Enfances célèbres
POPE
NOTICE SUR POPE.
Alexandre Pope naquit à Londres, le 22 mai 1688, d'une famille catholique fort attachée aux Stuarts. Durant la révolution, le père de Pope s'était retiré à Benfield, calme et belle résidence qu'il possédait dans la forêt de Windsor. C'est là que Pope fut élevé et vit se développer son talent pour la poésie; il avait d'abord été dans de petites écoles dirigées par des prêtres catholiques. Mais dès l'âge de douze ans, son père surveilla son éducation et excita son goût pour les vers. Il lui choisissait le sujet de petits poëmes et lui prodiguait toutes sortes de satisfactions d'amour-propre quand il avait fait de bonnes rimes. Un prêtre catholique nommé Deann, aidait le bon gentilhomme dans l'éducation qu'il donnait à son fils.
Pope était né rachitique et un peu bossu, il était d'une humeur irritable qui lui faisait aimer la solitude, et pourtant le monde l'attirait. Déclaré poëte dès l'âge de seize ans, Pope se rendit à Londres, où il étendit le cercle de ses études littéraires et se lia d'amitié avec plusieurs beaux esprits du temps. Il publia successivement dans le Spectateur d'Addison: une églogue sacrée du Messiah, un poëme sur la critique, de très-beaux vers à la mémoire d'une femme infortunée, le joli poëme de la Boucle de cheveux enlevée, le poëme de la Forêt de Windsor et l'Epître d'Héloïse.
A l'âge de vingt-cinq ans, Pope, possédant tous les secrets de la versification anglaise, mais sentant bien qu'il serait toujours plutôt un poëte de forme qu'un poëte d'inspiration, se mit à traduire l'Illiade, il mit cinq ans à faire cette traduction en vers anglais, qui est fort estimée et qui fit grand bruit lors de son apparition. C'est avec le produit de ce livre, dont les éditions se succédèrent rapidement, que Pope acheta sa belle maison de campagne de Twickenham. Il s'y retira avec son père et sa mère qu'il honora toujours d'un respect religieux. Pope entreprit ensuite la traduction de l'Odyssée, qu'il ne termina point; puis il publia la Dunciade, poëme satirique qui lui fit beaucoup d'ennemis; il fit paraître après ses belles épîtres de l'Essai sur l'homme, où se trouve un magnifique éloge de lord Bolingbroke, qui était l'ami de Pope et qui fut aussi celui de Voltaire.
La santé de Pope était des plus délicates, on peut dire qu'il souffrit toute sa vie. Il mourut à cinquante-six ans, pleuré de quelques amis et surtout de Bolingbroke. Pope méritait d'inspirer l'amitié, une des dernières paroles qu'il dit avant de mourir fut celle-ci: «Il n'y a de méritoire que la vertu et l'amitié, et en vérité, l'amitié est elle-même une partie de la vertu.»
Pope vécut dans le commerce des grands, mais sans les flatter; il était avec eux sur le pied d'égalité; un jour, à table, dans une réunion chez lui, il s'endormit pendant que le prince de Galles, son illustre convive, dissertait sur la poésie.
Pope tient dans la poésie anglaise le rang que Boileau occupe dans la poésie française. C'est un législateur, un puriste, un des plus habiles versificateurs anglais. Lord Byron rend hommage à la verve et à l'élégance de son style.
LE PETIT BOSSU.
Je recommande à tous mes jeunes lecteurs qui iront à Londres en été, de ne pas manquer de visiter Windsor, et de passer au moins un jour dans la belle forêt qui entoure cette vieille résidence royale. Notre forêt de Saint-Germain et notre parc de Versailles ne sauraient donner une idée de cet immense bois majestueux, dont les arbres géants étendent leurs racines à travers de vertes pelouses toutes fleuries; même aux jours de la canicule on respire sous ces ombrages une fraîcheur parfumée, on y sent une paix profonde, et sans les oiseaux qui chantent par volées et le frissonnement des cimes des arbres, la nature y semblerait muette. De même qu'on se croirait bien loin de toute civilisation, si parfois sur les belles routes sablées qui traversent la forêt ne passait tout à coup une élégante calèche pleine de lords et de ladies.
Par une matinée du mois d'août de 1698, une voiture de voyage traversait la partie la plus sauvage de la forêt de Windsor; aux bagages juchés sur l'impériale, on voyait que ce n'était point d'une simple promenade qu'il s'agissait pour la famille enfermée dans cette voiture, la course rapide des chevaux avait un but qu'on voulait atteindre au plus vite. Les voyageurs ne semblaient pas s'intéresser aux beautés de la nature qui se déroulaient autour d'eux. Quoique la température fût tiède et l'air embaumé, les glaces et même une partie des stores restaient baissés.--Il y avait dans le fond de cette voiture une lady d'une trentaine d'années qui soutenait dans ses bras un jeune garçon, dont la tête se cachait à demi sous la mante de soie de cette dame fort belle, qu'on devinait être sa mère à la manière dont elle caressait, de ses blanches mains, les boucles blondes de l'enfant silencieux. Celui-ci avait onze ans et paraissait à peine en avoir sept, tant il était chétif et délicat. Sa taille, tout à fait déviée, eût paru même fort disgracieuse sans son petit habit de velours à la confection duquel l'amour maternel avait apporté des combinaisons ingénieuses qui dissimulaient la taille contrefaite du pauvre enfant.
Sur le devant de la voiture était assis un gentilhomme, à la mine fière et sévère, qui ne souriait que lorsque son regard s'arrêtait sur l'enfant qui semblait endormi.
«Le voilà qui repose, dit la mère; comme il a souffert dans cette école des méchancetés de ses camarades; il a raison, notre cher petit Alexandre, nous devons désormais vivre dans la solitude et dérober son infirmité à tous les yeux.
--La solitude me plaira autant qu'à notre fils, répliqua le gentilhomme, car je ne serai plus exposé à rencontrer, comme dans les rues de Londres, cette foule de protestants maudits et quelques-uns de ces vieux scélérats, créatures de Cromwell, qui ont fait décapiter notre roi Charles Ier.»
Le gentilhomme ôta son chapeau en prononçant ce nom, et la dame s'inclina.
«Je gage, reprit le père, que c'est parce que notre enfant était bon catholique et fils d'un partisan des Stuarts, que ses compagnons d'école l'ont maltraité! Les misérables! l'injurier! lui, si intelligent! si grand déjà par l'esprit, l'appeler bossu!»
A ce mot, comme s'il eût été piqué par le dard d'une vipère, l'enfant bondit; il abandonna le sein de sa mère et se plaça debout entre elle et son père.
«Oui, dit-il, en serrant avec rage ses petits poings, ils m'ont appelé bossu! et cela en public, le jour de la distribution des prix de l'école, devant leurs parents assemblés. Oh! je suis sûr, mon père, que si vous aviez été là, vous auriez tiré l'épée. Mais vous étiez en voyage avec ma mère, et vous n'avez pu venger votre fils.»
Tandis qu'il parlait ainsi, son petit corps se redressait, ses yeux jetaient des flammes, son visage était beau d'indignation.
«Calme-toi, disait la mère, tu sais bien qu'ils étaient jaloux parce que tu avais eu tous les prix.
--Oui, ils étaient jaloux, continua l'enfant, jaloux surtout de cette églogue de Théocrite que j'avais traduite en vers anglais, et que mon maître voulut me faire réciter en public. Mais quand je m'approchai du bord de l'estrade, vêtu de ce joli costume de berger que ma bonne tante m'avait fait avec tant de soin et qui, je le croyais, m'allait si bien, leurs voix formèrent un murmure moqueur et ils s'écrièrent tous: Oh! le petit bossu! le petit bossu!
--Tais-toi, reprit la mère, tu nous as déjà dit tout cela, ne le répète pas, n'y pensons plus; pense à ta bonne tante que nous allons retrouver dans notre joli cottage de Benfield: elle a tout préparé pour te recevoir; elle a mis dans ta chambre les livres que tu aimes, elle a ajouté des oiseaux nouvellement arrivés des Indes à ta volière; puis vois comme la nature est belle, poursuivait la mère, qui avait levé les stores de la voiture, et montrait du geste à l'enfant les longs arceaux de verdure sous lesquels la voiture roulait toujours; nous allons trouver notre parterre en fleurs, notre troupeau paissant sur les pentes des gazons verts. Nos belles vaches familières viendront manger le pain que leur tendra ta main. Allons, souris, mon cher petit poëte, et oublie les méchants!
--Vous avez raison, ma bonne mère, répliqua l'enfant d'un air grave; je veux aussi m'oublier moi-même; c'est-à-dire ce corps défectueux qui fait rire quand je passe; je ne veux songer qu'aux facultés de mon âme, les développer, les accroître; je veux enfin qu'un jour les oeuvres de mon esprit me placent bien au-dessus de ceux qui me raillent. Dès demain, mon père, nous commencerons de fortes études.
--Oui, mon fils, reprit le gentilhomme, j'ai prévenu notre bon et savant voisin, le curé Deann, et, de concert, nous t'apprendrons à fond le grec et le latin.
--Oui, oui, afin que je puisse lire tous les poëtes de l'antiquité, et devenir un poëte moi-même, répondit l'enfant, qui avait repris toute sa sérénité. Voyez, s'écria-t-il, en se penchant à la portière, ce daim effaré qui court à notre approche avec tant de vitesse, il s'est précipité dans ces fourrés de verdure et il a disparu.
--Voilà un sujet d'églogue, dit le père, nous conviendrons ainsi de petits thèmes sur lesquels tu t'exerceras à faire des vers.
--Oh! quelle heureuse idée, dit l'enfant en sautant au cou de son père.»
Cependant la voiture approchait du cottage, et bientôt elle entra dans une grande allée d'ormes, au bout de laquelle on apercevait la blanche maison. Miss Lydia, la bonne tante du petit Alexandre et soeur de son père, attendait debout sur le seuil de la porte: c'était une excellente fille de quarante ans, qui n'avait jamais voulu se marier pour prendre soin de son cher neveu. Un grand chapeau de paille rond se rabattait sur son placide visage, et une robe d'indienne lilas très-propre et très-fine, dessinait sa taille un peu forte. Aussitôt qu'elle entendit le bruit des roues, elle retrouva ses jambes de vingt ans pour courir dans l'avenue, et la voiture s'étant arrêtée, elle prit l'enfant dans ses bras et l'emporta comme un trésor bien à elle.
Tandis que le père et la mère faisaient décharger et ranger les bagages, elle conduisait le petit Alexandre à la basse-cour, au vivier, puis dans sa jolie chambre tout à côté de la sienne, pour qu'elle pût veiller la nuit sur son sommeil, et enfin dans la salle à manger, où s'étalaient déjà sur la table dressée toutes les friandises anglaises confectionnées par miss Lydia; c'étaient de belles jattes de crème mousseuse, des poudings blancs et des poudings noirs, des galettes au gingembre et à l'anis, des flans saupoudrés de safran et de cannelle pilée, des confitures au verjus et à l'épinette. Douceurs qui paraîtraient peut-être un peu aventurées à des palais français, mais qui font les délices des enfants de Londres.
On se mit à table, et Alexandre, oubliant ses préoccupations d'études et de savoir, savoura en vrai gourmand tous les mets préparés par la bonne tante Lydia.
Dès le lendemain, le curé Deann, ancien condisciple du gentilhomme, et qui vivait retiré dans une ferme des environs, fut mandé au cottage de Benfield, on tint conseil et il fut décidé que les journées de l'enfant se partageraient entre les exercices du corps et ceux de l'intelligence, après les heures d'études, il ferait de longues promenades dans la forêt, soit à pied, soit sur un joli petit poney que son père avait acheté pour lui.
L'enfant se soumettait à ces promenades parce qu'il pouvait, tout en les faisant, composer des vers et les réciter tout haut en face de la nature silencieuse qui semblait l'écouter. C'était surtout les vers d'Homère et de Virgile qu'il se plaisait à déclamer de la sorte. Il aimait à marier l'harmonie de ces belles langues antiques aux bruissements mélodieux des cimes des vieux arbres.
Un an s'était à peine écoulé que l'enfant fortifié par le grand air avait une carnation rose et des yeux vifs qui annonçaient la santé et presque la force. Sa taille seule restait chétive, et quand il se regardait par hasard dans un miroir ou dans un courant d'eau, il se disait tristement: «Oh! je serai toujours le petit bossu!» Mais relevant aussitôt fièrement la tête: «Eh! qu'importe! ajoutait-il, si je suis un grand poëte.»
L'Iliade l'enflammait tellement qu'il s'exerça, à l'insu de son instituteur et de son père, à mettre en scène quelques-uns des personnages d'Homère. C'est ainsi qu'à l'âge de douze ans il fit sur Ajax une espèce de tragédie en vers anglais, reflets souvent très-beaux, très-justes et très-concis des vers d'Homère. Quand il eut terminé cet essai et qu'il le lut un soir en famille à la veillée, ce furent de la part du père et du maître un étonnement et une admiration qu'ils ne purent contenir. Quant à la mère et à la tante, leur enthousiasme éclata par les larmes et les caresses dont elles couvrirent le jeune poëte.
«Voici le jour de sa naissance qui approche, dit la tante, et il faudrait pourtant bien le fêter dignement, ce cher enfant, qui sera la gloire de sa famille.»
Le père proposa de convier toutes les familles de la noblesse qui habitaient dans les environs, et de leur lire, pour l'anniversaire du jour de la naissance de son fils, cette tragédie d'Ajax.
Le bon curé, la mère et la tante, applaudirent à cette idée.
«Père, répliqua l'enfant, ce sera bien froid. Si M. le curé peut trouver, dans ses connaissances et dans ses élèves, les acteurs nécessaires, ne vaudrait-il pas mieux transformer cette salle en salle de spectacle, et y jouer ma tragédie! C'est moi qui remplirai le personnage d'Ajax!
--Quelle idée! répliqua la mère avec crainte.
--Oh! je vous comprends, reprit l'enfant un peu tristement, vous avez peur que je ne fasse rire; rassurez-vous, on ne verra plus ma taille, on n'entendra que mes vers, et cette fois, je suis tellement sûr de moi, que je veux que mes anciens compagnons d'école, qui m'ont raillé, assistent tous à cette représentation.»
Les désirs de l'enfant n'étaient jamais combattus par cette famille qui l'adorait; il fut donc décidé qu'une grande fête serait donnée au mois de mai, dans le riant cottage de Benfield. Le bon curé se chargea des répétitions de la tragédie d'Ajax, le père des invitations, la tante de la lente et savante confection du lunch splendide qui devait être servi à l'aristocratique compagnie. Quant à la tendre mère, elle se préoccupa avec un soin plein d'anxiété du costume d'Ajax, que devait revêtir son petit Alexandre, elle imagina des chaussures pour le grandir, et une sorte de cuirasse qui dissimulerait la rondeur des épaules.
Lorsque ce beau jour de mai arriva, les carrosses armoriés accoururent de toutes parts dans les avenues de cette grande forêt de Windsor. Les oiseaux chantaient sous le feuillage naissant, et semblaient souhaiter la bienvenue aux invités. Pas un des anciens compagnons d'école du petit Alexandre n'avait manqué à l'appel. Il y avait là plusieurs lords et plusieurs écrivains célèbres de l'époque, de belles ladies et de jolies misses. Toute la compagnie commença par prendre le lunch, car en Angleterre, bien manger est un plaisir qu'on ne dédaigne pas; nous aurions pu ajouter bien boire, mais nous ne voulions pas faire d'épigramme. De la salle à manger toute la compagnie passa au salon boisé qui servait de salle de spectacle; dans le fond était une estrade qui simulait la scène, et devant laquelle tombait un rideau de tapisserie de Beauvais. Ce rideau s'ouvrit aux sons de la musique, et l'on aperçut Ajax sous sa tente. Celui qui représentait le héros grec parut bien un peu petit et délicat, mais à peine eut-il parlé qu'on n'entendit plus que sa voix. Les vers qu'il récitait étaient un écho de la grandeur et de l'héroïsme d'Homère; c'était quelque chose de nouveau dans la poésie anglaise; l'oreille en était charmée et l'âme saisie.
Les personnes les plus considérables de l'assistance donnèrent le signal des applaudissements; les anciens compagnons du petit Alexandre battirent des mains à leur tour. Ce fut un véritable triomphe.
