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Essai d'Introduction à l'Histoire Généalogique

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The Project Gutenberg eBook of Essai d'Introduction à l'Histoire Généalogique

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Title: Essai d'Introduction à l'Histoire Généalogique

Author: Oscar de Poli

Release date: August 18, 2012 [eBook #40530]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink, and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAI D'INTRODUCTION À L'HISTOIRE GÉNÉALOGIQUE ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

ESSAI D'INTRODUCTION
A
L'HISTOIRE GÉNÉALOGIQUE

ESSAI D'INTRODUCTION
A
L'HISTOIRE GÉNÉALOGIQUE

PAR

LE VICOMTE OSCAR DE POLI
Président du Conseil Héraldique de France

La distinction la moins exposée à l'envie
est celle qui vient d'une longue suite
d'ancêtres.

Fénelon.

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PARIS
CONSEIL HÉRALDIQUE DE FRANCE
21, AVENUE CARNOT, 21
1887

AU COMTE DE COURTIN DE NEUFBOURG

Mon cher Ami,

Après avoir écrit l'Histoire Généalogique des Courtin, je conçus la nécessité de la faire précéder d'une étude aussi succincte que possible sur les vicissitudes de l'ancienne Noblesse, sur ce qu'on peut appeler l'envers de ses priviléges et de sa gloire. Le sujet était tentant, presque nouveau, n'ayant guère été qu'effleuré, il y aura bientôt deux siècles, par le comte de Boulainvilliers.

Comme le poëte, contentus paucis lectoribus, je ne m'attendais pas à ce que cette modeste étude méritât à son auteur des suffrages dont il s'honore. On a bien voulu me dire que, détachée de votre généalogie, elle pourrait servir à faire justice de plus d'un des préjugés et des mensonges accumulés contre la France d'autrefois par les pseudo-philosophes et les coryphées de la révolution. C'était faire, à mon patriotisme, à ma foi monarchique, un appel auquel je n'avais pas le droit de me dérober.

Voici donc cette Introduction. Souffrez que je vous la dédie, à vous dont les pères ont connu les amères vicissitudes de l'état de noblesse et se sont relevés brillamment, au soleil de Louis XIV, au prix du sang versé pour le Roi et pour la Patrie; à vous qui, fidèle à leurs saintes amours, à leurs généreuses traditions, à leur chevaleresque devise, Fortis et Fidelis, honorez ce qu'ils honorèrent et glorifiez ce qu'ils glorifièrent.

Vte Oscar de POLI.

ESSAI D'INTRODUCTION
A
L'HISTOIRE GÉNÉALOGIQUE[1]

CHAPITRE I

Prophétie de saint Remi.—La fausse égalité.—Si la noblesse fut une caste.—La hiérarchie sociale.—Opinion d'un vrai philosophe sur les distinctions héréditaires.—La patrie et l'humanité.—Emulation féconde.—Contre la séduction des richesses.—Juvénal et Boileau réfutés.

Lorsque l'eau sacrée du Baptême eut fait de Clovis le vassal du Christ, il demanda: «Jusques à quand durera le royaume des Francs?» Saint Remi répondit: «Tant qu'y régneront la Religion et la Justice!» Ce n'est pas sans un sentiment vif de patriotique tristesse, que je rappelle cette parole prophétique du grand Évêque, à l'heure où, sur la terre de France, la foi chrétienne est officiellement bafouée, où la justice n'est qu'une arme hypocrite aux mains de la tyrannie, où l'abaissement de la Patrie Française apparaît comme l'inéluctable conclusion de la grande mystification révolutionnaire.

Il y aura bientôt un siècle qu'au nom de l'égalité, passant un niveau grossier et barbare sur toute grandeur et toute supériorité, la fausse démocratie a détruit l'antique hiérarchie sociale qui n'était pas la part la moins splendide du patrimoine de la Nation; comme si la véritable égalité n'était pas celle qui permet à tout ce qui est beau, noble et généreux de se produire, de s'épanouir et de monter! La Noblesse, en France, ne fut jamais une caste, c'est-à-dire une classe fermée; dans tous les temps, ses rangs furent libéralement ouverts au mérite, au talent, à la vertu, à l'honneur; elle constituait la plus magnifique récompense, à la portée même des plus humbles, et fécondait héréditairement, pour le bien de l'État, l'esprit de devoir, de dévouement et de sacrifice. Le bas orgueil des peuples démocratisés répugne aux distinctions transmissibles; mais, dans une société hiérarchisée, elles n'humilient pas plus que le soldat n'est humilié d'avoir des chefs.

«La gloire d'une antique origine, a dit un philosophe du XVIIIe siècle, est injustement traitée de chimère, et quand bien même elle seroit fondée sur un préjugé national, la politique serait intéressée à le perpétuer comme une erreur utile que le philosophe ne peut combattre sans déroger au titre de citoyen. Les distinctions accordées à la noblesse héréditaire sont fondées sur des motifs d'utilité et de justice. Le premier dont une race s'honore fut un citoyen utile. Ses travaux ne se sont pas bornés à procurer le bonheur et la gloire de son siècle; les générations suivantes en ont recueilli le fruit: c'est donc à la postérité à reconnaître dans les descendans de ses bienfaiteurs les services rendus à la patrie et à l'humanité. Ce principe d'équité, qui établit et qui justifie les prérogatives de la noblesse héréditaire, est encore un germe fécond d'émulation: quiconque a l'avantage de compter des aïeux illustres doit se croire engagé à marcher sur leurs traces. Son âme embrasée par les exemples s'élève sans effort au-dessus des obstacles et des périls. Les sentiers de la gloire, aplanis par ses ancêtres, ne lui offrent rien de pénible et de rebutant: tout homme naît imitateur et c'est dans ses aïeux qu'il aime à trouver des modèles. La prospérité d'un État est assurée lorsque les honneurs y tiennent lieu de récompenses, lorsqu'on n'y fait pas un vil trafic de son sang et de ses travaux, lorsqu'enfin les hommes en place sont assurés que leurs descendants jouiront de leur gloire. Cette idée est le plus fort rempart qu'on puisse opposer à la séduction des richesses; une nation est toujours florissante lorsque les citoyens sont persuadés que la reconnaissance publique est le plus bel héritage qu'ils puissent laisser à leurs enfants.»[2]

«Tout l'effort de ceux qui débitent ironiquement les satires de Juvénal et de Boileau contre la Noblesse ne peut prouver que deux choses: ou qu'un homme sans sens et sans droiture est indigne de la noblesse, ou qu'un Noble véritablement généreux doit imiter ses ancestres et marcher comme eux dans les voyes de l'honneur et de la vertu; mais ces deux vérités sont hors de contestation.»[3]

CHAPITRE II

La civilisation féodale.—Le grand artisan national.—Balzac et Madame de Staël.—Royer-Collart et Viollet-Leduc.—La peine de naître.—Habitués de père en fils à se faire tuer.—L'envers des privilèges nobiliaires.—Cent ans bannière, cent ans civière.—Cadets de noblesse.—Labeur de restauration familiale.

Quand la civilisation féodale jeta ses premières lueurs, les idées morales de la grandeur, en se rattachant au nom, firent sentir le prix de la gloire héréditaire, et la Noblesse devint réellement une institution sociale. La féodalité, maintenant conspuée par l'ignorance et la mauvaise foi, fut le grand artisan de l'épanouissement national; Balzac a dit que ses ruines «sont sublimes et frappent aujourd'hui d'admiration les vainqueurs ébahis», et Mme de Staël a vu dans la féodalité «le chef-d'œuvre de l'esprit humain». Royer-Collart et Viollet-Leduc en pensaient de même, et ce sont là des autorités dont le jugement est d'un autre poids que certains préjugés et certaines diatribes. A les en croire, il semblerait que les Nobles n'eussent à peu près d'autre peine que celle de naître, et que le privilège de la naissance leur assurât immuablement la possession de grands biens, les richesses, les jouissances, les honneurs. Ils avaient le devoir d'aller à la guerre pour les autres, et c'était bien quelque chose que de faire de sa poitrine un rempart au Roi et à la Patrie; mais, comme disait un bon paysan d'autrefois, ne se doutant pas qu'il faisait le panégyrique du principe de la Noblesse, «ces gens-là étaient habitués de père en fils à se faire tuer!» A part ce léger désagrément, le gentilhomme, entend-on dire, ne payait pas d'impôts, et ses hoirs recueillaient régulièrement la gloire et le bien paternels. Il ne pouvait perdre ses avantages que s'il dérogeait, en usurpant le fructueux privilège des non-nobles, c'est-à-dire en se livrant au négoce.

Comme il en faut rabattre lorsque l'on étudie, ses titres en main, les fastes d'un lignage chevaleresque! Combien d'amères vicissitudes dans son histoire! Combien de déboires, de brisements, d'écroulements souvent irrémédiables, sont le lamentable dénouement de la plupart de ces pages épiques! La décadence par l'appauvrissement, puis la déchéance, telle fut pour maintes races illustres, traditionnellement prodigues de leur bien et de leur sang, la récompense ordinaire de l'héroïsme chevaleresque, du loyalisme royaliste, de la piété patriotique. Le bon sens populaire,—une autre ruine du passé,—avait traduit ces fatales alternatives de grandeur et de fléchissement dans un adage expressif et poignant: «Cent ans bannière, cent ans civière!»

Encore étaient-ce les plus heureux parmi les bannerets, ceux qui, après un temps d'épreuves plus ou moins prolongé, parvenaient à reconquérir la fortune et la noblesse; mais combien ne se relevaient pas! Au cours de cette étude, on verra les cadets de noblesse, les «juveigneurs d'aînés»[4], et souvent les aînés mêmes, abdiquant leur onéreux privilège, se réfugier dans les villes, s'agréger à la bourgeoisie et chercher dans le trafic les moyens de redorer leur vieux blason. Deux, trois générations se consacraient à cet âpre labeur de restauration familiale, que consacraient des lettres royales de relief de dérogeance. Parfois les anciens titres s'adiraient, le souvenir même de l'extraction noble se perdait[5], et c'était par les charges d'échevinage ou par l'exercice des professions libérales que se recouvrait d'abord la noblesse personnelle, puis la noblesse héréditaire.

CHAPITRE III

Homère et Bayard.—L'honneur.—La Croix ou l'Épée.—Soldats de Dieu ou du Roi.—Esprit de sacrifice.—Honneur triomphe de tout.—Défense du sol national.—Bien vivre et bien mourir.—Pierre d'Origny.—Le comte de Saint-Pern.—Chant du départ pour la croisade.—Du Guesclin et Bayard.—La doulce France.—L'envers de la gloire.

