas, en garanties commerciales, en influences, en tout ce qu'un parent riche est forcé d'accorder.
Mais le jour où, à la suite de prodigalités excessives et de dépenses exagérées, Edmond avait été envoyé dans l'Inde, ostensiblement comme acheteur de jute pour la maison paternelle, en réalité comme fils puni, les deux belles-soeurs avaient pensé à tirer parti de cette situation; et quand ce fils en révolte s'était marié malgré la défense de son père, elles avaient commencé, chacune de son côté, à se préparer pour que leur fils pût, à un moment donné, prendre la place de l'exilé.
À cette époque Théodore n'avait pas vingt ans, et il ne paraissait pas, par ce qu'il s'était montré jusque-là, qu'il pût être jamais propre au travail et aux affaires commerciales: choyé, gâté par sa mère qui lui avait donné ses goûts et ses idées, il ne vivait que pour les théâtres, les courses et les plaisirs que Paris offre aux fils de famille dont la bourse se remplit aussi facilement qu'elle se vide. Quelle chute quand il lui avait fallu s'enfermer dans un village, sous la férule d'un maître qui ne comprenait que le travail, et se montrait aussi rigoureux pour son neveu que pour le dernier de ses employés! Cette existence exaspérante, il ne l'avait supportée que le mépris au coeur pour ce qu'elle lui imposait d'ennuis, de fatigues et de dégoûts. Dix fois par jour il décidait de l'abandonner, et s'il ne le faisait point, c'était dans l'espérance d'être bientôt maître, seul maître de cette affaire considérable, et de pouvoir alors la mettre en actions, de façon à la diriger de haut et de loin, surtout de loin, c'est-à- dire de Paris, où il se rattraperait enfin de ses misères.
Quand Théodore avait commencé à travailler avec son oncle, Casimir n'avait que onze ou douze ans, et était par conséquent trop jeune pour prendre une place à côté de son cousin. Mais pour cela sa mère n'avait pas désespéré qu'il pût l'occuper un jour en regagnant le temps perdu: ingénieur, Casimir du haut de l'X dominerait M. Vulfran, en même temps qu'il écraserait de sa supériorité officielle son cousin qui n'était rien. C'était donc pour l'École polytechnique qu'il avait été chauffé, ne travaillant que les matières exigées pour les examens de l'école, et cela en proportion de leur coefficient: 58 les mathématiques, 10 la physique, 5 la chimie, 6 le français. Et alors il s'était produit ce résultat fâcheux pour lui, que, comme à Maraucourt, les vulgaires connaissances usuelles étaient plus utiles que l'X, l'ingénieur n'avait pas plus dominé l'oncle qu'il n'avait écrasé le cousin. Et même celui-ci avait gardé l'avance que dix années de vie commerciale lui donnaient, car s'il n'était pas savant, il en convenait, au moins il était pratique, prétendait-il, sachant bien que cette qualité était la première de toutes pour son oncle.
«Que diable peut-on bien leur apprendre d'utile, disait Théodore, puisqu'ils ne sont pas seulement en état d'écrire clairement une lettre d'affaires avec une orthographe décente?
— Quel malheur, expliquait Casimir, que mon beau cousin s'imagine qu'on ne peut pas vivre ailleurs qu'à Paris! quels services, sans cela, il rendrait à mon oncle! mais qu'attendre de bon d'un monomane qui, dès le jeudi, ne pense qu'à filer le samedi soir à Paris, disposant tout, dérangeant tout dans ce but unique, et qui, du lundi matin au jeudi, reste engourdi dans les souvenirs de la journée du dimanche passée à Paris.»
Les mères ne faisaient que développer ces deux thèmes en les enjolivant; mais, au lieu de convaincre M. Vulfran, celle-ci que Théodore seul pouvait être son second, celle-là que Casimir seul était un vrai fils pour lui, elles l'avaient plutôt disposé à croire, de Théodore ce que disait la mère de Casimir, et de Casimir ce que disait celle de Théodore, c'est-à-dire qu'en réalité il ne pouvait pas plus compter sur l'un que sur l'autre, ni pour le présent ni pour l'avenir.
De là, chez lui, des dispositions à leur égard, qui étaient précisément tout autres que celles que chacune d'elles avait si âprement poursuivies: ses neveux, rien que, ses neveux; nullement et à aucun point de vue des fils.
Et même, dans ses procédés à leur égard, on pouvait facilement voir qu'il avait tenu à ce que cette distinction fût évidente pour tous, car, malgré les sollicitations de tout genre, directes et détournées, dont on l'avait enveloppé, il n'avait jamais consenti à les loger au château où cependant les appartements ne manquaient pas, ni à leur permettre de partager sa vie intime, si triste et si solitaire qu'elle fût.
«Je ne veux ni querelles ni jalousies autour de moi», avait-il toujours répondu.
Et, partant de là, il avait donné à Théodore la maison qu'il habitait lui-même avant de faire construire son château, et à Casimir celle de l'ancien chef de la comptabilité que Mombleux remplaçait.
Aussi leur surprise avait-elle été vive et leur indignation exaspérée, quand une étrangère, une gamine, une bohémienne s'était installée dans ce château où ils n'entraient que comme invités.
Que signifiait cela?
Qu'était cette petite fille?
Que devait-on craindre d'elle?
C'était ce que Mme Bretoneux avait demandé à son fils, mais ses réponses ne l'ayant pas satisfaite, elle avait voulu faire elle- même une enquête qui l'éclairât.
Arrivée assez inquiète, il ne lui fallut que peu de temps pour se rassurer, tant Perrine joua bien le rôle que Mlle Belhomme lui avait soufflé.
Si M. Vulfran ne voulait pas avoir ses neveux à demeure chez lui, il n'en était pas moins hospitalier, et même largement, fastueusement hospitalier pour sa famille, lorsque sa soeur et sa belle-soeur, son frère et son beau-frère venaient le voir à Maraucourt. Dans ces occasions, le château prenait un air de fête qui ne lui était pas habituel: les fourneaux chauffaient au tirage forcé; les domestiques arboraient leurs livrées; les voitures et les chevaux sortaient des remises et des écuries avec leurs harnais de gala; et le soir, dans l'obscurité, les habitants du village voyaient flamboyer le château depuis le rez-de-chaussée jusqu'aux fenêtres des combles, et de Picquigny à Amiens, d'Amiens à Picquigny, circulaient le cuisinier et le maître d'hôtel chargés des approvisionnements.
Pour recevoir Mme Bretoneux, on s'était donc conformé à l'usage établi et en débarquant à la gare de Picquigny elle avait trouvé le landau avec cocher et valet de pied pour l'amener à Maraucourt, comme en descendant de voiture elle avait trouvé Bastien pour la conduire à l'appartement, toujours le même, qui lui était réservé au premier étage.
Mais malgré cela, la vie de travail de M. Vulfran et de ses neveux, même celle de Casimir, n'avait été modifiée en rien: il verrait sa soeur aux heures des repas, il passerait la soirée avec elle, rien de plus, les affaires avant tout; quant au fils et au neveu, il en serait de même pour eux, ils déjeuneraient et dîneraient au château, où ils resteraient le soir aussi tard qu'ils voudraient, mais ce serait tout: sacrées les heures de bureau.
Sacrées pour les neveux, elles l'étaient aussi pour M. Vulfran et par conséquent pour Perrine, de sorte que Mme Bretoneux n'avait pas pu organiser et poursuivre son enquête sur «la bohémienne» comme elle l'aurait voulu.
Interroger Bastien et les femmes de chambre, aller chez Françoise pour la questionner adroitement, ainsi que Zénobie et Rosalie, était simple et, de ce côté, elle avait obtenu tous les renseignements qu'on pouvait lui donner, au moins ceux qui se rapportaient à l'arrivée dans le pays de «la bohémienne», à la façon dont elle avait vécu depuis ce moment, enfin à son installation auprès de M. Vulfran, due exclusivement, semblait-il, à sa connaissance de l'anglais; mais examiner Perrine elle-même qui ne quittait pas M. Vulfran, la faire parler, voir ce qu'elle était et ce qu'il y avait en elle, chercher ainsi les causes de son succès subit, ne se présentait pas dans des conditions faciles à combiner.
À table, Perrine ne disait absolument rien; le matin, elle parlait avec M. Vulfran; après le déjeuner, elle montait tout de suite à sa chambre; au retour de la tournée des usines, elle travaillait avec Mlle Belhomme; le soir en sortant de table, elle montait de nouveau à sa chambre; alors, quand, où et comment la prendre pour l'avoir seule et librement la retourner?
De guerre lasse, Mme Bretoneux, la veille de son départ, se décida à l'aller trouver dans sa chambre, où Perrine, qui se croyait débarrassée d'elle, dormait tranquillement.
Quelques coups frappés à sa porte, l'éveillèrent; elle écouta, on frappa de nouveau.
Elle se leva et alla à la porte à tâtons:
«Qui est la?
— Ouvrez, c'est moi.
— Mme Bretoneux?
— Oui.»
Perrine tira le verrou, et vivement Mme Bretoneux se glissa dans la chambre, tandis que Perrine pressait le bouton de la lumière électrique.
«Couchez-vous, dit Mme Bretoneux, nous serons mieux pour causer.»