A la fin de la pièce on redemanda l'auteur et l'acteur, il se fit un peu attendre; mais les cris redoublèrent. Enfin il reparut dépouillé de son costume et de ses cothurnes élevés; sa tête était expressive et belle, mais son corps grêle laissait apercevoir sa difformité; il se tourna vers le groupe de ses compagnons:
«Hélas! murmura-t-il, je suis toujours le petit bossu!
--Non! non! dirent-ils tous à l'unisson, vous êtes un grand poëte!» Et l'assistance entière cria à ébranler la salle:
«Vive Alexandre Pope!»
Un écho de la forêt répéta comme un suprême applaudissement:
«Vive Alexandre Pope!»
BENJAMIN FRANKLIN
NOTICE SUR BENJAMIN FRANKLIN.
Benjamin Franklin est un des hommes qui ont le plus contribué à la civilisation et à l'émancipation de l'Amérique. Il naquit à Boston, dans la Nouvelle-Angleterre, en 1707, d'une famille pauvre et nombreuse. Son père était un fabricant de chandelles; ses frères étaient aussi de simples artisans; cependant le père, très-intelligent, s'apercevant du goût prononcé que le petit Benjamin montrait pour l'étude, eut l'idée d'en faire un ecclésiastique et l'envoya dans une école; mais trouvant cette éducation trop chère, il le mit bientôt dans une école plus petite où l'enfant apprenait seulement à écrire et à compter. Franklin acquit ainsi en peu de temps une belle écriture; il ne réussit point au calcul. Apprendre à lire et à écrire fut tout ce qu'il dut à d'autres qu'à lui-même. A dix ans, son père, qui avait renoncé à en faire un ministre, le reprit chez lui et voulut l'employer à son métier, mais l'enfant, qui avait une imagination très-vive, ne put se soumettre à ce travail; le spectacle de la mer l'enflammait, il rêvait d'être marin; il apprit de bonne heure à nager et à conduire une barque. Son père voulut réprimer ce penchant, et le mit en apprentissage chez un coutelier, mais il fut encore obligé de le retirer chez lui, et voyant la passion excessive de son fils pour l'étude et la lecture, il résolut d'en faire un imprimeur. Un de ses enfants avait déjà cet état; il plaça chez lui Benjamin à l'âge de douze ans, sous la condition d'y travailler comme simple ouvrier jusqu'à vingt et un ans, sans recevoir de gages que la dernière année.
Franklin devint bientôt très-habile dans ce métier qu'il aimait parce qu'il lui permettait de se procurer tous les ouvrages des grands poëtes, des grands historiens et des grands philosophes dont le génie l'attirait; il se mit lui-même à écrire; il composa de petites pièces, entre autres deux chansons sur des aventures de marins que son frère imprima et lui fit vendre par la ville. L'une de ces chansons eut un grand succès, ce qui flatta beaucoup l'enfant; mais son père qui était un esprit éclairé, au-dessus de sa profession, lui fit comprendre que ses vers étaient très-mauvais; il s'essaya dans une littérature plus sérieuse.
Son frère était l'imprimeur d'une des deux gazettes qui paraissaient alors à Boston; le jeune Benjamin fit pour cette feuille quelques articles qu'il ne signa point, mais qui réussirent fort. Il finit par faire connaître qu'il en était l'auteur, et tout le monde le loua, excepté son frère, qui était jaloux de lui et le maltraitait sans cesse; bientôt leurs dissentiments augmentèrent; Franklin quitta l'imprimerie de son frère; celui ci le discrédita tellement à Boston qu'il ne put trouver de travail chez aucun imprimeur. Il résolut de quitter cette ville et de n'en rien dire à personne: il s'embarqua à la faveur d'un bon vent et arriva en trois jours à New-York, éloigné de trois cents milles de la maison paternelle; il avait alors dix-sept ans, il était sans aucune ressource et ne connaissait pas un individu auquel il pût s'adresser. Ne trouvant pas d'ouvrage à New-York, il se rendit à Philadelphie où il fut plus heureux. Le gouverneur de la province s'intéressa à lui et lui offrit de l'envoyer à Londres chercher tous les matériaux d'une imprimerie qu'il voulait établir.
Franklin accepta, mais ce voyage à Londres lui causa mille tribulations et peu de profit, son protecteur ne lui ayant pas fourni l'argent nécessaire pour vivre à Londres, il fut obligé d'entrer dans une imprimerie; il s'y acquit une réputation de courage et d'esprit qui le rendit le modèle de ses compagnons; bientôt ayant pu se faire une petite pacotille, il revint à Philadelphie où il s'associa à l'un de ses camarades pour monter à leur compte une imprimerie. L'ami de Franklin avait apporté les fonds, lui, fournit son labeur assidu et son expérience déjà exercée. Il travaillait jour et nuit, il voulait parvenir à la fortune et surtout à la considération. Sa seule distraction était de réunir toutes les personnes distinguées et instruites de la province, avec lesquelles il dissertait de politique et de physique.
Bientôt l'associé de Franklin le laissa seul maître de leur imprimerie, sa fortune prit un accroissement rapide, il se maria avec miss Read qu'il avait longtemps aimée. Tous les grands hommes ont ainsi dans la vie une femme qui devient comme la boussole de leurs nobles actions. Franklin fonda un journal, créa plusieurs établissements utiles de librairie et d'instruction populaire; il commença en 1732 à publier son Almanach du Bonhomme Richard, où il présente les sages conseils et les plus graves pensées sous une forme originale qui les imprime facilement dans l'esprit. En 1736, Franklin fut nommé député à l'assemblée générale de la Pennsylvanie, et l'année d'après il devint directeur des postes de Philadelphie; il fut très-utile à cette ville et à toute la province; il arma une sorte de garde nationale de dix mille hommes pour la défendre contre les Indiens qui la menaçaient. Il continua en même temps de fonder des sociétés savantes, il fit des études spéciales sur l'électricité et inventa le paratonnerre. Il créa un grand établissement d'instruction publique qu'il soutint de son crédit, de sa fortune et même de son enseignement. Cet établissement est devenu aujourd'hui le collége de Philadelphie. Il aida à fonder des hôpitaux et des asiles pour les pauvres; en 1757, il fut envoyé à Londres chargé d'une mission politique; il y séjourna jusqu'en 1762, se lia avec les hommes les plus savants de l'époque et fut reçu membre de la Société royale de Londres et de diverses autres académies européennes.
Lorsque la guerre de l'indépendance éclata en Amérique, en 1775, Franklin prit une grande part aux résolutions les plus fermes et les plus courageuses. Tandis que Washington commandait les soldats de la liberté, Franklin fut chargé d'aller demander le secours de la France contre l'Angleterre; il partit en 1776. Il fut accueilli à Paris par le duc de la Rochefoucauld, qui l'avait connu à Londres, et qui le présenta à la haute société de Paris et à la cour. Franklin réussit par son grand esprit, ses manières simples et dignes, son noble visage et ses beaux cheveux blancs; il sut naître parmi la noblesse française un vif enthousiasme pour la guerre de l'indépendance de l'Amérique. M. de la Fayette partit à la tête des volontaires; le roi Louis XVI, entraîné par l'opinion publique, conclut, en 1778, le traité d'alliance avec les États-Unis, reconnus comme puissance indépendante; la même reconnaissance fut faite par la Suède et la Prusse. Ayant atteint ce but qui assurait l'indépendance de sa patrie, Franklin resta encore plusieurs années en France comme ministre plénipotentiaire, il s'établit à Passy (dont une des rues porte aujourd'hui son nom); c'est là qu'il écrivit plusieurs de ses ouvrages et fit de nouvelles expériences de physique; il eut le bonheur de rencontrer Voltaire à l'Académie des sciences, il lui présenta son petit-fils et lui demanda pour lui sa glorieuse bénédiction. Voltaire posa ses mains amaigries et tremblantes sur la tête de l'enfant et s'écria: God and liberty! Dieu et la liberté! Voilà, ajouta-t-il, la devise qui convient au petit-fils de Franklin. Les deux grands hommes en se quittant s'embrassèrent les yeux mouillés de larmes.
Mais Franklin, se sentant affaibli par les infirmités de l'âge, quitta la France pour aller revoir sa chère Amérique; quand il arriva à Philadelphie, tous les habitants de la ville et tous ceux des environs à une grande distance accoururent sur son passage et le saluèrent comme le libérateur de la patrie; il fut deux fois élu président de l'Assemblée, mais en 1788 il fut contraint par la souffrance et l'âge de se retirer entièrement des affaires. Il trouva encore assez de force pour travailler à fonder plusieurs institutions utiles; il écrivit contre la traite des esclaves; rédigea ses Mémoires où sa vie honnête et glorieuse se déroule comme un beau fleuve qui s'avance tranquillement vers la mort. La mort, Franklin l'attendit et la reçut avec résignation au milieu des utiles travaux qui remplirent ses dernières années; il fut attaqué de la fièvre et d'un abcès dans la poitrine qui terminèrent sa vie le 17 avril 1790, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. Son testament, qui renfermait plusieurs fondations d'utilité publique, se terminait par cette phrase: «Je lègue à mon ami, l'ami du genre humain, le général Washington, le bâton de pommier sauvage avec lequel j'ai l'habitude de me promener; si ce bâton était un sceptre, il lui conviendrait de même.» Quel éloge éloquent dans ce peu de mots et quels deux grands hommes admirables que Washington et Franklin! ils resteront éternellement comme les modèles du désintéressement, de l'honneur et du patriotisme!
Plusieurs années avant sa mort, Franklin avait composé lui-même son épitaphe, la voici:
ICI REPOSE
LIVRÉ AUX VERS
LE CORPS DE BENJAMIN FRANKLIN, IMPRIMEUR;
COMME LA COUVERTURE D'UN VIEUX LIVRE,
DONT LES FEUILLET SONT ARRACHÉS,
ET LA DORURE ET LE TITRE EFFACÉS.
MAIS POUR CELA L'OUVRAGE NE SERA PAS PERDU;
CAR IL REPARAÎTRA,
COMME IL LE CROYAIT,
DANS UNE NOUVELLE ET MEILLEURE ÉDITION,
REVUE ET CORRIGÉE
PAR
L'AUTEUR.
Lorsque la mort de Franklin fut connue, une consternation générale se répandit en Amérique. En France, à la nouvelle de cet événement, l'Assemblée nationale ordonna un deuil public.
BENJAMIN FRANKLIN.
Le jeune imprimeur publiciste.
Le spectacle de la mer est tellement saisissant et grandiose, que toutes les imaginations en sont frappées; l'homme du peuple sent son âme agrandie devant cette immensité, l'enfant s'en étonne et s'en émeut; les grandes scènes de la nature font ressentir aux êtres les plus ordinaires, quelques-unes des sensations des artistes et des poëtes. Si l'aspect de l'Océan est sublime, le rivage d'un port de mer a des anfractuosités pittoresques, où pendent les algues marines et les coquillages; quelquefois des grottes ou des rocs surplombés, qui sont autant de parages familiers aux jeunes riverains, aimés et explorés par eux.
Par une belle saison d'automne, un enfant de huit ou neuf ans allait tous les soirs, vers la tombée de la nuit, nager dans la rade de Boston. Cette ville n'avait pas alors l'importance qu'elle a acquise aujourd'hui; plus restreinte, elle n'était qu'un grand centre de population des colonies anglaises en Amérique. L'industrie et le commerce s'y développaient cependant avec cette activité régulière et incessante qui caractérise le génie anglais.
L'enfant qui chaque soir se jetait à la nage d'une plage voisine, ou essayait de s'emparer de quelque barque abandonnée pour s'exercer à la conduire lui-même, cet enfant était vêtu du simple habit de cotonnade des petits artisans; mais sa taille bien prise, son visage expressif, son oeil bleu et interrogateur faisaient qu'on ne pouvait le voir passer sans le remarquer, aussi fut-il bientôt connu de tous les habitués du port. Pas un vieux marin qui n'aimât le petit Benjamin, et qui ne le hêlât par son nom, tandis qu'il se glissait comme un poisson à travers le labyrinthe des barques. Gagner le large, nager en pleine mer ou y conduire une barque dans laquelle il s'était jeté sans être vu (mais qu'il ramenait toujours religieusement à la place où il l'avait prise), tel était l'exercice passionné auquel se livrait chaque jour l'enfant robuste, à la mine intelligente. Aussitôt qu'il se voyait seul entre le ciel et l'eau, il s'abandonnait à une sorte de joie bruyante, qui se traduisait tantôt par des aspirations prolongées de l'air pur, aux bonnes senteurs maritimes et par des gestes saccadés dans lesquels il semblait se détendre et s'allonger; tantôt par le chant vif d'un air populaire, auquel il associait des paroles improvisées sur la nature et sur la liberté. Parfois il gagnait un récif, moitié dans la barque et moitié en nageant; il grimpait jusqu'à la plus haute pointe du roc qui sortait du milieu des flots, il y mettait ses habits sécher au vent de l'Océan; et, s'asseyant nu et pensif, il contemplait l'horizon immense: devant lui le rivage, le port, Boston, la campagne américaine, derrière lui, l'étendue incommensurable des vagues enlacées.
Ce qui faisait un plaisir si vif du mouvement de la mer et du contact de la nature pour le petit Benjamin, c'était le contraste que ces heures libres du soir formaient avec l'esclavage qui lui était imposé tout le jour. Le pauvre enfant devait dès son lever, travailler à un métier qui lui répugnait extrêmement. Son père était fabricant de chandelles, et le petit Benjamin avait pour besogne spéciale de remuer les graisses dans les chaudières et de les faire couler dans les moules autour des mèches. L'enfant, doué de sens délicats et d'une belle imagination, ne s'était soumis qu'avec une grande répugnance à cette occupation à laquelle son père l'obligeait depuis un an; envoyé à l'école de cinq à huit ans, il y avait appris avec une rare facilité à lire et à écrire; il aimait les livres avec passion, et lisait à la dérobée ceux dont son père, ouvrier intelligent, avait formé sa bibliothèque. Parmi ces livres, étaient les Vies des grands hommes de Plutarque, et quand sa lecture était finie, son bonheur était d'aller rêver en plein air et en pleine mer; il ne lui fallait rien moins que ces heures de solitude, pour lui faire prendre en patience le dégoût des heures de travail à la fabrique; l'odeur qui s'exhalait des chaudières l'écoeurait, et lorsqu'il était obligé de toucher avec ses belles petites mains blanches aux chandelles encore fumantes, il éprouvait une répulsion extrême. Mais il se soumettait au labeur qui était celui de son père, à qui il eût craint de manquer de respect en lui montrant son dégoût; seulement, aussitôt son triste travail terminé, il aspirait au vent et aux flots de la mer; il voulait effacer de ses cheveux, de sa chair et de ses vêtements, cette senteur de graisse rance qui le poursuivait comme le stigmate de son travail répugnant. Mais à peine s'était-il baigné et avait-il embrassé la nature, qu'il se sentait redevenir un enfant élu de Dieu, doué de qualités exceptionnelles qui se développeraient, et qui le feraient grand malgré tous les obstacles de sa position sociale. La lecture des Vies de Plutarque le disposait aux luttes et aux obstacles, et lui faisait entrevoir la gloire.
Il avait bien raison de penser que les obstacles ne sont rien contre les facultés naturelles qui font les grands hommes. Tous les récits qui composent ce livre fait pour la jeunesse, concourent à lui prouver que la persévérance et l'étude rompent toutes les barrières que l'on oppose aux nobles instincts. Les sociétés modernes se sont beaucoup occupées de l'amélioration intellectuelle des classes pauvres; c'est un bien, car l'homme policé et à demi instruit est meilleur et plus doux que l'homme à l'état de nature. Mais c'est un mal aussi au point de vue de l'originalité et de la grandeur de l'esprit humain. La diffusion de l'instruction produit une foule de médiocrités, de fausses vocations et de vanités mercantiles. Au lieu de cela, quand il fallait escalader le savoir comme un roc ardu, s'y meurtrir et parfois s'y briser, ceux-là seuls qui se sentaient l'âme robuste tentaient l'ascension; ils allaient, ils allaient toujours à travers les misères et les angoisses, ils savaient bien qu'ils arriveraient à la gloire, et resteraient comme la tête et le flambeau des nations. Aujourd'hui, nous n'avons plus que le niveau de moyennes et blafardes clartés.