Homère, voulant peindre d'un trait un guerrier de grande race, dit de ce preux qu'il était «sans peur et sans reproche»[6]. Trois mille ans après le poëte de l'Iliade, Bayard héritait cette immortelle devise, dont l'origine, on le voit, remonte aux âges héroïques. Ce fut la devise de la chevalerie de France; après Dieu, l'honneur fut son dieu. La Croix ou l'Épée, tel était le dilemme de la vie dans les premiers temps de la féodalité; tout homme était prêtre, moine ou guerrier, c'est-à-dire soldat de Dieu[7] ou du Roi. L'esprit de sacrifice germait en pleine terre, au grand soleil de l'Honneur, et l'on ne croyait jamais avoir assez fait pour son Dieu, pour son Roi, pour son pays. «Honneur triomphe de tout!» disait une vieille devise, purement française celle-là. Tous les rouages de l'organisme féodal tendaient au même but, à la défense du sol national, ad defensionem patriæ[8], traditionnellement[9] considérée comme la loi la plus sainte après celle de Dieu, et la Noblesse, «habituée à se faire tuer», était le rempart vivant de la Patrie. La volonté du sacrifice, l'ambition d'un glorieux trépas l'animaient héréditairement; c'était l'enseignement des pères à leurs fils, des vieillards aux jeunes, des Rois aux peuples. Lisez cette épitaphe d'un chevalier du XVIe siècle, Jehan de Meaux[10]: «Le premier degré à la vertu est de naistre de parens nobles et pleins de mérites, mais le plus asseuré chemyn de la vraye gloire est de bien vivre et de bien mourir[11].» Lisez encore ces lignes si chrétiennes et si patriotiques par lesquelles, en 1578, Pierre d'Origny termine son Hérault de la Noblesse Françoise: «Faisant ainsy..., tu auras faict acquest singulier de Noblesse, non seulement pour toy mais pour ta postérité travaillant en mesme imitation généreuse, afin que d'un si grand et seul bien proposé en ce monde à ce pauvre homme terrien, le fruict en redonde à la gloire de Dieu, service du Roy et repos du pays.» Quand le Roi confère à des Français la noblesse ou quelque titre de dignité, les lettres patentes stipulent que c'est «afin que laissant à la postérité des marques de leurs mérites, leurs successeurs, incités d'une juste émulation, fassent gloire de sacrifier leurs biens et leurs vies pour la deffense et conservation de l'Estat.[12]» Et qu'importait la vie en regard de l'honneur? Sous Louis XV, dans une bataille, le comte de Saint-Pern voit son régiment ébranlé par une volée de boulets: «Eh bien! quoi, mes enfants, dit-il tranquillement, c'est du canon! Cela tue, et voilà tout!» Parole sublime, digne des temps épiques où les croisés, vaincus, traînés en captivité, menacés des plus affreux supplices, oubliaient leur effroyable misère pour jeter vers le Ciel la sainte prière d'Ézéchias: Domine, salvum fac Regem! Et quel dédain superbe de la vie dans ce chant du départ pour la Terre-Sainte: «Celui de nous qui mourra pourra dire à Dieu: Si tu es mort pour moi, ne suis-je pas mort pour toi?» Pas un de ces rudes guerriers qui ne tombât, comme plus tard Du Guesclin et Bayard, en recommandant à Dieu son âme, son prince et sa patrie. Leur fin glorieuse avivait, grandissait l'auréole de leur lignage, et les fils la consignaient avec un légitime orgueil dans les actes[13]. Ceux des croisés qui revirent «la doulce France», couverts d'indulgences, de lauriers et de dettes, durent la plupart aliéner leurs domaines pour payer leur gloire[14].

CHAPITRE IV

Appauvrissement et dépopulation de la Noblesse.—Chevaliers pleuvent.—Magnanime mot d'ordre.—Morts au lict d'honneur.—Rallye au Roy!—Etats Généraux de 1483.—La république et la chose publique.—Vive qui vainque!—Les casaniers.—Dégradations de noblesse.—Sully et sa chevalerie d'honneur.—Louis XIV et la croix de Saint-Louis.—Ils se battaient pour nous!

Ce qui, dans l'histoire de la chevalerie de France, est plus frappant encore que son appauvrissement jusqu'à la ruine, c'est son amoindrissement numérique, sa constante dépopulation. Dans les vieux cartulaires, à partir du XIe siècle, les chevaliers abondent, «chevaliers pleuvent», comme disait la devise des sires de Chauvigny; puis, progressivement, ils se raréfient; les guerres saintes ont dévoré les seigneurs et les fiefs; les survivants, à quelques-uns près, ne sont plus assez riches pour tenir le rang de chevalier; trois cents ans de batailles contre les Anglais, puis la fureur des guerres de religion, achèvent l'œuvre d'extermination, de spoliation, de dénobilisation. A Crécy, à Poitiers, à Cocherel, dans les champs d'Azincourt, le sang des chevaliers coula jusqu'à l'épuisement; telle bataille faucha presque toute la Noblesse d'une province[15]; mais les traditions d'honneur et de sacrifice ne mouraient pas; elles se transmettaient de génération en génération comme un magnanime mot d'ordre; Bayard, tué à Rebec, était fils, petit-fils, arrière-petit-fils, neveu, petit-neveu de gentilshommes «morts au lict d'honneur». Tant que l'on pouvait, on servait, on sacrifiait la fortune et la vie avec une généreuse obstination, en disant la devise des Montesson: «Rallye au Roy!» Le Roi! auguste et prestigieuse incarnation de la majesté, de la grandeur et de la pérennité de la Patrie française, dont la Noblesse était, je l'ai dit, le premier et le vivant rempart; vérité que proclamèrent les États généraux du Royaume, assemblés à Tours en 1483: «L'estat de Noblesse est nécessaire à la tuition et garde de la république, car c'est le nerf et la force du Royaulme.» La république, en ce temps-là, c'était la chose publique; ce n'est plus, hélas! la même chose. Aux États généraux de 1589, il fut demandé «qu'on restablist la chevallerye, comme la seule institution capable de réprimer les désordres du Royaulme[16].» C'est que non seulement les rangs de la Noblesse apparaissaient décimés, mais le désordre des choses fomentait l'indécision, le découragement, et plus d'un gentilhomme se tenait à l'écart des luttes, prêt peut-être à crier comme en Italie: «Vive qui vainque!» Un arrêt de la cour des aides, donné à Tours en 1593, déclara roturiers les nobles qui n'allaient pas à la guerre[17], tant le nom de noblesse était synonyme de service militaire, et cette affirmation se retrouve, en 1596, dans les remontrances des trois ordres du bailliage de Loudunois, aux États généraux de Rouen: «Les cazaniers et qui auront demeuré en leurs maisons sans avoir faict service à Sa Majesté seront déclarez roturiers et dégradez de noblesse, paieront une somme de deniers à Sa Majesté pour avoir manqué à leur debvoir et [seront] doresnavant taillables[18].» Deux ans avant la mort d'Henri IV, Sully pensait rendre à l'État sa splendeur et sa force par la création d'une chevalerie d'honneur[19]; patriotique conception que devait réaliser le génie de Louis XIV; et l'on sait quels miracles de vaillantise enfanta le noble appât de la croix de Saint-Louis[20].

Ainsi noblesse était synonyme de «service de guerre»; le gentilhomme se devait en tout temps, à tout âge[21], à la défense du pays, et c'était, on le verra, une charge grandement en disproportion avec ses avantages honorifiques; le culte des traditions et la passion de l'honneur pouvaient seuls la rendre supportable. «Nos nobles! disait avec un tendre orgueil un paysan de l'héroïque Vendée. Ils se battaient pour nous!»—Cela, c'était leur devoir et leur droit, c'était l'honneur!

CHAPITRE V

L'Impôt du sang.—Héroïsme de la vieille France.—Le sang bleu.—Fourmillement de héros.—Le marquis de Gesvres.—Le maréchal de Choiseul.—Onze Fautrières tués dans les guerres de Louis XIV.—Treize frères tués à Azincourt.—La folie de l'honneur.—Le duc de la Feuillade.—Les comtes de Chabot et de Frotté.—Noblesse oblige.—Tout son sang à sa patrie!

D'Hozier a laissé sous ce titre, L'Impôt du sang, ou La Noblesse de France sur les champs de bataille, un manuscrit que Mr Louis Paris a publié, en 1874, non sans avoir longuement essuyé le mauvais vouloir du gouvernement impérial; comme si les Napoléons eussent appréhendé que leur jeune gloire ne fût éclipsée par ce colossal témoignage de l'héroïsme de la vieille France! L'œuvre de d'Hozier a formé six volumes in-octavo, et l'on peut dire que le «sang bleu» y coule par torrents. Pourtant ce recueil est outrageusement incomplet; ce n'est rien que la compilation du Dictionnaire de la Noblesse, de La Chenaye-Desbois, et de l'Histoire des régiments, de M. de Roussel; le compilateur y a pris note des blessés et des morts, et c'est tout. Il faudrait plus de vingt in-folios pour composer la simple nomenclature des gentilshommes dont le sang coula pour la défense de la civilisation chrétienne et de la patrie, depuis les croisades jusqu'à nos temps. Toutefois la compilation en question constitue un éblouissant panégyrique de la valeur, du patriotisme et de l'esprit traditionnel de la Noblesse. Ce fourmillement de héros saisit l'âme d'une orgueilleuse admiration et d'une généreuse envie; ici, c'est le marquis de Gesvres, mourant, au siège de Thionville, de sa trente-neuvième blessure; là, Charles de Choiseul, dont le bâton de maréchal représente vingt-deux blessures, quatre-vingts sièges ou batailles, et ses trois fils, tués à l'ennemi. Onze frères du nom de Fautrières périssent dans les guerres de Louis XIV[22]; quand l'aîné tombe, le suivant, comme au temps des croisades, part et va prendre sa place. Les treize fils aînés de Gervais Auvé et de Guillemette de Vendôme meurent à Azincourt[23]. Et voilà comme quoi les Nobles n'avaient d'autre peine que celle de naître! Ils avaient bien aussi celle de mourir, et de se ruiner, ces hommes atteints de l'incurable folie de l'honneur, comme les croisés aliénant leurs terres pour aller au secours de la Terre-Sainte, comme les ducs de Berry et de Bourbon[24] vendant leurs domaines pour aller au secours du Roi, comme La Feuillade volant au secours de Candie avec trois cents gentilshommes équipés à ses frais. «Mieux on est né, disait le comte de Chabot à son jeune neveu, l'illustre Louis de Frotté, mieux on est né, plus on a d'obligations à remplir dans la société, et plus on doit de sacrifices au Roi et à l'État[25].» Belle paraphrase du dicton populaire: Noblesse oblige! «Mon père, dit le comte de Puisaye[26], avoit pour principe qu'un gentilhomme devoit tout son sang à sa patrie pendant la guerre, mais qu'une vie indépendante et employée à se rendre utile à ses concitoyens et à faire le bonheur de ses vassaux, quand sa fortune lui en donne les moyens, est celle qui lui convient à la paix. Cette opinion était alors partagée par beaucoup de seigneurs assez riches pour se passer de grâces et de faveurs, et trop fiers pour acheter par le sacrifice de leur indépendance une élévation factice, à laquelle ils attachaient peu de prix.» Je pourrais multiplier les citations; aucune ne serait plus éloquente, plus probante que ce mot du comte de Puisaye: «Tout son sang à sa patrie!» Il résume magnifiquement l'histoire et l'esprit de la Noblesse française.