Et, prenant une chaise, elle s'assit au pied du lit de façon à avoir Perrine devant elle; puis ensuite elle commença:
«C'est de mon frère que j'ai à vous parler, à propos de certaines recommandations que je veux vous adresser. Puisque vous remplacez Guillaume auprès de lui, vous pouvez prendre des précautions utiles à sa santé et dont Guillaume, malgré tous ses défauts, l'entourait. Vous paraissez intelligente, bonne petite fille, il est donc certain que, si vous le voulez, vous pouvez nous rendre les mêmes services que Guillaume; je vous promets que nous saurons le reconnaître.»
Aux premiers mots, Perrine s'était rassurée: puisqu'on voulait lui parler de M. Vulfran, elle n'avait rien à craindre; mais quand elle entendit Mme Bretoneux lui dire qu'elle paraissait intelligente, sa défiance se réveilla, car il était impossible que Mme Bretoneux qui, elle, était vraiment intelligente et fine, put être sincère en parlant ainsi; or, si elle n'était pas sincère, il importait de se tenir sur ses gardes.
«Je vous remercie, madame, dit-elle en exagérant son sourire niais, bien sûr que je ne demande qu'a vous rendre les mêmes services que Guillaume.»
Elle souligna ces derniers mots de façon à laisser entendre qu'on pouvait tout lui demander.
«Je disais bien que vous étiez intelligente, reprit Mme Bretoneux, et je crois que nous pouvons compter sur vous.
— Vous n'avez qu'à commander, madame.
— Tout d'abord, ce qu'il faut, c'est que vous soyez attentive à veiller sur la santé de mon frère et à prendre toutes les précautions possibles pour qu'il ne gagne pas un coup de froid qui peut être mortel, en lui donnant une de ces congestions pulmonaires auxquelles il est sujet, ou qui aggrave sa bronchite. Savez-vous que si cette bronchite se guérissait, on pourrait l'opérer et lui rendre la vue? Songez quelle joie ce serait pour nous tous.»
Cette fois, Perrine répondit:
«Moi aussi, je serais bien heureuse.
— Cette parole prouve vos bons sentiments, mais vous, si reconnaissante que vous soyez de ce qu'on fait pour vous, vous n'êtes pas de la famille.»
Elle reprit son air niais.
«Bien sûr, mais ça n'empêche pas que je sois attachée à
M. Vulfran, vous pouvez me croire.
— Justement, vous pouvez nous prouver votre attachement par ces soins de tout instant que je vous indiquais, mais encore bien mieux. Mon frère n'a pas besoin seulement d'être préservé du froid, il a besoin aussi d'être défendu contre les émotions brusques qui, en le surprenant, pourraient le tuer. Ainsi, ces messieurs me disaient qu'en ce moment il faisait faire recherches sur recherches dans les Indes pour obtenir des nouvelles de son fils, notre cher Edmond.»
Elle fit une pause, mais inutilement, car Perrine ne répondit pas à cette ouverture, bien certaine que «ces messieurs», c'est-à-dire les deux cousins, n'avaient pas pu parler de ces recherches à Mme Bretoneux; que Casimir en eût parlé, il n'y avait là rien que de vraisemblable, puisqu'il avait appelé sa mère à son secours; mais Théodore, cela n'était pas possible.
«Ils m'ont dit que lettres et dépêches passaient par vos mains et que vous les traduisiez à mon frère. Eh bien! il serait très important, au cas où ces nouvelles deviendraient mauvaises, comme nous ne le prévoyons que trop, hélas! que mon fils en fût averti le premier; il m'enverrait une dépêche, et, comme la distance d'ici à Boulogne n'est pas très grande, j'accourrais soutenir mon pauvre frère: une soeur, surtout une soeur aînée, trouve d'autres consolations dans son coeur qu'une belle-soeur. Vous comprenez?
— Oh! bien sûr, madame, que je comprends; il me semble au moins.
— Alors, nous pouvons compter sur vous?»
Perrine hésita un moment, mais elle ne pouvait pas ne pas répondre.
«Je ferai tout ce que je pourrai pour M. Vulfran.
— Et ce que vous ferez pour lui, vous le ferez pour nous, comme ce que vous ferez pour nous vous le ferez pour lui. Tout de suite je vais vous prouver que, quant à nous, nous ne serons pas ingrats. Qu'est-ce que vous diriez d'une robe qu'on vous donnerait?»
Perrine ne voulut rien dire, mais comme elle devait, une réponse à cette offre, elle la mit dans un sourire.
«Une belle robe avec une petite traîne, continua Mme Bretoneux.
— Je suis en deuil.
— Mais le deuil n'empêche pas de porter une robe à traîne. Vous n'êtes pas assez habillée pour dîner à la table de mon frère et même vous êtes très mal habillée, fagotée comme un chien savant.
Perrine savait qu'elle n'était pas bien habillée, cependant elle fut humiliée d'être comparée à un chien savant, et surtout de la façon dont cette comparaison était faite, avec l'intention manifeste de la rabaisser.
— J'ai pris ce que j'ai trouvé chez Mme Lachaise.
— Mme Lachaise était bonne pour vous habiller quand vous n'étiez qu'une vagabonde, mais maintenant qu'il a plu à mon frère de vous admettre à sa table, il ne faut pas que nous ayons à rougir de vous; ce qui, nous pouvons le dire entre nous, a lieu en ce moment.»
Sous ce coup, Perrine perdit la conscience du rôle qu'elle jouait.
«Ah! dit-elle tristement.
— Ce que vous êtes drôle avec votre blouse, vous n'en avez pas idée.»
Et l'évocation de ce souvenir fit rire Mme Bretoneux comme si elle avait cette fameuse blouse devant les yeux.
«Mais cela est facile à réparer, et quand vous serez belle comme je veux que vous le soyez, avec une robe habillée pour la salle à manger, et un joli costume pour la voiture, vous vous rappellerez à qui vous les devez. C'est comme pour votre lingerie, je me doute qu'elle vaut la robe. Voyons un peu.»
Disant cela, d'un air d'autorité, elle ouvrit les uns après les autres les tiroirs de la commode, et méprisante, elle les referma d'un mouvement brusque en haussant les épaules avec pitié.
«Je m'en doutais, reprit-elle, c'est misérable, indigne de vous.»
Perrine, suffoquée, ne répondit rien.
«Vous avez de la chance, continua Mme Bretoneux, que je sois venue à Maraucourt, et que je me charge de vous.»
Le mot qui monta aux lèvres de Perrine fut un refus: elle n'avait pas besoin qu'on se chargeât d'elle, surtout avec de pareils procédés; mais elle eut la force de le refouler: elle avait un rôle à remplir, rien ne devait le lui faire oublier; après tout, c'étaient les paroles de Mme Bretoneux qui étaient mauvaises et dures, ses intentions, au contraire, s'annonçaient bonnes et généreuses.
«Je vais dire à mon frère, reprit Mme Bretoneux, qu'il doit vous commander chez une couturière d'Amiens dont je lui donnerai l'adresse, la robe et le costume qui vous sont indispensables, et de plus, chez une bonne lingère, un trousseau complet. Fiez-vous- en à moi, vous aurez quelque chose de joli, qui à chaque instant, je l'espère au moins, me rappellera à votre souvenir. Là-dessus dormez bien, et n'oubliez rien de ce que je vous ai dit.»
XXV
«Faire tout ce qu'elle pourrait pour M. Vulfran» ne signifiait pas du tout, aux yeux de Perrine, ce que Mme Bretoneux avait cru comprendre; aussi se garda-t-elle de jamais dire un mot à Casimir des recherches qui se poursuivaient aux Indes et en Angleterre.
Et cependant, quand il la rencontrait seule, Casimir avait une façon de la regarder qui aurait dû provoquer les confidences.
Mais quelles confidences eût-elle pu faire, alors même qu'elle se fût décidée à rompre le silence que M. Vulfran lui avait commandé?
Elles étaient aussi vagues que contradictoires, les nouvelles qui arrivaient de Dakka, de Dehra et de Londres, surtout elles étaient incomplètes, avec des trous qui paraissaient difficiles à combler, surtout pour les trois dernières années. Mais cela ne désespérait pas M. Vulfran et n'ébranlait pas sa foi. «Nous avons fait le plus difficile, disait-il quelquefois, puisque nous avons éclairé les temps les plus éloignés; comment la lumière ne se ferait-elle pas sur ceux qui sont près de nous? un jour où l'autre le fil se rattachera et alors il n'y aura plus qu'à le suivre.»
Si de ce côté Mme Bretoneux n'avait guère réussi, au moins n'en avait-il pas été de même pour les soins qu'elle avait recommandé à Perrine de donner à M. Vulfran. Jusque-là Perrine ne se serait pas permis, les jours de pluie, de relever la capote du phaéton, ni, les jours de froid ou de brouillard, de rappeler à M. Vulfran qu'il était prudent à lui d'endosser un pardessus, ou de nouer un foulard autour de son cou, pas plus qu'elle n'aurait osé, quand les soirées étaient fraîches, fermer les fenêtres du cabinet; mais du moment qu'elle avait été avertie par Mme Bretoneux que le froid, l'humidité, le brouillard, la pluie, pouvaient aggraver la maladie de M. Vulfran, elle ne s'était plus laissé arrêter par ces scrupules et ces timidités.