Mais revenons à notre pauvre enfant perché sur le sommet d'un récif, et songeant d'un bel avenir. Lorsqu'il rentrait au logis de son père, au retour de ces excursions vivifiantes, il y rapportait un front radieux et un corps reposé. Après le repas du soir, et quand la prière en commun était dite, il se retirait dans l'étroite chambre où il couchait, se mettait à lire ses livres préférés, et s'exerçait déjà dans de petites compositions. Quoiqu'il passât souvent une partie de la nuit à ce travail, qui était pour lui un plaisir, le lendemain dès l'aube, il n'en était pas moins sur pied et se rendait bien vite à la fabrique, pour aider son père à faire des chandelles. Son père, touché de tant de douceur et de zèle, et voulant faciliter la passion que l'enfant avait pour s'instruire, lui dit un jour: «Je vois bien que tu ne peux t'habituer à mon métier; ton petit frère qui pousse et grandit m'aidera, et toi, tu iras travailler à l'imprimerie de ton frère aîné; cet état te convient, puisque tu aimes tant les livres; là, tu pourras en avoir facilement par tous les libraires de la ville.»
L'enfant bondit de joie à ces paroles; depuis longtemps il enviait la profession de son frère aîné, mais jamais il n'avait osé espérer que son père lui permettrait de la suivre un jour.
Travailler dans une imprimerie n'a jamais répugné aux philosophes, aux poëtes et aux moralistes; témoin notre Béranger et notre de Balsac. Il y a dans cette composition matérielle d'un livre, une sorte d'association avec son enfantement intellectuel; c'est comme le corps et l'âme d'une créature.
Fabriquer les plus beaux livres de la littérature anglaise, en saisir quelque fragment tout en alignant les lettres de plomb dans les cases, respirer la pénétrante odeur de l'imprimerie au lieu de la senteur si fade et si repoussante de ses odieuses chandelles, cela sembla le paradis les premiers jours à notre petit Benjamin; si bien qu'il oublia à quelles dures conditions son frère l'avait reçu apprenti dans son imprimerie. Ce frère aîné, nommé James, était aussi calculateur et positif, que l'enfant rêveur l'était peu; il n'avait consenti à prendre le petit Benjamin chez lui, qu'à la condition qu'il y travaillerait comme simple ouvrier jusqu'à vingt et un ans, sans recevoir de gages que la dernière année.
Les premières années de cet apprentissage passèrent assez doucement pour le petit Benjamin qui trouvait toujours un grand bonheur dans l'étude et dans ses excursions en mer. Son frère, pourvu que les journées d'atelier eussent été bien remplies, ne se préoccupait guère que l'enfant manquât ses repas et prît sur son sommeil pour se livrer à ses grands et invincibles instincts.
Un riche marchand anglais fort instruit, qui fréquentait l'imprimerie, s'intéressa au jeune apprenti dont il avait deviné l'intelligence; il lui ouvrit sa belle bibliothèque, une des plus considérables de Boston; il fit plus, il dirigea ses lectures, et lui apprit à les classer par ordre dans sa mémoire; il lui fit lire d'abord la série de tous les historiens anciens et modernes, ajoutant à l'histoire des peuples connus de l'antiquité, l'histoire de la découverte des pays et des peuples nouveaux; puis les chroniques et les mémoires qui prêtent aux faits généraux, les détails et la vie; il lui fit lire aussi tous les ouvrages les plus célèbres de religion, de morale, de science, de politique et de philosophie; enfin, les grands poëtes, qui sont comme le couronnement radieux de ce merveilleux édifice de l'esprit humain construit patiemment de siècle en siècle par toutes les intelligences élues de tous les pays. Dans les grands poëtes, il trouvait l'essence et comme la condensation de tous les génies. Homère et Shakspeare résument en eux tous les savoirs et toutes les inspirations.
La poésie le passionna et lui donna le vertige; dès son enfance, il avait fait des vers incorrects et sans règle; il voulut en écrire de châtiés et d'irréprochables, suivant les préceptes que Pope venait de traduire d'Horace et de Boileau. Mais en poésie, la volonté ne suffit pas; il faut avoir été touché du feu sacré.
Benjamin ne discernait pas encore sa véritable vocation; comme il était ému en face de la nature, il se crut poëte; il n'improvisait plus ses vers comme autrefois sur de vieux airs; il les écrivait avec soin, et ne les chantait que lorsqu'il était content de leur forme. C'est ainsi qu'il fit deux ballades sur des aventures de marins; il les chanta à quelques vieux matelots, ses amis de la mer; ils en furent enchantés, les répétèrent en choeur, et leur assurèrent une sorte de succès populaire. Le frère de Benjamin, sachant qu'il y trouverait son profit, imprima les deux ballades et envoya l'enfant les vendre le soir par la ville. Benjamin, vêtu de sa jaquette d'atelier, poussait en avant une petite brouette toute chargée des feuillets humides, et attirait l'attention des passants sur ses ballades qu'il fredonnait. Il en vendit énormément dans les rues, sur les places publiques, et principalement sur le port, où chaque matelot et chaque mousse voulurent avoir les chansons de leur petit ami. Il rapportait religieusement à son frère tout l'argent de cette vente. Quant à lui, il se contentait de l'espèce de gloire qu'il pensait en recueillir.
Son père, qui était un homme de bon sens, doué de facultés naturelles très-élevées, interposa son autorité entre l'âpreté du frère et la vanité naissante du petit poëte; il ne voulut pas que Benjamin continuât cette vente publique, et lui déclara très-nettement que ses vers étaient mauvais. L'honnête ouvrier possédait ce que nous avons plusieurs fois constaté dans des natures à demi incultes, un instinct très-sûr pour juger des beautés de l'art et de la poésie; il les sentait plus qu'il ne les analysait, mais son sentiment suffisait pour lui inspirer une sorte de critique toujours juste; entendait-il de la musique ou lisait-il des vers, il goûtait les passages les plus beaux aussi bien que l'eût fait un artiste de profession. Comme délassement, il aimait à lire les grands poëtes après sa journée de travail, et c'est sur leur génie qu'il s'appuya pour convaincre Benjamin de l'infériorité de ses propres vers; il comprenait bien qu'en ceci, l'autorité d'un père n'aurait pas suffi, et surtout quand ce père n'était qu'un pauvre artisan.
Il choisit, pour accomplir son dessein, trois des plus belles scènes de Shakspeare: une de la Mort de César, une de la Tempête et une de Roméo et Juliette, où tour à tour le poëte avait peint l'héroïsme de la patrie et de la liberté; le spectacle des éléments déchaînés; la douceur et la tristesse de l'amour. Le bon ouvrier lut à son fils avec simplicité les trois scènes. Benjamin passait de l'enthousiasme à l'attendrissement. «C'est beau! s'écriait-il, c'est beau à faire tressaillir tout un peuple rassemblé!»
Le père prit alors les deux ballades; et, souriant malicieusement, il dit à l'enfant: «Tu avais à exprimer les mêmes sentiments que le grand Williams; tu avais à décrire les fureurs de la mer; le courage de glorieux marins qui se dévouent et meurent pour leur patrie; l'amour d'une jeune fille pour un jeune matelot; eh bien! lis et compare; dans tes vers, pas une image; pas une expression qui aille au coeur et le remue; des mots communs ou grotesques qui semblent rire du sentiment qu'ils veulent exprimer; une mesure tantôt sautillante et tantôt traînante, qui est celle des chansons de baladins et des complaintes d'aveugles; enfin, un tel désaccord entre le sujet et la forme, que toi-même tu ne pourrais entendre sans hilarité ces récits qui étaient destinés à faire pleurer.» Et le voilà qui se met à lire tout haut les deux ballades.
Benjamin essayait en vain de l'interrompre en s'écriant: «Oh! que vous avez raison, que c'est mauvais, que c'est plat! j'étais fou de me croire poëte, je ne le serai jamais, et pourtant, ajouta-t-il tristement, j'aime et je sens la poésie.
--Et moi aussi, mon enfant, je la sens, mais je suis incapable de l'exprimer, et de ne jamais faire même une de tes chansons d'aveugles.
--Dois-je donc, continua l'enfant pensif, renoncer aux occupations de l'esprit, pour lesquelles il me semblait que j'étais né?...
--Eh! non, non, répliqua le père; mais il faut t'exercer à écrire en prose sur divers sujets, et bien connaître ta vocation avant de te livrer au public; peut-être seras-tu un philosophe moraliste, un publiciste de journaux, ou peut-être un orateur; mais ne te hâte pas, par vanité, de faire parler de toi, attends que le bruit vienne te chercher; crois-moi, la fortune et la gloire durables n'arrivent que lentement.»
Benjamin qui, ainsi que tous les êtres destinés à devenir grands, n'avait aucune présomption, reçut cette leçon de son père et s'y soumit; elle se grava même si profondément dans son âme, qu'elle sembla diriger toutes les actions de sa vie. Suivant le conseil de son père, il s'exerça à écrire sur tous les sujets: il prit pour modèle les meilleurs auteurs anglais de la mère patrie; il lut le Spectateur d'Addison (ce premier modèle des revues anglaises), et se mit à composer des articles de journaux; l'idée de les faire paraître ne lui vint pas encore, mais elle devait lui être suggérée bientôt.
Il ne rêvait qu'au moyen de perfectionner et d'agrandir son esprit; ayant lu dans un livre qu'une nourriture végétale maintenait le corps sain, et les facultés de l'esprit toujours actives, il ne se nourrit plus que de riz, de pommes de terre, de pain, de raisin sec et d'eau. Cette nourriture frugale lui donnait le moyen d'économiser pour acheter plus de livres; il finit par renoncer à son régime pythagorique; c'est l'aventure suivante qui l'y décida: il allait quelquefois à la pêche pour son père ou son frère; il leur rapportait son butin, mais jamais il n'y goûtait. Un jour, on lui fit remarquer dans le ventre d'un des poissons qu'il avait pêchés, un autre tout petit poisson: «Oh! oh! dit-il, puisque vous vous mangez entre vous, je ne vois pas pourquoi nous nous passerions de vous manger.»
Boston, qui est devenue la ville la plus lettrée des États-Unis, l'était déjà à cette époque; il y paraissait plusieurs journaux; le frère de Benjamin en publiait un qui s'appelait le Courrier de la nouvelle Angleterre. La rédaction en était faible, et le jeune rêveur sentait bien qu'il serait désormais capable de faire de meilleurs articles que ceux qu'on vantait autour de lui. Mais il redoutait les moqueries de son frère, esprit médiocre et envieux, et il savait bien que s'il lui présentait des pages signées de son nom pour le journal, elles seraient refusées; il rêva longtemps comment il pourrait lui faire parvenir incognito des articles sur la politique et les sciences; enfin il se décida à contrefaire son écriture, et à glisser le soir, sous la porte fermée de l'imprimerie, ces pages destinées au Courrier de la nouvelle Angleterre. Tous les articles qu'il fit ainsi parvenir successivement à son frère furent imprimés dans le journal, et bientôt on ne parla plus que du publiciste anonyme qui l'emportait sur tous les publicistes connus.
Enhardi par le succès, Benjamin se fit connaître; chacun le combla d'éloges, excepté son frère, dont la jalousie redoubla. La vanité de celui-ci souffrait de son infériorité et ne pouvait être vaincue que par son intérêt; c'est ce qu'il montra trop bien peu de temps après; un article de sa gazette ayant déplu, l'autorité lui défendit d'en continuer la publication. James, qui tenait avant tout à l'argent, eut recours à un stratagème pour ne pas suspendre son journal dont il tirait chaque jour un gain assuré: il le fit paraître sous le nom de son frère, et, pour faire croire à tous à la réalité de cette fiction, il rendit à Benjamin son engagement d'apprenti qui le liait jusqu'à vingt et un ans; mais il prit la précaution de lui faire signer un nouvel engagement secret qui l'enchaînait sinon en public, du moins devant sa conscience.
Le studieux adolescent consentit à tout pour continuer à faire paraître ses travaux, et aussi dans l'espérance que son frère, touché par le profit que lui rapportait cette gazette, se départirait de sa rigueur envers lui; mais il est des âmes communes et jalouses qui se donnent pour mission d'être les mauvais génies des âmes élevées: les exploiter et les abaisser, tel est le but incessant de leur envie. James, humilié de la supériorité déjà éclatante de son frère, l'accablait de la plus rude besogne, dans l'espérance que cette supériorité faiblirait: du matin au soir il le forçait à travailler à l'imprimerie, quoiqu'il le vît pâle et défait lorsqu'il avait passé la nuit à écrire pour son journal.
Un jour, Benjamin, lassé de cette lutte et de cette exploitation, déclara à son frère qu'il voulait sa liberté.
James l'appela traître et parjure.
«Je sais bien que je manque à ma parole, répliqua le pauvre garçon, qui avait le coeur droit; mais vous, James, vous manquez à la justice et à la bonté.» Et il quitta la maison de son frère pour n'y plus reparaître.
James, furieux, alla se plaindre hautement à son père; il chargea Benjamin d'accusations odieuses; il le décria chez tous les imprimeurs de Boston, si bien que l'accusé n'osa plus se montrer. Cependant la nécessité le pressait. Où s'abriter? comment se nourrir? Soutenu par la vigueur de son esprit si au-dessus de son âge, il se résolut à faire quelques tentatives, et alla frapper à plusieurs imprimeries. Toutes lui furent fermées.
Désespéré, n'ayant plus pour ressources que quelques monnaies anglaises (en tout la valeur de cinq francs), il alla s'asseoir sur le rivage de la mer, et, malgré lui, il se prit à pleurer; ce soir-là, il ne songea ni à nager ni à ramer au loin. Comme il se lamentait ainsi, sans regarder les vagues qui mouillaient ses pieds, le capitaine d'un brick, un de ses vieux amis, passa près de lui.
«Quoi! Benjamin devient paresseux au plaisir? Benjamin ne nage pas? Benjamin ne chante plus? lui dit-il en lui frappant sur l'épaule; puis il ajouta: Benjamin ne veut-il pas, pour se distraire, venir boire un coup à mon brick, qui est en partance demain pour New-York?»
Touché de la bonté du vieux marin, Benjamin lui conta toutes ses peines.
«Eh bien! lui dit le capitaine après avoir écouté son récit, si tu m'en croyais, tu n'en ferais ni une ni deux, et tu partirais demain avec moi pour New-York; peut-être y trouveras-tu de l'ouvrage: en tout cas, tu iras jusqu'à Philadelphie, où j'ai un parent imprimeur, qui te recevra comme un fils.»
Benjamin avait l'esprit aventureux; il agréa avec joie la proposition du capitaine, et le soir même il était à son bord.
Favorisés par un beau temps, ils arrivèrent rapidement à New-York; mais, n'y ayant pas trouvé d'ouvrage, Benjamin en repartit aussitôt pour Philadelphie, muni d'une lettre du bon capitaine à son parent, l'imprimeur Keirmer. Il trouva une maison hospitalière, un maître intelligent et doux, qui comprit tout ce que valait le noble adolescent, et le traita comme son propre enfant. Benjamin travailla avec ardeur pour prouver sa gratitude, et bientôt il devint le chef de l'imprimerie. Mais un labeur plus élevé, la politique, la science, l'attirait toujours; quand le soir était venu et qu'il se promenait seul dans la campagne de Philadelphie, il se demandait souvent avec tristesse si quelque voie lui serait enfin ouverte pour accomplir sa destinée.
Un soir, assis sur une hauteur qui dominait la ville, il s'y oublia jusqu'à la nuit. Tout à coup un orage le surprit, un de ces orages formidables dont ceux des contrées européennes ne sauraient nous donner une idée; la foudre éclata sur un édifice et y mit le feu; bientôt la flamme s'étendit et dévora le monument. Benjamin accourut, guidé par la sinistre lueur; plusieurs personnes avaient péri; c'était un spectacle navrant. Le jeune savant rentra le coeur brisé, et passa la nuit à méditer, la tête penchée sur sa table de travail: il avait depuis quelque temps constaté le pouvoir qu'ont les objets taillés en pointe de déterminer lentement et à distance l'écoulement de l'électricité; il se demanda si on ne pouvait pas faire de ces objets une application utile qui fît descendre ainsi sur la terre l'électricité des nuages; il se dit que si les éclairs et la foudre étaient des effets de l'électricité, il serait possible de les diriger et de les empêcher de détruire et de ravager. C'est aux réflexions de cette nuit de veille douloureuse qu'on dut plus tard le paratonnerre, dont Benjamin fut l'inventeur.