CHAPITRE VI

Officiers d'emblée.—Stage militaire.—François de la Noüe Bras-de-fer et les Ecoles militaires.—Gentilshommes simples soldats.—La Vernade, Beauharnais, Praslin, Rohan, Dampierre, La Guiche, Biron.—Marc Courtin.—Le Tiers-État, séminaire de Noblesse.—La révolution et les privilèges.—La terre aux paysans.—Les naufrageurs.—In sudore sanguinis.

Un préjugé très répandu, c'est que tout noble était officier d'emblée; pas plus, cependant, que de nos jours, un Saint-Cyrien. Le stage militaire était aussi rigoureux autrefois qu'à présent. Avant l'institution des Écoles militaires, réclamée dès 1580 par François de la Noüe[27], les jeunes gentilshommes l'accomplissaient aux XIVe et XVe siècles, sous la conduite des chevaliers ou des écuyers; plus tard, dans les compagnies d'archers, puis dans les régiments. Une ordonnance du 30 septembre 1668, rendue par Bouchu, intendant de Bourgogne, appelle à faire les preuves de leur noblesse les gentilshommes alors au service du Roi comme «simples soldats de cavallerye ou d'infanterye»[28]. En 1641, Jean de la Vernade est cavalier au régiment de Sirot[29]; en 1673, Mr de Beauharnois, cavalier au régiment des Fourneaux; Mr de Praslin, cavalier au Régiment Royal; Mrs de Rohan, de Renouard, de Cochefillet, de Dampierre, de la Guiche, cavaliers au régiment Royal-Wallon[30]; en 1693, Mr de Biron, cavalier au régiment de Girardin, et Mr de Praslin, au régiment de Florensac[31]. On trouvera, dans cette histoire généalogique, Marc Courtin, mort brigadier des armées du Roi, servant d'abord comme simple soldat[32]. On verra plus loin ce qu'il faut penser de cet autre préjugé que les nobles seuls pûssent parvenir aux grades. Et quand il en eût été ainsi, les rangs de la Noblesse n'étaient-ils pas ouverts au mérite? Encore une fois, elle ne constituait pas une caste, la caste étant exclusive, «mais une classe de familles illustres dans laquelle chacun pouvait aspirer à se faire admettre, ou à faire admettre ses enfants; d'où l'adage ancien: Le Tiers-Estat est séminaire de Noblesse[33]

La révolution se glorifie de la suppression des privilèges, c'est-à-dire qu'elle a lésé toutes les classes, car chacune avait les siens: la bourgeoisie, le privilège du commerce; les travailleurs, le privilège de rester à leurs travaux et de ne payer pas l'impôt du sang. La révolution a dit au peuple qu'elle supprimait des barrières, quand elle supprimait les échelons par lesquels les citoyens de la condition même la plus modeste pouvaient, le mérite aidant, monter jusques à la cîme sociale[34]. Elle a, tout au contraire, dressé des barrières à peu près infranchissables pour la masse du peuple, parqué désormais dans son milieu comme dans une galère; elle lui donne à ronger l'os de la prétendue gratuité de l'enseignement primaire; mais l'élévation croissante du niveau des études supérieures creuse entre le peuple et les privilégiés de l'instruction un fossé dont les ouvriers intelligents perçoivent seuls la largeur et la profondeur. La révolution les a même dépouillés des avantages qui découlaient de l'association corporative, et qu'elle n'a compensés par rien.

Au peuple des champs, elle a dit qu'elle lui donnait la terre; niaise duperie qui ne leurre plus que l'ignorance. A toute époque, on le verra, le paysan fut propriétaire, et les familles anoblies sont innombrables dont la fortune eut pour point de départ la culture de leurs terres. Le censitaire, l'emphytéote, le serf même les avoient acquises originellement au prix de redevances ou de services librement stipulés, réciproquement utiles. En confisquant les biens des moines et du clergé, la révolution spoliait surtout les pauvres; en confisquant ceux des Nobles, elle perpétrait un vol aggravé d'ingratitude. Quelques habiles, légers de scrupules, comme les naufrageurs, ont bénéficié des épaves; mais la plus grosse part de ce bien mal acquis devait sombrer dans le gouffre de la banqueroute révolutionnaire.

Aujourd'hui, dépouillée de sa puissance, la Noblesse garde encore un mystérieux prestige, comme ces splendeurs du soleil couchant qui ressemblent à des aurores. Quand le penseur s'arrête à contempler les grandes tombes de l'histoire, couchées aux pieds du Dieu de Clovis et de saint Louis, une grave et fière leçon s'élève de la poussière des hommes: il n'y a point, sur la noble terre de France, de droits de fraîche date, et la génération vivante doit tous les siens au labeur, au courage, aux sacrifices de ses devancières. A l'exemple des Rois, la Noblesse a cimenté l'édifice national «à la sueur de son sang», comme dit une devise qui m'est chère, et quel fut son salaire? La calomnie, l'outrage, la spoliation, l'exil, les supplices. Examinons si elle avait mérité cet excès d'ingratitude et ces indignités.

CHAPITRE VII

Royaume en petit.—Stipendiaires.—Le génie du Christianisme et la chevalerie.—Tancrède.—La fraternité vraie.—La charité devient la grande loi féodale.—Coup d'œil sur les concessions des seigneurs aux populations rurales.—Les forêts du Roi.—Opinion de Pecquet.—Influence de la Religion.—Esprit de réciprocité.—La féodalité, plus libérale que la révolution et l'état moderne.—Risum teneatis!

Au début de la féodalité, chaque seigneur a ses barons[35], ses pairs, généralement de son estoc, qui composent sa cour et son conseil; car chaque fief est un royaume en petit, avec ses gens de justice et ses gens de guerre, milites, tant nobles que non nobles[36], aux gages du seigneur[37]; et cet état de stipendiaire, considéré comme dérogeant,

jette sur les milites un vernis de défaveur et même comme une sorte de déshonneur[38]. Le génie du Christianisme s'empare de ces hommes farouches, barbares, prompts à toutes les audaces de la force brutale, les assouplit au respect des lois divines, les convertit à la religion du devoir, les transforme en chevaliers de Jésus-Christ, et la qualification de miles, naguère entourée de crainte et de sourd mépris, devient le titre d'honneur le plus éclatant, le plus envié, le plus haut[39], à ce point que Tancrède le plaçait au-dessus même du titre de Roi[40]. Le père consigne avec orgueil dans les chartes que son fils, tout jeune encore, est déjà revêtu de l'ordre de chevalerie[41]. Sous l'influence féconde de l'Eglise, la charité devient la grande loi féodale; l'amour des pauvres, des humbles, des faibles, la fraternité chrétienne, la fraternité vraie, celle-là, inspirent et multiplient les fondations généreuses, les donations aux monastères,

ministres nés de l'aumône privée et de l'assistance discrète, les hospices et les maladeries pour les vassaux et les pauvres voyageurs, les concessions de droits d'usage dans les bois seigneuriaux, si précieuses pour les populations rurales; et, sur ce dernier point, j'invoquerai le témoignage d'un ancien chef de l'administration forestière, homme éminent que la mort a brusquement enlevé à ses consciencieux et remarquables travaux; la citation sera longue, mais probative.

«Si on considère qu'une portion souvent importante, quand ce n'était pas la totalité des produits forestiers, était absorbée par ces usages, il serait injuste de méconnaître que la concession de la plupart de ces droits a été, de la part des seigneurs, un sacrifice tout aussi grand que la constitution des forêts communales cédées en toute propriété. Il serait injuste, soit de déprécier outre mesure la valeur des donations faites par les seigneurs, soit de rabaisser la libéralité de ces hauts et puissants personnages qui, héritiers des conquérants et par conséquent possesseurs par le droit de conquête, auraient pu très probablement se refuser envers des communautés d'habitants sans puissance, à des concessions que leurs successeurs ont été jusqu'à détruire. Par exemple, dans une forêt de 5,000 hectares, ancienne propriété des comtes d'Alençon, les droits réglementés au profit de deux abbayes, d'un prieuré, d'une réunion de prêtres séculiers, de six particuliers, de vingt paroisses environnant la forêt, consistaient en 150 cordes de bois de feu équivalentes à six cents stères actuels, en bois à bâtir pour une des abbayes et pour la réunion des prêtres séculiers, en droits au mort-bois et au bois mort, au bois cassé, brisé et tombé, en droits de pâturage et de panage pour au moins 1,900 brebis, 1,000 chevaux, 3,000 porcs, 1,000 bêtes à cornes, en totalité plus de 6,900 têtes d'animaux. Or, si, indépendamment de ce qui précède, on remarque avec le célèbre commentateur Pecquet, grand maître des eaux et forêts de Normandie en 1753, qu'avant l'ordonnance de 1669, «presque toutes les forêts du Roi étaient inondées de droits de pâturage gratuits, qu'il n'y avait personne, un peu voisin des forêts, qui n'y fût usager, qu'en parlant du droit de pâturage il dit aussi: C'est une grâce des Rois, une aisance qu'ils ont bien voulu accorder à leurs sujets,» on comprend quelle était autrefois l'importance des forêts pour l'approvisionnement des populations d'alentour et pour la nourriture de leurs animaux domestiques...