Maintenant, elle ne montait plus en voiture, quel que fut le temps, sans veiller à ce que le pardessus se trouvât à sa place habituelle avec un foulard dans la poche, et au moindre coup de vent frais, elle le posait elle-même sur les épaules de M. Vulfran, ou le lui faisait endosser. Qu'une goutte de pluie vint à tomber, elle arrêtait aussitôt, et relevait la capote. Que la soirée ne fût pas tiède après le dîner, et elle refusait de sortir. Au commencement, quand ils faisaient une course à pied, elle allait de son pas ordinaire, et il la suivait sans se plaindre, car la plainte était précisément ce qu'il avait le plus en horreur, pour lui-même aussi bien que pour les autres; mais maintenant qu'elle savait que la marche un peu vive lui était une souffrance accompagnée de toux, d'étouffement, de palpitations, elle trouvait toujours des raisons, sans donner la vraie, pour qu'il ne pût pas se fatiguer, et ne fit qu'un exercice modéré, celui précisément qui lui était utile, non nuisible.
Une après-midi qu'ils traversaient ainsi à pied le village, ils rencontrèrent Mlle Belhomme, qui ne voulut point passer sans saluer M. Vulfran, et après quelques paroles de politesse le quitta en disant:
«Je vous laisse sous la garde de votre Antigone.»
Que voulait dire cela? Perrine n'en savait rien et M. Vulfran qu'elle interrogea ne le savait pas davantage. Alors le soir elle questionna l'institutrice, qui lui expliqua ce qu'était cette Antigone, en lui faisant lire avec un commentaire approprié à sa jeune intelligence, ignorante des choses de l'antiquité, l'OEdipe à Colone de Sophocle; et les jours suivants, abandonnant le Tour du Monde, Perrine recommença cette lecture pour M. Vulfran, qui s'en montra ému, sensible surtout à ce qui s'appliquait à sa propre situation.
«C'est vrai, dit-il, que tu es une Antigone pour moi, et même plus, puisque Antigone, fille du malheureux OEdipe, devait ses soins et sa tendresse à son père.»
Par là, Perrine vit quel chemin elle avait fait dans l'affection de M. Vulfran, qui n'avait pas pour habitude de se répandre en effusion. Elle en fut si bouleversée que, lui prenant la main, elle la lui baisa.
«Oui, dit-il, tu es une bonne fille.»
Et lui mettant la main sur la tête, il ajouta:
«Même quand mon fils sera de retour, tu ne nous quitteras pas, il saura reconnaîtra ce que tu as été pour moi.
— Je suis si peu et je voudrais être tant!
— Je lui dirai ce que tu as été, et d'ailleurs il le verra bien, car c'est un homme de coeur que mon fils.»
Bien souvent il s'était exprimé dans ces termes ou d'autres du même genre sur ce fils, et toujours elle avait eu la pensée de lui demander comment, avec ces sentiments, il avait pu se montrer si sévère, mais chaque fois, les paroles s'étaient arrêtées dans sa gorge serrée par l'émotion: c'était chose si grave pour elle d'aborder un pareil sujet.
Cependant ce soir-là, encouragée par ce qui venait de se passer, elle se sentit plus forte; jamais occasion s'était-elle présentée plus favorable: elle était seule avec M. Vulfran, dans son cabinet où jamais personne n'entrait sans être appelé, assise près de lui, sous la lumière de la lampe, devait-elle hésiter plus longtemps?
Elle ne le crut pas:
«Voulez-vous me permettre, dit-elle, le coeur angoissé et la voix frémissante, de vous demander une chose que je ne comprends pas, et à laquelle je pense à chaque instant sans oser en parler?
— Dis.
— Ce que je ne comprends pas, c'est qu'aimant votre fils comme vous l'aimez, vous ayez pu vous séparer de lui.
— C'est qu'a ton âge on ne comprend, on ne sent que ce qui est affection, sans avoir conscience du devoir: or mon devoir de père me faisait une loi d'imposer à mon fils, coupable de fautes qui pouvaient l'entraîner loin, une punition qui serait une leçon. Il fallait qu'il eût la preuve que ma volonté était au-dessus de la sienne; c'est pourquoi je l'envoyai aux Indes, où j'avais l'intention de ne le tenir que peu de temps, et où je lui donnais une situation qui ménageait sa dignité, puisqu'il était le représentant de ma maison. Pouvais-je prévoir qu'il s'éprendrait de cette misérable créature et se laisserait entraîner dans un mariage fou, absolument fou?
— Mais le père Fildes dit que celle qu'il a épousée n'était point une misérable créature.
— Elle en était une, puisqu'elle a accepté un mariage nul en France, et dès lors je ne pouvais pas la reconnaître pour ma fille, pas plus que je ne pouvais rappeler mon fils près de moi, tant qu'il ne se serait pas séparé d'elle; c'eût été manquer à mon devoir de père, en même temps qu'abdiquer ma volonté, et un homme comme moi ne peut pas en arriver là; je veux ce que je dois, et ne transige pas plus sur la volonté que sur le devoir.»
Il dit cela avec une fermeté d'accent qui glaça Perrine; puis, tout de suite il poursuivit:
«Maintenant, tu peux te demander comment, n'ayant pas voulu recevoir mon fils après son mariage, je veux présentement le rappeler près de moi. C'est que les conditions ne sont plus aujourd'hui ce qu'elles étaient à cette époque. Après treize années de ce prétendu mariage, mon fils doit être aussi las de cette créature que de la vie misérable qu'elle lui a fait mener près d'elle. D'autre part, les conditions pour moi sont changées aussi: ma santé est loin d'être restée ce qu'elle était, je suis malade, je suis aveugle, et je ne peux recouvrer la vue que par une opération qu'on ne risquera que si je suis dans un état de calme lui assurant des chances sérieuses de réussite. Quand mon fils saura cela, crois-tu qu'il hésitera à quitter cette femme, à laquelle d'ailleurs j'assurerai la vie la plus large ainsi qu'à sa fille? Si je l'aime, il m'aime aussi; que de fois a-t-il tourné ses regards vers Maraucourt! que de regrets n'a-t-il pas éprouvés! Qu'il apprenne la vérité, tu le verras accourir.
— Il devrait donc quitter sa femme et sa fille?
— Il n'a pas de femme, il n'a pas de fille.
— Le père Fildes dit qu'il a été marié dans la chapelle de la mission par le père Leclerc.
— Ce mariage est nul en France pour avoir été contracté contrairement à la loi.
— Mais aux Indes, est-il nul aussi?
— Je le ferai casser à Rome.
— Mais sa fille?
— La loi ne reconnaît pas cette fille.
— La loi est-elle tout?
— Que veux-tu dire?
— Que ce n'est pas la loi qui fait qu'on aime ou qu'on n'aime pas ses enfants, ses parents. Ce n'était pas en vertu de la loi que j'aimais mon pauvre papa, mais parce qu'il était bon, tendre, affectueux, attentif pour moi, parce que j'étais heureuse quand il m'embrassait, joyeuse quand il me disait de douces paroles ou qu'il me regardait avec un sourire; et parce que je n'imaginais pas qu'il y eût rien de meilleur que d'être avec lui-même, quand il ne me parlait point et s'occupait de ses affaires. Et lui, il m'aimait parce qu'il m'avait élevée, parce qu'il me donnait ses soins, son affection, et plus encore, je crois bien, parce qu'il sentait que je l'aimais de tout mon coeur. La loi n'avait rien à voir là dedans; je ne me demandais pas si c'était la loi qui le faisait mon père, car j'étais bien certaine que c'était l'affection que nous avions l'un pour l'autre.
— Où veux-tu en venir?
— Pardonnez-moi si je dis des paroles qui vous paraissent déraisonnables, mais je parle tout haut, comme je pense, comme je sens.
— Et c'est pour cela que je t'écoute, parce que tes paroles, pour peu expérimentées qu'elles soient, sont au moins celles d'une bonne fille.
— Eh bien, monsieur, j'en veux venir à ceci, c'est que si vous aimez votre fils et voulez l'avoir près de vous, lui de son côté il doit aimer sa fille et veut l'avoir près de lui.
— Entre son père et sa fille, il n'hésitera pas; d'ailleurs le mariage annulé, elle ne sera plus rien pour lui. Les filles de l'Inde sont précoces; il pourra bientôt la marier, ce qui, avec la dot que je lui assurerai, sera facile; il ne sera donc pas assez peu sensé pour ne pas se séparer d'une fille qui, elle, n'hésiterait pas à se séparer bientôt de lui pour suivre son mari. D'ailleurs, notre vie n'est pas faite que de sentiment, elle l'est aussi d'autres choses qui pèsent d'un lourd poids sur nos déterminations: quand Edmond est parti pour les Indes, ma fortune n'était pas ce qu'elle est maintenant; quand il verra, et je la lui montrerai, la situation qu'elle lui assure à la tête de l'industrie de son pays, l'avenir qu'elle lui promet, avec toutes les satisfactions des richesses et des honneurs, ce ne sera pas une petite moricaude qui l'arrêtera.
— Mais cette petite moricaude n'est peut-être pas aussi horrible que vous l'imaginez.
— Une Hindoue.
— Les livres que je vous lisais disent que les Hindous sont en moyenne plus beaux que les Européens.
— Exagérations de voyageurs.
— Qu'ils ont les membres souples, le visage d'un ovale pur, les yeux profonds avec un regard fier, la bouche discrète, la physionomie douce; qu'ils sont adroits, gracieux dans leurs mouvements; qu'ils sont sobres, patients, courageux au travail; qu'ils sont appliqués à l'étude…
— Tu as de la mémoire.
— Ne doit-on pas retenir ce qu'on lit? Enfin il résulte de ces livres qu'une Hindoue n'est pas forcément une horreur comme vous êtes disposé à le croire.
