Entre Deux Ames
XII
M. de Ghiliac venait à Arnelles pour faire un choix parmi les manuscrits inédits qu'il possédait en grand nombre, mémoires et lettres de ses ancêtres, et en particulier de la belle duchesse Claude. Il lui était venu récemment à l'idée, ainsi qu'il l'apprit à Valderez, de les exhumer et de les faire connaître au public des lettrés.
Tous ses anciens papiers se trouvaient dans la bibliothèque, et M. de Ghiliac s'installa dans cette pièce pour faire ses recherches, seul, car, contre sa coutume, il n'avait pas amené de secrétaire. Valderez, voyant cela, s'abstint, dès le second jour, de venir y travailler. Mais le soir même, M. de Ghiliac lui dit, en l'accompagnant après le dîner dans le salon blanc:
— Je vous préviens, Valderez, que si ma présence doit vous faire changer quelque chose à vos habitudes, je me verrai dans l'obligation de repartir immédiatement pour Paris. Continuez à venir travailler dans la bibliothèque, sans aucune crainte de me gêner.
Elle reprit donc, le lendemain, sa place accoutumée, sans enthousiasme, car le tête-à-tête au cours des repas lui semblait déjà suffisamment pénible, malgré la présence de Guillemette et de son institutrice, acceptée sans observation par le marquis, quoique jusqu'alors l'enfant n'eût jamais paru dans la salle à manger.
Elie, de temps à autre, lisait à la jeune femme les passages les plus curieux des manuscrits qu'il examinait. Un jour, il lui montra l'un d'eux, dont l'écriture bizarre demeurait indéchiffrable pour lui, peu patient de son naturel. Valderez, après quelques efforts, réussit à la lire, et comme elle reparaissait dans des pages assez nombreuses, M. de Ghiliac lui demanda de copier celles-ci. Elle se trouva donc ainsi associée à son travail, auquel, d'ailleurs, son intelligence si profonde et si fine s'intéressait fort. C'était sur ce terrain historique et littéraire qu'ils se rencontraient sans cesse maintenant. Elie semblait prendre plaisir à faire causer la jeune femme, à la guider dans ses lectures, — et cela avec un tact, un souci moral qui ne laissèrent pas que d'étonner le curé de Vrinières, lorsque Valderez lui apprit que M. de Ghiliac n'avait autorisé pour elle que la lecture de deux de ses romans.
— Voilà qui le montre beaucoup plus sérieux qu'on ne le prétend! Combien d'époux, même chrétiens, n'ont pas ce soin, cette délicatesse pour la jeune âme de leur compagne!
Cette nature singulière restait toujours une énigme pour Valderez. Mais si son coeur demeurait inquiet et profondément défiant, son esprit subissait le charme de cette intelligence éblouissante, de cette érudition toujours claire et élégante, de tout ce qui faisait l'attrait ensorcelant de la personnalité intellectuelle d'Elie de Ghiliac. Elle devait reconnaître que rien, chez lui, n'était superficiel, qu'il avait étudié sous toutes leurs faces les sujets dont il traitait et ne se hasardait jamais en hypothèses. De plus, ce mondain sceptique avait, sur bien des points de morale, une opinion que l'on n'aurait pas attendue de lui. Mais Valderez savait maintenant qu'un homme peut professer les théories les plus parfaites, sans se donner la peine de les mettre en pratique.
Oui, elle subissait quelque chose du charme d'Elie. Mais lorsqu'elle se trouvait seule, elle se sentait envahie par un malaise indéfinissable, en se disant qu'elle lui servait simplement de sujet d'étude, comme le prouvait le regard d'observation pénétrante qu'elle surprenait parfois fixé sur elle. Et la pensée d'être l'objet de cette froide curiosité intellectuelle lui était si affreusement pénible qu'elle l'eût portée à éviter des rapports aussi fréquentes, si le curé de Vrinières, son directeur spirituel, ne lui avait dit:
— Malgré tout, et quelle que soit l'attitude de votre mari, remplissez votre devoir qui est de vous rapprocher de lui autant qu'il vous y encouragera. Vous avez été fautive en lui montrant si ouvertement votre éloignement le jour de votre mariage. Votre excuse est dans votre inexpérience et dans l'affolement où les paroles pour le moins inconsidérées de votre belle-mère avaient jeté votre coeur très aimant et très droit. Malheureusement, l'attitude, les paroles de M. de Ghiliac sont venues aussitôt donner raison à ce qu'elle vous avait appris de lui. L'abandon dans lequel il vous a laissée pendant ce mois n'est pas fait non plus pour le réhabiliter à vos yeux. Mais enfin, vous êtes sa femme, et s'il se dispense de ses devoirs envers vous, il vous appartient de remplir les vôtres à son égard dans la mesure où il vous le permettra.
Valderez, suivant ces conseils, se faisait donc une obligation stricte d'accepter toujours lorsque son mari l'invitait pour une promenade à pied ou en voiture. Elle emmenait Guillemette, que son père paraissait considérer d'un oeil un peu moins indifférent. D'autres fois, il donnait à sa femme des conseils pour l'exécution de morceaux de musique, — car il avait reconnu chez elle un talent très délicat, un jour où il l'avait entendue jouer, dans le salon de musique, alors qu'elle le croyait parti pour Angers en automobile. Et lui-même se mettait souvent au piano qui résonnait parfois jusqu'à une heure avancée de la nuit, le musicien et celle qui l'écoutait étant également oublieux de l'heure dans l'émotion artistique communiquée par les oeuvres des maîtres.
Mais en tous ces rapports, aucune intimité ne se glissait. Valderez gardait une attitude timide et un peu raidie, que la courtoisie légèrement hautaine de M. de Ghiliac, ni son amabilité cérémonieuse, n'étaient faites pour modifier.
Par exemple, elle devait reconnaître qu'il s'attachait à réaliser les quelques désirs qu'elle laissait parfois paraître, et qu'elle ne ressentait pas les effets de cette volonté autoritaire qui s'exerçait si bien par ailleurs.
Parviendrait-elle jamais à le connaître, à savoir ce qu'il y avait de vrai dans les dires de Mme de Ghiliac? Hélas! ce qu'elle savait, en tout cas, c'est que cet homme étrange lui avait clairement démontré son épouvantable égoïsme et son manque de coeur dans cette scène des Hauts-Sapins dont le souvenir pesait si lourdement sur l'âme de Valderez! C'est qu'il ne cherchait toujours pas à se rapprocher d'elle, moralement, et la traitait en étrangère.
D'autre part, il semblait assez étonnant qu'il se privât des fêtes mondaines qui l'attendaient partout à cette époque de l'année, pour demeurer à la campagne. Les vieux manuscrits pouvaient facilement être transportés à Paris. Il n'y avait à cela qu'une explication: le romancier étudiait un type curieux de petite provinciale et s'y attardait quelque peu. Quand il l'aurait mis au point, il s'en irait vers d'autres cieux, vers d'autres études.
Et c'était cette pensée qui paralysait secrètement Valderez en sa présence, qui la faisait frémir d'angoisse lorsque les ensorcelantes prunelles bleues s'attachaient un peu plus longuement sur elle.
Il se montrait absolument respectueux de ses convictions religieuses, et quelques-unes de ses paroles auraient même pu faire penser qu'il n'était pas aussi incroyant que le démontraient les apparences. Mais, d'autre part, Valderez put mesurer son indifférence en matière de religion peu de temps après son arrivée, à propos de Benaki. Au cours d'une promenade dans le parc avec Guillemette, elle rencontra le négrillon qui trottinait dans une allée, vêtu de son petit pagne blanc sur lequel il jetait, pour sortir, une sorte de burnous d'un rouge éclatant. Valderez l'avait jusque-là à peine aperçu. Elle l'arrêta, lui parla avec bonté, l'interrogea sur ce qu'il faisait. Benaki, dans un français bizarre, raconta qu'il avait été victime d'une razzia opérée là-bas, dans son village africain dont il ne savait plus le nom, que ses parents avaient été tués et lui vendu comme esclave. M. de Ghiliac, qui voyageait par là, l'avait acheté. Depuis lors, Benaki était très heureux. Il passait ses journées dans l'appartement du maître, couchait devant sa porte, mangeait à sa faim, était parfois caressé et rarement frappé. Tout cela constituait, pour le négrillon, le summum du bonheur.
Mais Valderez, en poussant un peu plus loin ses interrogations, constata avec un serrement de coeur que cet enfant, dont M. de Ghiliac avait assumé, en l'achetant à ses ravisseurs, la charge morale et physique, ne recevait aucune éducation religieuse et n'avait qu'un culte au monde: son maître, qui était de sa part l'objet d'une véritable adoration.
Le soir même, dominant sa timidité et sa gêne, elle aborda ce sujet, tandis que M. de Ghiliac, après le dîner, arpentait en fumant le magnifique jardin d'hiver terminant les salons de réception.
— Pourriez-vous me dire, Elie, si Benaki a été baptisé?
Il s'arrêta devant la jeune femme assise près d'une colonnade autour de laquelle s'enroulaient d'énormes clématites d'un mauve rosé.
— Non, il ne l'a pas été. Je n'y ai pas songé, je l'avoue.
— Me permettez-vous de m'occuper de son instruction religieuse?
— Mais certainement! A condition que cela ne vous fatigue ni ne vous ennuie, naturellement?
— Ce sera, au contraire, un grand bonheur pour moi, en même temps que l'accomplissement d'un devoir, répondit-elle gravement.
— En ce cas, tout est pour le mieux, et je vous confie volontiers
Benaki pour que vous en fassiez un bon petit chrétien.
Par hasard, l'ironie était absente de son accent. Et, dès le lendemain, Valderez vit arriver chez elle le négrillon, envoyé par son maître. Chaque jour, désormais, elle réserva un moment pour l'instruction religieuse de l'enfant, et en même temps commença à lui apprendre à lire, l'insouciance ou le dédain de M. de Ghiliac paraissant avoir été jusqu'à traiter, sur ce point-là encore, Benaki sur le même pied qu'Odin.
Les contrastes si déconcertants de cette nature étaient bien faits pour désemparer une âme même plus expérimentée que celle de Valderez. Le curé de Vrinières, à qui elle demandait ce qu'il fallait penser des oeuvres de son mari, lui déclara que, leur rare valeur littéraire mise à part, elles avaient encore une valeur morale réelle, car elles mettaient en jeu de nobles sentiments, fustigeaient le mal, laissaient paraître de hautes et belles pensées. Mais certaines s'enveloppaient de formes si osées qu'il ne pouvait autoriser une jeune femme inexpérimentée à les lire.
— Et l'on sent si bien qu'il lui manque le fil conducteur! ajouta le prêtre. Avec la foi, un tel écrivain produirait une oeuvre admirable et qui ferait tant de bien! Tandis que son talent, en admettant qu'il ne soit pas nuisible, — et il peut l'être pour certaines jeunes âmes, — n'a qu'un effet moral très atténué par le scepticisme qui perce trop souvent.
C'était, en effet, ce que constatait Valderez, en lisant les deux volumes signés du marquis de Ghiliac, dont la lecture lui avait été permise. Or, précisément, comme elle finissait le dernier, un peu avant l'heure du dîner, M. de Ghiliac entra dans le salon blanc, et, voyant le livre qu'elle tenait encore entre ses mains, demanda, tout en s'asseyant:
— Eh bien! que dites-vous de cela, Valderez?
Encore sous le charme du style étincelant et si fin, si français, elle répondit avec enthousiasme:
— Comme vous écrivez bien! J'ai fermé ce livre avec tant de regret!
— J'en suis infiniment flatté! dit-il d'un ton sérieux… Mais le reste?… le fond, les idées?
Elle rougit un peu en répondant cependant avec sincérité:
— Il y a des choses que j'aime beaucoup… et d'autres moins.
— Lesquelles?… Allons! dites-moi cela, tout simplement, comme vous le pensez! ajouta-t-il en remarquant son embarras.
Elle développa alors son idée avec une grande clarté et une entière franchise. M. de Ghiliac, accoudé à une table en face d'elle, l'écoutait attentivement.
— En effet, vos pensées sont très belles, beaucoup plus élevées que les miennes, dit-il, quand elle s'arrêta. Ce sont celles d'une chrétienne. Mais me croyez-vous capable d'atteindre à ces hauteurs?
Un sourire sarcastique entr'ouvrait ses lèvres. Quelque chose s'agita dans l'âme de Valderez, — une irritation, une souffrance, elle ne savait quoi. Détournant les yeux de ce regard où il lui semblait voir briller une sorte de défi, elle riposta froidement:
— Il serait, en effet, peut-être raisonnable d'en douter.
Il eut un rire moqueur.
— A la bonne heure, vous êtes franche! Et vous avez peut-être raison… Mais il se peut aussi que vous ayez tort. Qui donc me connaît, sait ce dont je suis capable? Qui donc? Mais pas même moi, je l'avoue!
L'entrée de Guillemette et de son institutrice vint interrompre cette conversation qui semblait glisser sur une pente jusqu'à ce jour inconnue entre eux. Mais à dater de ce moment, M. de Ghiliac s'avisa plusieurs fois de demander à Valderez son avis sur les oeuvres littéraires qu'il mettait entre ses mains, et, s'il lui arriva de discuter ses opinions, ce fut, cette fois, sans cette note sardonique qui avait impressionné visiblement la jeune femme.
XIII
Valderez venait de recevoir un mot de son amie Alice. Celle-ci ayant l'occasion de passer le lendemain par Angers, demandait à Mme de Ghiliac de lui envoyer une dépêche pour lui dire si elle pouvait venir la voir à Arnelles et lui présenter son mari, en même temps que faire connaissance avec M. de Ghiliac.
Certes, Valderez était heureuse à la pensée de revoir cette amie très aimée. Mais une sourde tristesse s'agitait en elle, car elle savait que la vue du bonheur conjugal d'Alice allait raviver la secrète blessure de son propre coeur.
Elle jeta les yeux sur la pendule. Il était tard déjà; elle n'avait que le temps d'aller communiquer ce billet à M. de Ghiliac, si elle voulait que la dépêche partît à temps. Et pour cela, il lui fallait aller le trouver dans son appartement où il travaillait aujourd'hui.
En même temps, elle profiterait de cette occasion pour lui adresser une requête que sa bonté, sa délicate charité lui avaient seules empêché de refuser. Tout à l'heure, elle avait reçu la visite d'une dame veuve, fort honnête personne, recommandée par le curé de Vrinières, et de son fils, qui briguait l'emploi de second secrétaire de M. de Ghiliac, le titulaire actuel étant sur le point de se marier à l'étranger. Louis Dubiet présentait les meilleures références, mais sa santé, à la suite de pénibles épreuves morales et pécuniaires, s'était altérée, et le pauvre garçon, déjà peu avantagé par la nature, avait fort triste mine dans ses vêtements propres mais râpés.
M. de Ghiliac l'avait éconduit lorsqu'il s'était présenté en solliciteur. Et maintenant, les malheureux venaient supplier la jeune marquise de parler en leur faveur, cette place de secrétaire, très bien rémunérée, devant être pour eux le salut.
Ils ne paraissaient pas douter que Valderez ne réussît à faire revenir son mari sur sa décision. Devant leurs instances, devant les larmes qu'elle vit dans les yeux de la mère, elle céda et promit, — bien qu'il lui en coûtât extrêmement de faire cette démarche qu'elle savait d'ailleurs par avance vouée à l'insuccès. M. de Ghiliac n'était certainement pas accessible à la pitié, ses décisions restaient toujours sans appel, et, de plus, il était inadmissible qu'un homme qui tenait tant à voir autour de lui l'harmonie et la beauté, acceptât ce pauvre être disgracié et minable.
Mais enfin, elle avait promis, il fallait tenir. Et la lettre d'Alice servirait d'introduction.
Elle se dirigea vers le cabinet de travail d'Elie, qui communiquait par un escalier particulier avec son appartement du premier étage. Elle n'était pas venue encore dans cette partie du château, et, un peu au hasard, elle frappa à une porte.
Sur un bref "entrez!", elle ouvrit et se trouva au seuil d'une pièce d'imposantes dimensions, décorée et meublée dans le style du plus pur seizième siècle. Des fleurs étaient disposées partout et exhalaient une senteur capiteuse qui se mêlait au parfum préféré de M. de Ghiliac et à l'odeur d'un fin tabac turc.
Elie, nonchalamment étendu sur une sorte de divan bas, fumait, les yeux fixés sur le plafond admirablement peint, aux angles duquel se voyaient les armes de sa famille. Il n'avait pas tourné la tête et sursauta un peu quand une voix timide dit près de lui:
— Pardon, Elie!…
Il se leva d'un mouvement si vif que le négrillon, qui somnolait sur le tapis, laissa échapper un gémissement d'effroi.
— Je vous demande pardon! Je croyais que c'était mon valet de chambre.
— Je regrette de vous déranger… mais je désirerais vous parler…
L'atmosphère chaude et saturée de parfums faisait monter soudainement aux joues de Valderez une rougeur brûlante. Et puis, il était si pénible de "lui" demander quelque chose!
— Vous ne me dérangez aucunement. Prenez donc ce fauteuil… Va-t'en,
Benaki!
Le négrillon, encore somnolent, ne parut pas comprendre aussitôt. Son maître, quand il recevait de belles dames qui venaient lui faire des compliments, n'avait pas coutume de le renvoyer. Mais un certain geste bien connu vint accélérer sa compréhension, et Benaki se glissa hâtivement au dehors en se demandant pourquoi la jolie marquise, si bonne, le faisait mettre comme cela à la porte.
— Je suis tout à votre disposition, dit M. de Ghiliac en approchant un siège du fauteuil de Valderez.
— Je venais vous demander s'il ne vous déplairait pas de recevoir demain mon amie, Mme Vallet, et son mari qui vont venir jusqu'ici pour me voir et faire votre connaissance.
— Mais aucunement! Je serai au contraire charmé de les connaître. Invitez-les à déjeuner, à dîner et même à passer la nuit, si cela leur convient.
— En ce cas, je vais envoyer une dépêche à Alice. Elle me donne l'adresse de son hôtel à Angers.
— Il y a beaucoup mieux. Thibaut partira tout à l'heure pour Angers, où j'ai une course à lui faire faire. Donnez-lui un mot pour votre amie, il le portera à l'hôtel. Et prévenez Mme Vallet qu'elle n'ait pas à se préoccuper de prendre le train demain pour venir ici: j'enverrai une automobile les chercher tous deux à l'heure qu'elle indiquera.
— Je vous remercie, Elie! Ce sera beaucoup plus agréable pour eux, en effet… J'ai maintenant autre chose encore à vous demander…
Le malaise qui l'avait saisie à son entrée dans cette pièce augmentait. Ces parfums étaient intolérables… et jamais le regard d'Elie ne l'avait troublée comme aujourd'hui.
— Je serais très heureux de vous être agréable. Il s'agit de?
— D'un jeune homme qui sollicitait une place de secrétaire, un pauvre garçon maladif, mais très honnête, qui est venu me trouver tout à l'heure avec sa mère…
— Un nommé Louis Dubiet? En effet. Il m'apportait d'excellentes références au double point de vue moral et intellectuel, mais quel physique! Ce malheureux garçon semble sortir de la tombe, et vraiment je ne me soucierais pas d'avoir près de moi cette triste figure. Aurait-il imaginé d'en rappeler près de vous?
— Oui, sa mère et lui m'ont demandé d'essayer de changer votre résolution. Il est vrai que la mine et les vêtements du pauvre garçon ne préviennent pas en sa faveur, mais il a l'air si honnête! Avec une bonne nourriture et la tranquillité d'esprit, sa santé s'améliorerait certainement.
— Mais il conserverait toujours sa figure ingrate, et sa taille exiguë n'en grandirait pas d'un pouce pour cela.
— Oh! vous attachez-vous donc à si peu de chose? Qu'est-ce que cela, lorsqu'il s'agit de rendre service à un malheureux, de le sauver d'une détresse navrante? Essayez au moins, je vous en prie!
Ses grand yeux émus exprimaient une timide supplication, ses lèvres tremblaient un peu, car… Oh! oui, décidément, il lui en coûtait trop de solliciter quelque chose de lui!
Il se pencha et elle vit, tout près d'elle, étinceler son regard entre les cils foncés.
— Vous avez l'éloquence du coeur… et celle de la beauté. Je ne puis que m'avouer vaincu. J'accepte votre protégé, je vous promets d'être patient… et de ne pas le regarder.
Elle balbutia:
— Je vous remercie… Vous êtes très bon.
Un étourdissement la gagnait. Elle se leva en murmurant:
— Ouvrez une fenêtre, je vous en prie!
Il s'élança vers une porte-fenêtre et l'ouvrit toute grande. Elle s'avança et, s'appuyant au chambranle, offrit son visage à l'air frais et vivifiant.
— Je vais sonner votre femme de chambre pour qu'elle vous apporte des sels, dit la voix un peu inquiète de M. de Ghiliac.
Elle l'arrêta du geste.
— Oh! c'est absolument inutile! L'air suffira.
— Cette odeur de tabac vous a peut-être incommodée? J'ai la mauvaise habitude de fumer dans mon cabinet; mais j'aurais dû vous recevoir dans le salon à côté.
— Non, ce sont ces fleurs, ces parfums… Comment pouvez-vous vivre dans une atmosphère pareille?
— Je ne m'en aperçois pas, je vous assure! Du reste, j'ouvre généralement mes fenêtres. Mais aujourd'hui, j'étais dans mes jours de paresse, je m'engourdissais dans cette chaleur… Tenez, comme celui-là.
Il montrait du geste le lévrier étendu sur des coussins et plongé dans le sommeil.
— …Ce sont mes heures de nirvâna. Elles ne donnent pas le bonheur… mais le bonheur est une chimère. Prenons les fleurs de la vie, ne rêvons pas à d'impossibles paradis terrestres. Qu'en dites-vous, Valderez?
Son étourdissement se dissipait, elle se ressaisissait maintenant. Et elle avait hâte de s'éloigner. Jamais encore elle n'avait vu, dans le regard d'Elie, cette expression d'ironie provocante et douce.
— Je dis que l'engourdissement volontaire est toujours une faute, répondit-elle froidement. Quant à ne rechercher que les fleurs de la vie, c'est une conception bien païenne… Et les paradis terrestres n'existent plus.
— Je le sais bien! Et c'est dommage. La vie est tellement stupide, par le temps qui court! Un bon petit Eden me plairait assez. Il est vrai qu'il se trouverait des gens pour dire que j'en ai ici tous les éléments. Mais ce sont de bons naïfs, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.
Elle détourna les yeux et fit quelques pas au dehors, sur la terrasse.
— Si vous voulez rester quelque peu à l'air, je vais vous faire demander un vêtement, car vous risqueriez de prendre froid, surtout en sortant de cette pièce si chaude, dit M. de Ghiliac qui l'avait suivie.
— Non, je ne reste pas. L'étourdissement est passé maintenant; je vais aller écrire un mot pour Alice.
— Ne vous pressez pas, Thibaut attendra tant qu'il faudra. Quant à votre protégé, dites-lui de venir me trouver un de ces jours.
Elle murmura un remerciement et s'éloigna. M. de Ghiliac la suivit des yeux, puis rentra dans son cabinet. D'un geste impatient, il écarta le fauteuil où s'était assise tout à l'heure la jeune femme.
"Décidément, cette antipathie est irréductible! songea-t-il. Qu'a-t-elle donc contre moi? Je croyais n'avoir affaire qu'à un enfantillage d'enfant dévote, que des scrupules venaient assaillir, j'ai voulu l'en punir, — car c'était, après tout, fort mortifiant pour mon amour-propre, et de plus, je ne pouvais agir autrement à l'égard d'une jeune personne qui me déclarait l'impossibilité où elle était de m'aimer. Je pensais bien arriver, très vite, à lui faire changer d'avis et s'estimer trop heureuse que je veuille bien oublier les paroles prononcées par elle. Mais non! On croirait même, vraiment, que sa défiance à mon égard augmente encore! Et c'est pour cette femme qui me dédaigne que j'ai commis la première folie de ma vie, — une innommable folie, car enfin ce malheureux garçon me paraît à peu près mourant, et sa figure m'est désagréable au suprême degré. Mais comment résister à des yeux pareils… et à cette âme pétrie de charité et de bonté délicate? Pour moi seulement, elle est glacée, comme la neige dont elle a la blancheur. M'aimera-t-elle un jour? Mais cette situation ne peut se prolonger indéfiniment. Il faudra que nous en sortions, d'une manière ou d'une autre. Si, décidément, elle ne change pas d'attitude à mon égard, je tâcherai d'obtenir l'annulation de notre mariage. Tout au moins, je l'enverrai aux Hauts-Sapins, je n'en entendrai plus parler, je ne la verrai plus, cette créature qui me rend aussi stupide qu'un jouvenceau!"