Cependant la renommée d'un savant si précoce ne tarda pas à se répandre dans Philadelphie. Sir William Keith, gouverneur de la province, qui était un homme remarquable, voulut le voir et l'interroger; il comprit ce que deviendrait dans l'avenir ce jeune et hardi génie. Il songea à l'attacher à la mère patrie par les liens de la reconnaissance et de la gloire.
«Voulez-vous aller à Londres, lui dit-il, vous partirez sur un vaisseau de l'État, vous y serez défrayé par moi, vous connaîtrez là-bas les littérateurs et les savants, vous serez des leurs, mon jeune ami, puis vous reviendrez à Philadelphie, et vous répandrez les trésors de votre esprit dans le nouveau monde!»
Benjamin accepta.
De ce jour, il se sentait émancipé; d'adolescent, il devenait homme! Mais son premier bienfaiteur, en lui parlant ainsi, ne se doutait guère que son protégé serait un jour le fameux Benjamin Franklin, un des fondateurs de la république des États-Unis!
CHARLES LINNÉ
NOTICE SUR LINNÉ.
Linné (Charles Linnæus), le plus grand naturaliste du dix-huitième siècle, naquit le 24 mai 1707 dans le village de Roeshult en Suède; il était fils du pasteur de ce village, qui voulait aussi en faire un ministre, et l'envoya à l'âge de dix ans dans la petite ville de Vixioe pour y suivre l'école latine. Déjà entraîné par sa passion pour la botanique, Linné négligea ses études classiques, et son père en fut tellement irrité qu'il le mit en apprentissage chez un cordonnier. Mais un médecin nommé Rothman, ayant eu occasion de causer avec le jeune Linné, fut frappé de son aptitude pour toutes les sciences naturelles, il lui prêta un Tournefort (botaniste français), il chercha à le réconcilier avec son père, et le plaça chez Kilian Stobæus, professeur de l'Université de Lund; bientôt Linné passa à l'Université d'Upsal. Sa vie d'études fut une vie de privations; il ne subsistait qu'en donnant des leçons de latin à d'autres écoliers, et il était réduit à raccommoder pour son usage les vieux souliers de ses camarades. Ce fut un de ses maîtres, Olaüs Celsius, qui donna au jeune Linné la nourriture et le logement, et plus tard lui fit obtenir la direction du jardin botanique d'Upsal. Dès lors, n'ayant plus à lutter contre la misère, le génie de Linné put prendre l'essor. Il voyagea, pour en décrire les plantes, dans la Laponie norvégienne; fit le tour du golfe de Bothnie et revint à Upsal par la Finlande et les îles d'Aland; il visita aussi Hambourg, puis se rendit en Hollande. C'est là que l'illustre médecin Boerhaave pénétra l'étendue de son génie et commença sa fortune. Linné étudia et professa durant trois ans en Hollande, tout en rassemblant des matériaux pour ses grands ouvrages dont les principaux sont: le Système de la nature; la Philosophie de la botanique; la Flore de la Laponie; le Fondement de la botanique; les Noces des plantes; etc, etc. Ces divers traités se répandirent avec rapidité et firent connaître la gloire et le nom de Linné dans le monde entier. De la Hollande il passa à Paris, où il se lia pour la vie d'une tendre amitié avec Bernard de Jussieu, notre célèbre naturaliste; enfin il se fixa en Suède et finit par y obtenir de grands honneurs; il enseigna la botanique dans la capitale, eut le titre de médecin du roi et fut anobli. Il avait épousé, en 1740, Mlle More, une jeune Suédoise qu'il avait longtemps aimée; il en eut quatre filles et un fils. Son fils lui succéda dans sa chaire, et une de ses filles se distingua par des travaux de botanique; il mourut le 10 janvier 1778, âgé de 71 ans. Il fut enterré dans la cathédrale d'Upsal. Gustave III proclama lui-même les regrets de la Suède dans un discours qu'il prononça devant les états généraux. Ce prince composa aussi lui-même l'oraison funèbre de Linné qu'il fit lire publiquement. On lui a élevé dans le jardin de l'Université d'Upsal un temple qui renferme les productions de la nature. Deux médailles furent frappées en son honneur.
ENFANCE DE CHARLES LINNÉ.
Si l'hiver de Paris nous paraît triste lorsque la brume enveloppe la grande ville; si Londres, avec son manteau de brouillard épais et noir, a, d'octobre en avril, un aspect funèbre qui nous glace le coeur; que serait-ce de ces longs hivers de la Scandinavie, où la terre est durant plusieurs mois couverte de neige et de glace, où le ciel est comme un couvercle gris terne et sans horizon, à moins qu'une aurore boréale ne l'éclaire tout à coup d'un éclat passager; la Suède a un de ces climats rigoureux, qui donnent aux esprits toujours obligés de se replier sur eux-mêmes des tendances studieuses et une mélancolie calme; quant aux corps, ils sont généralement robustes sous ces latitudes, qui offrent beaucoup d'exemples de longévité; mais malheur aux étrangers qui s'exposent imprudemment à cette température. On dit que Descartes prit un rhume en donnant, à Stockholm, des leçons de philosophie à la reine Christine de Suède, et qu'il mourut des suites de ce rhume: et pourtant les appartements de la reine devaient être chauffés!
Rien n'est plus triste qu'un pauvre village de Suède lorsqu'arrive novembre; sitôt que le jour cesse, une fumée épaisse s'élève de chaque toit de chaume et annonce que chaque famille se chauffe autour du foyer.
Par une soirée d'hiver de 1719, la cheminée du presbytère du village de Roeshult, pauvre habitation qui ne se distinguait guère des chaumières qui l'environnaient, jetait dans l'air compacte et glacé une colonne de noire fumée; dans l'intérieur brûlait un grand feu de tourbe. Le pasteur et sa famille, qui se composait: de la femme du pasteur, excellente ménagère, de deux petites filles de sept à huit ans, et d'un garçon qui pouvait en avoir douze, étaient rangés autour d'une table pour la veillée; sur cette table brûlait une lampe de fer basse, grossière et à trois becs; au pied de la lampe étaient amoncelées de grosses pelotes de laine brune avec laquelle la mère tricotait des bas; les aiguilles d'osier claquaient dans ses doigts, les deux petites filles luttaient d'émulation pour imiter la besogne de leur mère et y parvenaient assez bien; tandis que le pasteur, accoudé sur la table et la tête baissée sur une grande Bible, en lisait de temps en temps quelques récits qu'il commentait.
Toute l'attention du petit garçon, dont les cheveux blonds obstruaient le front et les yeux, paraissait absorbée par un cahier de papier blanc sur lequel il fixait des herbes et des fleurs. Ses petites soeurs le regardaient parfois à la dérobée, mais sans l'interrompre de son travail; quant à la mère, elle lui jetait de temps en temps un bon regard, accompagné d'un sourire, tout en épiant son mari, le ministre, qui continuait sa docte et pieuse lecture sans lever les yeux sur son auditoire.
Mais tout à coup celui-ci secoua sa grosse tête à la physionomie entêtée, et ayant regardé son fils, il s'écria avec colère:
«Encore ces cahiers et ces herbes inutiles; je suis résolu à jeter le tout au feu, pour en finir avec votre paresse et votre désobéissance.»
Et comme il faisait un geste pour exécuter sa menace, l'enfant pressait avec force son cahier sur sa poitrine où il croisait ses deux bras, tandis que sa mère arrêtait son mari et lui disait:
«Un peu de patience, mon bon Nils 7, il a voulu ranger ses plantes de la journée, et maintenant il va être tout à ses devoirs de latin; et elle se hâtait de mettre à l'abri le cahier menacé et d'y substituer le cahier des thèmes et des versions.
--Femme, en pensant l'excuser vous l'accusez vous-même, s'écria le pasteur toujours en colère, vous parlez des plantes qu'il a recueillies aujourd'hui. Oui, je le sais bien, au lieu d'écrire ici ses devoirs ou de me suivre auprès des malades et des mourants, il est allé fouiller sous la neige et courir, comme un petit vagabond, dans les défilés des montagnes pour y chercher quoi? je vous le demande? des herbes sans nom et sans utilité.
--Sans nom, c'est possible, répliqua la femme, aussi ignorante que son mari en botanique, mais pour utiles et salutaires, il y en a qui le sont; car l'autre jour, quand notre petite Christine s'était fait, une coupure au doigt, quelques feuilles d'une de ces plantes ont suffi pour cicatriser la blessure, et quand notre vieille cousine Berthe s'est brûlée il y a quelque temps si douloureusement, c'est encore avec des plantes indiquées par notre petit Charles qu'elle s'est guérie. Le médecin de la ville, qu'elle fit venir, déclara que ce pansement de plantes était bon, qu'il fallait le continuer, et que celui qui l'avait fait n'était pas un ignorant.
--En tout cas, reprit le père, comme je ne veux pas faire de mon fils un docteur-médecin, mais un docteur en théologie, un ministre de l'Église comme moi, il aura pour entendu de renoncer à ce sot herbier, et de donner désormais tout son temps, sous ma direction, à l'étude des saintes Ecritures et à celle du latin; sans cela, je lui promets bien qu'avant huit jours je l'envoie à l'école latine de la ville, où il vivra sous une rude discipline.»
La mère voulut répliquer, mais le pasteur lui imposa silence par sa gravité, et se penchant sur sa Bible, il y continua sa lecture à voix basse.
On n'entendit plus alors dans la salle enfumée, qui servait à la fois de cuisine, de salon et de salle à manger à la pauvre famille du pasteur, que le bruit des aiguilles à tricoter que faisaient aller la ménagère et les deux petites filles, et le bruit moins distinct de la plume du jeune garçon qui écrivait ses versions latines.
Il mettait à son travail une absorption et une rapidité presque fiévreuses. On sentait qu'il voulait faire bien et vite une besogne antipathique. Lorsqu'il eut fini, il poussa un soupir d'allégement qui interrompit le silence que gardait toute la famille.
«Eh bien! dit le pasteur qui souleva sa tête appesantie par la lecture, la méditation, ou peut-être un demi-sommeil.
--Voilà, mon père!» dit l'enfant, en posant à côté de la Bible ses pages d'écriture.
Le père les parcourut aussitôt, et quand il eut fini il murmura:
«Bien! très-bien! je sais, petit Charles, que vous faites ce que vous voulez, voilà pourquoi je vous trouve encore plus répréhensible quand vous ne m'obéissez pas.
--Je veux vous obéir, répliqua l'enfant en regardant son père avec tendresse et supplication; mais ne pourriez-vous me permettre que je fisse deux parts de mon temps, une pour l'étude des livres saints et du latin, l'autre pour l'étude de ces plantes et de ces fleurs qui sont pour moi autant de psaumes et autant de versets qui chantent la grandeur de Dieu?
--Vous êtes fou! s'écria le père; je vous ai déjà dit que cette étude puérile ne vous mènerait à rien et entraverait votre carrière théologique; si vous persistez, vous connaissez ma résolution à votre Égard; je n'en démordrai pas.»
A ces mots, il se leva et commença la prière que la famille faisait en commun chaque soir; puis les enfants ayant embrassé leur père et leur mère, se retirèrent pour dormir. Le petit Charles couchait dans un cabinet sombre, ayant pour tout ameublement un lit, une chaise et une étagère en bois de sapin sur laquelle étaient rangés quelques livres et les bien-aimés cahiers de son herbier. A peine fut-il au lit qu'il se mit à pleurer et à rêver aux moyens de suivre sa vocation sans désobéir à son père. Tandis qu'il était dans les larmes, sa mère arriva furtivement; elle l'embrassa et le consola.
Les mères semblent avoir en elles tous les instincts et toutes les pensées de leurs enfants; non-seulement elles leur donnent leur sang et leur chair en les portant pendant neuf mois dans leurs flancs, mais elles leur donnent aussi une partie de leur âme. Voilà pourquoi elles apportent toujours les ménagements du coeur, où les pères n'apportent que la décision et les sévérités de l'esprit.
«Voyons, mon petit, disait la bonne mère en tenant Charles dans ses bras, cela t'afflige donc bien de ne plus aller à travers les neiges et les crevasses des rochers chercher les plantes enfouies?
--Oh! ma mère, si vous saviez quel plaisir quand je découvre une espèce nouvelle d'admirer et de compter les racines, les tiges, les feuilles, les fleurs, les pétales, chaque linéament enfin de ces trésors du bon Dieu! c'est surtout au printemps que ce plaisir si vif se multiplie et se varie. Les fleurs nouvellement écloses sont pour moi tout un monde comme serait pour d'autres l'arche qui renfermait tous les animaux de la création. Les plantes me parlent et je les entends; je vous assure, ma mère, qu'elles ont des instincts, des habitudes et des différences dans les mêmes espèces comme le visage de mes soeurs et le mien diffèrent malgré notre ressemblance.
--Tu rêves, tu rêves, mon cher enfant, s'écria la mère moitié riant et moitié attendrie, mais par ce grand froid et avec l'aridité de la terre, ton plaisir doit être bien diminué, tu te donnes beaucoup de fatigue pour ne recueillir qu'un maigre et rare butin.
--Oh! ma mère, demandez au chasseur s'il redoute la neige qui tombe sur ses épaules? Demandez au pêcheur si les bancs de glace l'arrêtent? Ils ne voient que la proie qu'ils poursuivent et qu'ils rapportent le soir dans leur logis; et tenez, poursuivit-il en saisissant un des cahiers de son herbier, que ne braverait-on pas pour posséder une de ces jolies fleurs qui sont là, me souriant et me répondant, quand je les interroge. Chaque jour je découvre quelque espèce inconnue dans les mousses, dans les lichens; et mon père veut que je renonce à ces recherches! C'est comme s'il me demandait de ne plus manger, de ne plus vivre!
--Tu vivras et tu mangeras! Seulement tu mangeras une heure plus tôt ton déjeuner, répliqua la mère gaiement, et chaque matin, pendant que ton père dormira encore, tu iras à ta chère découverte; mais tu ne dépasseras pas le temps permis, et à l'heure dite, tu rentreras bien vite pour étudier ton latin.
--Oh! merci, merci! s'écria l'enfant en sautant au cou de sa mère, qui l'embrassa et le quitta en lui disant: «A demain.»
Pour la première fois de sa vie l'enfant s'endormit radieux et fit un beau songe: il se trouva tout à coup transporté dans une vallée immense entourée de montagnes, qui commençaient en pente douce et s'élevaient graduellement jusqu'au ciel; il était assis auprès d'une belle source claire qui murmurait à travers les plantes et les fleurs de toutes sortes, il faisait une température d'été et de grands nuages blancs et dorés couraient dans l'éther d'un bleu vif au-dessus de sa tête. Il n'avait point encore vu un ciel semblable dans ce pauvre village de Suède, où il était né et qu'il n'avait jamais quitté. Son admiration était partagée entre ce ciel où le soleil brillait de toutes ses flammes, et cette campagne riante couverte de plantes et d'arbustes en fleurs. Il se leva et se mit à marcher, ravi et léger, à travers les sentiers; il craignait de froisser une tige, une feuille, un pétale, une étamine, et pourtant il eût voulu cueillir tour à tour toutes ces fleurs pour les étudier; il commença par aspirer vivement leurs parfums et par jouir du coup d'oeil général de leurs belles formes et de leurs admirables couleurs, puis il se dit, pris d'une sorte de vertige: «Jamais, jamais je ne pourrai fixer dans ma mémoire cette innombrable variété d'espèces, les classer et leur donner un nom!» Dans son découragement, il s'arrêta immobile et priant dans son âme: «Mon Dieu! mon Dieu, disait-il, la nature est trop grande pour la faible vue de l'homme, et s'il parvenait à en saisir l'ensemble, sa profondeur et ses détails lui échapperaient. Vous avez fait, ô mon Dieu, la création à votre image, et nous, pauvres et chétifs, nous voulons en mesurer la grandeur et en décrire la beauté, c'est impossible! Nous ne connaissons jamais que des fragments de votre oeuvre, le reste nous échappe; pardonnez-moi donc mon audace, ô mon Dieu! Mon père a raison, je dois vous adorer et vous servir comme un ministre obscur, et non prétendre à vous pénétrer et à expliquer vos ouvrages comme un savant participant de vos facultés divines;» et le pauvre enfant, écrasé par la splendeur de la nature qui l'entourait, tomba à genoux, adora Dieu et resta longtemps dans l'engourdissement de l'extase.
