Enfances célèbres
LE PETIT ASTRONOME.
Par une de ces belles nuits d'été si radieuses en Provence, où l'azur du ciel triomphe de la nuit et éclate à la lueur des étoiles agrandies et d'une pleine lune transparente, un enfant de huit ans sortit furtivement d'une humble habitation du village de Chantersier, traversa un verger d'oliviers qui s'étageaient sur un tertre, et, parvenu au sommet de ce tertre, s'assit sur un roc qui dominait la vallée. Que venait faire là à cette heure de la nuit ce petit garçon vêtu de la veste des artisans? Était-il poussé par quelque méchante action? voulait-il dérober des fruits ou tendre des lacets et se livrer à quelque chasse défendue? Non; la physionomie de cet enfant est trop riante, son front trop réfléchi et trop inspiré pour qu'il médite quelque chose de mal. Le voilà assis, immobile et les bras croisés sur la pointe d'un roc; il ne regarde pas vers la terre silencieuse et où quelques chants lointains des pâtres se font seulement entendre: ses yeux se tournent, vers le ciel, ils s'y arrêtent, ils y plongent: on le dirait pétrifié dans l'attitude de l'extase; est-ce qu'il prie? Non; il médite, il pressent ce qui est encore inconnu pour lui et pour tant d'autres, le cours des astres, leur place et leurs évolutions dans le ciel, et il se demande si c'est une chose impossible de les classer et de les décrire. Après avoir tenu longtemps ses yeux attachés sur le firmament, il les abaisse tout à coup sur un petit cahier placé sur ses genoux, où il trace lentement quelques signes et quelques dessins de constellations; mais il est troublé dans son occupation par des bruits de voix parmi lesquelles il croit reconnaître celle de son père.
Voici ce qui s'était passé chez lui depuis qu'il en était sorti furtivement. Son père et sa mère le croyaient endormi et commençaient à s'endormir eux-mêmes, lorsqu'ils entendirent frapper à leur porte à coups redoublés, et retentir des voix aiguës et malveillantes qui les appelaient.
«Eh! eh! les vieux! criaient ces voix, comment dormez-vous, tandis que votre petit vagabond de Pierre a sauté par sa fenêtre et court dans les champs pour y faire la rapine des olives et des figues?»
Ceux qui parlaient de la sorte formaient une bande de cinq ou six vauriens, les plus mauvais sujets du village, et qui étaient la terreur des fermiers et des cultivateurs. Ils passaient leur temps à voler les fruits, à couper les branches des arbres et à s'emparer de tout ce qui tombait sous leur main. Comme ils savaient qu'on les guettait et qu'ils étaient menacés de la prison, ayant découvert que le petit Pierre, enfant tranquille, studieux, et si honnête qu'il n'aurait pas dérobé une fleur dans un champ, sortait souvent au milieu de la nuit; quoiqu'ils l'eussent suivi et qu'ils eussent bien vu que l'enfant s'asseyait paisiblement sur les hauteurs, ils résolurent méchamment de l'accuser de leurs méfaits.
«Qu'est-ce donc? répondit à travers la porte la voix du père de Pierre, qui se leva tout ahuri tandis que sa mère se précipitait dans la chambre à côté où couchait son fils, et poussait des cris en trouvant le lit vide.
--Ouvrez-nous, et nous vous conduirons, répliquaient les voix, et vous verrez que c'est lui, et non pas nous, qui ravage les terres.»
Pleins d'effroi de ce qu'ils entendaient, et surtout de la disparition de leur cher enfant, le père et la mère ouvrirent aussitôt.
«Eh bien, où l'avez-vous vu? où est-il? Je suis bien sûr que vous avez menti, dit le père à la troupe aboyante qu'il menaçait du geste.
--Venez! venez! répétait le chef de la bande, suivez-nous, et vous allez le trouver assoupi, après s'être gonflé de figues marseillaises. Quant aux olives, il en a rempli par vingt fois son chapeau, et il en a fait bien sûr quelque tas dans un fossé à sec où il les a cachées, pour vous les apporter sans doute quand la nuit sera plus avancée.»
A ces paroles, qui accusaient d'une sorte de complicité l'honnête villageois avec les vols supposés dont on chargeait son fils, ne pouvant retenir sa colère, le père de Pierre leva son bras robuste sur le petit vaurien qui parlait de la sorte; mais, leste comme une couleuvre, celui-ci glissa entre ses jambes et se déroba à la correction.
Lorsqu'il fut à distance, il riposta:
«Allons, le vieux, ne vous fâchez pas, et suivez-nous, si vous voulez.»
Impatient de retrouver son fils, le père du petit Pierre se mit en marche; sa femme le suivit, malgré l'injonction qu'il lui fit de ne pas quitter la maison. Quand une mère croit ses enfants en danger ou en faute, elle accourt toujours comme un ange gardien.
La nuit était froide, mais claire; ainsi que nous l'avons dit, la lune et de belles étoiles éclairaient le firmament. Le père et la mère, en se soutenant l'un l'autre, purent donc suivre la trace des petits malfaiteurs qui couraient devant eux. Ceux-ci, arrivés au pied du tertre au sommet duquel Pierre était assis, se mirent à crier en agitant leurs bras en l'air:
«Le voilà! le voilà! il se repose après avoir tout ravagé.
--Pierre! Pierre! cria la mère, descends! viens vers nous, mon enfant!
--Arrive, malheureux!» criait le père à son tour.
L'enfant, reconnaissant la voix de ses parents, se hâta d'accourir.
«Que fais-tu dehors à cette heure? dit le père en secouant rudement son fils. Quoi! petit misérable, tu es sorti par la fenêtre pour aller marauder et voler des fruits?
--Que dites-vous, mon père? répliqua l'enfant, dont les sanglots éclatèrent. J'ai eu tort de sortir la nuit sans votre permission; mais de quoi m'accusez-vous? voler moi! oh non! jamais! jamais! Regardez dans mes poches, fouillez-moi, vous ne trouverez que les pages au crayon que j'écris en regardant les étoiles!
--Oh! je le savais bien, dit la mère, qu'il n'était pas capable des méchantes actions dont on l'accusait!
--Femme, tais-toi! les enfants commencent toujours par mentir quand on les surprend en faute. Qu'il se repente, qu'il s'avoue coupable, ou bien je lui donne une rude correction!»
L'enfant tomba à genoux devant son père:
«Pardonnez-moi, lui disait-il en lui baisant les mains, pardonnez-moi de vous avoir désobéi en quittant la maison sans votre permission; mais je n'ai rien fait de mal. Demandez au curé ce qu'il pense de moi, je suis toujours le premier à l'école, je prie le bon Dieu et je lis pendant les heures de récréation!
--Mais, malheureux, reprit le père, pourquoi sortir au milieu de la nuit, au lieu de dormir tranquille?
--Levez les yeux, répliqua l'enfant, et dites-moi si ces belles étoiles qui semblent nous regarder ne méritent pas qu'on les étudie et qu'on les connaisse.
--Es-tu fou? Comment veux-tu pénétrer si haut et si loin?
--Mon père, il y avait des pâtres autrefois, il y a bien longtemps, qu'on appelait les bergers de la Chaldée; comme moi ils étudièrent les étoiles, et ils finirent par marquer leur place dans le ciel; qui sait si je ne finirai pas comme eux par faire quelque découverte et par donner des noms aux étoiles! Quand je parle de tout cela au curé, il ne se moque pas de moi, je vous assure, et il m'a même promis de me prêter un livre sur ce sujet.
--Allons, allons, il faut toujours céder aux enfants, reprit le père à moitié convaincu; dès demain j'irai voir M. le curé, et je saurai si tu dis vrai; en attendant, au lit et bien vite; tu mériterais d'être puni pour avoir troublé mon somme et celui de ta mère.»
Mais l'enfant embrassa si tendrement ses parents, qu'ils ne purent lui garder rancune. Ils rentrèrent tous trois au logis, bras dessus, bras dessous, et en parfaite harmonie.
Le lendemain matin, Pierre se rendit à l'école, selon sa coutume, et son père, avant de se mettre au travail, alla faire visite au curé. Il le trouva lisant son bréviaire dans son petit jardin attenant à l'église; il lui raconta ce qui s'était passé la veille.
Le bon prêtre était un homme savant, comme l'étaient tous les prêtres à cette époque.
«Vous êtes trop heureux, dit-il à l'ignorant villageois, votre fils est un enfant prodigieux, qui pourra bien devenir un jour un grand homme.»
Le père regardait le curé bouche béante et sans Comprendre.
«Mais pour qu'il devienne ce que vous dites, monsieur le curé, faut-il qu'il se promène dans les champs pendant la nuit, et qu'il soit pris pour un vagabond?
--Tout peut s'arranger, répliqua le prêtre; il y a toujours dans nos montagnes des bergers qui mènent paître leurs troupeaux, de minuit jusqu'à l'aube. Confiez votre fils aux plus honnêtes, et abandonnez-le librement à ses rêveries et à ses études; je le guiderai moi-même, je lui prêterai des livres, et je vous promets qu'avant peu on parlera de lui.»
Le père baisa la main de l'excellent curé avec des larmes de reconnaissance.
L'école était voisine du presbytère, et c'étaient le desservant du curé et lui-même qui la dirigeaient. Ce dernier instruisait de préférence les enfants studieux et qui montraient des dispositions particulières. Il s'était aperçu bien vite des rares aptitudes du petit Pierre, et avait donné tous ses soins à leur développement.
Quand l'enfant apprit ce que M. le curé avait décidé avec son père, il sauta de joie, et, quelques jours après, son contentement fut encore plus grand, lorsqu'au retour d'un petit voyage qu'il fit à Digne, le bon prêtre lui remit un volume sur l'astronomie.
Cette science restait encore dans les nuages; beaucoup d'erreurs transmises par l'antiquité étaient acceptées comme des vérités; rien de cette précision et de cette certitude, que les découvertes de Copernic, de Galilée, et plus tard de Newton, devaient donner au mouvement des astres dans le ciel.
N'importe les expériences erronées recueillies par les siècles avaient leur intérêt et leur valeur. Tout n'était pas fabuleux dans le système des anciens transmis au moyen âge; le nom des astres, leur place dans le ciel, l'heure de leur apparition, de leur accroissement et de leur décroissance, le calcul du retour des comètes, les phases de la lune, etc., etc., tout cela a été adopté par l'astronomie moderne.
Quand le petit Pierre eut en sa possession ce livre précieux si plein d'attraits, malgré ses erreurs, il ne le quitta plus. Au moyen d'un petit télescope que lui prêtait le curé, il constatait dans le ciel la place des astres dont il lisait la description, et dès lors il semblait pressentir et préparer les découvertes qui devaient l'illustrer un jour. Il suivait avec étonnement le passage de Mercure devant le disque du soleil et les conjonctions de Vénus et de Mercure. Il notait ses observations, qu'il n'osait publier encore: il attendait que l'âge et l'autorité vinssent donner du poids à ses découvertes.
Pourvu que le firmament fût lumineux et les étoiles éclatantes, le vent le plus froid soufflant des Alpes ne l'arrêtait pas; il sortait chaque soir durant tout l'hiver, enveloppé dans un petit manteau de grosse laine que lui avait fait sa mère. La passion de l'enfant était telle, qu'il ne se lassait jamais du spectacle du ciel; il y suivait l'apparition et la marche des astres avec un intérêt toujours plus vif. Il donnait des noms aux étoiles qui n'en avaient pas dans son livre, et aux plus grosses de la voie lactée. Les innombrables myriades de nébuleuses le captivaient; mais comment les classer et les désigner? Parfois il se trouvait avec des bergers qui avaient observé les constellations et qui les connaissaient bien, quoique ignorant les noms que leur donnait la science. Ces bergers savaient s'orienter la nuit au moyen des astres et prévoyaient avec certitude le temps qu'il ferait, suivant les nuages qui glissaient sur la lune. Mais d'autres fois l'enfant avait affaire à de gros pâtres à l'esprit lourd, qui ne regardaient pas même les étoiles, et tenaient toujours leurs yeux abaissés sur la terre où leurs troupeaux broutaient; alors il les secouait par leur manteau et les forçait à tourner leur regard vers quelque flamboyante constellation. Il leur nommait la Grande Ourse, composée de sept étoiles, et vulgairement appelée le Chariot. Cette constellation marque le nord, et sert à se diriger durant la nuit; puis, par les fortes gelées, il leur désignait le Baudrier d'Orion, composé de trois grandes étoiles du plus vif éclat. C'était ensuite ces deux belles étoiles jumelles appelées les gémeaux Castor et Pollux; durant l'été, il leur faisait voir la Lyre et le Cygne, deux constellations très-scintillantes.
La lecture de son livre lui avait appris à distinguer les planètes des étoiles; il savait la place de Mercure, de Vénus, de Mars, de Jupiter et de Saturne. Ces planètes sont aussi belles à l'oeil nu que les étoiles de première grandeur; mais elles n'ont pas cette vivacité et cette vibration de lumière qu'on remarque dans les étoiles. Vénus est surtout d'un éclat extraordinaire quand elle paraît le soir après le coucher du soleil: cela n'arrive que tous les dix-neuf mois. Elle offre alors un spectacle frappant; on la prend pour un nouvel astre ou pour une comète. Quelquefois même on la distingue en plein jour, et les passants crient au miracle!
Jupiter est aussi très-brillant, mais sa lumière est plus blanche que celle de Vénus; celle de Mars est rougeâtre, Saturne est d'une couleur plombée; c'est de toutes les planètes celle qui est la moins éclatante à l'oeil à cause de son éloignement.
Le petit Pierre savait tout cela et se plaisait à l'enseigner aux bergers, jusqu'alors indifférents aux magnificences du firmament.
Bientôt la renommée du savoir de l'enfant se répandit dans tout le pays. Ses compagnons d'école, un peu jaloux des préférences que le bon curé avait pour lui, le harcelaient sans cesse et cherchaient à le prendre en défaut dans ses études. Pierre était doux et tranquille comme tous ceux qui pensent beaucoup. Malgré les sournoises méchancetés de quelques-uns de ses camarades, il restait leur ami.
Un jour, pour la fête de son père, il avait convié toute l'école à une collation champêtre; sa mère, qui l'idolâtrait, avait dressé une longue table sous la tonnelle du jardin attenant à leur petite maison. Chaque enfant apporta une fleur au père de Pierre, puis on procéda au goûter, qui se composait de ces friandises qui figurent aussi bien, dans cet heureux pays, sur la table du pauvre que sur celle du riche. C'étaient de petites figues blanches appelées marseillaises, et d'autres longues et grosses qu'on nomme figues grises; c'étaient de vertes olives confites dans le sel, qu'on met en poche et qu'on croque comme des dragées; puis des pyramides dorées d'une friture sucrée faite avec une pâte légère formant des losanges trois fois repliés, que les Lyonnais appellent bugnes et les Provençaux oreillettes; c'étaient à côté des gâteaux cuits au four, faits avec une pâte composée de farine, d'oeufs et de fleurs d'oranger, et dans laquelle on met des morceaux de cédrat. Ce gâteau, appelé fougassette, est la passion des enfants. C'étaient encore des jattes de lait caillé et des pots de résiné à l'arôme pénétrant; c'était enfin, ce qui fit bientôt pétiller tous ces jeunes yeux, du vin blanc claret que le père du petit astronome composait lui-même avec les raisins de sa tonnelle. Tant que dura le goûter, la paix et un demi-silence régnèrent parmi toute cette bande joyeuse; mais après, ce furent des cris et des gambades, et bientôt, le vin claret aidant, quelques petites querelles commencèrent.
La nuit était venue, et la lune brillait en ce moment de tout son éclat; quelques beaux nuages blancs lui faisaient cortége. Pierre tout à coup échappe au jeu et au bruit de ses camarades et se met à considérer le ciel. Un d'eux, le plus jaloux de ses compagnons d'école, s'apercevant de cette demi-extase, vint le tirer par la manche.
«Monsieur le savant, lui dit-il, puisque vous connaissez si bien ce qui se passe là-haut, dites-moi donc si c'est la lune qui court en ce moment par-dessus votre tête ou si ce sont les nuages?
--Quoi! vous ne savez pas cela? répondit Pierre avec une sorte de dédain involontaire.
--Et toi-même, tu n'en es pas sûr, mon petit homme, répliqua l'autre; autrement, tu l'aurais dit bien vite! Voyons, vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers la bande qui les avait rejoints, qu'en pensez-vous? est-ce la lune qui court ou les nuages?
Tous s'arrêtèrent à l'apparence et répliquèrent que c'était la lune qui glissait rapidement dans le ciel.
«Vous vous trompez, reprit tranquillement le petit Pierre, et je vais vous le prouver sans réplique. Suivez-moi sous ce grand merisier.»
Chacun marcha sur ses pas et se plaça auprès de lui sous les branches de l'arbre.
«Et maintenant, levez la tête, leur dit-il; voyez, la lune nous apparaît toujours entre les mêmes feuilles, tandis que les nuages s'en vont loin de nous.»
Cette démonstration frappa tous ces enfants à tête folle, qui ne comprenaient pas tant de pensée et de réflexion, et dès ce jour ils témoignèrent à Pierre une sorte de respect.