Il se jeta dans un fauteuil, alluma une cigarette d'une main frémissante. Ses sourcils se rapprochaient, donnaient à sa physionomie une expression un peu dure.
"C'est égal, en voilà une qui, par hasard, a oublié d'être coquette, et dont, tout sceptique que je sois, je me vois obligé de reconnaître la simplicité candide. C'est sans doute pour cela que je lui fais peur. Elle me croit quelque noir démon. Eh bien! laissons-la à sa croyance, laissons ce flocon de neige à sa solitude, et nous, allons nous soigner ailleurs, mon bon Elie, car nous sommes vraiment un peu malade… et un peu fou," acheva-t-il avec un petit rire moqueur qui résonna dans la grande pièce où l'air froid du dehors dissipait maintenant les parfums capiteux.
***
Le lendemain, Valderez s'empressa, au sortir de la messe, d'aller porter aux Dubiet la bonne nouvelle.
Echappant, tout émue, à leurs ardents remerciements, elle revint vers le château, en passant par le parc. Elle marchait lentement, un peu songeuse. La neige, qui était tombée deux jours auparavant, craquait sous ses pas. Sur sa robe très simple, faite par elle et sa femme de chambre, elle portait une des fourrures de sa corbeille, ce vêtement dont Mme de Noclare avait dit, avec raison, que des reines pourraient l'envier. Une observation de M. de Ghiliac, qui s'étonnait de ne pas la voir s'en servir, avait décidé la jeune femme à le mettre parfois depuis quelque temps. Dans son inexpérience, elle ne se doutait guère de la valeur que représentait un pareil vêtement. Mais l'admiration de la vieille baronne d'Oubignies, qu'elle venait de rencontrer, ce matin, en sortant de la messe, les coups d'oeil d'envie que, ces jours derniers, lui jetaient les dames de Vrinières, l'avaient quelque peu éclairée sur ce point. Sa simplicité, son éloignement de tout ce qui pouvait attirer l'attention s'en étaient émus; mais elle se trouvait obligée de porter quand même ce vêtement, tant qu'il ferait froid, M. de Ghiliac lui ayant déclaré:
— Je tiens à ce que vous vous en serviez le plus possible, le matin comme l'après-midi, car j'ai horreur des choses qui restent inutilisées.
A quoi Mme d'Oubignies, quand Valderez lui avait répété tout à l'heure ces paroles de son mari, avait ajouté avec un fin sourire:
— M. de Ghiliac a parfaitement raison. Et comme c'est lui qui a choisi cette fourrure merveilleuse, il veut se donner le plaisir de voir combien elle vous rend encore plus jolie.
L'air vif et froid de cette matinée d'hiver venait rafraîchir le visage de Valderez, fatigué par une nuit d'insomnie. Elle se sentait très lasse ce matin, et inquiète, et triste. Quelque chose avait passé sur elle, hier. Il lui semblait tout à coup que l'existence telle qu'elle était depuis un mois devenait impossible. Sa défiance, bien loin de diminuer, avait pris, depuis la veille, une acuité plus grande. M. de Ghiliac s'était montré à elle sous un aspect nouveau, et troublant entre tous. Une inquiétude profonde subsistait encore dans l'âme de Valderez, bien que, hier soir, elle l'eût retrouvé le même que de coutume, un peu plus froid encore peut-être.
Elle s'arrêta tout à coup, immobilisée par une intense surprise. Dans une allée du parc, M. de Ghiliac arrivait à cheval, tenant assise devant lui Guillemette toute rose de joie.
Quelques jours auparavant, il était entré inopinément dans le salon blanc, au moment où l'enfant nerveuse et facilement irritable se trouvait en proie à une de ces crises de colère assez fréquentes chez elle, et que Valderez n'arrivait à calmer qu'avec beaucoup de raisonnement et de patience. A l'entrée de son père, elle cessa aussitôt ses trépignements, et, toute tremblante, les yeux baissés, écouta la voix froidement irritée qui la condamnait à une privation de dessert et de promenade en voiture pour toute la semaine.
— Quelle influence vous avez sur cette enfant qui vous aime si profondément! dit Valderez à son mari lorsque la petite fille se fut éloignée.
D'un ton de surprise sincère, il répliqua:
— Elle m'aime, moi? Vous m'étonnez, car je n'ai rien fait, je l'avoue franchement, pour obtenir ce résultat.
— Elle s'en est bien aperçue, pauvre petite! Et elle en souffre tant!
Il ne parut pas accorder d'attention à ces derniers mots et orienta la conversation sur un autre terrain. Fallait-il penser cependant qu'il avait réfléchi, et un peu compris ses torts envers l'enfant.
En approchant de Valderez, il se découvrit, et dit en souriant:
— Voilà une petite fille que je viens de rencontrer dans le parc et d'enlever à miss Ebville. J'avais à lui faire certaine communication secrète dont elle se souviendra, je l'espère. Allons, Guillemette, descendons.
Il tendit la petite fille à Valderez et mit lui-même pied à terre. Tenant son cheval par la bride, il revint vers le château près de sa femme et de sa fille, en causant des hôtes attendus, après qu'il se fut informé avec sa courtoisie accoutumée de la santé de Valderez.
Quand Guillemette se trouva seule avec sa belle-mère, elle se jeta dans ses bras, riant et pleurant à la fois.
— Qu'y a-t-il donc, ma chérie?
— Papa m'a embrassée!… et il m'a appelée sa chère petite fille!
— Vraiment! Te voilà contente, j'imagine?
— Oh! oui, maman! Et pourtant papa m'a grondée aussi; il m'a dit que c'était très mal de vous faire de la peine en me mettant en colère, que je vous rendrais malade, mais que pour empêcher cela, il me mettrait en pension si je continuais, loin de vous, loin de lui!
Et à cette perspective Guillemette se mit à pleurer.
— Eh bien! ma petite fille, tu sais quel est le moyen d'éviter ce malheur, tu n'as qu'à l'employer, et alors ton cher papa t'aimera bien davantage encore. Maintenant, habillons-nous, car l'heure s'avance, et nos hôtes ne vont plus tarder à arriver.
M. de Ghiliac était le maître de maison le plus aimable qui fût, lorsqu'il le voulait bien. M. et Mme Vallet en firent ce jour-là l'expérience. Mais Alice, que le ton réservé, presque gêné des lettres de son amie avait frappée, ne se laissa pas complètement éblouir, comme son mari, par le séduisant châtelain. Très sérieuse, et surtout connaissant bien la nature de Valderez, elle eut aussitôt l'intuition que la jeune marquise, en dépit de toutes les apparences, n'était pas heureuse. Cependant, ne recevant pas de confidences, elle n'osa l'interroger, et partit inquiète le soir de ce jour, en coupant court aux paroles enthousiastes de son mari par ces mots prononcés d'un ton agacé:
— Oui, il vous a tourné la tête, à vous aussi, mon pauvre André! Mais je crains bien que ce beau monsieur ne soit en train de rendre malheureuse ma chère Valderez!
En revenant de reconduire leurs hôtes jusqu'à l'automobile qui les emmenait à Angers, M. de Ghiliac et Valderez s'arrêtèrent sur la terrasse. Cette soirée était merveilleuse, sans un souffle de vent. Dans le ciel dépouillé de ses nuages, les étoiles apparaissaient, et le croissant de la lune jetait une lueur légère sur les pelouses et sur les dômes des serres qui se profilaient au loin.
Valderez s'accouda un instant à la balustrade. Près d'elle, M. de Ghiliac s'était arrêté, les yeux fixés sur le délicat profil que laissait entrevoir l'écharpe de dentelle blanche dont la jeune femme avait entouré sa tête.
Un corps velu bondit tout à coup sur la balustrade, près de Valderez. C'était un chat noir, appartenant sans doute à quelque aide-jardinier. Valderez eut une exclamation d'effroi et, dans un mouvement répulsif, se recula si brusquement qu'elle se trouva dans les bras que son mari étendait d'un geste instinctif. Pendant quelques secondes, les lèvres d'Elie frôlèrent son front, et elle sentit sur ses paupières la caresse des moustaches soyeuses. Elle se dégagea hâtivement, en balbutiant:
— Pardon… ces animaux me produisent toujours une impression si désagréable…
Elle se dirigea vers le salon. Mais il ne la suivit pas, et demeura un long moment sur la terrasse, qu'il arpentait de long en large en fumant. Seule, dans le salon, Valderez avait pris son ouvrage. Mais l'aiguille faisait, ce soir, triste besogne. La jeune femme, nerveuse, agitée, se leva dans l'intention de remonter chez elle.
— Vous allez vous reposer?
Elie entrait, en prononçant ces mots d'une voix indifférente.
— Oui, je suis un peu fatiguée. Bonsoir, Elie.
— Permettez-moi de vous retenir une minute. Il faut que je vous annonce mon très prochain départ… pour après-demain.
— Vraiment! Vous vous êtes décidé bien vite!
— C'est mon habitude. Je hais les projets à longue échéance. Je vais passer quelques jours à Paris, et de là je partirai pour Cannes.
— Mais alors… Benaki… vous l'emmenez?
Un sourire d'inexprimable ironie vint entr'ouvrir les lèvres d'Elie.
— Ah! oui, c'est Benaki qui vous inquiète! Je l'emmène, naturellement. Son instruction religieuse va se trouver interrompue, mais vous la reprendrez plus tard. Il est très possible que je vous l'envoie cet été, si je mets à exécution le projet qui m'est venu d'une expédition au pôle Nord.
— Une expédition au pôle Nord! répéta-t-elle, les yeux agrandis par la surprise.
— Pourquoi pas? Si je réussis, ce sera une célébrité de plus; si j'y laisse mes os… eh bien! le malheur ne sera pas si grand, n'est-il pas vrai?
Il eut un petit rire sarcastique, en voyant Valderez détourner un peu les yeux, tandis que sa main ébauchait un geste de protestation.
— Je vous en prie, ne vous croyez pas obligée de me dire le contraire! Je préfère votre sincérité habituelle. Et quant à moi, croyez-vous que je ne regretterais pas de mourir là-bas, loin du monde, loin de tout. On dirait pendant quelque temps, dans les cercles élégants de Paris et d'ailleurs: "Ce pauvre Ghiliac, quel dommage! Un si bel homme! Un si grand talent! Une si belle fortune! Quelle folie!" Puis on m'oublierait comme on oublie toute chose. Vanité des vanités! Ce sera vrai jusqu'à la fin du monde. Bonsoir, Valderez.
Il prit la main qu'elle lui tendait, sans la baiser comme il en avait coutume, et sortit d'un pas rapide.
Valderez demeura un instant immobile, les traits un peu crispés. Puis, lentement, elle remonta chez elle, en sachant d'avance que, cette nuit encore, elle ne pourrait trouver le sommeil, car trop d'angoisses, trop de doutes et d'incertitudes s'agitaient en son esprit.
Et M. de Ghiliac, en gagnant son appartement, murmurait avec un sourire railleur:
— Ah! c'est Benaki qui l'inquiète!… Benaki seulement. C'est délicieux!
XIV
En cette chaude matinée de juin, Valderez revenait à pas lents par les sentiers du bois d'Arnelles en compagnie de Mme Vangue, la femme du médecin de Vrinières. Elle se trouvait depuis quelque temps en relations très suivies avec cette jeune femme, rencontrée au chevet des malades pauvres, que toutes deux visitaient. Le curé, discrètement, les avait rapprochées, en se disant que la société de cette personne distinguée et sérieuse, très bonne chrétienne, ne pouvait qu'être favorable à la jeune châtelaine d'Arnelles, tellement solitaire dans sa superbe demeure. La différence des positions ne les avait pas empêchées de sympathiser aussitôt, et c'était maintenant vers l'intimité que toutes deux s'acheminaient doucement.
Trois mois s'étaient écoulés depuis le départ de M. de Ghiliac. Cette fois, chaque semaine, il écrivait à sa femme, en lui envoyant soit un livre, soit un morceau de musique. Il lui donnait des conseils pour ses lectures et lui demandait de lui envoyer son avis sur tel ouvrage ou sur tel fait d'histoire. La correspondance, sur ce ton, était relativement facile entre eux, et Valderez, beaucoup moins gênée que dans ses conversations avec lui, montrait mieux ainsi, sans s'en douter, ses exquises qualités morales et des facultés intellectuelles fort rares. En retour, elle recevait de ces lettres comme savait les écrire M. de Ghiliac, petits chefs-d'oeuvre d'esprit et de style alerte qui eussent fait la joie des lettrés. Cette correspondance littéraire et des envois fréquents de fleurs, de fruits confits, de friandises diverses, tant qu'il avait été à Cannes, représentaient évidemment ce qu'Elie estimait être son devoir envers sa femme.
Elle avait pu admirer, dans une revue mondaine, sa merveilleuse villa entourée de jardins uniques, lire le compte rendu des fêtes de Cannes, Nice et Monte-Carlo auxquelles il assistait, et où brillait la belle marquise douairière. Plus tard, sa réception à l'Académie avait occupé toute la presse, tous les périodiques. Cette séance, de mémoire d'homme, n'avait pas eu sa pareille. On s'écrasait sous la coupole, et quand parut le récipiendaire, "tous les coeurs palpitèrent, tous les yeux ne virent plus que lui," ainsi que le déclara le chroniqueur d'une revue élégante.
Valderez lut et relut le discours d'Elie. C'était un morceau admirable, et elle comprit l'impression qu'il avait dû produire dit par lui avec cette voix au timbre chaud et vibrant, cette voix enveloppante qui était une harmonie pour l'oreille.
Elle répéta, ce jour-là, sans le savoir, une parole de M. d'Essil à sa femme en murmurant avec un frémissement d'effroi:
— C'est un effrayant enchanteur.
Quelque temps après elle apprit, à la fois par une lettre de son mari et par les journaux, le départ du marquis de Ghiliac pour une croisière en Norvège, à bord de son nouveau yacht. Il préludait ainsi, probablement, à son voyage au pôle Nord. Valderez put le voir, à cette occasion, photographié en tenue de yachtman, sur le pont du superbe navire dont on décrivait tout l'aménagement, digne de l'homme de goûts raffinés qui en était propriétaire.
Quand reviendrait-il à Arnelles? Valderez l'ignorait. La pensée de le revoir lui causait un insurmontable malaise. Et, d'autre part, cependant, cet abandon paraissait à tous incompréhensible et choquant. Valderez, à certains moments, se demandait ce que serait pour elle l'avenir. Ainsi que le lui avait dit un jour le curé de Vrinières, il était impossible que cette situation se prolongeât indéfiniment. Elle le comprenait maintenant. Mais de quelque façon que la résolût M. de Ghiliac, c'était la souffrance qui l'attendait à peu près inévitablement, songeait-elle avec un frisson d'angoisse.
La vue du docteur Vangue et de sa femme, si unis, si heureux dans leur médiocrité, lui inspirait de mélancoliques réflexions. Et en constatant la tendresse du docteur pour ses enfants, sa préoccupation de leur bonne éducation physique et morale, elle comparait involontairement avec l'insouciance paternelle du marquis de Ghiliac.
Cependant, il fallait convenir qu'il y avait sous ce rapport quelque amélioration. M. de Ghiliac dans ses lettres, s'informait de la santé de sa fille, de son caractère, et, quelque temps auparavant, il lui avait envoyé une magnifique poupée norvégienne que Guillemette, dans son ravissement, ne voulait plus quitter et embrassait tout le jour.
Valderez devait reconnaître qu'elle n'avait pas fait un pas dans la connaissance de la nature de son mari, que le sphinx demeurait impénétrable, plus inquiétant même que jamais. Dans son angoisse, quand son âme était profondément tourmentée par le doute et la souffrance, la prière seule pouvait ramener le calme et la résignation. La prière, la charité, sa tâche près de Guillemette, dont elle était ardemment aimée, c'était là sa vie. La seule satisfaction que lu procurerait cette position tant enviée de marquise de Ghiliac était de faire du bien autour d'elle. Les pauvres et les affligés du pays connaissaient tous la jeune châtelaine qui savait si bien donner, avec son or, quelque chose d'elle-même, de son coeur, de sa grâce charmante, et dont le sourire délicieux égayait les plus tristes intérieurs, en même temps que ses conseils à la fois fermes et si doux ramenaient au devoir bien des égarés.
Depuis quinze jours, Valderez n'avait pas reçu de lettres de son mari. Elle avait appris — toujours par les journaux — qu'il se trouvait maintenant à Paris, où il continuait se vie mondaine accoutumée. Une pette comédie signée de lui venait d'être jouée dans les salons d'un hôtel du Faubourg. Parmi les actrices, qui toutes portaient de vieux noms de France, elle vit la comtesse de Trollens et la baronne de Brayles. Ce dernier nom ne lui était pas inconnu. C'était celui d'une amie d'enfance d'Elie et Mme de Trollens, dont M. de Ghiliac avait parlé, au cours d'une conversation avec M. de Noclare, qui avait connu le baron de Brayles.
Evidemment, Elie ne reparaîtrait pas de sitôt à Arnelles. C'était la pleine saison mondaine. Et ensuite, si son expédition au pôle lui tenait encore à l'esprit, il s'occuperait de tout organiser à ce sujet.
Devant les deux jeunes femmes, dans le sentier du bois, Guillemette et son amie Thérèse Vangue couraient en jouant avec le chien du docteur, un gros loulou gris très fou. Celui-ci, tout à coup, quittant les petites filles, se mit à aboyer en s'élançant vers un sentier transversal.
— Oh! voilà Odin! cria Guillemette. Mais alors, papa!… Oui, le voilà, maman!
M. de Ghiliac apparaissait en effet, précédé de son lévrier et suivi de Benaki, — mais d'un Benaki transformé, car sa tenue de petit sauvage avait fait place à un costume à l'européenne.
Le saisissement de Valderez était tel qu'elle s'arrêta involontairement.
— Vous, Elie!… à cette heure! Mais il n'y a pas de train!
— Et pourquoi donc sont faites les automobiles? riposta-t-il en riant.
Reprenant soudainement toute sa présence d'esprit, Valderez lui tendit la main, le présenta à Mme Vangue, pour qui il était encore à peu près un inconnu, car elle l'avait aperçu seulement de loin, pendant ses séjours à Arnelles. La femme du docteur était fort prévenue contre lui, par suite de son étrange façon d'agir à l'égard de Valderez, qu'elle admirait et aimait. De plus, le châtelain d'Arnelles avait la réputation d'un être sceptique, moqueur, très froid et peu accessible au commun des mortels. Elle fut donc très étonnée de se trouver en présence d'un grand seigneur simple et affable, qui lui fit un délicat éloge de son mari, la complimenta sur la mine de santé de la petite Thérèse et enleva Guillemette entre ses bras pour l'embrasser en disant gaiement:
— Et toi aussi, quelle belle mine tu as, ma chérie! On voit que tu as une maman bien dévouée pour te soigner.
Ce tutoiement inusité abasourdit Guillemette, tout en faisant rayonner de joie son petit visage, maintenant presque toujours rosé.
Lorsque, après quelques minutes de conversation, Mme Vangue s'éloigna avec sa fille, elle était complètement sous le charme et déplorait que deux êtres aussi admirablement doués ne pussent parvenir à s'entendre.
— Maintenant, Benaki, viens saluer Mme la marquise, dit M. de Ghiliac en appelant du geste le négrillon demeuré à l'écart. Vous pourrez juger, Valderez, qu'il a fait de grands progrès. Dubiet — dont, entre parenthèses, je n'ai qu'à me louer — lui a appris à lire, et s'est occupé de son instruction religieuse. Il ne vous reste plus maintenant qu'à le faire baptiser.
Une lueur joyeuse vint éclairer les prunelles de Valderez.
— Oh! c'est très bien à vous, Elie, d'avoir fait continuer la tâche commencée! Oui, tu vas être baptisé bien vite, mon petit Benaki, ajouta-t-elle en caressant les cheveux crépus de l'enfant dont les bons yeux extasiés se levaient sur elle. Ainsi vous êtes content de ce pauvre Dubiet, Elie?
— Tout à fait satisfait. C'est un excellent garçon, et fort intelligent.
— Vous vous habituez à sa figure?
— Très bien. D'ailleurs il est moins maigre, et déjà paraît mieux. Puis, comme vous le disiez fort sagement, ces détails sont de peu d'importance… D'où venez-vous, ainsi?
Tout en parlant, ils s'avançaient dans le sentier. M. de Ghiliac, souriant au regard timidement radieux de sa fille, l'avait appelée près de lui et la tenait par la main, comme un père très heureux de revoir son enfant après une longue absence.
— J'avais été avec Mme Vangue visiter une pauvre famille. En revenant, nous flânions un peu pendant que les enfants s'amusaient.
— Cette jeune femme paraît charmante. Mais elle n'est pas tout à fait de votre monde.
— Pas de mon monde! Je vous avoue que cette considération ne m'empêche pas de traiter en amie cette personne très distinguée, moralement et physiquement.
— Ne voyez pas dans mes paroles un reproche, je vous en prie! dit-il vivement. C'était une simple remarque, et je vous approuve absolument. Vous avez en effet l'âme trop noble pour tomber dans des petitesses de ce genre.
Une légère rougeur monta au teint de la jeune femme. La voix d'Elie venait d'avoir des vibrations graves qu'elle ne lui connaissait pas.
— Avez-vous fait d'autres relations, maintenant que les alentours commencent à se peupler? interrogea-t-il au bout d'un instant de silence.
— Non… J'ai vu seulement deux fois Mme d'Oubignies, une fois Mme des
Hornettes. Je ne tiens pas du tout à en faire d'autres…
Elle rougissait de nouveau. Elle ne pouvait lui dire, en effet, que la situation où la mettaient ses absences et son abandon lui rendait infiniment pénibles ces rapports avec des étrangers dont elle devinait la curiosité avide.
Comprit-il sa pensée? Ses sourcils s'étaient froncés, un pli se forma pendant quelques instants sur son front.
— Va jouer avec Benaki, cours un peu, ma petite fille, dit-il en lâchant la main de Guillemette.
Son regard suivit pendant quelques instants l'enfant qui entraînait le négrillon, dans une course folle derrière Odin. Puis il se tourna vers Valderez.
— Si vous n'aimez pas le monde, vous allez peut-être vous trouver très malheureuse maintenant? dit-il d'un ton mi-sérieux, mi-ironique. A la fin d'août commenceront, pour se continuer jusqu'à la fin de la saison des chasses, nos séries d'invités à Arnelles. Vous aurez à faire là vos premières armes de maîtresse de maison…
Elle ne put retenir un mouvement d'effroi.
— Moi! Vous plaisantez! Comment voulez-vous?… Je serais absolument incapable…
Elle savait, en effet, par ce que lui en avaient dit Mme d'Oubignies et la femme du notaire, ce qu'était la saison des chasses au château d'Arnelles: une suite ininterrompue de réceptions fastueuses, de distractions mondaines, de sports en tous genres, qui réunissaient à Arnelles la société la plus aristocratique et la plus élégante.
— Ce n'est pas du tout mon avis, riposta-t-il tranquillement. J'ai constaté que vous étiez une remarquable maîtresse de maison, que la domesticité était conduite par une main très ferme, que tout marchait à merveille dans votre intérieur. Il en sera de même, j'en suis persuadé, lorsque nos hôtes seront là. D'ailleurs, le maître d'hôtel, le chef et la femme de charge vous faciliteront bien votre tâche par l'habitude qu'ils ont de ces réceptions. Ma soeur Claude qui viendra passer, je l'espère, deux mois près de nous, vous aidera de très bon coeur, et pour les petits détails de code mondain qui vous gêneraient, je serai toujours à votre entière disposition.