Mais des voix, qui semblaient être la voix de Dieu même, montèrent tout à coup des calices épanouis et du sein des boutons encore fermés. Ces voix lui disaient: «Viens à nous! nous sommes à toi, nous t'aimons de nous aimer et de nous rechercher, d'avoir compris que nous vivions et que nous sentions, nous qu'on a si longtemps crues inertes, inanimées et propres à charmer seulement les yeux. Ne crains pas de nous cueillir et de nous détruire, nous renaissons sans douleur; chacun de nos filaments déchirés te fera découvrir nos mystères à peine soupçonnés jusqu'ici. Tu trouveras dans les détails de notre structure autant de merveilles que dans celle du corps humain; car, sur une échelle différente, nous avons comme l'homme des organes qui souffrent ou se réjouissent; nous avons des répulsions et des sympathies; nous avons nos aptitudes, nos moeurs, nos destinées impérieuses fixées par une règle infaillible. Regarde-nous et pénètre-nous, enfant qui nous aime; tu sauras comment nous naissons, comment nous nous développons et arrivons à la beauté et à l'amour.» Ce n'étaient pas seulement les larges et magnifiques fleurs des tropiques, les cactus, les nénuphars, les magnolias; ce n'étaient pas seulement les fleurs reines de nos jardins: la rose, la tubéreuse, le lis, l'oeillet, qui parlaient ainsi à l'enfant endormi, c'étaient encore toutes les fleurettes des champs, les pâquerettes, les boutons d'or, les violettes, le thym, toutes les mousses et tous les lichens poussant sur les rochers ou au bord de l'eau; chaque plante, chaque tige, chaque calice avait comme une voix distincte, et tous ces accents réunis formaient un concert doux et flatteur qui plongeait le petit Charles dans un ravissement heureux.
«Oh! oui, répondait-il à ces paroles mystérieuses que lui seul pouvait entendre, je vous aime, je vous comprends, et je révélerai au monde la grâce et la magnificence de vos secrets;» et il se pencha vers les fleurs les plus prochaines pour les cueillir; mais voilà qu'il s'opéra alors autour de lui un prodige; toutes les fleurs semblèrent se mouvoir et s'arracher à leur racine; elles vinrent vers l'enfant, firent à son corps comme une enceinte odorante, montèrent sur son coeur et dans ses bras, puis jusqu'à sa tête où elles s'enlacèrent en une immense couronne. Le front de l'enfant rayonnait transfiguré sous cet emblème d'un avenir glorieux; il grandissait, grandissait sous le couronnement de ses fleurs bien-aimées. Tout à coup il sentit un souffle chaud glisser sur sa tête; un baiser l'effleura et lui causa un indicible bonheur: la sensation fut si vive qu'elle l'éveilla; il vit sa mère, debout auprès de lui, à peine éclairée par la première lumière de l'aube. Ce baiser venait de sa mère! de sa mère qui comprenait son âme!
«Il est temps, lui dit-elle, le jour se lève; habille-toi, prie Dieu, déjeune et cours dans les champs avant que ton père ne s'éveille; tu as une petite heure pour aller à la découverte de tes plantes; va donc, mon fils, puisque c'est là ton amour et ton bonheur.»
L'enfant remercia sa mère; et, tandis qu'elle l'aidait à s'habiller, il lui raconta le songe merveilleux qu'il venait de faire.
Sans y rien comprendre, la mère y vit un présage de bonheur et de gloire pour son fils et résolut de l'aider de plus en plus dans sa vocation. Aussitôt qu'il fut habillé, elle lui présenta une écuelle de bois pleine d'un potage fumant que l'enfant mangea avec appétit; puis elle l'enveloppa dans une petite houppelande de gros drap dont elle redressa le col, qui cacha jusqu'au-dessus des oreilles le frais visage de l'enfant. Il partit joyeux, un bâton à la main. La bonne mère avait retranché au moins deux heures de son sommeil habituel pour donner ces doux soins à son fils et pour satisfaire à son désir.
Cherchez dans votre souvenir, enfants qui me lisez, et vous trouverez tous que vos mères ont eu pour vous de ces tendresses-là.
Durant quelques jours le petit Charles put herboriser en paix dans les montagnes et découvrir dans leurs anfractuosités quelques pauvres fleurs et quelques frêles mousses épargnées par la neige. Mais, un matin que le père s'éveilla plus tôt que de coutume pour aller voir un malade qu'il avait laissé mourant la veille, il se mit dans une grande colère en ne trouvant pas son fils au logis. La mère en vain objecta quelque prétexte; le sévère ministre ne s'y laissa point tromper et jura que, dès le lendemain, l'enfant serait envoyé à l'école latine de la petite ville de Vixioe. La mère éclata en sanglots; le père s'écria que les larmes n'y pouvaient rien; et, quand le petit Charles rentra furtivement à la maison, il comprit que les dissensions et le chagrin y avaient pénétré par sa faute: il essaya de se justifier et de promettre à son père une obéissance aveugle pour l'avenir; celui-ci resta inflexible. Il sortit en donnant ordre à la mère de préparer les hardes de son fils, qu'il conduirait lui-même dès le lendemain à Vixioe.
Quel déchirement pour la mère et pour l'enfant que cette brusque séparation! La mère surtout ne pouvait se résoudre à se séparer de son fils bien-aimé. Depuis qu'elle l'avait porté neuf mois dans son sein et nourri de son lait, jamais elle ne l'avait quitté un seul jour.
«Non! non! cela était impossible, répétait-elle en couvrant de ses mains son visage inondé de larmes.»
Charles, désespéré de voir pleurer sa mère, étouffa sa propre douleur et essaya de lui donner du courage; il lui disait:
«La ville où je vais est voisine; nous nous verrons souvent; puis je travaillerai bien et vite pour satisfaire mon père, et je reviendrai.»
Mais la mère pleurait toujours; un seul jour de séparation lui était une grande angoisse. Cependant, sachant que son mari était inébranlable dans ses volontés, elle commença à préparer les effets de son fils dans une petite malle. Elle mit au fond ce bien-aimé et fatal herbier qui était la cause de leur séparation; puis un peu d'argent en petite monnaie; puis des confitures et des fruits secs: friandises du foyer que les mères se plaisent à donner aux enfants.
Quand le ministre rentra, la malle était faite; et, voyant qu'on avait suivi ses ordres, il se montra un peu apaisé.
Le reste de la journée et la veillée s'écoulèrent sans querelles, mais bien tristement. Le père lisait sa Bible, comme à l'ordinaire; les petites filles tricotaient, comme la veille, auprès de leur mère, ne faisant entendre que quelques soupirs étouffés ou quelques paroles entrecoupées. Quant à Charles, il était résigné et courbait la tête sur les thèmes latins qu'il traduisait.
L'heure du repos étant arrivée, on fit la prière en commun; puis le fils ayant souhaité bonne nuit à son père, le père répliqua:
«Bonne nuit, mon fils; demain nous partirons au petit jour pour Vexioe!»
L'enfant s'inclina en silence et en étouffant ses larmes.
Aussitôt que son mari dormit, la mère se glissa auprès du lit de son fils, à qui elle prodigua ses caresses et fit les plus vives recommandations sur sa santé. Ce furent là leurs véritables adieux; car le lendemain le rigoureux ministre brusqua le départ.
Comme il faisait grand froid et que les routes étaient couvertes de glace, nos voyageurs partirent en traîneau. Cet exercice et le pays qu'il parcourait, en partie nouveau pour lui, finirent par distraire le petit Charles de son chagrin. Mais, quand il se trouva dans la ville, si triste et si morne, et surtout quand il fallut franchir les noires murailles de l'école latine 8, le pauvre enfant sentit son coeur défaillir.
Son père le recommanda brièvement plutôt à la sévérité qu'aux soins du directeur de l'école, qui était son ami, puis il retourna à son village, ayant accompli, pensait-il, son devoir.
Le petit Charles se sentit d'abord comme perdu et abandonné; mais l'intérêt et l'amitié qu'il trouva dans quelques écoliers de son âge lui rendirent le courage. Il résolut de travailler pour satisfaire son père; et, tant que dura l'hiver, il s'appliqua avec ferveur aux études latines et théologiques. Quand le printemps parut, il sentit en lui comme un souffle orageux et tout-puissant qui l'emportait loin des murs de l'école à travers les vallées et les montagnes que commençait à couvrir une végétation naissante; l'air qu'il respirait lui apportait les senteurs des fleurs et des herbes; il était attiré invinciblement vers elles: son beau songe lui revenait; il y voyait un emblème de sa destinée, et s'écriait, dans son angoisse présente:
«Non! non! Dieu ne m'a pas créé pour être un ministre protestant! C'est d'une autre manière que je dois l'adorer et proclamer sa grandeur!»
Il résista d'abord aux tentations de ses instincts invincibles; mais, un jour que toute l'école sortit pour faire une promenade dans la campagne, il s'éloigna de ses camarades et se perdit au milieu des rochers dans une gorge tapissée de plantes grimpantes et de fleurs. Là, captivé par la nature, l'embrassant et la caressant comme il eût caressé sa mère, il oublia tout dans la contemplation des trésors qui s'offrirent à lui. La nuit le surprit remplissant ses poches et entassant sur sa poitrine les plantes qu'il avait recueillies. Arrêté dans sa recherche ardente par les ténèbres, il se souvint tout à coup de l'école et de sa discipline. Épouvanté de son oubli de la règle, il n'osa pas revenir sur ses pas et aller implorer le pardon du directeur: la nuit était venue. Agité, frissonnant et terrassé de fatigue, il s'endormit dans un enfoncement du rocher tout couvert de mousse; le lendemain, il fut découvert par un des domestiques de l'école et il y fut ramené comme vagabond.
Le directeur écrivit au père l'équipée du fils; le père, le jugeant incorrigible et pervers, répondit au directeur qu'il voyait bien que son fils ne ferait jamais qu'un mauvais ministre de Dieu, mais que, pour le punir de sa rébellion à ses volontés, il l'humilierait en en faisant un ouvrier; et il donnait des ordres pour qu'on le mît à l'instant même en apprentissage chez un cordonnier.
Le petit Charles était d'une nature douce et faible; il ne résista pas et trouva même, au début, une sorte de satisfaction dans la demi-liberté que lui laissait sa nouvelle et étrange profession. Avant sa journée de travail manuel, il pouvait parcourir les champs, et le dimanche il s'y égarait en liberté. Le soir et durant la nuit, il classait les plantes et les fleurs qu'il avait récoltées et écrivait des dissertations sur chacune d'elles. Mais insensiblement ce double et incessant travail de l'esprit et du corps altéra sa santé. Puis, passer la journée avec des compagnons ignorants et grossiers lui était une rude épreuve. On le brusquait quand il restait silencieux; on lui reprochait son orgueil, et parfois même on lui cherchait violemment querelle. Cette lutte, qu'il subissait contre la destinée, finit par le terrasser; il tomba subitement malade, et le maître cordonnier, qui l'aimait comme un de ses meilleurs ouvriers, envoya chercher le plus habile médecin de la contrée.
C'était un très-savant homme qui se nommait Rothman; quand il arriva auprès du lit du pauvre Charles, celui-ci avait une grosse fièvre et était pris d'un peu de délire. Le docteur ne voulut pas l'éveiller de son sommeil pénible et se mit à étudier en silence les symptômes de la maladie; il découvrit une grande surexcitation de cerveau, et il se confirma dans son observation en voyant sur la petite table de l'apprenti ses herbiers et ses manuscrits ouverts; il lut quelques pages de ceux-ci, puis tomba tout à coup dans une longue rêverie tout en tenant le pouls du malade, qui battait très-fort.
Charles continuait à dormir, mais d'un sommeil pénible et bruyant et comme si quelque cauchemar l'avait oppressé. Il faisait pourtant un beau rêve, plus glorieux peut-être que celui qu'il avait fait une nuit sous le toit de son père, mais il n'en éprouvait pas le même contentement: ce songe lui semblait une dérision de la destinée présente; on raisonne parfois dans les rêves: il se voyait entouré de quatre hommes tout-puissants qui tenaient des sceptres et qui avaient des couronnes sur la tête; à ces couronnes, à leurs armes et aux décorations qu'ils portaient, il reconnaissait dans ces hommes le roi de Suède, le roi de France, le roi d'Angleterre et le roi d'Espagne 9. Tous quatre lui souriaient, répandaient à ses pieds des trésors et déposaient sur sa tête la couronne de la noblesse. Lui, ébloui, se débattait contre le vertige, et de là venait l'agitation de son sommeil.
Le bon docteur, plein d'anxiété, suivait toutes les phases de ce sommeil tourmenté, enfin il fit boire un calmant au malade, dont la respiration se détendit et qui bientôt s'éveilla sans effort. La fièvre cessa, grâce aux soins assidus du médecin compatissant qui s'était pris pour le pauvre ouvrier d'une grande amitié; aussitôt qu'il fut convalescent, il lui prêta les ouvrages de Tournefort, un de nos célèbres naturalistes français, et comme Charles se récriait d'admiration en en parlant au docteur:
--Vous surpasserez un jour sa renommée, s'écria celui-ci.
--Oh! que me dites-vous là! répondit l'enfant.
--Je dis, mon jeune ami, que j'ai lu vos cahiers, parcouru vos herbiers, et que vous serez un jour le premier naturaliste du monde.»
Charles le regarda d'un air de doute et de tristesse:
«Ne me raillez-vous pas? lui dit-il.
--Moi! répliqua avec feu l'excellent docteur Rothman; mais que pensez-vous là? je vous emmène avec moi, vous allez finir librement vos études à l'université de Lund, et avant peu, j'en suis sûr, vous serez professeur vous-même.»
La prédiction du bon docteur s'accomplit; à quelques années de là, la chaire de botanique de l'université d'Upsal retentissait du merveilleux enseignement du jeune professeur Charles Linné!
MOZART
NOTICE SUR MOZART.
Wolfgang-Amédée Mozart, né à Saltzbourg le 26 janvier 1756, protégé par l'empereur François Ier d'Autriche, vint en France en 1762, et toucha l'orgue devant le roi Louis XV dans la chapelle de Versailles; il n'avait pas huit ans alors; son portrait fut gravé d'après les dessins de Carmontelle. L'année suivante, il passa en Angleterre; il y fut hautement protégé par Georges III, qui, passionné pour la musique, se plaisait à en exécuter avec le jeune Allemand. Il parcourut encore les Pays-Bas et la Hollande, puis revint à Saltzbourg, où il se livra entièrement à l'étude approfondie de son art. En 1768, il reparut à la cour de Vienne, âgé de douze ans, et composa pour l'empereur Joseph II son premier opéra, la Finta semplice. Deux ans après, il fit son voyage d'Italie, d'où il écrivit un jour de Bologne cette admirable lettre d'enfant:
«Je vis toujours, toujours gai; aujourd'hui j'ai eu envie de monter à âne, car, en Italie, c'est la mode, et par conséquent j'ai pensé qu'il fallait en essayer. Nous avons l'honneur d'être en relation avec un certain dominicain qui passe pour un saint. Moi, je n'y crois pas beaucoup, parce que je le vois déjeuner d'abord avec une bonne tasse de chocolat, et puis faire passer par-dessus un grand verre de vin d'Espagne. J'ai eu l'avantage de manger avec ce saint, qui a bu bravement du vin tout le long du repas, qu'il a clos par un grand verre de vin le plus fort, par deux bonnes tranches de melon, par des pêches, des poires, cinq tasses de café, une assiette de petits fours et force crème au citron. Mais peut-être qu'il fait tout cela par mortification; cependant j'ai de la peine à le croire; ce serait trop à la fois, et puis, outre son dîner, il soigne trop bien son souper.»
A son retour en Allemagne, il se lia intimement avec Gluck et Haydn; puis il revint à Paris. Il se fixa enfin à Vienne, où il mourut à peine âgé de trente-six ans, le 5 décembre 1791. «Je meurs, dit-il, au moment où j'allais jouir de mes travaux; il faut que je renonce à mon art lorsque je pouvais m'y livrer tout entier, lorsque, après avoir triomphé de tous les obstacles, j'allais écrire sous la dictée de mon coeur.»