«... Ceux-là, mêmes qui avaient pu abuser de la puissance que l'institution féodale avait mise entre leurs mains, ont pu aussi céder à l'influence de la civilisation religieuse, obéir aux sentiments généreux que l'ardente foi de cette époque et la charité leur inspiraient envers les peuples dont ils étaient les maîtres plus cléments que leurs prédécesseurs. Si même on considère que les importantes concessions dont je parle ont coïncidé avec les croisades, avec l'honneur chevaleresque, avec l'apparition de grandes individualités laïques et religieuses, avec de nombreuses fondations de charité et avec l'élévation des grandes basiliques chrétiennes; si on considère enfin que c'est au moyen âge que la religion chrétienne et la charité ont eu le plus grand développement et ont exercé le plus d'influence, il ne faut pas s'étonner qu'un même esprit, qu'un même courant d'idées ait inspiré ces mouvements généreux d'une époque qui, malgré ce qu'avait d'oppressif une autorité si morcelée et sans contrôle, se distinguait, au moins, par l'indépendance et les autres vertus viriles de ces fiers seigneurs.

«Dans l'appréciation d'une époque, il importe de tenir compte de toutes les circonstances, et il ne faut pas perdre de vue que beaucoup d'historiens n'ont toujours parlé que des méfaits du régime féodal sans jamais vouloir chercher ce qu'il avait pu faire de bien; qu'ils ont fait ressortir tous les abus de l'autorité féodale, mais qu'ils ont passé sous silence l'esprit de communauté ou de réciprocité de certains intérêts qui, aux moments les moins mauvais de l'époque féodale, s'était établi entre beaucoup de seigneurs et les peuples de leurs fiefs, ainsi que le démontrent les concessions forestières faites à tant de réunions d'habitants. Je dois ajouter que ce n'est pas seulement des seigneurs féodaux, mais aussi de nombreuses abbayes ou autres communautés religieuses propriétaires de forêts, que les réunions d'habitants, constituées plus tard en communes proprement dites, ont obtenu au moyen âge de si nombreuses concessions, car il était naturel que les peuples trouvassent ces sortes d'avantages autant auprès de ceux qui prêchaient la charité qu'auprès des seigneurs auxquels elle était prêchée; et on sait d'ailleurs qu'indépendamment de ces jouissances forestières, les anciens monastères employaient leurs revenus à secourir l'infortune et la misère. Il est même permis de se demander quel avantage ont trouvé les malheureux à la destruction de ces établissements de charité.

«... Quiconque étudiera les titres de concessions forestières au moyen âge, pour en découvrir les véritables mobiles, y reconnaîtra sans peine que les donateurs n'ont le plus souvent obéi qu'à des sentiments de religion et de charité, et n'y trouvera pas la moindre trace d'une soumission forcée aux exigences des populations. Je sais que plusieurs attribuent à d'autres causes les concessions forestières. Ces concessions de l'époque féodale ayant été souvent accordées à de simples bourgades, ne jouissant encore d'aucune institution communale, elles sont considérées par certains comme la conséquence naturelle de l'obligation personnelle du contrat qui, lorsque le régime féodal régnait dans toute la plénitude de son principe, liait le seigneur à ses vassaux, ou comme une juste rémunération par le suzerain des prestations et des redevances des vassaux. Quoique dans ce système on ne tienne pas compte des causes morales, religieuses et civilisatrices dont j'ai parlé, il n'est pas moins vrai qu'un système par suite duquel les seigneurs accordaient au peuple de pareilles concessions, en échange même de prestations, de redevances ou d'impôts, était plus libéral envers les peuples qu'on n'a bien voulu le dire, plus libéral surtout, au point de vue forestier, que certains régimes modernes sous lesquels, en rémunération même des impôts plus ou moins équivalents aux prestations du régime féodal, les lois actuelles n'accordent pas aux peuples la moindre jouissance forestière. L'antique libéralité envers ces peuples a progressivement diminué avec l'esprit chrétien et avec la charité qui en était la conséquence nécessaire.

«Enfin, d'autres disent que les seigneurs des dixième, onzième et douzième siècles ont été obligés de céder aux réclamations des habitants des campagnes en leur accordant les concessions forestières. Mais, si c'est à cette cause qu'on doit attribuer ces concessions, il faut avouer qu'au moyen âge les communautés d'habitants luttaient avec avantage contre la puissance des seigneurs féodaux, puisque d'une part les cités, les agglomérations urbaines conquéraient des institutions municipales dont certaines étaient presque républicaines; que, d'une autre part, les bourgades les plus modestes obtenaient, toutes dépourvues qu'elles étaient de moyens de pression violente sur les seigneurs, la consécration des jouissances forestières qu'elles considéraient presque comme des droits, quoique les seigneurs fûssent propriétaires des forêts par un ancien droit de conquête. On ne peut disconvenir que les seigneurs n'avaient plus envers le peuple, à l'époque des concessions, toute la puissance oppressive qu'on leur a attribuée. Ces concessions démontrent même que les désirs ou les réclamations des communes étaient d'un tout autre poids sur l'esprit des chefs de chaque famille féodale, que le seraient les réclamations de ces mêmes communes sur l'Etat abstrait et centralisé d'aujourd'hui.

«... Mais, quelle qu'en ait été au juste la cause, les concessions forestières démontrent d'une manière évidente que, malgré les vices du régime féodal, malgré ce que d'extrêmes inégalités entre les classes composant la nation française et ce que les privilèges dont jouissait la Noblesse ont d'antipathique à l'esprit social et aux idées démocratiques d'aujourd'hui, les peuples avaient plus d'indépendance, plus de moyens de faire respecter leurs droits qu'on n'a cherché à le faire croire. Il est certain aussi qu'aux époques postérieures de notre histoire, de pareils avantages ne furent plut accordés. L'Etat, propriétaire actuel de ces forêts, jouit de leurs revenus à l'exclusion de toute espèce de tolérance. La loi forestière, non seulement supprime jusqu'à l'usage du bois mort, non seulement s'oppose à toute espèce de concession de droits d'usage, à l'avenir, dans les forêts de l'Etat, mais elle ne tend à rien moins qu'à l'abolition complète des droits de pâturage et des droits de chauffage qui ont été maintenus par l'ordonnance de 1669, ainsi que des bois de construction. Aux anciennes libéralités des seigneurs a succédé un régime de moins en moins libéral.

«Les anciens droits d'usage forestiers, les nombreuses tolérances rurales, telles que la vaine pâture dont témoignent les vieilles coutumes, démontrent que, si ce n'est la chasse dont les nobles s'étaient réservé le privilège, la propriété royale, comme celle des seigneurs et celle des particuliers, était autrement accessible à ceux qui ne possédaient rien, que l'est en ce moment la propriété sous la garde de nos lois[42]

Et voilà comment la révolution a donné la terre aux paysans: en les dépossédant de jouissances et de droits libéralement concédés par les seigneurs! Risum teneatis!

CHAPITRE VIII

Chrétiennes libéralités.—Grands repentirs.—Sobriquets vengeurs.—Surnoms élogieux.—Sous la bure des cloîtres.—Inhumés en habit religieux.—Chevalier moine.—Hugues Courtin.—Paupérisme.—Ubi Ecclesia, ibi miles.—Les Cartulaires monastiques.—Ce que le peuple doit aux Moines.—Ecoles vraiment gratuites.—Marmoutier et Cluny.

Le sentiment de la foi chrétienne dictait ces nobles libéralités, toujours faites pour le repos de l'âme du donateur, de ses parents, de ses amis[43]. C'est ainsi qu'en 1230 Dreux de Mello, seigneur de Loches et de Mayenne, affranchit à perpétuité de toute espèce d'impôts ses vassaux de Saint-Mars-sur-la-Futaie[44], et qu'en 1264 le seigneur de Bagneux exempta les siens de presque toutes charges[45]. Ce n'est pas à dire que tous les Nobles fûssent aussi larges, ni qu'ils fûssent tous parfaits; pour être seigneurs, ils n'en étaient pas moins hommes, avec toutes les faiblesses de l'humanité; mais, ce qu'oublient de relater les détracteurs systématiques du passé, les plus endurcis et les plus puissants, avant de paraître devant Celui qui juge les justices, avaient à cœur de réparer les torts ou le mal qu'ils avaient faits[46]. C'était sous l'influence vénérée de la Religion que germaient dans les âmes ces grands et admirables repentirs qui ne sont pas le moindre honneur des temps féodaux; et parfois, pour marquer sa contrition du sceau de l'humilité, le seigneur prenait non ses pairs, mais ses serfs à témoins de ses restitutions[47]. Pour un seigneur dur à ses vassaux et flétri d'un sobriquet vengeur, comme Guillaume Talvas[48], combien, comme les Lusignan, furent surnommés «le bon» par la reconnaissance de leurs sujets! «Les peuples, dit un ancien héraldiste, préfèrent un seigneur noble à un non-noble. Bienheureuse est la terre, dit l'Ecclésiaste, dont le Roi est noble[49]

Maints chevaliers, après avoir valeureusement servi leur Prince, allaient terminer leurs jours sous la bure des monastères, pour ne plus servir que leur Dieu[50]. C'était l'heure des expiations magnanimes. Des rois et des empereurs voulurent cette fin pieuse[51], et les cartulaires monastiques sont pleins de ces généreux renoncements. Les preux qui n'avaient pu accomplir dans le cloître cette suprême retraite préparatoire, voulaient au moins mourir sous l'habit religieux, «suivant un usage très suivi au moyen âge par la piété des latins comme des grecs[52].» Baudouin II, roi de Jérusalem, mourut sous l'habit des chanoines du Saint-Sépulcre[53]; l'empereur Jean de Brienne, sous celui des fils de saint François[54]. Dans les nécrologes du XIIIe siècle, des personnages sont qualifiés «chevaliers et moines.»[55] Dante voulut être inhumé en habit religieux[56].

Les nobles dames pratiquaient également cette dévotion; telles, Marguerite Escaface, en 1331, et Marguerite Mesnagier, en 1340[57]. Au même temps, Pierre de Bailleul et Mathilde d'Estouteville, sa femme, «furent inhumez estans revestus de l'habit de sainct Françoys; c'estoit une dévotion assez ordinaire en ce temps-là, de se faire inhumer avec l'habit de sainct Françoys, comme fist Marguerite d'Yvetot, dame de Goderville, qui gist sous une tombe auprès de la sacristie[58].» Comme fit aussi Hugues, dit Huet Courtin, seigneur de Soulgé, en 1330[59].