Elle le regardait avec un si visible effarement qu'il ne put s'empêcher de rire.
— Voyons, Valderez, on croirait que je vous raconte la chose la plus extraordinaire qui soit?
— Mais en effet! Je ne connais rien du monde, je ne saurai pas du tout recevoir vos hôtes…
Il rit de nouveau.
— Oh! cela ne m'inquiète guère! Vous êtes née grande dame, et en deux mois je me charge de faire de vous une femme du monde, non pas telle que les têtes vides et les âmes futiles que vous verrez évoluer autour de vous, mais telle que je la comprends — ce qui est tout autre chose.
Valderez ne s'attarda pas à percer le sens obscur de ces paroles. La décision de son mari, ce prochain changement d'existence qu'il lui annonçait de l'air le plus naturel du monde la jetaient dans un véritable ahurissement.
— Mais vous avez votre mère? avança-t-elle timidement. Et que dirait-elle, si…
— Ma mère sait fort bien, naturellement, que du moment où je suis marié, c'est ma femme qui doit tout diriger chez moi et recevoir nos hôtes. N'ayez donc aucune inquiétude à ce sujet. Tout se passera parfaitement, je vous le garantis. Il va falloir vous occuper de vos toilettes…
Il enveloppait d'un coup d'oeil investigateur la jupe de lainage beige et la chemisette de batiste claire que portait la jeune femme.
— Chez qui avez-vous fait faire cela?
— Je fais travailler depuis quelque temps une petite couturière de
Vrinières qui vit bien difficilement.
— Mais qui vous habille fort mal. Faites-la travailler tant qu'il vous plaira, je suis loin de m'y opposer, mais ne portez pas cela, donnez-le à qui vous voudrez.
— J'irai à Angers, chez…
— Non, je vous conduirai à Paris, chez le couturier de ma mère. En même temps vous choisirez tout le trousseau et les accessoires. Nous verrons cela dans une quinzaine de jours. Donnez-moi donc, maintenant, des nouvelles de tous les vôtres?
— J'ai reçu ce matin une lettre de Roland. Tout va bien là-bas, ma mère reprend des forces. Mais lui, le pauvre garçon, est désolé.
M. de Ghiliac, tout en écartant une branche qui menaçait le chapeau de sa femme, demanda d'un ton d'intérêt:
— Pourquoi donc?
— Mon père se refuse absolument à le laisser entrer au séminaire.
— Ah! en effet, il m'en avait parlé. Je comprends un peu qu'il ne soit pas très satisfait de voir cette vocation à son fils aîné.
— Mais il a d'autres fils! Et quand même, puisque Roland se sent réellement appelé de Dieu, ce sacrifice est un devoir pour lui, en même temps qu'il devrait lui paraître un honneur.
— Votre père voit les choses sous un jour différent. J'espère pour Roland que tout finira par s'arranger. Il m'a paru charmant, très sympathique. Dites-lui donc que je compte sur lui, en septembre, en même temps que sur votre père, puisque, malheureusement, votre mère ne peut voyager. Cependant, en sleeping, peut-être?…
— Je ne le crois pas. L'idée seule de bouger des Hauts-Sapins la rendrait malade. Puis, l'existence ici serait fatigante pour elle et préjudiciable aux enfants, à Marthe surtout, qui se laisserait facilement griser par le luxe et les mondanités. Je vous remercie beaucoup, Elie…
— Oh! je vous en prie! Il est trop naturel que je cherche à vous procurer le plaisir d'avoir tous les vôtres autour de vous. Mais puisque vous le jugez impossible pour le moment, nous verrons autre chose, plus tard… Tiens, la Reynie est ouverte! Au fait, il me semble que Mme de Brayles m'a dit qu'elle devait y passer quelques jours pour indiquer d'urgentes réparations à faire.
Il désignait une petite villa entourée d'un jardin coquet, et située à la lisière du bois.
— Ah! la Reynie appartient à Mme de Brayles?
— Oui… Tenez, la voilà!
Sur la route ombragée arrivait une charrette anglaise conduite par une jeune femme. Sous le tulle blanc de la voilette, deux yeux s'attachaient fiévreusement sur Valderez.
Les mains qui tenaient les guides arrêtèrent d'un geste nerveux le
poney, quand la voiture fut à la hauteur du marquis et de sa femme.
Avec son plus aimable sourire, Roberte répondit au salut de M. de
Ghiliac et à la présentation de Valderez.
— Vous venez pour vos réparations, Roberte? interrogea Elie.
— Il le faut bien! Quel ennui pour une femme seule! Mais je repars après-demain. J'ai tout combiné de façon à être rentrée à Paris pour la première de la Nouvelle Sapho. Naturellement, je vous y retrouverai?
— Eh! que voulez-vous bien que me fasse la Nouvelle Sapho? Arnelles est délicieux à cette époque de l'année, et je compte bien ne pas le quitter avant l'hiver.
Ces paroles devaient être stupéfiantes pour Mme de Brayles, à en juger par l'expression de sa physionomie et par le geste de surprise qu'elle ne put retenir.
— Vous allez rester à Arnelles?… A cette époque?… En pleine saison mondaine?
— Et pourquoi pas? La saison mondaine m'est fort indifférente, je vous assure. Peut-être irai-je passer quelques jours en Autriche, chez Claude, et jeter en même temps un coup d'oeil sur mes propriétés de là-bas. Mais ce voyage lui-même est peu probable; je préfère demeurer à Arnelles, où je me plais infiniment, et où j'ai fort à travailler.
Les lèvres de Roberte se serrèrent nerveusement.
— Quel être sérieux vous êtes! dit-elle avec un sourire forcé. Je croyais que vous ne pouviez souffrir la campagne?
— N'est-il pas permis de changer de goûts, en vieillissant surtout?
Roberte eut un petit éclat de rire.
— Que parlez-vous de vieillir! On ne vous donnerait même pas vos trente ans!… Mais c'est Guillemette qui a grandi et changé! Jamais je ne l'aurais reconnue!
— Valderez fait des miracles, dit M. de Ghiliac en passant un doigt caressant sur la joue rosée de la petite fille.
Une lueur brilla sous les cils pâles de Mme de Brayles.
— Je m'en aperçois… Eh! qu'est-ce que cela? Est-ce vous aussi, madame, qui avez transformé Benaki?
Elle montrait le négrillon qui venait d'être démasqué par un mouvement de Valderez, derrière laquelle il s'était dissimulé. Benaki avait une particulière antipathie pour Mme de Brayles, et esquivait, tant qu'il le pouvait, la caresse qu'elle lui donnait généralement.
— Non! ce n'est pas moi, répondit Valderez en souriant. Mais mon mari a jugé avec raison qu'il était temps de lui enlever ses atours de sauvageon.
— D'autant plus que nous allons en faire un petit chrétien, ajouta M. de Ghiliac en donnant une tape amicale sur la joue de l'enfant. Mais nous vous retenons là, Roberte… Vous verrons-nous à Arnelles, avant votre départ?
— Oui, j'irai vous voir demain… si je ne dois pas vous déranger, madame?
— Mais pas du tout, je serai heureuse, au contraire, de faire plus ample connaissance avec vous, dit gracieusement Valderez.
— A bientôt donc.
Elle tendit la main à Elie et à Valderez, et remit en marche son petit équipage. Ses traits se contractaient sous l'empire d'une rage sourde, et elle murmura tout à coup entre ses dents:
— Je n'imaginais pas encore qu'elle fût si belle! Et quels yeux! Quel regard inoubliable! Il en est amoureux, naturellement. Il faut même qu'il le soit fortement pour venir s'enterrer à la campagne à cette époque. Et il est jaloux, puisqu'il la confine ici… Pourtant, non, il l'a laissée longtemps seule… Je n'y comprends rien! Est-ce une comédie qu'il joue? Bien fin qui pourra le dire! Mais il y a quelque chose de changé en lui, et… et je suis certaine qu'il l'aime! acheva-t-elle en enveloppant d'un coup de fouet le poney qui bondit en secouant sa crinière, comme pour protester contre un traitement auquel il n'était pas accoutumé.
Pendant ce temps, M. de Ghiliac demandait à sa femme:
— Comment trouvez-vous Mme de Brayles, Valderez?
— C'est une jolie personne, et qui paraît intelligente et aimable.
— Peuh! jolie! dit-il dédaigneusement. Elle a une physionomie assez piquante, voilà tout. Quant à son intelligence, elle est superficielle, — comme son amabilité, d'ailleurs. Mondanité, convention, coquetterie outrée, voilà Roberte, — et malheureusement, beaucoup sont semblables à elle. Oui, vous aurez de curieuses études à faire dans ce monde que vous ignorez encore, Valderez. Vous verrez toutes ses petitesses, ses rivalités, ses intrigues méchantes se cachant sous les plus aimables dehors. Je pourrai vous instruire là-dessus, car j'ai tourné et retourné tous ces fantoches qui n'ont plus de secrets pour moi.
Elle leva sur lui son regard sérieux.
— En ce cas, comment aimez-vous encore ce monde si misérable sous ses brillantes apparences?
— L'aimer? Oh! non, certes! Je me suis amusé à l'étudier, j'ai disséqué des âmes d'hommes à peu près vides, des âmes féminines nulles ou féroces, j'ai lu dans les unes et dans les autres d'étranges vanités, de déconcertants calculs d'amour-propre, j'ai pénétré des dessous d'existences brillantes et enviées. Oui, le monde a été pour moi un amusement et un champ d'études. Mais quant à l'aimer, jamais! Je le connais trop bien pour cela.
— Vous m'effrayez! murmura Valderez. Car c'est le monde que vous voulez me faire connaître…
— Oui, je vous le ferai connaître, parce que vous n'êtes pas destinée à une vie recluse, parce que, nécessairement, vous devez vous trouver en contact avec lui. Mais je serai là pour vous guider, pour vous montrer ses embûches, pour vous préserver de ses pièges, car vous êtes encore très jeune, très…
— Très ignorante! acheva-t-elle avec un léger sourire, en voyant qu'il s'interrompait.
— Mettons ignorante, si vous le voulez.
Il souriait aussi, mais son regard très grave enveloppait l'admirable physionomie où rayonnait l'âme la plus limpide, la plus délicate qu'eût sans doute jamais connue le sceptique marquis de Ghiliac.
…Mme de Brayles arriva le lendemain à l'heure du thé. Valderez, qui la reçut sur la terrasse, lui offrit de se rendre au-devant de M. de Ghiliac, occupé à donner des instructions à son jardinier-chef au sujet de l'arrangement d'une de ses serres.
— Je ne demande pas mieux, car jamais je ne me lasse de contempler les jardins d'Arnelles. M. de Ghiliac est un adorateur des fleurs, et bien peu de domaines pourraient rivaliser sur ce point avec celui-ci.
Tout en causant, elles s'engageaient dans les jardins, précédées de Guillemette, toute fraîche dans sa petite robe blanche. Mme de Brayles s'arrêtait fréquemment pour admirer les fleurs qui attiraient plus particulièrement son attention.
— Ah! voici les fameuses roses "Duchesse Claude", ainsi nommées par M. de Ghiliac en souvenir de sa belle aïeule!
Elle désignait un énorme rosier, garni d'admirables fleurs blanches, satinées, délicieusement veinées de rose pâle.
— …Elles sont, paraît-il, uniques au monde. M. de Ghiliac les entoure d'une sorte de culte; il en offre très rarement, et seulement à des hôtes marquants. Personne ne s'aviserait d'en cueillir. Je me souviens qu'une fois, Fernande et moi eûmes cette audace. Oh! nous n'avons pas eu envie de recommencer, car lorsqu'il est mécontent, il a une façon de vous regarder, sans rien dire… Oh! sans rien dire! Il est trop gentilhomme pour reprocher ouvertement une fleur à une femme. Mais nous avons su à quoi nous en tenir, et je suppose que Fernande n'a plus cueilli de "Duchesse Claude".
Guillemette, qui s'était rapprochée de sa belle-mère, leva la tête vers
Mme de Brayles.
— Oh! maintenant, papa les laisse bien cueillir! Tous à l'heure, maman en a mis beaucoup dans le salon, et c'est lui qui voulait qu'elle les prenne toutes. Mais maman a dit que ce serait dommage et qu'il valait mieux en laisser un peu sur la tige.
Un frémissement courut sur le visage de Roberte; son regard, où passait une lueur de haine, effleura la jeune femme qui marchait près d'elle d'une allure souple, incomparablement élégante. Le soleil mettait des étincelles d'or dans sa magnifique chevelure; il éclairait ce teint satiné et rosé, semblable aux pétales des roses si chères à M. de Ghiliac. Un charme inexprimable se dégageait de cette jeune créature, simplement vêtue d'une robe de voile gris argent rehaussée de quelques ornements de dentelle.
La main de Roberte se crispa sur la poignée de son ombrelle.
— C'est alors que sa fantaisie a changé d'objet, probablement, dit-elle d'un ton négligent. Le marquis de Ghiliac a des caprices, — tout comme une jolie femme, malgré son dédain pour notre sexe. Car la femme n'est pour lui, doué de facultés si au-dessus de celles du commun des mortels, qu'un être inférieur, bon tout au plus à charmer un instant son regard. Il nous fit un jour cette déclaration, — ou quelque chose d'approchant, — le plus sérieusement du monde. C'était, je m'en souviens, du vivant de Fernande. Elle protesta énergiquement, — sans arriver à le convaincre, du reste. Ah! nous sommes vraiment bien peu de chose, madame, devant des natures masculines de cette trempe!
Elle souriait, — mais, de côté, son regard s'attachait avidement sur le beau visage qui avait eu un léger frémissement.
— …Et quand une de ces natures tombe sur une toute jeune femme, encore enfant, un peu frivole, mais très aimante et très éprise, quels malentendus en perspective! Il y a vraiment de tristes choses dans la vie!
— Oui, très tristes! dit la voix tranquille et grave de Valderez. Mais pardon, madame! je crois que nous ferions mieux de prendre cette allée, elle nous conduirait plus directement aux serres.
— Voilà papa! annonça Guillemette.
M. de Ghiliac hâta un peu le pas en apercevant les jeunes femmes. Les yeux de Roberte prenaient cet éclat particulier qu'ils avaient toujours en sa présence. En revenant vers le château, elle le questionna avec intérêt sur les changements qu'il faisait à ses serres, et sur sa célèbre collection d'orchidées.
— Lobic vient de réussir une nouvelle variété qui me paraît tout simplement une merveille, dit M. de Ghiliac. Il nous faut maintenant lui donner un nom. Nous l'appellerons "Marquise de Ghiliac", en votre honneur, Valderez.
Les lèvres de Roberte eurent une crispation légère aussitôt réprimée.
— Elle sera vite célèbre, tout autant que l'a été la rose "Duchesse Claude", dit-elle avec un demi-sourire. Il faut espérer seulement que vous ne vous en lasserez pas aussi vite, Elie.
— Comment cela? dit-il en la regardant d'un air interrogateur.
— Mais oui! il paraît que vous n'y tenez plus guère, puisque vous la prodiguez maintenant.
— Prodiguer est de trop, Roberte. Mais j'ai trouvé que, groupées dans les jardinières du salon blanc par les mains de ma femme, avec le goût très artistique qu'elle possède au plus haut degré, je jouissais beaucoup plus de ces fleurs qu'en les laissant toutes sur la tige. Ceci est encore de l'égoïsme et ne prouve pas du tout que je ne tienne énormément à mes roses, — au contraire.
L'éclair railleur, bien connu de Roberte, traversait en ce moment les prunelles du marquis. Elle baissa un peu les yeux, domptée, comme toujours, par la froide ironie de cet homme près de qui échouaient toutes les coquetteries, toutes les subtiles intrigues féminines. Elle força de nouveau ses lèvres à sourire, à prononcer des paroles aimables pour la belle jeune femme qui marchait à la droite d'Elie, — pour cette créature abhorrée envers qui, à chaque minute, sa haine grandissait.
Le salon blanc était devenu la pièce préférée de Valderez. Elle avait su donner à cet appartement, trop luxueux à son gré, un cachet intime et sérieux. Et ces tentures blanches qui tuaient les plus beaux teints, formaient au contraire pour le sien un cadre incomparable.
Roberte le constata aussitôt — comme aussi la grâce exquise de la jeune châtelaine dans son rôle de maîtresse de maison. De plus, elle semblait remarquablement douée au point de vue de l'intelligence; elle causait fort bien, — sauf de sujets purement mondains, qui semblaient lui être à peu près complètement étrangers.
Mme de Brayles, s'en apercevant, s'empressa aussitôt de lancer l'entretien de ce côté afin d'infliger tout au moins quelques petites blessures d'amour-propre à cette trop séduisante marquise. Mais ces finesses méchantes étaient peine perdue avec M. de Ghiliac. En un clin d'oeil, il avait ramené la conversation sur un terrain plus familier à Valderez, et, selon sa coutume, la dirigeait à son gré, en prenant visiblement plaisir à mettre en valeur l'intelligence très délicate de sa femme.
Il semblait aujourd'hui particulièrement gai. Etait-il très heureux de se retrouver près de Valderez? Probablement… bien qu'on pût se demander pourquoi il ne s'était pas donné plus tôt ce plaisir. Mais il s'amusait aussi, — Roberte le reconnaissait à certaine expression de cette physionomie bien connue d'elle, — il s'amusait de sa fureur jalouse qu'il savait exister sous les airs aimables de Mme de Brayles. Il se jouait — comme il l'avait toujours fait — de cet amour qu'il n'ignorait pas.
Etre un objet d'amusement pour "lui"… et avoir devant les yeux cette merveilleuse châtelaine qui avait peut-être le bonheur d'être aimée de lui! C'était intolérable! Aussi Roberte abrégea-t-elle sa visite, en refusant l'invitation à dîner qui lui était adressée, sous prétexte d'importantes affaires à régler avant son départ.
Tandis que M. de Ghiliac allait la conduire jusqu'à sa voiture, Valderez rentra dans le salon et s'assit près de sa table de travail. D'un geste machinal, ses doigts effleurèrent les fameuses roses "Duchesse Claude" qui s'épanouissaient dans une jardinière de Sèvres, tandis que son regard songeur se posait sur le siège occupé tout à l'heure par la baronne. Cette Mme de Brayles lui était vraiment peu sympathique, et Elie avait peut-être raison dans le jugement sévère qu'il avait porté sur elle ce matin. Ses insinuations au sujet de la nature fantasque de M. de Ghiliac, de sa façon de comprendre le rôle de la femme, de ses malentendus avec Fernande, dénotaient un complet manque de tact.
Elles avaient, en tout cas, réveillé chez Valderez la tristesse latente, comme chaque fois qu'une circonstance quelconque venait lui remettre plus clairement sous les yeux ce qu'elle connaissait bien, hélas! — l'égoïsme absolu et l'absence de coeur chez cet être si admirablement doué sous les autres rapports.
Pourtant, il semblait maintenant aimer sa fille. Hier, aujourd'hui encore, il s'était montré affectueux pour elle, avait paru s'intéresser à tout ce que sa femme lui disait de la santé de l'enfant, de sa vive intelligence et de l'amélioration de son caractère. Et, pour elle-même, Valderez trouvait en lui un changement qui lavait frappée aussitôt. Ce n'était plus la froideur d'autrefois, ni l'ironie, ni cette amabilité fugitive et enjôleuse qui l'avait parfois troublée, trois mois auparavant, parce qu'elle avait laissé entrevoir à son inexpérience l'effrayant pouvoir de séduction que possédait cet homme, et lui avait donné la crainte qu'il ne cherchât à en user pour faire tout à son aise une étude approfondie du jeune coeur ignorant, ainsi soumis à son empire. Non, ce n'était plus cela du tout. Il se montrait sérieux, réservé sans froideur, discrètement aimable, et jusqu'ici il n'avait pas eu à son égard une seule de ces ironies qui ne lui étaient que trop familières. S'il continuait ainsi… oui, vraiment, l'existence serait possible…
Il venait de rentrer dans le salon. Sur la tapis, quelques pétales de roses gisaient et aussi une fleur à peine entr'ouverte, que les doigts distraits de la jeune femme avaient fait glisser à terre tout à l'heure. M. de Ghiliac se pencha et la ramassa.
— Il serait dommage de la laisser se faner là! dit-il en la glissant à sa boutonnière.
Attirant à lui un fauteuil, il s'assit près de Valderez, qui venait de prendre son ouvrage.
— Cette nappe d'autel me paraît une merveille. Où avez-vous pris ce dessin?
— C'est moi qui l'ai imaginé, d'après une vieille gravure que j'ai trouvée dans la bibliothèque.
— Mais je ne vous connaissais pas encore ce talent! Vous êtes, décidément, une artiste en tout. Ce dessin est admirablement compris. A qui destinez-vous cet ouvrage?
— A ma pauvre vieille église de Saint-Savinien. J'espère l'avoir terminé pour la fête de l'Assomption.
— Vous me permettrez de vous recommander de ménager vos yeux. Ceci doit être très fatigant. Et, en dehors de ce travail, qu'avez-vous fait? Les derniers livres que je vous ai envoyés vous ont-ils paru intéressants?
La conversation, une fois sur ce terrain, éloignait d'eux tout embarras, et elle se continua longuement, Elie prenant un visible intérêt aux jugements très délicats portés par sa femme sur les oeuvres lues, Valderez écoutant avec un secret ravissement la critique si fine, si brillante et cependant si profonde qu'en faisait M. de Ghiliac.
XV
Il n'était décidément plus question de pôle Nord. Le marquis de Ghiliac, comme il l'avait annoncé à Mme de Brayles, s'installait pour l'été et l'automne à Arnelles, ainsi que le démontrait l'arrivée de tout son personnel, de ses voitures et de ses chevaux. Cette année, Saint-Moritz, Ostende et Dinard l'attendraient en vain. Il leur préférerait, cette fois, les ombrages de son parc aux arbres séculaires, la floraison superbe de ses jardins, le calme majestueux des grands salles du château, — et peut-être aussi la jeune châtelaine.
Il s'était remis à la reconstitution de ces mémoires qu'il voulait faire publier avec une préface et des commentaires de lui. Pour ce travail, Valderez lui était, paraît-il, indispensable, aucun de ses secrétaires ne sachant comme elle déchiffrer ces écritures pâlies et ce vieux français quelquefois incorrect. La jeune femme fut donc sollicitée de venir passer quelques heures chaque jour dans son cabinet de travail, la bibliothèque, exposée au midi, étant fort chaude en cette saison. Le parfum détesté d'elle en avait disparu, les fleurs aux senteurs trop fortes en étaient bannies. Valderez n'aurait eu aucune raison pour refuser, en admettant qu'elle pût en avoir l'idée, — ce qui n'était pas, car elle savait que, quelle que fût la crainte qui l'obsédait encore, elle devait se prêter à un rapprochement, s'il le voulait.
Chaque jour, elle vint donc s'asseoir près de lui, dans la grande pièce d'un luxe si délicat, où les stores abaissés entretenaient une agréable fraîcheur. La lecture parfois laborieuse des manuscrits n'occupait pas toutes ces heures; M. de Ghiliac entretenait sa femme de maints sujets différents, et, en particulier, du roman dont il préparait le plan. Celui-ci fut soumis à Valderez, qui dut donner son avis et faire ses critiques. Or, Jusqu'ici, jamais pareil fait ne s'était produit. Demander conseil à une femme, lui, l'orgueilleux Ghiliac! Et accepter de voir ses idées discutées par une enfant de dix-neuf ans, qui se qualifiait elle-même sincèrement d'ignorante!
Mais cette enfant avait les yeux les plus merveilleusement expressifs qui se pussent voir, et de la petite bouche délicieuse sortaient des mots profonds, des appréciations délicates et élevées, qui semblaient probablement fort fignes d'attention à M. de Ghiliac, puisqu'il les sollicitait et les recueillait précieusement.