A quelque temps de là, ce fut une grande fête dans le village de Chantersier. Mgr l'évêque de Digne, qui était en tournée épiscopale, s'y arrêta pour la confirmation. On décora l'église avec des tentures d'étoffes et des fleurs, et on dressa sur la place où s'ouvrait le grand portail un arc de triomphe champêtre, recouvert de branches de buis et orné de bouquets de lavande et de roquette. Aux fenêtres des maisons qui donnaient sur la place, on avait étalé, en guise de tentures, des draps, des couvertures et des rideaux. Le curé et son desservant avaient revêtu leurs plus beaux habits sacerdotaux. Tous les enfants de l'école avaient été transformés en enfants de choeur, et parmi eux on remarquait le petit Pierre, dont la bonne mine et l'oeil vif charmaient tous les regards. Il était debout sur le seuil de la porte de l'arc de triomphe opposée à celle par laquelle Mgr l'évêque devait arriver; il tenait un papier à la main dans lequel il regardait souvent.
Tout à coup un grand mouvement se fit dans le village; on entendit un bruit de roues: c'était le carrosse de monseigneur. Aussitôt retentirent des acclamations joyeuses; mais elles furent couvertes par un chant d'église qu'entonnèrent le curé, les chantres et les enfants de choeur.
Monseigneur était descendu de voiture, et, suivi de ses grands vicaires, traversait l'arc de triomphe champêtre. Le chant s'arrêta, et le petit Pierre, placé en face de l'évêque, se mit à débiter une harangue d'une voix claire et sonore. Il commença par dire quelle fête c'était pour le pays que la venue de monseigneur; quelle bénédiction pour les enfants sur qui il allait faire descendre l'Esprit saint; quelle félicité pour tous les coeurs! car, non-seulement monseigneur représentait la charité et la religion, mais il représentait aussi la science et les belles-lettres. Monseigneur savait que les mondes qui brillent sur nos têtes durant une belle nuit attestent la gloire de Dieu; que chaque étoile comme chaque insecte révèle son infini; que les grands philosophes grecs étaient une émanation de son esprit; que les poëtes, les savants, les artistes attestent par leurs oeuvres sa grandeur. Et, tout en parlant ainsi, l'enfant parcourait rapidement l'histoire ancienne et l'histoire moderne, et nommait les grands hommes qui semblaient avoir été marqués du doigt de Dieu.
Le prélat l'écoutait avec attention et semblait tout émerveillé. Il crut d'abord que le curé, dont il connaissait la belle intelligence, avait composé cette harangue; mais quand il apprit par lui que le petit Pierre l'avait pensée et écrite seul, il s'écria:
«Cet enfant sera un jour la merveille de son siècle.»
Il embrassa le petit orateur et entra dans l'église accompagné de toute sa suite.
Dans l'église étaient rangés les enfants qui devaient recevoir la confirmation; ils portaient tous une écharpe blanche croisée sur leur poitrine, et tenaient à la main un cierge et un bouquet blanc. Tête nue, les mains jointes, agenouillés en rang, rien n'était touchant comme l'attitude, le visage recueilli de tous ces jeunes néophytes.
La confirmation est un des sacrements les plus vivifiants de l'Église; on le reçoit jeune, parce qu'il doit influer sur toute la vie. Merveilleux symbole; l'Esprit saint descend en nous et nous inonde de ses clartés! c'est-à-dire qu'il nous suggère la triple lumière du bien, du beau et du juste; il nous élève au-dessus de la brute et de ses appétits; il fait que l'intelligence domine la matière!
C'est en ce sens que l'évêque de Digne, qui était non-seulement un saint homme, mais un savant ecclésiastique, parla à ces enfants attentifs qui l'écoutaient, comme si la voix de Dieu se fût fait entendre. Toute l'assistance était émue, mais personne ne l'était autant que le petit astronome, qui trouvait dans les paroles de l'évêque l'approbation de ses propres pensées. Pierre était radieux de ce que l'illustre prélat ne séparait pas la foi de la science. Il eût voulu, son discours terminé, aller baiser le bas de sa robe et lui demander sa bénédiction particulière; mais la timidité et le respect le retinrent, et quand la cérémonie fut terminée, après avoir déposé son habit d'enfant de choeur, il s'éloigna de l'église avec la foule, sans espérer de laisser un souvenir à ce grand évêque dont la parole était si pénétrante.
A l'issue de la cérémonie, pour fêter dignement monseigneur l'évêque, le bon curé de Chantersier réunit à dîner tous les notables du village. Quand les convives furent assis et que le repas eut commencé, l'évêque dit au curé:
«Il manque quelqu'un ici.
--Qui donc, monseigneur?
--J'aurais voulu voir assis parmi nous ce petit orateur qui sera un jour un grand homme.
--Je crains, répondit le bon curé, qui aimait pourtant Pierre comme son fils, de lui donner trop d'orgueil.
--Vous avez raison, répliqua l'évêque; mieux vaut lui être utile que d'exalter son esprit.» Et il parut réfléchir.
Quand le repas fut terminé, l'évêque s'entretint avec le curé et quelques-uns des invités des intérêts de la paroisse, puis il leur dit adieu; car il devait aller coucher le soir même dans un autre village, où il donnait la confirmation le lendemain.
Toute la population entoura la voiture de l'évêque au moment du départ en poussant des vivat; on croyait que le carrosse allait regagner la grande route à travers champs, et tous les assistants furent surpris de lui voir suivre un petit sentier tortueux qui ne conduisait pas au chemin que l'évêque devait prendre. Plusieurs l'accompagnèrent avec curiosité, et cette curiosité redoubla quand ils virent la voiture de Monseigneur s'arrêter devant la modeste maison du père de Pierre.
Monseigneur descendit lui-même de son carrosse; il traversa le petit jardin et se fit annoncer aux parents du merveilleux enfant. Ceux-ci accoururent sur le seuil de leur porte en poussant des exclamations de reconnaissance et de bonheur.
«Voulez-vous me confier votre fils? leur dit l'évêque avec bonté.
--Quoi! monseigneur, est-ce possible, répliqua le père en tremblant de joie; vous voulez vous charger de l'éducation de notre enfant!
--Oui, je le désire, répondit l'évêque; car cet enfant me semble doué de l'esprit de Dieu, et sera, j'en suis sûr, une des gloires de son pays!»
La mère pleurait à l'idée d'une séparation. Pierre, qui était accouru, lui disait tout bas de bonnes paroles pour la consoler.
«Si vous y consentez, continua l'évêque, je vais l'emmener dans ma voiture; je veux me hâter de développer une intelligence aussi rare.»
Le petit Pierre était rayonnant; son père se redressait avec orgueil et remerciait l'évêque en répétant:
«Oui, monseigneur!»
La mère seule éprouvait un déchirement dans ses entrailles; elle eût voulu retarder la séparation.
«Mais, dit-elle timidement, ce n'est pas trop de quelques jours pour que je prépare ses habits et tout ce qu'il lui faudra loin de nous.
--J'y pourvoirai, répondit l'évêque. Allons, bonne mère, du courage; c'est pour le bien de votre fils. Dans peu de jours vous pourrez venir le voir à la ville.»
L'enfant embrassa son père et plus tendrement encore sa mère qui pleurait; puis il monta lestement dans la voiture à la place que l'évêque lui indiquait en face de lui.
Une semaine après, Pierre Gassendi entrait au collège de Digne, où il fit de fortes études classiques, qui le préparèrent à devenir un des hommes les plus célèbres parmi les savants et les philosophes de son siècle.
TURENNE
NOTICE SUR TURENNE.
Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, né à Sedan le 16 septembre 1611, second fils d'Henri de La Tour d'Auvergne, duc de Bouillon, et d'Élisabeth de Nassau, fille de Guillaume Ier, prince d'Orange, était issu d'une famille de calvinistes.
Dès son enfance, il n'avait de goût que pour les récits de guerres et de combats.
Quand il eut treize ans, sa mère, cédant à ses instances, l'envoya en Hollande, où était déjà son fils aîné, pour qu'il apprît le métier des armes sous Maurice de Nassau, son oncle. Turenne fit sa première campagne en 1625, comme simple soldat. Il servit cinq ans en Hollande, puis il passa au service de la France, et fut nommé colonel d'un régiment d'infanterie par le cardinal de Richelieu. Il débuta en Lorraine par des actions d'éclat. Il fit la campagne de Piémont avec gloire en 1539, et celle de Roussillon, sous les yeux de Louis XIII, en 1642.
A la mort de Louis XIII, il fut nommé maréchal de France par la régente Anne d'Autriche; en 1643, il gagna la bataille de Fribourg, de concert avec le duc d'Enghien, qui fut depuis le grand Condé, et celle de Nordlinghen. Il fit une savante campagne en 1682 en Souabe, en Franconie et en Bavière, et fut la cause du traité de Westphalie, si avantageux pour la France. Turenne prit part d'abord aux troubles de la Fronde contre la cour; mais il finit par combattre la rébellion, défendit le jeune roi (Louis XIV), et fut vainqueur du grand Condé, qui commandait les révoltés. Il le contraignit à sortir de France. Il vainquit la Fronde sur tous les points du royaume. Il se maria, en 1653, avec la fille du duc de La Force; en 1654, il vainquit les Espagnols, à qui le prince de Condé était allé se réunir, et les défit de nouveau en plusieurs rencontres. Enfin la paix de 1659 lui permit de se reposer. Depuis trente ans il faisait la guerre sans avoir séjourné trois mois dans le même lieu. Il fut fait maréchal général des armées en 1660, à l'époque du mariage de Louis XIV. Il abjura le calvinisme en 1658. Il était du conseil du roi pour toutes les questions de politique extérieure. En 1671, il fit la campagne de Hollande, puis celle de Westphalie. Il combattit le fameux comte de Montecuculli, le vainquit et se rendit maître de tout le Palatinat. Cette campagne victorieuse se prolongea jusqu'en 1674. Sa rentrée à Paris et à la cour fut un triomphe. Dans la campagne de 1675, qui fut la dernière, il eut encore à combattre le comte de Montecuculli. Il attira l'ennemi sur un terrain favorable, et déjà il s'écriait: «Je les tiens, ils ne pourront plus m'échapper!» lorsqu'un boulet, tiré au hasard, vint le frapper au milieu de l'estomac, le 27 juillet 1675. Le même coup emporta le bras du général Saint-Hilaire, qui avait conduit Turenne sur ce terrain fatal; et comme le fils de ce général versait des larmes: «Ce n'est pas moi qu'il faut pleurer, dit celui-ci en montrant le corps de Turenne, c'est ce grand homme.»
Turenne fut inhumé à Saint-Denis auprès des rois de France, et l'armée éleva un monument à sa gloire sur le lieu-même où il était tombé.
TURENNE.
Un soir, tout était en rumeur et en émoi dans le château de Sedan. La duchesse de Bouillon venait de souper avec son fils cadet, le jeune Henri de Turenne, et le chevalier de Vassignac, précepteur de l'enfant. Le duc de Bouillon, son père, prince souverain de Sedan, était resté sur les remparts de cette ville pour donner des ordres à la garnison. Au dessert, le petit Henri, qui avait à peine neuf ans, mit comme toujours la conversation sur la guerre et sur la vie des héros grecs et romains que son précepteur lui faisait lire et commenter. Il parlait avec feu de leurs exploits et de leurs aventures, et il répétait à sa mère qu'il brûlait de les imiter. Pourquoi rester inactif? Pourquoi se contenter de connaître la gloire par les récits qu'en font les historiens et les poëtes? Ne valait-il pas mieux suivre son instinct belliqueux, et léguer à son tour des exploits à l'histoire, des splendeurs à l'épopée?
Sa mère l'écoutait avec admiration, et cependant comme craintive de l'esprit aventureux de son fils. Cette causerie héroïque se prolongea fort avant dans la soirée. L'enfant accompagnait ses paroles animées de gestes et de mouvements saccadés, et parfois il contraignait son précepteur de simuler avec lui quelque attaque ou quelque défense de place forte; et lorsque le chevalier de Vassignac se fatiguait de ce jeu: «Oh! que mon père n'est-il là? s'écriait le jeune Henri; il me servirait bien de second, lui! Mais pourquoi ne revient-il pas ce soir?
--Il couchera dans la place, répondit la duchesse de Bouillon; et par cette neige froide qui tombe en couches épaisses, je crains que son inspection des remparts ne soit bien pénible.
--Je voudrais être avec lui, s'écria Henri; c'est ainsi qu'on se forme à la guerre, et non en se chauffant près d'un grand feu, comme je le fais ce soir.
--L'âge viendra, dit la mère; en attendant, Henri, allez dormir, il est temps. Monsieur de Vassignac, emmenez votre écolier; une longue nuit de sommeil lui est nécessaire, et à vous aussi, chevalier, après les exercices militaires auxquels il vous a contraint tantôt.
--Bonsoir, ma mère,» dit le jeune vicomte de Turenne d'un air pensif.
La duchesse embrassa son fils, qu'un domestique précéda un flambeau à la main; son précepteur le suivit; ils franchirent l'escalier qui conduisait du salon de famille à la chambre d'Henri, où l'on arrivait par un long couloir. On était déjà à la moitié de ce couloir, lorsque le jeune Turenne se pencha sur l'épaule du domestique qui le précédait, souffla le flambeau, donna un croc en jambe à son précepteur, franchit comme une flèche l'escalier, la salle à manger, les offices, et s'élança dehors par une porte qui donnait sur les jardins.
La neige s'étendait sur la campagne, douce aux pas comme un tapis d'hermine; le jeune fugitif eut bientôt atteint les remparts de Sedan, voisins du château; il se fit reconnaître par un des soldats qui gardait une porte, dit qu'il avait à parler à son père et entra dans la ville.
Cependant la duchesse de Bouillon, attirée par la voix du précepteur de son fils, qui riait aux éclats de ce qu'il appelait une nouvelle espièglerie du petit diable, était accourue suivie de quelques domestiques. On appela Henri de Turenne; on le chercha de salle en salle, de chambre en chambre, dans les galeries, dans les mansardes, dans les coins les plus reculés du château. M. de Vassignac eut l'idée de simuler des cris et des attaques de guerre, dans l'espérance de l'attirer par ces semblants belliqueux; mais les échos seuls du vieux manoir répondaient au précepteur effaré et à la pauvre mère éperdue.
«Peut-être est-il sorti dans les champs!» s'écria tout à coup la duchesse de Bouillon, éclairée par un de ces instincts qui sont la seconde vue des mères.
Au moment où elle prononçait ces mots, on arrivait justement dans l'office par lequel le jeune Turenne s'était échappé. «Voyez cette porte encore ouverte! dit vivement la duchesse; c'est par là, j'en suis sûre, qu'il est sorti.
--Justement, voilà la trace de ses petits pieds, dirent plusieurs domestiques en inclinant leurs flambeaux sur la neige.
--Oh! le malheureux! où est-il allé? dit le précepteur transi. Que faire? où le chercher?
--Il n'est point temps de délibérer, répliqua la duchesse, mais d'agir. Monsieur de Vassignac, il faut retrouver mon fils! Allons! en marche, mes amis.»
Et elle se plaçait en tête de ses serviteurs pour les conduire.
«Non point, madame la duchesse, s'écrièrent-ils tous. Vous n'irez pas à travers la campagne par ce froid horrible. Nous vous jurons de vous ramener notre jeune maître. Laissez-nous faire.
--Oui, laissez-nous faire, répéta le chevalier de Vassignac se piquant d'honneur. Je vais les conduire.» La duchesse de Bouillon ne céda qu'à grand'peine à ces supplications réunies; et malgré les instances de ses femmes, elle ne voulut point quitter une terrasse du haut de laquelle elle apercevait au loin les torches de ceux qui couraient à la recherche de son enfant; la troupe de serviteurs, stimulée par M. de Vassignac qui en avait pris le commandement, s'avança jusqu'aux remparts de Sedan. La neige qui recommençait à tomber fouettait les visages et avait recouvert les traces des pas du fugitif.
M. de Vassignac se fit reconnaître des sentinelles et obtint de pénétrer dans la ville; mais la porte par laquelle il y entra avec sa bande n'était pas la même qu'avait franchie Henri, de sorte que, lorsqu'il demanda au factionnaire s'il n'avait pas vu passer le fils du duc de Bouillon, celui-ci ne sut que répondre. «Allons à l'intendance militaire où couche le duc, dit Vassignac à la troupe des serviteurs; là nous retrouverons peut-être notre jeune maître, et, s'il n'est pas là, c'est son père qui nous guidera dans nos recherches.»
A l'approche de cette bande portant des flambeaux, l'hôtel de l'intendance s'émut; on crut presque à quelque attaque nocturne, et le duc de Bouillon parut en armes dans la cour extérieure. En apercevant le chevalier de Vassignac, il s'écria: «Qu'arrive-t-il donc? la duchesse, mon fils, sont-ils en danger?»
Le chevalier lui dit de quoi il s'agissait.
«Je gage que ce diable à quatre est sur les remparts, dans quelque bivouac, à se faire raconter des histoires de guerre, dit le duc qui connaissait l'âme de son fils. Venez, mes amis, nous le retrouverons.»
Et il se mit en tête, donnant le bras au précepteur. Au premier feu de bivouac qu'ils trouvèrent et autour duquel étaient rangés les soldats de garde, l'officier de service lui dit: «Nous l'avons vu, monseigneur; nous pensions qu'il vous précédait ou qu'il vous suivait; il nous a fait quelques questions sur la défense des places fortes, sur les armements et les affûts des canons, puis il nous a quittés en disant: «Je veux faire ainsi le tour des remparts.»