Le clergé par l'aumône, la féodalité par son fractionnement, prévinrent cette plaie sociale qui, grâce au désordre révolutionnaire, devient gangreneuse sous le nom barbare de paupérisme. L'Eglise, en façonnant à son esprit les maîtres des peuples, travaillait autant pour le bien des âmes que pour le bien-être des hommes. Ubi Ecclesia, ibi miles, disait un adage des temps chevaleresques. L'Eglise, en effet, était le chevalier des petits en face des grands, et les moines rivalisaient de dévouement avec le clergé séculier sur le terrain de la bienfaisance et du bien public. Il semble aux esprits superficiels que la Noblesse doive seule l'hommage de la gratitude à ces Religieux dont les cartulaires nous retracent clairement ses mœurs, ses chevaleresques ardeurs, ses vaillantises, ses actes de foi, ses œuvres de charité, ses grandes fautes chrétiennement rachetées par de grands repentirs, et constituent de précieux témoins généalogiques, en même temps que de lumineux jalons pour l'histoire de la civilisation française. C'est le peuple surtout qui doit aux moines un hommage filial de gratitude. Combien de «lieux incultes, sans chemins, repaires de bêtes fauves»[60], défrichés de leurs mains, fécondés de leurs sueurs, devenant des sources de richesse agricole! Et quels généreux emplois de leurs biens[61]! Les malades, les pauvres, les infirmes, les déshérités n'étaient pas leurs seuls favoris; à côté du cloître, il y avait toujours une école, vraiment gratuite, celle-là, riche des dons des générations et ne coûtant rien aux contribuables. Les moines de Marmoutier donnaient l'instruction partout où ils avaient des possessions[62]; tous les ordres religieux, et nombre de seigneurs à leur exemple, faisaient de même, «et le plus grand prince n'était pas élevé avec plus de soins dans le palais des Rois que ne l'était à Cluny le plus petit des enfants[63]

CHAPITRE IX

L'Eglise et la Nation.—Devise de Césène.—Sous la houlette.—Liberté céleste et liberté terrestre.—Serfs volontaires.—Niaiserie républicaine.—Les roturiers et le droit de propriété.—Pillages et gaspillages révolutionnaires.—Les abbayes et l'aumône journalière.—Spoliations ingrates.—Patriotisme du clergé de France.

Fidèle dans tous les temps à sa grande mission nationale et sociale, l'Eglise apparaissait aux peuples comme une auguste bienfaitrice, comme une mère; volontiers ils eussent pris, comme Césène, pour devise: Ecclesiastica libertas[64]! Ils disaient proverbialement qu'«il fait bon vivre sous la houlette», et quand l'autorité royale, punissant un mauvais seigneur, les dégageait de l'obéissance féodale, ces hommes libres couraient se placer avec leurs terres dans la vassalité du monastère voisin, comme sous une égide plus sûre et plus digne que la liberté même[65].

On ne feuillette pas un cartulaire sans rencontrer en abondance les marques de l'amour de l'Eglise pour les humbles, et de la reconnaissance de ceux-ci[66]. Il y a dans le cartulaire de Marmoutier une admirable charte dans laquelle les moines promettent «la liberté céleste» à ceux qui donneront à leurs serfs «la liberté terrestre»[67]; et, dans cette voie généreuse, l'Eglise prêchait aussi d'exemple[68]; mais, à la suite d'une charte d'affranchissement, il n'est pas rare d'en trouver une par laquelle un homme libre se déclare serf de telle abbaye et lui fait don de sa personne et de ses biens[69]. Les indigents étaient les véritables bénéficiaires de ces pieuses libéralités, dont les plus hauts seigneurs ne s'exemptèrent pas; en 1118, à Lamballe, en présence des barons et des bourgeois, le vicomte Geoffroy se fit serf de Marmoutier[70]. Toutes les classes manifestaient à l'envi leur filiale dévotion, et les chartes qui la constatent servent à montrer ce qu'il faut penser de cette niaiserie républicaine: que le droit de propriété, pour les roturiers, date de la révolution. En 1364, c'est Macé Jardin, mercier de Beaulieu, qui donne ses héritages à l'abbaye de Baugerais[71]; vers 1170, un paysan, Robert, qui donne à Saint-Georges de Hesdin deux champs qu'il avait hérités de son père[72]; en 1140, un cuisinier propriétaire de vignes, dont une jure paterno[73]; vers 1115, un homme du peuple, Gosbert, qui donne un champ à N.-D. de Josaphat[74]; vers 1100, un sellier de Chartres, qui donne sa maison aux moines de Saint-Père[75]; au XIe siècle, un paysan qui donne sa vigne à Saint-Etienne de Dijon[76]; vers 1040, «un pauvre homme» qui donne son moulin à Saint-Vincent-du-Mans[77]. Nous voilà loin de la révolution! Quand elle dépouilla les moines pour gaspiller misérablement leurs biens, les départements durent s'imposer pour fournir à l'aumône journalière fondée par les abbayes[78]. Quand elle dépouilla les églises, il n'y avait pas six ans que l'assemblée générale du Clergé de France, fidèle à ses séculaires traditions, avait voté la somme d'un million «pour être employée au soulagement des matelots blessés et des veuves et orphelins de ceux qui ont péri pendant la guerre.» De quel côté, je le demande, étaient la raison patriotique, l'amour de la France et du peuple?

CHAPITRE X

Le servage, l'Église et la féodalité.—Louis X et les serfs. Feudophobes.—Sujétions infamantes.—Le fief, base de l'État.—Affranchissements.—Serfs maires, comtes et hauts justiciers.—Serf ayant des esclaves.—Riches laboureurs.—Vieilles familles patriarcales.—Le Sire de Coucy, otage pour un paysan.—Taillables à merci.

Les détracteurs du régime féodal inclinent à lui imputer la paternité du servage, triste rejeton de la barbarie payenne, quand, au contraire, c'est à partir de l'organisation de la féodalité que, sous l'impulsion de la civilisation chrétienne, le servage tend à disparaître. Assurément c'était un état contraire à la dignité de l'homme, mais était-il vraiment ce que nous le voyons, à travers les buées du sophisme, avec les yeux de notre temps? On a peine à le croire, lorsqu'on voit les serfs refuser la liberté que Louis X leur voulait octroyer[79]. On s'apitoie exclusivement, dans les sphères où sévit la feudophobie, sur ces infortunés ruraux rivés à la glèbe, ne possédant rien en propre, ne pouvant se marier sans l'aveu du seigneur, transmis à titre d'héritage «comme un vil bétail»; encore passè-je sous silence les sujétions infamantes, inventées par les feudophobes et dont, après Louis Veuillot, le savant comte Amédée de Foras, l'un des Présidents d'honneur du Conseil Héraldique de France, vient de faire magistralement justice[80]. Il n'est plus permis d'ignorer que l'organisation féodale comportait, à tous les degrés de l'échelle sociale, des servitudes convergeant toutes à la défense de la patrie. Le fief était la base de l'Etat: comment le seigneur eut-il acquitté les services qu'il devait au Roi, si ses vassaux avaient eu le droit de déserter son fief sans indemnité, sans compensation? Les plus nobles ne pouvaient se marier sans l'agrément de leur suzerain, et c'était encore la raison d'Etat, une raison d'ordre qui dictait cette précaution, toujours en vigueur dans les familles régnantes: il fallait que la sûreté du petit état féodal ne pût pas être compromise par quelque alliance intempestive ou dangereuse. En 999, nous voyons des hommes libres, des «Francs» transmis, comme des serfs, avec leurs héritages[81]: pour ceux-ci comme pour ceux-là, la transmission doit s'entendre seulement des services dûs par leurs héritages. Quant à la question de propriété, je l'ai déjà touchée; c'est une simple absurdité que de prétendre que le serf ne pouvait posséder en propre. Les chartes abondent par lesquelles des serfs achètent leur affranchissement; avec quoi, s'ils n'eussent rien possédé? En voici un qui, en 1097, est propriétaire et maire[82]; un autre qui a lui-même un esclave et lui octroie la liberté[83]; il y en eut qui devinrent comtes, c'est-à-dire gouverneurs militaires et civils, délégués de la puissance souveraine[84]. J'en vois un qui, vers 1099, ayant cessé d'être de condition servile, possède un fief dont il a la haute justice[85]. En 1273, Guillaume Poulain, tourneur, inféode une partie de son bien à un autre tourneur, moyennant un cens annuel et perpétuel, et revêt de son sceau la charte d'inféodation[86]. Il avait également son sceau, ce paysan normand qui, en 1256, contracte avec l'abbaye de Savigny[87]. L'inventaire de ce que possédait, en 1382, un «pauvre laboureur», relate «troys chevaulx, une vache, deux veaulx de let, une charrue et ses rouelles, deux colliers,» etc[88]. Mais ce «pauvre» serait presque riche aujourd'hui! Plus près de nous, en 1601, «Claude Saulnier, laboureur de la parroisse de Roanne», vend à Antoine Courtin «ses terres et domaines[89]», qui constitueraient de nos jours une fortune considérable. Le 24 mars 1626, «en la présence de leurs preudhommes», les enfants de «Jean Farges, laboureur de la parroisse de Riorges», partagent la succession paternelle, et il faut vingt-quatre pages in-quarto pour détailler les prés, terres, bois, etc., qui la composent[90]. Si l'on creuse jusqu'au fond de l'ancienne société française, on rencontre un peu partout de vieilles familles patriarcales de cultivateurs, se transmettant de génération en génération, à travers les siècles, des propriétés de concession féodale et, comme la part la plus belle de leur héritage, l'esprit de foi, de devoir, de probité, de respect de soi-même et d'autrui[91]. Tout cela dément radicalement le mensonge révolutionnaire. Et que penser de l'oppression féodale, lorsque nous voyons de hauts et puissants seigneurs comme le sire de Coucy se faire plèges et otages pour un paysan[92]? D'ailleurs, ce qui démontre irréfutablement que la classe non noble ne fut pas, comme aujourd'hui le contribuable, taillable à merci, dans le sens sophistiqué qu'entendent les feudophobes, autrement dit ruinable à merci, et qu'elle avait de sûrs et durables profits, c'est qu'à toutes les époques de notre histoire on voit des marchands, des artisans, des laboureurs acquérir des biens fonciers, tandis que s'émiettent les domaines de la classe noble, incessamment appauvrie, fatalement poussée à la ruine par les dispendieuses obligations de son état.

CHAPITRE XI

Nos Rois.—Odon de Deuil et! Louis VII.—Né pour le salut de tous.—Le servage.—Louis IX et le Comte de Poitiers.—Belle définition de la puissance féodale.—Machiavel et Mézeray.—Hâbleries et viande creuse.—Guitares révolutionnaires.—Le grand œuvre de la Royauté.—Villes anoblies.—Une nation de gentilshommes.—Les pauvres assimilés aux Nobles.—Dieu, qui est droiturier!

