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Entre Deux Ames

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The Project Gutenberg eBook of Entre Deux Ames

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Title: Entre Deux Ames

Author: Delly

Release date: January 21, 2009 [eBook #27855]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Daniel Fromont

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ENTRE DEUX AMES ***

Produced by Daniel Fromont

[Transcriber's note: Delly (pseud. de Marie Petitjean de la Rosière) (Avignon 1875 - Versailles 1947), Entre deux âmes, 1913, édition de 1913]

M. DELLY

ENTRE

DEUX AMES

PARIS

LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-EDITEURS

8, RUE GARANCIERE — 6e

Tous droits réservés

A

MONSIEUR CHARLES FOLEY

Amical et reconnaissant hommage.

ENTRE DEUX AMES

I

Les membres du Jockey-Club venaient de fêter, ce soir, la toute récente élection à l'Académie du marquis de Ghiliac, l'auteur célèbre de délicates études historiques et de romans psychologiques dont la haute valeur littéraire n'était pas contestable. Dans un des salons luxueux, un groupe, composé de ce que le cercle comptait de plus aristocratique, entourait le nouvel immortel pour prendre congé de lui, car la nuit s'avançait et seuls les joueurs acharnés allaient s'attarder encore.

De tous les hommes qui étaient là, aucun ne pouvait se vanter d'égaler quelque peu l'être d'harmonieuse beauté et de suprême élégance qu'était Elie de Ghiliac. Ce visage aux lignes superbes et viriles, au teint légèrement mat, à la bouche fine et railleuse, cette chevelure brune aux larges boucles naturelles, ces yeux d'un bleu sombre, dont la beauté était aussi célèbre que les oeuvres de M. de Ghiliac, et la haute taille svelte, et tout cet ensemble de grâce souple, de courtoisie hautaine, de distinction patricienne faisaient de cet homme de trente ans un être d'incomparable séduction.

Cette séduction s'exerçait visiblement sur tous ceux qui l'entouraient en ce moment, échangeant avec lui des poignées de main, ripostant, les uns spirituellement, les autres platement, à ses mots étincelants, qui étaient de l'esprit français le plus fin, le plus exquis, — un vrai régal! ainsi que le disait une fois de plus un de ses parents, le comte d'Essil, homme d'un certain âge, à mine spirituelle et fine, en se penchant à l'oreille d'un jeune Russe, ami intime de M. de Ghiliac.

Le prince Sterkine approuva d'un geste enthousiaste, en dirigeant ses yeux bleus, clairs et francs, vers cet ami qu'il admirait aveuglément.

A ce moment, M. de Ghiliac, ayant satisfait à ses devoirs de politesse, s'avançait vers M. d'Essil:

— Avez-vous une voiture, mon cousin?

A tous les dons reçus du ciel, il joignait encore une voix chaude, aux inflexions singulièrement charmeuses, et dont il savait faire jouer toutes les notes avec une incomparable souplesse.

— Oui, mon cher, un taxi m'attend.

— Ne préférez-vous pas que vous mette chez vous en passant?

— J'accepte avec plaisir, d'autant plus que j'apprécie fort vos automobiles.

— Venez donc en user ce soir… A demain, Michel? Je t'attendrai à deux heures.

— Entendu. Bonsoir, Elie. Mes hommages à Mme d'Essil, monsieur.

Le jeune Slave serra la main du comte et de M. de Ghiliac, qui s'éloignèrent et sortirent des salons.

Au dehors, un landaulet électrique, petite merveille de luxe sobre, attendait le marquis de Ghiliac. Il y monta avec son parent, jeta au valet de pied l'adresse de M. d'Essil, puis, s'enfonçant dans les coussins soyeux, murmura d'un ton d'ironique impatience:

— Quelle stupide corvée!

M. d'Essil lui frappa sur l'épaule.

— Blasé sur les compliments, sur l'encens, sur les adorations! Ah! quel homme!

M. de Ghiliac eut un éclat de rire bref.

— Blasé sur tout! Mais, si vous le voulez bien, parlons de choses sérieuses, mon cher cousin. Puisque nous sommes seuls, je vais vous demander un renseignement… Je ne sais si je vous ai dit que je songeais à me remarier?

— Non, mais j'ai appris indirectement que la duchesse de Versanges se montrait fort désolée, parce que vous évinciez impitoyablement ses candidates, choisies, cependant, parmi ce que notre aristocratie compte de meilleur, sous tous les rapports.

— Parfaites! Mais j'ai mon idéal, que voulez-vous!

M. d'Essil jeta un regard surpris sur le beau visage où les prunelles sombres étincelaient d'ironie ensorcelante.

— Vous avez un idéal, Elie?

Le marquis laissa échapper un petit rire railleur.

— De quel ton vous me dites cela! J'ai l'air de vous étonner prodigieusement et je soupçonne que vous me croyez incapable d'entretenir dans mon esprit de sceptique la petite flamme bleue d'un idéal quelconque. Mais le mot est impropre en la circonstance, je le reconnais, car il s'agit simplement d'un mariage de raison.

— Et vous avez choisi?…

— Personne encore, cher cousin. Je n'ai pas trouvé mon… comment dire?… Mon rêve?… Non, c'est trop éthéré encore… Mon type? C'est vulgaire… Enfin, ce que je cherche.

— Sapristi! vous êtes difficile, mon cher! Toutes les femmes sont à vos pieds et vous savez d'avance que l'heureuse élue sera l'objet de jalousies féroces.

— On n'aura pas grand sujet de jalouser celle qui deviendra ma femme, riposta tranquillement Elie.

M. d'Essil le regarda d'un air légèrement effaré.

— Pourquoi donc, mon ami?

Elie eut de nouveau ce petit rire railleur qui lui était habituel.

— Eh! n'allez pas me croire des intentions de Barbe-Bleue!… Bien qu'on ait raconté d'assez jolies choses en ce genre à propos de Fernande, ajouta-t-il avec un léger mouvement d'épaules. J'ai laissé dire, tellement c'était stupide. Aujourd'hui j'imagine qu'on n'en parle plus… Pour en revenir à la future marquise Elie de Ghiliac, j'ai voulu simplement émettre cette idée qu'aucune de ces dames ne serait peut-être très aise de mener l'existence sérieuse, retirée, que je destine à ma seconde femme.

La mine stupéfaite de M. d'Essil devait être amusante à voir, car son cousin ne put s'empêcher de rire, — d'un rire très jeune, très franc, sans aucun mélange d'ironie cette fois, et qui était fort rare chez lui.

— Vous voulez vous retirer, Elie?

— Mais non, pas moi! Je vous parle de ma femme. Allons, je vais m'expliquer…

Il s'enfonça un peu dans les coussins, d'un mouvement nonchalant. Sous la douce lueur de la petite lampe électrique voilée de jaune pâle, M. d'Essil voyait étinceler ses yeux profonds, que les cils voilaient d'ombre.

— … Je n'ai pas à vous apprendre que mon premier mariage fut une erreur. Jamais deux caractères ne furent moins faits pour s'entendre que celui de Fernande et le mien. Nous en avons souffert tous deux… et je me suis promis de ne jamais recommencer une expérience de ce genre. J'entends rester libre. Et cependant je souhaite me remarier, afin d'avoir un héritier de mon nom, car je suis le dernier de ma race. Ceci est la question principale. En outre, je ne serais pas fâché de donner une mère à la petite Guillemette, dont la santé, paraît-il, laisse fort à désirer, et dont les institutrices et gouvernantes procurent tant d'ennuis à ma mère, par suite de leur continuel changement.

— Alors, Elie?

— Alors, cher cousin, voici: je veux une jeune personne sérieuse, aimant les enfants, détestant le monde, heureuse de vivre toute l'année à Arnelles, et se contentant de me voir de temps à autre, sans se croire le droit de jamais rien exiger de moi. Je ne veux pas de frivolité, pas de goûts intellectuels ou artistiques trop prononcés. Il me faut une femme sérieuse, d'intelligence moyenne, mais de bon sens — et pas sentimentale, surtout! Oh! les femmes sentimentales, les romanesques, les exaltées! Et les pleurs, les crises nerveuses, les scènes de jalousie! ces scènes exaspérantes dont me gratifiait cette pauvre Fernande chaque fois qu'une idée lui passait par la tête!

Sa voix prenait des intonations presque dures, et une lueur d'irritation parut, pendant quelques secondes, dans son regard.

— Mais, mon cher ami, il y a tout à parier que n'importe quelle femme, si sérieuse qu'elle soit, sera éprise — et profondément éprise — d'un mari tel que vous, objecta en souriant M. d'Essil. C'est inévitable, voyez-vous.

— J'espère, si elle est telle que je le souhaite, lui faire comprendre l'inutilité et le danger d'un sentiment de cette sorte, s'adressant à moi qui serai à jamais incapable de le partager, répliqua M. de Ghiliac. Une femme raisonnable et non romanesque saisira aussitôt ce que j'attends d'elle, et pourra trouver encore quelque satisfaction dans une union de ce genre. Maintenant, venons au renseignement que je voulais vous demander: ne voyez-vous pas, parmi votre parenté et vos nombreuses connaissances de province, quelqu'un répondant à mes desiderata?

— Hum! avec des conditions pareilles, ce sera diablement difficile! Savez-vous, mon cher, qu'il faudrait une femme d'une raison presque surhumaine pour accepter de vivre en marge de l'existence mondaine de son mari, de se voir reléguée toute l'année à Arnelles, alors qu'elle pourrait être une des femmes les plus enviées de la terre, et goûter à tous les plaisirs que procure une fortune telle que la vôtre?

— J'en conviens, et au fond, je désespère presque de la découvrir.
Cependant, un hasard!… Une jeune fille très pieuse, peut-être?

— Une jeune fille pieuse hésitera à épouser un indifférent comme vous,
Elie.

— C'est possible. Cependant, j'oubliais de vous dire que je tiens essentiellement à ce point-là. Une forte piété, chez une femme, est la meilleure des sauvegardes, et la première garantie pour son mari.

— Mais vous n'admettez pas qu'elle puisse exiger la réciprocité?… dit le comte avec un léger sourire narquois. Cependant, il arrive généralement qu'une jeune personne très chrétienne tient à trouver les mêmes sentiments chez son époux. Ce sera donc là encore une difficulté de plus.

— Ah! vous allez me décourager! dit M. de Ghiliac d'un ton mi-plaisant, mi-sérieux, en saisissant entre ses doigts la fleur rare qui, détachée de sa boutonnière, venait de glisser sur ses genoux. Voyons, cherchez bien dans vos souvenirs. Ma cousine et vous avez là-bas, en Franche-Comté, en Bretagne, aux quatre coins de la France, quantité de jeunes parents, de jeunes amies…

— Oui, mais aucune ne me paraît apte à réaliser vos voeux. Un homme tel que vous ne peut vouloir d'une petite oie comme Henriette d'Erqui…

— Non, pas d'oie, mon cousin…

— Odette de Kérigny est un laideron…

— Ce n'est pas mon affaire.

— Tenez-vous à une beauté?

— Mais je n'en veux pas, au contraire! Une jolie femme est presque nécessairement coquette, elle voudrait devenir mondaine… Non, non, pas de ça! Une jeune personne qui ne soit pas à faire peur, distinguée surtout, — j'y tiens essentiellement, — bien élevée et de caractère égal, docile…

— Mon cher ami, vous êtes d'une exigence!… Voyons… voyons…

M. d'Essil appuyait son front sur sa main, comme s'il tentait d'en faire sortir une idée, un souvenir. Elie, dans une de ses mains dégantées, froissait la fleur couleur de soufre. Une tiédeur exquise régnait dans cet intérieur capitonné, où flottait un parfum étrange, subtil et enivrant, qui imprégnait tous les objets à l'usage personnel de M. de Ghiliac.

M. d'Essil redressa tout à coup la tête.

— Attendez!… peut-être… Vous serait-il indifférent d'épouser une jeune fille pauvre, mais ce qui s'appelle complètement pauvre, à tel point que vous auriez à votre charge sa famille — père, mère, et six frères et soeurs plus jeunes?

— La question d'argent n'existe pas pour moi. Mais toute cette famille serait bien encombrante.

— Pas trop, probablement, car Mme de Noclare, toujours malade, ne
quitte jamais le Jura, où ils vivent tous dans leur castel des
Hauts-Sapins, à mi-montagne, là-bas, aux environs de Pontarlier.
Valderez, la fille aînée, est la filleule de ma femme…

— Valderez?… C'est Mme d'Essil qui lui a donné ce nom?

— Oui, c'est un des prénoms de Gilberte, une Comtoise, comme vous le savez. Il ne vous plaît pas?

— Mais si. Continuez, je vous prie.

— Cette enfant s'est vue obligée, toute jeune, de remplacer sa mère malade, de la soigner, de s'occuper de ses frères et soeurs, de conduire la maison avec des ressources qui se faisaient de plus en plus minimes, car le père, une cervelle vide, a perdu sa fortune, assez gentille à l'époque de son mariage, dans le jeu et les plaisirs. Maintenant, il mène aux Hauts-Sapins une existence nécessiteuse, sans avoir l'énergie de chercher une position qui puisse enrayer sa course vers la misère noire. Il est aigri, acariâtre, et je soupçonne la pauvre Valderez de n'être rien moins qu'heureuse chez elle, entre ce père toujours murmurant et cette mère affaiblie de corps et de volonté, avec le souci constant du lendemain et les mille soins de ménage qui retombent sur elle. J'imagine, mon cher, qu'on vous considérerait là comme un sauveur.

— Comment est cette jeune fille?

— Voilà trois ans que nous ne l'avons vue. C'était à cette époque une grande fillette de quinze ans, ni bien ni mal, les traits non formés, un peu gauche et mal faite encore, mais très distinguée cependant. Des cheveux superbes, de délicieuses petites dents et des yeux extrêmement beaux. Avec cela, très sérieuse, dévouée d'une manière admirable à tous les siens, très pieuse, très timide, ignorant tout du monde, mais intelligente et suffisamment instruite.

— Eh! mais, voilà mon affaire! J'avais comme l'intuition que je découvrirais quelque chose chez vous. La famille est de bonne noblesse?

— Vieille noblesse comtoise, pure de mésalliances.

M. de Ghiliac demeura un instant silencieux, les yeux songeurs, en pétrissant entre ses doigts la fleur méconnaissable.

— D'après ce que vous me dites, elle n'aurait que dix-huit ans, reprit-il. C'est un peu jeune.

— Elle serait plus malléable.

— C'est vrai. Et si elle est sérieuse, après tout!… Habituée à vivre à la campagne, dans une quasi pauvreté, Arnelles devra lui paraître un Eden.

— Evidemment. Et je ne me la figure pas du tout romanesque. Il est vrai qu'avec les jeunes filles, on ne sait jamais… Mon cher Elie, puis-je vous demander d'avoir égard à une de mes petites faiblesses en cessant de massacrer cette pauvre fleur?

— Pardon, mon cousin, j'avais oublié…

Abaissant la vitre, il lança au dehors les pétales écrasés. Puis il se tourna vers M. d'Essil.

— Voilà ce qui s'appelle aimer les fleurs! Quant à moi, ces produits de serre, ces créations compliquées me laissent insensible. Après avoir quelque temps réjoui mes yeux de leur beauté, je les détruis sans pitié. La vraie fleur, pour moi, celle que je n'ai jamais touchée que pour en admirer la simplicité harmonieuse, c'est l'humble fleur des champs et des bois.

M. d'Essil écarquilla des yeux stupéfaits, ce qui eut pour effet d'exciter de nouveau la gaieté un peu railleuse de M. de Ghiliac.

— Juste ciel! mon pauvre cousin, je crois que je vous révèle ce soir des horizons insoupçonnés! Elie de Ghiliac devenu lyrique et sentimental! Vous n'en revenez pas… et moi non plus, du reste. Voyons, soyons sérieux. Nous parlions, non pas d'une fleur, mais de Mlle de Noclare — ce qui est tout un peut-être?

— Une fleur des champs, Elie.

La bouche railleuse eut un demi-sourire.

— En ce cas, soyez tranquille, nous la traiterons comme telle. Mais me serait-il possible de voir sa photographie?

— Ma femme en a une, datant malheureusement de trois ans. Je vous l'enverrai demain.

— Avec l'adresse exacte, je vous prie. Du moment où je suis décidé à me remarier, je veux en finir le plus tôt possible avec cet ennui. Donc, si la physionomie me plaît à peu près, d'après la photographie, je pars pour le Jura afin de voir cette jeune personne. Mais il me faudrait un prétexte, pour me présenter à M. de Noclare de votre part.

— Je vous remettrai un mot pour lui en donnant comme motif à votre voyage le désir de consulter de vieilles chroniques qu'il possède et dont je vous ai parlé.

— En vue d'un prochain ouvrage. C'est cela. J'espère qu'il aura au moins l'idée de me montrer sa fille?

— Pour plus de sûreté, ma femme pourra vous donner une commission, un petit objet quelconque, que vous serez chargé de remettre à Mlle de Noclare.

M. de Ghiliac eut un geste approbatif.

— Très bien… Cette jeune fille a une bonne santé?

— Excellente. Il n'y a pas de maladie héréditaire dans la famille, je puis vous l'assurer.

— C'est un point sur lequel je n'aurais pu passer. Décidément, je trouverai peut-être là mon affaire.

Le silence tomba de nouveau entre eux. M. de Ghiliac jouait négligemment avec son gant. Du coin de l'oeil, son parent le regardait, l'air perplexe et curieux.

— Alors, pas d'idéal, Elie? dit tout à coup M. d'Essil en se penchant vers lui.

Les paupières qu'Elie tenait un peu abaissées se soulevèrent, les yeux foncés étincelèrent, et M. d'Essil, stupéfait une fois de plus, y vit passer une flamme qui parut éclairer soudainement tout le beau visage devenu très grave.

— J'en ai tout au moins un: la patrie! dit M. de Ghiliac d'un ton calme et vibrant.

Décidément le pauvre M. d'Essil tombait aujourd'hui d'étonnement en étonnement. C'était du reste la coutume de l'insaisissable énigme qu'était Elie de Ghiliac d'interloquer les gens par les sautes étranges — apparentes ou réelles — de ses idées.

— Ah! Très bien! Très bien! fit le comte, cherchant à reprendre ses esprits. C'est un très noble idéal, cela, un des plus nobles… Et vous en avez peut-être d'autres?

— Peut-être! Qui sait! Tout arrive!

Subitement, le sceptique reparaissait, le regard redevenait ironique et impénétrable.

L'automobile s'arrêtait à ce moment devant la demeure de M. d'Essil. Celui-ci prit congé de son jeune parent, et, d'un pas encore alerte, gagna le troisième étage, où se trouvait son appartement.

En entrant chez lui, il vit, par une porte entr'ouverte, passer un rais de lumière. Il s'avança et pénétra dans la chambre de sa femme. Mme d'Essil était couchée et lisait. A l'entrée de son mari, elle tourna vers lui son visage froid et distingué, dont un sourire vint adoucir l'expression.

— Vous ne dormez pas encore, Gilberte? dit M. d'Essil en s'approchant.

— Impossible de trouver le sommeil, mon ami. Vous avez passé une bonne soirée?

— Excellente. Elie était particulièrement en verve, ce soir, vous imaginez ce qu'a été sa conversation. Quel être extraordinaire! Tout à l'heure, en venant jusqu'ici, — car il m'a ramené fort aimablement dans sa voiture, — il m'a complètement abasourdi.

— Racontez-moi cela, si vous n'êtes pas trop pressé de gagner votre lit.

— Mais pas du tout! assura M. d'Essil en s'installant dans un confortable fauteuil au pied du lit. Ah! vous ne devineriez jamais ce que je viens vous apprendre! Peut-être votre filleule, Valderez de Noclare, est-celle sur le point de faire un mariage inouï, merveilleux!

Mme d'Essil le regarda d'un air profondément étonné.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi, à brûle-pourpoint, de Valderez, quand il est question d'Elie de Ghiliac?

Le comte se frotta les mains en riant malicieusement.

— Vous ne comprenez pas? C'est bien simple, pourtant! Elie cherche une seconde femme, et je lui ai indiqué Valderez.

Mme d'Essil laissa échapper un geste de stupéfaction.

— Vous êtes fou, Jacques! Que signifie cette plaisanterie?

— Une plaisanterie? Aucunement! A preuve que j'ai mission de lui envoyer demain la photographie de votre filleule.

Et M. d'Essil, là-dessus, raconta à sa femme sa conversation avec Elie.

Quand il eut fini, elle secoua la tête.

— Ce serait, en effet, un sort magnifique pour cette enfant… Mais serait-elle heureuse dans une union de ce genre? Elie est une nature si étrange, si inquiétante!

— Aucune critique sérieuse n'a jamais pu être faite sur sa vie privée, il faut le reconnaître, Gilberte.

— C'est incontestable, et nous devons le dire bien vite à son honneur.
Mais son premier mariage n'en a pas moins été fort malheureux.

— Fernande était une si pauvre tête, une poupée vaine et frivole! Ses exaltations sentimentales, sa jalousie, sa prétention de s'immiscer dans les travaux de son mari devaient nécessairement exaspérer un homme tel que lui, qui est l'indépendance et — il faut bien l'avouer — l'égoïsme personnifiés.

— L'égoïsme, oui, vous dites bien. Et sa conduite envers sa fille, dont il ne s'occupe pas et qu'il connaît à peine? Et son scepticisme, ses habitues ultra-mondaines, son sybaritisme? Et, surtout, ce qu'on ne connaît pas de lui, ce qu'il cache derrière le charme ensorcelant de son regard, de son sourire, de sa voix?… Puis, dites-moi, Jacques, croyez-vous qu'il soit bien agréable pour une femme de voir son mari objet des continuelles adulations d'une cour féminine enthousiaste?… Surtout quand elle-même n'aurait près de lui que le rôle effacé destiné par Elie à sa seconde femme?

— Evidemment… évidemment. Je ne dis pas que tout serait parfait dans ce mariage; mais pensez-vous, Gilberte, que cette pauvre petite soit heureuse chez elle, surtout avec cette constante préoccupation de la pauvreté? Son union avec Elie ramènerait l'aisance parmi les siens. Et elle vivrait tranquille dans cet admirable château d'Arnelles, avec une tâche d'affection et de charité près d'une enfant sans mère; elle porterait un des plus beaux noms de France, jouirait du luxe raffiné dont sait si bien s'entourer Elie…

Mme d'Essil l'interrompit d'un hochement de tête.

— Si elle est restée telle qu'autrefois, ce n'est pas une nature à trouver des compensations dans des avantages de ce genre. La perspective de servir de mère à Guillemette serait probablement plus tentante pour elle, si maternelle et si dévouée près de ses frères et soeurs.

— Enfin, que pensez-vous, Gilberte?…

La comtesse réfléchit un instant, en passant ses longs doigts fins sur son front.

— C'est excessivement embarrassant! Je vous l'avoue, mon ami, Elie me parait un peu effrayant comme mari.

M. d'Essil se mit à rire.

— Allez donc dire cela à ses innombrables admiratrices! Ah! il est évident qu'il sera toujours le maître, car il s'entend à se faire obéir! Mais il est très gentilhomme, et je suis persuadé qu'une femme sérieuse et bonne n'aura jamais à souffrir de son caractère, très orgueilleux, très autoritaire, mais loyal et généreux.