Le duc de Bouillon et ceux qui l'escortaient se remirent en marche. Au bivouac suivant on lui dit encore: «Le jeune vicomte de Turenne a passé il y a trois quarts d'heure; il s'est chauffé à notre feu; a goûté au vin de nos gourdes, puis il a dit: «En avant!» et s'est enfui en courant.
--Nous le rejoindrons,» s'écria le père rassuré, et il continua à faire le tour des remparts.
Au troisième bivouac on lui dit: «Il n'y a pas un quart d'heure qu'il a passé; notre vieux sergent nous racontait des combats sanglants du temps de la Ligue, et le jeune vicomte, votre fils, monseigneur, votre digne fils écoutait béant et s'est écrié au récit d'une tuerie: «J'aurais voulu être là!»
--Brave enfant! murmura le duc.
--Il ne nous a quittés que lorsque celui qui parlait s'est endormi de lassitude, là, près des cendres chaudes, où il dort encore. En nous quittant, M. de Turenne a dit: «Je vais voir ce qui se passe à l'autre bivouac.»
Le père se remit en marche; les canons des remparts allongeaient sur la neige leur long cou noir comme autant de crocodiles sur une plage d'Éthiopie. Le duc en passant les caressait de la main: «Ils dorment, disait-il, mais ils se réveilleront quand apparaîtra l'ennemi.»
Quelque chose tout à coup sembla se mouvoir dans l'ombre. «Est-ce un soldat appuyé sur sa pièce?» s'écria le duc de Bouillon. Les torches que portaient les serviteurs s'inclinèrent, et le duc reconnut son fils qui dormait sur le canon couvert de neige, comme il l'eût fait sur son lit dans la chambre de son précepteur.
Le duc de Bouillon sourit d'orgueil en reconnaissant son enfant.
«Ohé! ohé! voici l'ennemi, cria-t-il en éteignant les torches et en tirant le petit Henri par la jambe.
--L'ennemi! répéta Turenne à moitié éveillé. Eh bien! qu'il arrive, je me battrai!»
Et il se mit dans une posture guerrière, les poings serrés et tendus en avant. Son père l'entoura de ses bras et l'y serrant. «Prisonnier! prisonnier de guerre! s'écria-t-il.
--Vous, mon père! vous! dit le jeune vicomte en reconnaissant la voix.
--Oui, oui! Vous ne songez pas, petit malheureux, à l'inquiétude de votre mère durant cette belle équipée; et pourquoi, dans quel but vous êtes-vous échappé du château?
--Je voulais, mon père, en couchant sur la dure par cette nuit glacée, m'essayer aux fatigues de la guerre et voir si je serais capable de faire bientôt mes premières armes sous vos ordres.»
Le père embrassa son fils.
«Allons, en marche, prisonnier, dit-il en riant; voici la chaîne de mon bras, et je ne vous lâche pas jusqu'à ce que votre mère vous emprisonne à son tour.
--Dans ses bras aussi,» répliqua l'enfant en baisant son père au front.
Les serviteurs reprirent à pas précipités la route du château. Le duc de Bouillon et son fils, qu'il serrait par la main, se hâtèrent; derrière eux le précepteur, en soufflant, courait sur la neige pour se réchauffer, et surtout pour mettre fin plus vite aux angoisses de la duchesse. Quand on fut à portée de la voix, on cria: «Le voilà! le voilà! nous vous ramenons le fugitif.» La duchesse accourut. Elle se jeta dans les bras de son mari et de son fils. Ses larmes étouffaient sa voix. Elle voulait gronder l'enfant qui venait de lui donner tant d'inquiétude, elle n'en trouva pas le courage.
«Sa vocation est bien décidée, lui dit le duc quand ils furent seuls; il ne faut plus la contraindre.
--Mais sa santé si délicate! objecta la mère.
--L'air des camps fortifie, répliqua le duc; notre fils vivra, duchesse, et je prévois qu'il sera l'honneur de notre famille.»
Dans ce temps-là, Henri de Turenne était un enfant faible et chétif, petit de taille, la poitrine enfoncée, la mine pâle; ses yeux noirs brillaient dans leur orbite, et ses sourcils épais, qui se touchaient, lui donnaient quelque chose de dur et de méditatif. Sa mère tremblait toujours pour sa vie et redoutait pour lui le métier des armes. C'était afin de prouver sa force qu'il fit l'équipée que nous venons de raconter.
Vers le même temps, un vieil officier, ami de son père, dînait au château. Henri avait passé la journée à lire Quinte Curce; il avait l'âme pleine d'Alexandre et ne parlait plus que de ses exploits. Le vieil officier, heureux de l'entendre, se plut à l'exciter en le contredisant.
«Votre Quinte Curce n'est qu'un faiseur de romans, s'écria-t-il; rien n'est vrai dans cette vie d'Alexandre.
--Pourquoi? s'écria l'enfant.
--Parce que tout y porte le cachet du merveilleux.
--Le grand, l'héroïque tiennent de la fable pour ceux qui n'en ont pas l'instinct en soi, répliqua l'enfant; pour moi, je crois à la vie d'Alexandre.» Son oeil lançait des éclairs, et son geste jetait le défi.
La duchesse de Bouillon, voulant l'éprouver, prit parti pour l'officier: «Monsieur a pourtant raison, dit-elle; toute cette vie glorieuse n'est qu'un tissu d'aventures imaginées.
--Je ne veux pas vous manquer de respect, ma mère; mais je ne puis vous croire, s'écria l'enfant. Je sens qu'Alexandre a existé, qu'il a fait de grandes choses, et il me semble même que je tiens à lui par quelque côté.
--Par un aïeul lointain, reprit la mère en riant.
--Qui sait?
--Mon petit ami, ajouta le vieil officier, vous êtes âpre à la contradiction.
--Je suis ainsi pour ce que je crois, et ni vous ni ma mère ne m'avez convaincu.» Et il sortit d'un air farouche après avoir dit bonsoir.
«Il sera indomptable,» murmura l'officier.
On crut que l'enfant s'était retiré dans sa chambre; mais lorsque le vieil officier, qui couchait au château ce soir-là, monta dans la sienne, il y trouva Henri la tête haute, l'air provoquant, et qui lui dit en marchant à sa rencontre:
«Vous m'avez tout à l'heure blessé, monsieur, dans un héros que j'aime; je vous ai répondu de manière à vous prouver que ceci était sérieux; maintenant je vous offre et vous demande réparation.
--Je suis tout disposé à vous satisfaire, répliqua l'officier, qui dissimula un sourire paternel; mais il faut que nous nous battions en secret à cause de madame votre mère, qui s'y opposerait.
--Oui, monsieur, riposta Henri, en secret! Ce duel aura lieu, demain au petit jour, dans le parc, au pied des trois grands ormes. Cela vous, convient-il?
--Très-bien, j'y serai.»
Ils se saluèrent courtoisement, et Henri alla se mettre au lit après avoir déclaré à son précepteur qu'il voulait, le lendemain dès l'aube, aller chasser dans le parc. Le précepteur n'osa pas le contredire et en prévint sa mère.
Quand le jour parut, Henri s'arma en apparence pour la chasse et cacha deux épées sous son habit.
«Bonjour, chevalier, dit-il à M. de Vassignac, qui s'étirait dans son lit; dormez encore, vous me rejoindrez dans une heure, j'aurai fait lever le gibier.» Et il s'enfuit sans attendre de réponse.
En marchant vers le lieu désigné, il aperçut le vieux chevalier qui s'y rendait par une autre allée. Ils échangèrent un salut fier, et arrivés au pied des grands arbres, ils mirent bas leurs habits, tirèrent leurs épées du fourreau et se disposèrent à se précipiter l'un sur l'autre.
En ce moment une ombre blanche glissa derrière le taillis. «C'est quelque daim qui veut nous servir de témoin, dit le vieil officier en souriant.
--Commençons,» s'écria Henri, impatient du combat. Mais comme il s'élançait, il sentit un souffle glisser sur son visage, et une main légère, passant derrière sa tête, arrêta son bras.
«Vous, ma mère! dit-il en se retournant.
--Moi qui viens pour être votre second, répliqua la duchesse en l'embrassant. Vous aviez raison, mon enfant; Alexandre est un héros réel: Quinte Curce n'a pas menti.
--Ceci veut dire, ma mère, que ce duel est juste et que je dois le poursuivre.»
Et il brandit de nouveau son épée.
«A moins, reprit la duchesse, que monsieur ne convienne qu'il s'est trompé et ne fasse une double réparation à vous et à Alexandre.
--J'aime mieux le duel, dit Henri tout animé.
--Pourquoi donc? dit la duchesse en riant. Amener un ennemi à capitulation est aussi glorieux que de le tuer!
--Hum! je ne sais trop, murmura Henri. Qu'en pensez-vous, monsieur? dit-il en se tournant vers son adversaire.
--Je pense que vous serez un brave, s'écria l'officier en le pressant attendri dans ses bras, et qu'Alexandre pourrait bien être un de vos aïeux. En attendant que nous ayons découvert cette généalogie perdue, venez, mon enfant, que je vous conduise à votre père et que je lui conte tout ceci.»
Henri se laissa emmener, mais il ne pouvait s'empêcher de murmurer: «Il eût été pourtant bien bon de se battre un peu.»
Né avec ces instincts belliqueux, Turenne n'en fut pas moins, durant sa longue et glorieuse vie militaire, le plus compatissant et le plus généreux des hommes.
Nous rappellerons ici quelques traits de son caractère qui complètent sa gloire:
Dans une retraite difficile, voyant un de ses soldats exténué de faim et de fatigue et qui s'était étendu au pied d'un arbre où l'ennemi l'aurait égorgé, il le plaça sur son propre cheval et marcha à pied jusqu'à ce qu'il eût rejoint un de ses chariots, où il fit monter le malheureux qu'il venait de sauver. Dans cette même retraite, qui dura treize jours, il abandonna sur la route tous ses équipages, afin que ses fourgons n'eussent à transporter que des malades et des blessés.
Au siège de Saint-Venant, on le vit couper sa vaisselle d'argent et la distribuer aux soldats qui ne recevaient point de solde.
Jamais il ne voulut tremper dans aucune concussion. Un officier lui ayant indiqué un moyen de gagner quatre cent mille francs sans que personne en sût rien, il lui répondit froidement: «Je vous suis fort obligé; mais ayant eu souvent de pareilles occasions sans en profiter, je ne changerai pas à l'âge où je suis.»
Un de ses domestiques lui ayant un jour appliqué, dans les ténèbres, un grand coup par derrière, lui demandait pardon à genoux, disant qu'il l'avait pris pour Georges, son camarade. «Quand c'eût été Georges, répliqua froidement le maréchal de Turenne en se frottant à l'endroit blessé, il ne fallait pas frapper si fort.»
PASCAL ET SES SOEURS
NOTICE SUR PASCAL ET SES SOEURS.
Blaise Pascal.
Blaise Pascal, géomètre, philosophe, littérateur, naquit à Clermont-Ferrand en 1623, et fut élevé par son père, Étienne Pascal, président à la cour des aides et savant mathématicien. A douze ans, il découvrit, sans le secours d'aucun livre, les premières propositions de la géométrie jusqu'à la trente-deuxième d'Euclide. A seize ans, il composa un traité des sections coniques, et à dix-huit la première machine qui ait effectué exactement les quatre opérations fondamentales de l'arithmétique. Il donna enfin sur la roulette ou cycloïde la solution des problèmes les plus difficiles qu'on ait abordés sans le secours de l'analyse infinitésimale, et que n'avaient pu résoudre les plus habiles géomètres de l'époque. Jusqu'alors il ne s'était fait connaître que par ses travaux mathématiques. La querelle des jansénistes et des jésuites ouvrit une voie nouvelle à son génie. Élevé dans une grande austérité de principes, il ne put voir sans indignation la morale relâchée de la société de Jésus, et fit paraître les célèbres Lettres à un provincial, qui restent comme un des plus beaux monuments de notre langue. Les Pensées, publiées pour la première fois, en 1670, révèlent une troisième phase de la vie de Pascal. Il devait rassembler dans cette dernière oeuvre, restée incomplète, toutes les preuves de la religion, pour donner aux esprits indécis cette certitude dont nul plus que lui n'avait besoin. Hésitant entre le scepticisme philosophique et la foi religieuse, plein de troubles intellectuels, et souffrant de plusieurs maladies cruelles, il mourut en 1662, âgé de trente-neuf ans.
Gilberte Pascal.
Gilberte Pascal (Mme Périer) naquit à Clermont en 1620. Elle fut élevée par son père, qui, dès sa plus tendre jeunesse, avait pris plaisir à lui apprendre les mathématiques, la philosophie et l'histoire. Elle se maria à vingt et un ans; elle était belle et d'une tournure charmante; elle a écrit une vie de son frère et une autre de sa soeur Jaqueline. Mme Périer mourut à Paris en 1687; elle est enterrée à Saint-Etienne du Mont, à côté de son frère Blaise Pascal.
Jaqueline Pascal.
Jaqueline Pascal naquit à Clermont en 1625. Dès l'âge de six ans, elle annonçait beaucoup d'esprit et de grandes dispositions pour la poésie. Elle fut élevée par son père et par sa soeur; elle était parfaitement belle, mais d'une taille peu élevée. A l'âge de treize ans elle eut la petite vérole, sa beauté en fut altérée; elle s'en consola en tournant ses pensées vers Dieu, à qui elle adressa des vers sur cet accident. En 1639, sa famille s'établit à Rouen, où Jaqueline obtint un prix de poésie. Plusieurs propositions de mariage lui furent faites, elle les refusa toutes. Tant que son père vécut, elle ne le quitta point; mais à sa mort elle se retira au couvent de Port-Royal des Champs, où elle prit le voile en 1652; elle avait alors vingt-six ans; elle se consacra à l'éducation des novices. Quand la persécution de Louis XIV contre Port-Royal commença, elle dit qu'elle n'y survivrait pas. Elle mourut en effet peu de temps après, en 1661, âgée de trente-six ans. Jaqueline Pascal a laissé des poésies, des ouvrages de piété et des règlements pour l'éducation des enfants.
PASCAL ET SES SOEURS
On montre encore à Clermont la maison où naquirent Pascal et ses deux soeurs. Le petit Blaise, qui devait rendre si illustre le nom de Pascal, vint au monde faible et chétif; il avait à peine un an lorsqu'il resta comme inanimé dans les bras de sa mère; on crut qu'il était mort. Mais les larmes et les prières maternelles semblèrent opérer un miracle. L'enfant sourit tout à coup, la santé lui revint et il se développa intelligent et beau. Sa soeur Jaqueline fut douée comme lui d'un esprit merveilleusement précoce; leurs visages se ressemblaient; elle avait de son frère le front élevé, l'oeil éclatant, le nez arqué, la mine fière. Quand Jaqueline eut huit ans et qu'il en eut dix, c'étaient deux enfants dont la beauté captivait et dont l'esprit inattendu et original était un sujet d'étonnement pour tout le monde. Entraîné vers les sciences, le jeune Pascal suppliait son père de l'initier à ces merveilleux mystères qu'il rêvait. Mais son père résistait, craignant que cette étude ne le détournât de celle des langues.
L'enfant réitéra ses instances et demanda à son père de lui apprendre au moins les éléments des mathématiques. N'ayant pu l'obtenir, le jeune Pascal se mit à réfléchir seul sur ces premières notions. A l'heure des récréations, il se retirait dans une salle isolée, et là, un crayon à la main, il s'appliquait à tracer des figures géométriques; il établissait des principes, il en tirait des conséquences, il trouvait des démonstrations, et il poussa ses recherches si avant que, sans le secours d'aucun des ouvrages qui traitent de l'algèbre, il y fit tout seul d'immenses progrès. Son père le surprit un jour dans cet exercice; il en fut si touché que des larmes jaillirent de ses yeux. Dès ce jour il n'enchaîna plus l'essor du génie de son fils, et il permit à Blaise d'assister aux conférences des savants qui s'assemblaient chez lui toutes les semaines. Jaqueline aussi méditait à l'écart et, comme son frère, était tourmentée par l'obsession d'un génie naissant. Mais ce n'était point la science qui la sollicitait. Dès l'âge de sept ans elle pensait en vers; la poésie chantait à son oreille. Quand sa soeur Gilberte (depuis Mme Périer), l'aînée des trois enfants, qui remplaçait leur mère morte, voulut lui apprendre à lire, Jaqueline résista; à l'heure de la leçon elle se cachait pour y échapper. Mais un jour ayant entendu sa soeur lire des vers tout haut, captivée par cette cadence qui déjà vibrait dans son coeur, elle lui dit:
«Quand vous voudrez me faire lire, faites-moi lire des vers, et je lirai ma leçon tant que vous voudrez.»
Depuis ce jour elle parlait toujours de vers, elle en apprenait par coeur avec facilité; elle voulut en connaître les règles, et à huit ans, avant de savoir lire couramment, elle se mit à en composer.
Le père de ces enfants de génie s'était établi à Paris pour veiller sur leur éducation, et Jaqueline y trouva deux jeunes compagnes (les demoiselles Saintot) qui avaient, comme elles, les plus heureuses dispositions pour la poésie. Un jour, les trois petites filles résolurent de faire une comédie; elles en choisirent le sujet, en composèrent le plan, et en firent tous les vers sans l'aide de personne. C'était une pièce suivie en cinq actes, et dans laquelle toutes les règles d'alors étaient observées. Elles la jouèrent elles-mêmes deux fois avec d'autres acteurs de leur âge. On réunit grande compagnie pour les entendre et chacun s'étonna que ces enfants eussent pu faire un aussi long ouvrage. On y trouva des traits charmants. La cour et la ville en parlèrent, et Jaqueline, qui n'avait pas dix ans, devint un enfant célèbre en poésie comme l'était déjà dans la science son jeune frère Blaise.