On peut appliquer à presque tous nos Rois l'expression dont se sert, pour peindre son héros, le vieil auteur du poëme d'Alexandre le grand: «Il fut roi!» Le chroniqueur Odon de Deuil dit de Louis VII: «Il savait qu'un roi n'est pas né pour lui seul, mais pour le salut de tous[93].» L'esprit chrétien, dont la Monarchie française était imprégnée jusqu'aux moëlles, devait suffire pour amener l'adoucissement, puis l'abolition du servage. Premier vassal de Jésus-Christ, le roi de France, «né pour le salut de tous», couvrait

d'une sollicitude paternelle les faibles et les humbles. Avant que Louis X eût la pensée d'appeler les serfs à l'honneur de la liberté, Louis IX avait dit: «Les serfs appartiennent à Jésus-Christ comme Nous, et dans un royaume chrétien nous ne devons pas oublier qu'ils sont nos frères.» Et le frère du saint roi, le comte de Poitiers, ardent à détruire la servitude: «Les hommes naissent libres, et toujours il est sage de faire retourner les choses à leur origine[94].» Quelle simple et claire définition de la puissance féodale dans cette parole du comte de Foix, en 1386: «Mon peuple, j'ai juré à le garder et tenir endroit et justice, ainsy que tous seigneurs terriens doibvent tenir leur peuple, car pour ce ont-ils et tiennent les seigneuryes[95].» Ainsi pensaient nos Rois, et l'on en vit se lier volontairement les mains «pour, disaient-ils, ne plus pouvoir faire que le bien[96]

«Parmi les royaumes bien ordonnés et bien gouvernés, dit Machiavel, est celui de France, car les rois y sont soumis à une infinité de lois qui assurent la liberté du peuple[97].» Quoi! la liberté serait plus ancienne en France que la fameuse révolution? Pour ceux qui ne se paient pas de hâbleries et de viande creuse, c'est la servitude qui y est nouvelle. Le parlement de Toulouse, au XVe siècle, déclara que tout homme qui entrait dans le royaume en criant France! devenait libre; et, rapportant cet arrêt, l'historien Mézeray ajoute: «Tel est le royaulme de France que son air communicque la liberté à ceulx qui le respirent, et nos Roys sont si augustes qu'ils ne règnent que sur des hommes libres[98]

Nous voyons ce que la révolution a fait des concessions forestières, des droits corporatifs, des franchises municipales et de la liberté de conscience; sa fraternité n'est qu'une curée; les fameux abus dont elle a mené si grand bruit sont remplacés par la tyrannie des basses influences; et quant à son égalité, autre «guitare», elle se résout en l'inégalité devant le juge et la mise hors la loi de la moitié de la nation. Qu'on nous ramène aux carrières de la Monarchie, aux grands siècles où tel de ses apologistes, réfutant un de ses détracteurs d'outre-Rhin, pouvait répondre avec un patriotique orgueil: «La constitution du royaume de France est si excellente qu'elle n'a jamais exclu et n'exclura jamais les citoyens, nés dans le plus bas étage, des dignités les plus relevées[99].» C'était le grand œuvre de la Royauté que le discernement des mérites et la juste récompense des services rendus à la Patrie; il faudrait une longue vie de labeur pour nombrer les familles sorties de la foule par la porte de l'honneur, et portées au pinacle par la Royauté justicière. Des villes même furent mises par elle à l'ordre du jour de la Nation, au rang de Noblesse, avec exemption perpétuelle d'impôts, comme Abbeville par Charles V[100], Dianières en Forez par Charles VII, Saint-Jean-de-Losne par Louis XIII; splendide rémunération de la loyauté, du courage, du dévouement au pays; glorieux et fructueux privilèges dont la révolution a fait table rase et du maintien desquelles ne se plaindraient sans doute pas, surtout en république, les populations intéressées. La Royauté voulait faire de la France une nation de gentilshommes, égaliser sur les sommets, au contraire de la révolution qui veut créer une aristocratie à rebours, égaliser dans les bas-fonds.

Nul n'est noble, si de cœur non;
Nul n'est vilain, si ne vilaine;

disait un bon vieux adage, où les plus humbles, les plus déshérités pouvaient prendre leurs lettres de noblesse. Les pauvres, au temps passé, n'étaient point, comme dans notre ghetto social, des parias, des quantités négligeables; la coutume, les assimilant aux Nobles, les exemptait d'impôts[101], et même on voit qu'en vertu d'une chevaleresque donation «les pauvres de Perpignan» étaient «seigneurs de Cornella de Bercol[102]». De quoi sont-ils seigneurs aujourd'hui?... C'est qu'au-dessus de tout et de tous, dans la vieille France très chrétienne, il y avait ce dont les puissants du jour ne veulent plus: «Dieu, qui est droiturier!» comme dit bellement Froissart.

CHAPITRE XII

L'ignorance des Nobles.—La Croix.—Les écoles et les pédagogues des temps féodaux.—Charlemagne.—Précepteurs gentilshommes.—Les amoureux du gai savoir.—Chevaliers clercs.—Les Sainte-Maure.—Guillaume de Montmorency, proviseur de la Sorbonne.—Gentilshommes estudiants.—Boniface de Castellane.—Au Collège de Navarre.—Bertrand du Guesclin.—La Noblesse et les lettres.—La Renaissance.—La Noblesse et les Arts.—Voltaire et le Pogge.—Mentez, mes amis!

Un autre préjugé contre la Noblesse féodale, c'est son dédain des lettres, son manque absolu d'instruction. Je ne connais pas une époque où ce préjugé revête l'apparence d'une vérité. Le gros argument, c'est que les Nobles signaient leurs chartes d'une croix, comme l'illettré de notre temps; l'argument prouve non leur ignorance, mais celle de l'argumentateur. Aux siècles de foi vive, on signait d'une croix, en regard de son nom écrit par le scribe, parce que la Croix, étant le signe le plus révéré, était la plus haute affirmation de la loyauté du contractant, du témoin, du signataire. En 1224, Renaud, archevêque de Lyon, Zacharie, abbé de la Bénisson-Dieu, Guillaume, abbé de Savigny, Jean, abbé d'Ainay, et plusieurs autres, signent d'une croix une charte de l'Ile-Barbe[103]: qui pourrait en inférer que ces dignitaires ecclesiastiques ne sûssent pas écrire? Voici une charte d'Agobert, évêque de Chartres, que souscrivent dix-neuf chevaliers ou nobles: un seul est indiqué comme illettré[104].

Quand donc les Nobles furent-ils ignorants de parti pris? Est-ce au temps du bon roi Dagobert, où les légendes nous montrent les pâtres et les fils de comtes étudiant ensemble dans les écoles monastiques[105]? Est-ce au temps où Charlemagne, ouvrant des écoles jusque dans ses palais, menaçait les jeunes nobles paresseux de les dégrader de leur rang pour le donner à leurs condisciples non-nobles et studieux? Est-ce aux XIe et XIIe siècles, lorsque les écoles, dans Paris, étaient nombreuses et florissantes[106], lorsque les jeunes nobles recevaient l'instruction dans les écoles des monastères[107], lorsque les jeunes comtes, les jeunes seigneurs apparaissent si fréquemment dans les actes publics avec leur nutricius, leur pédagogue, leur maître de grammaire ou de philosophie, leur précepteur, leur éducateur? Vers 1043, Herbert IV, comte de Vermandois, a pour témoin d'un de ses actes «Wautier, son pédagogue.»[108] En 1066, Ilger est le pédagogue de Robert, fils de Guillaume le conquérant[109]. Raoul le philosophe souscrit une charte d'Alain, comte de Coutances[110]. En 1095, Noël est le précepteur du fils de Guillaume, seigneur de Roulant[111]. En 1104, Guillaume, fils du comte d'Aquitaine, figure dans un titre «avec son pédagogue[112]». En 1107, Savary est dit «ancien précepteur de Geoffroy, comte» de Vendôme[113], et Payen est précepteur d'Amaury Crespin, sire de Champtoceaux[114]. Voici encore Ingomar, grammairien d'Alain de Vitré[115]; en 1119, Ain, précepteur de Foulques, comte d'Anjou, qui fait, à sa prière, une donation[116]; vers 1130, Renaud, grammairien de Geoffroy, fils du dit comte[117]; en 1190, Laurent, précepteur de Jehan de Saint-Médard[118]; vers 1200, Eudes, pédagogue de Jehan, comte d'Eu.[119] Et de quelle considération jouissaient les professeurs! Au commencement du XIIe siècle, Bernard le grammairien souscrit une charte de Guy de Verdun immédiatement avant Hugues, sire de Milly, et Bertrand, sire de Châtenay[120]. Précepteurs, maîtres de philosophie ou de grammaire, étaient parfois eux-mêmes gentilshommes, et non des moins hauts: en 1069, Bérenger le grammairien, Gausbert son frère, et Agnès sa mère, concèdent une donation faite par Hardouin, sire de Maillé[121]; concession qui implique la parenté. Vraiment, l'érudit croit rêver, lorsqu'il entend affirmer que les Nobles affectaient de ne savoir pas écrire; si, du moins, on se contentait de dire qu'ils savaient moins bien manier la plume que l'épée, nous serions près d'être d'accord; mais les preuves documentaires réduisent à néant cette absurde affirmation. Voici le seing manuel d'Hugues, sire de la Ferté, en 1015[122]; celui de Gilbert, seigneur de Chaunai, vers 1050[123]; les signatures de vingt chevaliers angevins, en 1215[124]. Je m'imagine qu'un moine leur tenait la main, comme aussi sans nul doute, en 1186, à Simon de Bresson, chevalier, qui, faisant une donation au monastère de Lugny, en rédigea de sa main la charte[125]. C'étaient les moines qui dictaient leurs poésies à Guillaume III, comte de Poitiers, à Etienne, comte de Blois, à Thibaut, comte de Champagne, aux troubadours, aux Blacas, aux la Barre[126], aux Coucy, à tous les nobles amoureux du gai savoir. Mais, si les gentilshommes se faisaient gloire d'être ignorants, comment expliquer cette charte antérieure à 1050, dans laquelle un d'eux se qualifie en même temps «chevalier et clerc»[127]? Dans une charte par laquelle, en 1057, il affranchit un serf «pour le repos de l'âme de Guillaume de Sainte-Maure, son frère», Gausbert de Sainte-Maure se qualifie «clerc»[128]; et les Sainte-Maure sont un des plus antiques lignages de la chevalerie de France. Vers 1200, Foulques, sire de Tussé, est maître des écoles du diocèse du Mans[129]. En 1220, Baudouin de Gombert se qualifie «chevalier et jurisconsulte»[130]. En 1224, Pierre de Villedavray, frère d'Eudes et de Roger, chevaliers, est «étudiant à Boulogne».[131] Geoffroy d'Escharbot, chevalier, dit dans son testament, en 1283: «Item, je donne et lègue à Jean et Philippe, fils à la Bouteillière, mes cousins, XXV livres pour acheter des livres afin qu'ils puissent étudier en iceux et s'instruire dans les écoles[132]