— Et fantasque, et… inconnu, au fond, avouez-le, Jacques. Si j'avais une fille, la lui donnerais-je en mariage? Ce serait, en tout cas, en tremblant beaucoup.

— Hum! moi aussi! Et pourtant, j'ai l'intuition que chez lui la valeur morale est beaucoup plus grande que ne le font croire les apparences. Vous doutiez-vous, par exemple, qu'il fût un patriote ardent?

— Pas du tout, je le croyais plutôt tiède sous ce rapport.

— Eh bien! il vient de se révéler ainsi à moi tout à l'heure. Il se pourrait donc qu'il recelât d'autres surprises agréables. Mais enfin, que décidez-vous pour Valderez?

— Nous n'avons pas de raisons absolument sérieuses pour ne pas prêter les mains à ce projet, Jacques. Il y a beaucoup de contre, c'est vrai, mais beaucoup de pour aussi. Cette enfant sera impossible à marier dans sa lamentable situation de fortune. Puis, un jour ou l'autre, ils n'auront peut-être même plus de pain. Dans de tels cas, des sacrifices s'imposent devant une solution aussi inespérée que le serait une demande en mariage du marquis de Ghiliac. Si Valderez est romanesque, si elle a fait même seulement quelques-uns des rêves habituels aux jeunes filles, il est à craindre qu'elle souffre près d'Elie; mais il est bien possible qu'elle n'ait jamais pris le temps de rêver, pauvre petite! et qu'elle accepte bien simplement ce mariage de raison, cette existence sacrifiée, et la courtoise indifférence de son mari. En ce cas elle pourra trouver des satisfactions dans cette union, — quand ce ne serait que de voir les siens à l'abri de la gêne pour toujours, car Elie se montrera royalement généreux, c'est dans ses habitudes… Par exemple, une chose sera probablement fort désagréable à Valderez: c'est l'indifférence religieuse de M. de Ghiliac.

— Il s'est toujours révélé, dans ses écrits et dans ses paroles, très respectueux des croyances d'autrui, et il est bien certain que sa femme restera libre de pratiquer sa religion comme bon lui semblera.

— Oui, mais une jeune fille pieuse comme Valderez souhaite naturellement mieux que cela. Enfin, si Elie se décide de ce côté, les Noclare nous demanderont certainement des renseignements à son sujet, et nous dirons tout, le pour et le contre. A eux de décider.

— Oui, c'est la seule solution possible. J'imagine, par exemple, que la belle-mère ne sera pas cette fois jalouse de cette jeune marquise-là, comme elle l'était de Fernande, qui était assez jolie, si mondaine, et s'habillait admirablement, — tous défauts impardonnables aux yeux de la très belle et toujours jeune douairière.

— Elle n'aura guère de raisons de l'être, en effet, si Elie persiste dans la ligne de conduite qu'il vous a révélée. Du moment où sa bru ne risquera pas de l'éclipser tant soit peu et ne sera pas aimée du fils qu'elle idolâtre, elle ne lui portera pas ombrage.

— Alors, nous enverrons la photographie demain? Et maintenant, bonsoir, mon amie. Il est terriblement tard. Tâchez de vous endormir enfin.

Il baisa le front très haut où quelques rides s'entrelaçaient et fit deux pas vers la porte. Puis, se retournant tout à coup:

— C'est égal, Gilberte, je crois qu'Elie entretient une utopie en pensant pouvoir persuader à sa femme de n'avoir pour lui qu'un attachement modéré.

— Je le crains. Et c'est ce qui m'effraye pour Valderez. D'autre part, ce mariage serait pour eux une chance tellement inouïe, invraisemblable!… Ah! je ne sais plus, tenez, Jacques! Votre extraordinaire cousin me met la tête à l'envers et je suis bien sûre de ne pouvoir fermer l'oeil un instant. Envoyez la photographie… et je ne sais trop ce que je souhaite: qu'elle lui plaise ou lui déplaise.

II

M. de Ghiliac, d'un geste qui n'avait rien d'empressé, prit sur le plateau qu'un domestique lui présentait l'enveloppe sur laquelle il avait, d'un coup d'oeil, reconnu l'écriture du comte d'Essil, et la décacheta négligemment.

Il se trouvait dans son cabinet de travail, pièce immense, où tout était du plus pur style Louis XV, où tout parlait aussi des goûts de luxe raffiné, d'élégance délicate du maître de ces lieux. Aucune demeure dans Paris ne pouvait rivaliser sous ce rapport avec l'hôtel de Ghiliac, l'antique et opulent logis des ancêtres d'Elie, que celui-ci avait su transformer selon les exigences modernes sans rien lui enlever de son noble cachet. Un parent de son père, grand seigneur autrichien, lui avait légué naguère toute sa fortune, c'est-à-dire quelques millions de revenus, de telle sorte qu'Elie, déjà fort riche auparavant, pouvait réaliser ses plus coûteux caprices, — ce dont il ne se privait nullement.

Nature étrange et infiniment déconcertante que celle-là, ainsi que le déclaraient si bien M. d'Essil et sa femme! Ses meilleurs amis, que subjuguaient la séduction de sa personne et la supériorité de son intelligence, ses soeurs, sa mère elle-même, à laquelle il témoignait une déférence aimable et froide, le considéraient comme une indéchiffrable énigme. On trouvait chez lui les contrastes les plus surprenants. C'est ainsi, par exemple, que cet homme donnait le ton à la mode masculine et voyait le moindre détail de sa tenue avidement copié par la jeunesse élégante, ce sybarite qui s'entourait de raffinements inouïs, avait fait deux ans auparavant un périlleux voyage à travers une partie presque inconnue de la Chine, et de tous ses compagnons, hommes rompus cependant à ce genre d'expéditions, s'était montré le plus énergique, le plus entraînant, le plus infatigable au milieu de dangers et de privations de toutes sortes. C'est ainsi qu'hier encore le mondain sceptique avait laissé entrevoir, aux yeux étonnés de M. d'Essil, un patriote convaincu.

Les femmes l'entouraient d'admirations passionnées, auxquelles, jusqu'ici, il était demeuré insensible. Il se laissait adorer avec une ironique indifférence, en s'amusant seulement parfois à exciter, par une attention éphémère, ces jalousies féminines. De temps à autre, il engageait un flirt, qui ne durait jamais plus d'une saison. Ses amis savaient alors que le romancier avait découvert un type curieux à étudier et qu'ils le retrouveraient, disséqué avec une incomparable maîtrise, dans son prochain roman. Ironiste très fin et très mordant, il dévoilait d'un mot, dans ses paroles ou dans ses écrits, toutes les faiblesses, tous les ridicules, et ses railleries acérées, qui s'enveloppaient de formes exquises lorsqu'elles s'adressaient aux femmes, étaient redoutées de tous, car elles désemparaient les gens les plus sûrs d'eux-mêmes.

Telle était cette personnalité singulière que Mme d'Essil avait raison de trouver fort inquiétante.

En ce moment, M. de Ghiliac considérait avec attention la photographie qu'il venait de tirer de l'enveloppe. Comme l'avait dit M. d'Essil, elle représentait une fillette d'une quinzaine d'années, trop maigre, aux traits indécis, aux yeux superbes et sérieux. Une épaisse chevelure couronnait ce jeune front où le souci semblait avoir mis déjà son empreinte.

— Une photographie ne signifie rien, surtout si mauvaise que celle-ci, murmura M. de Ghiliac. Là-dessus, la physionomie ne me déplaît pas. Les yeux sont beaux, et dans un visage c'est le principal. J'irai un de ces jours là-bas, et nous verrons.

Il donna une caresse distraite à Odin, son grand lévrier fauve, qui s'approchait et posait timidement son long museau sur ses genoux. Le négrillon accroupi à ses pieds lança au chien un regard jaloux. Benaki avait été ramené d'Afrique par M. de Ghiliac, qui l'avait acheté à un marché d'esclaves, et partageait avec Odin les faveurs de ce maître impérieux et fantasque, bon cependant, mais qui ne semblait pas considérer l'enfant autrement que comme un petit animal gentil et drôle, dont il daignait s'amuser parfois, et qui mettait une note originale dans l'opulent décor de son cabinet.

Un domestique apparut, annonçant:

— Mme la baronne de Brayles demande si monsieur le marquis veut bien la recevoir.

— Faites entrer! dit brièvement M. de Ghiliac.

Il posa la photographie sur son bureau et se leva en repoussant du pied Benaki, ainsi qu'il eût fait d'Odin. Le négrillon se réfugia dans un coin de la pièce, tandis que son maître, d'un pas nonchalant, s'avançait vers la visiteuse.

C'était une jeune femme blonde, petite et mince, d'une extrême et très parisienne élégance. Ses yeux à la nuance changeante, bleus ou verts, on ne savait, brillèrent soudainement en se fixant sur M. de Ghiliac, tandis qu'elle lui tendait la main avec un empressement qui ne paraissait pas exister chez lui.

— J'avais tellement peur que vous ne soyez déjà sorti! Et je tenais tant cependant à vous voir aujourd'hui! J'ai une grande, grande faveur à vous demander, Elie.

Roberte de Grandis avait été l'amie d'enfance de la soeur aînée de M. de Ghiliac et de sa première femme. Il existait même un lien de parenté éloigné entre sa famille maternelle et les Ghiliac. De deux ans seulement moins âgée qu'Elie, elle avait, enfant, joué fort souvent avec lui. Adolescents, ils montaient à cheval ensemble, pratiquaient tous les sports dont était amateur M. de Ghiliac. Celui-ci trouvait en Roberte l'admiratrice la plus fervente; il n'ignorait pas la passion dont, déjà, il était l'objet. Mais jamais il ne parut s'en apercevoir. Lorsque, à vingt-deux ans, il épousa la fille aînée du duc de Mothécourt, Roberte crut mourir de désespoir. Elle céda peu après aux instances de ses parents en acceptant la demande du baron de Brayles, qu'elle ne chercha jamais à aimer et qui la laissa veuve et à peu près ruinée trois ans plus tard.

L'année suivante, Elie perdait sa femme. L'espoir, de nouveau, était permis. La passion n'avait fait que grandir dans l'âme de Roberte. Elle cherchait toutes les occasions de rencontrer M. de Ghiliac, elle multipliait près de lui les flatteries discrètes, les mines coquettes et humbles à la fois qu'elle pensait devoir plaire à un orgueil masculin de cette trempe. Peine perdue! Elie restait inaccessible, il ne se départait jamais de cette courtoisie un peu railleuse, un peu dédaigneuse — un peu impertinente, prétendaient les plus susceptibles — qu'il témoignait généralement à toutes les femmes, en y joignant seulement, pour elle, une nuance de familiarité qu'autorisait leur amitié d'enfance.

— Une faveur? Et laquelle donc, je vous prie? dit-il tout en désignant un fauteuil à la jeune femme, en face de lui.

Elle s'assit avec un frou-frou soyeux, en rejetant en arrière son étole de fourrure. Puis son regard admirateur fit le tour de la pièce magnifique, bien connue d'elle pourtant; et se reporta sur M. de Ghiliac qui venait de reprendre place sur son fauteuil.

— C'est une chose que je désire tant! Vous n'allez pas me la refuser,
Elie?

Elle se penchait un peu et ses yeux priaient.

M. de Ghiliac se mit à rire.

— Encore faudrait-il savoir, Roberte?…

— Voilà ce dont il s'agit: Mme de Cabrols donne le mois prochain une fête de charité. Il y a une partie littéraire. Alors j'ai conçu le projet audacieux de venir vous demander un petit acte — rien qu'un petit acte, Elie! Notre fête aurait un succès inouï de ce seul fait.

— Désolé, mais c'est impossible.

— Oh! pourquoi?

Les sourcils du marquis se rapprochèrent légèrement. M. de Ghiliac n'aimait pas être interrogé quant au motif de ses refus, sur lesquels il avait coutume de ne jamais revenir, — et cela, peut-être, parce qu'il les faisait trop souvent sous l'empire de quelque caprice lui traversant soudainement l'esprit.

— C'est impossible, je vous le répète! dit-il froidement. Vous trouverez fort bien ailleurs, et votre fête n'en aura pas moins beaucoup de succès.

— Non, ce ne sera plus la même chose! On se serait écrasé si nous avions pu mettre votre nom sur notre programme! Ce petit acte que vous aviez composé pour votre fête de l'été dernier était tellement délicieux!

— Eh bien! je vous autorise à le faire jouer de nouveau.

— Mais j'aurais voulu de l'inédit!… Quelque chose que vous auriez fait spécialement, uniquement pour… nous!

Les lèvres de M. de Ghiliac s'entr'ouvrirent dans un sourire d'ironie.

— Ah! quelque chose de fait uniquement pour "vous"? dit-il en appuyant sur le pronom, tandis que son regard railleur faisait un peu baisser les yeux changeants qui suppliaient. Voilà qui aurait flatté votre vanité, n'est-ce pas, Roberte? Vous auriez pu dire à tous et à toutes: "C'est moi qui ai décidé M. de Ghiliac à écrire cela."

Elle releva les yeux et dit d'une voix basse, où passaient des intonations ardentes:

— Oui, je voudrais que vous le fassiez un peu pour moi, Elie!

Pendant quelques secondes, les prunelles bleu sombre, ensorcelantes et dominatrices, se tinrent fixées sur elle. Cet homme, qui avait certainement toute conscience de son pouvoir, semblait se complaire dans l'adoration suppliante de la femme qui s'abaissait ainsi à mendier près de lui ce qu'il lui avait toujours refusé.

Puis un pli de dédain ironique souleva sa lèvre, tandis qu'il ripostait froidement:

— Vous êtes trop exigeante, Roberte. Je vous le répète, il m'est impossible d'accéder à votre désir. Adressez-vous à Maillis, ou à Corlier; ils vous feront cela très bien.

Une crispation légère avait passé sur le fin visage de Mme de Brayles.
Elle soupira en murmurant:

— Il le faudra bien! Mais j'avais espéré un peu… Enfin, pardonnez-moi, Elie, d'être venue vous déranger.

Elle se levait, en rajustant son étole. Son regard tomba à ce moment sur la photographie posée sur le bureau. Une soudaine inquiétude y passa, que remarqua sans doute M. de Ghiliac, car un peu d'amusement apparut sur sa physionomie.

— Je suis au contraire charmé d'avoir eu le plaisir de votre visite, dit-il courtoisement. Vous verrai-je ce soir à l'ambassade d'Angleterre?

— Mais oui, certainement! Puis-je vous réserver une danse?

— Oui, mais j'arriverai tard, je vous en préviens.

— N'importe, vous l'aurez toujours, Elie… Et je vais vous demander encore quelque chose — une de ces fleurs superbes que vous avez là. Oh! je ne sais vraiment comment font vos jardiniers de Cannes et d'Arnelles pour obtenir de pareilles merveilles!

M. de Ghiliac étendit la main et prit, dans la jardinière de Sèvres posée sur son bureau, un énorme oeillet jaune pâle qu'il présenta à Mme de Brayles.

La jeune femme enleva vivement le bouquet de violettes de Parme, attaché à sa jaquette, et le remplaça par la fleur qui allait lui permettre tout à l'heure d'exciter la jalousie des bonnes amies, et irait ensuite se cacher dans quelque livre préféré, où cette Parisienne du vingtième siècle, frondeuse et frivole, mais rendue sentimentale par l'amour, la contemplerait, et la baiserait peut-être.

Mais tandis que ses doigts gantés de blanc attachaient l'oeillet au revers brodé de la jaquette, son regard se glissa encore vers cette photographie qui l'intriguait, décidément.

Elie la conduisit jusqu'au vestibule et revint vers son cabinet. Il prit de nouveau la photographie, la considéra quelques instants…

"Elle doit être distinguée, songea-t-il. Cela me suffit. Pour ce qui lui manquera, je la formerai à mon gré. Le tout est qu'elle soit docile et suffisamment intelligente."

Sur le bureau, le bouquet de violettes était resté, oublié, volontairement ou non, par Mme de Brayles. Elie le prit et le lança au lévrier.

— Tiens, amuse-toi, Odin.

Il s'enfonça dans son fauteuil et regarda pendant quelques instants, avec un sourire moqueur, le chien qui éparpillait les fleurs sur le tapis. Puis il sonna et ordonna au domestique qui se présenta:

— Enlevez cela, Célestin… Et dites d'atteler le coupé, avec les chevaux bais.

* * *

A cette même heure, on annonçait chez Mme d'Essil la marquise de Ghiliac. Ce fut M. d'Essil qui apparut au salon, en excusant sa femme, qu'une douloureuse névralgie retenait au lit.

— Je ne l'avais pas vue, hier soir, chez Mme de Mothécourt, et je venais précisément savoir si elle était souffrante, expliqua Mme de Ghiliac.

M. d'Essil remercia, tout en songeant: "Que nous veut-elle?" car la belle et froide marquise n'avait pas coutume de se déranger facilement pour autrui.

Ils échangèrent quelques propos insignifiants, puis Mme de Ghiliac demanda tout à coup:

— Dites-moi, mon cher Jacques, ne connaîtriez-vous pas, dans vos gentilhommières de province, quelque jeune fille de vieille race, sérieuse et simple, qui puisse faire une bonne épouse et une bonne mère?

Sous les verres du lorgnon, les paupières de M. d'Essil clignèrent un peu.

— Une bonne épouse et une bonne mère? Grâce à Dieu, j'en connais plusieurs aptes à ce beau rôle!

— Oui, mais il y aurait ici un cas particulier. Elie songe à se remarier, Jacques, il m'en a parlé dernièrement. Mais il lui faudrait une jeune personne tout autre que cette pauvre Fernande. Vous connaissez sa nature, vous savez qu'il serait peine perdue de chercher à être aimée de lui. Il veut faire uniquement un mariage de raison, pour perpétuer son nom et donner une mère à Guillemette. Il ne lui faut donc pas une mondaine, une jeune fille frivole, ni une intellectuelle ou une savante.

— Oui, je sais qu'il a en horreur ce genre de femmes.

— Il faudrait que cette jeune personne acceptât de demeurer toute l'année à Arnelles, de soigner l'enfant, de ne jamais entraver l'indépendance de son mari. Elle devrait être suffisamment intelligente, car Elie n'épousera jamais une sotte.

— Je comprends… intelligence moyenne… Jolie?

Tandis que M. d'Essil posait cette question, une lueur de fine raillerie traversait ses yeux pâles qui enveloppaient d'un rapide coup d'oeil la belle marquise de Ghiliac, — oui, toujours belle et d'apparence si jeune, bien qu'elle fût plusieurs fois grand'mère.

Une contraction légère serra les lèvres fines.

— Non, pas jolie, surtout! dit-elle avec vivacité. Elle aurait peut-être en ce cas des prétentions de coquetterie qu'Elie ne tolérerait pas. Mais il ne voudrait pas non plus d'un laideron.

Un peu de regret se percevait dans le ton. L'expression malicieuse s'accentua dans le regard de M. d'Essil.

— Evidemment! Le contraste serait trop fort, dit-il en riant. Je vois ce qu'il vous faut, Herminie… non, je veux dire ce qu'il faut à Elie. Mais je dois vous apprendre que lui-même m'a parlé à ce sujet, pas plus tard qu'hier, et que je lui ai indiqué une jeune personne susceptible de lui convenir.

— Vraiment! Qui donc? dit-elle vivement.

M. d'Essil lui répéta ce qu'il avait appris la veille à Elie touchant Valderez de Noclare. Mme de Ghiliac l'écoutait avec une attention soutenue. Quand il eut terminé, elle demanda:

— N'auriez-vous pas un portrait d'elle?

— Je l'ai envoyé ce matin à Elie. Du reste, il date de trois ans.

— N'importe, on peut juger un peu…

— Eh bien, demandez à votre fils de vous le communiquer, ma chère
Herminie.

Une ombre voila pendant quelques instants le regard de Mme de Ghiliac.

— Elie a horreur que l'on s'immisce dans ses affaires, dit-elle d'un ton bref. Il ne m'a pas chargée de lui chercher une femme, je vous serai donc reconnaissante de ne pas lui parler de cette démarche. Mais je voudrais le voir remarié, à cause de Guillemette… et puis je crains toujours qu'il ne se laisse aller à faire quelque mariage dans le genre du premier. Il y a de ces coquettes si habiles!… Roberte de Brayles, par exemple, qui, entre parenthèses, se compromet vraiment par trop avec lui, comme me le faisait remarquer hier Mme de Mothécourt.

M. d'Essil eut un fin sourire.

— Rassurez-vous, Herminie, votre fils n'est pas homme à céder devant une coquette. Il lui faut rendre cette justice qu'il a une tête remarquablement organisée, sur laquelle les plus habiles manoeuvres féminines n'ont pas prise. Cette pauvre Roberte perd son temps, et, ce qui est plus grave, sa dignité. Fort heureusement, elle a affaire à un vrai gentilhomme. Mais quelle triste cervelle que celle de cette jeune femme! Certes, moi non plus, je n'aurais jamais souhaité pareille épouse à Elie!

Mme de Ghiliac se mit à rire, tout en se levant.

— Triste cervelle! Pas tant que cela! Sa passion pour Elie mise à part, c'était un fameux rêve de devenir marquise de Ghiliac, après avoir été réduite à vivre d'expédients!… Et, dites donc, Jacques, elle en ferait un aussi, votre petite pauvresse de là-bas, si elle devenait la femme d'Elie?

— Oui, la pauvre enfant! Ah! cela changerait Elie! Elle n'aura rien de mondain, celle-là, elle ne saura probablement même pas s'habiller…

— Oh! cela n'a aucune importance!… Elle doit vivre à la campagne!

Les yeux de M. d'Essil pétillèrent de malice, tandis qu'il répliquait avec une douceur imperceptiblement narquoise:

— Oh! évidemment, cela na aucune importance!… aucune, aucune!

Et, tandis qu'il accompagnait Mme de Ghiliac jusqu'à la porte, il redit encore:

— Aucune, aucune, en vérité!

III

La neige couvrait la grande cour des Hauts-Sapins, dérobant ainsi aux regards les pavés lamentablement inégaux, de même que, sur le toit du vieux castel, elle cachait de son décor immaculé le triste état des ardoises, la décrépitude des figures de pierre ornant les plus hautes fenêtres.

Et blanches aussi étaient les combes profondes, et la vallée où se blottissait le village de Saint-Savinien, blanches les sapinières escaladant les pentes abruptes, blancs encore les pâtis aujourd'hui déserts.

A travers la cour, Valderez de Noclare allait et venait, faisant craquer doucement la neige sous ses petits sabots. Elle transportait de la buanderie, vieille bâtisse lépreuse, jusque dans la cuisine, le linge du dernier blanchissage. Un tablier de toile bleue fort passée entourait sa taille, qui se devina d'une extrême élégance sous la vieille robe mal coupée. Valderez était, en effet, grande sans excès et admirablement bien faite. Le capuchon qui entourait sa tête empêchait de voir son visage; mais il était facile de constater que dans sa besogne de ménagère, elle gardait des manières d'une grâce naturelle incomparable.