La reine Anne d'Autriche, qui résidait au château de Saint-Germain, voulut voir la petite muse. Mme de Morangis, amie de la famille Pascal et qui était de la cour, se chargea d'y conduire Jaqueline. De Paris à Saint-Germain c'était alors tout un voyage; un carrosse de la reine y mena la petite fille célèbre, accompagnée de Mme de Morangis. La reine était grosse de l'enfant qui fut depuis Louis XIV. Jaqueline composa sur cette circonstance un sonnet où elle célébrait les espérances que la France fondait sur ce prince encore à naître. Arrivée à Saint-Germain, elle fut introduite dans le cabinet de la reine, qui, entourée d'une suite nombreuse, reçut Jaqueline avec bonté et prit de ses mains les vers qu'elle avait composés. Mais en les entendant, la reine s'imagina que ces vers n'étaient pas d'une enfant si jeune, ou du moins qu'on lui avait beaucoup aidé. Tous ceux qui étaient présents eurent la même pensée. Alors Mademoiselle (qui fut plus tard la grande Mademoiselle) s'approcha de Jaqueline et lui dit: «Puisque vous faites si bien les vers, faites-en pour moi.» Aussitôt Jaqueline se retira quelques instants dans un angle du cabinet de la reine, et tranquillement elle improvisa les vers suivants:
A MADEMOISELLE DE MONTPENSIER.
Fait sur-le-champ par son commandement.
Muse, notre grande princesse
Te commande aujourd'hui d'exercer ton adresse
A louer sa beauté; mais il faut avouer
Qu'on ne saurait la satisfaire
Et que le seul moyen qu'on a de la louer
C'est de dire en un mot qu'on ne saurait le faire.
Chacun applaudit cet impromptu, et Mme d'Hautefort demanda à son tour à l'enfant de faire des vers pour elle. Aussitôt la petite Jaqueline improvisa un éloge de la beauté de Mme d'Hautefort. La reine et toute l'assistance étaient ravies, et depuis ce jour la jeune soeur de Pascal fut souvent appelée à la cour et toujours caressée du roi, de la reine, de Mademoiselle et de tous ceux qui la voyaient. Elle avait les reparties les plus justes et souvent les plus profondes. Ce qui charmait en elle, c'est qu'elle gardait la gaieté de son âge; quand elle était avec ses compagnes, elle jouait à tous les jeux des enfants, et, lorsqu'elle était seule, elle s'amusait avec ses poupées.
On sent la naïveté de cet esprit merveilleux dans le morceau suivant qu'elle adressa à la reine pour la remercier de l'accueil fait à ses premiers vers:
Mes chers enfants, mes petits vers,
Se peut-il arriver dans le grand univers
Un bien qu'on puisse dire au vôtre comparable?
Vous êtes remplis de bonheur:
La reine vous combla d'honneur,
Sa Majesté vous fit un accueil favorable.
Sa main daigna vous recevoir.
Son oeil, plein de douceur, se baissa pour vous voir;
Vous fûtes en silence ouïs de ses oreilles,
Et par un excès de bonté,
Sans que vous l'eussiez mérité,
Sa bouche vous nomma de petites merveilles.
Malgré le succès de Jaqueline à la cour, malgré le génie naissant de son frère, qui déjà excitait la curiosité des princes et des grands, leur père faillit être enfermé à la Bastille par le cardinal de Richelieu. Dans une réunion nombreuse où se trouvaient d'autres personnages, M. Pascal père et quelques-uns de ses amis exprimèrent à propos des rentes de l'hôtel de ville une opinion assez vive contre le cardinal; traités de séditieux, tous ceux qui avaient parlé de la sorte furent envoyés à la Bastille. L'ordre d'arrêter M. Pascal fut donné; il se sauva et parvint à se dérober aux poursuites qui le menaçaient.
Pour se distraire de ses graves préoccupations d'État, Richelieu faisait souvent jouer la comédie dans le Palais-Cardinal, aujourd'hui le Palais-Royal; les galeries n'existaient pas alors, et les jardins de ce beau palais s'étendaient en parterres et en bosquets jusqu'aux boulevards. La duchesse d'Aiguillon, nièce de ce redoutable ministre, présidait aux fêtes qu'il donnait et en préparait elle-même les divertissements. Corneille, encore peu connu, vivait à Rouen. C'était Rotrou, c'était Scudéry qui fournissaient les pièces que l'on représentait au Palais-Cardinal. Au mois de février 1639, la duchesse d'Aiguillon, pour donner plus d'attrait à ces représentations, voulut faire jouer par des enfants l'Amour tyrannique, tragi-comédie de Scudéry. Elle songea aux demoiselles Saintot, à leur petite amie Jaqueline et à son frère Pascal; mais Gilberte, la soeur aînée, qui veillait sur les enfants dont le père était proscrit, répondit fièrement au gentilhomme qui lui fut envoyé en cette occasion par la duchesse d'Aiguillon: «Monsieur le cardinal ne nous donne pas assez de plaisir pour que nous pensions à lui en faire.» La duchesse insista et fit même entendre que le rappel de leur père devait en dépendre. Les amis de la famille décidèrent alors que Jaqueline accepterait le rôle qu'on lui proposait. Le célèbre acteur Montdory, qui était de Clermont et qui connaissait la famille Pascal, donna des leçons à Jaqueline et se chargea de monter la pièce. Le jour de la représentation arriva. Jaqueline, qui avait à peine douze ans, mit dans son jeu une gentillesse qui charma tous les spectateurs, et surtout Richelieu. Le cardinal ne cessa de l'applaudir. Elle profita de son succès pour obtenir la grâce de son père. Écoutons-la faire le récit de cette soirée dans une lettre adressée à son père et restée jusqu'ici inédite. Nous la donnons d'après le manuscrit de la Bibliothèque impériale.
«Monsieur mon père,
«Il y a longtemps que je vous ai promis de ne point vous écrire si je ne vous envoyais des vers, et, n'ayant pas eu le loisir d'en faire (à cause de cette comédie dont je vous ai parlé), je ne vous ai point écrit il y a longtemps. A présent que j'en ai fait, je vous écris pour vous les envoyer et pour vous faire le récit de l'affaire qui se passa hier à l'hôtel de Richelieu, où nous représentâmes l'Amour tyrannique devant M. le cardinal. Je m'en vais vous raconter de point en point tout ce qui s'est passé. Premièrement, M. Montdory entretint M. le cardinal depuis trois heures jusqu'à sept heures, et lui parla presque toujours de vous, de sa part et non pas de la vôtre, c'est-à-dire qu'il lui dit qu'il vous connaissait, lui parla fort avantageusement de votre vertu, de votre science et de vos autres bonnes qualités. Il parla aussi de cette affaire des rentes, et lui dit que les choses ne s'étaient pas passées comme on avait fait croire, et que vous vous étiez seulement trouvé une fois chez M. le chancelier, et encore que c'était pour apaiser le tumulte; et pour preuve de cela, il lui conta que vous aviez prié M. Fayet d'avertir M.... Il lui dit aussi que je lui parlerais après la comédie. Enfin, il lui dit tant de choses qu'il obligea M. le cardinal à lui dire: «Je vous promets de lui accorder tout ce qu'elle me demandera.» M. de Montdory dit la même chose à Mme d'Aiguillon, laquelle lui dit que cela lui faisait grande pitié et qu'elle y apporterait tout ce qu'elle pourrait de son côté. Voilà tout ce qui se passa devant la comédie. Quant à la représentation, M. le cardinal parut y prendre grand plaisir; mais principalement lorsque je parlais, il se mettait à rire, comme aussi tout le monde dans la salle.
«Dès que cette comédie fut jouée, je descendis du théâtre avec le dessein de parler à Mme d'Aiguillon. Mais M. le cardinal s'en allait, ce qui fut cause que je m'avançai tout droit à lui, de peur de perdre cette occasion-là en allant faire la révérence à Mme d'Aiguillon; outre cela, M. de Montdory me pressait extrêmement d'aller parler à M. le cardinal. J'y allai donc et lui récitai les vers que je vous envoie, qu'il reçut avec une extrême affection et des caresses si extraordinaires que cela n'était pas imaginable. Car, premièrement, dès qu'il me vit venir à lui, il s'écria: «Voilà la petite Pascal,» et puis il m'embrassait et me baisait, et, pendant que je disais mes vers, il me tenait toujours entre ses bras et me baisait à tous moments avec une grande satisfaction, et puis, quand je les eus dits, il me dit: «Allez, je vous accorde tout ce que vous me demandez; écrivez à votre père qu'il revienne en toute sûreté.» Là-dessus Mme d'Aiguillon s'approcha, qui dit à M. le cardinal: «Vraiment, monsieur, il faut que vous fassiez quelque chose pour cet homme-là; j'en ai oui parler, c'est un fort honnête homme et fort savant; c'est dommage qu'il demeure inutile. Il a un fils qui est fort savant en mathématiques, qui n'a pourtant que quinze ans.» Là-dessus, M. le cardinal dit encore une fois que je vous mandasse que vous revinssiez en toute sûreté. Comme je le vis en si bonne humeur, je lui demandai s'il trouverait bon que vous lui fissiez la révérence; il me dit que vous seriez le bienvenu, et puis, parmi d'autres discours, il me dit: «Dites à votre père, quand il sera revenu, qu'il me vienne voir,» et me répéta cela trois ou quatre fois. Après cela, comme Mme d'Aiguillon s'en allait, ma soeur l'alla saluer, à qui elle fit beaucoup de caresses et lui demanda où était mon frère, et dit qu'elle eût bien voulu le voir. Cela fut cause que ma soeur le lui mena; elle lui fit encore grands compliments et lui donna beaucoup de louanges sur sa science. On nous mena ensuite dans une salle, où il y eut une collation magnifique de confitures sèches, de fruits, limonade et choses semblables. En cet endroit-là elle me fit des caresses qui ne sont pas croyables. Enfin, je ne puis pas vous dire combien j'y ai reçu d'honneurs; car je ne vous écris que le plus succinctement qu'il m'est possible de.... 3. Je m'en ressens extrêmement obligée à M. de Montdory, qui a pris un soin étrange. Je vous prie de prendre la peine de lui écrire par le premier ordinaire pour le remercier, car il le mérite bien. Pour moi, je m'estime extrêmement heureuse d'avoir aidé en quelque façon à une affaire qui peut vous donner du contentement. C'est ce qu'a toujours souhaité avec une extrême passion, Monsieur mon père,
«Votre très-humble et très-obéissante fille et servante,
«Pascal.
«De Paris, ce 4 avril 1639.»
Voici quels étaient les vers adressés à Richelieu et joints à la lettre que nous venons de citer:
Ne vous étonnez pas, incomparable Armand,
Si j'ai mal contenté vos yeux et vos oreilles:
Mon esprit, agité de frayeurs sans pareilles,
Interdit à mon corps et voix et mouvement.
Mais pour me rendre ici capable de vous plaire,
Rappelez de l'exil mon misérable père:
C'est le bien que j'attends d'une insigne bonté;
Sauvez un innocent d'un péril manifeste:
Ainsi vous me rendrez l'entière liberté
De l'esprit et du corps, de la voix et du geste.
En recevant ces heureuses nouvelles, Étienne Pascal se hâta de revenir à Paris; il se présenta, avec ses trois enfants, à Ruel, chez le cardinal, qui lui fit l'accueil le plus flatteur. «Je connais tout votre mérite, lui dit Richelieu; je vous rends à vos enfants et je vous les recommande; j'en veux faire quelque chose de grand.»
Deux ans après, Étienne Pascal fut nommé à l'intendance de Rouen, et il alla s'établir dans cette ville avec sa famille. La jeune Jaqueline, qui n'avait cessé de s'exercer à faire des vers, obtint le prix de poésie décerné chaque année à Rouen, à la fête de la Conception de la Vierge, qui était le sujet même du concours. Quoique ces vers ne méritent pas d'être cités, ils eurent alors un prodigieux succès. Le prix fut porté à Jaqueline en grande pompe, avec des trompettes et des tambours, et Corneille, présent à cette cérémonie, fit un impromptu sur le triomphe et la modestie de la jeune muse, qui s'était dérobée à cette ovation.
Voici le début de ces vers; ils étaient adressés au prince qui présidait la solennité:
Pour une jeune muse absente,
Prince, je prendrai soin de vous remercier,
Et son âge et son sexe ont de quoi convier
A porter jusqu'au ciel sa gloire encor naissante.
Guidée par le génie de Corneille, qui peut dire jusqu'où serait monté le vol de cette intelligence, dans ce beau siècle où un souffle de grandeur passa sur les âmes et s'en exhala? Mais la gloire, sans doute, effraya Jaqueline; elle en détourna ses regards avec une sorte d'éblouissement, et elle ne fit plus de vers que pour célébrer Dieu:
Moteur de ce grand univers,
Inspirez-moi de puissants vers,
Envoyez-moi la voix des anges,
Non pas pour louer les mortels,
Mais pour entonner vos louanges,
Et vous remercier au pied de vos autels.
Bientôt elle entra au couvent de Port-Royal des Champs, et y ensevelit cette beauté et cet esprit qui l'avaient fait admirer dans le monde. Que de charmes, que de génie se cachèrent dans cette retraite, gloires humaines perdues dans la gloire de Dieu, comme ces étoiles qui brillent, fuient et se confondent dans la voie lactée!
JEAN BART
NOTICE SUR JEAN BART.
Jean Bart naquit à Dunkerque en 1651: il était fils d'un pêcheur corsaire. Louis XIV se plut à l'honorer au milieu de sa cour et le nomma chef d'escadre. Jean Bart justifia la confiance du roi. Trente-deux vaisseaux de guerre anglais et hollandais bloquaient le port de Dunkerque en 1692. Jean Bart en sortit avec sept frégates, et dès le lendemain s'empara de quatre navires anglais richement armés qui faisaient voile vers la Russie. Dans le cours de la même campagne, il brûla plus de quatre-vingts bâtiments ennemis, fit une descente vers Newcastle, ravagea tout le pays des environs, et revint à Dunkerque avec plus de quinze cent mille francs de prise. La même année, il s'empara de treize navires hollandais chargés de grains. Jean Bart se trouva à la fameuse journée de Lagos, où quatre-vingt-sept navires de commerce et plusieurs vaisseaux de guerre anglais furent pris et brûlés; la perte des vaincus en cette occasion fut évaluée à plus de vingt-cinq millions de livres. Il obtint des lettres de noblesse de Louis XIV. En 1696, il remporta de nouveaux triomphes contre les flottes réunies de l'Angleterre et de la Hollande. La paix seule interrompit ses travaux. Il passa les dernières années de sa vie à Dunkerque, où il mourut d'une pleurésie, le 27 avril 1702.
Il ne laissa pas de descendance directe, mais son nom glorieux s'est perpétué par la famille de Gaspard Bart, son frère. Le 16 février 1855, mourut à Wormhoudt, grand et joli bourg formé par de charmantes habitations et à quelque distance de Dunkerque, le dernier héritier du nom de Jean Bart, Henri-Ferdinand-Marie Bart, commis principal des subsistances de la marine en retraite, âgé de soixante-quatorze ans; il était né à Dunkerque et fut adopté à l'âge de sept ans par sa ville natale qui se chargea de son éducation. Il était petit-fils du commandant de la Danaé, il eut pour fils un émule de ses illustres ancêtres, Jean-Pierre Bart, lieutenant de vaisseau, commandant de la gabare de l'État la Sarcelle, mort à l'île Bourbon à trente-six ans. Après la mort de ce fils, le père, représentant d'un nom si glorieux, vint habiter avec ses deux filles sa ville natale, où il assista à l'inauguration de la statue de Jean Bart, gloire de sa race; puis il se retira à Wormhoudt, où il est mort.
JEAN BART.
Dunkerque était au pouvoir des Espagnols depuis 1652. Turenne, vainqueur de la Fronde sur tous les points de la France, fit le siége de cette ville en 1658. La flotte anglaise le secondait, car la politique avait décidé Louis XIV à se faire momentanément l'allié de Cromwell. Le prince de Condé et don Juan d'Autriche défendaient la place assiégée. Les habitants de Dunkerque faisaient des voeux pour le jeune roi de France, et souhaitaient que la ville fût prise par lui et pour lui; mais en même temps toute cette population de marins, ennemie née des Anglais, s'indignait de les voir unir leurs armes à celles de la France; dans cette alliance elle voyait de la part de l'Angleterre l'arrière-pensée de s'approprier Dunkerque.
C'était par une soirée du mois de juin, durant ce siége mémorable. Un groupe de marins s'était formé devant une petite maison de la rue de l'Église, ainsi nommée à cause de la cathédrale, alors si célèbre par son merveilleux carillon.