Au même temps, le proviseur de la Sorbonne s'appelle Guillaume de Montmorency[133]. En 1368, «Messire Girerd d'Estres, chevalier, seigneur de Banneins», se qualifie «docteur en loix»[134]. En 1382, Guillaume Musnet se dit «compeignon de Jehan et Guy, nepveuz monseigneur le conte de Bloys, estudians à Engiers[135]». Je trouve, en 1391, «Euvrart de Hautelaine, maistre d'eschole d'Anthoyne monsieur, filz du duc de Bourgoingne[136]». Guillaume de Clugny, seigneur de Conforgien, d'extraction chevaleresque, est qualifié dans son épitaphe, en 1386, «noble seigneur et saige, licentié en loix et en décret[137]». Boniface de Castellane, baron d'Allemagne, testant en 1393, laisse «à sa fille des livres de droict, comme un trésor, pour par elle espouser un homme de robe longue, docteur jurisconsulte[138]». Noble homme messire Raymond de Bernard, chevalier, se qualifie en 1394 «docteur en lois[139]». En 1399, «noble et scientificque Raoul de Refuge», d'extraction chevaleresque, est «docteur régent en l'Université d'Angers[140]». En 1469, «noble homme Jehan de Chandemanche, escuyer», fils de René, chevalier, et de noble dame Aliette Courtin, est «escholier estudiant» en la même université[141]. En 1540, «noble personne Jehan de Clèves, fils de deffunt messire Hermand de Clèves, chevalier», est «escolier estudiant en l'université de Paris[142]». Lisez cet «Estat des escoliers du Roy estudians au collège Royal de Champagne dict de Navarre», en 1581[143]; ils sont là trente jeunes gentilshommes, s'instruisant à l'exemple de leurs pères. Quand donc les Nobles ont-ils méprisé l'instruction? On raconte, il est vrai, que Bertrand du Guesclin ne savait pas écrire; mais ce fait est précisément noté comme une singularité, et d'ailleurs il se retourne contre les apôtres de l'instruction à outrance, puisqu'il démontre qu'il n'est pas indispensable de savoir écrire pour devenir un grand citoyen, un grand capitaine, un grand homme et le sauveur de la Patrie.

Comment oser parler de l'ignorance de la Noblesse, lorsque la France lui doit ses premiers poètes, les troubadours, Fortunat, Thibaut de Champagne, Charles d'Orléans, Malherbe; son premier penseur, Abaylard; ses premiers jurisconsultes, Beaumanoir, Navarre, Jehan d'Ibelin, et ce merveilleux cortège de chroniqueurs et d'historiens qui, depuis Grégoire de Tours, forme une partie, non la moins brillante, de sa gloire littéraire? Nos plus anciens documents historiques en langue française sont de la fin du XIIe siècle. Le premier de tous est l'histoire de la cinquième croisade et de la prise de Constantinople, par Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne; vient ensuite le compagnon de saint Louis, l'historien de la septième croisade, le bon sire de Joinville; et ces deux chroniqueurs étaient de la plus noble race après celle de nos Rois. Puis c'est Enguerrand de Monstrelet, gentilhomme du comté de Boulogne; Georges Chastelain, issu de la maison de Gavres, ami de Philippe le bon, duc de Bourgogne; Mathieu de Coucy, noble du Hainaut; Jehan de Troyes, fils du grand-maître de l'artillerie de Charles VII; Philippe de Commines, sire d'Argenton; Olivier de la Marche, conseiller du duc de Bourgogne; Guillaume de Marillac, secrétaire du connétable de Bourbon; François de Rabutin, Guillaume de Rochechouart, Martin du Bellay, Hurault de Cheverny, l'amiral de Coligny, François de la Noüe Bras-de-fer, illustre gentilhomme breton, Michel de Castelnau, Claude de la Chastre, maréchal de France, Pierre de l'Estoile, Sully, Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, de Thou, Turenne, Saulx-Tavannes, d'Aubigné, le maréchal de Marillac, Charles de Valois, duc d'Angoulême, le maréchal de Montluc, le comte de Montrésor, et cent autres. Et ce splendide renouveau des arts, des lettres et des sciences, la Renaissance, son nom se peut-il séparer de ceux du Roi-chevalier et des grands seigneurs qui en furent les magnifiques initiateurs, les Montmorency, les Amboise, les Gouffier, les Urfé[144]? «Mentez, mes amis, disait à ses séides le sieur de Voltaire, il en reste toujours quelque chose.» C'était renouvelé du Pogge, à qui l'on signalait de ses mensonges historiques: «Laissez faire, répondit-il, d'ici à trois cents ans tout cela sera vrai.»

Le vandalisme révolutionnaire, héritier du mensonge philosophique, se flattait d'anéantir le prestige de la Noblesse en faisant un autodafé de ses parchemins; puis l'école du mensonge est venue à la rescousse; on peut salir l'histoire, on ne la détruit pas.

CHAPITRE XIII

Les Nobles au barreau.—Assises de Jérusalem.—Le d'Ibelin.—Philippe de Navarre.—Gentilshommes jurisconsultes.—Les géants des batailles.—Chevaliers en armes et chevaliers en lois.—Comment les Nobles se détachèrent de l'étude du droit.—Seigneurs en loi.—Ecuyers en droits.—Jean Carondelet.—Pierre Puy.—La bourgeoisie remplace la Noblesse dans les parlements.

Eustache des Champs, dans une de ses ballades, regrette le temps où l'étude des arts libéraux était l'apanage des Nobles, où les plus grands seigneurs, après avoir défendu par les armes les droits de la patrie, défendaient par leur éloquence les droits des particuliers, imitant en cela «les Romains, qui se consacraient également aux exercices de la guerre et à ceux de la plaidoyerie[145].» Dans les premiers siècles de la féodalité, nous trouvons, en effet, des chevaliers de vieux lignage, comme Pierre de Touchebœuf, comme Pierre de Faydit[146], comme Baudouin de Gombert, que j'ai déjà cité, se qualifier juges, judices, ou juristes. L'étude approfondie du droit était alors singulièrement en honneur parmi les Nobles, et ce fut ainsi que le royaume de Jérusalem leur dut ses admirables constitutions; Jean d'Ibelin, qui rédigea les Assises, était un haut et puissant baron, et son petit-fils, Jacques d'Ibelin, fils du prince de Tibériade et d'Alix de Lusignan, écrivit un traité succinct de jurisprudence féodale. Causant de jurisprudence avec le roi Amaury, Raoul de Tibériade disait avec un légitime orgueil «qu'il ne feroit pas son pareil, Remont Antiaume, ne aultre soutil borgeois[147]». Philippe de Navarre, le preux chevalier, le guerrier infatigable, l'habile politique, couvert d'honneurs et de gloire, disait sur la fin de sa brillante carrière: «Je suis, envieilly en plaidant pour aultruy[148].» Gentilshommes et bourgeois rivalisaient généreusement sur le noble terrain du droit; on les voit siéger côte à côte[149] sous l'orme de justice[150]. Quand les paysans ont un litige, leurs prudhommes désignent à l'unanimité des suffrages un chevalier pour arbitre[151]. Les cours de justice sont remplies de barons[152]; ils composent le parlement du Roi[153]; Jean de Vieuxpont, conseiller en 1315[154], Quentin de Moÿ, conseiller en 1410[155], Henri de Marle, chevalier, président au parlement en 1409[156], étaient de la première noblesse. Pendant longtemps, pour les fonctions de justice, «on élut de préférence des nobles, quand ils se trouvaient suffisans[157]». Et c'étaient bien les compagnons des du Guesclin et des Barbazan, les «géants des batailles», non pas des «chevaliers en loix», qui dépouillaient le heaume et la cuirasse pour revêtir le manteau de justice; le 4 mars 1405, Charles VI mande aux gens de ses comptes: «Comme de longue observance et grant ancieneté les chevaliers en armes de nostre conseil, servans en ordonnance en nostre court de parlement et semblablement ès requestes de nostre hostel, ont accoustumé d'avoir dix livres par chacun an pour manteaulx[158]...» Ce furent les grandes guerres nationales qui détachèrent les Nobles de l'étude du droit et des charges judiciaires; la patrie était en danger; ils ne furent plus, ils ne devaient plus être que des hommes d'épée, et la bourgeoisie fit du parlement sa chose. En prenant la place des chevaliers, elle s'attribua la chevalerie; car c'est exactement de ce temps que datent ces «chevaliers de lois» dont parlent Pasquier et Loiseau[159]. Dès le commencement du XIVe siècle, on trouve, à vrai dire, des «seigneurs en loy[160]», mais «seigneur» n'avait pas d'autre sens que «maître», et l'expression, pour être prétentieuse, n'était pas absolument hyperbolique. Les «bacheliers en lois[161]» viennent ensuite, et plus tard on rencontre jusqu'à des «escuyers en droicts»[162]. Ce fut alors que pour se distinguer de cette chevalerie et de cette bachellerie de robins, les gentilshommes adoptèrent la qualification de chevaliers d'armes, milites in armis. Nous venons de la constater dans un mandement de Charles VI, et elle ne doit tomber en désuétude qu'au XVIe siècle. «Et si fut prins ung gentilhomme d'armes nommé Jouan Chervié», dit Monstrelet, à l'armée 1419[163]. Voici, en 1458, «Baudet Berthelot, chevalier d'armes, lieutenant général du bailly de Touraine[164]»; en 1480, «noble et sage homme messire Pierre Puy, chevalier en armes, conseiller et chambellan du Roy nostre sire[165]»; et, en 1506, «feu de pieuse mémoire noble et magnifique et généreux homme messire Jehan Carondelet, vivant chevalier en armes[166]». C'était aussi pour n'être pas confondus avec les chevaliers en lois et les écuyers en droits qu'au XVIe siècle des Nobles ne prenaient ni la qualité d'écuyer, ni celle de chevalier, et s'intitulaient fièrement «gentilshommes[167]».