Elle s'arrêta tout à coup au milieu de la cour en apercevant une toute petite fille qui venait d'apparaître sur le perron:

— Que veux-tu, ma Cécile? demanda-t-elle.

— Bertrand dit qu'il est l'heure de goûter, Valderez, fit une petite voix légèrement bégayante. Et papa se fâche parce qu'il ne trouve pas la clef du grenier aux vieux livres.

Valderez plongea vivement la main dans la poche de sa robe.

— C'est vrai, j'ai oublié de l'accrocher à sa place! Viens la chercher, Cécile.

L'enfant descendit et s'avança à petits pas pressés. Elle prit la clef que lui tendait sa soeur, mais demeura immobile, en levant vers Valderez un visage un peu inquiet.

— Eh bien! qu'attends-tu? demanda la jeune fille d'un ton malicieux.

— Mais… Bertrand voudrait bien goûter!

Un éclat de rire délicieusement jeune et frais s'échappa des lèvres de
Valderez.

— Et Mlle Cécile aussi, n'est-ce pas? Allons, rentre vite, je vais avoir fini dans cinq minutes. Ne perds pas la clef, surtout!

Elle se pencha pour ramener sur les épaules de l'enfant la petite pèlerine qui glissait. Ce mouvement fit tomber son propre capuchon, mal attaché. Entre les nuages gris pâle dont le ciel était parsemé, un rayon de soleil perça à ce moment; il éclaira triomphalement un visage aux lignes pures, un teint d'une merveilleuse blancheur, une chevelure souple, ondulée, d'un brun doré admirable.

— Valderez, un monsieur! murmura Cécile.

Son petit doigt se tendait vers la grille. Valderez tourna vivement la tête de ce côté; elle vit, derrière les barreaux, un jeune homme de haute taille, qui lui était complètement inconnu.

Au même instant, l'étranger, détournant son regard attaché sur Mlle de
Noclare, agitait la sonnette d'une main décidée.

La jeune fille eut un mouvement pour se diriger vers le logis, afin d'y déposer son linge. Mais non, elle ne pouvait faire attendre cet étranger les pieds dans la neige. Elle s'en alla vers la grille avec son fardeau, en rajustant tant bien que mal son capuchon.

Le jeune homme se découvrit en demandant:

— Suis-je bien ici aux Hauts-Sapins, chez M. de Noclare, mademoiselle?

Valderez répondit affirmativement, tout en faisant tourner la clef dans la serrure et en ouvrant un battant de la grille.

— Lui serait-il possible de me recevoir? Je viens de la part du comte d'Essil…

La physionomie sérieuse et un peu intimidée de Valderez s'éclaira aussitôt.

— Sans doute! M. d'Essil est un excellent ami de notre famille. Entrez donc, monsieur.

Il la suivit à travers la cour. Ses pénétrantes prunelles bleues l'enveloppaient d'un regard investigateur, comme pour noter le moindre de ses mouvements.

— Cécile! appela Valderez.

Mais la petite fille, intimidée, avait disparu. Valderez se tourna vers l'étranger:

— Voulez-vous monter, monsieur? dit-elle en désignant le vieux perron branlant dont la neige cachait l'état lamentable. Je vais me débarrasser de ce linge et je vous rejoins aussitôt.

Elle s'éloigna, tandis que le jeune homme, gravissant le perron, entrait dans un large vestibule aux murs de pierre grisâtre, où, pour tout ornement, se voyaient quelques vieux trophées de chasse, trois ou quatre bancs et coffres de chêne usé…

— En vérité, tout cela sent la misère! murmura-t-il en jetant un coup d'oeil autour de lui, tandis qu'il enlevait vivement l'opulente pelisse dont il était couvert et la déposait sur un des coffres.

Valderez apparut presque aussitôt, débarrassée de son tablier et de son capuchon; elle fit entrer l'étranger dans un grand salon très nu, où demeuraient, seuls vestiges d'un passé meilleur, quelques vieux meubles assez beaux et un portrait représentant un seigneur du seizième siècle portant les insignes de la Toison d'or.

— Qui devrai-je annonce à mon père, monsieur?

En adressant cette question, Valderez levait les yeux vers l'étranger. Et ces yeux d'un brun velouté, si grands et si profonds, étaient les plus beaux yeux qui se pussent voir; ils avaient une saisissante expression de fierté et de douceur et laissaient rayonner, sans ombre, l'âme pure et grave de Valderez.

— Le marquis de Ghiliac, mademoiselle, répondit-il en s'inclinant.

Elle eut un léger tressaillement de surprise et rougit un peu. Dans son regard, Elie vit passer une expression d'étonnement intense, presque incrédule. La jeune provinciale ignorante du monde avait évidemment, malgré tout, entendu parler de cette célébrité et se demandait avec stupéfaction ce qu'un homme comme lui venait faire aux Hauts-Sapins.

Elle s'éloigna d'une allure souple, extrêmement gracieuse. M. de Ghiliac s'approcha d'une fenêtre. Celle-ci donnait sur le jardin, en ce moment vaste étendue de neige. Les yeux du marquis parurent suivre pendant quelques instants les jeux du soleil sur la blanche parure des sapins.

"Il est amusant, mon cousin d'Essil, avec sa photographie datant de trois ans! songea-t-il avec un léger rire moqueur. Pour quelqu'un qui ne veut pas d'une beauté, je tombe bien! Admirable, positivement! Et combien de nos jeunes mondaines pourraient envier l'aisance si naturelle, l'élégance si aristocratique de cette petite provinciale perdue dans ses neiges et ses sapins, fagotée je ne sais comme et occupée à de pénibles besognes ménagères! Avec cela, une incomparable fraîcheur morale, certainement, car ces yeux-là ne trompent pas… une intéressante étude de caractère à faire!"

Il se détourna en entendant la porte s'ouvrir. Un homme de belle taille, maigre et distingué, les cheveux grisonnants, entrait vivement. Lui aussi avait une physionomie stupéfaite, mais visiblement ravie.

— Vraiment, monsieur! Quelle amabilité!… Par ce temps!

Dans sa surprise, il bredouillait un peu. M. de Ghiliac, sans paraître s'en apercevoir, expliqua le motif de sa visite en quelques phrases aimables et remit à son hôte une lettre de M. d'Essil.

Tandis que M. de Noclare lisait, Elie l'examinait à la dérobée. Cette physionomie mobile, aux lignes molles, laissait deviner la nature de cet homme, prodigue incorrigible, âme faible et volontaire à la fois, qui avait conduit les siens à la ruine et n'avait jamais eu le courage de tenter de remonter le courant.

— Vraiment, quelle heureuse idée a eue mon ami d'Essil de se rappeler nos vieilles chroniques! s'exclama M. de Noclare, à peine sa lecture terminée. Cela nous vaut la faveur aussi flatteuse qu'inattendue d'une visite de vous, monsieur. Hélas! je ne suis plus Parisien! Mais je sais quelle place vous tenez… Asseyez-vous, je vous en prie! Je suis désolé de vous recevoir ainsi! Ce salon est glacial…

De fait, M. de Ghiliac regrettait fort d'avoir quitté sa pelisse.

— Si j'osais?… continua M. de Noclare en hésitant. Nous passerions dans la pièce familiale, le parloir, comme disent les enfants. J'aurais le plaisir immense de vous présenter à ma femme et de vous offrir une tasse de thé. Pendant ce temps, ma fille aînée vous chercherait cette chronique; c'est elle qui se connaît dans ces vieilles choses, dont je ne m'occupe guère, je l'avoue.

— Rien ne me sera plus agréable que d'être traité sans cérémonie, monsieur, et je serai fort heureux de présenter mes hommages à Mme de Noclare.

— Alors, permettez que je la prévienne.

Il s'éloigna et revint presque aussitôt en invitant son hôte à le suivre. Ils traversèrent le vestibule et entrèrent dans une salle tendue de tapisseries fanées, ornée de vieux meubles de noyer soigneusement entretenus. Des branches de houx et de gui s'échappaient de hottes rustiques pendues à la muraille. Quelques oiseaux gazouillaient dans une cage près de la fenêtre. Dans la grande cheminée de pierre grise, un énorme feu de bûches flambait, répandant une douce tiédeur dans la vaste pièce.

Une femme d'une quarantaine d'années était étendue sur une chaise longue, près du foyer. Elle tourna vers l'étranger un visage diaphane, au regard morne et las, et lui tendit la main avec un mot gracieux murmuré d'une voix fatiguée.

M. de Noclare, très empressé, avança à son hôte le meilleur fauteuil, s'en alla à la recherche de sa fille, puis revint promptement, en homme qui ne veut pas perdre une minute d'une visite si précieuse. Il mit la conversation sur Paris, sur ses fêtes et ses plaisirs. Dans ses yeux, semblables pour la nuance à ceux de Valderez, mais si différents d'expression, M. de Ghiliac pouvait lire le regret ardent que cet homme de cinquante ans gardait de sa vie frivole d'autrefois.

Une fillette de quatorze ans, un peu pâle et fluette, mais de mine éveillée, apparut bientôt avec une assiette garnie de tartines beurrées. Derrière elle entra Valderez, chargée d'un plateau qui supportait les tasses et la théière.

— Ma fille aînée, que vous avez déjà vue tout à l'heure, monsieur, dit
M. de Noclare. Celle-ci est Marthe, la cadette.

Valderez se mit en devoir de servir le thé. Elie, tout en causant avec le charme étincelant qui lui était habituel, ne perdait pas un des ses mouvements. Nul plus que lui ne possédait ce don, précieux pour un écrivain, de saisir chez autrui les moindres nuances, en paraissant tout entier cependant à la conversation même la plus absorbante.

Valderez vint lui présenter une tasse de thé. Il la prit avec un remerciement, la posa près de lui sur une table que venait d'avancer M. de Noclare, puis, levant les yeux vers la jeune fille, il lui dit avec un sourire:

— Il ne faut pas que j'oublie, mademoiselle, la petite commission que ma cousine d'Essil m'a donnée pour vous

Il lui remit un très mince paquet entouré d'un coquet ruban, que
Valderez prit en remerciant avec une grâce timide.

Elle s'en alla à la recherche de la chronique et revint bientôt avec un rouleau de parchemins jaunis. M. de Ghiliac, s'étant excusé fort courtoisement de la déranger ainsi, se mit à parcourir les vieux papiers, tout en continuant de s'entretenir avec son hôte. De temps à autre, il s'interrompait pour demander une explication à Valderez, que son père lui avait désignée comme étant au courant des antiques chroniques du pays. Elle répondait avec beaucoup de clarté et une très grande simplicité, bien qu'au fond elle ressentît une gêne intense devant ce brillant étranger dont le superbe regard semblait vouloir fouiller jusqu'au plus profond de l'âme.

— Je regrette de ne pouvoir pousser plus loin mes recherches là dedans. Je suis sûr que j'y découvrirais des choses fort curieuses, dit M. de Ghiliac en roulant avec soin les parchemins.

— Mais emportez-les donc, monsieur! Et ne vous gênez pas pour les garder tant qu'il vous plaira! s'écria avec empressement M. de Noclare, qui semblait littéralement en extase devant lui.

— Mais je priverais peut-être mademoiselle?… dit Elie en se tournant vers Valderez.

Elle secoua négativement la tête.

— Je n'ai plus le temps de m'occuper de ces recherches. Emportez ces papiers sans crainte, monsieur.

Il s'inclina avec un remerciement, et, jetant un coup d'oeil sur la pendule, se leva en faisant observer qu'il était temps pour lui de songer au départ, s'il ne voulait manquer l'heure du train. Il prit congé de Mme de Noclare et de Valderez, et sortit du parloir avec M. de Noclare.

— Eh bien! eh bien! qu'est-ce que cela? Valderez, ne peux-tu surveiller ces enfants? s'écria M. de Noclare avec irritation.

Dans le vestibule, Cécile et un petit garçon du même âge se trouvaient près du coffre, où M. de Ghiliac avait déposé sa pelisse et s'amusaient à enfouir leur visage dans la fourrure magnifique qui ornait celle-ci.

— Mais cela n'a aucune importance, monsieur! dit Elie en riant.

Valderez était déjà là. Un peu rouge de confusion, elle prit les enfants par la main et les emmena vers une pièce voisine. Ces mots parvinrent aux oreilles d'Elie, prononcés d'un ton de douce sévérité par la voix harmonieuse de la jeune fille:

— Que c'est vilain d'aller toucher comme cela au vêtement de ce monsieur!

A quoi une petite voix enfantine répondit:

— Oh! Valderez! c'était si chaud, et ça sentait si bon!

— Vous avez de nombreux enfants, je crois, monsieur? dit Elie tandis que, ayant endossé sa pelisse avec l'aide de son hôte très empressé, il se dirigeait vers la porte du vestibule.

M. de Noclare eut un profond soupir.

— Sept! Et ma femme est de si faible santé! Sans ma fille aînée, je ne sais ce que nous deviendrions. Elle est toute dévouée à ses frères et soeurs. Mais enfin, elle peut se marier un jour ou l'autre… bien qu'une fille sans dot, hélas!… Car malheureusement la beauté ne suffit pas toujours…

— Non, pas toujours… Mais ne vous dérangez pas, monsieur! Je ne souffrirai pas que vous m'accompagniez plus loin.

En rentrant dans le parloir, M. de Noclare s'exclama avec enthousiasme:

— Quel être merveilleux! Quel chic! Quelle élégance! Tout ce que j'en avais entendu dire est encore au-dessous de la vérité. C'est un homme à tourner toutes les têtes, qu'en dites-vous, Germaine?

— Oh! pour cela, oui! répondit Mme de Noclare, que cette visite semblait avoir légèrement éveillée de sa torpeur maladive. Quelle surprise nous a faite là M. d'Essil! M. de Ghiliac est fort aimable… et fier cependant.

— Il a bien le droit de l'être! Ah! en voilà un à qui tout sourit dans la vie! murmura M. de Noclare avec un soupir d'envie.

Il se mit à marcher de long en large, les sourcils froncés, tout en aspirant un subtil parfum qui flottait encore dans l'air tiède de la pièce. Valderez venait d'entrer et s'occupait à ranger la table où elle avait servi le thé. Son père s'arrêta tout à coup devant elle.

— Dis donc, tu aurais bien pu changer de robe! dit-il d'un ton sec. Crois-tu qu'il soit convenable de te présenter avec cette vieillerie-là? Quelle opinion a dû avoir de toi M. de Ghiliac, accoutumé à toutes les élégances?

— Mais, mon père, vous savez bien que je n'ai pas eu le temps! Cette robe est vieille, c'est vrai, mais propre… Et que peut nous faire l'opinion de cet étranger? Il a bien vu aussitôt que nous étions pauvres, ce qui n'est pas un déshonneur, si nous savons conserver notre dignité.

— Ah! oui, il l'a vu!… Etre obligé de recevoir un homme comme lui dans cette maison misérable, et avec ça sur le dos! fit-il en désignant sa vieille jaquette râpée. Ses domestiques me mettraient à la porte, si je me présentais chez lui comme cela!

Il leva les épaules et reprit sa promenade à travers la salle. Quand
Valderez fut sortie, il se rapprocha de sa femme.

— Elle est extraordinaire, cette enfant-là, pour être si peu coquette!
Avec une beauté comme la sienne, pourtant!…

— Oui, elle est bien belle… elle le devient un peu plus chaque jour…

Elle s'interrompit, hésita un moment et murmura:

— Avez-vous remarqué, Louis, que M. de Ghiliac la regardait beaucoup?

M. de Noclare leva de nouveau les épaules.

— Eh! oui, il la regardait, parce qu'elle en vaut la peine! Mais vous n'allez pas vous imaginer, je suppose, qu'il va pour cela tomber amoureux de notre fille? D'abord, il a, paraît-il, un coeur rien moins qu'inflammable; ensuite, il manque tant de choses à notre pauvre Valderez pour plaire à un homme comme lui, mondain raffiné, grand seigneur des pieds à la tête, et si admirablement intelligent! Puis il appartient à notre plus haute aristocratie, il est fabuleusement riche… et nous ne sommes que de pauvres hobereaux ruinés, bons tout au plus à exciter sa pitié dédaigneuse, acheva M. de Noclare d'un ton âpre.

IV

C'était jour de grand repassage aux Hauts-Sapins.

Dans l'immense cuisine voûtée, Valderez maniait diligemment le fer, tandis que Cécile et Bertrand, les deux blonds jumeaux de sept ans, jouaient dans un coin de la pièce, près de la vieille Chrétienne, l'unique servante des Noclare, occupée à éplucher des légumes pour le repas du soir.

Un pli profond barrait le beau front de Valderez. Tout en travaillant, elle refaisait mentalement le compte des dépenses du dernier mois. Malgré une économie de tous les instants, ces dépenses dépassaient la modique somme dont disposait la jeune fille. Il est vrai que M. de Noclare exigeait pour lui une nourriture plus soignée, il lui fallait du vin, des cigares… Et aujourd'hui la pauvre Valderez se trouvait toute désemparée en s'apercevant qu'elle avait des dettes. C'était peu de chose, mais jusqu'ici, au prix de maints prodiges, de fatigues et de privations personnelles, elle avait réussi à équilibrer le maigre budget.

En outre, depuis la visite de M. de Ghiliac, son père était plus sombre, plus acariâtre. La vue de ce privilégié, comblé de tous les dons de la fortune, pouvant user à son gré des plaisirs dont demeurait avide M. de Noclare, semblait avoir réveillé touts les amertumes de cette âme faible. De plus, depuis quelques jours, un souci plus grand paraissait peser sur lui, et Valderez se demandait avec angoisse si leur lamentable situation pécuniaire n'avait pas encore empiré.

— Le facteur est passé! Il y a une lettre pour toi, d'Alice d'Aubrilliers, dit Marthe, qui entrait dans la cuisine. Et papa a une lettre de Paris, avec une enveloppe gris pâle, si joliment satinée! Il y a dessus une toute petite couronne de marquis. C'est probablement de M. de Ghiliac, ne penses-tu pas, Valderez?

— Je n'en sais rien, petite curieuse.

Le bref passage d'Elie de Ghiliac avait laissé une grande impression dans l'esprit de tous; seule, Valderez n'y songeait plus dès le lendemain, car, en vérité, elle avait bien autre chose à faire et bien d'autres soucis en tête!

Elle prit la lettre que Marthe lui tendait et qui était d'une amie, dont les parents, autrefois voisins des Hauts-Sapins, habitaient depuis quelques mois Besançon.

— Ah! Alice se marie! dit-elle, après avoir lu les premières lignes.

— Avec qui, Valderez?

— Un avocat de Dijon, M. Vallet, — un jeune homme très sérieux, bon chrétien et d'excellente famille, me dit-elle.

— Mais il n'est pas noble!

Valderez eut un léger mouvement d'épaules.

— Qu'est-ce que cela, du moment où les qualités principales se trouvent réunies? Alice semble si heureuse!

— Alors, tu ne regarderais pas non plus à épouser un roturier?

— Non, pourvu qu'il fût de même éducation que moi, et de mentalité semblable. Il faut rechercher d'abord le principal, ma petite Marthe, et ne pas trop s'entêter aux considérations secondaires… Mais il est peu probable que des filles pauvres comme nous aient à s'inquiéter de ce sujet-là, ajouta-t-elle avec un sourire pensif.

— Bah! pourquoi pas? dit Marthe en exécutant une pirouette.

Elle se trouva en face de Chrétienne, qui pelait ses légumes d'un geste automatique.

— Dis, Chrétienne, que nous trouverons bien à nous marier?

La vieille femme arrêta son travail, elle leva vers Marthe un visage sévère et morose, sillonné de rides.

— Faudra voir… Et puis, tu seras aussi bien ici, va, plutôt que de t'attacher la chaîne aux bras. C'est comme Valderez, il vaut mieux pour elle qu'elle reste aux Hauts-Sapins, bien qu'elle n'y soit pas toujours sur des roses. Le mariage, c'est la misère… Oui, ma fille, je te le dis, fit-elle d'un ton grave, en étendant la main vers Valderez.

— Souvent, oui… Mais enfin, Chrétienne, chacun doit suivre sa voie en ce monde! répondit Valderez en secouant doucement la tête.

— Bien sûr! Tu dis des choses impossibles, Chrétienne! s'écria vivement Marthe. Nous nous marierons, nous serons très heureuses, et toi tu en seras pour tes fâcheuses prédictions. Crois-tu que notre Valderez n'est pas assez belle pour être épousée par un prince?

Chrétienne posa son couteau sur ses genoux, elle croisa les mains et leva vers Valderez ses yeux ternis par l'âge.

— Ma fille, si jamais un homme t'épousait pour ta beauté seulement, je te plaindrais. Car la beauté s'en va, et alors vient l'abandon. Tu mérites mieux que cela, Valderez, parce que ton âme est plus belle encore que ton visage.

Ces paroles étaient extraordinaires dans la bouche de la vieille servante, généralement taciturne et plus portée à adresser à ses jeunes maîtresses des observations moroses que des compliments. Valderez et Marthe la regardaient avec surprise. Elle étendit sa main vers l'aînée…

— Va, ma fille, je prierai pour toi, dit-elle solennellement.

Et, reprenant son couteau, elle se remit à l'épluchage de ses légumes.

Marthe s'éloigna, et Valderez, ayant rapidement parcouru la lettre de son amie, se remit à l'ouvrage. Mais à peine avait-elle donné quelques coups de fer que la porte s'ouvrit, livrant passage à M. de Noclare, très rouge, tout émotionné…

— Viens vite, Valderez, j'ai à te parler, dit-il d'une voie étranglée.

— Qu'y a-t-il? s'écria-t-elle, déjà anxieuse.

Sans répondre, il l'entraîna vers le parloir. Elle eut une exclamation d'inquiétude en apercevant sa mère à demi évanouie sur sa chaise longue.

— Oh! ce n'est rien du tout!… c'est la joie! dit M. de Noclare en voyant Valderez se précipiter vers elle. Un événement si inattendu, si incroyable, si… si…

— Quoi donc? demanda machinalement Valderez, tout en mettant un flacon de sels sous les narines de sa mère.

— Une demande en mariage pour toi! Devine qui?

— Une demande en mariage! dit-elle avec stupéfaction. Je ne vois pas qui… nous ne connaissons personne…

— Ah! tu ne connais pas le marquis de Ghiliac? dit M. de Noclare d'une voix qui sonna comme une fanfare triomphale.

— Le marquis de Ghiliac!

Le flacon glissa des mains de Valderez, et se brisa sur le parquet. La jeune fille, se redressant, regarda son père d'un air incrédule.

— Voulez-vous dire, mon père, que… ce soit lui?

— Oui, c'est lui!… lui qui m'a écrit pour demander ta main,
Valderez, ma fille bien-aimée!

Il lui avait saisi les mains entre les siennes, qui tremblaient d'émotion. Valderez, dont le visage s'empourprait, murmura:

— Mais, mon père… je ne comprends pas…

— Comment! tu ne comprends pas? N'ai-je pas été suffisamment clair?
Faut-il encore te répéter que le marquis de Ghiliac demande la main de
Valderez de Noclare?