Le bruit des batteries anglaises et françaises ne paraissait pas en ce moment préoccuper les marins réunis; ils s'informaient avec anxiété, à la porte de la maisonnette, de la santé de l'intrépide corsaire Cornille Bart, qui avait été blessé récemment en tentant d'enlever un navire anglais. Depuis un mois il ne pouvait quitter sa chambre, lui dont la mer était l'élément. Un vieux marin qui servait de domestique au corsaire assurait à ses compagnons assemblés sur la porte que leur maître allait mieux. Le médecin n'avait pu extraire la balle qui avait pénétré dans les chairs. «Mais enfin, répétait le matelot, on peut vivre avec une balle sous la peau, et j'espère que notre chef vivra; il reprend des forces; il s'est levé aujourd'hui. Bonsoir, mes amis, et bonne espérance.» Ayant parlé ainsi, le vieux marin attaché au service de Cornille Bart referma la porte de la maison et rentra dans la chambre de son maître.
C'était une pièce éclairée par une fenêtre en ogive. Les murs étaient tapissés de cuir bosselé d'or; un grand lit de noyer massif, à colonnes torses, s'élevait au fond. Sur ce lit était assis un homme de haute taille, à cheveux blancs et à moustaches encore blondes. Une femme soutenait le blessé, et un robuste enfant à longs cheveux blonds, assis à ses pieds sur l'estrade du lit, tenait une de ses mains rudes qu'il baisait. Cet enfant pouvait avoir environ neuf ans; il était d'une taille moyenne, mais forte; son front était large, ses sourcils épais; son oeil vif et bleu exprimait une résolution au-dessus de son âge, son teint hâlé annonçait la vigueur et la santé.
«Chausse les mules de ton père, dit la femme sur qui le blessé s'appuyait, puis nous le soutiendrons ensemble, et il essayera de marcher un peu.»
L'enfant obéit; ses petites mains se faisaient câlines et allaient doucement, pour ne pas heurter les jambes affaiblies du corsaire. «Oh! ces maudits Anglais, que je les hais! s'écria-t-il à un gémissement du blessé; si je pouvais leur rendre la blessure qu'ils vous ont faite, mon père!
--Patience, patience! ils sont en ce moment les alliés de notre jeune roi; cela nous oblige à suspendre nos haines; mais l'heure reviendra où nous pourrons leur courir sus.»
Le regard du vieux corsaire s'enflamma.
«Mon père, dit le petit Jean, vous me conduirez avec vous!
--Oui, et si je ne peux t'y conduire, tu iras tout seul; car vois-tu, mon fils, c'est une guerre de race, et les Bart, de père en fils, ont pourchassé ces chiens d'outre-mer.»
Le blessé porta la main à son flanc droit. Il avait pâli.
«Vous souffrez beaucoup? lui dit sa femme alarmée.
--Cette balle anglaise est là comme un affront, répliqua Cornille Bart. Ah! si je pouvais l'arracher!
--Vous me la donneriez, mon père, reprit l'enfant, et je vous assure qu'elle tuerait un de ces Anglais.
--Quel enragé! dit le vieux marin qui faisait le service de la famille et qui venait de rentrer dans la chambre; vous n'avez pas besoin de balles, jeune maître, pour les houspiller; et ce matin votre bâton et vos poings vous ont suffi pour mettre en sang le petit John Brish.
--Qui est John Brish? dit le blessé.
--Le fils de cet ancien bosseman anglais, notre voisin, reprit le matelot.
--Pourquoi l'as-tu battu, petit? dit le père.
--Parce qu'il disait d'un ton goguenard que vous ne monteriez plus sur votre vaisseau pour donner chasse aux siens.
--Toujours des querelles! murmura la mère effrayée.
--Quoi! mère, vous ne m'approuvez pas? Je bats les Anglais parce que les Anglais ont blessé mon père.
--Laissez faire votre fils, maîtresse, reprit le vieux matelot; c'est un brave enfant, dont on parle déjà sur toute la côte! Voyez-vous, c'est fier ce qu'il a fait il y a un an, ce petit homme-là, lorsqu'avec ces deux mousses de Hollande il s'en est allé bravement à travers la haute mer sur le canot qu'il vous avait pris. Le temps était calme d'abord; mais au retour, le vent était d'aval, la bourrasque éclate, notre petit capitaine dirige la barque, il rame, il rame; les mousses hollandais avaient peur, il leur fait honte et rentre triomphant dans le port.
--Vous oubliez mon inquiétude, et vous l'encouragez dans ces folies, objecta la mère; mon ami, poursuivit-elle en se tournant vers le malade, il faudrait réprimander Jean et lui défendre d'être toujours sur le port dans les agrès ou dans les mâts des vaisseaux. Il serait cependant bien temps qu'il apprît à lire.
--Je ne veux pas en faire un clerc, répondit le père, qui semblait se ranimer en entendant parler de l'audace de son fils. Il sera brave comme son grand-père Antoine Bart, qui est mort avec gloire sous le canon de l'Anglais.
--Mon grand-père est mort blessé par les Anglais! s'écria le petit Jean Bart, pourpre de colère.
--Oui, mon enfant, lui aussi tué par eux; mais du moins mort dans le combat, répliqua le malade en gémissant.
--Vous ne mourrez point, vous, mon ami, et vous pourrez encore vous venger de ceux qui vous ont blessé,» ajouta sa femme.
Cornille Bart secoua tristement la tête. «Que Dieu t'entende! murmura-t-il; je voudrais seulement pouvoir mener notre Jean en mer une fois contre l'ennemi, puis je mourrais content.
--Ce sera! ce sera! mon père, dit le petit Jean en se pendant au cou du blessé. Mais racontez-moi la mort de mon grand-père; il y a longtemps, bien longtemps que vous m'avez promis cette histoire.
--Entends-tu le canon qui gronde? dit Cornille Bart. Cet accompagnement convient à mon histoire. Écoute et souviens-toi toute ta vie qu'ils ont tué ton grand-père et qu'ils m'ont blessé, moi, peut-être à mort.
--Ma vie sera vouée à les exterminer! s'écria Jean, les deux poings serrés; parlez, parlez, vos paroles se graveront en moi comme ces boulets qui trouent en ce moment les murs des remparts.»
Le père se leva et dit: «J'aurai plus de force en parlant debout.»
La mère l'épiait, anxieuse.
«Maître, puis-je rester pour vous entendre? dit le serviteur.
--Oui, mon vieux, va chercher ton chantier et ta galère; vous travaillerez tous les trois en m'écoutant.»
Le matelot sortit, et après quelques instants il revint, tenant dans ses bras une petite galère en bois des îles, qui était un chef-d'oeuvre d'exécution; aucun détail n'avait été oublié; elle était armée en guerre avec de petits canons de fonte; il ne restait plus à poser que les cordages, les voiles et la tente d'honneur qui se dresse à l'arrière du navire.
«Maître, dit le vieux marin, j'attends toujours un peu de toile de Hollande pour mes voiles et un morceau de lampas pour mon tandelet.»
Cornille Bart regarda sa femme. La ménagère s'approcha d'un bahut sculpté et en tira, comme à regret, les fragments d'étoffe demandés. «Voilà, dit-elle, je vais les tailler et les coudre moi-même, afin que rien n'en soit perdu.»
Elle prit ses grands ciseaux de fer, son dé et ses aiguilles, se plaça sur une chaise basse à dossier élevé; puis, agile, elle ajusta de ses doigts les bandes de toile blanche et un carré de lampas pourpre et or.
«Moi, dit Jean, saisissant du gros fil écru, je vais tendre les cordages;» et il s'agenouilla devant le vieux matelot qui soutenait la petite galère sur ses genoux et qui, délicatement, y posait quelques vis oubliées.
Cornille Bart, sans songer à sa blessure, se promenait à grands pas dans sa chambre. Il jeta un regard sur son auditoire, et, satisfait de son air attentif, il commença son récit, tandis que le canon des assiégeants continuait à gronder: «Mon père, Antoine Bart, ton grand-père, mon petit Jean, avait pour ami le fameux capitaine de navire Michel Jacobsen, surnommé le Renard de mer: c'était un grand, fier, bel homme, dont le peintre des rois, Rubens, avait fait le portrait.
--Oh! ce portrait, je l'ai vu une fois, s'écria Jean, quand j'étais tout petit, et je m'en souviens bien. C'était un homme brun à grand visage, cheveux et moustaches noirs; sa poitrine était couverte d'un corset d'acier, sur lequel était jetée une écharpe rouge. Dans la main droite il tenait le bâton de commandant, et l'autre main était appuyée sur un beau casque luisant. Puis dans le fond c'était des navires, bataille et flots remués par la tempête comme le jour où je suis allé en haute mer en compagnie des deux petits mousses de Rotterdam.
--C'est bien cela, mon enfant, reprit Cornille Bart, et puisque tu te souviens de ce portrait du Renard de la mer, c'est comme si tu te souvenais de l'avoir vu vivant. Donc le Renard de la mer et ton grand-père étaient comme frères. Un soir d'hiver, nous étions réunis ici dans cette même chambre, bien chaudement près d'un bon feu, fumant du tabac de Hollande et buvant de l'ale d'Angleterre. Un corsaire, ami de mon père, nous racontait ses courses lointaines et ses combats; je l'écoutais comme tu m'écoutes; tout à coup la porte s'ouvre, et le Renard de mer apparaît, enveloppé d'un long manteau goudronné, tout ruisselant d'eau; il pleuvait à torrents et la mer était grosse. Sous son manteau, le Renard était armé en guerre.
«Antoine, dit-il à mon père, j'ai besoin de toi, de ton fils, de ton équipage et de ton brigantin.
«--Quand cela? dit mon père.
«--A l'heure même, répondit le Renard, et pour aller en haute mer.
«--Nous allons, mon fils et moi, nous armer pour te suivre,» dit simplement mon père. Ce fut bientôt fait. Nous sortîmes tous les trois et nous nous rendîmes au port. La nuit était sombre. Onze heures sonnaient au carillon. Nous trouvâmes notre brigantin, l'Arondelle-de-Mer, avec tout son équipage à bord. C'était le vouloir de mon père; il fallait que l'on fût prêt au départ à toute heure.
«Le bosseman leva l'ancre.
«Quand nous fûmes en pleine mer, le Renard fit apporter sur le pont des piques, des coutelas, des espontons, des haches d'armes, et dit à chacun de s'armer pour être prêt au point du jour pour n'importe quelle chance. Une fois armé, tout l'équipage se mit en prière. Nous naviguâmes ainsi toute la nuit, sous très-petites voiles, à cause de la bourrasque; quand le jour parut, un mousse qui était en vedette au haut du grand mât de hune cria: «Je vois deux gros vaisseaux et un autre plus petit.» Le visage du Renard de mer s'empourpra d'orgueil: «Enfin! enfin! les voici!» s'écria-t-il joyeusement. Alors seulement il apprit à mon père qu'il avait ordre d'attirer les croiseurs anglais loin du port, afin d'en laisser l'entrée libre à un convoi considérable qui nous arrivait du Nord et qu'on avait signalé dès la veille. «Mon vaisseau était en radoub, ajouta le Renard de mer, voilà pourquoi je t'ai demandé le tien, Antoine.
«--Oh! merci, répliqua mon père; ils vont avoir une danse, les trois Anglais!
«--Un contre trois! reprit le Renard, ce sera rude; il faut mettre le feu au ventre de nos gens pour qu'ils ne reculent pas.» Mon père et le Renard haranguèrent l'équipage. Tous jurèrent de mourir pour Dieu et pour le roi, et que l'ennemi n'aurait d'eux ni os ni chair vive. On fit apporter un tonneau d'eau-de-vie et on le distribua. Les gens de l'artillerie se barbouillèrent le visage avec de la poudre: on aurait dit des Africains.
--Et les trois vaisseaux des Anglais? demanda le petit Jean Bart avec impatience.
--Ils arrivaient toujours sur nous, leurs voiles déployées. Mon père et le Renard ordonnèrent au pilote de virer de bord sur le plus proche vaisseau de l'ennemi. C'était un petit navire moins fort que notre brigantin; nous lui donnâmes deux bordées dans la quille, et il fut coulé. Alors les deux grosses frégates anglaises firent sur notre pauvre Arondelle-de-Mer un feu si formidable, que la moitié de notre monde resta tué ou blessé. Mais aussi, mon fils, quelle gloire! quelle défense! seuls contre trois vaisseaux! seuls nous en avions détruit un, et les deux autres nous approchaient à peine, tant nous combattions avec rage et furie aux cris de Vive le roi! Nous brandissions nos piques, nous appelions les Anglais à grands cris: Abordez! abordez donc!»
Ici le pâle visage de Cornille Bart se colora tout à coup, sa voix s'altéra, et il s'appuya contre le mur tout chancelant. «Seigneur Dieu! s'écria sa femme accourant, vous vous faites du mal en vous animant ainsi.
--Laissez-moi, laissez-moi, et silence, écoutez! répliqua brusquement le conteur, tout à l'action de son souvenir. Les Anglais, défiés par nous, abordent de chaque côté du brigantin: ce fut une joyeuse et sanglante mêlée. Hache en main, coutelas au poing, on s'attaqua homme à homme. Les deux frégates avaient de quoi remplacer ceux qui tombaient, tandis qu'il ne restait plus des nôtres qu'un petit nombre debout, et encore étaient-ils tout saignants. Mon père avait reçu trois coups de pique, le Renard une arquebusade dans le corps. Le pont se couvrait de morts et d'agonisants, le canon ennemi éventrait notre brigantin. Le Renard s'approcha de mon père et lui dit sourdement: «Allons, Antoine, le feu aux poudres, et à la grâce de Dieu! Il ne faut pas que ces hérétiques nous aient vivants.»
--Oh! que cela est beau! que cela est beau! s'écria le petit Jean transporté et en embrassant son père, dont le visage devenait de plus en plus livide.
--Je vois encore, poursuivit le corsaire, le Renard de la mer, debout sur le pont, cramponné de tout son poids au capitaine anglais, qui nous avait abordé avec plus de cent des siens: «Feu! feu!» criait le Renard à mon père. L'explosion se fit: tout fut englouti....
«J'avais senti une épouvantable secousse. Puis je perdis tout sentiment. La fraîcheur de l'eau me fit revenir à moi, et je me trouvai suspendu à un débris. Je vis des Anglais qui dans leurs chaloupes allaient çà et là recueillant des naufragés. Je fus ramassé comme les autres; mon père était mort! Le Renard de la mer était mort! De notre équipage, il restait deux hommes! de notre brigantin quelques, planches! Mais aussi des deux frégates anglaises il n'en restait plus qu'une désemparée; l'autre avait coulé par l'explosion de notre brigantin. Pendant ce temps, le grand convoi qui arrivait du Nord entrait à Dunkerque, et j'allai prisonnier en Angleterre avec les deux matelots qu'on avait sauvés.
«Voilà, mon fils, ce qu'a été ton grand-père! ce que j'ai été! sois digne de nous.»
A ce dernier mot, un flot de sang jaillit de la bouche de Cornille Bart: «J'étouffe, dit-il faiblement; oh! c'est la balle anglaise!» et il s'affaissa sans vie dans les bras de sa femme et de son enfant. «Mon père! mon père! s'écriait Jean, les Anglais aussi t'ont tué!» Puis, se tournant vers sa mère: «Oh! les Anglais! ajouta-t-il avec une expression terrible, je les exterminerai un jour et j'en délivrerai la France.»
Six ans, après, Jean Bart faisait sa première croisière comme capitaine en second.
DEUX ENFANTS DE CHARLES Ier
NOTICE
SUR LA PRINCESSE ELISABETH STUART
ET SUR LE DUC HENRI DE GLOCESTER.
La reine Henriette d'Angleterre, femme de Charles Ier et fille d'Henri IV, quitta l'Angleterre au moment des troubles avec quatre de ses enfants. Mais les deux autres, Élisabeth et Henri de Glocester, ne purent la rejoindre et restèrent prisonniers, comme leur père, du Parlement révolté.
La princesse Élisabeth était née au palais de Saint-James, le 8 janvier 1635. Dès son plus jeune âge elle montra un esprit vif et pénétrant et les plus heureuses dispositions pour l'étude. Elle avait à peine dix ans, que son père la consultait déjà avant de prendre une décision, tant il avait reconnu en elle de justesse d'esprit et de perspicacité précoce. Elle était frêle et délicate, mais d'une figure expressive et charmante. Elle avait quatorze ans quand elle perdit son père; elle en ressentit une si vive douleur qu'on la vit dépérir rapidement; on lui avait donné pour prison, ainsi qu'à son frère le duc de Glocester, la forteresse de Carisbrooke dans l'île de Wight, la même où leur père avait langui prisonnier. La vue de ces murs acheva de la tuer. On la trouva morte un matin dans sa chambre, le 8 septembre 1650.
Elle fut inhumée secrètement dans l'église de Newport. La reine Victoria vient de lui faire élever un monument dont Marochetti a fait la statue dans la nouvelle église de Newport.
Le duc Henri de Glocester, frère de la princesse Élisabeth, naquit aussi dans le palais de Saint-James en 1640. Il suivit la destinée de sa soeur, mais à la mort de celle-ci, Cromwell le renvoya en France rejoindre sa mère, ses frères et ses soeurs exilés; il languit triste et taciturne jusqu'à la restauration de son frère Charles II sur le trône d'Angleterre. Il était toujours poursuivi par l'image de son père décapité auprès duquel on l'avait conduit, ainsi que sa soeur Élisabeth, la veille du jour de son exécution, et qui lui avait dit: «Mon fils, souviens-toi qu'ils vont couper la tête de ton père.»
Ce jeune prince ne rentra en Angleterre que pour y mourir. Il expira à peine âgé de vingt et un ans dans le petit palais de Whitehall, le même qui fut témoin du supplice de son père.