— Que m'importe, puisque je ne la connaîtrai pas.
— Mais si vous la connaissiez, vous pourriez peut-être vous intéresser à elle, vous attacher à elle…
— Jamais; rien qu'en pensant à elle et à sa mère, je suis pris d'indignation.
— Si vous la connaissiez… cette colère s'apaiserait peut-être.»
Il serra les poings dans un moment de fureur qui troubla Perrine, mais cependant ne lui coupa pas la parole:
«J'entends si elle n'était pas du tout ce que vous supposez; car elle peut, n'est-ce pas, être le contraire de ce que votre colère imagine: le père Fildes dit que sa mère était douée des plus charmantes qualités, intelligente, bonne, douce…
— Le père Fildes est un brave prêtre qui voit la vie et les gens avec trop d'indulgence; d'ailleurs, il ne l'a pas connue, cette femme dont il parle.
— Il dit qu'il parle d'après les témoignages de tous ceux qui l'ont connue; ces témoignages de tous n'ont-ils pas plus d'importance que l'opinion d'un seul? Enfin, si vous la receviez dans votre maison, n'aurait-elle pas, elle, votre petite fille, des soins plus intelligents que ceux que je peux avoir, moi?
— Ne parle pas contre toi.
— Je ne parle ni pour ni contre moi, mais pour ce qui est la justice…
— La justice!
— Telle que je la sens; ou si vous voulez, pour ce que, dans mon ignorance, je crois être la justice. Précisément parce que sa naissance est menacée et contestée, cette jeune fille en se voyant accueillie, ne pourrait pas ne pas être émue d'une profonde reconnaissance. Pour cela seul, en dehors de toutes les autres raisons qui la pousseraient, elle vous aimerait de tout son coeur.»
Elle joignit les mains en le regardant comme s'il pouvait la voir, et avec un élan qui donnait à sa voix un accent vibrant:
«Ah! monsieur, ne voulez-vous pas être aimé par votre fille?»
Il se leva d'un mouvement impatient:
«Je t'ai dit qu'elle ne serait jamais ma fille. Je la hais, comme je hais sa mère; elles qui m'ont pris mon fils, qui me le gardent. Est-ce que, si elles ne l'avaient pas ensorcelé, il ne serait pas près de moi depuis longtemps? Est-ce qu'elles n'ont pas été tout pour lui, quand moi son père, je n'étais rien?»
Il parlait avec véhémence en marchant à pas saccadés par son cabinet, emporté, secoué par un accès de colère qu'elle n'avait pas encore vu. Tout à coup il s'arrêta devant elle:
«Monte à ta chambre, dit-il, et plus jamais, tu entends, plus jamais, ne te permets de me parler de ces misérables; car enfin de quoi te mêles-tu? Qui t'a chargé de me tenir un pareil discours?»
Un moment interdite, elle se remit:
«Oh! personne, monsieur, je vous jure; j'ai traduit, moi fille sans parents, ce que mon coeur me disait, me mettant à la place de votre petite fille.»
Il se radoucit, mais ce fut encore d'un ton menaçant qu'il ajouta:
«Si tu ne veux pas que nous nous fâchions, désormais n'aborde jamais ce sujet, qui m'est, tu le vois, douloureux; tu ne dois pas m'exaspérer.
— Pardonnez-moi, dit-elle la voix brisée par les larmes qui l'étouffaient, certainement j'aurais dû me taire.
— Tu l'aurais dû d'autant mieux que ce que tu as dit était inutile.»
XXXVI
Pour suppléer aux nouvelles que ses correspondants ne lui donnaient point, sur la vie de son fils, pendant les trois dernières années, M. Vulfran faisait paraître dans les principaux journaux de Calcutta, de Dakka, de Dehra, de Bombay, de Londres, une annonce répétée chaque semaine, promettant quarante livres de récompense à qui pourrait fournir un renseignement, si mince qu'il fût, mais certain cependant, sur Edmond Paindavoine; et comme une des lettres qu'il avait reçues de Londres parlait d'un projet d'Edmond de passer en Égypte et peut-être en Turquie, il avait étendu ses insertions au Caire, à Alexandrie, à Constantinople: rien ne devait être négligé, même l'impossible, même l'improbable; d'ailleurs n'était-ce pas l'improbable qui devenait le vraisemblable dans cette existence cahotée?
Ne voulant pas donner son adresse, ce qui eût pu l'exposer à toutes sortes de sollicitations plus ou moins malhonnêtes, c'était celle de son banquier à Amiens que M. Vulfran avait indiquée; c'était donc celui-ci qui recevait les lettres que l'offre des mille francs provoquait, et qui les transmettait à Maraucourt.
Mais de ces lettres assez nombreuses, pas une seule n'était sérieuse; la plupart provenaient d'agents d'affaires, qui s'engageaient à faire des recherches dont ils garantissaient le succès, si on voulait bien leur envoyer une provision indispensable aux premières démarches; quelques-unes étaient de simples romans qui se lançaient dans une fantaisie vague promettant tout et ne donnant rien; d'autres enfin racontaient des faits remontant à cinq, dix, douze ans; aucune ne se renfermait dans les trois dernières années fixées par l'annonce, pas plus qu'elle ne fournissait l'indication précise demandée.
C'était Perrine qui lisait ces lettres ou les traduisait, et si nulles qu'elles fussent généralement, elles ne décourageaient pas M. Vulfran et n'ébranlaient pas sa foi:
«Il n'y a que l'annonce répétée qui produise de l'effet», disait- il toujours.
Et sans se lasser, il répétait les siennes.
Un jour enfin une lettre datée de Serajevo en Bosnie apporta une offre qui paraissait pouvoir être prise en considération: elle était en mauvais anglais, et disait que si l'on voulait déposer les quarante livres promises par l'insertion du Times, chez un banquier de Serajevo, on s'engageait à fournir des nouvelles authentiques de M. Edmond Paindavoine remontant au mois de novembre de la précédente année: au cas où l'on accepterait cette proposition, on devait répondre poste restante à Serajevo sous le numéro 917.
«Eh bien, tu vois si j'avais raison, s'écria M. Vulfran, c'est près de nous, le mois de novembre.»
Et il montra une joie qui était un aveu de ses craintes: c'était maintenant qu'il pouvait affirmer l'existence d'Edmond avec preuves à l'appui et non plus seulement en vertu de sa foi paternelle.
Pour la première fois depuis que ses recherches se poursuivaient, il parla de son fils à ses neveux et à Talouel.
«J'ai la grande joie de vous annoncer que j'ai des nouvelles d'Edmond; il était en Bosnie au mois de novembre.»
L'émoi fut grand quand ce bruit se répandit dans le pays. Comme toujours en pareille circonstance on l'amplifia:
«M. Edmond va arriver!
— Est ce possible?
— Si vous voulez en avoir la certitude regardez la mine des neveux et de Talouel.»
En réalité, elle était curieuse cette mine: préoccupée chez Théodore autant que chez Casimir, avec quelque chose de contraint; au contraire épanouie chez Talouel, qui depuis longtemps avait pris l'habitude de faire exprimer à sa physionomie comme à ses paroles précisément le contraire de ce qu'il pensait.
Cependant il y avait des gens qui ne voulaient pas croire à ce retour:
«Le vieux a été trop dur; le fils n'avait pas mérité que, pour quelques dettes, on l'envoyât aux Indes. Mis en dehors de sa famille, il s'en est créé une autre là-bas.
— Et puis être en Bosnie, en Turquie, quelque part par là, cela, ne veut pas dire qu'on, est en route pour Maraucourt; est-ce que la route des Indes en France passe par la Bosnie?»
Cette réflexion était de Bendit, qui, avec son sang-froid anglais, jugeait les choses au seul point de vue pratique, sans y mêler aucune considération sentimentale.
«Comme vous je désire le retour du fils, disait-il, cela donnerait à la maison une solidité qui lui manque, mais il ne suffit pas que je désire une chose pour que j'y croie; c'est Français cela, ce n'est pas Anglais, et moi, vous savez, I am an Englishman.»
Justement parce que ces réflexions étaient d'un Anglais, elles faisaient hausser les épaules: si le patron parlait du retour de son fils, on pouvait avoir foi en lui; il n'était pas homme à s'emballer, le patron.
«En affaires, oui; mais en sentiment, ce n'est pas l'industriel qui parle, c'est le père.»
À chaque instant M. Vulfran s'entretenait avec Perrine de ses espérances:
«Ce n'est plus qu'une affaire de temps: la Bosnie, ce n'est pas l'Inde, une mer dans laquelle on disparaît; si nous avons des nouvelles certaines pour le mois de novembre, elles nous mettront sur une piste qu'il sera facile de suivre.»
Et il avait voulu que Perrine prit dans la bibliothèque les livres qui parlaient de Bosnie, cherchant en eux, sans y trouver une explication satisfaisante, ce que son fils était venu faire dans ce pays sauvage, au climat rude, où il n'y a ni commerce, ni industrie.
«Peut-être s'y trouvait-il simplement en passant, dit Perrine.
— Sans doute, et c'est un indice de plus pour prouver son prochain retour; de plus s'il était là de passage, il semble vraisemblablement qu'il n'était pas accompagné de sa femme et de sa fille, car la Bosnie n'est pas un pays pour les touristes; donc il y aurait séparation entre eux.»
Comme elle ne répondait rien malgré l'envie qu'elle en avait, il s'en fâcha:
«Tu ne dis rien.