Mme de Noclare ouvrait en ce moment les yeux. Elle étendit les mains vers sa fille en balbutiant:

— Mon enfant, combien je suis heureuse! Un tel mariage! Un rêve invraisemblable!

Valderez, devenue subitement très pâle, appuya sa main tremblante au dossier d'une chaise. Il n'y avait pas trace, sur son beau visage, de la joie débordante dont témoignait la physionomie de ses parents. C'était bien plutôt de l'effroi qui se mêlait à sa stupéfaction.

— Comment M. de Ghiliac peut-il désirer épouser une personne aperçue pendant une heure au plus? dit-elle d'une voix qui tremblait légèrement. Il ne me connaît pas…

M. de Noclare éclata de rire.

— Es-tu neuve dans la vie, ma pauvre Valderez! La moitié des mariages se font ainsi. D'ailleurs M. de Ghiliac est de ceux qui jugent les gens d'un coup d'oeil… Et puis, petite naïve, ne sais-tu pas que tu es assez belle pour produire le fameux coup de foudre? Cependant, ta surprise est compréhensible, car, malgré tout, il était impossible de rêver pareille chose! Un homme célèbre comme lui, et tellement recherché, et follement riche! Avec cela, il est l'unique héritier de son grand-oncle, le duc de Versanges, dont le titre lui fera également retour…

Un geste de Valderez l'interrompit.

— Ces considérations me paraissent bien secondaires, mon père. Je vois autre chose dans le mariage…

— Oui, oui, nous savons que tu fais la sérieuse, la désintéressée. Eh bien! lis la lettre de M. de Ghiliac, tu verras les raisons dont il appuie sa demande.

Valderez prit la feuille gris pâle, d'où s'exhalait ce parfum léger, subtil, qui avait persisté l'autre jour dans le parloir, après la visite de M. de Ghiliac. Elle parcourut rapidement la missive, dans laquelle il sollicitait sa main en termes élégants et froids, déclarant qu'il espérait trouver en Mlle de Noclare, fille et soeur si parfaitement dévouée, l'épouse sérieuse cherchée par lui, et une mère toute disposée à aimer la petite fille qu'il avait eue de son premier mariage.

"Mademoiselle votre fille n'aurait pas à craindre de voir beaucoup changer ses habitudes en devenant marquise de Ghiliac, ajoutait-il. Je n'aurais aucunement l'intention de l'astreindre à la vie mondaine, si déplorable à tous points de vue. Elle vivrait avec ma fille au château d'Arnelles, où son existence serait très calme, — presque autant qu'aux Hauts-Sapins. Avant toute chose, je recherche une jeune personne raisonnable et bonne, — et telle m'a apparu Mlle de Noclare."

Ce qui, dans le ton de cette lettre, avait échappé au père et à la mère, fous d'orgueil et de joie, se précisa nettement dans l'esprit de la jeune fille: elle saisit, sous les phrases correctes de l'homme du monde, la froideur absolue, — probablement aussi profonde que l'était sa propre indifférence à l'égard d'Elie de Ghiliac. En admettant que celui-ci eût ressenti le coup de foudre, il n'avait su aucunement le montrer, en dépit de son habileté littéraire.

De cette flatteuse demande en mariage, il se dégageait clairement ceci: le marquis de Ghiliac cherchait une mère pour sa fille, il pensait la trouver en cette jeune fille pauvre, accoutumée à une existence austère et au soin des enfants. Par M. d'Essil, il avait eu les renseignements nécessaires, et, ne songeant qu'à un mariage de raison, ne s'attardait pas en phrases inutiles à l'égard de cette humble petite provinciale, à laquelle il faisait l'honneur d'offrir son nom, un des plus glorieux de l'armorial français.

Valderez comprit aussitôt tout cela, un peu confusément, car elle était inexpérimentée, et elle n'avait jamais eu le loisir ni l'idée de réfléchir sur la question du mariage, considéré par elle comme à peu près inaccessible.

Elle tendit silencieusement à son père l'élégante missive dont le parfum l'impressionnait désagréablement.

— Eh bien! qu'en dis-tu? N'est-il pas sérieux? Il ne veut pas d'une mondaine, tu vois… ce qui n'empêchera pas qu'une fois mariée, tu l'amèneras à faire ce qui te plaira. Ce ne serait pas la peine d'avoir une position comme celle-là pour n'en pas profiter!

— Vraiment, vous me connaissez bien peu, mon père! La perspective de cette vie calme et de ce devoir à remplir près d'une enfant sans mère m'attirerait au contraire, si… si ce n'était "lui".

— Comment, si ce n'était pas lui? s'exclama M. de Noclare, tandis que sa femme se redressait un peu pour regarder Valderez d'un air stupéfait.

— Oui, car il ne me plaît pas, et je ne crois pas pouvoir ressentir de sympathie à son égard.

— Il ne te plaît pas! bégaya Mme de Noclare. Lui qu'on appelle le plus beau gentilhomme de France!

M. de Noclare, un moment abasourdi, eut un mordant éclat de rire.

— En vérité, Valderez, as-tu donc quelque chose de dérangé là? dit-il en se frappant le front. On t'en donnera, un prétendant de cette espèce! Une pareille demande ne se discute même pas On l'accepte comme une de ces chances inouïes dont on n'aurait jamais osé avoir l'idée. Ah! il ne te plaît pas, cet homme qui n'aurait qu'à choisir parmi les plus nobles et les plus opulentes! Folle créature, combien de femmes, portant les plus grands noms d'Europe, appartenant même à des familles souveraines, exulteraient de bonheur si cette demande leur était adressée! Tu ne l'as donc pas regardé, ou bien tu étais aveugle, l'autre jour, pour venir nous dire cette insanité: "Il ne me plaît pas!"

Comme beaucoup de natures faibles, M. de Noclare était violent à l'égard de ceux sur qui il exerçait une autorité. Valderez voyait poindre l'orage. Néanmoins, elle continua courageusement:

— J'ai voulu dire, mon père, que sa seule vue suffit à me persuader que rien — goûts, habitudes, éducation — n'est commun entre nous. Il est, avez-vous dit vous-même, extrêmement mondain; on le devine aussitôt, rien qu'à sa tenue, raffiné en toutes choses, jusqu'à l'excès peut-être… Et ce pli railleur des lèvres que vous avez sans doute remarqué…

— Allons, je vois que ma pieuse fille sait fort bien observer et juger son prochain! interrompit M. de Noclare avec une irritation sarcastique. Mais tout cela, ce sont des enfantillages! Parlons sérieusement, Valderez.

— Je suis absolument sérieuse, mon père. Le sujet est trop grave pour qu'il en soit autrement. Je vous avoue, en toute franchise, que M. de Ghiliac m'inspire une sorte d'effroi et que je ne crois pas possible, en ce cas, de devenir sa femme.

Elle prononçait ces derniers mots d'une voix tremblante, car elle savait d'avance quelle fureur elle allait déchaîner. Mais elle savait aussi que, loyalement, elle devait les dire.

— Valderez! gémit Mme de Noclare.

Un flot de sang était monté au visage de M. de Noclare. Il posa sur l'épaule de sa fille une main si dure que Valderez chancela.

— Ecoute, dit-il d'une voix sifflante, je vais te dire les conséquences d'un refus de ce genre. J'avais engagé les quelques fonds qui nous restaient dans des opérations financières paraissant annoncer des chances sérieuses. Ces jours derniers, j'ai appris que cette affaire périclitait. Si j'en retire le quart, je devrai m'estimer satisfait. Alors, ce sera la misère, comprends-tu, Valderez? la misère noire. Les Hauts-Sapins seront vendus pour un morceau de pain et nous irons mendier sur les routes.

Valderez, écrasée par cette révélation, demeurait sans parole. Il poursuivit:

— Si tu épouses M. de Ghiliac, tout change, car naturellement, celui-ci ne laissera pas dans le besoin les parents de sa femme, il pourvoira à l'éducation des enfants…

— Non, non, pas cela! je travaillerai, je ferai n'importe quoi… mais ne me demandez pas cela! dit-elle d'une voix étranglée.

— Je serais curieux de savoir comment tu parviendrais à nourrir tes frères et soeurs, ainsi que ta mère et moi! riposta ironiquement M. de Noclare. Ne nous débite pas de pareilles sottises, je te prie.

Valderez baissa la tête. C'était vrai, ce qu'elle pouvait n'était à peu près rien et ne parviendrait pas à combler la centième partie du gouffre ouvert par l'imprévoyance paternelle.

— Ce mariage est donc pour nous une invraisemblable planche de salut. Il nous donnera enfin la sécurité, il assurera brillamment ton avenir en faisant de toi une des plus grandes dames de France.

— Oh! moi! murmura Valderez d'un ton brisé.

Elle rencontra le regard de sa mère, suppliant et pathétique. Là non plus, elle ne trouverait pas d'appui. Mme de Noclare était une âme faible unie à un corps fatigué; jamais elle n'avait eu d'autre volonté que celle de son mari, jamais elle n'avait su diriger ses enfants, et c'était l'aînée, admirablement douée moralement, qui assumait les responsabilités de l'éducation de ses frères et soeurs. Pour sa mère, Valderez avait une affection inconsciemment protectrice, mêlée de compassion et de respect, elle s'ingéniait à lui enlever les moindres soucis. Aussi comprit-elle aussitôt la signification de ce regard.

— Le voulez-vous donc aussi? murmura-t-elle, le coeur serré, en se penchant vers Mme de Noclare.

— Si je le veux! Mais ce sera le repos pour nous tous, mon enfant! Te savoir si bien mariée!… Et nous à l'abri du besoin! Il n'y a pas à hésiter, voyons, Valderez!

— Si, je dois réfléchir, dit fermement la jeune fille en se redressant et en se tournant vers son père. Une telle décision ne peut être prise inconsidérément. D'ailleurs, ne faut-il pas avoir des informations auprès de M. d'Essil? Nous ne savons rien de M. de Ghiliac… rien, pas même s'il a quelques sentiments religieux, et si sa femme pourrait voir ses convictions respectées.

M. de Noclare eut un geste impatient.

— Eh! te figures-tu qu'il soit un sectaire? Il est catholique, naturellement, comme tous les Ghiliac; quant à être pratiquant, c'est chose peu probable. Mais il ne faut pas trop demander et faire la petite exagérée. Du reste, je vais écrire à M. d'Essil, s'il ne faut que cela pour te décider. En attendant sa réponse, tu réfléchiras à ton aise. Mais n'oublie pas qu'il s'agit pour nous de la misère ou de la sécurité, selon le parti que tu prendras.

V

Oh! non, elle ne devait pas l'oublier, pauvre Valderez! Toute la nuit se passa pour elle à tourner et à retourner dans son esprit la pénible alternative: ou la misère pour tous et la vie devenue un enfer pour elle par suite du ressentiment de son père — ou le mariage avec cet étranger.

Pourquoi donc cette dernière solution lui inspirait-elle une telle crainte? Elle ne savait pas le définir clairement. Nature rare et charmante, très mûre sur certains points par les responsabilités qui lui incombaient, et par son existence sévère, elle avait conservé sur d'autres l'exquise simplicité, la fraîcheur d'impressions d'une enfant. L'extrême sérieux de son caractère, sa piété profonde la préservaient en outre de toute tendance romanesque, et de tous désirs de luxe et de vanité. Aussi, à cette première visite de M. de Ghiliac, avait-elle été moins frappée de l'extérieur séduisant de cet étranger, qu'impressionnée par ce qu'il y avait en cette physionomie, dans ce regard et ce sourire, d'énigmatique et d'inquiétant. Puis, ainsi qu'elle l'avait dit à son père, elle l'avait deviné aussitôt entièrement différent d'elle-même, la pauvre petite Valderez, habituée à la pauvreté, aux durs labeurs du ménage, ne connaissant rien des raffinements de la coquetterie, si opposée dans tous ses goûts aux femmes de son monde. Etait-il possible qu'elle devînt l'épouse de ce brillant grand seigneur? L'incompatibilité ne serait-elle pas trop forte entre eux?

Telle fut la question qu'elle adressa le lendemain matin au bon vieux curé de Saint-Savinien, lorsque, après une nuit d'insomnie, elle se rendit à l'église pour lui demander conseil.

— Voilà, ma pauvre petite, une alternative bien grave, dit le prêtre en secouant la tête. Quant à ce point-là, il me semble que vous ne devez pas trop vous en inquiéter, puisqu'il vous prévient lui-même que vous n'aurez pas une existence mondaine. C'est donc qu'il souhaite avant tout une épouse sérieuse, ce qui est tout à son honneur et doit vous inspirer confiance.

— Mais puis-je, loyalement, accepter sa demande, lorsque je n'ai pour lui que de l'indifférence — même plus que cela, une sorte de défiance?

— Ceci est plus grave. Pourquoi cette défiance, mon enfant?

— Je ne sais trop, monsieur le curé… Il est si différent des hommes que j'ai vus jusqu'ici! Son regard a une expression que je ne puis définir, qui attire et trouble à la fois. Puis, sous ses façons aimables, il est froid et hautain… et je crains qu'il ne soit très railleur, très sceptique. Enfin, monsieur le curé, pour résumer tout, je ne le connais pas, et c'est cet inconnu qui me fait peur.

— M. d'Essil ne pourrait-il vous donner des renseignements?

— Mon père va lui écrire. C'est un homme sérieux et loyal, il dira ce qu'il sait, certainement. La question religieuse me tourmente aussi. Je m'imagine que M. de Ghiliac est un incroyant.

— Ma pauvre petite, votre cas est bien épineux! Il ne s'agirait que de vous, je dirais: refusez, puisque l'idée de cette union vous inspire tant de crainte. Mais il y a les vôtres… On vous demande un sacrifice. Vous êtes assez forte pour le faire, Valderez. Mais il s'agit de savoir si vous en avez le droit. Le mariage est un sacrement avec lequel on ne doit pas jouer. Vous ne pouvez accepter la demande de M. de Ghiliac que si vous êtes résolue non seulement à remplir tous vos devoirs envers lui, mais encore à chasser cette crainte, cette défiance et à faire tous vos efforts pour l'aimer, ce qui est un précepte divin. Si vous ne vous en croyez pas capable, alors dites non, quoi qu'il doive vous en coûter.

Elle serra l'une contre l'autre ses mains froides et tremblantes.

— Je ne sais pas! murmura-t-elle. Si, au moins, j'avais pu le connaître un peu plus! Il est certain que le ton de sa lettre est sérieux… mais lui, l'est-il? Que faire, mon Dieu, que faire?

Des larmes glissaient sur ses joues. Le bon curé la regardait, très ému, lui qui connaissait si bien cette âme énergique et tendre à la fois. Le noble étranger qui demandait Valderez pour épouse saurait-il les comprendre et les apprécier, cette âme délicieuse, ce coeur aimant dont il aurait toute la première fraîcheur? Hélas! étant donné le portrait que lui en avait fait la jeune fille, le curé se sentait envahi par le doute à ce sujet. Aussi, combien aurait-il voulu lui dire de répondre par un refus! Mais il n'ignorait pas la situation lamentable de la famille de Noclare, il savait aussi qu'en cas de refus, M. de Noclare ne pardonnerait jamais à sa fille, et que l'existence de celle-ci deviendrait intolérable. Alors, si le sacrifice pouvait être fait sans attenter aux droits de la conscience, ne fallait-il pas l'accomplir quand même?

C'est ce qu'il expliqua à Valderez, en ajoutant que l'incroyance présumée de M. de Ghiliac ne serait pas, dans ce cas particulier, un obstacle absolu, pourvu que la liberté religieuse de sa femme et l'éducation de leurs futurs enfants se trouvassent garanties.

— Je ne parlerais pas ainsi à toutes, mon enfant. L'incrédulité de l'époux est presque toujours un danger pour la foi de l'épouse et pour celle des enfants. Mais vous êtes une âme profondément croyante, intelligente et droite, vous êtes instruite au point de vue religieux, et il vous sera possible de le devenir davantage encore. Dans ces conditions, le péril sera moindre pour vous, et vous pourrez même espérer, à l'aide de vos exemples et de vos prières, faire du bien à votre époux.

— Ce sera tellement dur pour moi! dit-elle avec un soupir. Il doit être si bon d'avoir les mêmes croyances, les mêmes célestes espoirs!

— Hélas! ma pauvre petite enfant, je voudrais tant qu'il en soit ainsi! Réfléchissez, priez beaucoup surtout, Valderez. Voyez si vous pouvez vous habituer à la pensée de cette union. D'après ce que vous me dites du ton de la lettre de M. de Ghiliac, il paraît évident qu'il ne s'agit pour lui aussi que d'un mariage de raison. Il ne peut donc vous demander rien de plus, pour le moment, que la résolution de remplir tous vos devoirs à son égard et de vous attacher à lui peu à peu. Vous auriez une belle tâche près de cette enfant sans mère, et une autre, plus délicate, mais plus belle encore, près de votre époux. Tout cela doit être un encouragement pour vous, si rien, d'après les renseignements que vous recevrez, ne s'oppose à ce mariage.

— Et il faudra quitter mes pauvres petits! dit-elle d'une voix étouffée. Que feront-ils sans leur Valderez?… Mais non, je dis une sottise, personne n'est indispensable.

— Vous êtes tout au moins très utile, ma chère enfant; mais ils sont tous d'âge à aller en pension, et Marthe est très capable de vous remplacer. Et puis, ma pauvre petite, vous n'avez pas le choix! conclut-il avec un soupir. Retournez à votre tâche, et demain j'offrirai le saint sacrifice à votre intention.

Dieu seul, et un peu aussi le vieux prêtre, confident de son âme, connurent ce que souffrit en ces trois jours Valderez. Combien de fois envia-t-elle le sort d'Alice d'Aubrilliers, dont la lettre laissait voir à chaque ligne un tranquille bonheur, basé sur une sérieuse affection mutuelle!

Et comme un incessant aiguillon, il lui fallait entendre son père répéter: "Heureuse Valderez, tu peux dire que tu as eu les fées pour marraines!"; sa mère murmurer d'un ton extasié: "Ma future petite marquise!"; Marthe s'écrier cent fois le jour: "Oh! comment peux-tu hésiter? Moi, j'aurais dit oui tout de suite, tout de suite!"

Personne ne paraissait penser à la possibilité d'un refus. Et Valderez, le coeur serré par l'angoisse, songeait que rien, humainement, ne la sauverait de cette union.

La réponse de M. d'Essil arriva promptement. Il disait avec franchise tout ce qu'il savait sur Elie, ses doutes, ses inquiétudes, et aussi ses soupçons de qualités plus sérieuses que ne le faisaient penser les apparences.

M. de Noclare ne lut pas cette lettre à sa fille. Il passa sous silence ce qui était défavorable et s'étendit longuement sur le reste, insistant sur ce fait que la conduite de M. de Ghiliac ne laissait pas prise à la critique, et que, tout indifférent qu'il fût, il tenait à avoir une épouse très bonne chrétienne.

— Un indifférent! murmura Valderez avec tristesse.

— Eh! tu t'occuperas à le convertir, voilà tout! C'est déjà très bien de sa part de tenir à la religion pour sa femme. Cela doit t'encourager, je suppose?

Valderez, d'un geste inconscient, froissa ses mains l'une contre l'autre.

— Cela m'est dur, mon père! Je vous assure qu'il faut vraiment que nous soyons dans cette situation pour accepter un mariage dans ces conditions.

M. de Noclare bondit.

— Mais tu es folle à lier! A-t-on jamais idée d'une jeune fille pareille! Il n'y a pas à discuter avec toi, du moment où tu as de semblables raisonnements et une mentalité aussi extraordinaire. Je vais écrire à l'instant à M. de Ghiliac. C'est oui, n'est-ce pas?

Une dernière hésitation angoissa l'âme de Valderez. Elle murmura intérieurement: "Mon Dieu! s'il faut faire ce sacrifice, je le ferai, pour eux, et avec la volonté de remplir tout mon devoir envers "lui"." Alors, d'une voix ferme, elle répondit:

— Ce sera oui, mon père.

VI

M. de Ghiliac arriva quelques jours plus tard aux Hauts-Sapins. Valderez avait revêtu sa toilette du dimanche, une robe bleu foncé, d'une simplicité monacale, mal taillée par la petite couturière du village. Très pâle, les traits tirés par l'insomnie et les douloureuses incertitudes de ces derniers jours, elle se tenait assise dans le parloir, près de sa mère. M. de Ghiliac entra, introduit par la vieille Chrétienne, dont le regard, sous les paupières retombantes, l'examinait des pieds à la tête. Il salua Mme de Noclare, s'inclina devant Valderez en prononçant une phrase de remerciement des mieux tournées. Puis, prenant la petite main un peu frémissante, il l'effleura de ses lèvres et y passa la bague de fiançailles.

La loquacité de M. de Noclare et l'extrême aisance mondaine du marquis vinrent heureusement en aide à Valderez, dont la gorge serrée avait peine à laisser échapper quelques paroles. M. de Ghiliac se mit à conter avec verve un petit incident de son voyage, qui mettait en relief un trait particulier du caractère comtois. De temps à autre, il s'adressait à Valderez. Elle lui répondait en quelques mots, singulièrement gênée devant ce causeur étincelant, qu'elle devinait si facilement railleur, intimidée aussi par ces yeux pénétrants et très énigmatiques dont elle rencontrait souvent le regard.

— Valderez, voici justement un rayon de soleil, tu devrais montrer à M. de Ghiliac le coup d'oeil qu'on découvre de la terrasse, dit tout à coup M. de Noclare.

— Si cela peut vous intéresser, monsieur?…

— Mais certainement, mademoiselle! répondit-il en se levant aussitôt.

Valderez jeta sur sa tête une capeline de drap brun, et le précéda vers le jardin. Dans l'allée principale, ils marchèrent l'un près de l'autre. Valderez, toujours en proie à cette insurmontable timidité, ne trouvait pas un mot à dire à ce fiancé si élégamment correct, si froidement courtois. Mais Elie de Ghiliac n'était pas homme à se laisser embarrasser, en quelque circonstance que ce fût. Il se mit à questionner Valderez sur les coutumes du pays, et la jeune fille, dominant sa gêne, lui répondit avec simplicité, dévoilant ainsi une intelligence très fine, très pénétrante, beaucoup plus cultivée que ne l'avait pensé probablement M. de Ghiliac, car il dit tout à coup, d'un ton où passait un peu de surprise:

— Je croyais que vous n'aviez jamais quitté ce petit coin de province, mademoiselle? Cependant, vous paraissez fort instruite…

— J'ai été élevée jusqu'à seize ans chez les Bénédictines de Saint-Jean, tout près d'ici, où les études sont poussées très fortement sous l'impulsion d'une abbesse remarquablement douée. Ici, dans mes rares moments de loisir, je travaillais encore… Mais il ne faudrait pas penser trouver en moi l'instruction moderne, si étendue, si variée, ajouta-t-elle avec un sourire, — sourire timide et délicieux, qui communiquait à sa physionomie un charme inexprimable.

— Oh! je n'y tiens pas, je vous assure! dit-il avec quelque vivacité. On bourre nos jeunes filles modernes de connaissances de toutes sortes, mais, bien souvent, que leur en reste-t-il?