Son attitude des premiers jours n'avait pas varié. Sa courtoisie revêtait maintenant une nuance d'empressement chevaleresque, son regard sérieux avait, en se posant sur Valderez, une profondeur mystérieuse qui la faisait frémir, non de crainte, comme quelque temps auparavant, mais d'un émoi un peu anxieux. La gêne d'autrefois avait presque complètement disparu pour elle, devant cette attitude nouvelle qui transformait M. de Ghiliac. Et c'était fort heureux, car leurs rapports devenaient continuels. Ce n'étaient sans cesse que promenades, visites chez les châtelains d'alentour, séances de musique à deux, leçons d'équitation, de sports à la mode données par lui-même à la jeune femme, dont la souple adresse et les progrès rapides paraissaient ravir ce sportsman hors de pair.
Valderez se prêtait à tout avec une grâce aimable. Et ce qui n'avait été d'abord que soumission aux désirs de son mari devenait un plaisir, car elle était jeune, bien portante, accoutumée à l'exercice et à la fatigue par sa vie aux Hauts-Sapins, toute prête donc à goûter les longues promenades à cheval dans les sentiers pittoresques de la forêt d'Arnelles, ou les parties de tennis sous les vieux arbres centenaires, à l'heure matinale où la rosée des nuits rafraîchit encore l'atmosphère.
Et ils étaient presque toujours seuls tous deux, et Valderez se demandait toujours avec la même angoisse quel mystère se cachait sous ce regard si souvent fixé sur elle.
Une immense surprise lui avait été réservée peu de temps après le retour d'Elie, à propos du baptême de Benaki. M. de Ghiliac, le plus simplement du monde, déclara qu'il serait parrain, avec sa femme comme marraine. Tout Vrinières en fut ahuri. Et le curé, admis à faire la connaissance de ce paroissien si peu exemplaire, aperçu seulement de loin au cours de ses séjours à Arnelles, le trouva si différent de ce qu'il pensait, si aimable et si sérieux que, du coup, Elie gagna un admirateur de plus.
— Il est impossible que vous n'arriviez pas à vous entendre avec lui, madame, déclara-t-il à Valderez en la revoyant peu après. Qu'il ait eu des torts envers sa première femme, envers sa fille, envers vous aussi, je ne le nie pas. Mais cette nature-là doit avoir une certaine somme de loyauté, elle doit posséder des qualités qu'il s'agit pour vous de découvrir. La défiance vous glace, ma pauvre enfant; essayez chrétiennement de la surmonter, si vous voulez arriver à voir un jour tout malentendu cesser entre vous et lui.
Oui, la défiance était toujours là. Et le changement réel d'Elie venait encore augmenter la perplexité de la jeune femme. Elle le voyait très affectueux pour Guillemette, généreux et bon à l'égard de Dubiet, soucieux de procurer à Benaki une suffisante instruction, et une bonne éducation morale. Elle le voyait conduire sa femme et sa fille chaque dimanche à l'église dans le phaéton attelé de ces vives et superbes bêtes dont il aimait à dompter la fougue, et assister près d'elles à la messe. Quel sentiment le guidait en agissant ainsi? Pourquoi se montrait-il si différent de celui qu'elle avait connu quelques mois auparavant?
Vers la fin de juillet, il l'emmena à Paris pour commander des toilettes. Personne n'avait un goût plus sûr et une plus grande horreur de la banalité et du convenu. Personne, non plus, ne possédait à un degré plus subtil l'amour de l'élégance, de la beauté harmonieuse, du luxe sobre et magnifique. Valderez en fit cette fois l'expérience personnelle. Des merveilles furent commandées pour elle. Et d'abord, elle fut éblouie, un peu grisée même — car enfin, elle était femme, et elle aussi avait le goût très vif de l'élégance et de la beauté. Mais le bon sens chrétien, si profond chez elle, reprit vite le dessus, s'effara un peu des dépenses folles dont elle était l'objet.
Un jour, elle trouva dans son appartement un écrin renfermant un collier de perles d'une grosseur rare et d'un orient admirable. Un peu moins inexpérimentée maintenant, elle pouvait se rendre compte approximativement de la valeur énorme d'une telle parure. Le soir, en se retrouvant avec son mari dans le salon avant le dîner, elle lui dit, après l'avoir remercié:
— Vraiment, tant de choses sont-elles nécessaires, Elie? Cela m'effraye un peu, je l'avoue.
Il se mit à rire.
— Quelle singulière question de la part d'une jeune femme! Vous n'aimez donc pas les toilettes, les bijoux, toutes ces choses pour lesquelles tant de créatures perdent leur âme?
— Je les aime dans une certaine limite, et vous la dépassez, Elie. Ce collier est une folie.
— Ce n'est pas mon avis. Du moment où je puis vous l'offrir sans faire de tort à personne, sans que notre budget risque pour cela de se déséquilibrer, je ne vois pas trop où se trouve la folie?
Il souriait, l'air amusé, mais sans ironie.
— Si, car il me sera pénible de penser que je porte sur moi des parures dont le prix soulagerait tant de malheureux, répondit-elle gravement.
— Mais il faut songer, Valderez, que notre luxe, nos dépenses font vivre une certaine catégorie de travailleurs.
— Je l'admets. Mais si ce luxe est exagéré, il excite l'envie et la haine. De plus il amollit l'âme et le corps. Je crois qu'une certaine modération s'impose.
— Le juste milieu, toujours! Ce terrible juste milieu si difficile à atteindre! Vous y êtes, vous, Valderez. Mais moi, hélas!
Il riait, très gai, en offrant son bras à la jeune femme pour la conduire à la salle à manger dont le maître d'hôtel venait d'ouvrir la porte. Ce mondain égoïste avait-il compris le sentiment exprimé par elle? Valderez en doutait. En tout cas, il souhaitait calmer les scrupules de sa femme, car le lendemain, comme elle entrait dans la salon où il l'attendait pour l'emmener en automobile à Fontainebleau, il lui remit un portefeuille à son chiffre en disant:
— Je tiens à me faire pardonner ce que vous appelez mes folies. Dépensez vite pour vos pauvres les petits billets qui se trouvent là dedans, et demandez-m'en d'autres le plus tôt possible.
Comme elle ouvrait la bouche pour lui exprimer sa reconnaissance, il dit vivement:
— Non, pas de remerciements! Je vois dans vos yeux que vous êtes contente, cela me suffit.
Des actes de ce genre, accomplis avec une bonne grâce si simple et si chevaleresque, étaient bien faits pour toucher Valderez. Pourquoi fallait-il que ce doute fût toujours là? Il empoisonnait sa vie, il maintenait la barrière entre Elie et elle.
A cette époque, le Tout-Paris avait commencé à fuir vers d'autres cieux. M. de Ghiliac, libéré de devoirs mondains, en profitait pour faire connaître à sa femme le Paris artistique. Il se montrait le plus aimable et le plus érudit des ciceroni, et Valderez oubliait les heures en regardant des chefs-d'oeuvre, en écoutant la voix chaude et vibrante qui lui en faisait si bien détailler toutes les beautés. Le soir, il la conduisait au théâtre lorsqu'une pièce pouvait lui convenir, l'après-midi, ils faisaient des excursions en automobile, ou se rendaient au Bois. Ils rencontraient quelques personnalités parisiennes, qui s'empressaient de se faire présenter à la jeune marquise. Partout, Valderez était l'objet d'une admiration qui la gênait fort, mais amenait une lueur de contentement et de fierté dans le regard de M. de Ghiliac. La jeune femme le remarqua un jour, et se demanda avec anxiété si la nouvelle attitude d'Elie n'était pas due simplement à ce fait que, la beauté de sa femme flattant son orgueil, il se plaisait à s'en parer, à la faire valoir par l'élégance raffinée du cadre dont il l'entourait. Et pour apprivoiser la jeune provinciale récalcitrante, il se faisait aimable et sérieux, discrètement empressé…
Valderez se révoltait contre cette pensée qui venait trop souvent l'assaillir, depuis son séjour à Paris. Mais elle reparaissait toujours, quand elle croyait saisir dans les yeux d'Elie cette expression de joie orgueilleuse qui l'avait frappée, ou bien encore lorsqu'elle le voyait choisir avec soin quelqu'une des parures délicieuses destinées à rehausser la beauté de cette jeune femme auparavant délaissée par lui.
Quand les quinze jours fixés par M. de Ghiliac pour leur séjour à Paris furent écoulés, il demanda un soir à sa femme:
— Désirez-vous rester encore quelque temps ici, Valderez?
— Je n'y tiens pas, et je serais même heureuse d'aller revoir ma petite Guillemette, qui trouve le temps si long. Voulez-vous voir sa dernière lettre, Elie?
Il prit la feuille, couverte d'une écriture inhabile, la parcourut rapidement, et dit avec un sourire:
— Eh bien! retournons donc à Arnelles! Je ne demande pas mieux, pour ma part. Nous profiterons, pour travailler, du temps qui nous reste encore avant l'arrivée de nos invités.
XVI
Vers la fin d'août, les châtelains d'Arnelles virent apparaître l'avant-garde de leurs hôtes en la personne du duc et de la duchesse de Versanges, grand-oncle et grand'tante d'Elie. C'étaient d'aimables et charmantes vieilles gens, que le grand chagrin de leur vie — la mort d'un fils unique tué au cours d'une exploration en Afrique — n'avait pas rendu misanthropes, ni aigris contre les autres plus heureux. Elie, leur plus proche parent, l'héritier du vieux titre ducal, était de leur part l'objet d'une affection enthousiaste. Ce n'était pas à eux qu'il eût fallu parler d'absence de coeur chez lui, qu'ils prétendaient très bon et très délicat, toujours prêt à leur témoigner un dévouement discret. Ceux qui les entendaient ne protestaient généralement pas, par respect, mais songeaient: "Ce bon duc, cette excellente duchesse, dans leur admiration aveugle pour leur petit-neveu, lui prêtent leurs propres qualités, dont il est certainement si loin."
Absents de Paris les deux mois où Valderez y avait séjourné, ils ne connaissaient pas encore leur nouvelle nièce. Dès le premier abord, elle les conquit complètement. Et tandis que Mme de Versanges causait avec Valderez, son mari glissa à l'oreille d'Elie:
— On s'étonne, parmi tes connaissances, que tu t'enterres si longtemps à la campagne. Mais quand on connaîtra cette merveille, on te comprendra, mon cher ami!
M. de Ghiliac sourit en répliquant:
— Mon oncle, ne faites surtout pas de compliments à Valderez! Je vous préviens qu'elle les reçoit sans aucun plaisir.
— Aussi modeste que belle alors? C'est parfait, et tu es un heureux mortel. Mais voilà une nièce que nous allons joliment gâter, je t'en avertis, Elie!
— Faites, mon oncle, ce n'est pas moi qui m'y opposerai.
— Non, j'imagine même que tu n'es pas le dernier à le faire de ton côté, riposta en riant le duc.
Mme de Versanges s'avançait à ce moment, tenant la main de Valderez.
Elle dit gaiement:
— Mon cher enfant, je suis au regret de n'avoir pas connu plus tôt la délicieuse nièce que vous nous avez donnée là. J'aurai bien de la peine à vous pardonner de nous l'avoir cachée si longtemps. Mais je m'en vengerai en vous aimant doublement, ma belle Valderez.
Et l'aimable femme baisa le front de la jeune marquise, un peu rougissante, mais émue et charmée de cette sympathie sincère.
— Ah! si j'avais une fille comme vous! Si j'étais à la place d'Herminie! Hélas! notre foyer est vide depuis longtemps!
Une douloureuse émotion brisa la voix de Mme de Versanges.
Valderez se pencha vers elle, son regard compatissant et respectueusement tendre se posa sur le fin visage de la vieille dame, encadré de bandeaux argentés:
— Ma tante, voulez-vous me permettre de vous aimer, de vous témoigner, autant qu'il sera en mon pouvoir, mon affection, bien impuissante, hélas! auprès de celle que vous avez perdue?
— Non, pas impuissante, ma chère enfant, car elle réchauffera nos pauvres coeurs, et sera un rayon de bonheur sur la fin de notre existence! interrompit vivement Mme de Versanges en embrassant la jeune femme.
Le duc se mordait la moustache pour cacher son émotion, tandis que M. de Ghiliac, les yeux un peu baissés, caressait d'un geste machinal la chevelure de Guillemette, debout près de lui.
— Du bonheur, je crois que vous en donnez à tous ceux qui vous entourent, ma mignonne, continua la duchesse. Voilà une petite fille absolument méconnaissable, n'est-ce pas, Bernard?
— C'est en effet le mot. Il y a maintenant de la vie, de la gaieté dans ces yeux-là — tes yeux, Elie. C'est, avec ces belles boucles brunes, tout ce qu'elle a de toi, car la coupe du visage est tout à fait celle des Mothécourt.
Un pli léger se forma pendant quelques secondes sur le front du marquis. Entre ses dents, il murmura:
— Qu'elle ne soit pas une poupée frivole comme sa mère, au moins, si elle doit lui ressembler de visage!
La marquise douairière apparut cette année-là à Arnelles plus tôt que de coutume. Une sorte de hâte fébrile la possédait de voir face à face celle qu'elle appelait en secret "l'ennemie", de se rendre compte de la place que Valderez occupait chez son fils. Elle avait vu avec une irritation d'autant plus forte qu'elle se trouvait obligée de la contenir, Elie, dédaignant tous les plaisirs mondains, s'installer à Arnelles, près de cette jeune femme qu'il avait feint de délaisser d'abord. Si aveuglée qu'elle fût par la jalousie, il lui était impossible de ne pas admettre que l'orgueil, à défaut du coeur, inclinât son fils vers cette admirable créature, digne de flatter l'amour-propre masculin le plus exigeant. Et elle savait aussi d'avance que la belle douairière ne serait plus maintenant que bien peu de chose, près de cette jeune femme vers qui iraient tous les hommages, toutes les admirations des hôtes du marquis de Ghiliac.
Pendant quelque temps, en le voyant si peu préoccupé de sa femme, menant seul comme auparavant son existence mondaine, elle avait fortement espéré que Valderez séjournerait aux Hauts-Sapins, avec Guillemette, pendant la durée de la saison des chasses à Arnelles. Un jour, peu de temps après le retour d'Elie de sa croisière, elle lui en parla incidemment. Il la regarda d'un air étonné, un peu sardonique, en ripostant:
— A quoi songez-vous, ma mère? Si Valderez avait le désir d'aller passer quelque temps dans le Jura, ce n'est pas ce moment-là qu'elle choisirait, car, naturellement, il est indispensable que ma femme se trouve là pour faire les honneurs de notre demeure.
Quelque temps après, le départ et l'installation à Arnelles de M. de Ghiliac venaient montrer à sa mère que son influence conjugale était peut-être beaucoup plus apparente que réelle.
Et quand, en arrivant à Arnelles, elle vit Valderez dans tout l'épanouissement d'une beauté qui s'était augmentée encore, quand elle remarqua la grâce incomparable avec laquelle elle portait ses toilettes, signées d'un des grands maîtres de la couture, tous les démons de la jalousie s'agitèrent en elle. M. d'Essil l'avait dit un jour à sa femme: Mme de Ghiliac ne pouvait pardonner à une bru des torts de ce genre.
Valderez voyait arriver sa belle-mère avec une répugnance secrète. A mesure que lui venait plus d'expérience, elle comprenait mieux la faute commise par Mme de Ghiliac en lui révélant tous ces détails de la nature d'Elie, et surtout en assurant aussi fermement à une pauvre enfant ignorante et pleine de bonne volonté que son mari ne l'aimerait jamais. Mais telle était la droiture de sa propre nature qu'elle ne songeait pas encore à l'accuser de perfidie, d'autant moins que Mme de Ghiliac, en lui parlant ainsi, avait paru absolument sincère — et que, hélas! l'attitude d'Elie était venue si vite corroborer ses dires! Mais cependant Valderez ressentait d'instinct envers sa belle-mère un éloignement, une crainte imprécise, en même temps que l'inquiétude qu'elle ne fût mécontente de se voir supplantée comme maîtresse de maison.
Mais Mme de Ghiliac connaissait trop bien la nature entière et absolue de son fils pour oser émettre à ce sujet la plus légère récrimination. Elle devait ronger son frein, et assister au triomphal succès de la jeune châtelaine près des hôtes d'Arnelles.
C'était toujours un privilège envié d'être invité chez le marquis de Ghiliac. Mais, cette année, l'attrait habituel s'augmentait encore par la perspective de connaître enfin cette seconde femme sur laquelle ne tarissaient pas d'éloges ceux qui l'avaient aperçue. Puis, ne serait-il pas d'un passionnant intérêt de voir l'attitude de M. de Ghiliac envers cette jeune femme, de savoir si vraiment il était, cette fois, amoureux? Et quelle chose alléchante, pour les jalousies féminines, d'avoir à surveiller tous les faits et gestes de la nouvelle châtelaine, de songer aux impairs, aux imprudences que cette provinciale inexpérimentée allait certainement commettre, dans ce milieu qui lui était inconnu, et qui cachait tant d'embûches!
Celles qui escomptaient ce plaisir furent bien vite déçues. Le tact inné de Valderez, son intelligence, sa réserve un peu fière sous l'apparence la plus gracieuse lui permettaient de se trouver d'emblée au niveau de ce rôle de maîtresse de maison tel qu'il devait être à Arnelles. Et, de plus, elle avait en Elie un guide sûr qui la conduisait d'une main discrète au travers du maquis de petites intrigues, de jalousies, de fourberies aimables et d'amoralité souriante dont il avait percé tous les secrets. Elle se sentait entourée par lui d'une sollicitude constante, qui lui semblait douce et rassurante dans ce milieu où son âme si profondément chrétienne, si sérieuse et délicate ne se sentait pas à l'aise.
Personne ne songeait à contester l'aisance parfaite de la jeune châtelaine ni la grâce inimitable avec laquelle elle recevait ses hôtes. Le mariage de raison annoncé par la marquise douairière, rendu plausible par la façon d'agir de M. de Ghiliac au début de son union, paraissait maintenant à tous difficile à admettre, devant le charme irrésistible de cette jeune femme. D'ailleurs, bien des changements chez lui, bien des nuances saisies par les curiosités avides, étaient venus faire penser à tous que, cette fois, l'insensible était touché. L'affectueux intérêt qu'il témoignait à sa fille, le soin qu'il prenait d'éloigner de sa femme tout ce qui pouvait la froisser dans ses idées, la place qu'il lui donnait dans sa vie d'écrivain, surtout, auraient suffi à démontrer l'influence qui s'exerçait sur lui.
Et elle? Naturellement, elle ne pouvait faire autrement que de l'adorer. Mais elle n'imitait pas la première femme qui laissait voir si bien ses sentiments, et ne savait pas cacher sa jalousie. Cela devait évidemment plaire à M. de Ghiliac, ennemi des manifestations extérieures.
Valderez se rendait fort bien compte de la curiosité dont elle était l'objet, elle avait l'intuition des jalousies ardentes qui s'agitaient autour d'elle. Mais elle continuait à remplir son devoir avec la même grâce simple, en se dégageant de la crainte que lui inspirait, au début, ce monde frivole qu'elle apprenait vite à connaître. Une messe entendue à une heure matinale venait lui donner pour toute la journée la force morale nécessaire dans cette ambiance de futilités et d'intrigues. Elle pouvait alors passer, toujours gracieuse et bonne, mais intérieurement détachée, au milieu du tourbillon qui emportait les hôtes d'Arnelles de distractions en distractions, de fêtes en fêtes.
Mais elle songeait avec perplexité qu'il fallait qu'Elie fût réellement bien frivole, pour se complaire dans une existence de ce genre. Il est vrai qu'il ne semblait pas, pour le moment, y trouver un plaisir excessif, et, très volontiers, laissait à d'autres le soin d'organiser les amusements, auxquels il prenait, cette année, une part aussi restreinte que le lui permettaient ses devoirs de maître de maison. De son côté, Valderez se reposait de ce soin sur sa belle-mère et sur Mme de Trollens, ces mondaines infatigables qui déployaient des trésors d'imagination lorsqu'il s'agissait de leurs plaisirs. Elle pouvait ainsi, presque chaque matin, trouver une heure pour aller travailler près d'Elie, qui continuait à revoir les mémoires de ses ancêtres. C'était généralement à ce moment-là qu'il lui donnait ses conseils et qu'elle lui demandait son avis sur tout ce qui l'embarrassait dans sa nouvelle tâche.
Elle trouvait aussi une aide, et une amie véritable, en la personne de la comtesse Serbeck, la plus jeune soeur de M. de Ghiliac. Mariée très jeune à un grand seigneur autrichien, Claude de Ghiliac avait trouvé en son mari un coeur noble et sérieux, très chrétien, qui avait su diriger vers le bien cette nature bonne et droite, mais que commençait à gâter une éducation frivole et fausse. Dès le premier instant, Valderez et elle avaient sympathisé. Claude, de nature enthousiaste, chantait les louanges de sa jeune belle-soeur en même temps que celles de son frère, dans l'admiration duquel elle avait été élevée par sa mère, pour qui Elie seul comptait au monde. Ayant perdu depuis son mariage ses goûts mondains, elle se plaisait surtout à s'occuper de sa petite famille, et souvent Valderez et elle, laissant Mme de Ghiliac et sa fille aînée diriger les papotages de salon, s'en allaient vers les enfants, fréquemment rejointes par la duchesse de Versanges qui aimait fort ses arrière-petits-neveux, mais surtout Guillemette, depuis que Valderez avait transformé l'enfant morose et un peu sauvage en une petite créature affectueuse, pleine d'entrain et de spontanéité.
— Votre fille est admirablement bien élevée, mon cher ami, déclara-t-elle un jour à M. de Ghiliac. Il serait à souhaiter que toutes les mères prissent exemple sur Valderez pour le parfait mélange de fermeté et de douceur qu'elle sait déployer à l'égard de cette enfant.
C'était un après-midi orageux. Un certain nombre des hôtes d'Arnelles étaient partis malgré tout en promenade. Mais la plupart, moins intrépides, se répandaient dans la salle de billard, dans le salon de musique, ou s'asseyaient autour des tables de bridge. La marquise douairière, entourée d'un petit cercle, causait dans la jardin d'hiver où allait être servi le thé. On discutait sur les meilleurs procédés d'éducation. Elie se promenait de long en large, en s'entretenant avec M. d'Essil arrivé depuis quelque temps. Il s'arrêta devant Mme de Versanges et répliqua d'un ton sérieux:
— Je suis absolument de votre avis, ma tante. Valderez est, en effet, l'éducatrice idéale.
— Mais ne pensez-vous pas que cette éducation serait peut-être moins ferme, moins parfaite s'il s'agissait, au lieu d'une belle-fille, de ses propres enfants?
C'était Mme de Brayles qui prononçait ces mots de sa voix un peu chantante. Arrivée depuis trois semaines à la Reynie, elle ne manquait pas la plus petite réunion à Arnelles, où la marquise douairière, qui n'avait jamais montré auparavant grande sympathie pour elle, paraissait l'attirer volontiers cette année.
— Non, j'en suis certain. La fermeté est un devoir, — et pour ma femme, le devoir est la grande loi à laquelle elle ne se soustraira jamais.
— C'est magnifique!… mais bien austère! murmura une jeune femme dont les mines langoureuses, destinées à attirer l'attention de M. de Ghiliac, amusaient fort la galerie depuis quelques jours.
— Austère? Oui, pour ceux qui ne voient dans la vie que le plaisir, que la jouissance. Mais, autrement, c'est lui qui nous donne encore le plus de bonheur, croyez-m'en, princesse!
La blonde princesse Ghelka rougit légèrement sous le regard de froide ironie qui se posait sur elle. La marquise douairière, dont le front s'était légèrement plissé depuis qu'il était question de sa bru, intervint de cette voix brève qui indiquait chez elle une irritation secrète.
— Vous devenez d'un sérieux invraisemblable, Elie. Je me demande si vous n'allez pas finir par vous enfermer dans quelque Thébaïde.
Il eut un sourire légèrement railleur.