Les principaux opéras de Mozart sont: Don Juan, les Noces de Figaro, la Clémence de Titus, Mithridate, la Flûte enchantée, etc. Il faut citer encore, pour la musique sacrée, sa fameuse messe de Requiem, des motets, des sonates; puis des symphonies, des romances et même des valses qui sont autant de chefs-d'oeuvre.
MOZART.
En 1770, durant la semaine sainte, le pape Clément XIV officiait dans la chapelle Sixtine, entouré de ses cardinaux et d'un clergé nombreux. La chapelle était remplie de hauts dignitaires, des ambassadeurs étrangers et de quelques voyageurs d'élite admis sous leur protection. La foule qui n'avait pu pénétrer dans l'enceinte réservée se pressait dans l'immense basilique de Saint-Pierre, où retentissait le psaume lointain. C'était dans la chapelle Sixtine que des chanteurs célèbres faisaient entendre le merveilleux Miserere d'Allegri, inspiration d'un génie religieux si pure, si émouvante, et d'un caractère tellement sacré, qu'elle semble avoir été transmise au maestro par quelque apparition divine.
Tandis que le psaume montait, les cierges jaunes brûlaient et décroissaient aux candélabres à mille branches placés devant l'autel, et cette lueur mortuaire jetait ses blêmes reflets sur la grande fresque de Michel-Ange, qui semblait se mouvoir au mur. Tous ces damnés s'agitaient, torturés par la douleur; leurs traits pâles et amaigris exprimaient l'angoisse éternelle, leurs yeux versaient des larmes de sang, leurs dents grinçaient, leurs membres décharnés se tordaient, et parfois les accords aigus et déchirants du Miserere semblaient les gémissements échappés de la poitrine des spectres éperdus.
L'oeuvre de Michel-Ange apparaissait en ce moment si terrible, et pour ainsi dire si vivante, que presque tous les assistants et surtout les étrangers tournaient vers elle leurs regards avec une admiration empreinte de terreur. Un enfant seul, de douze à quatorze ans, à la taille élancée, à la figure intelligente, et dont le front haut et les grands yeux d'un bleu clair étincelaient sous sa chevelure poudrée, paraissait ne prêter aucune attention à la fresque si merveilleusement éclairée. La tête levée, et presque renversée en arrière, les yeux en extase, la bouche souriante et entr'ouverte comme pour goûter les sons qui montaient, les oreilles dressées ainsi que celles d'un chien de chasse écoutant au loin les pas du cerf qui approche, tout dans cet enfant exprimait l'attention la plus vive et la plus excitée. On devinait qu'il était en proie à une profonde émotion, et qu'il s'efforçait d'en fixer l'empreinte ineffaçable dans son âme. Placé à côté de l'ambassadeur d'Autriche, l'enfant qui écoutait ainsi restait immobile, et il semblait comme pétrifié dans sa culotte de soie blanche collante, dans son habit vert à boutons d'argent et à basques doublées de satin, et sous son jabot de dentelle qui ne frissonnait pas même sur sa poitrine bombée; mais lorsque la dernière note du Miserere d'Allegri expira, l'enfant sortit de son immobilité d'automate, il se fit comme à lui-même un signe d'assentiment, et il quitta l'église en donnant le bras à l'un des secrétaires de l'ambassadeur d'Autriche. S'il avait été immobile tout à l'heure, il était maintenant muet, il ne paraissait pas entendre les réflexions que lui faisait son compagnon sur la beauté de la cérémonie religieuse à laquelle ils venaient d'assister. Arrivé au palais de l'ambassade, le jeune adolescent en habit vert monta précipitamment dans la chambre qu'il occupait, et se mit à tracer des signes inintelligibles pour tout autre que pour lui, sur un cahier rayé qui était là sur un pupitre.
Le soir, à la table de l'ambassadeur, on parla de la cérémonie religieuse du jour, et de l'effet merveilleux qu'avait produit le Miserere d'Allegri. «Quel dommage, dit l'ambassadeur, qu'on ne puisse pas faire connaître au monde entier cette musique, où le remords et la douleur gémissent éternels et infinis! Ce chant serait moralisant par sa tristesse même; les âmes qui l'auraient entendu redouteraient de s'exposer aux douleurs qu'il exprime.
--Vous devriez bien vous servir de cet argument auprès de Sa Sainteté, répliqua l'ambassadeur de France qui dînait chez son confrère, pour obtenir une copie de cet air sacré.
--Tous nos arguments échoueraient, répondit l'ambassadeur d'Autriche; voilà plusieurs siècles que cette musique fut composée par Allegri, et jamais elle n'a retenti que sous la voûte de la chapelle Sixtine: ni rois ni empereurs n'ont pu l'obtenir des papes qui se sont succédé; ils répondaient aux requêtes royales que ce chant faisait partie du trésor sacré de Saint-Pierre et ne devait pas en sortir.»
Un sourire d'orgueil glissa sur la lèvre de l'enfant à l'habit vert, qui dînait à la table de l'ambassadeur.
Le lendemain, vendredi saint, à l'heure de l'office, on eût pu voir le même enfant à la même place que la veille, écoutant encore le fameux Miserere; mais cette fois sa tête, au lieu de se lever contemplative, était affaissée sur sa poitrine, son oeil se baissait et lisait comme à la dérobée dans son chapeau, qu'il tenait à la main, et au fond duquel il avait enroulé un cahier. Un cardinal l'aperçut, et dès lors ne cessa plus de l'observer.
Le soir, il y avait grand concert à la villa Borghèse: le palais et les jardins étaient illuminés, et une de ces belles nuits d'Italie toute ruisselante de lumières suspendait à la cime des grands arbres les étoiles comme des fruits d'or. Les statues des bosquets ressemblaient à des femmes craintives qui se cachaient pour entendre les airs mélodieux s'échappant des salons par les fenêtres ouvertes. Aux chants succédaient des morceaux de musique instrumentale. Il y eut un moment où tous les assistants se pressèrent dans la galerie des marbres: une main exercée venait de faire entendre quelques préludes sur le clavecin: «C'est lui! c'est lui! disait-on; c'est la merveille de l'Allemagne!» et chacun désignait du geste l'enfant à l'habit vert qui méditait le matin dans la chapelle Sixtine. L'ambassadeur d'Autriche se tenait près de lui, le coude appuyé sur le clavecin, l'encourageant du regard. Tout à coup, au prélude de l'instrument, la voix de l'enfant s'élève, et il entonne avec force et suavité le Miserere d'Allegri, qui jamais n'avait retenti avec plus de vérité et de précision. Tous restaient béants de surprise et d'admiration: quelques-uns criaient au miracle, d'autres parlaient de profanation et de vol.
«Pour qu'il sache aussi parfaitement ce chant, il faut qu'il l'ait écrit pendant qu'on l'exécutait, dirent plusieurs.
--Oui, oui, il l'a écrit, s'écria un cardinal, le même qui le matin avait observé l'enfant dans la chapelle Sixtine.
--Votre Éminence en est-elle bien sûre? répliqua l'ambassadeur d'Autriche, qui, tenant par la main le jeune musicien, s'approcha du cardinal.
--Mais je crois l'avoir vu, murmura Son Éminence.
--Monseigneur, vous m'avez vu lire et non écrire, répondit l'enfant respectueusement, mais avec assurance.
--Mais ce que vous lisiez, vous l'aviez écrit sans doute?
--Oui, je l'avais écrit de mémoire.
--De mémoire! impossible, car pas une note ne manque au chant que nous venons d'entendre, c'est la copie sans altération du Miserere d'Allegri.
--Sans doute, monseigneur, ajouta l'enfant, et quoi de plus simple? Cet air a tellement ému mon âme, qu'il s'est empreint en elle jusqu'à la dernière mesure. Voilà la vérité, et je vous le jure, monseigneur, par ce chant sacré.»
La foule restait confondue. Les princes et les hauts dignitaires entouraient l'enfant et le complimentaient; quelques rébarbatifs disaient:
«N'importe, il faut lui interdire de répéter ce chant et surtout de le transcrire!
--Et comment faire?
--Le pape en décidera,» dit le même cardinal à qui le petit musicien venait de faire son serment.
Le lendemain, l'enfant de génie était mandé au Vatican: le pape avait désiré le voir. Il traversait d'un pas léger et tranquille ces vastes et magnifiques salles que Raphaël a décorées, et son oeil bleu, intelligent et fier, s'arrêtait avec admiration sur les fresques immortelles dont nos jeunes lecteurs peuvent voir de belles copies au Panthéon.
Après avoir erré et attendu dans ces salles où l'attente est si facile à l'esprit, il fut introduit dans le cabinet du pape. Deux attachés de l'ambassade d'Autriche le suivaient. Clément XIV lui tendit son anneau à baiser et lui dit avec bonté:
«Est-il vrai, mon enfant, que ce chant sacré, réservé jusqu'ici pour notre seule basilique de Rome, se soit gravé dans votre mémoire à la première audition?
--C'est la vérité, saint-père.
--Et comment cela se peut-il?
--Sans doute par la permission de Dieu, répliqua naïvement le jeune artiste.
--Oui, c'est Dieu qui fait le génie, reprit le saint-père, et vous êtes évidemment, mon fils, un de ses élus. Si Dieu a permis que vous pussiez vous approprier miraculeusement ce chant, c'est que, sans doute, vous êtes destiné à en créer pour l'Église d'aussi beaux, d'aussi religieux dans l'avenir. Allez donc en paix, mon enfant.» Et il lui donna sa bénédiction, à laquelle furent ajoutés, par son ordre, de riches présents.
Cet enfant prodigieux fut Mozart, l'auteur de tant de chefs-d'oeuvre, parmi lesquels il n'est personne qui ne connaisse Don Juan et la messe de Requiem. Dès l'âge de trois ans, son père lui avait appris les premières notions musicales, et il en avait à peine six, qu'il exécutait des morceaux de clavecin devant l'empereur François Ier d'Autriche, qui le surnomma son petit sorcier, et l'associa aux jeux de l'archiduchesse Marie-Antoinette, encore enfant.
Durant ce voyage d'Italie, où nous venons de le voir à Rome donner une preuve si éclatante de son génie naissant, Mozart s'arrêta d'abord à Bologne pour voir le maëstro Martini, si célèbre dans la science du contre-point. Cet harmoniste consommé fut confondu, selon sa propre expression, des éclairs que lançait cette jeune tête, et il lui prédit avec assurance la gloire qui la couronna plus tard.
L'académie des Philharmoniques de Bologne, désirant s'associer le jeune Allemand, lui fit subir l'épreuve imposée aux récipiendaires: il fut enfermé dans une chambre où il trouva le thème d'une fugue à quatre voix. En une demi-heure le morceau fut composé, et Mozart reçut son diplôme. Personne, à son âge, n'avait obtenu avant lui cette marque de distinction.
De Bologne il passa à la cour de Toscane. Le grand-duc, ravi de l'entendre, le combla d'honneurs et de présents; la belle galerie de l'ancien palais des Médicis retentit de ses chants: on eût dit que les peintures s'animaient pour l'écouter, et la Vénus pudique semblait lui sourire. La présence de ces chefs-d'oeuvre l'inspirait: il se surpassa; jamais sa voix n'exprima avec plus d'âme ses improvisations sublimes. Il avait trouvé là une atmosphère digne de lui. Comme ces oiseaux des tropiques qui roucoulent leurs chants au milieu du triple éclat des grandes fleurs, de la lumière et des eaux murmurantes, il chantait parmi les marbres, les tableaux et le luxe éblouissant d'une cour amie des arts et des lettres.
Mais son triomphe le plus grand et le plus singulier fut à Naples. Là on ne put croire au génie naturel de l'enfant merveilleux. L'enthousiasme se changea en superstition: on prétendit, et plusieurs l'affirmèrent, que son talent magique était l'effet d'un talisman. Ne souriez pas, jeunes lecteurs; ceci n'est que la conséquence de la faiblesse de l'esprit humain. Tout ce que notre orgueil ne peut pénétrer, il le revêt volontiers de magie. Ceux qui écoutaient à Naples le petit Mozart, n'étant pas en état de le comprendre et encore moins de l'égaler, trouvaient une sorte de consolation vaniteuse à crier au sortilége.
Mozart ne faillit point à son enfance glorieuse. Nous ne le suivrons pas dans sa courte vie si bien remplie, nous dirons seulement qu'elle fut close par une composition religieuse, la fameuse messe de Requiem. Le génie d'Allegri, qui avait inspiré son enfance, vint lui sourire et l'embrasser en père au moment de sa mort. D'une main défaillante et d'une voix éteinte, il essayait cette musique funèbre qui, disait-il, serait chantée sur sa tombe. Une heure avant d'expirer, il la parcourait encore des yeux: «Ah! s'écriait-il, j'avais bien prévu que c'était pour moi-même que je composais ce chant de mort!»
WINCKELMANN
NOTICE SUR WINCKELMANN.
Jean-Joachim Winckelmann, un des plus illustres antiquaires des temps modernes, était le fils d'un pauvre cordonnier de Steindall, ville de la vieille marche de Brandebourg. L'enfant montra tout petit les plus heureuses dispositions pour tout ce qui touchait aux arts: l'architecture, la sculpture, la peinture, la musique, l'euphonie des langues l'attiraient invinciblement; il échangea ses prénoms de Jean-Joachim contre celui de Giovanni, comme plus harmonieux, et c'est toujours ainsi qu'il signa ses ouvrages. Son père comprit son intelligence sans toutefois en deviner l'aptitude particulière, et malgré son extrême pauvreté, il s'imposa des privations de tous genres pour subvenir aux dépenses que nécessitait l'éducation primaire de son fils. Malheureusement il devint infirme et dut entrer dans un hôpital.
Dans ce dénûment complet, le jeune Winckelmann aurait été réduit à entrer dans un atelier, sans l'appui que lui prêta le vieux recteur du collége de Steindall. Ce bon vieillard se nommait Toppert, il avait remarqué les merveilleuses dispositions de son élève, et en peu de temps il le vit expliquer et commenter avec la même précision que lui-même aurait pu le faire, les auteurs classiques de la Grèce et de Rome. La Grèce surtout l'attirait invinciblement. Il se passionna pour Hérodote et pour Homère; il trouvait en eux des descriptions qui lui faisaient comprendre toute la beauté de l'art grec, dont l'image l'enivrait avant même d'en avoir pu admirer les chefs-d'oeuvre; il ne rêvait qu'antiquités grecques et romaines, et souvent il entraînait ses compagnons d'études dans un champ voisin de Steindall, où l'on avait découvert des lampes et des urnes helléniques ou étrusques, et là, sous la direction du jeune Winckelmann, les écoliers faisaient de petites fouilles. Un jour Winckelmann rapporta en triomphateur deux urnes antiques qui sont encore à la Bibliothèque de Sechausen.
A l'âge de seize ans, son bienfaiteur Toppert permit à Winckelmann d'aller à Berlin commencer ce que l'on appelle en allemand des cours académiques. Bientôt le recteur du collége de Baaken lui confia la surveillance de ses enfants et lui offrit en retour chez lui le logement et la table. Winckelmann put alors économiser de petites sommes qu'il envoyait à son père qui languissait infirme dans l'hospice de Steindall. Au bout d'un an, Toppert le rappela dans cette ville et lui fit donner la place de chef des choristes. Le soir il se joignait, selon l'usage de l'Allemagne, aux pauvres écoliers qui chantaient dans les rues des cantiques et des motets. Il parvenait ainsi à grossir les petites sommes qu'il portait régulièrement à son père.
Le moment de choisir enfin une carrière arriva pour lui; on lui conseilla de se faire ministre évangélique, mais cette seule pensée l'épouvantait. Vivre dans la froide Allemagne en pasteur protestant lui semblait à jamais emprisonner sa jeunesse et son âme. Une image radieuse, celle de la Grèce antique, remplissait toute son imagination; le soleil et l'art de cette terre prédestinée brillaient devant lui: c'était comme une tentation fixe qui ne lui laissait plus de repos. A défaut de la Grèce, ne pourrait-il visiter l'Italie, qui avait hérité d'une partie des merveilles d'Athènes? Ce rêve s'empara de son esprit; pour le réaliser il aurait tout sacrifié. A force de vivre en pensée dans l'antiquité, il se passionna jusque pour ses fables. La beauté des dieux et des déesses d'Homère et la splendeur des marbres de Phidias constituèrent pour lui un idéal radieux qui lui paraissait bien supérieur aux religions qui lui avaient succédé; la grandeur et la sainteté du christianisme lui échappaient, il n'en voyait que le côté sombre et tourmenté et s'éprenait plus vivement de la sérénité de l'art grec. Insensiblement il devint païen par amour du beau.