Ils atteignaient la base de la terrasse. Lentement, ils gravirent les marches. La neige gelée craquait sous leurs pas. Elie s'accouda à la balustrade de pierre effritée et contempla longuement la vallée toute blanche, les sapinières couvertes de leur parure immaculée, les pentes rocheuses entre lesquelles se creusaient de profonds abîmes. Cette vue était d'une beauté austère, sous le pâle rayon de soleil qui jetait sur la neige de grandes taches étincelantes, et, des branches de pins abondamment poudrées, faisait jaillir des lueurs argentées.

— Ce pays est magnifique, mais d'aspect sévère, dit M. de Ghiliac en se tournant vers Valderez. L'existence doit être assez triste pour vous, ici?

— Je n'ai jamais eu le temps de m'en apercevoir. D'ailleurs, j'aime beaucoup mon pays, et la campagne, même en hiver, a pour moi un très grand charme.

— Arnelles vous plaira, en ce cas. Ce château est admirablement situé dans la plus jolie partie de l'Anjou; les environs en sont charmants. Vous pourrez y avoir quelques relations agréables. Les distractions mondaines vous font-elles envie?

Il adressait cette question presque à brûle-pourpoint.

Elle répondit spontanément:

— Oh! pas du tout! Je suis ignorante sur ce point, mais ce que j'en ai entendu dire ne m'a pas tentée. Je n'ai jamais désiré qu'une vie tranquille et occupée utilement.

Elie enveloppa d'un coup d'oeil rapide le visage aux lignes admirables, éclairé par la douce lueur du soleil hivernal qui mettait des reflets d'or foncé sur la magnifique chevelure relevée avec la plus extrême simplicité. Dans les yeux bruns si beaux, l'inimitable observateur pouvait lire une sincérité absolue.

— Vous avez raison, mademoiselle, et je ne puis qu'approuver d'aussi sages paroles, dit-il d'un ton sérieux. Je vois que Guillemette sera en bonne mains — ce qui lui a bien manqué jusqu'ici, paraît-il.

Paraît-il! Ce mot sembla un peu singulier à Valderez. Elle dit timidement:

— L'enfant m'accueillera-t-elle bien? Quel est son caractère?

— Je vous avoue que je n'en sais absolument rien! Je ne la connais pour ainsi dire pas, je ne peux donc vous renseigner à ce sujet… Ah! si, je me souviens d'avoir entendu dire, par ma mère, qu'elle était un peu morose, par suite de sa santé délicate, mais assez douce.

— Ainsi, vous ne la voyez jamais? dit-elle en levant les yeux vers le beau visage fier qui lui faisait face.

— Si, je l'aperçois quelquefois, lorsque je suis à Arnelles. Mais je ne m'en occupe pas; c'était jusqu'ici l'affaire de ma mère, ce sera maintenant la vôtre, puisque vous voulez bien accepter de porter mon nom.

Le ton était péremptoire et froid, il glaça la pauvre Valderez stupéfaite et effrayée devant cette complète indifférence paternelle. Il est probable que M. de Ghiliac s'aperçut de l'effet produit par ses paroles. Mais il ne daigna pas les atténuer. Changeant de conversation, il demanda, en jetant un coup d'oeil sur la bague de fiançailles dont le magnifique diamant lançait des lueurs merveilleuses sous le soleil:

— Votre bague vous plaît-elle, mademoiselle? J'ai choisi selon mon goût, qui peut n'être pas le vôtre. En ce cas, dites-le-moi bien sincèrement.

— Oh! elle me plaît aussi, monsieur! D'ailleurs je ne me connais guère en bijoux.

Elle avait envie d'ajouter: "Cela m'importe si peu, en comparaison de tant d'autres questions angoissantes!"

— Les aimez-vous, mademoiselle?

— Je n'ai jamais songé à en désirer, je vous l'avoue.

— J'aurai le plaisir de vous en offrir. Mais j'aimerais à connaître votre goût.

— Choisissez au vôtre, je vous en prie, ce sera beaucoup mieux.

— Soit, dit-il, du ton d'un homme qui a adressé une demande de pure courtoisie, mais qui trouve qu'en effet la solution est entièrement raisonnable.

Ils quittèrent la terrasse. M. de Noclare et Marthe arrivaient au-devant des fiancés. Ensemble, ils revinrent au castel, dont M. de Ghiliac examina en artiste la vieille architecture. A l'entrée du salon, Valderez s'esquiva. Chrétienne souffrait aujourd'hui de ses rhumatismes; il fallait l'aider à confectionner le dîner, plus compliqué pour la circonstance.

Tandis que la jeune fille entourait sa taille d'un large tablier, Chrétienne, levant son visage penché vers le fourneau, dit d'un ton sentencieux:

— Tu as tort d'épouser ce beau Parisien, ma fille. Il n'est pas fait pour toi, vois-tu.

— Qu'en sais-tu, ma bonne? répliqua Valderez en essayant de sourire.

— Ce n'est pas difficile à voir. C'est sûr qu'il a une figure et des manières à tourner bien des cervelles, mais tu n'es pas de celles-là: il te faut quelque chose de plus sérieux. Il a beau être marquis et avoir des millions à ne savoir qu'en faire, ce n'est pas cela qui te donnera le bonheur… Et ce n'est pas cela non plus…

Elle désignait la bague qui étincelait au doigt de Valderez…

— … Ce n'est pas ton genre, ma pauvre, et j'ai bien peur que vous ne vous entendiez pas tous deux!

— Quel oiseau de mauvais augure tu fais là, ma pauvre Chrétienne!
Espérons que tes fâcheuses prédictions ne se réaliseront pas.

Chrétienne hocha la tête en marmottant quelques mots. Elle avait l'esprit morose, "toujours tourné du mauvais côté," disait souvent M. de Noclare avec impatience, et le moindre événement était pour elle prétexte à prédiction sombre.

Mais, en la circonstance, Valderez n'était pas loin de penser que la vieille femme voyait juste. Elle sentait, sous les courtois dehors d'homme du monde dont ne se départait pas M. de Ghiliac, une froideur déconcertante.

Oui, il était en vérité le plus froid des fiancés. Pendant le dîner, il causa surtout avec M. de Noclare, de courses, de théâtre, de sports élégants, tous sujets chers à son futur beau-père et ignorés de sa fiancée. D'ailleurs, Valderez n'aurait pu soutenir une conversation suivie, car elle était obligée de surveiller la servante supplémentaire prise pour la circonstance. Deux ou trois fois, malgré le froncement de sourcils de son père, elle dut se lever pour suppléer elle-même à un manquement du service: mais elle le faisait avec une grâce si simple et si digne qu'elle restait, là encore, infiniment aristocratique et charmante.

M. de Ghiliac ne semblait s'apercevoir de rien. En véritable grand seigneur, qui sait s'adapter à toutes les situations, il était aussi à l'aise dans ce milieu appauvri que chez lui, entouré d'une domesticité attentive, qui le savait très exigeant pour les moindres détails du service. Et il parut goûter autant le repas très simple, mais bien préparé, que les raffinements culinaires de son chef, un artiste qu'il payait d'une véritable fortune.

A un moment, ce fut Valderez qui changea son couvert. Il jeta les yeux sur la petite main si jolie de forme, mais brunie et un peu abîmée par les travaux de ménage; puis il les reporta sur la sienne, blanche et fine, soignée comme celle de la plus coquette des femmes. Un sourire se joua pendant quelques secondes sous sa moustache, tandis qu'une expression indéfinissable traversait son regard, qui effleurait rapidement le beau visage que la chaleur de la pièce, et surtout l'émotion, empourpraient un peu.

Il se retira presque aussitôt après le dîner, pour prendre le train du soir. Auparavant, il avait été décidé que le mariage serait célébré six semaines plus tard.

— Si tôt! avait murmuré involontairement Valderez.

Elle rougit sous le regard de surprise légèrement ironique qui se posait sur elle.

— Je serai fort occupé ensuite, c'est pourquoi je désirerais que notre mariage eût lieu le plus tôt possible, dit M. de Ghiliac. Cependant, si vous trouvez cette date trop rapprochée, nous la reculerons comme il vous plaira.

Mais déjà Valderez s'était ressaisie, elle songeait qu'il valait mieux, après tout, que l'événement inévitable ne traînât pas. Et la date demeura fixée comme le désirait M. de Ghiliac.

Ce singulier fiancé ne donna plus ensuite signe de vie que par l'envoi d'une quotidienne corbeille de fleurs — une véritable merveille qui faisait jeter des cris d'admiration à Mme de Noclare et à Marthe, tandis que Chrétienne hochait la tête en murmurant:

— En voilà de l'argent dépensé pour rien! Ferait-il pas mieux de venir voir sa promise, ce beau monsieur?

Valderez, à part elle, se disait qu'elle préférait qu'il en fût ainsi. Au moins, en ces derniers jours de sa vie de jeune fille, elle pouvait réfléchir en paix, s'encourager à l'aide de la prière et des conseils du bon curé, pour l'avenir tout proche, — l'avenir angoissant qui la mettrait sous l'autorité de cet étranger qu'elle souhaitait et redoutait à la fois de mieux connaître.

La corbeille arriva. Valderez, indifférente, regarda ses parents déployer les soieries, les fourrures, les dentelles, sortir de leurs écrins les deux parures, l'une de diamants, l'autre d'émeraudes…

— Tout cela est absolument sans prix! dit Mme de Noclare d'une voix étouffée par l'admiration. Voyez ce manteau de fourrure! Il est plus que royal. Et ce point d'Alençon!

— Eh! il peut payer tout cela à sa femme, et bien d'autres choses encore! répliqua M. de Noclare d'un ton où la satisfaction orgueilleuse se mêlait à l'envie. Te doutes-tu seulement, Valderez, quelle fortune représente cette corbeille?… Eh bien, tu ne regardes même pas! En voilà une fiancée! Qu'as-tu à rêvasser avec cet air sérieux!

— Je me demande, mon père, pourquoi M. de Ghiliac m'envoie toutes ces choses, puisque je dois vivre à la campagne.

— Ah! tu t'imagines cela? Eh bien! je ne le crois plus maintenant, car, à mon avis, tout ceci signifie que ton fiancé, s'étant aperçu que tu porterais comme pas une ces parures, te destine une existence plus brillante que tu ne le penses.

— Je ne le souhaite pas! dit-elle avec une sorte d'effroi.

— Bah! il faudrait voir, si tu en goûtais, petite sauvage! Tu ne te doutes pas de l'effet que tu produirais… Sapristi! Quel goût dans tout cela! Ah! il s'y connaît en élégance, celui-là! Tu seras à la bonne école pour faire ton éducation mondaine, ma fille. Et voyez donc comme il a choisi ce qui convenait le mieux au genre de beauté de sa fiancée! Ces émeraudes font un effet incomparable dans ta chevelure, Valderez!

Il posait sur le front de sa fille le délicieux petit diadème, tandis que Marthe entourait sa soeur des plis souples d'une soierie brochée d'argent.

— Oui, tu es faite pour porter de telles parures, ma chérie! s'écria
Mme de Noclare avec enthousiasme.

Silencieusement, Valderez retira le diadème et le rangea dans son écrin, elle replia la splendide étoffe et s'en alla au grenier retirer le linge du dernier blanchissage.

Combien elle eût donné joyeusement tout cela en échange d'un peu d'affection, d'une sympathie réciproque!

Un court billet à son adresse accompagnait l'envoi de la corbeille. Cette missive était un chef-d'oeuvre de fine élégance, de délicate courtoisie et de froide convenance. M. de Ghiliac, il fallait le reconnaître à sa louange, ne cherchait pas à feindre des sentiments qu'il n'éprouvait pas.

Valderez se vit dans l'obligation de lui répondre. Elle avait d'ordinaire un style facile et charmant, mais cette fois, la tâche lui semblait au-dessus de ses forces. Pour ce fiancé réellement inconnu d'elle, son coeur restait muet, et son esprit fatigué se refusait à trouver quelques phrases suffisamment correctes.

Elle y gagna une atroce migraine, qui s'augmenta le lendemain d'une forte fièvre, et ce fut M. de Noclare qui dut répondre à son futur gendre en l'informant de l'indisposition de la jeune fille.

Très correct toujours, M. de Ghiliac envoya immédiatement une dépêche pour demander des nouvelles, et fit de même les jours suivants, jusqu'au moment où M. de Noclare lui télégraphia: "Valderez entièrement remise."

Aux Hauts-Sapins, la jeune fille entendait chanter sur tous les tons les louanges de son fiancé. Il est vrai que les Noclare ne pouvaient avoir à son égard qu'une très vive reconnaissance. Fort délicatement, il offrait à son futur beau-père une rente dont le chiffre inespéré transportait M. de Noclare. En même temps que la corbeille, de superbes cadeaux étaient arrivés pour Mme de Noclare et pour Marthe, accompagnés d'un mot aimable. Certes, il était généreux, il devait même l'être au plus haut degré. Mais c'était là sans doute une qualité de race, bien facilitée par une immense fortune, et qui pouvait être compatible avec une entière sécheresse de coeur.

— Mon Dieu! faites que je puisse m'attacher à lui! priait Valderez à tout instant du jour. Faites qu'il soit pour moi un époux bon et sérieux.

Et, invariablement, elle le revoyait alors, causant avec son père de sujets frivoles, ou bien sur la terrasse, révélant à sa fiancée son indifférence paternelle. Quelle nature avait-il? C'était encore, pour Valderez, le mystère profond et redoutable.

* * *

Le marquis de Ghiliac arriva aux Hauts-Sapins l'avant-veille du mariage religieux. Il offrit à sa fiancée une photographie de la petite Guillemette, en lui disant qu'il venait de voir l'enfant au château d'Arnelles, où il avait été jeter un coup d'oeil sur les préparatifs faits pour recevoir la jeune marquise.

— Je lui annoncé votre arrivée, ajouta-t-il. Je suis certain que vous allez transformer bien vite cette enfant un peu sauvage, dont les institutrices excessives ne se sont probablement pas donné la peine d'étudier la nature.

Valderez considéra longuement le visage enfantin, un peu maigre, aux grands yeux mélancoliques.

— Elle ne vous ressemble pas, sauf peut-être les yeux, dit-elle en regardant M. de Ghiliac.

— Non! c'est plutôt le portait de sa mère, répliqua-t-il d'un ton bref, avec un léger froncement de sourcils.

Ils se trouvaient tous deux seuls dans le parloir. Mme de Noclare, sous prétexte d'un peu de fatigue, était remontée dans sa chambre, M. de Noclare s'éternisait dans la recherche de papiers qu'il voulait montrer à son futur gendre. Ils avaient jugé, l'un et l'autre, que ces fiancés par trop corrects et cérémonieux ne pourraient que bénéficier d'un tête-à-tête.

M. de Ghiliac, prenant les pincettes, se pencha pour redresser une bûche qui s'écroulait, tout en disant:

— Vous verrez demain ma mère et ma soeur aînée, la vicomtesse de Trollens. Ma soeur Claude, à son grand regret, ne pourra pas venir d'Autriche.

— M ais elle m'a écrit une lettre si charmante, accompagnant un délicieux cadeau! Elle doit avoir une bien aimable nature?

— Oui! elle est tout à fait bonne et gracieuse, et je suis certain qu'elle vous plaira, beaucoup plus qu'Eléonore. Celle-ci réalise un type de femme moderne qui vous semblera un peu étrange. Elle est d'ailleurs fort intelligente, elle a un nom dans la littérature comme romancier et poète. N'avez-vous rien lu d'elle?

— Si, quelques vers, je m'en souviens.

— Eh bien! vous ont-ils plu?

Un peu d'embarras s'exprima dans les prunelles veloutées de Valderez.

— Je dois vous avouer que je ne les ai pas très bien compris, dit-elle sincèrement.

Il éclata de rire — de ce rire jeune, sans ironie, qui lui était peu habituel.

— Eh! c'est précisément la perfection du genre symboliste, cela! Vous êtes une profane, mademoiselle… et moi aussi, rassurez-vous. Nous avons à ce sujet, Eléonore et moi, de petites escarmouches, mais allez donc convaincre une femme pénétrée de sa supériorité intellectuelle, et qui voit, pour comble, son mari en extase devant ses plus nuageuses créations! Ce pauvre Anatole est le pire des sots.

Il paraissait très gai, aujourd'hui, et beaucoup moins froid, il semblait déployer tout le charme irrésistible de son esprit pour sa modeste petite fiancée, dont il s'occupait davantage cet après-midi. De temps à autre, son regard se faisait plus doux en se posant sur elle, sa voix prenait des inflexions enveloppantes, et Valderez, à la fois éblouie et troublée, songeait qu'après tout il ne serait peut-être pas si difficile de découvrir les bons côtés de sa nature et de s'attacher à lui.

— Nous n'avons pas encore parlé de voyage de noces, dit-il un peu plus tard. Préférez-vous que nous le fassions aussitôt après la cérémonie ou bien seulement après avoir passé quelques jours à Arnelles.

— J'aime mieux aller faire connaissance tout de suite avec votre petite Guillemette, si vous le voulez bien, répondit-il.

— Soit! Et nous partirons ensuite, pour où vous voudrez. Quel est le pays objet de vos préférences?

— Il me semble que j'aimerais tant l'Italie!

— Le voyage classique. Mais je suis moi-même un fervent de certaines parties de ce beau pays, et j'aurai grand plaisir à vous le faire connaître. Au passage, nous nous arrêterons à Menton afin que je vous présente à mes excellents parents, le duc et la duchesse de Versanges, qui y sont installés depuis un mois comme chaque année. Au retour de notre voyage, nous pourrons passer quelque temps à Cannes, où je possède une villa. Une croisière à bord de mon nouveau yacht, dont l'aménagement sera complètement terminé dans deux mois, vous sera peut-être agréable à cette époque, si vous supportez bien la mer! Puis nous reviendrons à Paris, où je dois avoir ma séance de réception à l'Académie vers la fin d'avril.

Elle l'écoutait, surprise et perplexe. Que devenait dans tous ces projets Guillemette, dont la santé délicate exigeait, avait-il déclaré naguère, le séjour continuel de la campagne?

Secrètement, elle s'effarait un peu de ce changement d'existence, la pauvre Valderez, qui n'avait jamais été plus loin que Besançon, et qui, dans sa parfaire ignorance d'elle-même, s'imaginait très inférieure à ce que pouvait attendre d'elle M. de Ghiliac.

Elle avait aussi un autre sujet de crainte: c'était sa future famille. La comtesse Serbeck, la seconde soeur d'Elie, le duc de Versanges, grand-oncle de M. de Ghiliac, et sa femme, lui avaient envoyé, avec leur superbe présent de mariage, un mot fort aimable. Mais celui qui accompagnait les cadeaux de Mme de Ghiliac et de sa fille aînée était banal et froid. C'étaient elles qui inquiétaient un peu Valderez. Elles les savait très mondaines, et elle avait la crainte que le choix de M. de Ghiliac ne fût pas vu d'un bon oeil par elles. Cependant, elles se dérangeaient toutes deux, en plein hiver, pour venir dans ce froid Jura, en dépit de toutes les incommodités du voyage et du séjour, quelque bref que fût celui-ci. Si elles eussent été très mécontentes, les prétextes ne leur auraient pas manqué pour s'abstenir d'assister au mariage.

Quelle figure ferait-elle près de ces femmes si différentes d'elle? Personnellement, leur opinion lui eût importé peu, mais elle avait maintenant le désir, tout nouveau, de ne pas déplaire à M. de Ghiliac.

— Vous me direz ce que je dois faire, n'est-ce pas, car je suis si ignorante de tous les usages mondains? lui demanda-t-elle le soir de son arrivée, comme il prenait congé d'elle après le dîner.

Il sourit, en rencontrant le beau regard timide.

— Très volontiers, si j'en vois la nécessité. Mais vous êtes trop grande dame d'instinct pour ne pas vous adapter aussitôt à toutes les circonstances.

Elle rougit légèrement. C'était le premier compliment qu'il lui adressait. Et le regard qui l'accompagnait mit un émoi inconnu au coeur de Valderez.

VII

"C'est un homme bien stupéfait et bien perplexe qui vous écrit, ma chère Gilberte. Je n'avais pas idée, en acceptant d'être l'un des témoins de votre filleule, de la surprise que me réservait cet Elie que vous avez eu raison de qualifier d'extraordinaire. Comment, voilà un homme qui me déclare ne pas vouloir, surtout, d'une jolie femme, et qui…

"Mais laissez-moi vous raconter tout par le menu. Nous arrivons donc aux Hauts-Sapins, cet après-midi, en traîneau, Mme de Ghiliac, Eléonore, Anatole de Trollens, le prince Sterkine et moi. M. de Noclare nous reçoit. Il a l'air transfiguré, vous ne le reconnaîtriez plus, et n'a d'yeux que pour son futur gendre. Nous entrons dans le salon. Elie présente à ses parents Mme de Noclare et sa fiancée. Ici, coup de théâtre. Nous avons devant les yeux la plus idéale beauté qu'il m'ait été donné de voir. Sapristi! ce qu'elle a changé, cette petite! Et une aisance de grande dame, bien qu'elle fût visiblement intimidée. Vous voyez d'ici la stupéfaction! Et vous devinez aussi les impressions de cette pauvre Herminie, dont la beauté, si bien conservée pourtant, ne peut pas lutter avec celle-là. Malgré toute sa science de femme du monde, elle n'a pu réussir à les dissimuler complètement, et le prince Sterkine m'a fort bien dit un peu plus tard:

"— Heureusement que Mme de Ghiliac n'a pas d'influence sur son fils, qui a toujours été le maître chez lui, et que cette délicieuse jeune marquise sera très aimée de son mari, car autrement je la plaindrais!

"Très aimée? Oui, cela devrait être. Mais la vérité m'oblige à dire qu'Elie n'a pas l'air d'un homme très épris. Et — chose plus étrange encore — la petite Valderez ne paraît pas non plus très fortement touchée par l'amour.

"Certainement ils se connaissent bien peu! Mais nous sommes habitués à voir Elie inspirer des passions sur la vue d'une simple photographie de lui. Dès lors, il me semble que cette petite fille aurait dû être éblouie et captivée dès le premier instant. Il est vrai qu'il paraît assez froid à son égard… Je me demande toujours, Gilberte, si nous avons bien fait de prêter les mains à ce mariage. Sa physionomie m'a semblé cet après-midi plus inquiétante que jamais. Je le regardais, pendant qu'il faisait la présentation de sa fiancée, et je voyais dans ses yeux cette expression d'amusement railleur, sur ses lèvres ce demi-sourire d'ironie énigmatique que je n'aime pas chez lui. Evidemment, ce dilettante se complaisait à voir les expressions différentes, mais toutes marquées au coin de la plus profonde surprise, que laissaient voir les physionomies de ses parents et de son ami, — la mienne aussi, probablement. Il n'ignore pas que sa mère va être follement jalouse de cette jeune femme, que sa soeur le sera aussi. Est-ce une satisfaction pour lui?

"Et va-t-il vraiment la confiner à Arnelles? Le prince Sterkine, comme nous nous organisions pour monter en traîneau afin de nous rendre à la mairie, chuchota à l'oreille d'Elie en passant près de lui:

"— Dis donc, mon très cher, quelle surprise! Cachottier, va! Voilà une jeune marquise de Ghiliac qui va faire sensation dans les salons de Paris.