— C'est que je n'ose pas ne pas être d'accord avec vous.
— Tu sais bien que je veux que tu me dises tout ce que tu penses.
— Vous le voulez pour certaines choses, vous ne le voulez pas pour d'autres. Ne m'avez-vous pas défendu d'aborder jamais ce qui se rapporte à… cette jeune fille? Je ne veux pas m'exposer à vous fâcher.
— Tu ne me fâcheras pas en disant les raisons pour lesquelles tu admets qu'elles ont pu venir en Bosnie.
— D'abord parce que la Bosnie n'est pas un pays inabordable pour des femmes, surtout quand ces femmes ont voyagé dans les montagnes de l'Inde, qui ne ressemblent en rien pour les fatigues et les dangers à celles des Balkans. Et puis d'un autre côté, si M. Edmond ne faisait que traverser la Bosnie, je ne vois pas pourquoi sa femme et sa fille ne l'auraient pas accompagné, puisque les lettres que vous avez reçues des différentes contrées de l'Inde disent que partout elles étaient avec lui. Enfin il y a encore une autre considération que je n'ose pas vous dire, précisément parce qu'elle n'est pas d'accord avec vos espérances.
— Dis-la quand même.
— Je la dirai, mais à l'avance je vous demande de ne voir dans mes paroles que le souci de votre santé, qui serait atteinte au cas où votre attente serait déçue; ce qui est possible n'est-ce pas?
— Explique-toi clairement.
— De ce que M. Edmond était à Serajevo au mois de novembre, vous concluez qu'il doit être de retour ici… bientôt.
— Évidemment.
— Et cependant on peut ne pas le retrouver.
— Je n'admets pas cela.
— Une raison ou une autre peut l'empêcher de revenir… N'est-il pas possible qu'il ait disparu?
— Disparu?
— S'il était retourné aux Indes… ou ailleurs; s'il était parti pour l'Amérique?
— Les si entassés les uns par-dessus les autres conduisent à l'absurde.
— Sans doute, monsieur, mais en choisissant ceux qu'on désire et en repoussant les autres on s'expose…
— À quoi?
— Quand ce ne serait qu'à l'impatience. Voyez dans quel état agité vous êtes depuis que vous avez reçu cette nouvelle de Serajevo; et cependant les délais ne sont pas écoulés pour que la réponse vous soit parvenue. Vous ne toussiez presque plus; vous avez maintenant plusieurs accès par jour et aussi des palpitations, de l'essoufflement: votre visage rougit à chaque instant; les veines de votre front se gonflent. Que se passera-t- il si cette réponse se fait encore attendre, et surtout si… elle n'est pas ce que vous espérez, ce que vous voulez? Vous vous êtes si bien habitué à dire: «Cela est ainsi, et non autrement», que je ne peux pas ne pas m'… inquiéter. Cela est si terrible d'être frappé par le pire, quand c'est au meilleur qu'on croit, et si j'en parle ainsi, c'est que cela m'est arrivé: après avoir tout craint pour mon père, nous étions sûres de son prompt rétablissement le jour même où nous l'avons perdu; nous avons été folles, maman et moi, et certainement c'est la violence de ce coup inattendu qui a tué ma pauvre maman; elle n'a pas pu se relever; six mois après, elle est morte à son tour. Alors pensant à cela, je me dis…»
Mais elle n'acheva pas, les sanglots étranglèrent les paroles dans sa gorge, et comme elle voulait les contenir, car elle comprenait qu'ils ne s'expliquaient pas, ils la suffoquèrent.
«N'évoque pas ces souvenirs, pauvre petite, dit M. Vulfran, et parce que tu as été cruellement éprouvée, n'imagine pas qu'il n'y a que malheurs en ce monde; cela serait mauvais pour toi; de plus cela serait injuste.»
Évidemment tout ce qu'elle dirait, ce qu'elle ferait, n'ébranlerait pas cette confiance, qui ne voulait croire possible que ce qui s'accordait avec son désir: elle ne pouvait donc qu'attendre en se demandant, pleine d'angoisses, ce qui se passerait lorsque arriverait la lettre du banquier d'Amiens apportant la réponse de Serajevo.
Mais ce ne fut pas une lettre qui arriva, ce fut le banquier lui- même.
Un matin que Talouel comme à son ordinaire se promenait sur son banc de quart les mains dans ses poches, surveillant de son regard, qui ne laissait rien échapper, les cours de l'usine, il vit le banquier qu'il connaissait bien descendre de voiture à la grille des Shèdes, et se diriger vers les bureaux d'un pas grave, avec une attitude compassée.
Précipitamment il dégringola l'escalier de sa véranda et courut au-devant de lui: en approchant, il constata que la mine était d'accord avec la démarche et l'attitude. Incapable de se contenir il s'écria:
«Je suppose que les nouvelles sont mauvaises, cher monsieur?
— Mauvaises.»
La réponse se renferma dans ce seul mot. Talouel insista:
«Mais…
— Mauvaises.»
Puis, changeant tout de suite de sujet:
«M. Vulfran est dans ses bureaux?
— Sans doute.
— Je dois l'entretenir tout d'abord.
— Cependant…
— Vous comprenez.»
Si le banquier qui, dans son attitude embarrassée, fixait ses regards à terre, avait eu des yeux pour voir, il aurait deviné qu'au cas où Talouel deviendrait un jour le maître des usines de Maraucourt, il lui ferait payer cher cette discrétion.
Autant Talouel s'était montré obséquieux quand il avait espéré obtenir ce qu'il voulait savoir, autant il afficha de brutalité quand il vit ses avances repoussées:
«Vous trouverez M. Vulfran dans son cabinet», dit-il en s'éloignant les mains dans ses poches.
Comme ce n'était pas la première fois que le banquier venait à
Maraucourt, il n'eut pas de peine à trouver le cabinet de
M. Vulfran, et arrivé à sa porte, il s'arrêta un moment pour se
préparer.
Il n'avait pas encore frappé qu'une voix, celle de M. Vulfran, cria:
«Entrez!»
Il n'y avait plus à différer, il entra en s'annonçant:
«Bonjour, monsieur Vulfran.
— Comment, c'est vous! à Maraucourt!
— Oui, j'avais affaire ce matin à Picquigny; alors j'ai poussé jusqu'ici pour vous apporter des nouvelles de Serajevo.»
— Perrine assise à sa table n'avait pas besoin que ce nom fût prononcé pour savoir qui venait d'entrer: elle resta pétrifiée.
«Eh bien? demanda M. Vulfran d'une voix impatiente.
— Elles ne sont pas ce que vous deviez espérer, ce que nous espérions tous.
— Notre homme a voulu nous escroquer les quarante livres?
— Il semble que ce soit un honnête homme.
— Il ne sait rien?
— Ses renseignements ne sont que trop authentiques… malheureusement.
— Malheureusement!»
C'était la première parole de doute que M. Vulfran prononçait.
Il s'établit un silence, et sur la physionomie de M. Vulfran qui s'assombrissait, il fut facile de voir par quels sentiments il passait: la surprise, l'inquiétude.
«Alors on n'a plus de nouvelles d'Edmond depuis le mois de novembre? dit-il.
— On n'en a plus.
— Mais quelles nouvelles a-t-on eues à cette époque? quel caractère de certitude, d'authenticité présentent-elles?
— Nous avons des pièces officielles, visées par le consul de
France à Serajevo.
— Mais parlez donc, rapportez ces nouvelles mêmes.
— En novembre, M. Edmond est arrivé à Sarajevo comme… photographe.
— Allons donc! vous voulez dire avec des appareils de photographie?
— Avec une voiture de photographe ambulant, dans laquelle il voyageait en famille, accompagné de sa femme et de sa fille. Pendant quelques jours il a fait des portraits sur une place de la ville…»
Il chercha dans les papiers qu'il avait dépliés sur un coin du bureau de M. Vulfran.
«Puisque vous avez des pièces, lisez-les, dit M. Vulfran, ce sera plus vite fait.
— Je vais vous les lire; je vous disais qu'il avait travaillé comme photographe sur une place publique, la place Philippovitch. Au commencement de novembre il quitta Serajevo pour…»
Il consulta de nouveau ses papiers:
«… pour Travnik, et tomba… ou arriva malade à un village situé entre ces deux villes.
— Mon Dieu, s'écria M. Vulfran, mon Dieu, mon Dieu!»
Et il joignit les mains, le visage décomposé, tremblant de la tête aux pieds comme si la vision de son fils se dressait devant lui.
«Vous êtes un homme de grande force…
— Il n'y a pas de force contre la mort. Mon fils….
— Eh bien oui, il faut que vous connaissiez l'affreuse vérité: le sept novembre… M. Edmond… est mort à Bousovatcha d'une congestion pulmonaire.
— C'est impossible!
— Hélas! monsieur, moi aussi j'ai dit: c'est impossible en recevant ces pièces, bien que leur traduction soit visée par le consul de France; mais cet acte de décès d'Edmond Vulfran Paindavoine, né à Maraucourt (Somme), âgé de trente-quatre ans, n'emprunte-t-il pas un caractère d'authenticité à ces renseignements mêmes, si précis? Cependant, voulant douter malgré tout, j'ai, en recevant ces pièces hier, télégraphié à notre consul à Serajevo; voici sa réponse: «Pièces authentiques, mort certaine.»