Il quitta Steindall et passa deux ans dans l'université de Halle, poursuivant son rêve dans une pauvreté voisine de la misère: il ne vivait le plus ordinairement que de pain et d'eau. Tantôt il s'imaginait qu'il allait faire des fouilles dans les pyramides d'Égypte, tantôt qu'il remuait le sol voisin d'Olympie et en retirait les chefs-d'oeuvre enfouis de Phidias et de Lysippe. Sa seule joie durant ces années de vocation refoulée fut d'aller visiter le musée de Dresde, où il put voir enfin quelques beaux marbres antiques. Il se décida durant plusieurs années à être tour à tour précepteur dans des maisons particulières et professeur dans des institutions publiques. Enfin lassé de cette vie de contrainte, il se détermina à écrire au comte de Bunau, très-riche seigneur allemand, lettré et ami des arts. Winckelmann sollicita de lui de le placer dans un coin de sa bibliothèque; le comte lui donna aussitôt asile dans le château où cette magnifique bibliothèque était réunie, et il fut pour Winckelmann un Mécène plein de bonté. C'est alors que le jeune antiquaire s'écria: «La religion chrétienne et les muses se sont disputé la victoire, enfin les dernières l'emportent!»
Tandis que Winckelmann vivait dans ce château, pouvant se livrer exclusivement à ses chères études et posant déjà les principes de sa magnifique Histoire de l'art, le nonce du page à Dresde, vint visiter la bibliothèque du comte de Bunau, et frappé de l'érudition artistique de Winckelmann, il lui dit: «Vous devriez venir à Rome!» Ceci fut l'étincelle électrique qui fit prendre feu à son rêve. Aller à Rome, obtenir une place à la bibliothèque du Vatican, c'était à n'y pas croire. Le nonce y mit pour seule condition que Winckelmann se ferait catholique!--«Voulez-vous, lui disait-il, voir l'Apollon du Belvéder, la Vénus de Médicis, les Faunes, les Muses, Silène, etc., etc., abjurez!» Le coeur et l'esprit de Winckelmann, indifférents à tout hors à la beauté des dieux d'Homère, ne trouvèrent pas une objection.
Enfin il vit l'Italie, il résida à Rome, il séjourna à Naples et assista aux fouilles d'Herculanum. C'est à Rome qu'il écrivit tous ses ouvrages; il vécut là heureux, compris, fut nommé membre de toutes les académies de l'Italie, et celles de l'Allemagne et de Londres l'admirent dans leur sein.
Ses compatriotes, fiers de sa renommée, le prièrent de revenir en Allemagne; le grand Frédéric voulut se l'attacher. Winckelmann résista à toutes ces instances; l'Italie avec sa lumière, son ciel et ses montagnes dorées, étant désormais sa mère adoptive, il n'eût consenti à la quitter pour toujours que si la Grèce l'eût appelé. Cependant il promit à ses amis d'aller les revoir; il s'éloigna de Rome avec une grande tristesse et comme envahi par le pressentiment que ce voyage en Allemagne lui serait funeste. A mesure qu'il s'approchait des Alpes et des gorges du Tyrol, sa tristesse augmentait; les honneurs qu'il reçut à Munich, à Vienne et dans toutes les cours de l'Allemagne ne purent lui rendre la gaieté; il avait perdu son soleil et ses dieux. Le premier ministre d'Autriche mit tout en oeuvre pour l'attacher à sa cour; ses amis insistèrent, mais, dit l'un d'entre eux, nous remarquâmes qu'il avait les yeux d'un mort, et nous ne voulûmes pas le tourmenter davantage. La vie pour lui, c'était la lumière et l'art qui, de la Grèce, s'étaient réfugiés en Italie; la mort, c'était la froide et didactique Allemagne. Enfin, il en partit accablé des honneurs et des présents que les souverains lui avaient prodigués; il reprit la route de sa patrie adoptive; on ne sait quel motif le détermina à passer par Trieste pour s'y embarquer pour Ancône. Il rencontra en chemin un misérable, nommé François Archangeli, déjà repris de justice, et qui parvint à s'insinuer dans la confiance de Winckelmann, qui lui montra les magnifiques médailles d'or qu'il avait reçues des princes de l'Allemagne. Arrivé à Trieste, Archangeli se logea dans la même hôtellerie que Winckelmann. Un jour que celui-ci lisait Homère, il vit entrer dans sa chambre son compagnon de route qui le pria de lui laisser admirer encore une fois ses médailles. Winckelmann, pour le satisfaire, s'empressa de se diriger vers sa malle et de s'agenouiller pour l'ouvrir. Aussitôt Archangeli lui passe un noeud coulant autour du cou et tente de l'étrangler. Winckelmann résiste avec force, mais l'assassin lui plonge cinq coups de couteau dans le bas-ventre; un coup frappé à la porte par un enfant effraya ce misérable, qui prit la fuite en laissant là les médailles qui devaient être le prix de son crime. Les blessures de Winckelmann étaient mortelles; il expira après sept heures d'agonie le 8 juin 1768; il avait gardé jusqu'à la fin toute sa présence d'esprit. Le principal ouvrage de Winckelmann est son Histoire de l'art; ses Remarques sur l'architecture des anciens et son Recueil de lettres sur les découvertes faites à Herculanum, à Pompeïa, à Stabia, sont aussi très-appréciés des artistes et des connaisseurs.
WINCKELMANN.
Un grand homme savetier.
Nous ne connaissons rien de plus triste que l'échoppe d'un cordonnier; bientôt l'élégance et la propreté qui s'étendent dans tous les quartiers auront fait disparaître de Paris ces espèces de huttes; mais à l'heure qu'il est on peut, en cherchant bien loin, en découvrir encore quelques-unes, et d'ailleurs, dans les maisons d'ouvriers, beaucoup de loges de portiers sont de véritables échoppes. Les cordonniers, toujours assis et tirant leur fil sans désemparer, sont des portiers très-appréciés par les propriétaires. Mais parlons de la véritable échoppe: c'est habituellement une petite construction parasite en bois ou en grossière maçonnerie adossée à quelque mur de jardin, d'église ou de clôture. Une des façades de l'échoppe se compose d'un vitrage mi-partie en papier et mi-partie en verres; dans ce vitrage est comprise la porte d'entrée, basse et étroite; au-dessus d'une planche formant devanture sont suspendus quelques morceaux de cuir séchant à l'air; sur la planche sont quelques vieilles chaussures et un ou deux pots où croissent des plantes de baume vulgairement appelé basilic, dont le vif parfum mitige l'odeur forte et déplaisante du cuir.
Dans l'intérieur se trouve l'établi (tout près du vitrage) couvert de l'ouvrage commencé, des matériaux pour faire ou radouber les chaussures et des instruments de cordonnier; deux ou trois escabeaux sont autour de l'établi; dans le fond est un petit poêle et le pauvre lit du ménage, si ménage il y a; aux murs sont toujours appendus quelques gravures et un petit miroir à barbe.
C'était une échoppe pareille qu'habitait en 1729 un pauvre savetier de la petite ville de Steindall, en Allemagne. Cette échoppe était adossée contre le mur noir et moussu du jardin du collége, et bien souvent les écoliers, à l'heure de la récréation, s'amusaient à lancer des fruits ou des noix sur la pauvre habitation en criant: «Bonjour, savetier!» D'autres fois c'étaient leurs souliers à rapiécer qu'ils lui lançaient de la sorte, au risque d'être fort réprimandés par leurs surveillants; ce voisinage avait établi une sorte de connaissance entre le collége et l'honnête cordonnier, qui rapportait fidèlement les chaussures qui lui arrivaient d'une manière aussi inusitée. Insensiblement il avait obtenu la clientèle de tous ces petits démons, et elle n'était pas à dédaigner, car les mouvements turbulents de l'enfance sont la destruction des souliers.
Penché sur son établi, le pauvre ouvrier travaillait du matin au soir, malgré ses douleurs de rhumatisme aigu qui lui arrachaient parfois des cris. Il était maigre et paraissait déjà bien vieux quoiqu'il eût à peine cinquante ans; la misère et la maladie doublent les années. Des mèches de cheveux blancs pendaient sur ses tempes amaigries et contrastaient avec ses yeux perçants surmontés de sourcils noirs. Veuf et malheureux depuis plusieurs années, le pauvre homme ne souriait jamais, excepté le soir quand son fils revenait de l'école et l'embrassait en passant ses deux bras autour de son cou. Alors l'échoppe était en fête, le savetier quittait ses outils et son tablier de cuir; il lavait ses mains dans une jatte d'eau, ravivait le feu du poêle et se mettait à préparer le repas du soir comme une ménagère; des volets de bois mal joints étaient à l'intérieur poussés contre le vitrage; le père et l'enfant se sentaient chez eux, et tout en soupant ils se racontaient leur journée; l'enfant, délicat mais charmant, au visage expressif, à la chevelure blonde, disait à son père comment il apprenait chaque jour quelque chose de nouveau, et comment ses maîtres, enchantés de ses progrès, parlaient de le faire entrer au collége comme un écolier modèle. Le père, radieux, embrassait alors l'enfant, le regardait avec orgueil presque comme on regarde quelque chose de supérieur à soi, et s'écriait attendri:
«Oh! mon bon Joachim, que ne suis-je riche, je ferais de toi un homme savant et heureux!
--Je veux commencer par être savant, répliquait le petit Joachim, puis nous serons heureux après.»
Et, tout en parlant ainsi, il aidait son père à faire le ménage et demandait au pauvre bonhomme qui il avait vu et ce qu'il avait fait dans la journée. Le souper fini, le père reprenait son ouvrage et l'enfant lui faisait la lecture des livres qu'il recevait en prix à l'école. Le père l'engageait à lire parfois dans sa vieille Bible, c'était la Bible de son mariage et que sa femme en mourant avait baisée. Mais le petit Joachim préférait la lecture d'une traduction allemande d'Homère qui avait été son prix d'honneur. Insensiblement le pauvre savetier prit intérêt à ces héroïques récits qui passionnaient son fils. A chaque chant, l'enfant s'arrêtait pour peindre sa surprise et son ravissement: quel monde! quel pays! quel ciel! quels paysages! quelle beauté devaient avoir ces dieux et ces héros! Un jour il ajouta:
«Mais il manque quelque chose à ce livre!
--Eh quoi donc? demanda le père.
--Il lui manque de belles images qui fassent vivre à nos yeux ces dieux et ces déesses dont Homère chante la beauté. Oh! mon père, si nous étions riches, nous achèterions Jupiter, Junon, Mars et Vénus, Vénus surtout, que je vois toujours entourée d'une vapeur rose et se baignant dans la mer Égée!»
Le pauvre savetier écoutait son fils sans bien le comprendre, mais ce qu'il comprenait par le coeur, c'est que son fils avait des désirs que sa pauvreté l'empêchait de satisfaire, et il en souffrait chaque jour de plus en plus. Il sentait ses infirmités s'accroître, et il se disait qu'avec elles la misère augmenterait dans la pauvre échoppe. Pour ne pas attrister son fils il dissimulait sa détresse, mais quand il était seul dans la journée, de grosses larmes roulaient parfois sur ses joues amaigries. Or rien n'est déchirant comme les larmes d'un homme, et surtout d'un vieillard; il lui faut une grande angoisse, il faut qu'il souffre bien amèrement pour que sa douleur se traduise de la sorte. Le pauvre père n'avait pas d'autre joie dans sa vie de peine que de voir sourire son enfant quand il rentrait le soir de l'école; aussi s'ingéniait-il chaque jour à lui procurer quelque petite surprise qui fît pétiller ses yeux d'enfant; tantôt c'était une friandise qu'il ajoutait au souper frugal, comme aurait fait une mère; tantôt un livre qu'il achetait à quelque colporteur, se privant deux ou trois jours de fumer sa pipe (cette compagne si chère à un Allemand) pour donner cette satisfaction à son cher petit Joachim.
Depuis le soir où l'enfant avait souhaité des images au livre d'Homère, le bon savetier ne rêvait plus qu'à satisfaire son désir. Mais où trouver un Jupiter, une Junon et surtout une Vénus? Il n'y avait pas de musée à Steindall et jamais le vieillard n'avait aperçu l'image de la plus belle des déesses.
Un matin qu'il allait reporter au collége les souliers raccommodés de quelques écoliers, le portier le fit attendre dans une espèce de parloir tandis qu'il allait lui chercher le prix de son travail et d'autres chaussures à réparer. Le savetier regardait attentivement les murs de cette pièce ornée de petits cadres qui renfermaient les dessins des enfants; c'étaient quelques académies, des dieux et des héros grecs, et parmi eux deux Vénus: la Vénus de Médicis et la Vénus accroupie; en voyant ce nom de Vénus écrit au bas des deux cadres où se trouvait la belle déesse, le vieillard courbé par l'âge et la souffrance se redressa de plaisir. Le portier le trouva en extase devant ces dessins fort médiocres de deux marbres de l'antiquité.
«Que regardez-vous donc là, mon vieux, lui dit-il très-étonné, est-ce que ces deux belles femmes vous plaisent?
--Oh! oui, et je consens à vous laisser l'argent que vous alliez me remettre, si vous me permettez de les emporter.
Le portier se mit à rire aux éclats.
«Oh! ne vous moquez pas de moi, répliqua le bon savetier, c'est pour complaire à un désir de mon enfant qui ne rêve que déesses de l'antiquité.
--Et quel âge a-t-il ce petit gars? reprit le portier.
--Il a dix ans, reprit le père.
--Allons, allons, il est précoce, continua l'autre en riant toujours.
--Oh! je vous en réponds qu'il est précoce; il est toujours le premier à l'école gratuite, il sait déjà tout ce que savent les maîtres, et s'il pouvait entrer dans votre collége, je vous réponds qu'il deviendrait bientôt le plus fort des élèves. Oh! mon bon monsieur, continuait le vieillard voyant que le portier ne riait plus et l'écoutait avec attention, faites quelque chose pour lui, parlez-en à votre recteur et, en attendant, laissez-moi emporter ces images si vous n'y tenez pas trop.
--Attendez, attendez un peu, répondit le portier que flattait cet appel à sa protection, voilà trois de ceux qui dessinent qui jouent en ce moment à la balle dans la cour, ce sont eux qui m'ont donné ces images, comme vous dites; ils doivent en avoir d'autres qu'ils vous donneront volontiers, car ce sont de bons petits diables.»
Le concierge appela les trois écoliers, qui bondirent vers lui, et quand ils surent l'objet de la convoitise du savetier:
«Certainement que nous allons vous satisfaire,» s'écriaient-ils tous à la fois; et courant d'un trait à la salle de dessin, ils en revinrent rapportant des brassées d'études et d'ébauches: tenez, disaient-ils en éparpillant les feuilles aux pieds du savetier, tenez voilà des Vénus, des Nymphes et des Amours aussi, emportez tout cela pour votre enfant; puisqu'il aime instinctivement ces objets, c'est qu'il est peut-être destiné à devenir un grand peintre! Amenez-nous-le, nous le ferons examiner par notre Maître.»
L'heureux vieillard se confondait en remercîments et ne savait comment prouver sa reconnaissance; il disait au portier et aux enfants, tout en mettant en ordre les précieux dessins:
«Usez de ma pauvre industrie tant que vous voudrez, je ne prendrai plus votre argent, vous m'avez payé pour toute votre vie!»
Les écoliers se prirent à rire de cette idée.
«Allons, mon bonhomme, dirent-ils, ne songez qu'à vous réjouir, et amenez-nous demain votre petit Joachim;» et lançant leurs balles, ils regagnèrent la cour.
Le portier reconduisit jusqu'à la porte extérieure le vieillard radieux.
«A demain, lui dit-il, je vous promets de parler de votre enfant aujourd'hui même au recteur.»