"— Détrompe-toi, ma femme n'est pas destinée à mener cette stupide existence mondaine, répliqua Elie de ce ton bref qui indique qu'on lui fait une observation oiseuse.

"Cet excellent Sterkine en est resté un instant un peu abasourdi. Il est certain qu'avec Elie, on ne sait jamais trop où l'on en est. C'est l'être le plus déconcertant que je connaisse.

"Votre filleule est une enfant délicieuse, ma chère Gilberte, au moral comme au physique. Non, le mot enfant ne convient pas ici; c'est la jeune fille, la vraie jeune fille, qui a gardé toute sa candeur, toute sa délicatesse d'âme. Elie saura-t-il apprécier le trésor qu'il va posséder? Ce blasé, cet insensible se laissera-t-il toucher par cette grâce pure, par cette fraîcheur d'âme, par ce coeur que je devine très aimant, très sensible, et qu'il pourra faire si facilement souffrir? Le cerveau, chez lui, n'a-t-il pas étouffé complètement le coeur?

"Je vous avoue, mon amie, que je ne me défendrai pas d'un peu d'appréhension en les voyant demain échanger leurs promesses! Si la chose était à refaire… eh bien! je crois que cette fois je ne lui parlerais pas de Valderez!

"Maintenant, quelques détails sur la manière dont nous nous installons, pour ces vingt-quatre heures. Je suis logé aux Hauts-Sapins, Mme de Ghiliac et Eléonore iront coucher au château de Virettes, tout proche, que ses propriétaires ont mis à la disposition des Noclare. De même, Elie et le prince Sterkine.

"On a, pour la circonstance, arrangé rapidement, le mieux possible, les principales pièces des Hauts-Sapins, — aux frais d'Elie naturellement. Noclare ne m'a pas caché qu'il était à la veille d'une ruine complète quand est venue la demande du marquis de Ghiliac. C'était le salut pour eux, — et je soupçonne Valderez de s'être sacrifiée, tout simplement.

"Se sacrifier en épousant Elie! Voilà un mot qui sonnerait étrangement aux oreilles de bien des femmes, qu'en dites-vous, ma chère amie? — et en particulier à celles de Roberte de Brayles. Mais Valderez est d'une autre trempe. Si Elie ne l'aime pas sincèrement et sérieusement, elle souffrira, car je ne la crois pas femme à se contenter d'attentions passagères, de caprices de son seigneur et maître, — et elle sera sans doute incapable aussi de l'adorer aveuglément, dans ses défauts comme dans ses qualités, ainsi que d'autres feraient certainement.

"Vous le voyez, j'en reviens toujours à mes craintes. Je vais tâcher de causer seul quelques instants avec Elie, afin d'essayer de surprendre sa pensée véritable. Ce sera difficile, — pour ne pas dire impossible.

"Voici l'heure du dîner qui approche, il est temps que je vous quitte, ma chère Gilberte. La belle fiancée m'a chargé de tous ses souvenirs affectueux pour vous, Mme de Noclare aussi. Cette dernière, un peu surexcitée en ce moment, m'a paru moins languissante. C'est curieux, ce mariage ne semble lui inspirer aucune anxiété! Comme son mari, elle est complètement éblouie par Elie. Quel effrayant charmeur que cet homme-là! Moi-même, quand je ne réfléchis pas, je suis comme les autres, parbleu! Mais c'est égal, je ne lui donnerais pas ma fille avec autant de sérénité.

"Marthe est une fort gentille fillette, Roland, une jeune garçon charmant et bien élevé, il a le regard pur et profond de sa soeur aînée. Noclare m'a confié qu'il voulait être prêtre, mais qu'il ne le lui permettrait jamais. Il serait plus aise probablement qu'il devînt un inutile et une ruine morale comme lui?

"Allons, je finis, Gilberte. Après-demain, vous me reverrez et je vous conterai tout en détail, y compris les amertumes de Mme de Ghiliac, qui, entre parenthèses, devait avoir des soupçons quant au choix d'Elie, malgré la façon dont celui-ci nous a déclaré, à son retour des Hauts-Sapins: "Mlle de Noclare réalise tous mes souhaits et sera une mère parfaite pour Guillemette." Il fallait qu'elle eût une furieuse envie de connaître cette future belle-fille, pour venir à cette époque, dans ce pays, et se priver pendant vingt-quatre heures seulement de tout son luxueux confortable habituel!"

* * *

La soirée s'achevait. Le grand salon des Hauts-Sapins, meublé hâtivement, mais avec goût, orné de touffes de houx et de gui, présentait ce soir un aspect inaccoutumé. Depuis bien longtemps, il n'avait vu réunion semblable, le pauvre vieux salon, et il devait être tout aussi étonné que la jeune fiancée qui se trouvait, pour la première fois, en contact avec quelques-unes des personnalités les plus marquantes du milieu où elle allait vivre.

Valderez était vêtue ce soir d'une robe d'étoffe légère faite par une excellente couturière de Besançon et dont la nuance de coque d'amande pâle seyait incomparablement à son teint admirable. Près de la toilette d'une élégance très sûre que portait Mme de Ghiliac, près de celle, plus excentrique, de Mme de Trollens, — toutes deux sortant de maisons célèbres, — celle de Valderez, simple pourtant; n'était pas éclipsée.

La jeune fille parlait peu. La belle marquise de Ghiliac, brune imposante au regard froid, l'intimidait beaucoup, Mme de Trollens, jeune femme d'allure décidée, très poseuse, lui déplaisait, comme l'avait déjà prédit M. de Ghiliac. Le vicomte de Trollens était quelconque. Seule la physionomie franche et douce du prince Sterkine lui était sympathique — sans parler, naturellement, de M. d'Essil, qu'elle connaissait et appréciait depuis longtemps.

Pendant la cérémonie du mariage civil, et pendant le dîner, elle avait fort bien eu conscience d'être de la part de tous l'objet d'un examen discret et incessant. Secrètement gênée par cette attention, elle réussit cependant à conserver son aisance habituelle, faite de simplicité charmante, avec une nuance de réserve à la fois timide et fière qui communiquait à sa beauté un caractère particulier.

M. de Ghiliac s'était montré éblouissant ce soir. Sa conversation avait littéralement ensorcelé les quelques amis des Noclare conviés au dîner, et le bon curé lui-même. Valderez l'écoutait avec un mélange de plaisir et d'effroi. Cet être étrange émettait des aperçus très profonds, des théories morales irréprochables; puis, tout à coup, un étincelant sarcasme jaillissait de ses lèvres, l'ironie s'allumait de nouveau dans ses yeux superbes, s'exprimait dans sa voix aux inflexions captivantes. Et la pauvre jeune fiancée, toute désemparée, ne savait plus que croire et qu'espérer.

Ils n'avaient pas eu, aujourd'hui, un seul instant de tête-à-tête. M. de Ghiliac ne paraissait à personne très empressé près de sa fiancée. Celle-ci retrouvait chez lui la froideur qui semblait avoir subi une éclipse, hier. Et son coeur se serrait de nouveau.

Vers onze heures, les hôtes des Hauts-Sapins se levèrent pour gagner leurs logis respectifs. Valderez, s'écartant un instant, alla redresser les tisons qui s'effondraient en projetant des étincelles. Elle eut un léger tressaillement en voyant tout à coup près d'elle M. de Ghiliac.

— Laissez-moi faire cela. Avec cette robe légère, c'est une imprudence.

En trois coups de pincettes, il écarta les tisons. Puis il se tourna vers la jeune fille:

— Voyons, que je vous complimente sur votre toilette, qui est charmante et vous rendrait plus jolie encore, si la chose était possible. Mais vous paraissez fatiguée, ce soir, vous n'avez presque rien mangé. Il faut aller bien vite vous reposer, ma chère Valderez.

Il parlait à mi-voix, d'un ton où passait une chaleur inaccoutumée. Elle leva sur lui ses grands yeux lumineux, qui reflétaient une timide émotion. Les cils bruns d'Elie palpitèrent un peu, quelque chose de très doux transforma son regard. Il se pencha, prit la main de Valderez et la baisa avec cette élégance inimitable qui le faisait appeler "le dernier des talons rouges". Mais ce baiser, cette fois, était plus prolongé que de coutume. Et quand Elie se redressa, Valderez, toute rose d'un émoi un peu effarouché, vit une expression inconnue dans les yeux sombres qui s'attachaient de nouveau sur elle.

Ce soir-là, quand elle se trouva seule dans sa chambre, elle sentit, sous l'appréhension de ce lendemain si proche, percer comme un bonheur imprécis, comme une aube d'espérance qui faisait battre son coeur.

VIII

"Une Noclare qui se marie un jour où la neige tombe a bien des chances d'être malheureuse en ménage."

La vieille Chrétienne marmottait ce dicton en se levant, au matin du jour qui devait voir s'accomplir l'union du marquis de Ghiliac et de Valderez de Noclare. Ce mariage n'était pas du tout dans les idées de Chrétienne, et celle-ci ne se faisait pas faute de recueillir les sombres présages qui devaient, selon elle, annoncer la destinée de la jeune fiancée.

Mme de Noclare vint présider à la toilette de sa fille. Mais, vaincue par la fatigue et l'émotion, elle dut se retirer bientôt afin de se reposer un peu avant le départ pour l'église. Marthe restait près de sa soeur, afin de l'aider dans les derniers détails de sa toilette.

— Là, te voilà prête maintenant, chérie. Que tu es belle, ma Valderez!
Bien sûr M. de Ghiliac…

Un coup léger fut frappé à ce moment à la porte. Et Marthe, allant ouvrir, se trouva en présence de Mme de Ghiliac, dans la toilette sobrement élégante choisie pour ce mariage à la campagne.

— Puis-je voir votre soeur, mon enfant?

— Oui, entrez donc, madame! dit vivement Valderez en s'avançant vers sa future belle-mère.

Mme de Ghiliac lui tendit la main.

— Je viens d'apprendre, ma chère enfant, que madame votre mère avait dû vous quitter pour se reposer quelques instants, et je venais voir si vous n'aviez pas besoin de quelques conseils pour votre toilette.

— Que vous êtes bonne, madame! dit Valderez, d'autant plus touchée que l'attitude de la marquise avait été hier constamment froide et réservée. Je vous remercie de tout coeur, mais vous le voyez, je suis prête.

— Tant mieux pour vous si vous êtes exacte, car Elie ne peut supporter d'attendre.

Tout en parlant, elle se penchait et rectifiait un détail de la coiffure de la jeune fille. Ses lèvres se crispèrent un peu tandis que son regard, où passait une lueur brève, enveloppait l'admirable visage et rencontrait ces yeux bruns aux reflets d'or qui étaient faits pour charmer le coeur le plus insensible.

— Oui, ce sera bien ainsi, mon enfant… Et vous voilà sans doute bien triste de quitter votre famille pour partir avec un étranger?… car enfin, vous connaissez si peu Elie!

Sous ses cils abaissés, elle scrutait avidement la physionomie émue.

— Oui, et c'est bien ce qui m'inquiète, madame, car je voudrais remplir le mieux possible tous mes devoirs d'épouse; mais j'ignore presque tout de son caractère, de ses goûts, de ce qui peut lui plaire ou lui déplaire. Si vous vouliez me donner quelques conseils, m'indiquer quelques traits de sa nature…

Un léger frémissement courut sur le visage de la marquise, dont les yeux se détournèrent un peu du beau regard confiant et timide. Valderez vit, avec surprise, une expression de commisération un peu ironique apparaître sur la physionomie de Mme de Ghiliac.

— Ma pauvre petite, que me demandez-vous là? Des conseils pour vivre avec Elie? Mais je ne pourrais vous en donner qu'en vous enlevant des illusions… car vous vous en faites, certainement. Voyons, qu'appelez-vous vos devoirs?

— Mais… c'est d'aimer mon mari, de lui être toute dévouée, et soumise dans tout ce qui est juste, dans tout ce qui n'est pas en contradiction avec ma conscience…

Mme de Ghiliac l'interrompit avec un petit rire bref:

— Le dévouement et la soumission seront indispensables, en effet. Mais l'affection… Il sera bon de la modérer, en tout cas, mon enfant, si vous ne voulez pas souffrir, comme celle qui vous a précédée.

— Souffrir?… Pourquoi? balbutia Valderez.

— Parce que vous ne trouverez jamais d'attachement réciproque chez votre mari. Fernande en a su quelque chose, elle qui était passionnément éprise de lui, et, en retour, se voyait traitée avec une froideur dédaigneuse qui repoussait toutes ses manifestations de tendresse et s'irritait lorsqu'elle montrait quelque jalousie. Elie ne l'a jamais aimée; il l'avait épousée seulement parce que son rang s'assortissait au sien, et qu'elle s'habillait avec beaucoup de goût et d'élégance, ce qui était, à cette époque, de première importance à ses yeux, — mais je dois ajouter qu'il n'en est plus ainsi, et que, s'il vous a choisie, c'est précisément à cause de votre simplicité, de votre ignorance de toutes les vanités mondaines. Il veut une épouse sérieuse et suffisamment intelligente pour ne pas imiter cette pauvre Fernande, en gênant, par un attachement trop vif, l'indépendance absolue à laquelle il tient par-dessus tout. Mon fils a un caractère fort autoritaire, et, tout enfant qu'il était, personne n'a jamais pu faire plier sa volonté. Mais il est généreux, très gentilhomme toujours. Seulement, il est incapable d'affection, — j'en sais quelque chose moi-même. C'est un cerveau, voilà tout.

Elle parlait d'un ton tranquille et mesuré, où une amertume légère passa aux derniers mots.

Valderez, un peu raidie, l'écoutait, ses yeux pleins d'angoisse fixés sur elle.

— Cependant, une femme aucunement romanesque ni sentimentale pourra être assez heureuse près de lui, continua Mme de Ghiliac. Il lui suffira d'accepter ce que son mari voudra bien lui accorder en fait d'attention, de ne jamais s'immiscer dans ses occupations ni s'inquiéter de ses absences et de ses voyages, comme le faisait Fernande. La pauvre femme n'avait réussi qu'à provoquer chez lui une antipathie toujours grandissante, à tel point que, pour éviter d'être dérangé par elle, il avait imaginé d'imprégner son appartement et jusqu'à ses voitures particulières de certain parfum d'Orient qui faisait se pâmer et fuir Fernande. Mais une femme sérieuse et raisonnable saura éviter ces maladresses qui lui aliéneraient complètement Elie. Elle saura comprendre son rôle près de lui, qui ne se décide à se remarier que dans l'espoir d'avoir un héritier, la naissance d'une fille ayant été pour lui une véritable déception qu'il n'a jamais pardonnée à l'enfant. Il ignore l'affection paternelle, tout autant que l'amour conjugal. J'aime mieux vous le dire franchement, mon enfant, puisque vous me demandez de vous éclairer sur lui. Je dois aussi vous avertir qu'il est un psychologue inimitable, ne voyant dans autrui que de curieux états d'âmes, d'amusantes complications de caractères. Après avoir scruté à fond tous les coeurs féminins plus ou moins frivoles dont il est l'idole, peut-être trouvera-t-il intéressant d'étudier votre jeune âme toute neuve, peut-être se plaira-t-il à y faire naître des impressions qu'il analysera ensuite subtilement dans un prochain roman. Avouez, mon enfant, qu'il serait douloureux pour vous de vous laisser bercer d'un rêve, de penser avoir conquis le coeur de votre mari, et de vous apercevoir enfin que vous n'étiez pour lui qu'un sujet d'étude, peut-être un objet de caprice, que son dilettantisme laissera de côté le jour où il en sera las.

Valderez, devenue très pâle, eut un mouvement de recul, en murmurant d'une voix frémissante:

— Mais alors… je ne peux pas l'épouser!… Je ne peux pas, dans des conditions pareilles…

— Et pourquoi donc, ma chère petite? Aviez-vous rêvé autre chose? L'attitude d'Elie a-t-elle pu vous faire croire qu'il en serait autrement?

Un observateur aurait perçu des inflexions inquiètes dans la voix de la marquise. Mais Valderez était toute à son émoi douloureux.

Soudainement, la brève petite scène de la veille, au moment où il prenait congé d'elle, se retraçait à ses yeux. Elle entendait la voix chaude aux intonations presque tendres, elle revoyait le regard d'ensorcelante douceur, elle sentait sur sa main la caresse de ce baiser. A ce moment-là, elle avait vu ses craintes s'évanouir presque complètement…

Et, d'après ce que disait Mme de Ghiliac, elle n'aurait été pour lui, déjà, que l'intéressant "sujet d'étude" dont il s'amusait à faire vibrer le coeur?

Oh! non, non, ce n'était pas possible!

Et cependant, comme tout ce qu'on lui apprenait là concordait bien avec la précédente attitude, si froide, de cet étrange fiancé, avec sa physionomie énigmatique et son sourire sceptique, avec son tranquille aveu d'indifférence paternelle! Comme tout cela, aussi, expliquait bien l'instinctive défiance éprouvée par elle à l'égard d'Elie de Ghiliac!

Elle murmura, en réponse à la question de Mme de Ghiliac:

— J'avais espéré que, peu à peu, l'affection naîtrait entre nous. Mais vous m'apprenez que M. de Ghiliac me refusera la sienne, et qu'il n'accepterait pas d'attachement de ma part…

Le beau visage, quelques secondes auparavant empourpré, se décolorait de nouveau. Les mots avaient peine à sortir des lèvres sèches de la jeune fille.

— Si, pourvu que cet attachement soit raisonnable et ne le gêne en rien. Je regrette de vous avoir émue ainsi, mon enfant, ajouta Mme de Ghiliac avec un rapide coup d'oeil sur cette physionomie altérée. Vous me semblez bien impressionnable, pauvre petite, et vous ferez bien de vous dominer sur ce point, car vous souffririez trop près d'Elie, très ennemi de la sensibilité. Croyez-en mon expérience, Valderez, faites-vous un coeur très calme, acceptez les quelques satisfactions qui seront votre lot, sans rêver à ce qui pourrait être. Elie sera un bon mari si vous restez toujours docile et sérieuse; il ne vous gênera pas beaucoup, car il résidera souvent à Paris ou voyagera au loin, et vous aurez une vie très paisible, très heureuse dans ce château d'Arnelles, qui est une merveille.

Les mots bourdonnaient aux oreilles de Valderez. N'était-elle pas en proie à un songe douloureux? Mais non, Mme de Ghiliac était là devant elle, très grave, visiblement sincère. Elle la prévenait par bonté, par compassion pour son inexpérience, elle qui avait eu sous les yeux l'exemple du premier mariage.

Mme de Ghiliac posa la main sur son épaule.

— N'y avait-il pas quelques rêves romanesques dans cette petite tête-là? dit-elle à mi-voix. Il m'étonnerait bien qu'il en fût autrement, car vous seriez la première femme qui ne serait pas, plus ou moins, amoureuse d'Elie. N'imitez pas Fernande, ma pauvre enfant, elle en a trop souffert. Gardez votre coeur, puisque lui ne vous donnera jamais le sien.

Du dehors, la voix de Marthe demanda:

— Es-tu prête, Valderez?

— Oui, nous descendons, répondit Mme de Ghiliac.

Et, prenant la petite main glacée sous le gant, elle ajouta à voix basse:

— Vous ne me garderez pas rancune, ma chère enfant, de vous avoir ainsi, sur votre demande, enlevé quelques-unes de vos illusions?

Quelques-unes! Hélas! où étaient ses pauvres petites illusions, ses timides espoirs!

— Non, madame, répondit-elle d'une voix tremblante. Je vous remercie, au contraire, de m'avoir éclairée d'avance sur le rôle que je dois remplir près de M. de Ghiliac. J'avoue qu'il n'est guère conforme à l'idée que je m'étais faite du mariage, et que si j'avais su…

Elle n'acheva pas, mais ses lèvres tremblèrent plus fort.

Mme de Ghiliac ne répliqua rien. Ouvrant la porte, elle sortit, suivie de Valderez. Quand toutes deux entrèrent dans le salon, un discret murmure d'admiration courut parmi ceux qui étaient réunis là. M. de Ghiliac, interrompant brusquement sa conversation avec le prince Sterkine et Roland de Noclare, l'aîné des frères de Valderez, enveloppa d'un long regard la jeune fiancée, si belle dans cette robe à longue traîne, qui accentuait l'incomparable élégance de son allure, sous le voile de tulle léger qui idéalisait encore son admirable visage. Puis il s'avança vers elle, lui prit la main pour la baiser…

— Qu'avez-vous? Vous êtes glacée!… dit-il vivement. Et vous semblez souffrante…

— Non, je vous remercie… un peu fatiguée seulement, répondit-elle, en essayant de raffermir sa voix, et en détournant les yeux.

Elle s'écarta pour saluer Mme de Trollens. Quelques instants plus tard, elle était assise, avec son père, dans le traîneau doublé de velours blanc et garni de superbes fourrures, qui était arrivé la veille aux Hauts-Sapins.

Pendant le trajet, M. de Noclare ne lui laissa pas le loisir de réfléchir, de coordonner ses pensées angoissantes. Il était agité par une exaltation orgueilleuse qui le rendait d'une loquacité intarissable sur son futur gendre et sa famille. Ce fut un peu comme une somnambule que Valderez entra, au bras de son père, dans la vieille petite église, décorée à profusion de fleurs venues du littoral méditerranéen. L'avant-veille, M. de Ghiliac avait informé son beau-père que deux de ses jardiniers de Cannes arriveraient le lendemain avec les fleurs nécessaires à l'ornementation du sanctuaire, dont ils assumaient la tâche. C'était le seul luxe de cette cérémonie — et c'était chose exquise que ces fleurs blanches, délicates et parfumées, voilant la décrépitude des murailles, couvrant l'autel, décorant le choeur et descendant, en une haie embaumée, jusqu'au prie-Dieu où s'agenouillait la jeune fiancée.

Mais Valderez ne voyait rien. La tête entre ses mains, elle jetait vers le ciel le cri d'angoisse de son coeur désemparé. Que faire? Si c'était vrai, pourtant? Si cet homme n'était que le froid dilettante, l'époux et le père odieux que les paroles de Mme de Ghiliac lui avaient dévoilé?

Et ce devait être vrai. Cette femme distinguée et visiblement intelligente ne se serait pas abaissée à des inventions, contre son fils surtout. D'ailleurs tout était si plausible! Dès le premier jour, il l'avait inquiétée. Quelle froideur, lors de leurs fiançailles! Comme il avait tenu à bien lui témoigner son indifférence! Il craignait probablement que, telle la première femme, Valderez ne s'attachât trop fortement à lui? Et cette raillerie si fréquente, ces lueurs d'indéfinissable ironie traversant son regard? Et… tout, enfin, tout, — jusqu'à son attitude de la veille, d'abord revenue à la froideur première; puis, le soir, se faisant tout à coup si enveloppante, si intime, pendant ce court instant où Valderez, pour la première fois depuis ses fiançailles, avait senti courir en elle une sensation de bonheur craintif.

Elle frissonna lorsque, en relevant la tête, elle le vit près d'elle, debout, les bras croisés.