— Ce serait peut-être une sage résolution. Mais non, il n'en est pas question pour le moment. Paris me reverra encore, — plus ou moins longtemps, cela dépendra de ma femme, qui s'y plaira peut-être moins qu'ailleurs. C'est elle qui décidera de nos séjours ici ou là. Quant à moi, peu m'importe, je me trouverai bien partout.
Un instant, dans le jardin d'hiver, un silence de stupéfaction passa. Une telle déclaration, de la part de cet homme si fier de son autorité, révélait à tous la place que tenait Valderez dans sa vie.
La lueur amusée qui se discernait dans le regard du marquis montrait qu'il avait tout à fait conscience de l'effet produit par ses paroles. M. d'Essil glissa un coup d'oeil discret vers Mme de Ghiliac. Quelque chose avait frémi sur ce beau visage. La déclaration d'Elie venait sans doute confirmer toutes ses craintes.
Le regard de M. d'Essil, qui se dirigeait curieusement vers Roberte, vit un éclair de haine s'allumer dans les yeux bleus. Au bout de l'enfilade des salons s'avançaient Valderez et la comtesse Serbeck, que suivaient Guillemette, les aînés de Claude, Otto et Hermine, et les deux enfants de Mme de Trollens.
— Que viennent donc faire ici ces enfants? demanda Mme de Ghiliac d'un ton sec, quand les jeunes femmes pénétrèrent dans le jardin d'hiver.
Ce fut Valderez qui répondit:
— En raison d'une sagesse exemplaire depuis quelques jours, je leur avais promis pour aujourd'hui une tasse de chocolat, la gourmandise par excellence pour tous, et qui, paraît-il, leur semble bien meilleure prise l'après-midi, avec les grandes personnes. C'est là une récompense tout à fait exceptionnelle. Mais si cela vous dérange, ma mère…
M. de Ghiliac, qui s'était avancé de quelques pas, interrompit vivement:
— C'est très bien ainsi, au contraire. Nous ne pouvons qu'être heureux de recevoir et de gâter un peu des enfants bien sages… qu'en dis-tu, Guillemette?
Il enlevait entre ses bras la pette fille, et mit un baiser sur la joue rose qui s'approchait câlinement de ses lèvres.
Valderez se pencha un peu pour rattraper le noeud qui retenait les boucles de Guillemette. Celle-ci, d'un mouvement imprévu, lui jeta ses bras autour du cou. Pendant quelques instants, les cheveux brun doré de Valderez, les boucles brunes d'Elie se mêlèrent au-dessus de la tête de l'enfant, leurs fronts se rapprochèrent. Le regard d'Elie, caressant et tendre, glissa de sa fille à sa femme qui, inconsciente du délicieux tableau familier formé par eux trois, renouait tranquillement le ruban rose.
— Vous êtes vraiment d'une fantaisie déconcertante, Elie, dit la voix pointue de Mme de Trollens.
— A quel propos me dites-vous cela? interrogea-t-il avec calme, tout en posant l'enfant à terre.
— Mais à propos de votre subite tendresse paternelle! Ce n'est guère dans votre nature, il me semble?
Il laissa échapper un rire moqueur.
— Merci bien du compliment! Vous avez une bonne opinion de votre frère, Eléonore! Ainsi, vous me jugez incapable de remplir mes devoirs paternels, et vous croyez que j'agis ainsi sous l'empire d'une simple fantaisie?
— Mais… vous nous y avez un peu habitués, mon cher!
M. de Ghiliac, s'avançant vers la table à thé autour de laquelle commençait à évoluer Valderez, prit place sur un fauteuil vacant, et, s'y enfonçant d'un mouvement nonchalant, dit avec une froideur railleuse:
— Expliquez-vous, je vous prie.
Quand il prenait ce ton et cette attitude, quand il tenait ainsi sous l'étincelle cruellement moqueuse de son regard ses interlocuteurs, ceux-ci perdaient pied généralement, bredouillaient et s'effondraient piteusement. Mme de Trollens, malgré tout son aplomb, n'échappait pas à la règle, et plus d'une fois son frère, impatienté de ses prétentions ou de ses petites méchancetés sournoises, lui avait impitoyablement infligé cette humiliation.
— Vous l'avez dit un jour vous-même… Vous avez déclaré que tout, chez vous, était soumis au caprice du moment… balbutia-t-elle.
— Vraiment? Il est bien possible que cette déclaration ait été faite par moi. Je suis, en effet, le plus capricieux des hommes… sauf lorsqu'il s'agit de mes affections.
— J'en ai en tout cas fait l'expérience pour l'amitié! s'écria gaiement le prince Sterkine. Voilà près de vingt ans que la nôtre dure, et, loin de s'affaiblir, elle se fortifie chaque jour.
— Certainement… Mais ma soeur te dira, mon bon Michel, que tout l'honneur t'en revient, car depuis que, garçonnets de dix ans tous deux, nous nous sommes liés intimement autrefois à Cannes, tu as eu l'héroïsme de supporter les sautes fantasques, l'égoïsme, la volonté autoritaire de ton ami, que tu aimais quand même, — et qui ne t'aimait pas, lui, paraît-il, puisqu'on le juge incapable d'un sentiment de ce genre.
Il riait, et autour de lui on lui fit écho, non sans jeter des coups d'oeil malicieux vers Mme de Trollens, que le ton mordant de son frère réduisait au silence.
Elle n'en aurait peut-être pas eu fini si vite avec la verve railleuse d'Elie, sans l'apparition des autres hôtes d'Arnelles que ramenait l'heure du thé. Bientôt, les conversations et les rires remplirent le jardin d'hiver. Valderez servait le thé, aidée par Claude et une jeune cousine de M. de Ghiliac, Madeleine de Vérans, tout récemment fiancée au prince Sterkine. Guillemette, avisant un tabouret, s'était assise près de son père. Celui-ci jouait avec les longues boucles de l'enfant tout en répondant d'un air distrait à Mme de Brayles, qui avait réussi, par de savantes manoeuvres, à trouver un siège près de lui. Roberte, sans en avoir l'air, suivait la direction de son regard, et elle le voyait sans cesse comme invinciblement attiré vers la jeune châtelaine, qui allait et venait à travers les groupes.
— Prenez-vous du café glacé, Elie?
Valderez s'approchait de son mari, un plateau à la main.
— Mais oui! N'importe quoi!… Ce que vous voudrez.
Il était visible qu'il répondait machinalement, beaucoup plus occupé de sa femme que de ce qu'elle lui offrait.
Mme de Brayles eut un petit rire bref, qui sonna faux.
— Mais c'est délicieux, un mari aussi accommodant! Vous lui offririez, madame, le plus amer breuvage, qu'il l'accepterait sans hésiter.
— Certainement, parce que je serai persuadé que ma femme ne me le donnerait que pour mon bien! riposta-t-il avec un léger sourire de moquerie.
Puis, baissant la voix, et la physionomie devenue tout à coup sérieuse, il demanda:
— Vous semblez fatiguée, Valderez?
— Oh! ce n'est rien, une simple névralgie!
— Prenez donc tout de suite quelque chose pour la faire passer. Cette température orageuse ne peut que l'augmenter encore.
— Oui, je vais monter tout à l'heure.
— Allez donc maintenant. Je vois fort bien que vous luttez contre une souffrance très forte. Claude et Madeleine sont là pour finir de veiller à ce que nos hôtes soient servis.
— Et vous détestez voir une personne souffrante, ajoutez-le, Elie, dit
Mme de Brayles dont les lèvres pâlissantes se serraient nerveusement.
La bonne santé est, à vos yeux, indispensable.
Il riposta d'un ton sec et hautain:
— Pardon! ne vous méprenez pas! Je trouve insupportables les femmes sans cesse préoccupées de leurs malaises imaginaires, et en occupant constamment leur mari. Mais je sais comprendre une souffrance réelle, y compatir et faire en sorte de la soulager. Soyez sans crainte, je ne suis pas un monstre, comme vous semblez le croire charitablement, Roberte.
Il laissa échapper un petit rire railleur et se leva pour répondre à un appel de sa mère, qui lui demandait de jouer une récente composition musicale d'un jeune Roumain protégé par lui.
Valderez s'était rapprochée de la table à thé et informait à mi-voix Madeleine de Vérans de l'absence momentanée qu'elle allait faire. Comme elle se détournait pour quitter le jardin d'hiver, elle se trouva en face de Mme de Brayles.
— Allez vite vous soigner, chère madame, dit la voix chantante de la jeune veuve. Quoi qu'en dise M. de Ghiliac, il trouve insupportables les femmes souffrantes. La mère de Guillemette en a su quelque chose! Sujette à de trop fréquents malaises, elle voyait son mari prendre alors le train pour Vienne ou Pétersbourg, à moins qu'il ne s'en allât vers les Indes ou le Groenland. C'était une façon charmante d'aider à l'amélioration de cette pauvre petite santé, étant donné surtout qu'elle ne vivait plus hors de sa présence! Ah! les hommes! les hommes!
Les beaux sourcils dorés de Valderez se rapprochèrent, sa voix prit un accent très froid pour répliquer:
— Il est bien difficile, madame, de savoir quelle est, dans un ménage, la part de responsabilité de l'un et de l'autre. Mieux vaut ne pas juger — et ne pas en parler inconsidérément.
Elle inclina légèrement la tête et sortit du jardin d'hiver; laissant Mme de Brayles un peu abasourdie par la fière aisance de cette réponse, qui était une leçon donnée sans ambages, comme se le répétait rageusement Roberte.
Valderez monta à sa chambre, prit un cachet d'aspirine et redescendit aussitôt. Mais, au lieu de regagner les salons, elle s'arrêta dans le salon blanc. Cette pièce lui était entièrement réservée, c'est là qu'elle venait travailler lorsqu'elle trouvait un moment de loisir. Elle était constamment garnie des fleurs les plus belles provenant des serres et des jardins d'Arnelles, choisies chaque jour avec un soin minutieux par le jardinier-chef, sur les ordres de M. de Ghiliac.
Valderez s'approcha d'une porte-fenêtre qu'elle ouvrit. L'air devenait presque irrespirable. De lourdes nuées noires tenaient des masses d'eau suspendues au-dessus de la terre et assombrissaient lugubrement les eaux du lac. Aucun souffle de vent n'agitait les feuillages, une immobilité pesante régnait dans l'atmosphère.
Du salon de musique, les sons du piano arrivaient à l'oreille de Valderez. Elle eût reconnu entre mille ce jeu souple et ferme, si profondément expressif, qu'elle avait écouté souvent avec un secret ravissement.
— Quand vous jouez, papa, maman écoute si bien qu'elle ne m'entend pas entrer, avait dit un jour Guillemette.
Et elle l'écoutait encore en ce moment, un peu frémissante, cherchant à saisir, sous les phrases musicales exprimées avec une exquise délicatesse, quelque chose de l'âme du musicien.
De sourds grondements se faisaient entendre. L'orage se rapprochait et de larges gouttes de pluie tombaient déjà, s'écrasant sur le sol de la terrasse.
Sa pensée se reportait vers Mme de Brayles. Cette jeune femme lui déplaisait de plus en plus. Son insinuation de tout à l'heure était complètement déplacée. Et il était impossible à Valderez de ne pas remarquer ses manoeuvres de coquetterie à peine déguisées autour d' Elie, — non moins d'ailleurs que la froideur de plus en plus accentuée de celui-ci à l'égard de son amie d'enfance.
Depuis quelque temps, Valderez se demandait si les torts de M. de Ghiliac envers sa première femme avaient été tels que semblaient le faire croire les paroles dites naguère par la marquise douairière, et celles prononcées tout à l'heure par Roberte. En tout cas, il n'était pas impossible que Fernande en eût aussi, qui pouvaient peut-être expliquer, sinon excuser complètement ceux de son mari. Claude l'avait montrée à Valderez frivole et exaltée, peu intelligente, incapable de comprendre une nature comme celle d'Elie, tellement jalouse qu'elle épiait toutes ses sorties et lui adressait des reproches accompagnés de crises de nerfs aussitôt que le moindre soupçon lui venait à l'esprit. Evidemment, ce n'était pas le moyen de gagner le coeur d'un homme de ce caractère.
Et au fond, maintenant, — bien qu'elle ne s'expliquât toujours pas son attitude le jour de leur mariage et les mois suivants, — Valderez le croyait bon, susceptible de procédés délicats, comme le démontrait sa conduite à son égard. Depuis quelque temps, elle sentait chaque jour s'écrouler, tout doucement, quelque chose de cette barrière qui s'était dressée entre eux. Et les prunelles bleues se faisaient si étrangement caressantes en se posant sur elle!
Un éclair enveloppa tout à coup la jeune femme. Un grondement sec se prolongea, faisant trembler les vitres.
Valderez recula machinalement. Une autre lueur fulgurante venait d'éclairer son esprit, lui montrant en toute clarté le sentiment qui s'était développé en elle, qui y régnait maintenant. Elle aimait Elie… elle l'aimait de telle sorte qu'elle souffrirait profondément s'il s'éloignait d'elle encore.
Oui, ce n'était plus le devoir seul, comme elle le croyait tout à l'heure, qui l'attachait à lui. Elle aimait cet homme énigmatique, amour timide et tremblant qui n'aurait osé se montrer et s'épanouir, car une défiance flottait toujours dans l'âme de Valderez, comme une trace subtile du poison versé par une main criminelle.
Et précisément, l'avertissement de sa belle-mère lui revenait à l'esprit: "Peut-être se plaira-t-il à faire naître en vous des impressions qu'il analysera ensuite dans un prochain roman." Ah! si cela était!… et s'il savait…
Non, il ne saurait pas! Elle lui déroberait son secret, tant qu'elle ignorerait ce qui se cachait sous la douceur tendre de ce regard qui faisait battre son coeur.
Elle répéta avec un mélange d'angoisse et de bonheur:
— Je l'aime!… Je l'aime!
Au dehors, la pluie tombait maintenant avec violence, et sans que la jeune femme, absorbée dans ses pensées, s'en aperçût, elle mouillait la robe de crêpe de Chine rose pâle ornée de délicates broderies, qui donnait aujourd'hui un éclat particulier à sa beauté.
Elle se rendait compte, maintenant, de l'impression produite sur lui par l'aveu naïvement fait de l'impossibilité où elle se trouvait de l'aimer. Une telle déclaration avait dû sembler singulièrement mortifiante à cet homme idolâtré, — venant surtout de cette humble jeune fille qu'il avait daigné choisir et qui devait exciter l'envie de toutes les femmes. Son orgueil n'avait pu le supporter, — et Valderez avait porté la peine de sa franchise. Avait-il peu à peu réfléchi? Se disposait-il à oublier et à pardonner?
Depuis un moment, le piano avait cessé de se faire entendre. Une silhouette masculine apparut tout à coup au seuil d'une porte restée ouverte, au moment où une nouvelle lueur éclairait la jeune femme immobile.
— Mais à quoi songez-vous donc? s'écria la voix d'Elie, vibrante et inquiète.
Saisie par cette apparition subite au moment où elle pensait à "lui" si intimement, Valderez sursauta et eut un mouvement en arrière.
M. de Ghiliac, qui s'avançait vers elle, s'arrêta au milieu du salon.
— Vous ai-je donc fait peur? dit-il froidement.
— Non… mais je ne vous avais pas entendu… et, d'ailleurs, je suis un peu énervée par l'orage, balbutia-t-elle en rougissant.
— Je vous prie de m'excuser, dit-il avec la même froideur. Il est vrai que je suis entré un peu brusquement… Mais comment restez-vous là avec cette robe légère? La température a extrêmement fraîchi, et vos névralgies ne vont pas se trouver bien d'un traitement de ce genre, j'imagine. En souffrez-vous toujours?
— Oui, toujours autant.
Il dit d'un ton adouci:
— Je crois que tout ce mouvement, que cette existence à laquelle vous n'êtes pas accoutumée vous fatiguent. Reposez-vous donc complètement ce soir, retirez-vous dans votre appartement, je me charge de vous excuser près de nos hôtes.
— Oh! non, pas pour une névralgie! Il n'est pas dans mes habitudes de me dorloter ainsi.
— Eh bien! vous le ferez pour m'obéir. Et une autre fois, quand il y aura de l'orage, vous ne resterez pas près d'une fenêtre, de manière à recevoir la pluie sur vous.
— Vraiment, je n'y pensais pas! murmura-t-elle.
Elle passa la main sur son front. Ses nerfs étaient sans doute très tendus, car elle sentait des larmes qui lui montaient aux yeux. Très vite, pour qu'il le ne les vît pas, elle tendit la main à M. de Ghiliac:
— Puisque vous l'exigez, je remonte. Bonsoir, Elie.
Ses doigts frémirent un peu sous la caresse du baiser qui les effleurait.
— Bonsoir, Valderez! Reposez-vous bien, et revenez-nous demain complètement délivrée de cette névralgie.
Il la regarda s'éloigner, puis, machinalement, vint s'asseoir près de la table où se trouvait l'ouvrage de Valderez. Appuyant son front sur sa main, il murmura avec amertume:
— Encore ce recul… Et j'ai vu des larmes dans ses yeux. Qu'a-t-elle donc? Cette âme limpide, rayonnant dans ses yeux pleins de lumière, ne livre pas son secret. Mais je ne puis plus vivre ainsi. Il faut que je sache ce qui existe sous cette soumission gracieuse, sous cette douceur charmante… Il faut que je sache si je suis aimé. Car, en vérité, je connais tout de cette âme droite et candide — sauf cela. Et ne serait-ce pas parce qu'elle l'ignore elle-même?
XVII
"Je regrette vraiment, ma chère Gilberte, que vous n'ayez pas consenti à m'accompagner à Arnelles. L'automne y est particulièrement délicieux cette année et vous auriez pu assez facilement vous isoler quelque peu de l'existence trop mondaine que l'on y mène. La jeune châtelaine elle-même vous y aurait aidée, car elle vous comprendrait si bien! Ah! la merveilleuse créature! Si jamais je pensais, en offrant à Elie votre pauvre petite filleule, qu'elle serait cette femme idéale dont personne — même pas celles qui la haïssent — ne songe à contester la beauté sans défaut et la grâce aristocratique! Et je vous avoue que j'ai été absolument stupéfait en voyant avec quelle aisance elle faisait les honneurs de chez elle.
"Quel changement pourtant avec ses Hauts-Sapins! Je me rappelle ses pauvres vieilles robes, qu'elle faisait durer tant qu'elle pouvait. Et maintenant, elle paraît tout aussi à l'aise dans ses toilettes, dont la moindre a été payée une somme qui eût suffi à faire vivre sa famille pendant plusieurs mois. Des toilettes choisies par Elie! C'est tout dire, n'est-ce pas? Son sens si vif de l'harmonie et de la beauté, le tact, le goût sérieux et délicat de Valderez devaient nécessairement écarter toutes les exagérations, toute la laideur et l'inconvenance des accoutrements féminins actuels. Aussi, votre filleule est-elle exquise et admirée au-dessus de toutes. Aussi inspire-t-elle un respect auquel les autres sont en train de perdre leur droit.
"Et le plus étonnant, à mes yeux, est que cette enfant ne semble aucunement grisée par un pareil changement d'existence! L'autre soir, je lui faisais compliment d'une certaine robe mauve garnie d'un point d'Argentan qui m'a paru d'une extraordinaire beauté et a fait, je le sais pertinemment, bien des envieuses, — à commencer par Herminie, qui n'en possède pas de semblable. Elle me répondit avec ce sourire ravissant dont je vous ai parlé:
"— Je suis moins fâchée de porter des dentelles de ce prix depuis que je sais qu'elles font vivre des ouvrières bien intéressantes et que j'aide ainsi au rétablissement d'une industrie qui permet aux femmes de travailler chez elles. Mais cela… cela!…
"Elle désignait les diamants qu'elle portait ce soir-là.
"— …Figurez-vous, mon cousin, que je n'ose plus mettre mon collier de perles depuis que Claude m'a appris ce qu'il valait. C'était justement, de toutes mes parures, celle que je préférais. Mais c'est épouvantable, une pareille fortune qui dort, sans profiter à personne.
"— Elle ne profite pas davantage dans son écrin que sur vos épaules, ma chère enfant, répliquai-je en riant, bien qu'au fond je fusse ému de ce scrupule qui n'existe certes chez aucune de ces dames, même chez Claude, si sérieuse qu'elle soit devenue.
"— Evidemment. Mais enfin, c'est fou de la part d'Elie, n'est-ce pas, mon cousin? Et je vous avoue que le luxe outré qui règne ici, le train de vie que l'on y mène sont un peu effrayants pour moi.
"Elle était délicieuse en parlant ainsi avec son air de grave simplicité.
"— Eh bien! il faut obtenir de votre mari qu'il change un peu cela, répliquai-je.
"Elle rougit légèrement, et mit la conversation sur un autre sujet.
"De plus en plus, je suis persuadé qu'Elie en est profondément épris. Et déjà elle l'a changé. Comme je vous le disais dans ma dernière lettre, il est plus sérieux, moins sceptique et moins railleur. C'est, en outre, un jeune père charmant, très affectueux, et de plus, lui, qui ne se souciait pas des enfants, s'intéresse à ses neveux, aux Serbeck du moins, car François et Ghislaine de Trollens sont d'insupportables petits poseurs qu'il ne peut souffrir. On sent aussi qu'il exerce autour de sa femme une sollicitude discrète, mais incessante. Il paraît — c'est Claude qui m'a raconté le fait — que, quand sa mère présenta à son approbation la liste des invités aux séries d'Arnelles, il effaça plusieurs noms, entre autres celui de la comtesse Monali, qui a des toilettes si choquantes; de Mme de Sareilles, dont la réputation laisse fort à désirer; du marquis de Garlonnes, dont le divorce scandaleux a fait, l'année dernière, les plus beaux jours de le presse. Puis il a signifié à Eléonore, grande directrice du théâtre d'Arnelles, qu'il voulait que tous les projets de représentation lui passassent sous les yeux, car il n'entendait pas que l'on vît chez lui, comme cela s'est produit l'année dernière, des spectacles qui pussent offenser tant soit peu la morale.
"Vous devinez d'ici la fureur — concentrée naturellement — d'Herminie et d'Eléonore. M. de Garlonnes est un acteur mondain de premier ordre, la comtesse Monali a une voix superbe. Mme de Sareilles possède un entrain endiablé pour organiser des divertissements. Quant à la question théâtre, c'est l'arche sacro-sainte pour Eléonore, en passe de devenir une cabotine parfaite. Naturellement — et non sans raison — on a vu là l'influence de Valderez. Il est bien facile de s'apercevoir qu'Elie écarte d'elle, autant qu'il le peut, tout ce qui serait susceptible de la froisser. Il a compris certainement cette âme délicate, il l'admire et la préserve. Mais ce que peut faire cet homme en apparence si blasé, si sceptique et si froid, sa mère et Eléonore en sont incapables. L'âme de Valderez dépasse la compréhension de leurs âmes mesquines et envieuses, qui se contentent d'un minimum de moralité confinant souvent à l'amoralité.
"Cependant, elles n'osent lui susciter des tracasseries. Elie ne supporte pas qu'un blâme effleure sa femme, ainsi qu'Herminie a pu en avoir la preuve lorsqu'elle en a essayé, deux ou trois fois. Maintenant, elle n'y revient plus. Mais quelles rancunes couvent là-dessous!
"Vous me demandez ce que devient Roberte de Brayles? Elle est constamment à Arnelles, plus souvent que les années précédentes, tourne sans cesse autour d'Elie et prend des allures de coquetterie provocante que ne paraît pas décourager la froideur de plus en plus glaciale de Ghiliac. Valderez ne peut manquer de s'apercevoir de ce manège. Et Elie s'en inquiète, car il m'a dit hier, en revenant du tennis:
"— Il faudra qu'à la première occasion je fasse comprendre à Mme de
Brayles qu'elle ait à rester chez elle.
"Il avait, en disant cela, un certain air qui me donne à penser que Roberte n'aura pas l'idée d'y revenir, le jour où elle recevra cet ultimatum. Et je crois aussi, d'après quelques mots dits par lui, qu'il est très désireux d'éloigner de Valderez une femme qui doit, naturellement, la haïr de toutes les forces de son âme.