Le bienheureux savetier regagna son échoppe en fredonnant un vieil air allemand. Il n'avait pas chanté depuis la mort de sa chère femme, et il fallait que son contentement fût bien grand pour qu'il éclatât par ce refrain que la pauvre défunte murmurait elle-même auprès du berceau de leur enfant.
Rentré chez lui, il ne songea pas à se remettre à l'ouvrage; il se donna vacance pour le reste de la journée; il s'enferma dans son échoppe et commença à aligner et à pendre au mur toutes ces feuilles de dessin; il voulait que son enfant en eût l'heureuse surprise en les apercevant tout à coup à son retour de l'école. Les Vénus furent placées au milieu, les amours et les personnages secondaires de chaque côté; quand cette besogne fut terminée, il sortit pour acheter son souper, et comme il avait reçu un peu d'argent du collége et que ce jour était pour son coeur une grande fête, il rapporta une oie, une tarte aux pommes et une cruche de bière. Depuis bien des années le pauvre ouvrier ne s'était pas attablé à pareil festin. Il étendit une nappe blanche sur la petite table, dressa le couvert et le repas, cacha dans un coin les savates et les outils, alluma le poêle et la petite lampe de fer et attendit avec impatience le retour de Joachim.
L'enfant entra apportant à son père un pot de giroflées que la femme du maître d'école, qui l'aimait beaucoup, lui avait donné. On eût dit que, prévoyant cette petite fête de famille, il voulait y ajouter la grâce de cette fleur.
«Qu'y a-t-il donc? dit-il en pénétrant dans l'échoppe et sans avoir aperçu les dessins pendus au mur, quel beau couvert! Attendez-vous à souper ce vieux cousin de Sechausen qui devait nous faire visite il y a un mois?
--Je n'attends que toi, et c'est toi que je fête, répliqua le père en entourant de ses bras son cher enfant. Mais regarde donc un peu, ajouta-t-il, en face de toi, à côté du tuyau du poêle.»
Joachim leva la tête et aperçut les dessins; ce fut d'abord un cri de surprise, puis une longue extase muette. Il en décrocha deux et les posa sur la table, et soutenant sa tête entre ses deux mains, il se mit à considérer les dessins avec une fixité de regard étrange. Au bas de l'un était écrit: d'après la Vénus en marbre qui est à Florence; au bas de l'autre: d'après une frise du Parthénon d'Athènes. Un de ces crayons noirs était un reflet bien imparfait de la Vénus de Médicis, l'autre d'une de ces magnifiques canéphores aux draperies flottantes qui semblaient se mouvoir sur les frises du Parthénon et qu'on peut voir aujourd'hui dans le Musée de Londres. Certes, ces dessins d'écolier ne donnaient qu'une idée bien incomplète de ces divines sculptures; le relief, les contours et les proportions de l'oeuvre primitive manquaient; il manquait surtout cette couleur dorée qui parfois donne au marbre l'animation de la vie. N'importe, ces esquisses grossières gardaient quelque chose encore de l'idéale beauté de ces merveilleuses créations de l'art. Le jeune Joachim les contemplait avec ivresse. Pour la première fois, elles rendaient palpable pour lui la beauté de la forme dont il avait tant rêvé en lisant l'Iliade. Mais ces deux oeuvres d'art dont il n'apercevait que le reflet existaient dans toute leur beauté en Grèce et en Italie. Dès lors, ces deux terres classiques du beau devinrent les mondes de ses rêves.
Le lendemain de ce jour, le vieux savetier revêtit ses habits du dimanche, il habilla son fils de son mieux et le conduisit au collége. Le portier les reçut en protecteur sûr de son fait.
«Venez, venez, mon petit ami, dit-il avec un sourire de triomphe et en prenant Joachim par la main, j'ai parlé de vous à notre excellent recteur M. Toppert, il vous attend. Et se retournant vers le savetier il ajouta: Suivez-nous, mon brave homme, vous verrez que je ne promets rien que je ne fasse.»
Il traversèrent plusieurs cours intérieures et arrivèrent au cabinet du recteur. C'était un beau vieillard à cheveux blancs, à la figure expressive et sereine; il fit approcher l'enfant avec bonté et commença à l'interroger sur ses études. Le petit Joachim répondit avec netteté, esprit et certitude sur toutes les questions; il émerveilla le recteur; parfois même il allait au delà de ses demandes; c'est ainsi que, lorsqu'il fut interrogé sur la littérature grecque, il démontra comment, dans cette admirable civilisation, la poésie et l'art avaient découlé de la religion, et dit sur l'admirable sculpture de l'antiquité des choses qu'il ne pouvait connaître encore que par intuition.
Quand le bon recteur lui demanda s'il se sentait des dispositions pour le dessin, il répondit qu'il se sentait de l'attrait, et qu'apprendre à dessiner lui serait toujours bon, ne serait-ce que pour fixer les lignes et les contours des chefs-d'oeuvre de la statuaire et de la peinture qui le frapperaient, ainsi qu'on écrit des notes sur un sujet littéraire.
Le recteur remarqua la justesse de cette réponse, et lui promit qu'il entrerait dès le lendemain dans la classe de dessin.
«Se peut-il, grand dieu! s'écria le savetier, qui jusqu'alors avait gardé le silence. Vous allez admettre mon pauvre enfant dans votre collége?
--Oui, dès ce soir revenez avec son petit bagage, c'est une chose réglée.»
Le savetier se confondait en remercîments et bénédictions.
L'enfant salua avec respect et bonne grâce le recteur, qui le baisa au front en répétant: «A ce soir, mon petit ami.»
Le père et l'enfant sortirent tout joyeux, en adressant mille remercîments au portier.
Dans le premier moment, le savetier ne voyait que l'éducation qu'allait recevoir son fils, et celui-ci ne songeait qu'à ses chères études. Mais quand ils se retrouvèrent tous deux dans la pauvre échoppe où leur affection mutuelle leur avait donné, la veille encore, de si bonnes heures, tout en faisant un paquet de ses livres, de ses chemises et de ses pauvres habits, le petit Joachim se prit à pleurer et son père étouffa de longs sanglots. Les larmes ne font pas de ravages dans la jeunesse, on dirait la rosée qui glisse sur les fleurs; mais les larmes des vieillards sont amères et destructives, elles ressemblent à ces orages qui ébranlent, déracinent et portent la mort dans la nature. Le malheureux savetier était si pâle tout en aidant à son fils, qu'il semblait frappé d'un mal subit.
«Ne plus revenir ici chaque soir pour souper avec vous et pour coucher auprès de vous, ce sera bien triste, disait l'enfant, dont les pleurs continuaient à couler.
--Il le faut bien, répliquait le père essayant de cacher sa propre défaillance, tu me donneras un bonsoir à travers le mur en me jetant par-dessus une branche d'arbre ou un petit caillou.»
L'enfant sourit de cette idée et promit de n'y pas manquer.
Ils se raffermirent le mieux qu'ils purent, et vers la nuit ils gagnèrent la porte du collége; elle se referma vite sur le petit Joachim: il avait fallu brusquer les adieux.
C'était l'heure de la récréation du soir; l'enfant fut bientôt distrait de sa tristesse par l'empressement de ses nouveaux compagnons, qui tous lui firent bon accueil. Il n'en fut pas de même du père, qui resta seul après cette séparation. En sortant du collége, il n'eut pas le courage de regagner tout de suite sa pauvre échoppe; il erra au pied des murailles qui renfermaient désormais son fils bien-aimé, et quoique la nuit fût très-froide, il en fit plusieurs fois le tour. Il lui semblait que l'enfant allait lui apparaître quelque part à travers ces pierres. Il ne se décida à rentrer que lorsque le tintement de la cloche du collége annonça l'heure du dortoir; il alluma sa petite lampe de fer, mais il n'eut pas le courage de faire du feu pour préparer son souper et pour se réchauffer; il se coucha tout transi et accablé de tristesse, et quand il voulut étendre ses pauvres membres sur son grabat, il sentit revenir plus aigu et plus poignant le rhumatisme dont il souffrait depuis tant d'années. Il passa la nuit dans une grande détresse, et lorsqu'il voulut se lever le lendemain, cela lui fut impossible: il était cloué dans son lit comme un paralytique; il entendit quelques pratiques heurter à sa porte sans pouvoir aller leur ouvrir; bientôt il entendit retentir sur sa toiture le petit caillou qui était le bonjour de son fils, et il ne put lui répondre par le chant convenu. Trois fois l'enfant recommença son signal, et toujours l'échoppe resta muette, car le pauvre homme avait la langue à moitié liée et ne pouvait plus articuler que de faibles paroles.
Mais revenons au petit Joachim: il s'était endormi la veille au soir consolé et tout joyeux de la perspective des études qu'il allait commencer le lendemain; le bon recteur, M. Toppert, lui avait fait visiter la belle bibliothèque du collége et lui avait montré de belles gravures qui rendaient bien mieux que les dessins qu'il avait d'abord admirés, les magnifiques statues de l'antiquité. Son maître lui avait permis de venir lire et étudier dans la bibliothèque, et de donner à ses instincts du beau tout leur développement. Il se sentit comme enivré en face de ce monde de la science dont il venait de franchir le seuil. Mais, quand il eut lancé sur le toit de son père le petit caillou convenu, et que la voix du vieillard ne s'éleva pas pour lui répondre, il sentit tout à coup le pressentiment de quelque malheur; il fit part de ses craintes au bon portier, et celui-ci lui promit d'aller s'informer du savetier. Bientôt après, il frappait à la porte de l'échoppe, qui était fermée en dedans: «Secouez-la fortement, dit de l'intérieur une faible voix, et elle cédera.» Le portier donna un violent choc et la porte s'ouvrit.
«Faites-moi conduire à l'hôpital, mon bon monsieur, lui dit le savetier en l'apercevant, c'est le dernier service que j'implore de votre charité; me voilà perclus de tous mes membres et incapable de travailler.»
L'autre, en l'examinant, vit bien qu'il disait vrai.
«Un peu de patience, lui répliqua-t-il, je vais vous amener le médecin du collége.
--Oh! surtout ne dites rien à mon Joachim.
--Soyez tranquille.»
Le portier, en rentrant au collége, évita l'enfant, qui d'ailleurs était en classe; il avertit le recteur de l'état du pauvre vieillard. Le recteur fit prévenir le médecin, et tous deux se rendirent à l'échoppe, Après l'examen du vieillard, le médecin décida qu'il fallait le conduire de suite à l'hôpital de Steindall, où, grâce à sa recommandation, il serait bien soigné.
«Je me charge d'avertir et de consoler votre fils, dit le recteur pour calmer les lamentations du père, et chaque dimanche après les offices il ira vous voir.»
La première entrevue fut déchirante. Cette fois ce fut le père qui dut calmer la douleur du fils, car il semblait à ce fils qu'il était ingrat et méchant de laisser dans cet asile de la misère le père qui avait entouré son enfance de soins si tendres.
«Tu ne peux rien, lui répondait le bon vieillard, tu ne peux que travailler, grandir et obtenir une place quand tu seras savant, et alors tu viendras à mon secours.
--Ah! je n'attendrai pas si longtemps, reprit l'enfant, qui prit dans son coeur une résolution subite.»
Affermi par sa volonté, il quitta son père en lui disant: «A dimanche,» avec un sourire qui signifiait: Vous serez content de moi.
Le dimanche suivant, l'enfant apporta à son père un peu d'argent qu'il avait gagné lui-même.
«Et comment? lui dit le malade attendri.
--En faisant ce que je vous ai vu faire si longtemps à vous-même, en raccommodant aux heures de récréation les souliers de mes camarades 10. Je suis allé à l'échoppe, j'y ai pris votre cuir et vos outils et je me suis mis gaiement à l'ouvrage. J'ai gagné aussi quelque petite monnaie en donnant quelques leçons aux plus jeunes du collége, je continuerai ainsi chaque semaine, et le dimanche je vous apporterai ce que j'aurai amassé. Cela vous aidera à vous faire mieux soigner. Vous pourrez avoir du tabac, de la bière, et de temps en temps de cette bonne choucroute que vous aimez tant.»
Le vieillard sourit à travers ses larmes et retint longtemps son enfant appuyé contre sa poitrine.
Un sentiment généreux et bon prête de la grandeur aux choses les plus vulgaires, aussi l'âme du petit Joachim s'élevait-elle durant ce travail grossier qui remplissait ses récréations. Tandis qu'il mettait des clous ou une pièce à de vieilles chaussures, sa pensée planait dans l'Olympe d'Homère, ou bien c'était Démosthènes qui remplissait son imagination et le faisait vivre dans cette Athènes qu'il aimait tant. Il avait commencé l'étude du grec, et il y faisait de rapides progrès. Dirigé par d'excellents maîtres qui devinèrent ses instincts, il eut bientôt sur l'art dans l'antiquité des notions très-sûres et des connaissances très-étendues. Il avait entendu dire qu'il y avait dans les environs de Steindall un champ communal où étaient enfouies des antiquités grecques et romaines, et durant les promenades du collége en dehors de la ville, il cherchait toujours à entraîner ses camarades vers ce champ précieux. Il avait acquis par son caractère et son intelligence, et surtout par ce qu'on savait qu'il faisait pour son père, un irrésistible ascendant sur ses compagnons d'études; quand il leur parla de son idée fixe de fouiller ce vieux champ romain, chacun applaudit et lui promit son concours. Les plus riches se procurèrent les instruments nécessaires: pelles, bêches, sondes; et enfin par un beau jour de printemps, durant une promenade du collége, on commença avec ardeur l'opération: c'était plaisir de voir tous ces jeunes bras s'agitant, creusant et retournant la terre; tous ces jeunes visages mouillés de sueur et regardant curieux si rien ne surgissait sous les coups de pioches rapides. Le premier jour on ne trouva que quelques petites médailles et des fragments de poteries; M. Toppert, à qui on porta les médailles, autorisa les fouilles les jours de promenade, et presque tous les élèves, Joachim en tête, coopérèrent à la seconde fouille; elle eut un beau résultat. Une charmante lampe en bronze de forme parfaite, telle que l'antiquité seule savait les faire, sortit tout à coup de terre et fut portée en triomphe au bon recteur.
A la troisième fouille, Joachim dirigea lui-même toutes les opérations; il avait réfléchi que cette lampe devait être suspendue à l'entrée d'un tombeau, et que ce tombeau devait exister puisque la lampe avait été retrouvée. Il fit donner de profonds coups de bêche dans la même direction et bientôt on sentit la pierre dure; l'ardeur des travailleurs redoubla; un tombeau fut découvert, il n'avait qu'une inscription, mais pas de sculpture; Joachim en déblaya avec ses bras l'ouverture, et il en tira radieux deux belles urnes cinéraires couvertes de bas-reliefs.
Les écoliers firent un brancard de feuillage et de fleurs pour rapporter en triomphe au collége cette magnifique trouvaille. Joachim marchait en tête, comme un général d'armée qui revient après une victoire. Il sentait qu'à cette heure ses camarades étaient ses sujets et qu'il pouvait tout leur demander.
«Oh! mes amis, leur dit-il, si d'abord nous passions à l'hôpital, j'embrasserais mon pauvre père qui serait bien heureux de mon bonheur.
--Oui! oui! à l'hôpital,» répétèrent toutes les voix; et le cortége changea de route. Il s'arrêta quelques instants dans la cour de l'hospice, puis montant un escalier roide il entra dans la chambre blanchie à la chaux et très-propre qu'occupait le pauvre infirme. Grâce au secours que son fils lui apportait chaque dimanche, il avait pu être séparé des autres malades et recevoir des soins particuliers.
Le visage blême du vieillard rayonna de joie dans son lit en voyant entrer cette troupe joyeuse conduite par son fils qu'on portait presque en triomphe comme les deux urnes.
En entendant le récit de cette découverte, le bon savetier s'écria;
«Mon cher fils, te voilà donc célèbre!»
En effet, ce fut un commencement de renommée pour le jeune Joachim. Le recteur Toppert et les autres autorités de la ville décidèrent que ces deux belles urnes antiques seraient offertes à la bibliothèque de Sechausen, et qu'on inscrirait sur le piédestal qui les supporterait:
DÉCOUVERTES PRÈS DE STEINDALL EN 1730,
PAR JOACHIM WINCKELMANN.
FIN.