DEUX ENFANTS DE CHARLES Ier.
Chaque pays a son Eldorado, son coin de terre enchanté que le soleil caresse, que la nature embellit, et où on voudrait vivre les belles années de la jeunesse. La France a ses îles d'Hyères et l'Italie ses îles du lac de Côme; l'Espagne a Grenade, le Portugal a Cintra, l'Angleterre a son île de Wight.
Dans les premiers jours d'août 1859, je partis de Londres à trois heures, par un temps brumeux, et j'arrivai à six à Portsmouth, par un magnifique soleil couchant qui me rappela ceux du Midi. La mer, d'un vert d'aigue-marine, était azurée par le reflet du ciel. Je montai sur le pont du steamer qui devait me conduire à l'île de Wight, et bientôt l'île charmante, l'île jardin de l'Angleterre, soeur lointaine de l'Isola-Bella, apparut devant moi comme un immense radeau de verdure et de fleurs caressé par les flots.
Tandis que le steamer s'éloignait du port de Portsmouth, un grand vaisseau de guerre y arrivait; il revenait de Crimée chargé de soldats, qui tous se pressaient sur le pont pour saluer les côtes de l'Angleterre. Les uniformes rouges et les armes brillantes se détachaient sur le bleu d'un ciel chaud et lumineux. Le grand navire passa si près de nous que je pus distinguer les figures martiales et bronzées de ces vaillantes troupes décimées! Le vaisseau creusa derrière nous un profond sillage et entra dans la rade de Portsmouth, pendant que la marée nous poussait vers l'île de Wight, et bientôt nous touchâmes le Pire, jetée aérienne qui sert de promenade aux baigneurs, et par laquelle les nouveaux débarqués arrivent à Ryde, la ville aristocratique de l'île.
En ce moment, les deux tours du château d'Osborne se dressaient à la pointe extrême de l'île, éclairées en plein par le soleil couchant qui les couronnait et les faisait ressembler à deux phares.
Osborne est la résidence privée de la reine d'Angleterre; elle s'est plu à embellir les jardins et les promenades de ce riant palais et l'habite plusieurs mois de l'année. Mais mon but, en visitant l'île de Wight, était surtout de voir l'ancien château fort de Carisbrooke, qui servit de prison à Charles Ier. Je partis un matin de Ryde pour faire cette excursion.
L'antique forteresse, dont les premières constructions remontent aux Romains, est située près de Newport, capitale de l'île. La Medina traverse Newport et coule en ligne droite et en s'élargissant toujours jusqu'à Cowes, où est son embouchure. Newport, bâti dans l'intérieur des terres, n'a d'intéressant que ses souvenirs historiques et son église de Saint-Thomas qui renferme une tombe virginale, qui est la poésie éternelle de l'île.
Après avoir traversé Newport, je laissai à ma droite le joli village de Carisbrooke avec ses arbres, ses jardins, son église, flanquée d'une haute tour, dont le cadran fait voir les heures aux campagnards éloignés; la mer est à l'horizon, et à mesure que je montais, me rapprochant de la forteresse, l'étendue des flots se déroulait plus immense. Je marchais sous de grands arbres séculaires, dans des sentiers de gazon, au pied des remparts en ruine. Je passai sous une grande arche de porte sans fermeture, et j'arrivai sous la voûte profonde de pierre, flanquée de deux bastions, qui sert d'entrée à la forteresse. Je me trouvai alors dans une espèce de place d'armes. Je me dirigeai à l'aventure, et j'escaladai les débris des remparts, auxquels s'enchevêtrent des arbustes, des sureaux et des ronces. Le hasard m'avait bien guidée; c'est là que se trouve la fenêtre de la citadelle par laquelle Charles Ier tenta de s'échapper. Cette fenêtre, formée de deux ogives, était voisine de la chambre du prisonnier. Chaque ogive n'avait d'abord qu'un barreau, mais, après la tentative d'évasion, le barreau fut doublé. Un figuier et une vigne sauvage s'enlacent maintenant à cette fenêtre et y forment un treillis. Tandis que je regardais la base des remparts extérieurs, à travers le feuillage frissonnant à la brise de mer qui soufflait de l'ouest, j'entendis dans la grande cour de la forteresse une voix de jeune fille qui me disait en anglais: «Quand madame aura vu à son gré les ruines, je la conduirai dans les appartements fermés.» Celle qui me parlait ainsi paraissait avoir dix-huit ans. Sa taille était élancée, son visage avait un éclat de carnation que possèdent seules les jeunes Anglaises; j'en dirai autant de ses yeux noirs, tranquilles et profonds; ce ne sont point les yeux des Italiennes, ils ont plus de pensée et moins de flamme; sa chevelure brune et abondante était nattée sous un chapeau rond en paille grise. Elle portait une robe en mousseline blanche et lilas, dont le corsage flottant était fermé au cou par un noeud de ruban cerise; les manches laissaient le bras à découvert jusqu'au coude; les mains étaient voilées par de petites mitaines en filet noir. Elle avait dans toute sa personne cette propreté anglaise irréprochable.
Je lui demandai comment elle possédait les clefs du château; elle me répondit qu'elle était la fille du concierge du lord gouverneur (c'est toujours un lord qui est le gouverneur titulaire de ces ruines), et qu'elle était chargée d'accompagner les visiteurs. Avant de la suivre dans les appartements intérieurs, je voulus continuer mon exploration des remparts et des tours démantelées. Tout ce qui reste des remparts était couvert d'une végétation vigoureuse; les genêts et les sureaux en fleurs répandaient dans l'air leurs chauds parfums qui me rappelèrent ceux des campagnes du Midi. Les abeilles assiégeaient ces fleurs pour y prendre leur miel.
Je descendis des remparts, je traversai la place d'armes, je laissai à ma gauche les bâtiments plus modernes que la jeune fille devait me montrer, et je me dirigeai vers la tour principale, la grande tour bâtie par les Romains, près de laquelle s'élèvent deux magnifiques sapins. Les chroniques des sixième et neuvième siècles parlent de cette tour comme d'une place très-importante; elle avait alors à sa base un puits de trois cents pieds de profondeur, qui fut comblé plus tard comme inutile. On monte jusqu'au sommet effondré de cette tour par un escalier de soixante-douze marches très-hautes et très-rudes, qui de loin font ressembler cet escalier à une échelle presque perpendiculaire. A l'angle sud-est de la tour romaine sont les restes d'une autre tour plus basse appelée Montjoye, dont les murs ont dix-huit pieds d'épaisseur. Arrivée sur le parapet en ruine qui couronne la haute tour romaine, je m'assis sur des touffes de bruyères pour contempler longuement la mer et la campagne qui se déroulaient sous mes yeux.
J'avais en face, sur le premier plan, la forêt et le village de Carisbrooke, et, plus loin, à droite, la ville de Newport; à gauche, l'Océan, dont la marée montait, et où quelques voiles se montraient au large; derrière moi s'étendaient les plaines et les collines couvertes de cultures abondantes. Tout l'intérieur de la tour, vide des constructions primitives, est devenu comme un puits de verdure où s'enlacent les lierres et les sureaux. Des lézards sautaient du mur en ruine où j'étais adossée et disparaissaient dans cet abîme dont ils agitaient un moment la surface: c'était le seul bruit qui parvenait jusqu'à moi; à cette hauteur, la nature paraissait endormie sous l'accablante chaleur de ce jour d'août.
Il me semblait voir errer, sur les remparts de la vieille citadelle que je dominais, l'ombre de Charles Ier, de ce roi chevaleresque et mélancolique, passionné et lettré comme Marie Stuart! Il aimait les arts en profond connaisseur, il savait goûter Raphaël dont il recueillit les précieux cartons; il fit éclater le génie de Van Dyck et décida de sa fortune.
Sa famille était dispersée, la reine (Henriette, fille de Henri IV) avait passé en Hollande (avant la déchéance du roi) avec la princesse royale qui épousa le prince d'Orange; la reine était revenue en Angleterre ramener des secours pour la royauté; mais elle fut forcée de se réfugier bientôt en France, où la princesse Henriette (qu'immortalisa Bossuet), le prince de Galles (qui fut plus tard Charles III), et le duc d'York (qui devint Jacques II), la rejoignirent.--Deux autres enfants, la petite princesse Élisabeth et son plus jeune frère le duc de Glocester, n'avaient pu quitter l'Angleterre pendant la captivité de leur père; ils furent confiés par le Parlement à la comtesse de Leicester; elle eut pour eux des soins de mère. Il est rare, malgré la guerre et les passions politiques qui déchaînent les hommes, qu'une femme se prête au rôle de geôlier et persécute l'enfance! Ces deux derniers enfants du roi, d'une intelligence précoce et d'une beauté frappante que Van Dyck a rendue dans un tableau de famille, étaient ceux que le pauvre monarque prisonnier aimait entre tous; il demanda vainement à les voir pendant qu'il était enfermé à Carisbrooke. Mais le 29 janvier 1649, les soldats de Cromwell virent passer sous la sombre porte de Whitehall deux enfants conduits par une lady 4; une petite fille de treize ans, vêtue de noir, avec la fraise à la Médicis entourant son cou délicat et montant jusqu'à l'ovale expressif de sa tête blonde, donnait la main à un petit garçon de huit ans, frêle et amaigri comme elle: c'étaient le frère et la soeur; tous deux étaient si tristes et si graves, qu'ils faisaient involontairement songer à ce vers de Shakspeare.
So wise, so young, they say do ne'er live long.
Ils traversèrent plusieurs salles pleines de gardes, et arrivèrent enfin dans une chambre plus sombre, où ils trouvèrent leur père calme et digne, écrivant devant une table. Mais quand les deux enfants se précipitèrent dans ses bras, la nature éclata en sanglots, et l'héroïsme stoïque fut vaincu; ce père était Charles Ier, qui devait mourir le lendemain! ces enfants, la jeune princesse Elisabeth et le petit duc de Glocester!
Quand le roi put maîtriser son émotion, il remit à sa fille quelques bijoux pour sa mère, ses frères et ses soeurs, et, pour elle, la Bible qui ne l'avait jamais quitté durant sa captivité, et où il avait puisé de hautes et immortelles consolations!
Cette entrevue sembla soulager l'âme du père, mais elle brisa à jamais celle des deux enfants. Ils comprirent bien, dès les jours suivants, que le roi avait été décapité aux rigueurs qui s'étendaient sur eux: la pension que leur faisait le Parlement fut supprimée; ils perdirent leur titre de prince, et leurs serviteurs leur furent enlevés; Cromwell parla même de leur faire apprendre un métier. Le petit duc devait devenir un ouvrier cordonnier, et la jeune princesse une ouvrière en boutons.
Ces indignités (qui heureusement pour la nation anglaise ne s'accomplirent pas) me faisaient penser aux tortures infligées au fils de Marie-Antoinette; il en mourut, et les autres, suivant la belle expression anglaise, moururent d'un coeur brisé.
Je savais la fin prématurée de ces deux adolescents, dont la vie fut si vite assombrie par le malheur; mais les circonstances de leur déclin, les détails, qui sont la physionomie des choses, m'échappaient. Les historiens contemporains parlent peu de la mort de cette jeune princesse, si merveilleusement intelligente, dont tous célèbrent l'esprit. Elle naquit dans le palais de Saint-James, le 8 janvier 1635; elle était d'une beauté attrayante qui semblait refléter son coeur affectueux et son vif esprit. Van Dyck en a fait un portrait quand elle avait sept ans. C'est une petite fille, au cou tendu, à la mine éveillée et mutine. Elle avait douze ans quand le comte de Montreuil, alors ambassadeur de France à Londres, écrivait d'elle à sa cour: «qu'elle était d'une grande beauté, qu'elle rappelait par son esprit le roi Henri IV, son grand-père, et que jamais dans un enfant il n'avait vu tant de grâce, de dignité et de sensibilité.»
Hume va plus loin, il lui accorde une grande supériorité de jugement, et le chancelier Clarendon ajoute que son intelligence inusitée et profonde était un sujet d'étonnement pour son père, qui la consultait souvent et s'émerveillait sur ses remarques toujours justes sur les hommes et sur les choses.--Où avait-elle langui, et où s'était-elle éteinte, cette belle enfant si merveilleusement douée? Je la voyais toujours frappée à mort sortant de Whitehall, en tenant par la main ce petit frère dont elle semblait être la mère anticipée; puis elle disparaissait pour moi dans l'ombre et l'oubli de l'histoire.
Tandis que les souvenirs de Charles Ier et de sa famille remontaient à flots pressés dans mon esprit, j'étais toujours assise sur le sommet de la tour gigantesque de Carisbrooke, dominant la campagne tranquille et l'Océan agité. Les travailleurs quittaient les champs, poussant les boeufs vers l'étable; les troupeaux de moutons aux pieds noirs et polis, contrastant avec la blancheur de leur toison, se serraient vers les granges: le crépuscule se faisait dans le ciel, où se montraient déjà de pâles étoiles.
Comme pétrifiée sur ce sommet, je méditais encore sur les luttes incessantes des sociétés, qui troublent de leurs éternels orages la terre nourricière, ainsi que des enfants qui s'entre-déchirent sur le sein de leur mère.
Tout à coup une voix fraîche et jeune monta de l'escalier de la tour et dit en anglais:
«Si madame veut voir l'appartement de la princesse, il est temps, car la nuit va venir.» Et la jeune et jolie gardienne de Carisbrooke, avec son trousseau de clefs, arriva bientôt jusqu'à moi. Je la suivis en silence; elle tenait à la main avec ses clefs un petit livre que j'eus la curiosité de regarder: c'étaient les poésies écossaises de Burns.
Les appartements dans lesquels me conduisit la jeune fille forment la partie moderne de la citadelle de Carisbrooke; ils furent construits sous le règne d'Élisabeth, et adossés à un vieux bâtiment qui sert aujourd'hui de ferme et où se trouve un puits très-profond dont l'eau a la fraîcheur de la glace. Cette ferme est ombragée par de beaux arbres et des fourrés de végétations qui la relient à la partie en ruine des remparts. C'est de ce côté qu'était la chambre de Charles Ier, dont il ne reste que des fragments de murs et un pan de fenêtre. Ces débris, les constructions anciennes et les constructions plus modernes dont je viens de parler, se massent ensemble et séparent la place d'armes, que j'avais traversée en entrant, de la cour qui mène à la grande tour.
Les appartements du temps de la reine Élisabeth n'ont aucune espèce de caractère; on y entre par un vestibule carré sans ornementation; on monte un assez large escalier avec une rampe à balustres peints en gris, et l'on arrive dans un grand salon oblong dont le plafond est formé par des poutres à découvert peintes en gris. Une grande cheminée de la Renaissance est aussi peinte en gris, de même que les corniches et les soubassements, dans l'encadrement desquels ont dû être placées des tentures de tapisseries. Du reste, nul vestige de sculpture, d'écussons ou de chiffres; dans l'angle de cette salle à droite est une porte assez basse. On monte trois marches après l'avoir franchie, et on se trouve dans une toute petite chambre à boiserie grise, dont la fenêtre prend jour sur les remparts; une autre chambre à peu près jumelle est à côté: elle a une cheminée au fond; de sa fenêtre on voit à droite et perpendiculaire cette autre fenêtre en ogive que j'ai décrite et par laquelle Charles Ier tenta de s'évader. En face de cette ruine, ma pensée se reporta naturellement vers le roi prisonnier et sa famille. Ma charmante et fraîche conductrice, qui ne m'avait point encore adressé la parole, me dit alors: «C'est ici qu'elle est morte; et, dans son agonie, elle a bien souvent regardé dans la direction où vous regardez en ce moment.
--De qui parlez-vous donc? m'écriai-je.
--De la petite princesse, une fée, un ange! De la fille du roi Charles Ier, décapité à Whitehall; elle fut amenée ici avec son frère Henri, après la mort de leur père. Ils habitaient ces deux étroites chambres; dans celle où nous sommes couchait la princesse, et c'est ici qu'un matin on la trouva morte.
--Est-ce une légende que vous me contez, repris-je, une tradition vague?
--Non, répliqua-t-elle, c'est une histoire certaine dont chaque fait et chaque sentiment ont été religieusement transmis de père en fils dans la famille de mon père. Celui-ci a su de son bisaïeul ce que son bisaïeul avait appris du sien.»
Ce fut par une froide journée de mars que ce plus ancien en date des gardiens de Carisbrooke, charge héréditaire dans ma famille depuis plus de deux cents ans, vit arriver, conduits par des soldats, deux enfants en habits de deuil. La neige couvrait toute l'île, le ciel, était noir et faisait ressortir plus encore la blancheur de la terre.
La jeune princesse et le petit prince traversèrent cette cour qui est là sous nos yeux; ils marchaient pâles et tout frissonnants sur la terre glacée. Il avait été défendu de leur rendre les honneurs dus à leur rang et même de les servir. Mais le sang de mon père a toujours été généreux, dit la jeune fille en souriant; il est de la source de celui de cet ancêtre éloigné, qui reçut ici les deux orphelins royaux. Orphelins en effet, car leur mère était comme morte pour eux, elle ne pouvait revenir de son exil et les emporter dans ses bras! Ils semblaient accablés par le fardeau de leur peine et se regardaient tristement.