Le curé apparaissait, précédé de ses enfants de choeur. A l'orgue, la fille du notaire de Saint-Savinien jouait un prélude dont le ton grave s'harmonisait avec les pensées anxieuses de Valderez. Un parfum un peu capiteux, s'exhalant de toutes ces fleurs, emplissait la petite église. Valderez sentait une sorte d'étourdissement lui monter au cerveau, il lui semblait que, devant elle, s'ouvrait un chemin très sombre, où elle allait s'engager en aveugle.

— Mon Dieu! Mon Dieu! que dois-je faire? priait-elle du fond du coeur.

Le curé commençait son allocution. Valderez l'écoutait comme en un rêve; mais cependant son esprit anxieux cherchait à saisir un mot qui l'éclairât dans sa détresse…

"Vous devrez, monsieur, aimer votre épouse comme Jésus-Christ a aimé son Eglise. Et qu'est-ce à dire? Jésus-Christ n'a-t-il pas aimé cette épouse mystique jusqu'à se dépenser tout entier pour elle? Ne veille-t-il pas chaque jour sur elle avec une tendre sollicitude? N'est-elle pas pour lui supérieure à toutes les richesses, plus belle que toutes les merveilles accumulées sur terre et dans les cieux par sa toute-puissance créatrice? Ainsi, monsieur, devrez-vous aimer celle qui va devenir devant Dieu votre compagne."

Presque involontairement, Valderez leva les yeux vers M. de Ghiliac. La tête un peu redressée, il regardait attentivement le curé, et aucune émotion ne se discernait sur ce visage hautain et calme. Probablement, le romancier étudiait ce type de prêtre rustique, tout en souriant au-dedans de lui-même de la naïveté de cet excellent homme qui l'engageait si bien à aimer sa femme, à l'aimer avec dévouement, à l'aimer, après Dieu, plus que tout au monde.

"Et vous, ma chère enfant, que devrez-vous faire, sinon vous attacher votre époux, comme l'Eglise l'est à son Divin Chef?… sinon lui être fidèle dans les persécutions et les traverses, dans la douleur comme dans la joie? sinon l'aimer fortement, chrétiennement, et vous tenir prête à tout lui sacrifier, hors ce qui a trait au salut de votre âme?"

L'aimer!

Mais, maintenant, elle ne l'oserait plus! La crainte d'être dupe, de ne trouver chez lui que la froide curiosité du psychologue et l'amusement du dilettante, la paralyserait toujours, mettrait en son coeur une continuelle défiance. Oh! pourquoi Mme de Ghiliac lui avait-elle dit?… Elle s'était si bien efforcée, par la prière et de sérieuses réflexions, de se préparer à ses nouveaux devoirs, d'envisager avec calme l'obligation de s'attacher à cet époux inconnu! Et maintenant, elle ne savait plus que faire, le doute et l'angoisse bouillonnaient dans son pauvre cerveau anxieux…

Et, cependant, si Mme de Ghiliac n'avait pas parlé, elle ne se serait pas défiée, elle aurait, tout simplement, donné son jeune coeur confiant…

"Que croire? Oh! que croire?" pensa-t-elle éperdument.

— Eh bien, Valderez?

M. de Ghiliac se penchait un peu, en murmurant ces mots d'une voix légèrement surprise. Valderez tressaillit en s'apercevant que le moment était venu de s'avancer vers l'autel.

Elle fit machinalement les quelques pas nécessaires, elle se plaça près d'Elie. Un nuage passait devant ses yeux, il lui semblait que les fleurs, les lumières dansaient une sarabande autour d'elle…

La voix nette de M. de Ghiliac, répondant un oui très bref et très résolu à la question du prêtre, l'arracha à cet état de demi-inconscience. Le curé demandait maintenant:

— Valderez de Noclare, acceptez-vous pour votre légitime époux
Elie-Gabriel-Bernard de Roveyre de Ghiliac?

Dans l'église, le silence complet s'était fait. Valderez entendait battre son coeur à grands coups affolés. Une angoisse plus profonde l'assaillit, la fit frémir jusqu'au fond de l'être. Elle leva les yeux vers le prêtre, et le bon vieillard y lut une interrogation poignante. Sa pauvre petite brebis implorait son secours. Mais pour quel motif?

Valderez sentit se poser sur elle le regard de M. de Ghiliac. Autour d'elle, tous attendaient. Un moment encore, et l'on s'étonnerait de cette hésitation étrange…

D'une voix basse, un peu étranglée, elle prononça le mot qui l'unissait à Elie de Ghiliac.

C'était fini, elle était sa femme. Il lui prit la main pour y mettre l'anneau du mariage. Mais cette petite main, brûlante maintenant, tremblait si fort qu'il dut s'y reprendre à deux fois pour glisser l'anneau au doigt.

A la sacristie, tous remarquèrent la mine défaite de la jeune femme, et quand elle descendit l'étroite nef au bras de M. de Ghiliac, les chuchotements: "Comme ils sont beaux!" furent suivis de celui-ci: "Comme elle est pâle!"

M. de Ghiliac fit monter sa femme dans le traîneau, l'enveloppa de fourrures et s'assit près d'elle. Pendant le trajet, assez court d'ailleurs, de l'église aux Hauts-Sapins, ils n'échangèrent pas un mot. Valderez détournait un peu la tête pour échapper à ce regard qu'elle sentait peser sur elle, surpris et investigateur. Et son coeur battait toujours si vite!

[IX]

Valderez devait, toute sa vie, se rappeler ce déjeuner de noces. Alors que tout son être moral était brisé par une angoisse qui s'augmentait de minute en minute, il lui fallut causer, sourire et demeurer le point de mire de tous les regards, de toutes les attentions. Elle se sentait à bout de forces lorsque, le repas terminé, on se leva pour quitter la salle à manger.

M. de Ghiliac se pencha vers elle:

— Il est temps de vous préparer pour le départ, Valderez, dit-il à mi-voix.

Incapable de prononcer une parole, car sa gorge venait de se serrer tout à coup, elle inclina affirmativement la tête. Puis elle se glissa hors de la salle à manger et gagna le parloir.

Oh! se trouver seule enfin, loin de tous, loin de "lui" surtout, dont elle avait senti constamment l'attention portée sur elle, au cours de ce repas! Pouvoir réfléchir enfin… et se dire qu'elle avait eu tort, qu'elle avait commis une faute…

Car n'était-ce pas une faute d'avoir dit "oui", lorsque à ce moment même un insurmontable effroi d'emparait d'elle, tandis que le doute affreux de l'abîme moral existant entre son fiancé et elle s'implantait victorieusement dans son esprit?

Elle avait cédé à une sorte d'affolement, dû à la présence de tous ceux qui remplissaient l'église, à la crainte de l'effet que produirait la réponse négative, à la pensée de l'effrayante colère de son père et de toutes les conséquences d'un tel acte…

Elle avait dit "oui", et, par ce mot, elle avait tacitement promis d'aimer son mari. Elle devrait donc le faire, malgré tout, quel qu'il fût. Mais, comment y parviendrait-elle maintenant, avec cette défiance, cette terreur au fond du coeur?

Dans la pièce voisine, dont la porte était demeurée ouverte, un pas ferme et souple fit craquer le parquet. Valderez eut un frisson d'effroi à la vue de la silhouette masculine qui apparaissait. D'un mouvement instinctif, elle recula jusqu'au plus profond de l'embrasure de la fenêtre dans laquelle elle se trouvait debout.

M. de Ghiliac s'arrêta un moment. Une légère contraction passa sur sa physionomie. Puis il s'avança vers sa femme en disant d'un ton de froide ironie:

— J'ai vraiment l'air de produire sur vous l'effet d'un épouvantail,
Valderez! Me serait-il possible d'en connaître la raison?

Une rougeur brûlante remplaçait maintenant, sur le visage de Valderez, la pâleur qui s'y était répandue tout à l'heure. Une sorte d'affolement passa dans son cerveau surexcité, bouillonnant d'angoisse et de doute. Emportée par un besoin de sincérité, elle dit d'une voix tremblante:

— J'ai commis une faute… J'ai compris que j'avais eu tort en cédant à la pression de mes parents, puisque je n'avais pour vous que de la crainte et aucune sympathie. Tout à l'heure, en entendant M. le curé parler des devoirs de l'épouse chrétienne, j'ai senti que je ne pourrais jamais… à votre égard…

Elle n'osait le regarder, mais elle parlait courageusement, en se disant qu'elle devait, en toute loyauté, lui faire connaître ses sentiments.

— Ah! ce sont ces petits scrupules de jeune personne pieuse qui vous tourmentent!… Parce que ce bon prêtre vous a dit qu'il faudrait aimer votre mari et que vous vous sentez incapable de remplir ce devoir? Rassurez-vous, je ne suis pas si exigeant que lui, et, puisque vous ne me faites pas l'honneur de m'accorder votre sympathie, je m'en passerai, sans vous en faire un crime, croyez-le bien.

Il prononçait ces mots d'un ton de froideur sarcastique, qui soulignait encore la désinvolture ironique de cette déclaration.

Valderez sentit courir dans ses veines un frisson glacé. En levant les yeux, elle rencontra un regard dont l'expression, mélange de raillerie, d'irritation, de défi hautain, était difficile à définir.

— Vous comprenez singulièrement le mariage! dit-elle en essayant de raffermir sa voix.

— Pardon, il n'est pas question de moi! Vous me faites l'aveu — fort peu flatteur, entre parenthèses — de l'éloignement que je vous inspire. Eh bien! la sagesse me commande de vous répondre comme je l'ai fait! Vous ne pensiez pas, j'imagine, que cette révélation allait me conduire au désespoir?

Oh! non, elle ne l'avait jamais pensé, pauvre Valderez! Mais elle ne s'était pas attendue non plus à cette ironie glacée après les paroles et le regard de la veille.

— …Et, quant à ma façon de comprendre le mariage, je ne sais trop si elle vaut moins que celle d'une jeune personne qui accepte de se laisser forcer la main pour épouser un homme qu'elle ne peut souffrir, et s'avise seulement après la cérémonie de prévenir son mari de ses véritables sentiments.

— Monsieur!

Un peu de rougeur monta au teint mat d'Elie.

— Je vous demande pardon si je vous offense, c'est vous-même qui venez de m'avouer…

— Que j'avais poussé trop loin l'obéissance filiale. J'espérais alors que la sympathie naîtrait entre nous, et j'étais bien résolue, croyez-le, à remplir tous mes devoirs. Mais j'ai compris, tout à l'heure, que j'avais eu tort, que je ne pourrais jamais…

— Un peu tard, il me semble? La chose est faite, nous ne pouvons y revenir… à moins de demander l'annulation de ce mariage… forcé.

— Oh! oui, oui!

L'exclamation était spontanée. Un pli d'ironie vint soulever la lèvre de M. de Ghiliac.

— Etes-vous donc assez héroïque pour considérer sans frémir ce que serait votre vie ici, après une rupture de ce genre?

Elle murmura d'un ton d'ardente souffrance, en abaissant ses longs cils dorés comme pour voiler son regard douloureux:

— Oh! ne comprenez-vous pas que j'aimerais mieux tout endurer, plutôt que d'avoir prononcé tout à l'heure ce mot qui nous unissait pour la vie!

M. de Ghiliac recula légèrement. Sa physionomie était devenue rigide et ses yeux tellement sombres qu'ils semblaient presque noirs.

— Devant une antipathie si bien déclarée, mon devoir de gentilhomme est de m'incliner, dit-il d'un ton glacé. Mais je ne veux absolument pas de rupture éclatante. Aux yeux du monde, vous demeurez la marquise de Ghiliac. En réalité, nous vivrons séparés, conservant chacun notre indépendance. Je vais avoir l'honneur de vous accompagner à Arnelles, où, je l'espère, vous voudrez bien, selon nos conventions, vous occuper de Guillemette. Maintenant, permettez-moi de vous rappeler que nous n'avons plus qu'un quart d'heure avant de quitter les Hauts-Sapins.

— Laissez-moi ici… ce sera beaucoup plus logique, dit-elle d'une voix altérée.

— Me faut-il vous remettre en mémoire le précepte: "La femme doit suivre son mari?" Je vous libère de toutes les obligations que vous croyez avoir à mon égard, sauf de celle-là.

Elle fit un pas vers lui en joignant les mains, avec un regard de supplication poignante.

— Je vous en prie, laissez-moi ici!

Il détourna un peu les yeux en répliquant froidement:

— Ma résolution, sur ce point, est inébranlable. Veuillez aller quitter cette toilette, je vous attends au salon.

Il ouvrit une porte devant elle. Valderez sortit du parloir et se dirigea vers l'escalier. Mais au bas des marches, elle dut s'arrêter, car ses jambes se dérobaient presque sous elle.

Une main se posa sur son épaule, la voix de son frère Roland murmura:

— Valderez, qu'as-tu?

— Un peu de fatigue, mon chéri. Ce ne sera rien.

— Quand te reverrons-nous, maintenant, ma Valderez? M. de Ghiliac te laissera-t-il venir souvent?

Il la regardait avec tendresse. C'était son frère préféré, car leurs natures, également délicates et droites, s'étaient toujours comprises.

Elle se pencha, et prit la main du jeune garçon.

— Prie pour moi, mon Roland, murmura-t-elle.

Elle se détourna et s'engagea hâtivement dans l'escalier, car elle sentait que les sanglots allaient l'étouffer. Et elle ne voulait pas qu'ils connussent sa souffrance, tous ces êtres pour qui elle s'était sacrifiée.

Elle savait maintenant que, sur un point du moins, Mme de Ghiliac avait dit vrai: Elie de Ghiliac n'était qu'un froid égoïste, dépourvu de coeur.

Et elle ne pouvait plus ignorer — il l'avait laissé entendre aussi clairement que possible — qu'il se souciait fort peu de l'attachement de sa femme.

Combien elle eût préféré des éclats de colère à cette ironie glacée, à ce sarcasme poli!

Et il aurait suffi cependant d'un mot — d'un seul mot dit avec quelque bonté, quelque indulgence à la jeune femme qui s'accusait franchement de son erreur, pour que s'évanouît le doute, et que se dissipât la crainte.

Mais maintenant!

Elle se déshabillait, se rhabillait machinalement. Quand elle fut prête, elle jeta un long regard autour d'elle, sur cette grande vieille chambre strictement meublée du nécessaire, presque pauvre, où de pénibles soucis l'avaient assiégée, en ces dernières années, mais où elle n'avait jamais connu une souffrance dans le genre de celle qu'elle endurait en ce moment. Elle s'agenouilla devant le crucifix placé au-dessus de son lit, joignit les mains et implora:

— Mon Dieu! si j'ai commis une faute, ayez pitié de moi, considérez mon inexpérience et soutenez-moi dans la voie où j'entre aujourd'hui.

— Valderez, es-tu prête? M. de Ghiliac te fait prévenir qu'il est temps de partit, dit au dehors la voix de Marthe.

— Oui, me voici, ma chérie.

Oh! ce moment du départ! Hier soir, il lui était apparu moins angoissant. Mais aujourd'hui!…

Elle prit congé de tous les siens, en se raidissant contre sa douleur.
Elle promit d'écrire souvent, très souvent…

— Et tu viendras nous voir, Valderez?… Vous le lui permettrez, Elie? demanda Mme de Noclare, qui considérait avec quelque inquiétude la physionomie très altérée de la jeune femme.

— Mais quand elle le voudra! Elle sera absolument libre de voyager à son gré! répondit M. de Ghiliac qui s'inclinait en ce moment pour prendre congé de sa belle-mère.

Pendant qu'il finissait de faire ses adieux à sa nouvelle famille, Valderez s'en alla en avant vers le vestibule. Elle semblait maintenant avoir hâte d'être hors des Hauts-Sapins.

— Ma fille, je prierai la Vierge pour toi. Je crois que tu ne seras pas toujours sur du velours dans ton ménage.

C'était Chrétienne, debout dans le vestibule, qui prononçait ces mots d'un ton prophétique.

Valderez se pencha et baisa les joues ridées de la vieille femme.

— Au revoir, Chrétienne. Oui, prie pour ta Valderez.

Et elle se hâta vers la cour, car les sanglots l'étouffaient maintenant.

En un quart d'heure, le traîneau qui transportait M. de Ghiliac et elle arrivait à la petite gare. En même temps qu'eux partaient Mme de Ghiliac, qui s'en allait à Cannes, les Trollens, M. d'Essil et le prince Sterkine, qui se dirigeaient sur Paris.

Elie installa sa femme dans le coupé retenu par lui, et s'étant informé si rien ne lui manquait, se mit à dépouiller le courrier que venait de lui remettre son valet de chambre. Valderez put donc pleurer silencieusement, le front appuyé à la vitre, en regardant disparaître, avec les silhouettes de ses chères montagnes, son passé de jeune fille, souvent sévère, mais adouci par la tendresse de ses frères et soeurs.

Et maintenant, elle se trouvait sous l'autorité de celui qui ne serait jamais pour elle qu'un étranger.

X

L'automobile de M. de Ghiliac roulait sur la route large et bien entretenue conduisant de la gare de Vrinières au château d'Arnelles. Valderez, un peu lasse, regardait vaguement le paysage charmant dont le marquis, assis près d'elle, lui indiquait au passage quelques points de vue. Le temps était aujourd'hui clair et doux, l'air vivifiant entrait par l'ouverture des portières dont Elie avait baissé les glaces sur la demande de Valderez, qu'impressionnait désagréablement le parfum étrange émanant de l'intérieur de la voiture.

M. de Ghiliac s'était montré d'une irréprochable correction, il n'avait négligé envers Valderez aucune des attentions courtoises d'un homme bien élevé à l'égard d'une femme. Pendant le voyage, il lui avait fait apporter des journaux et des revues, avait causé avec elle des pays traversés, tous connus de lui, et, en arrivant à Paris où ils devaient passer une journée avant de gagner Arnelles, s'était informé si elle désirait y demeurer plus longtemps, — le tout avec une froideur polie, une indifférence parfaite qui donnaient bien la note des rapports devant exister entre eux.

Valderez avait refusé l'offre de son mari. Que lui importait Paris! Elle avait hâte maintenant d'être à Arnelles, de mettre fin à la corvée à laquelle s'astreignait M. de Ghiliac, de se trouver seule enfin, — seule devant sa nouvelle existence et devant la tâche consolante que lui réservait peut-être la petite orpheline qui l'attendait.

Brisée par une fatigue plus morale que physique, elle passa la journée à l'hôtel de Ghiliac, dans l'appartement qui avait été celui de la première femme. En dépit du temps relativement court des fiançailles, M. de Ghiliac l'avait fait complètement transformer, dans la note de luxe à la fois sobre et magnifique qui existait toujours chez lui. Et Valderez, qui n'avait jamais connu que les Hauts-Sapins ou les demeures relativement modestes des amis de sa famille, se sentait étrangement gênée au milieu des raffinements de ce luxe et des recherches inouïes d'un service assuré par une armée de domestiques admirablement stylés.

La jeune femme n'avait vu son mari qu'aux repas, pris en tête à tête. Avec tout autre que M. de Ghiliac, ces moments eussent été fort embarrassants. Mais lui possédait décidément un art incomparable pour sauver les situations les plus tendues, par une conversation toujours intéressante, et cependant indifférente, par une courtoisie qui ne sortait jamais des bornes de la plus extrême froideur. Aucune allusion, du reste, à ce qui s'était passé la veille. Il était évident que la question se trouvait enterrée pour lui.

…La voiture, quittant la route, avait pris une superbe allée d'ormes centenaires. Et le marquis dit tout à coup:

— Voilà Arnelles, Valderez.

Au-delà d'un vaste espace découvert se dressait une grille merveilleusement forgée, surmontée des armes des Roveyre. Le regard ravi de Valderez, traversant l'immense cour d'honneur, rencontra une admirable construction de la Renaissance, dont les assises, sur une des façades latérales, baignaient dans un lac azuré.

— Eh bien! cela vous plaît-il? demanda M. de Ghiliac qui l'examinait avec une attitude discrète.

— C'est magnifique! Et les descriptions que vous m'en avez faites restaient certainement au-dessous de la vérité.

— Tant mieux! J'aurais été au regret de vous causer une désillusion, dit-il de ce ton mi-sérieux, mi-railleur qui laissait toujours ses interlocuteurs perplexes sur ses véritables sentiments.

Ils gravirent l'un après l'autre les degrés du grand perron, en haut duquel se tenaient deux domestiques portant la livrée de Ghiliac; ils entrèrent dans un vestibule dont la royale splendeur fit un instant fermer les yeux de Valderez éblouie. Que ferait-elle dans cette demeure plus que princière? Oh! combien étaient loin — et regrettés — ses Hauts-Sapins, sa pénible tâche quotidienne, ses austères et chers devoirs près de sa mère et des enfants!

— Antoine, prévenez Mlle Guillemette que nous l'attendons au salon blanc. Et dites qu'on nous serve promptement le thé, ordonna M. de Ghiliac.

Il fit traverser à Valderez plusieurs salons, dont la jeune femme, de plus en plus éblouie, ne distingua que confusément les splendeurs artistiques, et l'introduisit dans une pièce plus petite, tendue de soieries blanches brodées de grandes fleurs aux teintes délicates, ornée de meubles ravissants, d'objets d'art d'un goût si pur, d'une beauté si parfaite que Valderez dut s'avouer qu'elle n'avait jamais songé qu'il pût exister quelque chose de semblable.

— Si cette pièce vous plaît, il vous sera loisible d'en faire votre salon particulier, dit M. de Ghiliac, tout en aidant la jeune femme à enlever sa jaquette. Jusqu'ici, bien qu'elle soit une des plus charmantes de château, elle a joué de malheur. Ma mère et Fernande n'ont jamais pu la souffrir; elles assuraient que ces tentures blanches étaient absolument défavorables à leur teint. Mais peut-être êtes-vous exempte de petites faiblesses de ce genre?

Elle répondit avec une tranquille froideur:

— En effet, je n'ai jamais eu le temps ni l'idée de m'occuper de semblables questions.

— Je vous félicite de cette haute sagesse. Mais ne craindrez-vous pas d'y voir apparaître le spectre de la duchesse Claude?

— Qui est cette duchesse Claude? demanda Valderez tout en s'approchant de la cheminée pour présenter ses mains glacées à la flamme qui s'élevait dans l'âtre, en dépit de la tiédeur répandue par les calorifères.

— Une de mes aïeules, ancienne châtelaine d'Arnelles. Belle, intelligente, énergique sous une apparence délicate, elle était l'âme du parti de ligueurs dont son mari était le chef. Ici se donnaient des fêtes magnifiques, dont la belle Claude était la reine incontestée. Parmi les invités, on remarquait une jeune personne laide et légèrement contrefaite, toujours fastueusement parée, qui était la cousine de la duchesse. Françoise d'Etigny, on ne sait par quelle aberration, s'était longtemps bercée de l'espoir d'épouser le duc Elie, un des plus beaux seigneurs de France. De là, dans cette âme aigrie et mauvaise, une jalousie féroce contre la duchesse Claude, — jalousie habilement dissimulée d'ailleurs.