Mais M. Vulfran paraissait ne pas écouter: affaissé dans son fauteuil, écroulé sur lui-même, la tête penchée en avant reposant sur sa poitrine, il ne donnait aucun signe de vie, et Perrine affolée, éperdue, suffoquée, se demandait s'il était mort.
Tout à coup, il redressa son visage ruisselant de larmes qui jaillissaient de ses yeux sans regard, et tendant la main il pressa le bouton des sonneries électriques qui correspondaient dans les bureaux de Talouel, de Théodore et de Casimir.
Cet appel était si violent qu'ils accoururent aussitôt tous trois.
«Vous êtes là, dit-il, Talouel, Théodore, Casimir?
Tous trois répondirent en même temps.
«J'apprends la mort de mon fils. Elle est certaine. Talouel, arrêtez partout et immédiatement le travail; téléphonez qu'on affiche qu'il reprendra après-demain, et que demain un service sera célébré dans les églises de Maraucourt, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt et Flexelles.
— Mon oncle!» s'écrièrent d'une même voix les deux neveux.
Mais il les arrêta:
«J'ai besoin d'être seul; laissez-moi.»
Tout le monde sortit, Perrine seule resta.
«Aurélie, tu es là?» demanda M. Vulfran.
Elle répondit dans un sanglot.
«Rentrons au château.»
Comme toujours il avait posé sa main sur l'épaule de Perrine, et ce fut ainsi qu'ils sortirent au milieu du premier flot des ouvriers qui quittaient les ateliers: ils traversèrent ainsi le village où déjà la nouvelle courait de porte en porte, et chacun en les voyant passer se demandait s'il survivrait à cet écrasement; comme il était déjà courbé, lui qui d'ordinaire marchait si solide, couché en avant comme un arbre que la tempête a brisé par le milieu de son tronc.
Mais cette question, Perrine se la posait avec plus d'angoisse encore, car aux secousses que de sa main il lui imprimait à l'épaule, elle sentait, sans qu'il prononçât une seule parole, combien profondément il était atteint.
Quand elle l'eut conduit dans son cabinet, il la renvoya:
«Explique pourquoi je veux être seul, dit-il, que personne n'entre, que personne ne me parle.»
Comme elle allait sortir:
«Et je me refusais à te croire!
— Si vous vouliez me permettre…
— Laisse-moi», dit-il rudement.
XXXVII
Toute la nuit le château fut plein de mouvement et de bruit, car successivement arrivèrent: de Paris, M. et Mme Stanislas Paindavoine, prévenus par Théodore; de Boulogne, M. et Mme Bretoneux, avertis par Casimir; enfin de Dunkerque et de Rouen, les deux filles de Mme Bretoneux avec leurs maris et leurs enfants. Personne n'aurait manqué au service de ce pauvre Edmond. D'ailleurs ne fallait-il pas être là pour prendre position et se surveiller? Maintenant que la place était vide, et bien vide à jamais, qui allait s'en emparer? C'était l'heure des manoeuvres habiles où chacun devait s'employer entièrement, avec toute son énergie, toute son intelligence, toute son intrigue. Quel désastre si cette industrie qui était une des forces du pays, tombait aux mains d'un incapable comme Théodore! Quel malheur si un esprit borné comme Casimir en prenait la direction! Et aucune des deux familles n'avait la pensée d'admettre qu'une association fut possible, qu'un partage pût se faire entre les deux cousins: on voulait tout pour soi; l'autre n'aurait rien: quels droits d'ailleurs avait-il à faire valoir cet autre?
Perrine s'attendait à la visite matinale de Mme Bretoneux, et aussi à celle de Mme Paindavoine; mais elle ne reçut ni l'une ni l'autre, ce qui lui fit comprendre qu'on ne croyait plus avoir besoin d'elle, au moins pour le moment. Qu'était-elle en effet dans cette maison? Maintenant c'était le frère de M. Vulfran, sa soeur, ses neveux, ses nièces, ses héritiers, enfin, qui y étaient les maîtres.
Elle s'attendait aussi à ce que M. Vulfran l'appellerait pour qu'elle le conduisît à l'église, comme elle le faisait tous les dimanches depuis qu'elle avait remplacé Guillaume; mais il n'en fut rien, et quand les cloches, qui depuis la veille sonnaient des glas de quart d'heure en quart d'heure, annoncèrent la messe, elle le vit monter en landau appuyé sur le bras de son frère, accompagné de sa soeur et de sa belle-soeur, tandis que les membres de la famille prenaient place dans les autres voitures.
Alors, n'ayant pas de temps à perdre, elle qui devait faire à pied le trajet du château à l'église, elle partit au plus vite.
Elle quittait une maison sur laquelle la Mort avait étendu son linceul; elle fut surprise en traversant à la hâte les rues du village, de remarquer qu'elles avaient leur air des dimanches, c'est-à-dire que les cabarets étaient pleins d'ouvriers qui buvaient en bavardant avec un tapage assourdissant, tandis que le long des maisons, assises sur des chaises, ou sur le pas de leur porte, les femmes causaient et que les enfants jouaient dans les cours. Personne n'assisterait-il donc au service?
En entrant dans l'église où elle avait eu peur de ne pas pouvoir entrer, elle la vit à moitié vide: dans le choeur était rangée la famille; çà et là se montraient les autorités du village, les fournisseurs, le haut personnel des usines, mais rares, très rares étaient les ouvriers, hommes, femmes, enfants qui, en cette journée dont les conséquences pouvaient être si graves pour eux cependant, avaient eu la pensée de venir joindre leurs prières à celles de leur patron.
Le dimanche sa place était à côté de M, Vulfran, mais comme elle n'avait pas qualité pour l'occuper, elle prit une chaise à côté de Rosalie qui accompagnait sa grand'mère en grand deuil.
«Hélas! mon pauvre petit Edmond, murmura la vieille nourrice qui pleurait, quel malheur! Qu'est-ce que dit M. Vulfran?»
Mais l'office qui commençait dispensa Perrine de répondre, et ni Rosalie, ni Françoise ne lui adressèrent plus la parole, voyant combien elle était bouleversée.
À la sortie, elle fut arrêtée par Mlle Belhomme qui, comme Françoise, voulut l'interroger sur, M. Vulfran, et à qui elle dut répondre qu'elle ne l'avait pas vu depuis la veille.
«Vous rentrez à pied? demanda l'institutrice.
— Mais oui.
— Eh bien, nous ferons route ensemble jusqu'aux écoles.»
Perrine eût voulu être seule, mais elle ne pouvait pas refuser, et elle dut suivre la conversation de l'institutrice.
«Savez-vous à quoi je pensais en regardant M. Vulfran se lever, s'asseoir, s'agenouiller pendant l'office, si brisé, si accablé qu'il semblait toujours qu'il ne pourrait pas se redresser? C'est que pour la première fois aujourd'hui, il a peut-être été bon pour lui d'être aveugle.
— Pourquoi?
— Parce qu'il n'a pas vu combien l'église était peu remplie. C'eût été une douleur de plus que cette indifférence de ses ouvriers à son malheur.
—Ils n'étaient pas nombreux, cela est vrai.
— Au moins il ne l'a pas vu.
— Mais êtes-vous sûre qu'il ne s'en soit pas rendu compte par le silence vide de l'église en même temps que par le brouhaha des cabarets, quand il a traversé les rues du village? Avec les oreilles il reconstitue bien des choses.
— Cela serait un chagrin de plus pour lui, dont il n'a pas besoin, le pauvre homme; et cependant…»
Elle fit une pause pour retenir ce qu'elle allait dire; mais comme elle n'avait pas l'habitude de jamais cacher ce qu'elle pensait, elle ajouta:
«Et cependant ce serait une leçon, une grande leçon, car voyez- vous, mon enfant, nous ne pouvons demander aux autres de s'associer à nos douleurs, que lorsque nous nous associons nous- mêmes à celles qu'ils éprouvent, ou à leur souffrance; et on peut le dire, parce que c'est l'expression de la stricte vérité…»
Elle baissa la voix:
«… Ce n'a jamais été le cas de M. Vulfran: homme juste avec les ouvriers, leur accordant ce qu'il leur croit dû, mais c'est tout; et la seule justice, comme règle de ce monde, ce n'est pas assez: n'être que juste, c'est être injuste. Comme il est regrettable que M. Vulfran n'ait jamais eu l'idée qu'il pouvait être un père pour ses ouvriers; mais entraîné, absorbé par ses grandes affaires, il n'a appliqué son esprit supérieur qu'aux seules affaires. Quel bien il eût pu faire cependant, non seulement ici même, ce qui serait déjà considérable, mais partout par l'exemple donné. Qu'il en eût été ainsi, et vous pouvez être certaine que nous n'aurions pas vu aujourd'hui… ce que nous voyons.»
Cela pouvait être vrai, mais Perrine n'était pas en situation d'apprécier la morale de ces paroles, qui la blessaient par ce qu'elles disaient, autant que parce qu'elle les entendait de la bouche de Mlle Belhomme, pour qui elle s'était vite prise d'une affection respectueuse. Qu'une autre eût exprimé ces idées, il lui semblait que cela l'eût laissée indifférente, mais elle souffrait de ce qu'elles étaient celles d'une femme en qui elle avait mis une grande confiance.
En arrivant devant les écoles elle se hâta donc de la quitter.
«Pourquoi n'entrez-vous pas, nous déjeunerions ensemble, dit Mlle Belhomme qui avait deviné que son élève ne devait pas prendre place à la table de la famille.