Le gardien (de qui descend mon père) les fit entrer dans la grande salle que nous venons de traverser; ils s'assirent près de la cheminée flambante pour se réchauffer un peu. La femme du gardien, une bonne âme de ce temps et que j'aime encore en mémoire des soins qu'elle prit d'eux, leur offrit à manger; le petit prince y consentit avec plaisir, car il avait grand'faim; mais la princesse ne voulut boire qu'une tasse de lait. Elle toussait beaucoup. On les conduisit dans leurs petites chambres. La princesse, qui n'en pouvait plus, se hâta de se coucher; mais avant elle regarda par la fenêtre où nous sommes accoudées, et un soldat qui faisait sentinelle sur les remparts lui apprit brutalement que cette fenêtre gothique où les plantes grimpantes s'enlacent aujourd'hui, était celle par laquelle le roi Charles Ier avait voulu s'évader. La princesse Élisabeth éclata en sanglots; c'était déchirant de la voir. Enfin elle baisa la Bible qui lui venait de son père, la posa à la tête de son lit, et parut se calmer.
Le lendemain, quand mon aïeule entra dans sa chambre, elle la trouva en prière avec son petit frère Henry; elle l'avait levé et habillé elle-même, trop fière pour réclamer contre les ordres des bourreaux de son père. Mère adolescente, le malheur lui avait suggéré toutes les délicatesses des soins maternels. Comme la neige avait cessé de tomber et qu'un pâle soleil se jouait sur sa blancheur, les enfants demandèrent à se promener un peu dans la cour et sur les remparts; on leur laissa là quelque liberté, car la citadelle était fermée de toutes parts, et les pauvres petits prisonniers n'étaient guère capables de s'échapper. Aussitôt qu'ils furent maîtres de leurs pas, on les vit se diriger tous deux, sans s'être consultés, vers la partie des remparts où est la fenêtre en ogive. Ils appuyèrent leurs têtes sur les barreaux, enlacèrent leurs petites mains et restèrent longtemps à penser à leur père.
On n'a pas douté que la vue toujours présente de cette fenêtre ne hâtât le dépérissement de la douce princesse; cette tête de roi qui passa par là, tandis que le corps ne put suivre, lui présentait l'image de l'échafaud, où la tête de son père tomba sanglante! Chaque jour, à chaque heure, la vue de l'ogive trop étroite qui fit manquer l'évasion, lui rappelait cette affreuse mort que la fuite aurait empêchée. C'était une douleur sans cesse renouvelée; aussi mon aïeule disait-elle bravement au gouverneur, ami de Cromwell, qu'avoir conduit là ces deux pauvres petits êtres, c'était un raffinement de cruauté indigne de bons chrétiens. Elle sentait bien, l'honnête femme, que le choix de cette prison était une torture qui les tuerait lentement, surtout la jeune princesse, qui semblait déjà près de mourir.
Cependant, les premiers jours qui suivirent son arrivée, elle fit de grands efforts de courage; elle disposa sa petite chambre pour s'y recueillir; elle plaça là, sur une planche où vous voyez ces clous, quelques livres français, anglais et latins qu'on lui avait laissés: elle mit sa table de bois de sapin près de la fenêtre, elle y écrivit plusieurs heures par jour; elle désira que la tête de son lit fût tournée en face des remparts. Souvent, quand elle devint plus faible, elle restait étendue tout le jour, l'oeil fixé vers la fatale fenêtre.
Elle obtint de mon aïeule qu'on lui ouvrît la chambre où le roi Charles avait été prisonnier; cette chambre n'existe plus aujourd'hui, il n'en reste qu'un débris de mur, là à droite.
Le premier jour qu'elle y pénétra ce furent de nouvelles larmes; les murs lui faisaient mal, elle y voyait passer les peines et les humiliations subies par le roi son père. On m'a dit que les pensées douloureuses usent la vie plus vite que les souffrances du corps; l'histoire de la princesse Elisabeth le prouve bien. Cependant elle voulait vivre, vivre pour élever son petit Henry, suivant la promesse sacrée qu'elle en avait faite à son père.
Aidée par son frère, elle transforma en oratoire la chambre du roi. Quand le printemps commença, ils y apportèrent des fleurs comme on fait à une tombe; ils y lisaient ensemble la Bible qui n'avait pas quitté leur père et qu'il lisait, lui aussi, prisonnier à la même place!--Il fallait la voir attentive et tendre pour son bien-aimé petit Henry! Tant qu'un peu de force lui resta, elle lui faisait chaque jour réciter des vers latins, lui parlait de l'histoire d'Angleterre, de celle de France et des autres pays lointains. Tandis que le jeune duc écrivait ses leçons, elle travaillait elle-même, elle faisait des fraises de linon bien simples et bien blanches pour elle et pour son frère. Le mouvement de l'aiguille la fatiguait, son souffle était alors plus oppressé, et sur sa pâleur perlaient des gouttes de sueur froide.
La bonne femme du gardien la suppliait en vain d'interrompre son double travail; elle avait coutume de répondre: «Je ne puis laisser mon pauvre frère dans l'ignorance, et je dois me servir moi-même, puisque les bourreaux de mon père l'ont décrété.» Ce qui rendit son mal rongeur incurable, c'est qu'aucune voix du dehors ne leur apportait l'espérance. Elle ignorait le sort de sa mère et des quatre enfants qui l'avaient suivie; où étaient-ils? S'ils étaient libres, comment ne venaient-ils pas les délivrer?
Elle sentait bien qu'elle se mourait; pourtant jamais une plainte ne s'échappa de ses lèvres. On lui entendait dire sur le pardon et sur la vraie grandeur du chrétien des choses qu'elle tenait du roi son père, et qui remplissaient d'admiration ceux qui l'écoutaient.
On était arrivé à la fin de mai et l'île avait revêtu cette parure d'herbes, de fleurs et de feuillages que vous lui voyez; les petits prisonniers se promenaient deux fois par jour sur les remparts et dans la place d'armes, mais les remparts étaient le lieu préféré, tant à cause de la fenêtre qui les attirait que de la campagne qu'ils voyaient de là se dérouler devant eux. C'était toujours un peu de liberté pour les yeux! Ils apercevaient sur la mer glisser de beaux navires, ils suivaient les travaux champêtres dans les terres voisines; les plaisirs des villageois dansant et vidant des brocs en bas des remparts, dans le petit village de Carisbrooke.
Par une belle journée, ils virent passer une noce; tous les paysans et paysannes qui formaient le cortége de la mariée chantaient et portaient des bouquets pour lui faire honneur. Quand ils aperçurent les enfants du roi, tristement assis sur les remparts, ils cessèrent leur chanson et leur lancèrent leurs bouquets en signe d'hommage. Alors la jeune princesse Élisabeth détacha de son cou une croix d'or, et, se penchant vers la mariée, la lui jeta.
Une autre fois, vers le soir, ils entendirent des matelots qui, en conduisant une barque, chantaient par habitude l'air du God save the King: la double tranquillité de la mer et de la campagne laissait monter vers eux le chant sonore. «Écoute, s'écria la jeune princesse, en voilà qui aiment encore notre père!» Et, heureuse un moment, elle embrassa son frère.
L'été faisait pousser les arbres et les blés, il colorait les fleurs et les fruits, et chassait les brouillards du ciel et de la mer; la terre germait partout, riante et belle, le deuil de l'hiver était oublié. Il semble que lorsque la nature se montre ainsi en force et en fête, il ne devrait plus y avoir ni malades ni malheureux: pourtant il n'en est rien. «La sève de la terre n'est pas la même qui nous donne ou nous rend la vie, disait la princesse Élisabeth; notre force ou notre défaillance viennent de l'âme.» Aussi les parfums avaient beau monter vers sa prison, les oiseaux joyeux chanter et voler sur sa tête; l'Océan avait beau n'avoir que des horizons de lumière, et les jeunes sapins du bois voisin croître et s'élever sous ses yeux comme un emblème de l'adolescense qui grandit; sa taille à elle se courbait sous le poids du coeur, si délicate et si frêle qu'elle penchait toujours du même côté. Sa figure restait pâle comme l'ivoire malgré la chaleur vivifiante qui partout faisait circuler la sève et le sang. Sans ses grands yeux noirs, les yeux de sa mère, qui éclairaient cette pâleur glacée, ont eût pu croire qu'elle était déjà morte.
Un matin, un chant de psaume se fit entendre comme le frère et la soeur faisaient leur promenade habituelle sur le rempart. La femme du gardien les avait suivis, car la jeune princesse était si faible qu'elle craignait à chaque pas de la voir tomber.
Un enterrement passait dans les sentiers fleuris; c'était une jeune fille que l'on portait au cimetière. Ceux qui suivaient pleuraient sur la trépassée, qui, n'avait pas quinze ans. «Oh! ne pleurez point, s'écria la princesse Élisabeth; le repos dans le sein de Dieu, c'est le bonheur.»
Lorsqu'arrivèrent les jours chauds du mois d'août, le mal qui la tuait parut empirer; l'haleine lui manquait pour faire sa chère promenade sur les remparts. Bientôt il lui devint même impossible de marcher dans la cour; elle ne quitta plus la petite chambre où nous sommes, et quand elle parlait, sa voix était si éteinte qu'on se sentait attendri. Le sommeil l'aurait reposée, mais la toux l'empêchait de dormir, et, chaque matin, la femme du gardien la trouvait plus pâle et plus amaigrie; elle essayait encore d'instruire son frère, de lire ses livres aimés et d'écrire ce qu'elle avait pensé et souffert dans sa vie, mais elle ne le pouvait plus sans une forte souffrance. Alors, résignée, elle disait: «Attendons!»--Les soins n'y faisaient rien. Si les soins avaient pu la guérir, la bonne femme du gardien l'aurait sauvée. Quand les premières feuilles tombèrent, on vit bien qu'elle était perdue.
Un matin (le 8 septembre 1650), la femme du gardien entrait ici à l'heure habituelle, tenant à la main la tasse de lait que la princesse buvait chaque jour en s'éveillant; au lieu de la trouver toussant, assise sur son lit, elle la vit étendue et calme, ses beaux cheveux descendaient sur son cou mignon, sa joue était posée sur son inséparable Bible qu'elle avait dû lire en s'endormant; elle tenait dans ses mains jointes un papier écrit; aucun souffle ne sortait de ses lèvres, aucun geste n'interrompait l'immobilité de sa pose gracieuse! Elle était morte, morte seule, durant la nuit! Comment? on ne le sut jamais.--Le papier qu'elle tenait dans sa main avait été écrit par elle la veille au soir. Voici ce qu'il contenait:
5Ce que le roi me dit le 29 janvier 1649, la dernière fois que j'ai eu le bonheur de le voir:
«Le roi me dit qu'il était heureux que je fusse venue, car, quoiqu'il n'eût pas le temps de me dire beaucoup de choses, il désirait me parler de ce qu'il ne pouvait confier qu'à moi: il avait craint, ajouta-t-il, que la cruauté de ses gardiens ne le privât de cette dernière douceur. «Mais peut-être, mon cher coeur, poursuivit-il, tu oublieras ce que je vais te dire;» et il versa alors d'abondantes larmes. Je l'assurai que j'écrirais toutes ses paroles. «Mon enfant, reprit-il, je ne veux pas que vous vous désoliez pour moi; ma mort est glorieuse, je meurs pour les lois et la religion.» Il me nomma ensuite les livres que je devais lire contre la papauté 6; il m'assura qu'il pardonnait à ses ennemis et qu'il désirait que Dieu lui pardonnât. Il nous recommanda de leur pardonner nous-mêmes; il me répéta plusieurs fois de dire à ma mère que sa pensée ne s'était jamais éloignée d'elle, et que son amour serait le même jusqu'à la fin. Il nous ordonna, à mon frère et à moi, de lui obéir et de l'aimer; et, comme nous pleurions, il nous dit encore qu'il ne fallait pas nous affliger pour lui, qu'il mourait en martyr, certain que le trône serait rendu un jour à son fils, et que nous serions alors tous plus heureux que s'il eût vécu. Il prit ensuite mon frère Glocester sur ses genoux; et lui dit: «Mon cher coeur, on va bientôt couper la tête de ton père!» L'enfant le regarda attentivement: «Écoute-moi bien, reprit le roi, on va couper la tête de ton père et peut-être voudra-t-on après te faire roi; mais n'oublie jamais ce que je te dis, tu ne dois pas être roi tant que ton frère Charles et ton frère Jacques vivront. C'est pourquoi je t'ordonne de ne pas te laisser faire roi.»
Note 6: (retour) Ceci prouve une fois de plus un point bien acquis à l'histoire, c'est que le roi Charles I er, comme son père Jacques Ier, resta jusqu'à la fin un fidèle protestant; il était de l'Église anglicane et ennemi prononcé de la papauté. Ce fut même là un sujet de dissentiment très-vif entre lui et la reine Henriette de France, fille de Henri IV. Il avait été convenu dans leur contrat de mariage que la reine aurait une chapelle catholique desservie par douze prêtres. Les enfants mâles qui pourraient naître de leur union devaient être protestants et les filles catholiques; cependant la chapelle de la reine finit par être supprimée et le roi fit une protestante fervente de la princesse Élisabeth, cette enfant de sa prédilection. Au moment de mourir, il lui parle encore des livres qu'elle doit lire contre la papauté. Il est vrai que ce n'était pas assez pour les presbytériens d'Écosse et les saints de Cromwell.
«L'enfant soupira profondément, et répondit qu'il se laisserait plutôt mettre en pièces. Ces paroles, prononcées par un si jeune enfant, émurent et réjouirent le roi. Alors il lui parla des soins de son âme, lui recommanda de garder fidèlement sa religion et de craindre Dieu. Mon frère promit avec force de se rappeler les avis de mon père.»
Ici le récit des adieux du roi à ses enfants paraissait interrompu; il l'avait été par la mort qui avait glacé subitement la main de la jeune princesse. Ne vous étonnez pas si je sais par coeur ces pages sacrées, une copie en resta dans ma famille. J'ai lu et répété si souvent ces pages qu'elles sont ineffaçables de ma mémoire.
On emporta sans pompe le corps de la pauvre princesse; le gardien, sa femme et quelques soldats l'accompagnèrent à Newport. Le petit prince menait le deuil; c'était pitié de le voir, le visage couvert de larmes, libre un seul jour d'aller à travers la campagne pour conduire la bière de sa soeur!
Le gouverneur de Carisbrooke suivait le cortége, moins pour faire honneur à la morte que pour s'assurer que ses ordres seraient exécutés: on déposa la princesse Élisabeth dans un cercueil de plomb, sur lequel se trouvait l'inscription Suivante:
ÉLISABETH, IIe FILLE DU DERNIER ROI CHARLES,
DÉCÉDÉE LE 8 SEPTEMBRE 1650.
On descendit le cercueil dans les caveaux de l'église Saint-Thomas, sous une voûte arquée près de l'autel, les initiales E. S. (Elisabeth Stuart) marquèrent le lieu; longtemps cette sépulture fut oubliée.
Le petit duc de Glocester était revenu mourant dans le donjon de Carisbrooke; il refusait de prendre aucune nourriture. Cromwell, craignant de le voir mourir en prison, ordonna qu'on le mît en liberté; on le transporta en France, où il retrouva sa mère. Mais il portait dans son coeur un germe de mort; les ombres de son père et de sa soeur semblaient le poursuivre toujours et le rappeler de la vie. Les joies de la restauration n'adoucirent pas son deuil; il mourut à vingt et un ans, morne et taciturne, dans une chambre de Whitehall, sans avoir voulu prendre part à aucune des fêtes données par son frère Charles II.
Aujourd'hui l'heure est venue où toute l'île de Wight va glorifier le souvenir de la princesse Élisabeth. Vous avez vu, poursuivit l'aimable fille du gardien, ces jolies tentes qui s'élèvent sur la pelouse derrière la grande tour; dans huit jours, toutes les ladies et tous les lords de l'île se réuniront là autour de la reine; le but de la fête est une vente d'objets d'art et d'ouvrages charmants auxquels les belles mains des plus grandes dames ont travaillé; sous ces tentes s'abriteront les ladies transformées en marchandes, et vous pensez si l'or tombera dans leurs mains! Avec cet or, on fera un monument digne d'elle à la princesse dont le doux fantôme est la poésie de notre île. Il y a deux ans, la vieille église de Newport fut abattue, et le prince Albert posa la première pierre d'un nouveau temple; c'est là que le cercueil de la princesse Élisabeth a été porté; c'est là que s'élèvera son monument; la reine a promis la statue qui doit le couronner.
«Cette statue! je l'ai vue, lui dis-je; c'est bien la jeune princesse lorsqu'on la trouva morte, étendue blanche et pudique dans les plis de son vêtement. La tête, d'une beauté idéale, repose sur la Bible ouverte; les cheveux ombragent le cou, le sein et les bras: c'est une figure chaste et divine qui convient à un tombeau; l'âme y plane sur un corps transfiguré. Cette figure est l'oeuvre de Marochetti.»
Nous restâmes encore, la jeune gardienne et moi, quelques instants en silence dans cette petite chambre où s'était accomplie la sereine agonie; la nuit était venue et me rappela la nécessité du départ. Je n'osai, en la quittant, offrir de l'argent à la charmante fille si poétique et si intelligente; j'avais dans ma voiture un beau livre d'un grand poëte français; je le lui donnai ainsi qu'une écharpe que je portais à mon cou; un dernier good night fut échangé, et les chevaux rapides me ramenèrent à Ryde.
RAMEAU
NOTICE SUR RAMEAU.