"Mais un jour, Claude disparut. On la chercha longtemps; son mari, inconsolable, promit une fortune à qui lui ferait connaître le sort de sa femme. Cependant personne ne l'avait vue quitter le château; les hommes d'armes juraient tous n'avoir pas délaissé un instant leur poste. Et d'ailleurs, pourquoi cette jeune femme, très heureuse, très aimée, fervente chrétienne, épouse et mère tendrement dévouée, aurait-elle quitté volontairement son foyer? Le duc Elie fit fouiller le lac, les oubliettes, restes de l'ancien château fort, sur lequel s'éleva la demeure actuelle. Tout fut visité, bouleversé. Et la jeune duchesse resta introuvable.

"Elie de Versanges, fou de désespoir, se confina dans la retraite. Son cerveau se dérangeant peu à peu, il assurait que sa femme n'avait pas quitté le château et qu'elle gémissait dans quelque cachette inconnue en l'appelant à son secours. D'autre part, une femme de chambre prétendit avoir vu sa maîtresse apparaître vers la nuit, vêtue de la robe de brocart d'argent qu'elle portait le jour de sa disparition. C'était dans ce salon, qu'elle affectionnait particulièrement, et, d'autres fois dans la galerie à côté…"

Il s'avança et ouvrit une porte. Valderez, en s'approchant, eut une exclamation admirative.

— …Cette galerie est une des merveilles de la Renaissance et renferme des trésors d'art. Elle fut décorée par les ordres de François de Versanges, qui fit achever le château commencé par son père. Ce duc François était un homme dur, cruel, que l'on prétendait quelque peu magicien. En tout cas, il paraît qu'il avait un talent remarquable pour faire disparaître les gens gênants, sans qu'on pût jamais savoir ce qu'ils devenaient.

Valderez fit quelques pas dans la galerie, mystérieusement éclairée par le jour pâle traversant d'admirables vitraux. Elle s'arrêta devant le portrait d'une jeune femme, remarquablement jolie, portant un somptueux costume du seizième siècle, constellé de joyaux. A côté, sur un fond assombri, se dressait l'image d'un jeune seigneur de fière mine, dont la physionomie avait quelque ressemblance avec celle de M. de Ghiliac.

— La belle duchesse Claude et le duc Elie, dit le marquis en les désignant.

— Et que devint ce pauvre duc? demanda Valderez.

M. de Ghiliac eut un rire moqueur.

— Eh bien! ce veuf inconsolable finit tout simplement par épouser Françoise d'Etigny, qui avait pleuré avec lui en l'entourant, ainsi que ses enfants, des soins les plus dévoués. Quelques mois plus tard, son fils aîné mourait empoisonné. Seulement, la nouvelle duchesse avait cette fois agi avec maladresse, elle fut trahie par une femme en qui elle se confiait. Et tout aussitôt, on lui attribua, non sans raison, la disparition étrange de sa cousine. Se voyant découverte, elle se précipita dans le lac, de sorte qu'on ne put jamais savoir ce qu'il était advenu de la duchesse Claude. Et le duc Elie, complètement fou après toutes ces épreuves, se brisa la tête contre cette cheminée de marbre. Vous voyez qu'Arnelles a de tragiques souvenirs. N'aurez-vous pas peur du fantôme de la belle Claude, ou de celui de Françoise la maudite qui flotte parfois sur le lac?

— Oh! non! Nous avons aussi de ces légendes, et de plus terrifiantes encore, aux hauts6sapins. Mais je n'ai jamais songé à en avoir peur.

— Cela prouve que vous avez les nerfs bien équilibrés. Tant mieux pour vous! dit-il d'un ton léger.

Ils revinrent au salon. Au milieu de la pièce se tenait une frêle petite fille dont les boucles brunes entouraient un visage maladif éclairé par des yeux bleus superbes, mais craintifs et mélancoliques.

— Ah! vous voilà, Guillemette! dit M. de Ghiliac d'un ton bref.
Approchez-vous et saluez votre mère.

Mais Valderez s'avança vivement, elle prit entre ses bras la petite fille dont elle baisa le front.

— Ma petite Guillemette, je suis si contente de vous connaître!
Embrassez-moi, voulez-vous, ma chérie?

Les grands yeux de l'enfant, surpris et effarouchés, la considérèrent un moment. Puis les petites lèvres pâlies se posèrent timidement sur sa joue.

Et le coeur serré de la jeune femme se dilata un peu à la pensée de la tâche si belle qui l'attendait près de cette enfant sans mère.

Elle la remit à terre, et, prenant sa main, revint vers le marquis, demeuré debout près de la cheminée.

— Elle est tout à fait gentille, votre petite Guillemette, et je vais l'aimer extrêmement… Mais que dit-on à son père, ma mignonne?

Guillemette leva les yeux vers M. de Ghiliac, et Valderez remarqua dans ce regard d'enfant une expression à la fois craintive et tendre qui la frappa.

— Bonjour, mon père, dit une petite voix timide.

Il effleura d'une main distraite les boucles de l'enfant, en répondant froidement:

— Bonjour, Guillemette. Faites attention d'être toujours bien sage avec votre maman… Vous pouvez rejoindre votre institutrice, maintenant.

Le maître d'hôtel entrait, apportant le thé. Valderez demanda timidement:

— Ne permettrez-vous pas à Guillemette de demeurer un peu?

— M ais si vous le voulez! répondit-il d'un ton indifférent.

Tandis que Valderez ôtait ses gants, il lui dit, après avoir congédié du geste le maître d'hôtel:

— Puis-je vous demander de nous servir le thé?… si vous n'êtes pas fatiguée, toutefois?

Elle répondit négativement. Fatiguée, elle ne l'était pas au physique; mais moralement, sa lassitude était grande. L'atmosphère de cette demeure lui semblait tellement lourde! Et combien elle eût voulu se trouver loin de ce grand seigneur dont la courtoisie impeccable lui semblait une pénible ironie!

Elle servit le thé, puis elle essaya de faire causer Guillemette. Mais ce fut en vain; l'enfant semblait à peu près muette.

M. de Ghiliac, assis en face d'elle, laissait errer autour de lui son regard distrait, qui s'arrêtait parfois sur la jeune femme et l'enfant. Valderez ne pouvait s'empêcher de remarquer combien il était à sa place dans ce décor d'une aristocratique splendeur, au milieu duquel, pensait-elle, la très simple robe de voyage de la nouvelle marquise, et sa gaucherie, devaient produire un effet singulier.

— Laissez donc cette petite sotte, Valderez! dit-il tout à coup d'un ton impatienté. Vous n'arriverez pas à lui tirer deux mots de suite devant moi. Elle est vraiment d'une ridicule sauvagerie!

Sur ces mots, il se leva en posant sa tasse sur la table à thé.

— Voulez-vous me permettre de vous montrer votre appartement? Car j'aurai ensuite à m'occuper de ma correspondance, fort en retard.

Elle acquiesça aussitôt, et, prenant la main de Guillemette, le suivit au premier étage. Si elle n'avait eu en tête de si pénibles soucis, elle serait tombée en admiration devant l'escalier — une des principales merveilles de cette demeure, qui en contenait tant — et devant l'appartement qui lui était destiné, le plus remarquable du château, tant à cause de la vue délicieuse qui se découvrait de ses balcons, que de la délicate et artistique magnificence de sa décoration.

— C'était l'appartement de la belle duchesse Claude, dit M. de Ghiliac. Voyez, sur les meubles, au plafond, ces deux C enlacés. Ils rappellent sa devise: "Candidior candidis," plus blanche que les plus blanches choses, — qui fut aussi celle de la douce reine Claude de France, marraine de sa mère, dont le souvenir demeurait vénéré dans la famille. Si vous désirez apporter quelque changement à ces pièces, vous êtes entièrement libre, ainsi que de choisir, dans le château, tout autre appartement qui vous agréerait mieux. Vous êtes chez vous ici, ne l'oubliez pas.

Il était impossible d'être plus courtois — et de voiler plus élégamment un égoïsme absolu.

Lorsqu'il se fut éloigné, Valderez reprit ses tentatives près de Guillemette, et, cette fois, la langue de l'enfant se délia un peu. M. de Ghiliac devait avoir raison en prétendant que c'était sa présence qui intimidait prodigieusement sa fille.

— Pourquoi ne dites-vous rien à votre papa, ma chérie? lui demanda
Valderez.

Les lèvres de Guillemette tremblèrent.

— Papa ne m'aime pas! murmura-t-elle d'un ton de désolation si navrante que Valderez en fut bouleversée jusqu'au fond du coeur.

Elle prit la petite fille sur ses genoux et l'entoura de ses bras.

— Qui vous fait croire cela, ma pauvre mignonne?

— Oh! je le sais bien! Frida me le dit, d'abord…

— Qui est Frida?

— C'est ma gouvernante autrichienne. Et puis, je vois bien que les autres papas ne sont pas comme lui. Mon oncle Karl embrasse souvent ses petites filles, M. d'Oubignies promène Gaërane et Henriette en voiture, et il ne fronce jamais les sourcils quand il les voit entrer, ou quand il les rencontre dans le parc… Oh! je sais bien que papa ne m'aime pas du tout! murmura-t-elle avec un gros soupir.

— Et vous, chérie, l'aimez-vous?

L'enfant ne répondit pas, mais appuyant son front sur l'épaule de Valderez, elle éclata en sanglots. Et, lorsqu'elle fut un peu calmée, la jeune femme, à travers ses phrases décousues, comprit ce que souffrait cette âme d'enfant, livrée à des mercenaires plus ou moins dévouées, n'ayant à attendre, de la part de l'aïeule mondaine et froide, qu'une affection très superficielle, de la part de son père, une indifférence complète — et cependant, ayant au coeur, pour ce père presque inconnu, une tendresse ardente, comprimée et rendue craintive par la glaciale et dédaigneuse insouciance de M. de Ghiliac.

"Pauvre petite fille, je t'aimerai, moi!" songea Valderez en serrant l'enfant dans ses bras.

XI

M. de Ghiliac demeura huit jours à Arnelles. Il montra à Valderez le château, les jardins et le parc dans tous leurs détails, il lui fit faire des promenades, et quelques visites, forcément restreintes à cette époque de l'année qui avait vu s'éloigner les châtelains des alentours. Et, jugeant alors ses devoirs largement accomplis, il reprit le chemin de Paris, laissant Valderez un peu désorientée encore au milieu de cette immense et magnifique demeure, mais déjà attachée de toute son âme à sa tâche près de la petite Guillemette.

Un des premiers soins de la jeune femme fut de remplacer l'institutrice anglaise, qui lui déplaisait fort. M. de Ghiliac, à qui elle en avait parlé avant son départ, lui ayant déclaré qu'elle recevait de lui pleins pouvoirs pour tout ce qui concernait Guillemette, elle écrivit donc à l'abbesse du monastère où elle avait reçu son instruction, et vit arriver peu après une jeune Anglaise, sérieuse et distinguée, qui plut aussitôt à Guillemette et à elle-même. Parlant déjà couramment l'anglais, Valderez se mit en devoir d'apprendre l'allemand, afin de mieux surveiller Frida, la gouvernante, dans ses rapports avec l'enfant. C'était une occupation de plus, une diversion à ses pensées mélancoliques. Le travail seul, et l'accomplissement exact de tous ses devoirs pouvaient la sauver de l'ennui et de la tristesse trop profonde. Chaque matin, elle se rendait à la messe, puis elle allait visiter quelque indigent indiqué par le curé et lui porter le secours matériel, en même temps qu'une douce parole et quelque conseils discrètement donnés. Elle ne cherchait pas à nouer de relations. Les trois ou quatre personnes chez qui l'avait conduite M. de Ghiliac étaient venues lui rendre sa visite avec un empressement qui en disait long sur le prestige du nom que portait maintenant Valderez. Mais, malgré l'invitation pressante qui lui en avait été faite, et bien qu'une de ces familles au moins, les d'Oubignies, lui fût sympathique, elle n'était pas retournée les voir… A mesure que les jours s'écoulaient, elle se rendait compte que l'absence prolongée de M. de Ghiliac, l'exil dans lequel il confinait sa femme, excitaient un étonnement de plus en plus vif, et des commentaires plus ou moins bienveillants. Pour l'âme si délicatement fière de Valderez, c'était encore une amertume nouvelle et elle préférait demeurer dans sa solitude, loin de la curiosité de ces étrangers.

M. de Ghiliac ne donnait pas signe de vie autrement que par l'envoi fréquent de livres et de revues. C'était, du reste, pour Valderez, le meilleur moyen d'être au courant de l'existence de son mari. Revues purement littéraires comme revues mondaines citaient sans cesse le nom qui occupait une place de choix dans le monde des lettres et dans celui de la haute élégance. Ce fut ainsi qu'elle apprit l'apparition d'un nouvel ouvrage de son mari, un récent voyage de M. de Ghiliac en Espagne, où il avait été reçu en intime à la cour, et son séjour actuel à Pau. Elle n'ignora plus, désormais, que le marquis de Ghiliac, cavalier consommé, était un fervent du polo et de la chasse au renard. Elle put admirer aussi un étalon superbe acquis à prix d'or par Elie, qui était grand amateur de chevaux et possédait les plus beaux attelages de France. Et, en tournant la page, elle put le voir, lui, au milieu d'un groupe élégant photographié à une fête donnée par une haute personnalité russe habitant Biarritz.

Tout cela l'aurait convaincue — si elle ne l'avait été déjà d'avance — de l'abîme existant entre ce mondain adulé et elle, la modeste Valderez, qui ignorait tout de ces plaisirs où se complaisait son mari. Sa tristesse en devenait plus profonde encore, et, pour s'en distraire, elle multipliait les visites charitables, distribuant en aumônes la somme, énorme à ses yeux, trouvée dans un tiroir de son bureau et attribuées à ses seules dépenses personnelles, celles de la maison étant réglées par l'intendant du marquis. Pour elle-même, elle ne prenait que le strict nécessaire, et personne, dans le pays, n'était plus simplement vêtu. Cet argent, venant de "lui", de même que le luxe qui l'entourait dans cette demeure, lui étaient un poids très lourd. Etre obligée de tout lui devoir!… et penser même qu'aux Hauts-Sapins ils vivaient tous de ses libéralités!

Par moment, elle se demandait si elle ne rêvait pas, si bien réellement elle était devenue marquise de Ghiliac. De jour en jour, sa situation lui paraissait plus étrange, plus pénible à supporter. Pourquoi M. de Ghiliac avait-il eu cette cruauté inutile de l'enlever aux Hauts-Sapins! Pour sa fille? C'était bien improbable, vu son insouciance. Y avait-il donc là, chez lui, question de méchanceté pure, peut-être de vengeance contre cette jeune femme qui n'avait paru rien moins qu'heureuse de porter son nom? Il était possible, aussi, qu'il eût voulu ainsi affirmer son autorité, et que, plus tard, bientôt peut-être, il autorisât Valderez à rentrer définitivement aux Hauts-Sapins, en emmenant Guillemette.

Mais, en attendant, elle souffrait. Et un mois s'écoula, sans qu'elle eût de nouvelles directes de M. de Ghiliac.

Un après-midi, le courrier lui apporta une lettre de M. de Noclare. Ce n'était qu'un long dithyrambe en faveur de son gendre, dont la royale générosité permettait de rendre aux Hauts-Sapins leur aspect d'autrefois.

"Ce que je ne puis comprendre, par exemple, c'est que tu n'aies pas accompagné ton mari à Pau," ajoutait-il. "Je crains, ma chère enfant, que tu n'opposes des goûts déplorablement pot-au-feu aux désirs d'Elie. Car il est bien certain qu'il ne demande pas mieux que de t'associer à sa vie mondaine — les splendeurs de ta corbeille le prouvent. T'imagines-tu, par hasard, le convertir à tes idées? Ce serait là une déplorable erreur, dans laquelle je t'engage à ne pas persévérer si tu ne veux t'aliéner ton mari."

En repliant la lettre, Valderez eut un sourire plein d'amertume. Elle n'avait pas parlé dans ses lettres aux Hauts-Sapins de la situation qui était la sienne. Ils la croyaient tous heureuse — et ils s'imaginaient qu'elle cherchait à faire du marquis de Ghiliac un époux pot-au-feu!

Un domestique apparut à ce moment, apportant le goûter de Guillemette, que l'enfant venait toujours prendre près de sa belle-mère — sa maman chérie, comme elle l'appelait déjà.

— M. le marquis vient de téléphoner qu'il arriverait demain matin, par le train de dix heures, et a donné l'ordre d'en prévenir madame la marquise, dit-il.

Cette nouvelle produisit chez Valderez une impression complexe. Certes, il lui serait pénible de le revoir, et sa présence ne lui procurerait qu'une gêne profonde; mais, d'autre part, aux yeux d'autrui, elle ne passerait pas pour une complète abandonnée.

Néanmoins, la perspective de cette arrivée lui donna une nuit d'insomnie, après laquelle, toutefois, elle se leva à l'heure matinale accoutumée pour se rendre à la messe. Elle s'en alla à pied, comme d'habitude, car jamais elle n'avait eu l'idée de faire atteler une voiture, le temps fût-il menaçant comme aujourd'hui, ces délicatesses étant tout à fait inconnues à la vaillante Valderez des Hauts-Sapins.

Au retour, elle alla visiter quelques indigents, et s'attarda chez l'un d'eux, vieux bonhomme paralytique qui n'avait plus que peu de temps à vivre et qu'elle essayait de ramener à Dieu. Quand elle sortit de la pauvre demeure, la pluie tombait à torrents. Elle se hâta vers le château, et y arriva complètement trempée, pour tomber juste, dans le vestibule, sur M. de Ghiliac, que l'automobile venait de ramener de la gare.

Il eut une légère exclamation:

— Mais d'où venez-vous donc ainsi?

— Du village. Je me suis un peu attardée, et…

— Du village? A pied par ce temps! En vérité, je…

Il s'interrompit en jetant un rapide coup d'oeil sur les domestiques qui étaient là.

— Allez vite mettre des vêtements secs, Valderez, c'est le plus pressé.

— Oh! j'en ai vu bien d'autres, aux Hauts-Sapins! Et d'ailleurs, j'ai un manteau qui me couvre très bien.

Dans l'émotion et la gêne que lui causait sa vue, elle oubliait de lui tendre la main. Ce fut lui qui la prit, et la porta à ses lèvres.

— Montez vite… Je vous demanderai tout à l'heure des nouvelles de vos parents et de vous-même, dit-il.

Elle alla changer de toilette et s'attarda un peu dans son appartement. Le revoir le plus tard possible était tout son désir. Enfin, comme la demie de onze heures sonnait, elle se décida à descendre et gagna la bibliothèque, où elle s'installait généralement pour travailler. Cette sorte de galerie, décorée avec l'art merveilleux de la Renaissance, garnie de livres rares et de toutes les principales productions littéraires, lui plaisait extrêmement. Ses immenses fenêtres donnaient sur le lac, au delà duquel s'étendaient les jardins et le parc, qui, bientôt, sortiraient de la torpeur hivernale.

Valderez s'assit près de la haute cheminée, chef-d'oeuvre de sculpture, où crépitaient joyeusement de grosses bûches, et prit un ouvrage destiné à une oeuvre charitable. Ses journées se partageaient ainsi entre les travaux d'aiguille, les promenades avec Guillemette, les visites de charité et la lecture des bons auteurs représentés dans la bibliothèque d'Arnelles. Elle avait aussi repris l'étude du piano, commencée au couvent et presque abandonnée aux Hauts-Sapins, faute de temps. Musicienne d'instinct, elle avait passé, pendant le mois qui venait de s'écouler, des heures très douces dans le commerce des grands maîtres, et travaillait assidûment chaque jour afin d'acquérir le mécanisme qui lui manquait. Fort heureusement, elle avait un piano dans son appartement, car elle n'aurait osé utiliser ceux du salon de musique pendant le séjour de M. de Ghiliac, celui-ci ayant déclaré un jour, au cours de leur visite chez la baronne d'Oubignies, qu'il ne pouvait supporter les pianoteuses. Or, Valderez jugeait qu'elle n'était pas autre chose, près de lui surtout que l'on disait si remarquable musicien.

L'aiguille que maniait diligemment la jeune femme frémit tout à coup entre ses doigts. M. de Ghiliac entrait, suivi de sa fille.

— Guillemette m'a indiqué votre retraite, Valderez. Il faut avoir vos goûts sérieux pour vous tenir ici de préférence à d'autres pièces plus élégantes.

Il prit un fauteuil et s'assit en face de sa femme, tandis que
Guillemette appuyait tendrement sa tête sur les genoux de Valderez.

— Comment vous trouvez-vous ici? L'air si pur des Hauts-Sapins ne vous manque-t-il pas trop? demanda-t-il d'un ton d'intérêt poli.

— Je ne m'en suis pas aperçue, jusqu'ici. Ce climat paraît excellent.

— On le dit. Mais il ne faudrait pas en annihiler les bons effets par des imprudences. Je me demande pourquoi la marquise de Ghiliac s'en va pédestrement, dans la boue des chemins, alors qu'elle a à sa disposition automobile, voitures et chevaux.

— Je vous avoue que je n'ai jamais admis, pour les gens jeunes et bien portants, la dévotion ni la charité en équipage.

— Soit, par un temps passable, mais aujourd'hui!… La simplicité et l'humilité sont choses exquises, mais peut-être seriez-vous disposée à les exagérer, Valderez.

— J'ai été accoutumée à une existence sévère et un peu rude, et je ne souffre pas de ce qui, pour d'autres, serait pénible, répondit-elle froidement, en détournant un peu son regard de ces yeux où elle retrouvait toujours la même lueur d'ironie.

— Evidemment. Mais vous vous habituerez vite à un autre genre de vie, et vous vous demanderez bientôt comment vous avez pu supporter l'existence des Hauts-Sapins.

— Oh! non, non! Rien ne me sera jamais plus cher que mon passé, et mes
Hauts-Sapins où je voudrais tant être encore!

Ces mots s'étaient échappés involontairement, impétueusement de ses lèvres. Tout aussitôt, elle devint pourpre de confusion. M. de Ghiliac, lui, avait froncé les sourcils, et il serra un instant les lèvres, un peu nerveusement. Puis, s'accoudant au bras de son fauteuil, il demanda tranquillement:

— Avez-vous eu de bonnes nouvelles de tous les vôtres?

D'une voix dont elle s'efforçait de dominer le frémissement, Valderez parla de la santé de sa mère, un peu améliorée en ce moment, de son père qui rajeunissait, écrivait Marthe, des enfants qui obéissaient difficilement à la cadette. Puis elle demanda des nouvelles de Mme de Ghiliac, des d'Essil, des soeurs de M. de Ghiliac. Peu à peu, l'embarras de tout à l'heure s'atténuait, disparaissait. Elie n'avait pas jugé bon de relever les paroles de Valderez — preuve qu'il était décidé à ne pas revenir sur ce sujet, pour le moment du moins.

La jeune femme avait repris son ouvrage, M. de Ghiliac parcourait ses journaux. Et ces jeunes gens si beaux, cette petite fille tendrement blottie contre Valderez formaient un délicieux tableau de famille, dans l'atmosphère chaude de cette pièce superbe.

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