"La chère enfant est, d'ailleurs, entourée de jalousies effrénées. Mais la vigilance de son mari me rassure pour elle. J'avais raison de penser que cet homme-là valait beaucoup mieux que les apparences. Il est charmant pour moi. Est-ce par reconnaissance pour la perle rare que je lui ai procurée? C'est possible, car, je vous le répète, je le crois très amoureux.
"Et elle? Comment penser qu'elle ne l'est pas aussi? C'est inadmissible, étant donné surtout qu'Elie semble absolument parfait pour elle, et qu'elle n'a rien à lui reprocher, puisqu'il a même supprimé complètement ses petits "flirts d'études", comme il disait. Mais, alors, elle tient à bien cacher ses sentiments, car même devant nous, ses parents, elle est à son égard d'une réserve qui semblerait plutôt le fait d'une étrangère que d'une épouse. La chose me paraît d'autant plus singulière qu'elle se montre par ailleurs, pour Claude et Karl, pour le bon duc de Versanges et sa femme, pour moi-même, d'une spontanéité charmante et très affectueuse.
"Donnez-moi donc votre avis à ce sujet, ma chère Gilberte, ou plutôt, non, venez me l'apporter vous-même. Quoi que vous en disiez, le climat de Biarritz ne vous est pas indispensable. Et Valderez m'a chargé d'insister beaucoup près de vous, car elle désire vivement vous voir.
"Noclare est arrivé la semaine dernière, avec Roland. Il est redevenu fringant, et paraît vivre ici dans un émerveillement perpétuel. Son gendre est pour lui une divinité. Il a toujours la même pauvre cervelle, mais, fort heureusement, il ne l'a pas léguée à son aîné. Quel charmant garçon que ce Roland! Le portrait moral de sa soeur, d'ailleurs. Cela dit tout.
"Nous continuons la série de ces superbes chasses à courre qui ont fait la réputation d'Arnelles plus encore que toutes les merveilles de ce domaine. Elie est toujours passionné là-dessus; c'est un trait de race. Ses ancêtres ont tous été d'ardents veneurs. Valderez suit les chasses à cheval, elle monte admirablement et est l'amazone la plus ravissante qui se puisse rêver. Mais elle ne peut supporter de voir forcer le cerf et se tient toujours à l'écart, avec Claude qui a la même répugnance. Roberte, au contraire, ne boude pas devant la poursuite, ni devant le spectacle de l'hallali. Peut-être aussi, connaissant les goûts d'Elie, croit-elle ainsi lui plaire. En ce cas, elle se trompe bien, car il m'a dit l'autre jour, comme nous revenions d'une certaine chasse au faucon, qui avait été pour les amateurs un régal de choix:
"— Je ne puis blâmer absolument les femmes qui aiment les émotions de la chasse, mais je trouve pourtant infiniment plus délicat et plus féminin — et plus attirant aussi, pour nous autres hommes — le mouvement qui les éloigne de ce sport sanguinaire.
"— Comme Valderez? ripostai-je en souriant.
"— Comme Valderez, oui. Elle perdrait à mes yeux quelque chose de son charme si je la voyais, comme Eléonore, Roberte et d'autres, assister impassible à la mort d'un animal. La sensiblerie est ridicule, mais la sensibilité est une des plus exquises parmi les vertus féminines, — lorsqu'elle est bien dirigée, ce qui est le cas pour ma femme.
"Eh bien! Gilberte, quand je vous disais?… L'aime-t-il oui ou non?"
* * *
Valderez, assise dans le salon blanc, finissait d'écrire à sa mère. Comme elle attirait à elle une enveloppe pour inscrire l'adresse, elle vit entrer M. de Noclare, tout pimpant, s'essayant visiblement, comme les snobs de l'entourage de M. de Ghiliac, à copier l'allure et le tenue de son gendre.
— Je voudrais te parler, mon enfant. Mais tu es occupée?
— Non, mon père, j'ai fini. Asseyez-vous donc.
Il prit place sur un fauteuil près d'elle, tout en jetant un coup d'oeil extasié autour de lui.
— Dire que c'est ma fille qui est la maîtresse de toutes ces splendeurs! Que te disais-je, Valderez, au moment de la demande d'Elie? Regrettes-tu d'avoir accepté, maintenant?
Il riait en se frottant les mains. Elle détourna les yeux, sans répondre, tandis que M. de Noclare, toujours loquace, poursuivit:
— Tu es une reine ici… et je vais avoir recours à ton pouvoir. Figure-toi que pendant mon séjour à Aix, cet été, j'ai joué… un peu, et j'ai eu la malchance de perdre. J'ai écrit alors à Elie pour lui demander de m'avancer un trimestre de la pension qu'il nous fait, sans lui dire au juste pourquoi. Il m'a répondu en m'envoyant la somme, "sans préjudice de celle qui vous sera adressée comme à l'ordinaire", ajoutait-il fort aimablement.
— Oh! mon père!
Elle le regardait avec une expression de douloureux reproche qui fit un instant baisser les yeux de M. de Noclare.
Il se mit à tourmenter nerveusement sa moustache grisonnante.
— Eh bien! oui, je n'ai pas été raisonnable… surtout la seconde fois.
— Comment la seconde fois?
— Oui, je suis retourné à Aix dernièrement, pour tâcher de me rattraper. Mais décidément, il n'y avait rien à faire. J'ai perdu encore…
Une exclamation s'échappa des lèvres tremblantes de Valderez.
— … Mon partenaire, fort galant homme, m'a donné du temps. Cependant, je ne puis tarder davantage. Or, ton mari seul peut me venir en aide. Il faut que tu lui demandes…
— Moi? dit-elle vivement avec un geste de protestation.
— Oui, toi, parce que tu obtiendras la chose plus facilement que moi. D'ailleurs Elie, bien qu'il soit fort aimable à mon égard, me paraît intimidant dès qu'il s'agit de solliciter de lui quelque chose. Puis venant de ta bouche, la somme — quarante mille francs — lui paraîtra insignifiante. Cette petite broche que tu portes aujourd'hui à ton corsage vaut au moins cela…
Valderez se leva vivement, toute frémissante.
— Quarante mille francs! Est-ce possible? Jamais je n'oserai demander cela à Elie après tout ce qu'il fait déjà pour ma famille!
— Allons donc, qu'est-ce que cela pour lui? Comme tu t'émeus pour peu de chose, ma fille! Il sera trop heureux, au contraire, que tu lui donnes une occasion nouvelle de te faire plaisir. Et moi, je te promets de ne plus toucher à une carte, j'ai trop peu de veine. Mais il faut m'aider à sortir de ce mauvais pas.
— Oh! vous ne savez pas ce que me coûterait une telle démarche!
Demandez-lui vous-même, mon père!
Il eut un geste d'impatience irritée.
— Comme tu es empressée à me rendre service et à m'épargner un ennui!
C'est charmant, en vérité!
— Eh bien! je lui en parlerai! dit-elle avec un geste résigné.
Il lui prit les mains et les serra avec force.
— A la bonne heure! Pourquoi te faire prier pour une chose si facile, et si naturelle?
Valderez eut envie de lui répondre:
— Vous ne la trouvez pas si facile et si naturelle, puisque vous n'osez pas en parler vous-même à Elie.
Quand M. de Noclare se fut éloigné, Valderez enferma sa lettre dans l'enveloppe, sonna pour la remettre à un domestique, puis elle gagna la terrasse où, par ces belles matinées automnales, presque tièdes, aimait à se tenir la duchesse de Versanges, entourée d'un cercle plus ou moins nombreux, selon l'heure et les occupations de chacun.
En ce moment, elle n'avait près d'elle que M. d'Essil, Madeleine de Vérans et son fiancé, et Mme de Ghiliac, encore en tenue d'amazone, car elle venait de rentrer d'une promenade à cheval et s'était arrêtée au passage sur la terrasse.
— Je croyais trouver Elie ici, dit Valderez.
— Elie? Il est dans la roseraie, répondit Mme de Ghiliac. En passant tout à l'heure par l'allée haute du parc, nous l'avons aperçu avec la princesse Ghelka, qui cueillait des roses.
Sous ses paupières un peu abaissées, elle jetait un coup d'oeil sur sa belle-fille. Mais Valderez se trouvait tournée un peu de côté, et l'expression de sa physionomie échappa à la marquise.
— Les voilà, dit M. d'Essil.
Elie arrivait en effet, et près de lui marchait la princesse Ghelka, dont les bras retenaient une gerbe de roses. En arrivant sur les degrés de la terrasse, elle l'éleva au-dessus de sa tête.
— Voyez donc! Elles sont magnifiques!
— Vraiment, chère princesse, vous avez été l'objet d'une prodigalité bien rare! s'écria en souriant Mme de Ghiliac.
Elie, qui atteignait en ce moment le dernier degré de la terrasse, tourna les yeux vers elle en ripostant froidement:
— En vérité, ma mère, ne savez-vous pas depuis longtemps que je n'ai jamais refusé à une femme, quelle qu'elle soit, les fleurs qu'elle me demandait?
— Non, pas même aux pauvresses, ajouta gaiement le prince Sterkine. Te souviens-tu, Elie, de cette vieille femme qui nous accosta, il y a deux ans, come nous sortions d'une soirée au palais royal de Stockholm, et me demanda l'orchidée que je portais à ma boutonnière, pour sa petite-fille malade qui aimait tant les fleurs?
M. de Ghiliac inclina affirmativement la tête, tout en approchant un siège de celui où venait de s'asseoir sa femme.
— Je la lui donnai, et spontanément, tu lui remis aussi la tienne.
— Eh oui! pauvre vieille! Mais j'ai maintenant un grand remords de n'y avoir pas joint quelque chose de plus substantiel. Le geste n'était pas mal, mais il y manquait quelque chose… N'est-il pas vrai, Valderez, vous qui êtes si experte en charité?
Il s'asseyait près de la jeune femme, et la regardait en souriant, avec une douceur émue qui ne pouvait manquer de frapper ceux qui étaient là.
Elle sourit aussi en répondant:
— Il est certain que votre orchidée n'a pas dû soulager beaucoup, matériellement, ces pauvres femmes. Mais qui sait si elle n'a pas aidé au rétablissement de la jeune fille, par le plaisir que sa vue lui a causé?
— Je veux l'espérer. Mais maintenant, je ferais le geste complet.
— Le demi-geste était déjà charmant, dit en riant Mme de Versanges. Mais faut-il penser, Elie, que vous attachez une importance seulement aux fleurs offertes spontanément?
— Pour mon compte personnel, oui. Je suis ainsi fait, — c'est peut-être une très grave imperfection, — que je considère le don spontané comme le seul dont on puisse tirer une déduction quelconque.
Il souriait à demi, et une lueur d'ironie traversait son regard qui, après avoir effleuré la physionomie mobile de la princesse Ghelka, se portait sur celle de sa mère, légèrement crispée.
— Je suis tout à fait de votre avis, dit M. d'Essil, dont la mine aurait démontré à un observateur la satisfaction que lui causaient les paroles d'Elie. Et ce que vous dites est vrai surtout en affection.
Une petite discussion s'ensuivit, là-dessus, entre la princesse Ghelka et lui. M. de Ghiliac écoutait, silencieux, l'air distrait, en jouant avec un bouton de rose à peine entr'ouvert, qu'il tenait à la main.
— Où allez-vous? demanda-t-il à mi-voix en voyant Valderez se lever.
— Il faut que j'aille dire un mot à miss Ebville, qui doit se trouver dans le parc, avec les enfants.
— Je vous accompagne.
Il se leva à son tour et, se penchant un peu, glissa la rose à la ceinture de la jeune femme:
— C'est une de celles que vous aimez, et je l'ai cueillie pour vous.
M. d'Essil et le prince Sterkine, qui paraissaient s'amuser infiniment, échangèrent un regard malicieux. La blonde Roumaine baissait le nez sur ses roses; Mme de Ghiliac, relevant d'un geste nerveux son amazone, se dirigea vers l'entrée du château.
— Eh bien! est-elle donnée spontanément, cette fleur-là, chuchota M. d'Essil à l'oreille du jeune homme, en regardant un peu après le marquis et sa femme qui s'en allaient vers le parc.
— Oui… comme son coeur, répliqua le prince Michel avec un gai sourire.
A peine Elie était-il un peu éloigné de la terrasse, qu'il demanda:
— Qui donc a indiqué à la princesse Ghelka ma présence dans la roseraie?
— Je l'ignore, Elie.
— Il faudra que je m'informe, car je ne souffrirai jamais que l'on se permette de venir ainsi me poursuivre partout.
Sa voix vibrait d'irritation, et son front se creusait d'un grand pli de contrariété.
Ils contournaient, à ce moment, une des pelouses. Au-delà, ils aperçurent, s'en allant vers les serres, Roland de Noclare escorté de Benaki. Le jeune garçon, que tous les plaisirs mondains d'Arnelles ne tentaient guère, avait entrepris de continuer l'instruction religieuse du négrillon. Et Benaki, ravi, le suivait maintenant comme son ombre.
— Ce pauvre Roland m'a appris, hier, que vous n'aviez pu faire changer les idées de votre père relativement à sa vocation? dit M. de Ghiliac.
— Hélas! non! Je me suis heurtée à une décision arrêtée.
— Cependant, cette vocation me paraît sérieuse. J'ai fait causer Roland, je vois la façon dont il se comporte ici, dans ce milieu qui griserait tout autre jeune homme de son âge. De la part de votre père, cela devient un entêtement réel. Vous plairait-il que je lui en parle moi-même, et que j'essaie à mon tour de le faire revenir sur sa résolution?
Valderez eut une exclamation joyeuse.
— Oh! vous feriez cela, Elie? A vous, il n'osera pas refuser. Mais je ne songeais pas à vous le demander, parce que, d'après ce que vous m'aviez dit un jour, je vous croyais un peu dans les mêmes idées que lui.
— Non, je suis d'avis qu'il faut toujours respecter une vocation sérieuse et éprouvée. Je lui en parlerai dès demain… Mais dites-moi donc ce qui vous tourmente? Car je vois fort bien à votre physionomie que vous êtes soucieuse.
Elle rougit un peu. Ce n'était pas première fois que ce terrible observateur lui révélait ainsi qu'elle était de sa part l'objet d'un examen vigilant.
— Il est vrai que je suis un peu inquiète et… bien tourmentée, comme vous le dites, Elie. Mon père vient de m'apprendre tout à l'heure, qu'il avait joué à Aix… et perdu.
— Je le savais. Mais tout cela a été réglé.
— Oui, grâce à votre générosité! dit-elle avec un regard de reconnaissance. Mais, hélas! il a recommencé! Et, cette fois, c'est une somme énorme…
— Combien?
Elle dit en baissant la voix et en rougissant de confusion:
— Quarante mille francs!
— Eh bien! nous verrons encore à le sortir de là. Il ne faut pas vous faire de tracas à ce sujet, surtout!
— Si, car je suis bien inquiète de voir mon père revenir à ses anciennes habitudes, à cette terrible passion qui a été la cause de sa ruine… Et puis, il me coûte beaucoup de penser qu'après avoir tant fait pour les miens, vous êtes obligé encore…
Il l'interrompit d'un geste vif.
— Ne parlons pas de cela, je vous en prie! Ce que je fais est absolument naturel, puisque votre famille est devenue la mienne. Mais je comprends votre inquiétude relativement à votre père. Il faudra que je lui parle sérieusement à ce sujet… Tenez, voyez donc là-bas notre petit diablotin!
Il désignait, tout au bout de l'allée où ils s'étaient engagés,
Guillemette qui courait, poursuivie par ses cousins.
— …Quel entrain elle a maintenant! Et elle se fortifie étonnamment.
Quel est donc votre secret, Valderez?
— Je l'ai soignée de mon mieux, voilà tout, et surtout je l'ai aimée, pauvre mignonne!
— Oui! surtout… Dans le coeur est l'étincelle toute-puissante qui opère des miracles de rénovation morale, dans le coeur est la source des grandes révolutions d'âme. C'est en aimant purement, fortement, que l'homme devient vraiment digne de ce nom.
Il prononçait ces mots comme en se parlant à lui-même. Sa voix avait des vibrations profondes, et il y passait un frémissement d'émotion intense.
Valderez ne répliqua rien. Une douceur mystérieuse l'étreignait tout à coup et faisait palpiter son coeur.
Guillemette, ayant aperçu son père et sa belle-mère, accourait vers eux. Un cri perçant retentit tout à coup. L'enfant venait de tomber étendue de tout son long.
M. de Ghiliac et Valderez s'élancèrent d'un côté, miss Ebville de l'autre. Ce fut Elie qui releva la petite fille. Les genoux avaient été fort endommagés par les graviers de l'allée. M. de Ghiliac la prit dans ses bras et Valderez étancha le sang qui coulait. Puis ils revinrent tous vers le château, Guillemette portée par son père qui lui parlait avec douceur en essuyant ses larmes.
Comme ils arrivaient en vue de la terrasse, ils virent Mme de Brayles qui s'apprêtait à en gravir les degrés. En les apercevant, elle revint sur ses pas et s'avança vers eux.
M. de Ghiliac n'avait pu retenir un froncement de sourcils. Et ce fut d'un ton très bref qu'il demanda:
— Que vous arrivez-t-il, Roberte? Vous avez oublié quelque chose hier?
Le ton et la question dérogeaient quelque peu aux habitudes de courtoisie du marquis. Roberte rougit, sa physionomie eut une crispation légère. Mais elle répliqua avec un sourire:
— Aucunement! Je viens déjeuner, comme m'y a invitée hier votre mère,
Elie.
— Ah! j'ignorais! dit-il froidement en effleurant du bout des doigts la main qui lui était tendue.
— Qu'a donc cette pauvre petite? interrogea Roberte sans se démonter.
— Elle vient de tomber et s'est abîmé les genoux! répondit Valderez qui, inconsciemment, prenait, elle aussi, une attitude très froide.
— Vraiment? Bah! ce ne sont que des écorchures! Et je m'étonne que vous, Elie, la dorlotiez ainsi.
— Etonnez-vous, Roberte, cela vous est permis… et vous n'en avez pas encore fini avec moi, car on ne m'a pas surnommé pour rien "le sphinx", riposta-t-il avec un sourire de sarcasme. Excusez-nous de vous quitter, mais il faut que nous allions soigner ces pauvres petits genoux-là.
Tandis qu'ils se dirigeaient vers une ses entrées du château, M. de
Ghiliac dit à sa femme:
— Je vais prier ma mère d'espacer ses invitations à Mme de Brayles. On ne voit plus qu'elle ici, maintenant. Et je me doute que vous n'avez guère de sympathie pour cette cervelle futile, pas plus que moi, du reste.
— Mais si votre mère aime à la voir souvent?
Un petit rire bref et moqueur s'échappa des lèvres d'Elie.
— Voilà une affection qui aurait poussé bien spontanément! Ma mère, il y a quelques mois, ne pouvait la souffrir. Elle a changé tout à coup… et je sais bien pourquoi, acheva-t-il entre ses dents.
XVIII
Valderez, debout devant la grande psyché, jetait un dernier coup d'oeil sur la toilette qu'elle venait de revêtir. Il y avait, ce soir, au château de la Voglerie, un dîner suivi d'une soirée au cours de laquelle devait être présentée une oeuvre de M. de Ghiliac. Pour cette petite comédie, spirituelle et délicieusement écrite comme toujours, il avait voulu que Valderez lui donnât son avis, lui suggérât des idées, de telle sorte qu'elle avait été, en toute réalité, la collaboratrice de l'écrivain si jaloux auparavant de son indépendance absolue.
La robe de moire blanche à reflets d'argent tombait en plis superbes autour de la jeune femme. Des dentelles voilaient ses épaules, et le collier de perles mettait un doux chatoiement sur la blancheur neigeuse de son cou. Elle n'avait pas un bijou dans sa chevelure, qui était bien, d'ailleurs, le plus magnifique diadème que pût désirer une femme. Et l'élégance sobre et magnifique de cette toilette rendait sa beauté plus saisissante que jamais.
— C'est un rêve de regarder madame la marquise! s'écria la femme de chambre avec enthousiasme.
Valderez eut un sourire distrait. Elle revint vers sa chambre pour prendre son éventail. Son regard tomba sur le bouton de rose cueilli ce matin par Elie, et posé par elle sur une petite table, quand elle s'était déshabillée. Elle le prit entre ses doigts et le considéra longuement.
Il l'avait cueilli "pour elle". S'il fallait en croire les apparences, il ne pensait qu'à elle, il ne cherchait que les occasions de lui plaire, d'éloigner d'elle tout souci. Et tout en lui, ses actes, ses paroles, son regard lui disaient qu'elle était aimée.
Pourquoi craignait-elle encore? Pourquoi se souvenait-elle tout à coup de la plainte angoissée du poète?
Son regard? Je le vois sur moi doux et charmeur,
Mais son âme? Peut-être est-elle froide et sourde?
* * * * *
Ah! qui pénétrerait dans la pensée intime?
Qui la devinerait? Hélas? ô désespoir?
Pour y lire, il n'est pas ici-bas de savoir (1).
[(1) I. R. — G.]
— Non! pas ici-bas! songea-t-elle. Mais vous, mon Dieu! le connaissez, cet être étrange en qui je n'ose croire encore. Vous ne permettrez pas, s'il est sincère, que je conserve encore quelque chose de cette défiance. Il a été vraiment si bon, ce matin!
Elle s'approcha d'un petit socle supportant une Vierge de marbre, glissa la rose au milieu des fleurs trempant dans un vase de cristal et laissa une ardente invocation s'échapper de ses lèvres, de son coeur surtout. Puis elle se dirigea vers la chambre de Guillemette, que sa chute condamnait à l'immobilité pour quelques jours.
— Oh! maman! que vous êtes belle! s'écria l'enfant en joignant les mains. Personne n'est aussi jolie que ma maman chérie, n'est-ce pas, miss Ebville?
— Oh! non! bien certainement! répliqua avec spontanéité la jeune Anglaise, très attachée à Valderez, toujours délicatement bonne à son égard.
— Je voudrais que vous restiez là, près de moi, bien longtemps, maman! dit câlinement la petite fille en baisant la main de sa belle-mère.
— Voyez-vous, cette petite exigeante! Il faut, au contraire, que je m'en aille bien vite pour ne pas faire attendre ton papa.
— Oh! papa ne vous dira rien, maman! Grand'mère disait l'autre jour à tante Eléonore, en parlant de vous: "Elle pourrait bien le faire attendre deux heures qu'il ne lui adresserait jamais un mot de reproche!" Et elle avait l'air en colère, grand'mère! Pourquoi, maman?
— Cela ne te regarde pas, et je t'ai déjà dit que les petites filles mal élevées seules répétaient ce qu'elles entendaient dire par leur grand'mère ou leur tante. Allons! je vais te faire faire ta prière, puis je m'en irai vite.
Elle se courba vers le lit de l'enfant, qui ne pouvait se mettre à genoux ce soir, comme elle en avait la coutume, et passa son bras sous la petite tête brune. Guillemette, joignant les mains, dit lentement sa prière, les yeux fixés sur l'ange qui déployait ses ailes au-dessus du bénitier. La lueur voilée de rose de la lampe électrique éclairait le visage recueilli de l'enfant et celui de Valderez, grave et attentif.
— Mon Dieu! donnez le repos du ciel à maman Fernande! Faites que mon cher papa vous connaisse et vous aime, ajouta l'enfant en terminant.
Et tout aussitôt, elle s'exclama:
— Mais le voilà, papa!
La porte, demeurée entr'ouverte, et qui remuait légèrement depuis un instant, venait de s'ouvrir toute grande, livrant passage à M. de Ghiliac en tenue de soirée.
— Suis-je en retard, Elie? demanda Valderez.
— Oh! très peu! L'automobile aura vite fait de rattraper cela. Et cette blessée, comment va-t-elle?
— Assez bien. Avec un peu de repos, tout se passera comme il faut, je l'espère.
— Plusieurs jours de repos, entendez-vous, mademoiselle la petite folle? Voilà une dure punition… Allons! bonsoir, ma petite fille, et fais de beaux rêves avec les anges.
Il se pencha sur le lit et l'enfant lui jeta ses bras autour du cou.