Jean-Philippe Rameau naquit à Dijon en 1683; fils d'un organiste, il apprit la musique comme il apprit à parler. Il marchait à peine que son père lui posa les mains sur un clavier. Dès l'âge de sept ans, il jouait déjà du clavecin d'une façon étonnante; il étudia assez à fond le latin au collége de Dijon, mais il ne termina point ses classes; tout son instinct le poussait vers la musique, il finit par s'y livrer entièrement. Il s'exerça sur divers instruments et entre autres sur le violon. Bien jeune encore il partit pour l'Italie, mais il n'alla point au delà de Milan où un directeur de théâtre parvint à se l'attacher; ils firent ensemble des tournées dans plusieurs villes du midi de la France. Bientôt Rameau, lassé de cette vie d'artiste nomade, se rendit à Paris où il espérait être nommé organiste d'une église; mais ayant rencontré des rivalités et des obstacles qui entravèrent le début de sa carrière, il quitta la capitale et fut tour à tour organiste à Lille en Flandre et à Clermont en Auvergne. Il s'ennuya de la vie de province, la gloire l'appelait à Paris. Il y revint en 1722. Il publia son traité d'harmonie; mais bientôt il se sentit attiré par le théâtre lyrique où les ouvrages de Lulli étaient encore au premier rang, il travailla d'abord avec le poëte Piron, son compatriote, pour l'opéra-comique. Voltaire fit pour lui l'opéra de Samson, mais on ne permit pas la représentation de cet ouvrage parce que, disait-on, c'était profaner la Bible que de la mettre en opéra.
Le premier ouvrage de Rameau représenté avec succès fut l'Hippolyte, paroles de l'abbé Pellegrin; puis successivement les Indes galantes et Castor et Pollux, paroles de Cahusac, poëte médiocre du temps.
Le talent de Rameau fut alors unanimement reconnu. Le roi créa pour lui la charge de compositeur de son cabinet; il lui accorda des lettres de noblesse et le nomma chevalier de Saint-Michel. Rameau mourut plus qu'octogénaire le 12 septembre 1764. L'Académie de musique lui fit célébrer à l'Oratoire un service solennel dans lequel on avait adapté les morceaux les plus sublimes de ses compositions. Tous les chanteurs les plus célèbres de Paris voulurent prendre part à cet hommage funèbre, et jamais on n'avait entendu de musique exécutée avec plus de pompe et de perfection.
Rameau agrandit l'art musical et les compositeurs modernes lui doivent beaucoup. Voltaire a fait de lui un grand éloge; les ouvrages laissés par Rameau sont: Traité de l'harmonie, Nouveau système de musique théorique, Dissertation sur les différentes méthodes d'accompagnement pour le clavecin, Génération harmonique, et une foule d'autres publications didactiques sur la musique, des motets ou musique sacrée, des cantates françaises. Son théâtre se compose: de Samson, d'Hippolyte et Aricie, des Indes galantes, de Castor et Pollux, de Dardanus, de Zoroastre, de la Naissance d'Osiris, etc., etc.
RAMEAU.
Le diable dans l'orgue de la cathédrale de Clermont et la cantatrice emplumée.
Un des lieux les plus pittoresques de la France est sans contredit cette étroite vallée entourée de hautes montagnes où s'étoile Clermont, ancienne capitale de l'Auvergne. La cathédrale et deux belles autres églises gothiques s'élèvent au-dessus des lignes des maisons, puis ce sont les collines couvertes de vignobles qui dominent la ville, les gorges profondes de verdure où coulent les sources minérales; les villages s'échelonnant sur le penchant des montagnes; enfin, sur le dernier plan de l'horizon, la haute montagne du Puy-de-Dôme, décrivant une immense pyramide très-nettement dessinée dans l'azur du ciel.
De tous les villages qui entourent Clermont, il n'en est pas de plus charmants que Royat; une source vive jaillit en cascade au milieu des rochers où se juchent les chaumières, et cette source est dominée d'un côté par un grand tertre couvert d'une pelouse sur laquelle de hauts marronniers s'étagent en salles de verdure. C'est là que la jeunesse du village vient danser tous les dimanches aux sons du fifre, du tambourin et du hautbois qui jouent des airs auvergnats lents et sautillants à la fois, comme ces gigues et ces bourrées qui, depuis des siècles, se sont transmises sans altération aux rustiques générations de l'endroit.
Durant toute la semaine, ces belles salles de bals champêtres restent désertes, et elles offrent aux promeneurs l'abri le plus frais et le plus recueilli. C'était par une chaude journée d'août, un pâle et grand jeune homme était assis sous ces ombres tranquilles. Tout son corps amaigri, courbé au pied d'un arbre, semblait plongé dans la méditation et l'étude, son visage rayonnait pourtant d'une sorte d'inspiration ou peut-être de bien-être que lui causait la beauté de la nature. Il écoutait les modulations des rossignols sous les feuillées, les chants distincts de la cigale et du grillon, et aussi quelque vieil air de la contrée chanté par la voix lointaine d'un berger. Le jeune rêveur prêtait l'oreille à toutes ces harmonies qu'accompagnait comme un orchestre le bruit des eaux qui s'engouffraient à ses pieds, il semblait pour ainsi dire les noter dans son coeur, et bientôt tirant de la poche de son pauvre habit râpé un petit cahier, il y traça quelques signes, puis se mit à rêver de nouveau: tout à coup la cloche voisine de l'église de Royat vint l'arracher à ses songes; il se leva comme un soldat que la consigne réclame: «Je n'ai plus, se dit il, qu'une demi-heure pour changer d'habit et me rendre à la cathédrale où j'oubliais que monseigneur l'évêque officiait. Oh! quelle chaîne! quelle chaîne!... J'étais si bien ici! encore une heure de ce silence et de cette rêverie, et j'aurais fini d'écrire ma pastorale! Quinze jours seulement de liberté et toute la musique d'un opéra serait faite, et l'on m'applaudirait à Paris, et la cour s'occuperait de moi, et mon nom se répandrait dans toute la France!» Tandis qu'il pensait ainsi, il descendait les gais sentiers de Royat et il regagnait tristement la ville; il en traversa les rues tortueuses et arriva bientôt sur la place de la Cathédrale. C'est là qu'est située la maison où naquit et vécut le grand Pascal, et c'est justement dans cette maison qu'habitait notre promeneur; il occupait une petite chambre au troisième étage, donnant sur une cour froide et humide. Sa fenêtre s'ouvrait entre deux tourelles dont le haut escalier en spirale avait plus d'une fois servi aux expériences du jeune Pascal. Il gravit rapidement les marches roides, et arrivé chez lui, il se hâta de revêtir l'habit du dimanche un peu moins râpé que celui qu'il portait. Ceci fait, il se promena à grands pas dans sa chambre, se frappant le front avec irritation: «Non, non, dit-il, je ne puis plus vivre ainsi, ma vocation m'appelle, je dois obéir, et ma vocation n'est pas d'être toute ma vie un malheureux organiste, un machiniste de l'art!... Je sais bien qu'il faut vivre, se nourrir, se vêtir; mais j'aime mieux subir toutes les misères et obtenir la gloire. Oh! je le jure bien, ce jour est mon dernier jour d'esclavage!»
Tout en se parlant ainsi, il descendit rapidement l'escalier de la tourelle, traversa la place et entra dans la cathédrale; il se dirigeait vers le petit escalier qui conduit aux orgues, lorsqu'un prêtre en chasuble l'arrêta:
«Monseigneur l'évêque va officier, lui dit-il, toutes les autorités de la ville assistent à la cérémonie religieuse, je vous en prie, mon cher enfant, jouez-nous vos plus beaux airs sacrés; depuis quelque temps vous vous négligez, et tous les fidèles de Clermont s'en affligent.
--Eh bien! monsieur le curé, répliqua un peu brusquement le jeune organiste, que ne rompez-vous le traité qui nous lie? Vous trouverez mieux que moi; je ne me sens plus inspiré.
--Mais ce traité vous oblige, mais jamais je ne le romprai, s'écria le curé; songez que durant un temps vous avez été notre gloire et notre joie; vous pouvez l'être encore; adressez-vous à Dieu, priez-le, et l'inspiration descendra sur vous comme une grâce. Pour aujourd'hui surtout, ayez à honneur d'être notre Saül. Je vous quitte, voilà monseigneur qui arrive, promettez-moi que nous serons contents.
--Oui, oui, je vous le promets,» murmura le pauvre organiste, et il s'engouffra dans l'escalier sombre.
Là, seul et ne regardant pas dans l'église, il redevint la proie de ses propres pensées; il ne rêva plus que Paris, grand opéra, musique profane, et fit serment de nouveau de rompre avec la musique sacrée.
Les chants d'église commencèrent et il préluda une sorte d'accompagnement vague qui éclata bientôt en un air de danse tout à fait discordant avec le psaume qu'entonnaient les enfants de choeur. C'était une ronde de bacchantes qu'il avait composée pour un directeur de théâtre italien. Un chantre vint aussitôt lui dire de cesser et de jouer de la musique d'église; alors pris d'une sorte de furie, il se rua sur les touches et fit un vacarme d'enfer; on aurait dit que l'ouragan grondait et que la cathédrale allait voler en éclats, renversée par quelque trombe.
Les assistants étaient épouvantés, les plus sensés se disaient que l'organiste était devenu fou, quelques vieilles dévotes prétendaient que le diable s'était emparé de l'orgue et y faisait son sabbat.
L'évêque cessa d'officier et fit appeler le pauvre organiste, qui se cachait dans le coin le plus noir de l'orgue; on finit par l'y découvrir et on le traîna de force devant monseigneur.
Le prélat lui demanda avec douceur quelle était la cause du scandale qu'il venait de donner.
Il répondit: «C'est la faute du chapitre qui m'a réduit au désespoir. Depuis six mois je sollicite instamment, mais en vain, de rompre l'engagement qui me lie pour deux ans encore à la cathédrale de Clermont; ici, monseigneur, je ne puis plus vivre, Paris m'appelle, c'est là que je dois être célèbre, laissez-moi partir!» Et en parlant ainsi, des larmes coulaient sur son visage blême et amaigri.
Le bon évêque en fut attendri: «Il ne faut pas violenter les coeurs et les esprits, dit-il, que votre vocation s'accomplisse; ce soir je ferai rompre votre engagement, et demain vous pourrez partir; je vous donnerai même quelques lettres de recommandation pour des amis que j'ai en cour, et qui vous protégeront.
--Comment reconnaître tant de générosité, disait l'organiste attendri, et, se prosternant, il baisait les mains de l'évêque.
--Prouvez-moi votre reconnaissance en remontant aux orgues, répliqua l'évêque, et en y faisant entendre de ces mélodies divines que vous savez si bien et qui font croire aux fidèles de Clermont à la musique des anges.
L'organiste s'inclina profondément et se rendit à son poste.
L'église était encore pleine de monde, l'évêque retourna à l'autel entouré de tout son clergé; on comprit que la paix venait d'être conclue, et chacun ne songea plus qu'à la prière.
L'office recommença.
Insensiblement une musique suave, et pour ainsi dire persuasive, se répandit comme un encens, bientôt la majesté de ces accords si doux s'éleva et s'accrut; toutes les terribles grandeurs de la Bible, toutes les tristesses et toutes les mansuétudes de l'Évangile se répandirent dans des harmonies successives. Les assistants pleuraient d'attendrissement. La bonté de l'évêque avait touché le jeune organiste et son âme était en ce moment inspirée par tous les sentiments qui l'agitaient; il improvisait une musique surhumaine, car l'art double nos sensations et les transporte dans l'incréé. C'est ce qui fait l'idéal des grandes oeuvres des poëtes et des musiciens.
Sans la sainteté du lieu, la foule, tout à l'heure irritée, aurait applaudi avec frénésie cette musique si belle. On voulut du moins complimenter l'organiste; on l'attendit longtemps sur la place, mais se dérobant à cette ovation, il était sorti par une petite porte de l'église qui s'ouvrait sur une rue.
Seul enfin, il s'élança dans la campagne, courant au hasard et respirant l'air à pleine poitrine; il s'arrêta sur une hauteur qui dominait la ville, et s'écria plein de joie: «Libre! libre! maître de moi-même!»
Bientôt il rentra pour faire visite à l'évêque, qui lui remit avec bonté les lettres promises; le soir il fit ses préparatifs de départ, et le lendemain il était sur la route de Paris. Il la fit gaiement, moitié à pied et moitié dans les pataches, qui conduisaient alors les provinciaux à la capitale.
Il avait un peu d'argent et beaucoup d'espérances; il se logea modestement, mais pourtant assez bien pour un débutant encore inconnu sur cette grande scène du monde. Il se fit faire un bel habit, et osa se présenter hardiment chez les personnes pour lesquelles l'évêque lui avait donné des lettres. C'est ainsi qu'il fut tout de suite reçu dans quelques grandes maisons. Dans une, il eut le bonheur de rencontrer Voltaire; il chanta devant lui plusieurs de ses compositions en s'accompagnant sur le clavecin, et il charma si bien le poëte philosophe que celui-ci lui promit un libretto d'opéra. Dès ce jour sa fortune lui parut faite, et, en effet, tout lui sourit. Voltaire ayant donné l'exemple, tous les autres poëtes du temps voulurent écrire des libretti pour le jeune compositeur. Un d'entre eux dont le nom est resté aussi obscur que celui de Voltaire est grand, écrivit pour lui un poème d'opéra qui lui inspira d'admirable musique; représenté devant la ville et la cour, cet ouvrage obtint un succès d'enthousiasme, et bientôt les airs du jeune compositeur devinrent tellement populaires, qu'il ne passait pas de jour sans les entendre répéter, soit dans les salons où il allait, soit par les musiciens des rues.
Le pauvre organiste de Clermont commençait à goûter ce qu'on appelle la gloire. Mais, il faut bien que les jeunes esprits le sachent, on arrive à la gloire par tant de travail, de fatigue et de tribulations, que lorsqu'on l'atteint on n'en jouit qu'à moitié, tant le coeur est plein de lassitude. L'artiste et le poëte qui ont rêvé le triomphe dans la retraite, ne trouvent jamais la réalisation du rêve aussi belle que le rêve même, et parfois pris de tristesse et de découragement, ils voudraient retourner à la solitude et à la nature. C'est ainsi que notre jeune musicien en arrivait souvent à regretter sa vie tranquille de Clermont et ses belles promenades de Royat; alors il fuyait le monde, il errait dans la campagne autour de Paris, ou le soir dans ses rues désertes.
Une nuit il se promenait à grands pas dans la rue des Minimes; il regardait les étoiles et sentait venir l'inspiration, quand tout à coup une voix fraîche et vibrante, et qui paraissait partir d'un magnifique hôtel du voisinage, fit entendre le motif du fameux choeur: Tristes apprêts!... pâles flambeaux! un des morceaux de notre rêveur le plus applaudi à l'Opéra. Charmé et flatté d'être poursuivi dans la solitude par l'écho de son génie, il s'assit sur un banc vis-à-vis de l'hôtel d'où sortait la voix, et à mesure qu'il savourait sa propre mélodie, il éprouvait un invincible désir de voir la cantatrice qui lui servait d'interprète. Il n'osait frapper à la porte de l'hôtel et interroger les domestiques, sa timidité l'arrêtait, une seule fenêtre donnant sur un balcon était éclairée. C'est là que la voix s'élevait. Entraîné par sa curiosité, au risque de s'écorcher les doigts et d'être pris pour un voleur, il grimpa le long de la façade en s'accrochant aux saillies sculpturales. Parvenu au balcon, il plongea ses regards espérant découvrir la femme qui chantait si bien; il ne vit rien.
Seulement à l'un des angles du balcon était une cage élégante et dorée, dans laquelle s'agitait une belle perruche verte. Désappointé, les mains en sang et les habits déchirés, l'imprudent allait redescendre quand de nouveau la voix qu'il avait entendue s'éleva d'un jet et répéta: Tristes apprêts!... pales flambeaux!... les sons sortaient de la cage dorée; la cantatrice était la perruche au plumage vert.
Certain de ce qu'il avait vu et entendu, et émerveillé de ce chant magique, notre jeune compositeur vainquit sa timidité et étant descendu vivement, il alla frapper à la porte de l'hôtel. Quelques instants après il était introduit près d'une jeune et brillante comtesse, et bientôt il la suppliait de lui vendre sa perruche.
«Mais je l'adore, répondit la jeune femme en riant.
--Quoi, madame, vous ne la céderiez à aucun prix?
--A aucun prix d'argent.... mais je pourrais l'échanger?
--Et contre quoi? répliqua le jeune homme avec anxiété.
--Contre deux mélodies écrites par le grand maître qui a composé les airs que chante si bien ma perruche.
--Avez-vous du papier de musique?
--En voici, dit la dame.»
Le jeune compositeur s'assit auprès d'une table et traça sans hésitation plusieurs lignes de notes, puis il mit au bas sa signature et son parafe. La belle comtesse le suivait des yeux:
«Quoi, c'est vous Rameau? notre célèbre Rameau!» et elle s'inclina comme pour rendre hommage au génie.
Rameau, car c'était bien lui, s'excusait de sa hardiesse et de son importunité; la dame se félicitait d'avoir fait connaissance avec l'aimable et brillant compositeur qui, si jeune encore, s'était couvert de gloire.
Ils causèrent ainsi quelques instants, puis la dame donna des ordres à ses gens pour qu'on attelât son équipage, qu'on y déposât tout doucement la perruche, qui s'était endormie dans sa cage dorée, et qu'on reconduisît chez lui M. Rameau.