— Je vous remercie: M. Vulfran peut avoir besoin de moi.
— Alors rentrez.»
Mais en arrivant au château elle vit que M. Vulfran n'avait pas besoin d'elle, et même qu'il ne pensait pas du tout à elle; car Bastien qu'elle rencontra dans l'escalier lui dit qu'en descendant de voiture, M. Vulfran s'était enfermé dans son cabinet, où personne ne devait entrer:
«En un jour comme aujourd'hui, il ne veut même pas déjeuner avec la famille.
— Elle reste, la famille?
— Vous pensez bien que non; après le déjeuner, tout le monde part; je crois qu'il ne voudra même pas recevoir les adieux de ses parents. Ah! il est bien accablé. Qu'est-ce que nous allons devenir, mon Dieu! Il faudra nous aider.
— Que puis-je?
— Vous pouvez beaucoup: M. Vulfran a confiance en vous, et il vous aime bien.
— Il m'aime!
— Je sais ce que je dis, et c'est gros, cela.»
Comme Bastien l'avait annoncé, toute la famille partit après le déjeuner; mais jusqu'au soir Perrine resta dans sa chambre sans que M. Vulfran la fit appeler; ce fut seulement un peu avant le coucher que Bastien vint lui dire que le patron la prévenait de se tenir prête à l'accompagner le lendemain matin à l'heure habituelle.
«Il veut se remettre au travail, mais le pourra-t-il? Ce sera le mieux: le travail c'est sa vie.»
Le lendemain à l'heure fixée, comme tous les matins elle se trouva dans le hall, attendant M. Vulfran, et bientôt elle le vit paraître, marchant courbé, conduit par Bastien, qui, silencieusement fit un signe attristé pour dire que la nuit avait été mauvaise.
«Aurélie est-elle là?» demanda-t-il d'une voix altérée, dolente et faible comme celle d'un enfant malade.
Elle s'avança vivement:
«Me voilà, monsieur.
— Montons en voiture.»
Elle eût voulu l'interroger, mais elle n'osa pas; une fois assis en voiture, il s'affaissa et, la tête inclinée en avant, il ne prononça pas un mot.
Au bas du perron des bureaux, Talouel se tenait prêt à le recevoir et à l'aider à descendre; ce qu'il fit, obséquieusement:
«Je suppose que vous vous êtes senti assez fort pour venir, dit-il d'une voix compatissante qui contrastait avec l'éclat de ses yeux.
— Je ne me suis pas senti fort du tout; mais je suis venu parce que je devais venir.
— C'est ce que je voulais dire…»
M. Vulfran lui coupa la parole en appelant Perrine et en se faisant conduire par elle à son cabinet.
Bientôt commença le dépouillement de la correspondance, qui était volumineuse, comprenant les lettres de deux jours; il le laissa se faire, sans une seule observation, un seul ordre, comme s'il était sourd ou endormi.
Ensuite venait la réunion des chefs de services, dans laquelle devait ce jour-là se décider une grosse question, qui engageait sérieusement les intérêts de la maison: devait-on vendre les grandes provisions de jute qu'on avait aux Indes et en Angleterre, en ne gardant que ce qui était indispensable à la fabrication courante des usines pendant un certain temps, ou bien devait-on faire de nouveaux achats? en un mot se mettre à la hausse ou à la baisse?
Habituellement les affaires de ce genre se traitaient avec une méthode rigoureuse, dont personne ne s'écartait: chacun à tour de rôle, en commençant par le plus jeune, donnait son avis et développait ses raisons; M. Vulfran écoutait, et à la fin, faisait connaître la résolution qu'il se proposait de suivre; — ce qui ne voulait pas dire qu'il la suivrait, car plus d'une fois on apprenait, six mois ou un an après, qu'il avait fait précisément le contraire de ce qu'il avait dit; mais en tout cas, il se prononçait avec une netteté qui émerveillait ses employés, et toujours la discussion aboutissait.
Ce matin-là la délibération suivit sa marche ordinaire, chacun expliqua ses raisons pour vendre ou pour acheter; mais quand vint le tour de parole de Talouel, ce ne fut pas une affirmation que celui-ci produisit, ce fut un doute:
«Je n'ai jamais été si embarrassé; il y a de bien bonnes raisons pour, mais il y en a de bien fortes contre.»
Il était sincère, en confessant cet embarras, car c'était une règle chez lui de suivre la discussion sur la physionomie du maître, bien plus que sur les lèvres de celui qui parlait, et de se décider d'après ce que disait cette physionomie, qu'il avait appris à connaître par une longue pratique, sans s'inquiéter de ce qu'il pouvait penser lui-même: que pouvait d'ailleurs peser son opinion dans la balance, où de l'autre côté, ce qu'il mettait était une flatterie au patron, dont il devait toujours et en tout devancer le sentiment? Or, ce matin-la, cette physionomie n'avait absolument rien exprimé, qu'un vague exaspérant. Voulait-il acheter, voulait-il vendre? À vrai dire il semblait ne pas prendre souci plus de l'un que de l'autre; absent, envolé, perdu dans un autre monde que celui des affaires.
Après Talouel, deux conclusions furent encore émises, puis ce fut au patron de rendre son arrêt; et comme toujours, même plus complet que toujours, s'établit un respectueux silence, tandis que les yeux restaient attachés sur lui.
On attendait, et comme il ne disait rien on s'interrogeait du regard: avait-il donc perdu l'intelligence ou le sentiment de la réalité?
Enfin il leva le bras, et dit:
«Je vous avoue que je ne sais que décider.»
Quelle stupéfaction! Eh quoi, il en était là!
Pour la première fois depuis qu'on le connaissait, il se montrait indécis, lui toujours si résolu, si bien maître de sa volonté.
Et les regards, qui tout à l'heure se cherchaient, évitaient maintenant de se rencontrer: les uns par compassion; les autres, particulièrement ceux de Talouel et des neveux, de peur de se trahir.
Il dit encore:
«Nous verrons plus tard.»
Alors chacun se retira, sans dire un mot, et en s'en allant, sans échanger ses réflexions.
Resté seul avec Perrine, assise à la petite table d'où elle n'avait pas bougé, il ne parut pas faire attention au départ de ses employés, et garda son attitude accablée.
Le temps s'écoula, il ne bougea point. Souvent elle l'avait vu rester, immobile devant sa fenêtre ouverte, plongé dans ses pensées ou ses rêves, et cette attitude s'expliquait de même que son inaction et son mutisme, puisqu'il ne pouvait ni lire, ni écrire; mais alors elle ne ressemblait en rien à celle de maintenant, et à le regarder, l'oreille attentive, on pouvait voir sur sa physionomie mobile, que par les bruits de l'usine il suivait son travail comme s'il le surveillait de ses yeux, dans chaque atelier ou chaque cour: le battement des métiers, les échappements de la vapeur, les ronflements des cannetières, les lamentables gémissements de la valseuse, le décrochage et l'accrochage des wagons, le roulement des wagonets, les coups de sifflet des locomotives, les commandements de manoeuvres, même le sabotage des ouvriers quand ils traversaient d'un pas traîné un chemin pavé, rien ne se confondait pour lui, et de tout il se rendait un compte exact, qui lui permettait de savoir ce qui se faisait, et avec quelle activité ou quelle nonchalance cela se faisait.
Mais maintenant oreille, visage, physionomie, mouvements, tout paraissait pétrifié, momifié comme l'eût été une statue. Cela était si saisissant que Perrine, dans ce silence, se sentait envahie par une sorte de terreur qui l'anéantissait.
Tout à coup, il mit ses deux mains sur son visage, et d'une voix forte, avec la conscience d'être seul, ou plutôt sans conscience de l'endroit où il était et de ceux qui pouvaient l'entendre, il dit:
«Mon Dieu, mon Dieu, vous vous êtes retiré de moi. Qu'ai-je donc fait pour que vous m'abandonniez?»
Puis le silence reprit plus écrasant, plus lugubre, pour Perrine, que ce cri avait bouleversée, bien qu'elle ne pût pas mesurer toute l'étendue et la profondeur du désespoir qu'il accusait. C'est qu'en effet, M. Vulfran, par la grande fortune qu'il avait faite et la situation qu'il occupait, en était arrivé à croire qu'il était un privilégié, en quelque sorte un élu, dont la Providence se servait pour conduire le monde. Parti de si bas, comment serait-il parvenu si haut, s'il n'avait été servi que par sa seule intelligence? Une main toute-puissante l'avait donc tiré de la foule pour de grandes choses, et plus tard guidé si sûrement, que ses idées avaient toujours obéi à une inspiration supérieure, de même que ses actes à une direction infaillible; ce qu'il désirait avait toujours réussi; dans ses batailles, il avait toujours triomphé, et toujours ses adversaires avaient succombé. Mais voilà que tout à coup ce qu'il voulait le plus ardemment, ce qu'il se croyait sûr d'obtenir, pour la première fois ne se réalisait pas: il attendait son fils, il savait qu'il allait le voir arriver, toute sa vie était désormais arrangée pour cette réunion; et son fils était mort.
Alors quoi?
Il ne comprenait pas, — ni le présent, ni le passé.
Qu'avait-il été?
Qu'était-il?
Et si vraiment il avait été ce que pendant quarante ans il avait cru être, pourquoi ne l'était-il plus?
XXXVIII
Cet anéantissement se prolongea, et il s'y joignit des accidents de santé: la bronchite, les palpitations s'aggravèrent, il se produisit même une congestion pulmonaire, qui pendant une semaine retint M. Vulfran à la chambre, et donna l'entière direction des usines à Talouel triomphant.