— Oh! papa! je rêverai à maman! Elle est si belle! Et les anges ne doivent pas être meilleurs qu'elle!
— Enfant, la vérité sort de ta bouche. Valderez, malgré votre éloignement pour les compliments, il vous faut accepter celui de notre petite Guillemette.
Un regard d'admiration profonde et tendre enveloppait Valderez. Elle rougit légèrement et se pencha pour prendre la sortie de bal déposée en entrant sur un fauteuil. M. de Ghiliac l'aida à s'en revêtir, et, lorsqu'elle eut embrassé Guillemette, ils s'éloignèrent tous deux.
Le trajet, d'ailleurs assez court, fut silencieux. Valderez avait une menace de migraine qui la rendait somnolente. Cependant, il n'y avait plus trace, à l'intérieur de cette voiture, du parfum qui l'avait naguère impressionnée si désagréablement. M. de Ghiliac l'avait banni de partout et remplacé par la fine senteur d'iris, discrète et saine, qu'aimait la jeune marquise.
Si Valderez avait jamais désiré des satisfactions d'amour-propre, elle eût atteint, ce soir, le comble du bonheur. De l'avis de tous, jamais elle n'avait été plus idéalement belle. Et personne n'ignorait — M. de Ghiliac avait tenu à le faire savoir — qu'elle avait été la collaboratrice de son mari dans l'exquis petit chef-d'oeuvre qui se jouait sur le théâtre de la Voglerie.
C'était un triomphal succès pour la jeune châtelaine d'Arnelles. Elle n'en paraissait point enivrée le moins du monde, et accueillait avec une grâce simple et réservée les compliments enthousiastes, l'encens subtil des admirations et des louanges que l'on brûlait devant elle comme devant son mari.
Mme de Ghiliac assistait la rage au coeur à ce triomphe de sa bru. Ce qu'elle avait tant redouté s'était produit: la jeune marquise rejetait dans l'ombre celle qui avait tenu si longtemps le sceptre de l'élégance et de la beauté. A quoi lui servaient la splendeur de sa toilette, les savants artifices destinés à entretenir son apparente jeunesse, les diamants qui la paraient? — les célèbres diamants de famille qu'elle n'avait eu jamais l'idée d'offrir à sa bru, et qu'Elie, par déférence, ne lui avait jamais demandés. Oui, à quoi lui servait tout cela, près de cette Valderez qui portait, elle aussi, des parures royales, qui possédait sa beauté sans rivale, son charme si pur devant lequel tous s'inclinaient, et, en outre, recevait maintenant comme un reflet de la célébrité littéraire de son mari.
Mais elle avait encore quelque chose de plus précieux, de plus rare que tous ses joyaux, — l'amour d'Elie.
L'affection jalouse de la mère frivole et idolâtre ne pouvait supporter cette pensée. La froideur déférente de son fils lui avait paru jusqu'ici inhérente au caractère d'Elie. Mais elle se doutait maintenant qu'il pouvait être tout autre, — et elle savait que Valderez serait heureuse.
A tout instant, des gens plus ou moins bien intentionnés venaient lui faire des compliments sur sa belle-fille. Bientôt, excédée, le coeur gonflé de rancune, elle se retira, sous prétexte de chaleur, dans un petit salon moins éclairé, destiné aux personnes désireuses de trouver un peu de repos.
Cette pièce était vide. Mais Mme de Ghiliac y était à peine depuis cinq minutes lorsqu'un bruissement de soie lui annonça que quelqu'un allait troubler sa solitude. Et une rougeur de colère lui monta au visage en voyant apparaître Valderez au bras du comte Serbeck.
— Ah! vous êtes ici, ma mère? Vous cherchez aussi une relative fraîcheur?… je vous remercie, Karl. Laissez-moi maintenant. Je vais me reposer un peu, car vraiment cette migraine augmente et me rend mal à l'aise.
— Si je prévenais Elie? Vous pourriez rentrer à Arnelles…
— Pourquoi le déranger? J'attendrai fort bien ici, dans le calme et la lumière atténuée.
— Oh! j'imagine qu'il ne tient guère à s'attarder! dit le comte avec un sourire d'amicale malice. Et je vais décidément le prévenir, car vous avez vraiment la mine fatiguée.
— Non, Karl, non!
Mais, sans l'écouter, le comte Serbeck sortit du salon.
Valderez s'approcha d'une fenêtre et l'entr'ouvrit pour offrir un instant son visage brûlant à l'air frais du dehors.
— Vous êtres bien imprudente, madame! Avez-vous donc envie de mourir comme la mère de Guillemette?
Elle se détourna au son de cette voix chantante et ironique. Mme de
Brayles se tenait au seuil du salon.
— J'ignore comment elle est morte, dit froidement Valderez.
— Ah! vraiment?…
Roberte s'avança et vint se placer près de la jeune marquise. Celle-ci rencontra ses prunelles changeantes qui brillaient d'un éclat mauvais.
— …Oh! elle est morte d'une manière bien banale, bien fréquente! C'était à une matinée à l'ambassade d'Espagne. Elle avait beaucoup dansé et, ayant extrêmement chaud, se plaça imprudemment près d'une fenêtre ouverte. Dans l'animation de la causerie, elle n'y accorda pas d'attention, et personne, autour d'elle, ne s'aperçut du danger qu'elle courait… Non, pas même son mari qui se tenait pourtant à peu de distance. Quelques jours plus tard, une congestion pulmonaire emportait cette pauvre Fernande. Vous voyez qu'il y a rien là que de très ordinaire?
— Très ordinaire, en effet, mais bien triste aussi, car cette pauvre jeune femme laissait son enfant après elle.
— Oui, et avec un père qui s'en souciait beaucoup moins que de son chien favori… Puis-je vous demander de fermer cette fenêtre, madame? Ce petit filet d'air me donne le frisson. C'est que je n'ai pas du tout envie de m'en aller comme Fernande! Elle, la pauvre chère, n'en a peut-être pas été fâchée, après tout! Sa santé était devenue si frêle, avec tous les soucis intérieurs qui étaient son lot, depuis le jour de son mariage! Et elle devait bien se rendre compte que jamais l'union ne serait possible entre le caractère d'Elie et le sien.
— Evidemment, c'était impossible, dit la voix brève de la marquise douairière qui, jusque-là, était demeurée silencieuse. La pauvre Fernande était absolument incapable de lui inspirer même l'attachement éphémère qu'il pourrait accorder à une autre femme, plus intelligente et plus fine.
— C'est pourquoi on a pu colporter ce bruit stupide, invraisemblable…
Mme de Ghiliac se redressa brusquement sur son fauteuil.
— Taisez-vous, Roberte! Ne rappelez pas cet odieux potin de salon!
Les lèvres de Roberte eurent ce mouvement particulier à celles du félin qui s'apprête à déchirer une proie palpitante, et, de côté, son regard glissa vers la belle jeune femme qui s'était un peu détournée et redressait la tête, pour montrer sa désapprobation du tour que prenait l'entretien.
— Un potin ridicule, en effet! Personne n'y a cru. Voyez donc, madame, ce que c'est que le monde! Il a suffi que l'on connût la désunion qui existait entre M. de Ghiliac et Fernande, pour qu'aussitôt, parti je ne sais d'où, se répandît le bruit que… lui seul s'était aperçu du danger couru par sa femme.
Valderez eut un brusque mouvement, et son regard, fier et anxieux à la fois, se posa sur la jeune veuve.
— Je ne comprends pas, madame, que vous répétiez devant moi ces racontars!
— Mais oui, de simples racontars, et qui n'ont rien enlevé à la considération fétichiste dont on entoure M. de Ghiliac. Il paraît que le fait de rester muet et impassible lorsqu'on voit un air presque sûrement mortel caresser les épaules moites d'une jeune femme délicate n'entre pas dans la catégorie des fautes impardonnables.
— Roberte, taisez-vous! s'écria presque violemment Mme de Ghiliac.
— Oui, taisez-vous, madame! dit Valderez d'un ton de fière autorité. La plus élémentaire délicatesse aurait dû vous interdire de répéter cette calomnie devant la mère et la femme du marquis de Ghiliac.
Roberte devint pourpre. Et dans le regard qui se fixait sur elle,
Valderez vit luire une rage haineuse qui la fit frissonner.
— Vous n'y croyez pas non plus? C'est votre devoir, et nous savons que pour vous le devoir passe avant tout. Vous êtes la femme modèle, pourvue de toutes les perfections…
— Mais, en vérité, dans quelle veine de compliments êtes-vous donc ce soir, Roberte? dit la voix moqueuse de M. de Ghiliac.
Il entrait dans le petit salon, et son regard pénétrant effleurait tour à tour le visage contrarié de sa mère, celui de Mme de Brayles, rouge et animé, et la physionomie émue de Valderez.
Roberte, troublée par cette apparition inattendue, balbutia quelques mots en détournant son regard gêné. M. de Ghiliac s'approcha de sa femme et dit d'une voix qui, tout à coup, prenait des vibrations singulièrement douces:
— Karl vient de m'apprendre que vous paraissiez fatiguée, et je vois aussitôt qu'il ne s'est pas trompé. Votre migraine a augmenté?
— Oui, beaucoup. Je me sens vraiment mal à l'aise.
Un frisson agita ses épaules.
— Alors, partons vite! Vous auriez dû me le dire plus tôt. La chaleur de ces salons donnerait la migraine à qui n'y serait pas disposé.
— Je n'aurais pas voulu vous déranger…
— Ah! que m'importe! Je me soucie bien d'autre chose que de cela! dit-il avec un geste dédaigneux vers les salons d'où arrivaient les sons d'un air hongrois très à la mode cette année-là.
Il prit rapidement congé de sa mère, salua d'un mouvement de tête, plein de hauteur distante, Mme de Brayles qui n'avait pas encore repris son aplomb, et sortit du salon avec sa femme.
Roberte, portant à ses lèvres son petit mouchoir garni de dentelles, y mordit à pleines dents.
— Ah! oui, que lui importe! murmura-t-elle d'une voix rauque. Que lui importe tout! Pour lui, il n'existe qu'elle au monde. Les autres mendient en vain des parcelles de son coeur. Il n'y a rien, rien pour elles… rien pour vous non plus, sa mère! Elle est tout pour lui, il n'a que cette affection unique.
Le visage de Mme de Ghiliac se contracta. Sans répondre, elle détourna la tête et parut s'absorber dans une songerie pénible, tandis qu'en face d'elle Roberte tordait machinalement entre ses doigts la mince batiste.
Au départ de la Voglerie, M. de Ghiliac avait jeté cet ordre au chauffeur: "Pressez, Thibaut!" Valderez, à peine dans la voiture, était tombée dans une sorte de torpeur. Elle ne s'apercevait pas qu'un regard anxieux ne la quittait pas, épiant la moindre contraction de son visage pâli; elle n'avait qu'une impression vague, mais pourtant très douce, d'être entourée d'une vigilante sollicitude, de sentir de temps à autre une main soigneuse relever la couverture que le mouvement de la voiture faisait glisser. Un impérieux désir de repos, de solitude s'emparait d'elle; il lui semblait qu'alors le cercle qui étreignait son front, la douleur lancinante qui martelait son crâne disparaîtraient instantanément.
Enfin, Arnelles était atteint. Au bras de M. de Ghiliac, Valderez gagna son appartement, où l'attendait sa femme de chambre.
— Une boisson très chaude, vivement, je vous prie! ordonna Elie. Et vous, Valderez, mettez-vous bien vite au lit. Vous devez avoir un peu de fièvre, vos mains brûlent et vos yeux sont brillants. Je vais faire venir le docteur Vangue…
— Plaisantez-vous, Elie? Pour une migraine! Une nuit de repos et il n'y paraîtra plus.
Elle essayait de sourire, mais la souffrance était si vive que ce fut un pauvre petit sourire douloureux.
— Eh bien! dépêchez-vous de vous mettre à votre aise, de vous faire décoiffer, car cette merveilleuse chevelure doit être lourde sur ce pauvre front fatigué.
Il tenait ses mains entre les siennes, elle sentait sur elle la caresse ardente de ce regard. Et elle pensa tout à coup qu'il serait bon d'appuyer ce front douloureux contre son épaule, et de lui dire tout ce qui la tourmentait… et d'entendre aussi ce qu'il avait à lui dire.
Non! pas ce soir, elle souffrait trop, ses idées s'égaraient un peu. Mais demain… il fallait que tout fût éclairci, elle avait l'intuition que, maintenant, Elie tiendrait à s'expliquer.
— Bonsoir, Elie! dit-elle faiblement.
Il se pencha, baisa longuement les deux petits mains qui frémissaient entre les siennes. Et quand il se redressa, leurs regards se rencontrèrent.
— A demain, dit-il doucement.
Elle répéta: "A demain", en dégageant lentement ses mains. Et son regard voilé par la souffrance s'éclaira une seconde à la flamme ardente des yeux d'Elie.
XIX
Valderez, assise près d'une des fenêtres du salon qui précédait sa chambre, songeait, les yeux fixés sur les frondaisons brunissantes des arbres du parc, qui, là-bas, se montraient à la limite des jardins.
Le malaise de cette nuit ne laissait d'autre trace qu'un peu de fatigue. M. de Ghiliac, en venant voir sa femme ce matin, avait tenu cependant à ce qu'elle restât déjeuner chez elle, afin de se reposer complètement. Et cet homme si froidement personnel, selon Mme de Ghiliac et Mme de Brayles, ce mari qui laissait là avec tant de désinvolture sa première femme malade était demeuré longuement près de Valderez, la distrayant par sa causerie, s'informant de tout ce qu'elle pouvait désirer et donnant lui-même ses instructions au chef afin que lui fût servi un repas à la fois léger et reconstituant.
Aucune allusion n'avait été faite à ce qui s'était passé dans le petit salon de la Voglerie. Valderez était certaine cependant que son mari avait deviné quelque chose, et qu'il lui demanderait des explications à ce sujet. C'était son droit, c'était son devoir, et elle était prête à les lui donner.
Les paroles perfides de Mme de Brayles, après la première émotion passée, n'avaient laissé aucune impression en elle. Elie pouvait avoir de graves défauts, mais quant à être coupable de ce crime, jamais! Quelle créature odieuse était donc cette jeune femme, qui osait lui parler ainsi de son mari, insinuer de misérables calomnies?
Mais Valderez se demandait, depuis quelque temps, si une autre n'avait pas usé, à son égard, d'une perfidie analogue, en lui dévoilant à l'avance et en exagérant les défauts d'Elie, et ses torts envers sa première femme.
Maintenant, elle l'attendait. Il lui avait dit qu'il reviendrait après le déjeuner, aussitôt que ses devoirs de maître de maison le laisseraient libre. Et un émoi, à la fois craintif et très doux, faisait palpiter un peu le coeur de Valderez, à la pensée de cette entrevue.
Voici qu'il entrait, qu'il s'avançait vivement, en homme qui a trouvé le temps long.
— Ce pauvre bavard de lord Germhann m'a retenu indéfiniment au fumoir! J'avais cependant une telle hâte de venir voir comment vous vous trouviez!
— Mais je suis très bien, je vous assure! J'aurais vraiment pu descendre pour le déjeuner.
Il s'asseyait près d'elle, sur le petit canapé où elle se trouvait, et lui prit la main en la couvrant de ce regard si profond et si doux qu'il avait pour elle depuis quelque temps.
— Non, il valait mieux vous reposer complètement. Cette existence, à laquelle vous n'êtes pas habituée, vous fatigue, et je tiens essentiellement à ce que vous vous soigniez. Le monde ne vaut pas la peine que vous perdiez votre santé pour lui. Maintenant, je vais vous dire quelque chose qui vous fera plaisir. Ce matin, j'ai eu une longue conversation avec votre père. Je l'ai sermonné, il m'a promis de ne plus toucher à une carte. Cette promesse, je saurai la lui rappeler en temps et lieu. Et j'ai obtenu également, sans grandes difficultés, qu'il laisse Roland suivre sa vocation.
— Vous avez réussi! Oh! qu'il va être heureux, mon cher petit Roland!
Comment puis-je vous remercier, Elie?
— Je vais vous le dire, Valderez, dit-il avec une grave douceur. Cette nuit, quand je suis entré dans la pièce où vous vous teniez avec ma mère et Mme de Brayles, j'ai compris aussitôt, en voyant votre physionomie, que l'on venait de vous dire quelque chose de grave… contre moi, probablement. Or, ce que je vous demande, c'est de me témoigner une entière confiance, en m'apprenant de quoi on m'accuse; car j'ai le droit de me défendre.
— Vous avez raison, et moi aussi, je dois vous le dire. Mme de Brayles venait de me rapporter des bruits odieux qui ont couru… au sujet de la mort de votre première femme, acheva-t-elle en baissant instinctivement la voix.
— Et qu'en avez-vous pensé?
Il se penchait un peu, en plongeant son regard ferme et droit, un peu anxieux cependant, dans les grands yeux bruns très émus.
— Oh! je ne l'ai pas cru un instant! Jamais, Elie! Cela, jamais!
La protestation vibrante s'exprimait dans sa voix, dans son regard, dans le frémissement de toute sa personne.
La physionomie d'Elie s'éclaira d'un rayonnement soudain. Il se pencha un peu plus encore et ses lèvres touchèrent le front auréolé d'or foncé.
— Merci, ma bien-aimée! dit-il avec ferveur. Je supporterais tout, sauf de vous voir penser un seul instant que je ne suis pas un honnête homme. Mais dites-moi un mot… un mot seulement! Valderez, pouvez-vous me dire: "Je vous aime"?
Devant l'immense tendresse du regard qui l'implorait, les dernières brumes du doute s'évanouirent. La tête charmante s'inclina sur l'épaule de M. de Ghiliac et Valderez murmura: "Je vous aime, mon Elie."
Ils demeurèrent longtemps ainsi, dans l'enivrement de leur bonheur. Les grandes joies sont profondes et silencieuses. Et les baisers d'Elie avaient plus d'éloquence que des paroles, en ces premiers instants où ils sentaient enfin leurs coeurs battre à l'unisson.
— Voici seulement quelques jours que vous me laissez lire un peu dans ces chers yeux-là, murmura enfin Elie. Avant, j'ignorais si j'avais enfin le bonheur d'avoir conquis votre affection.
— Vous l'avez depuis longtemps… depuis le commencement, je crois. Mais… Oh! dites-moi, Elie, pourquoi avez-vous eu cette attitude, pourquoi m'avez-vous parlé ainsi le jour de notre mariage? Je sais que j'ai eu tort ce jour-là, que vous pouviez être froissé. Mais si vous aviez songé à ma jeunesse, à mon inexpérience…
— Oui, je suis le coupable, le seul coupable, ma pauvre chérie! Mon orgueil s'est cabré à ce moment-là, il a étouffé le cri de l'amour, — car déjà je vous aimais, Valderez, et je devais vous le dire ce jour-là. Ensuite, c'est l'orgueil toujours qui m'a dicté mon odieuse conduite à votre égard, dans les premier mois de notre mariage. Non, ne protestez pas! C'était vraiment odieux de vous délaisser, si jeune, et de vous faire souffrir, simplement parce que mon amour-propre masculin ne voulait pas se plier à demander une explication et à vous faire connaître que vous étiez aimée. J'ai compris enfin mes torts, et je suis revenu près de vous, résolu à conquérir votre affection, en vous montrant que je puis être, que je suis réellement un peu plus sérieux que ne le font penser les apparences… et que j'ai un coeur — ce dont vous doutiez peut-être aussi, Valderez?
— J'en ai douté longtemps, Elie, je vous le dis franchement.
— Je vous en ai donné le droit. Mais me trompé-je en pensant qu'il y a eu autre chose?… que vous aviez été prévenue contre moi?
Elle rougit, mais ne détourna pas son regard de celui d'Elie.
— Oui, on vous a représenté à moi sous des couleurs très noires, sous l'aspect du pire égoïste, incapable du moindre attachement et n'en désirant pas de ma part, du dilettante tout disposé à ne voir en moi qu'un intéressant sujet d'étude psychologique…
Les bras d'Elie enserrèrent plus étroitement la jeune femme, et elle vit ses yeux étinceler d'irritation intense.
— On a osé vous dire cela! Ma pauvre petite aimée! Ah! je comprends, maintenant, la crainte, la défiance que je vous inspirais! Mais quel est le misérable auteur de cette perfidie?…
Valderez rougit plus fort encore en murmurant:
— Je vous en prie, Elie, ne me demandez pas cela! Je ne puis vous le dire.
Les yeux d'Elie étincelèrent de nouveau; il dit à mi-voix:
— Non, je ne demande rien… je sais, maintenant.
Elle comprit, à son accent, à l'expression de sa physionomie, qu'il avait en effet tout deviné et que l'irritation grondait en lui. D'un ton de prière, elle demanda:
— Vous ne direz rien, Elie? Il faut oublier et pardonner. Je le fais bien volontiers, je vous assure, car je suis si heureuse maintenant!
Il baisa les cheveux aux reflets d'or en murmurant:
— Je ne suis pas si bon que vous, ma Valderez! Oublier et pardonner cela! Non, non!
— Vous le devez, Elie!
— Peut-être, à la longue… N'exigez pas trop pour le moment d'un imparfait comme moi, ma chérie, ajouta-t-il en souriant doucement aux grands yeux pleins de reproche. Je vous promets de ne rien dire, c'est tout ce que je puis faire; et encore est-ce parce que, malgré tout, je dois conserver le respect filial. Quant à Roberte, c'est autre chose…
— Laissez-la aussi, Elie!
— C'est impossible. Quand on trouve un serpent venimeux sur sa route, il faut l'écraser. Ne vous occupez donc pas de cela, Valderez. Dites-moi plutôt si, maintenant, toute méfiance a bien disparu, si vous croyez en moi, sans réserve?
— Vous avez toute ma confiance, mon cher Elie, car vous m'avez permis d'apprécier depuis quelque temps toute la bonté, toute la droiture de votre coeur… et parce que je sens, je suis sûre que vous m'aimez réellement. J'ai tant souffert de douter de vous! Mais vous étiez un mystère bien angoissant pour une pauvre petite ignorante comme moi…
Il l'interrompit avec un rire ému:
— Je le suis pour tous, même pour mes parents et mes intimes. Mais vous, mon premier et unique amour, vous, dont je souhaite faire ma bien-aimée confidente, je veux que vous me connaissiez, avec tous mes défauts et mes qualités, — car, enfin, j'espère en avoir quelques-unes, malgré tout le mal que l'on dit de moi!
Et il parla de lui, simplement, loyalement. Il montra l'enfant au coeur ardent et à la grâce charmeuse, petit souverain adoré de tous, l'adolescent adulé et déjà sceptique, car il voyait trop bien toutes les faiblesses humaines et les raillait sans pitié. Cette tendance n'avait fait qu'augmenter en lui, lorsque, jeune homme, il était devenu l'idole du monde de la haute élégance, qui oubliait l'impitoyable ironiste devant le séduisant grand seigneur et l'écrivain au style enivrant.
L'éducation religieuse, très superficielle, reçue dans son enfance avait été vite oubliée. Cependant, une empreinte en était restée dans cette âme aux instincts très nobles et très chevaleresques, et c'était à elle, plus encore qu'à son orgueil d'homme fier de sa force morale qu'Elie devait d'avoir échappé aux faiblesses et aux fautes où s'enlisaient tant d'autres. Mais, dans l'exagération de son scepticisme, il en était arrivé à s'endurcir le coeur, et à accorder au cerveau une place prépondérante. L'orgueil s'était exalté chez lui, entretenu par les adulations dont il était l'objet, par la conscience de sa supériorité morale et intellectuelle. Et, par une contradiction qu'il n'avait jamais cherché à expliquer, cet homme qui raillait et méprisait le monde, vivait continuellement dans son ambiance, et se laissait complaisamment encenser, un sourire de sarcasme aux lèvres, par des thuriféraires idolâtres.
Les contrastes avaient toujours été déconcertants chez lui. C'est qu'aucune sérieuse éducation morale ne lui avait jamais été donnée et qu'il avait poussé au gré d'une nature très riche, sans autre loi que son caprice. Son père était mort jeune, sa mère n'avait vu d'abord en lui que l'enfant délicieux qui flattait sa vanité, et, plus tard, elle avait admiré aveuglément l'adolescent dont la volonté impérieuse et la hautaine intelligence la subjuguaient. Lui, tout enfant, l'avait devinée frivole et uniquement occupée d'elle-même; il s'était toujours souvenu d'un soir où sa soeur Eléonore, en proie à une fièvre ardente, retenait de ses petites mains brûlantes la robe de soie précieuse que portait la marquise, venue pour jeter un coup d'oeil, avant de partir en soirée, sur l'enfant que sa gouvernante lui avait dit très malade. Mme de Ghiliac avait écarté brusquement les doigts d'Eléonore en s'écriant: "Cette petite est insupportable! Surveillez donc un peu ses gestes, fraulein! Et si vous croyez le médecin nécessaire, faites-le venir. Mais vous vous effrayez bien à tort, certainement."
Non, jamais Elie n'avait oublié cette scène, qui avait frappé son esprit d'enfant trop observateur. Et bien qu'il eût bénéficié, à lui seul, de toute la somme d'amour maternel que pouvait contenir le coeur de Mme de Ghiliac, il avait été incapable d'accorder jamais autre chose qu'une froide déférence à la mère qui n'avait pas conscience de ses devoirs.
— Maintenant, je dois vous parler de mon premier mariage, ma chère Valderez, ajouta-t-il. Car je me doute que sur ce point encore j'ai été quelque peu malmené. Il fut ce que sont tant d'autres, dans notre monde en particulier: une union de convenance, — de ma part du moins. J'avais vingt-deux ans, Fernande dix-sept. Nos quartiers de noblesse s'égalaient; elle était femme du monde, savait s'habiller et recevoir. Je la connaissais depuis l'enfance, je la savais frivole, d'intelligence moyenne, mais douce et se laissant facilement conduire. L'amour étant jugé par moi, à cette époque, comme un encombrement inutile dans l'existence, — je n'ai changé d'avis qu'en vous connaissant, — ce mariage de raison me parut suffisant; Fernande de Mothécourt devint marquise de Ghiliac. Mais, chose étrange, la jeune femme se révéla à moi plus enfant, plus futile que ne l'avait été la jeune fille. Et je connus toute la gamme des exigences déraisonnables, des crises de nerfs, des exubérances sentimentales. Ce n'est pas que je veuille nier mes torts! J'en ai eu, j'ai manqué de patience, d'indulgence envers une pauvre créature exaltée, qui m'aimait réellement. Mais ces scènes continuelles m'exaspéraient et me conduisaient peu à peu à l'antipathie à son égard. Ce mariage fut une erreur de notre part à tous deux. Elle l'a expiée plus durement que moi, la pauvre enfant, parce qu'elle aimait. Mais, à son lit de mort, elle a compris qu'elle avait elle-même compromis et finalement perdu son existence, car, dans le délire de la fin, elle a répété plusieurs fois: "Je me suis trompée! Elie, je me suis trompée!"
Ils demeurèrent un moment silencieux. Entre eux passait l'ombre de la jeune femme à la cervelle d'oiselet, mais au coeur passionné, qui était morte sans comprendre — sauf peut-être à ses derniers moments — ce qu'il eût fallu pour conquérir le coeur d'Elie de Ghiliac.
— Pardonnez-moi, Valderez, d'avoir abordé ce sujet, dont il n'aurait pas dû être question entre nous, dit doucement Elie. Mais je devais remettre les choses au point, dans le cas où on les aurait faussées pour vous. J'ai eu des torts, elle aussi. Dieu seul sera juge des responsabilités. Maintenant, parlons de vous, ma Valderez. Savez-vous qu'une certaine jeune Comtoise de ma connaissance fit une profonde impression sur moi, dès le premier jour où je la vis, aux Hauts-Sapins?
— Oh! Elie, vous étiez si froid pourtant!… Et même après, pendant nos fiançailles…
— Ma pauvre chérie, pardon! Mon stupide orgueil se révoltait à l'idée de l'influence que — je le sentais instinctivement — vous exerceriez sur moi dès que j'aurais laissé parler mon coeur. Car vous, Valderez, vous êtes une intelligence, vous êtes une âme, et quelle âme! Votre beauté n'aurait pas suffi à me vaincre tout entier, si elle n'avait été sur merveilleusement complétée… Allons, ne rougissez pas, chérie! Il faut permettre à votre mari de vous dire la vérité. Et il faudra aussi lui apprendre à vous imiter quelque peu, à devenir meilleur, chère petite fée.
— Ce sera si facile, avec un coeur comme le vôtre! Vous allez me rendre trop heureuse, mon cher mari!
— Il ne sera pas trop tôt! Les soucis et le chagrin ne vous ont pas manqué, chez vous d'abord, ici ensuite. Heureuse, je veux que vous le soyez, autant qu'il dépendra de moi. Et tout d'abord, c'est vous qui organiserez notre existence, à votre gré.
— Vous permettez qu'elle ne soit pas si mondaine? dit joyeusement
Valderez.
— Elle sera ce que vous voudrez, je le répète. Il me suffit de vous avoir à mon foyer, le reste m'importe peu. Vous n'êtes pas faite pour la vie mondaine, Valderez. Je vous ai mise à l'épreuve, pour savoir si le trésor que je possédais était réellement d'or pur. Et je vous ai vue rester la même devant les tentations du luxe, de la coquetterie, de la vanité que pouvait vous inspirer votre position. Je vous ai vue demeurer indifférente devant l'attrait du plaisir, des mondanités qui occupent les autres femmes, et ne vous soucier en rien de l'admiration dont vous êtes partout l'objet. Valderez, comme il faudra que vous soyez patiente pour arriver à me rendre digne de vous!
Ils causèrent ainsi longuement, coeur à coeur, jusqu'à l'heure du thé. Alors Valderez se leva, pour aller s'habiller afin de descendre rejoindre ses hôtes.
— Quelle robe voulez-vous que je mette, mon cher seigneur et maître? demanda-t-elle avec un sourire de tendre malice.
Il se pencha vers elle, et ses lèvres effleurèrent les cils brun doré.
— Mettez du blanc, ma reine chérie. Rien ne vous va mieux. Candidior candidis. Cette devise de la pieuse reine Claude et de ma sage aïeule sera aussi la vôtre, mon beau cygne.
XX
Depuis une heure, Mme de Brayles s'acharnait à faire et à refaire ses comptes. Mais de quelque façon qu'elle les retournât, elle se heurtait toujours à la terrible réalité: des dettes accumulées, la Reynie hypothéquée, et là, sur son bureau, une pile de lettres de créanciers menaçants réclamant leur dû.
Ce qui lui était resté après la mort de son mari aurait suffi à une femme de goûts simples et sérieux. Mais elle avait voulu continuer sa vie mondaine, suivre le train de ses connaissances plus riches, porter les toilettes du grand faiseur. Il lui fallut bien vite avoir recours aux emprunts. Elle devait ainsi d'assez fortes sommes à plusieurs de ses amies, à Eléonore en particulier. Ces temps derniers, elle s'était adressée à Mme de Ghiliac, qui paraissait mieux disposée à son égard. Mais tous ces expédients étaient usés maintenant, Roberte se trouvait acculée à la ruine honteuse. Et après, ce serait la misère, l'abandon de toutes les brillantes connaissances.
Elle s'était renversée sur son fauteuil, dans une attitude d'abattement complet. Tout s'effondrait pour elle. Car, depuis la mort du baron de Brayles, elle n'avait vécu que dans l'espoir de toucher un jour le coeur d'Elie. Le second mariage du marquis l'avait atterrée, en lui faisant paraître désormais l'existence sans but. Et là-dessus la vue à peu près quotidienne de Valderez, la certitude de l'amour profond d'Elie pour sa femme étaient venues exciter sa jalousie, jusqu'à la transformer peu à peu en haine, en désir ardent de nuire à cette jeune femme, et de la faire souffrir.
C'était le motif de perfides insinuations telles que celles de la veille, c'était le but poursuivi dans ses essais de coquetterie provocante à l'égard de M. de Ghiliac, — coquetterie qu'elle savait de longue date sans effet sur lui, mais qui pouvait inquiéter Valderez, et lui porter ombrage.
Elle comprenait cependant que tous ses efforts demeuraient infructueux, par le fait qu'Elie la devinait trop bien et ne cessait d'exercer une vigilance constante autour de sa femme. Et cette constatation l'exaspérait encore, tendait jusqu'au dernier point toutes les forces haineuses de son âme.
— Il faut que j'aille prendre l'air, que je marche un peu! murmura-t-elle tout à coup. J'ai le cerveau en feu, avec tous ces abominables comptes.
Elle sonna sa femme de chambre, demanda un vêtement et un chapeau, puis s'en alla, au hasard, dans la direction du bois de Vrinières.
Elle avait un instinctif désir de solitude, et, au lieu de prendre la route qui traversait le bois, s'engagea dans un sentier parallèle à cette route, que l'on apercevait à travers les arbres.
Elle allait d'un pas saccadé, l'esprit absorbé dans une vision, toujours la même, insensible au charme de cette matinée automnale, à la fraîcheur délicieuse de la brise, à la splendeur des feuillages ocrés et brunis qui s'agitaient doucement au-dessus de sa tête et bruissaient sous ses pas.
Tout à coup, elle s'arrêta, les yeux fixes. Sur la route s'avançait un couple, reconnaissable entre tous. Lui, inclinant un peu sa taille svelte, parlait à la jeune femme, qui s'appuyait à son bras avec le confiant abandon de l'épouse qui se sait aimée. La même expression d'amour tendre et profond se discernait sur leurs physionomies. Et celle de M. de Ghiliac en était tellement transformée que Roberte crut voir en lui un autre homme.
Elle ferma un instant les yeux en se retenant à un arbre. Une douleur atroce l'étreignait, la raidissait tout à coup.
Quand ses paupières se soulevèrent de nouveau, elle vit qu'ils s'étaient arrêtés au milieu de la route. Et la voix de Valderez s'éleva, très gaie…
— Que vois-je là! Elie, votre cravate est de travers! Mon pauvre ami, qu'est-il donc arrivé?
Il eut un joyeux éclat de rire.
— Simplement que j'ai envoyé promener Florentin, qui m'impatientait aujourd'hui, car je savais que vous m'attendiez et je ne voulais pas vous faire manquer l'heure de la messe. Or, il n'avait pas achevé de fixer ma cravate convenablement, et moi je n'y ai plus pensé.
— Attendez que je vous arrange cela. Vous allez perdre votre réputation d'élégance, mon cher mari!
— A moins que cela ne paraisse, au snobisme de mes contemporains, une aimable négligence voulue, qu'ils s'empresseront d'imiter. On leur ferait adopter ainsi les modes les plus saugrenues… C'est fait? Merci, ma chérie. Vous êtes d'une adresse qui ferait honte à Florentin lui-même, le modèle des valets de chambre cependant.
Il prit les mains de la jeune femme, les baisa longuement, puis tous deux s'en allèrent le long de la route semée de feuilles mortes, dans la lumière pâlie que répandait le soleil d'automne.
Et Roberte les regardait, en comprimant son coeur qui battait désordonnément. Ils s'en allaient dans tout l'enivrement de leur bonheur… Et elle n'était plus qu'une épave, de laquelle chacun se détournerait demain.
Comme il la regardait tout à l'heure, cette Valderez qui triomphait là où toutes avaient échoué! Qu'il devait être enivrant d'être aimée de lui!… aimée à ce point surtout!
Une fièvre de désespoir et de fureur l'agitait. Elle se mit à marcher à travers le bois, jusqu'à ce que, à bout de forces, elle reprît le chemin de la Reynie.
— M. le marquis de Ghiliac vient d'arriver et attend Madame la baronne dans le petit salon, dit la femme qui lui ouvrit.
Elle eut un sursaut de stupéfaction. Elie n'était jamais venu la voir en dehors de ses jours de réception. Il fallait qu'une raison grave l'amenât…
Et Roberte songea aussitôt:
— Sa femme lui aura raconté ce que je lui avais dit, et il vient me faire des reproches.
Un léger frisson d'effroi la secoua à la pensée d'affronter l'irritation trop légitime de cet homme qui avait la réputation d'être impitoyable.
Elle s'arrêta un long moment, la main sur le bouton de la porte. Enfin, elle ouvrit et s'avança lentement au milieu du salon.
M. de Ghiliac se tenait debout devant une fenêtre. Il se détourna et elle vit se poser sur elle ces yeux sombres et durs que redoutaient tant ceux qui avaient encouru son mécontentement.
— Je désire vous dire quelque chose, madame, déclara-t-il froidement.
Elle balbutia:
— Mais certainement… je suis à votre disposition. Asseyez-vous,
Elie…
Il refusa du geste.
— C'est inutile. Quelques mots suffiront, d'autant plus que vous vous doutez déjà, naturellement, du motif qui m'amène?
— Mais non, pas du tout!
— Ne rusez pas avec moi, c'est peine perdue. Vous comprenez que je n'ai pas été sans rechercher la cause de l'émotion pénible de ma femme, trop visible, non moins que votre mine agitée et mauvaise, et l'air gêné de ma mère, lorsque je suis entré dans le petit salon de la Voglerie. Valderez m'a tout appris. Vous ne vous étonnerez donc pas que je vous prie, madame, de ne plus paraître chez moi.
Le visage empourpré de Roberte blêmit soudainement. Pendant quelques secondes, elle regarda Elie avec des yeux dilatés, comme une personne qui ne comprend pas.
— Vous… me fermez-vous votre porte? dit-elle enfin, d'une voix rauque.
— Vous faisiez depuis quelque temps tout ce qu'il fallait pour cela. Cette odieuse méchanceté n'a été que le couronnement de vos manoeuvres perfides. Ne vous en prenez qu'à vous de ce qui arrive.
Il fit un pas vers la porte. Mais elle s'avança et posa sa main sur son bras.
— Elie, ce n'est pas possible! Vous n'allez pas finir une amitié de tant d'années! J'ai eu tort, je le sais, j'ai été mauvaise… mais vous n'ignorez pas pourquoi?
Sa main tremblait et une supplication humble et passionnée s'exprimait dans son regard.
M. de Ghiliac s'écarta d'un mouvement hautain.
— Je n'ai pas à le savoir, madame. Je ne considère que le fait, qui aurait pu occasionner une souffrance à ma femme, si elle ne m'avait accordé sa confiance absolue. Elle vous pardonne, mais moi, non, et tous les rappels d'une amitié, qui fut d'ailleurs toujours de ma part assez banale, ne changeront rien à ma résolution.
Il sort après un bref salut… Et Roberte demeura au milieu du salon, anéantie, les joues en feu, croyant voir encore sur elle ce regard de mépris altier qui s'y était arrêté pendant quelques secondes.
M. de Ghiliac, en quittant la Reynie, avait pris un raccourci qui l'amena à une des petites portes du parc. Il gagna de là les jardins, dans l'intention d'aller visiter se serres. L'exécution qu'il venait de faire ne lui avait procuré que l'émotion désagréable éprouvée par tout gentilhomme lorsqu'il se voit dans l'obligation de donner une leçon un peu dure à une femme. Et encore était-elle atténuée par le profond ressentiment qu'il gardait contre Roberte pour avoir tenté de faire souffrir Valderez.
En arrivant près d'une des serres, il se croisa avec sa mère qui en sortait, quelques fleurs à la main. Le pli d'irritation qui barrait le front de la marquise s'effaça à la vue d'Elie.
— Vous n'avez donc pas fait de promenade à cheval, ce matin? dit-elle en lui tendant sa main à baiser.
— Non, j'ai fait le piéton, aujourd'hui. Le bois de Vrinières était délicieux, par cette fraîcheur. Vous venez de choisir vos fleurs?
— Oui… mais je désirais surtout un iris rose, et j'ai dû constater qu'il n'en restait plus un seul. Germain m'a dit que Valderez les avait tous fait cueillir ce matin pour l'église. Cela m'a fort étonnée, car vous ne permettez guère que l'on dévalise ainsi vos plantes rares.
Elle s'essayait à parler d'un ton calme, mais sa physionomie décelait malgré tout quelque chose du mécontentement qui l'agitait.
Il riposta tranquillement:
— Oui, il y a une fête à l'église, demain. Valderez est absolument maîtresse d'agir comme il lui plaît, en cela comme en autre chose, et elle sait beaucoup mieux que moi la meilleure manière d'employer ces fleurs. Si vous tenez à ces iris, ma mère, vous n'avez qu'à les lui demander; elle n'a pas dû les faire porter encore au presbytère.
— Non, merci! je m'en passerai, dit-elle sèchement.
Elle se dirigea vers une allée conduisant au château, et M. de Ghiliac, au lieu d'entrer dans la serre, se mit à marcher près d'elle.
— J'ai une petite communication à vous faire, ma mère, dit-il d'un ton froid. Vous avez été témoin des misérables insinuations de Mme de Brayles à ma femme avant-hier. Vous ne vous étonnerez donc pas que je l'aie priée de ne plus remettre les pieds chez moi.
Mme de Ghiliac eut un léger mouvement de stupéfaction.
— Vous avez fait cela, Elie!… pour Roberte que vous connaissez depuis si longtemps?
— Je l'aurais fait pour ma soeur elle-même, si elle s'était permis de chercher à me salir aux yeux de ma femme, dit-il durement. Et je tiens à ce qu'on sache bien que toutes les manoeuvres tendant à nous détacher l'un de l'autre, complètement inutiles d'ailleurs, ne seront jamais tolérées par moi.
Les mains de Mme de Ghiliac frémirent, et une teinte pourpre monta à ses joues.
— En vérité, mon cher Elie, croyez-vous donc que l'on en veuille ainsi à l'union de votre ménage? dit-elle en essayant de prendre un ton mi-sérieux, mi plaisant. Je ne nie pas que Roberte, aveuglée par sa passion pour vous, n'ait été un peu loin, mais Valderez est assez intelligente et vous connaît suffisamment maintenant pour ne pas accorder créance à des racontars de ce genre.
— Oui, elle me connaît "maintenant". Mais il n'en était pas ainsi le jour de notre mariage.
Le regard éperdu de Mme de Ghiliac rencontra celui de son fils. Et elle comprit qu'il savait tout.
— Que voulez-vous dire? murmura-t-elle presque machinalement.
— Vous ne l'ignorez pas, ma mère, et il est préférable, à cause du respect que je vous dois, de ne pas nous étendre sur ce sujet. Je tiens seulement à ce que vous sachiez que Valderez ne m'a pas révélé la personnalité de celle qui lui a si bien présenté d'avance son mari, et que c'est moi qui l'ai devinée aussitôt, car j'avais déjà l'intuition de vos sentiments à l'égard de ma femme. Si l'exemple de celle-ci me rend un jour moins imparfait, j'essayerai d'oublier. Jusque-là, je me souviendrai toujours que ma mère a tout tenté pour me séparer d'une jeune femme, coupable seulement d'être trop belle, trop délicieusement bonne, trop apte à faire de moi un homme heureux et un homme utile.
— Elie! balbutia-t-elle d'une voix étouffée.
— C'est fini, ma mère! dit-il du même ton glacé. Je ne dois pas en dire davantage. Vous serez toujours chez vous ici, pourvu que vous compreniez que toutes les intrigues autour de Valderez doivent cesser complètement.
Il s'inclina et revint sur ses pas, se dirigeant de nouveau vers les serres.
Mme de Ghiliac se remit en marche, machinalement. Les paroles de son fils bourdonnaient toujours à ses oreilles. Sous les apparences correctes d'Elie, elle avait senti quelque chose qui ressemblait fort à du mépris. Et une souffrance soudaine l'accablait, — souffrance faite d'humiliation, de sourde fureur contre Valderez, de douleur aiguë à la pensée qu'elle s'était à jamais fermé le coeur de son fils.
Déjà, depuis quelque temps, elle avait remarqué sa froideur plus accentuée. Et hier soir surtout… Elle avait eu l'intuition qu'il s'était passé quelque chose, dès qu'elle les avait vus entrer tout deux, à l'heure du thé, si gais et si radieux. Le duc de Versanges lui avait même fait observer en souriant: "Je crois que plus ils vont, plus ils sont en lune de miel, des deux jeunes gens-là!"
C'était exact. Tout ce qu'elle avait tenté, dans sa crainte jalouse, aboutissait finalement au triomphe de cette Valderez haïe. Et quel triomphe complet, absolu!
Elle s'écarta tout à coup d'un mouvement brusque et prit une allée transversale. Là-bas, elle venait d'apercevoir Valderez qui arrivait, tenant par la main Guillemette et causant gaiement avec son frère Roland, tandis que derrière eux trottinait Benaki. Mme de Ghiliac se sentait en ce moment incapable de se trouver en face d'elle, de rencontrer le regard rayonnent de ces yeux incomparables qui avaient si complètement ensorcelé Elie. Et elle s'éloigna, l'âme ulcérée, tandis que parvenaient à ses oreilles un joyeux éclat de rire de la jeune femme et cette phrase apportée par le vent:
— Je le demanderai tout à l'heure à ton papa, Guillemette, je te le promets.
Ah! oui, elle pouvait lui demander tout, tout! Cette fois, Elie de Ghiliac avait trouvé plus fort que lui, en cette jeune femme devant laquelle capitulait son orgueil, et s'inclinait sa volonté impérieuse.
* * *
Vers l'approche de Noël, Elie et sa femme, après un court séjour à Paris, gagnèrent le Jura avec Guillemette. Les Hauts-Sapins, qui avaient vu partir Valderez brisée par l'angoisse, la revirent épouse heureuse entre toutes. La vieille Chrétienne faillit tomber de son haut devant ce résultat inattendu d'une union entourée des plus néfastes présages. Cet époux modèle, ce beau-frère affectueux et charmant, était-il bien le même homme que le fiancé si froid qui avait enlevé Valderez de Noclare aux Hauts-Sapins?
— Et pourtant, la neige est tombée le jour de leur mariage! murmurait la vieille servante en les regardant s'en aller pour quelque promenade, tendrement appuyés l'un sur l'autre.
Chrétienne ne devait pas être la seule à s'étonner. Peu à peu, sous la douce influence de cette compagne à l'âme charmante, si élevée et si profondément chrétienne, Elie devenait un autre homme. La haute société mondaine le vit, avec stupéfaction, s'occuper d'oeuvres sociales et religieuses. Cette intelligence supérieure, ce charme irrésistible, qui avaient fait du marquis de Ghiliac l'idole du monde, lui servaient à conquérir les déshérités de l'existence, vite séduits par la grave bonté et la générosité délicate de ce grand seigneur toujours affable et simple à leur égard. Discrètement, et sans se lasser devant l'insuccès et l'ingratitude, Valderez et lui multipliaient les bienfaits, unis dans la charité comme ils l'étaient pour toute chose. Ils offraient l'image du ménage modèle, et la belle marquise de Ghiliac, qui se prêtait avec bonne grâce, mais sans enthousiasme, aux obligations mondaines nécessitées par son rang, était donnée en exemple aux jeunes personnes par les mères de famille sérieuses.
— Bah! tout cela ne durera pas! disaient certaines gens, qu'irritait ce tranquille bonheur basé sur la paix du foyer, sur le devoir et sur l'amour chrétien. Les fleurs se fanent, les roses s'effeuillent…
Le duc de Versanges, qui entendit le propos, le rapporta à son neveu, un après-midi où il se trouvait à l'hôtel de Ghiliac. Dans le joli salon clair et simple où elle se tenait habituellement, Valderez venait d'endormir le tout petit Gabriel, dont la naissance avait porté à son comble le bonheur d'Elie. Assis près de sa femme, la main posée sur la chevelure de Guillemette blottie contre lui, M. de Ghiliac contemplait son fils.
Aux paroles du vieux duc, il leva les yeux vers Valderez; les deux époux échangèrent un sourire de tendre confiance, un long regard d'amour. Puis, se tournant vers son oncle, M. de Ghiliac dit gaiement:
— Laissez-mi, mon cher oncle, vous répondre par cette seule pensée de Mme Swetchine: "Les roses humaines blanchissent, elles ne se fanent pas."