Cependant ces accidents s'amendèrent, mais la prostration morale ne s'améliora pas, et au bout de quelques jours il n'y eut plus qu'elle qui inquiéta le médecin.
Plusieurs fois Perrine avait essayé de l'interroger; mais il lui avait à peine répondu, le docteur Ruchon n'étant pas homme à s'intéresser à la curiosité des gamines; heureusement il avait été moins rébarbatif avec Bastien et Mlle Belhomme, qu'il rencontrait souvent à sa visite du soir, si bien que par le vieux valet de chambre et par l'institutrice son anxiété était tant bien que mal renseignée.
«Il n'y a pas de danger pour la vie, disait Bastien, mais
M. Ruchon voudrait voir monsieur se remettre au travail.»
Mlle Belhomme était moins brève, et quand en venant au château donner sa leçon, elle avait bavardé avec le médecin, elle répétait volontiers à son élève ce que celui-ci avait dit, ce qui d'ailleurs se résumait en un mot toujours le même:
«Il faudrait une secousse, quelque chose qui remontât la mécanique morale arrêtée, mais dont le grand ressort ne paraît cependant pas cassé.»
Pendant longtemps on l'avait redoutée cette secousse, et c'était même la crainte qu'elle se produisit inopinément qui, plusieurs fois, avait retardé l'opération de la cataracte, que l'état général semblait permettre. Mais maintenant on la désirait. Qu'elle se produisit, que M. Vulfran sous son impression reprit intérêt à ses affaires, au travail, à tout ce qui était sa vie, et dans un avenir, prochain peut-être, on pourrait sans doute la tenter avec des chances de réussite, alors surtout qu'on n'aurait pas à redouter les violentes émotions d'un retour ou d'une mort, qu'au point de vue spécial de l'opération on pouvait également redouter.
Mais comment la provoquer?
C'était ce qu'on se demandait sans trouver de réponse à cette question, tant il semblait détaché, de tout, au point de ne vouloir recevoir ni Talouel, ni ses neveux pendant qu'il avait gardé la chambre, et d'avoir toujours fait répondre par Bastien, à Talouel, qui respectueusement venait à l'ordre deux fois par jour, le matin et le soir:
«Décidez pour le mieux.»
Et quand, quittant le lit, il était revenu aux bureaux, à peine s'était-il fait rendre compte de ce qu'avait décidé Talouel, trop habile, trop adroit et trop prudent d'ailleurs pour prendre aucune mesure que le patron n'eût pas prise lui-même.
Cette apathie n'empêchait pas cependant que chaque jour Perrine le conduisît comme naguère dans les diverses usines; mais le chemin se faisait silencieusement, sans qu'il répondît le plus souvent aux observations qu'elle lui adressait de temps en temps, et arrivé aux usines, c'était à peine s'il écoutait le rapport des directeurs.
«Pour le mieux, répétait-il; entendez-vous avec Talouel.»
Combien de temps cela durerait-il?
Une après-midi qu'ils revenaient de la tournée des usines, et qu'ils approchaient de Maraucourt, au trot endormi du vieux cheval, une sonnerie de clairon passa dans la brise.
«Arrête, dit M. Vulfran, il semble qu'on sonne au feu.»
La voiture arrêtée, la sonnerie s'entendit distinctement.
«C'est le feu, dit M. Vulfran, vois-tu quelque chose?
— Un tourbillon de fumée noire.
— De quel côté?
— À travers le rideau des peupliers, je ne peux pas me reconnaître.
— À droite, ou à gauche?
— Plutôt à gauche.»
À gauche, c'était vers l'usine.
«Faut-il mettre Coco au galop? demanda-t-elle.
— Non, seulement va vite.»
En approchant, la sonnerie leur arrivait plus claire, mais comme ils tournaient selon le caprice des entailles bordées de peupliers, Perrine ne pouvait fixer l'endroit précis d'où s'élevait la fumée, il semblait que c'était du centre du village, et non de l'usine.
Elle fit cette observation à M. Vulfran, qui ne répondit rien.
Ce qui la confirma dans cette idée, ce fut que la sonnerie se faisait entendre maintenant tout à gauche, c'est-à-dire aux environs de l'usine.
«On ne sonne pas là où est le feu, dit-elle.
— Voilà qui est bien raisonné», répliqua M. Vulfran.
Mais il fit cette réponse d'un ton presque indifférent, comme s'il n'y avait pas intérêt pour lui à savoir où était le feu.
Ce fut seulement en entrant dans le village qu'ils furent fixés:
«Ne vous pressez pas, monsieur Vulfran, cria un paysan, le feu n'est pas chez vous: c'est la maison à la Tiburce qui brûle.»
La Tiburce était une vieille ivrogne qui gardait les enfants trop petits pour être admis à l'asile, et habitait une misérable chaumière, usée, à moitié effondrée, située au fond d'une cour, aux environs des écoles.
«Allons-y», dit M. Vulfran.
Il n'y avait qu'à suivre les gens qui couraient; maintenant on voyait la fumée et les flammes s'élever en tourbillons au-dessus des maisons, et l'on respirait une odeur de brûlé. Avant d'arriver, ils durent arrêter sous peine d'écraser les curieux, qui pour rien au monde ne se seraient dérangés. Alors M. Vulfran descendit de voiture, et guidé par Perrine traversa les groupes. Comme ils approchaient de l'entrée de la maison, Fabry, le casque en tête, car il commandait les pompiers de l'usine, vint à eux.
«Nous sommes maîtres du feu, dit-il, mais la maison est entièrement brûlée, et ce qui est plus grave, plusieurs enfants, cinq ou six peut-être, ont péri; un est enseveli sous les décombres, deux ont été asphyxiés; les trois autres, on ne sait pas.
— Comment le feu a-t-il pris?
— La Tiburce était endormie ivre, — elle l'est encore, — les enfants les plus grands ont joué avec des allumettes; quand tout a commencé à flamber, ils se sont sauvés, la Tiburce épouvantée en a fait autant, oubliant ceux au berceau.»
Une clameur sortait de la cour accompagnée de cris, M. Vulfran voulut se diriger de ce côté.
«N'allez pas par-là, dit Fabry, ce sont les deux mères des enfants asphyxiés qui les pleurent.
— Qui sont-elles?
— Des ouvrières des usines.
— Il faut que je leur parle.»
Il appuya sa main sur l'épaule de Perrine, pour dire qu'elle devait le conduire.
Précédés de Fabry, qui leur fit faire place, ils entrèrent dans la cour, où les pompiers noyaient les décombres de la maison effondrée entre ses quatre murs restés debout, et sous les jets d'eau des tourbillons de flamme jaillissaient de ce foyer avec des crépitements.
D'un coin opposé encombré de femmes, partaient les cris qu'ils avaient entendus. Fabry écarta les groupes, et M. Vulfran, précédé de Perrine, s'avança vers les deux mères qui tenaient leurs enfants sur leurs genoux. Au milieu de ses larmes, l'une d'elles, qui croyait peut-être à un secours suprême, le vit paraître; alors reconnaissant que ce n'était que le patron, elle étendit vers lui un bras menaçant:
«Venez donc ver ce qu'on fait d'nos éfants, pendant qu'on s'extermine pour vous, c'est y vo qu'allez li rendre la vie? Oh! mon pauvre petit!»
Et se penchant sur son enfant, elle éclata en cris et en sanglots.
Un moment M. Vulfran resta indécis, puis il dit à Fabry:
«Vous aviez raison; allons-nous-en.»
Ils rentrèrent aux bureaux, et il ne fut plus question de l'incendie, jusqu'au moment où Talouel vint annoncer à M. Vulfran que sur les six enfants qu'on croyait morts, trois avaient été retrouvés en bonne santé chez des voisins, où on les avait portés dans le premier moment d'affolement: il n'y avait donc réellement que trois victimes, dont l'enterrement venait d'être fixé au lendemain.
Quand Talouel fut parti, Perrine, qui depuis le retour à l'usine était restée plongée dans une réflexion profonde, se décida à adresser la parole à M. Vulfran:
«N'irez-vous pas à cet enterrement? demanda-t-elle avec un frémissement de voix, qui trahissait son émotion.
— Pourquoi irais-je?
— Parce que ce serait votre réponse — la plus digne que vous puissiez faire — aux accusations de cette pauvre femme.
— Mes ouvriers sont-ils venus au service célébré pour mon fils?
— Ils ne se sont pas associés à votre douleur; vous vous associez à celles qui les atteignent, c'est une réponse aussi cela, et qui serait comprise.
— Tu ne sais pas combien l'ouvrier est ingrat.
— Ingrat pourquoi? Pour l'argent reçu? C'est possible; et cela vient peut-être de ce qu'il ne considère pas l'argent reçu au même point de vue que celui qui le donne; n'a-t-il pas des droits sur cet argent qu'il a gagné lui-même? Cette ingratitude-là existe peut-être telle que vous dites. Mais l'ingratitude pour une marque d'intérêt, pour une aide amicale, croyez-vous qu'elle soit la même? C'est l'amitié qui fait naître l'amitié. On aime ceux dont on se sent aimé; et il me semble que si nous nous faisons l'ami des autres, nous faisons des autres nos amis. C'est beaucoup de soulager la misère des malheureux; mais comme c'est plus encore de soulager leur douleur… en la partageant!»