CHAPITRE XIV

Hiérarchie féodale.—Gentilshommes bourgeois.—Noblesse urbaine.—Comment les Nobles s'agrégeaient à la bourgeoisie.—Les Chaponay, les Châteaubriand, les Chabot, les Sainte-Aldegonde, les les Croy.—Ecuyer et marchand.—Deux catégories de bourgeois.—Benoît Caudron.—Bourgeois et marchand de sang royal.—Gérard de Castille et sa postérité.

«Duc est la première dignité, et puis contes, et puis vicontes, et puis barons, et puis chastelain, et puis vavassor, et puis citaen, et puis vilain[168].» Nous avons là toute la hiérarchie féodale. Citoyen, vicinus[169], bourgeois, ce sont trois mots synonymes. Des généalogistes se sont refusés à ranger dans la noblesse d'ancienne extraction certaines familles, parce qu'en remontant les degrés de leur filiation, ils y découvraient un bourgeois. D'autres ont justement émis l'opinion que, même sous le régime purement féodal, l'on pouvait être à la fois gentilhomme de race et bourgeois de ville[170]; «surtout sous le régime purement féodal», devaient-ils dire. La Noblesse se recrutait seulement par en bas; la bourgeoisie, corps mixte, se recrutait par en bas et par en haut. Il n'y avait pas alors, entre ces deux corps sociaux, la distinction absolue, la division fomentée par l'appauvrissement de la Noblesse, accrue par les guerres de religion et poussée à l'aigu par la révolution. Avec la simple nomenclature des bourgeois des bonnes villes, du XIIe au XVe siècle, on ferait un splendide nobiliaire chevaleresque. Le plus souvent, lorsque, dans les chartes ou les annales, on rencontre de grands noms accompagnés de la qualification de bourgeois, la présomption vient à l'esprit qu'on se trouve en présence de roturiers ayant pris le nom de leur lieu d'origine; le fait a certainement pu se produire; mais, en règle générale, ce sont des gentilshommes authentiques, volontairement agrégés à la bourgeoisie pour avoir le bénéfice de ses privilèges, qui constituaient réellement une sorte de noblesse urbaine. Soit que le manoir paternel fût trop étroit par suite du grand nombre des enfants, soit qu'ils eûssent plus de goût pour le séjour des villes, soit encore que les infirmités ne leur permîssent pas ou que les blessures ne leur permîssent plus d'aller à la guerre, maints bons gentilshommes, et des races les plus illustres, se faisaient bourgeois, recherchant les dignités échevinales ou consulaires, se livrant aux arts, au commerce, exerçant des métiers, et, dans la paix féconde des cités, devenant infiniment plus riches que leurs aînés, les chevaliers, forcément appauvris par les lourdes obligations du privilège de noblesse. Je m'imagine que l'on eût grandement surpris ces nobles volontaires de la bourgeoisie en leur insinuant qu'ils dérogeaient à leur naissance, et qu'un jour viendrait où quelque héraldiste officiel la contesterait en arguant de leur embourgeoisement: tels Pons de Chaponay, bourgeois de Lyon en 1219[171]; David de Châteaubriand, bourgeois d'Angers en 1226[172]; Eudes Chabot, bourgeois de Sens en 1227[173]; Mathieu Barbotin, chevalier, bourgeois de l'Ile-Bouchard en 1230 et 1254[174]; Robert des Loges, bourgeois de Chevreuse en 1233, et seigneur suzerain de Jean de Fayel de Coucy[175]; Dreux et Simon d'Auteuil, frères, bourgeois de Bray en 1234, et plèges, avec deux chevaliers, de Simon d'Auteuil, chevalier[176]; Geoffroy de Roye, bourgeois de Péronne en 1235[177]; Gilon de Billy, charpentier, bourgeois de Soissons, vendant de ses terres vers 1240[178]; Nicolas de Blangy, bourgeois de Pont-l'Evêque, faisant en 1242 une donation aux moines de Saint-Himer par charte munie de son sceau[179]; Pierre de Marle, du lignage des sires de Coucy, bourgeois de la Fère en 1247, et l'un des proviseurs de la confrérie de cette ville[180]; Richard de Chambly, bourgeois de Pontoise en 1268[181]; Mathieu Buridan, bourgeois de Saint-Quentin en 1295[182]; Jehan de Vanves, «borgois de Paris» en 1300, dont le sceau porte un écu chargé d'une croix ancrée[183]; Pierre de Hangest, chevalier, bailli de Rouen et bourgeois de Montdidier en 1308[184]; Hugues, baron d'Arpajon, damoiseau, bourgeois d'Aurillac, et Esquivart, sire de Chabanais, bourgeois de Bigorre, en 1317[185]; Hélie de la Porte, bourgeois de Marmande en 1334[186]; Robert et Jacques du Castel, décédés l'un en 1336, l'autre en 1355, qualifiés dans leur commune épitaphe «Nobles et vénérables bourgois de Rouen», et maires de cette ville[187]; Robert d'O, bourgeois de Séez en 1336[188]; quatre bourgeois de Saint-Omer, du nom de Sainte-Aldegonde, en 1337, dont le sceau porte l'écu de cette très noble maison chevaleresque[189]; Jacquemart de Sainte-Aldegonde, bourgeois de Saint-Omer en 1366, et à qui Béatrix de Vix, femme de Jehan de Sainte-Aldegonde, chevalier, fait une vendition[190]; Pierre et Tassart de Culant, bourgeois de Saint-Omer et marchands de bois en 1356, dont les sceaux portent un écu chargé d'une croix de Saint André[191]; Ponson Chevrières, bourgeois de Romans en 1389, ayant le même prénom et les mêmes armes que Pons de Chevrières, chevalier d'ancienne noblesse, vivant en 1366[192]; Pierre de Croy, élu d'Amiens en 1368[193], descendant très probablement de Jean de Croy, bourgeois d'Amiens, fils de Mathieu de Croy, et à qui en 1244 Dreux de Milly, chevalier, vendit tout ce qu'il avait dans le fief de messire Baudouin de Belleval, chevalier[194]; Jean de Grailly, chevalier, s'agrégeant vers 1360 à la bourgeoisie de Bordeaux, dont il devint maire[195]; des Boubers (de la maison d'Abbeville, issue des comtes de Ponthieu), bourgeois d'Abbeville aux XIVe et XVe siècles[196]; Jean de la Barre, bourgeois de Noyon, qui en 1407 donne une charte «soubz mon seel», où se voit un écu chevaleresque, penché, timbré d'un heaume à cimier, avec deux léopards en supports[197]; Perronet de Rogneins, bourgeois de Villefranche-sur-Saône, au XVe siècle[198]; Enguerrand de Sainte-Marie, dit Fouloigne du nom de son fief, bourgeois et marchand de Caen en 1410[199]; Guillaume de la Mare, bourgeois de Rouen, mort en 1440, et dont il est dit: «Le dict de la Mare bourgeoys estoit noble et portoit une bande et 6 croisettes[200]»; Guillaume de Châteauvilain, bourgeois de Paray en 1447[201]; Guillaume du Bosc, qualifié «escuier, marchant et bourgeois de Rouen» dans un arrêt de l'échiquier de Normandie, en 1478[202].

«On trouve, dit dom Caffiaux non sans une expression de surprise, des titres où les personnes dont la noblesse est bien constatée, après avoir pris la qualité d'écuyer ou de chevalier, ne prennent plus que celle de bourgeois[203].» C'est parce que, dans ce dernier cas, ils agissaient ou contractaient en vertu de leur privilège de bourgeoisie, qui non seulement n'était pas incompatible avec leur privilège de noblesse, mais leur conférait des droits particuliers. Les coutumes de Champagne et de Brie «nous enseignent qu'il y avait deux sortes de bourgeois, les uns nobles, les autres non-nobles[204]» On peut en inférer qu'il en était de même dans toutes les villes du royaume. C'est de ces «bourgeois nobles» que parle clairement Froissart lorsque, narrant l'héroïque action d'Eustache de Saint-Pierre et de ses compagnons, il dit: «Et vous jure que ce sont et estoient aujourd'huy les plus honnorables de corps, de chevance et d'ancesterie de la ville de Calays[205].» Plus clairement encore, lorsque, racontant le siège de Rennes par le comte de Montfort, il dit: «Si s'accordèrent finablement tous à la paix, et les grants bourgoys, qui estoient bien pourveus, ne s'y vouloient accorder: si mouteplia la dissention, si dure que les grants bourgoys, qui estoient tous d'ung lignaige, se trairent tous[206]...» En 1708, au scandale du juge d'armes de la noblesse de France, Louis XIV octroya à Benoît Caudron, avocat, échevin et bourgeois d'Arras, des lettres de relief de dérogeance dans lesquelles est relatée sa filiation sans lacune jusqu'à Baudouin Caudron, chevalier, vivant en 1096[207]. Tel bourgeois de Paris était même de sang auguste et ne croyait pas avilir son blason royal en en faisant l'enseigne de son négoce, comme, au XVIe siècle, «Gérard de Castille, marchand bourgeois à l'enseigne du Château d'or, rue aux fers, descendant filiativement d'un fils de Henri II, roi de Castille; il gagna trois cent mille escus; sa petite-fille espousa Charles de Chabot, comte de Charny; il fut le trisaïeul de Marie de Castille, femme d'Anne de Lorraine, prince de Guise, et le bisaïeul de Charlotte de Castille, princesse de Chalais.[208]»

CHAPITRE XV

Les Communes à Bouvines.—Les légions bourgeoises à la Croisade.—Le privilège de Noblesse était conciliable avec le privilège de bourgeoisie.—Chevaliers et damoiseaux bourgeois.—Les bourgeois de Jérusalem.—Louis VI et les maïeurs des bonnes villes.—Lettres de noblesse et lettres de bourgeoisie.—Tournoi des bourgeois de Tournay en 1331.—Le seigneur Carrige.—Gentilhomme cordonnier.—Noble marchand.—Noble et puissant seigneur, fils de bourgeois.

Quand on connaît la composition mixte de la bourgeoisie dans les temps féodaux, on conçoit que le mérite de certains actes chevaleresques,—comme l'héroïsme des «communes» à Bouvines[209] et la présence des légions de plusieurs villes à la seconde croisade de saint Louis[210],—ne saurait sans témérité, sans risque d'injustice, être exclusivement imputé à la catégorie non-noble des bourgeois, comme l'ont fait des historiens âpres à scinder historiquement la France en deux éléments inconciliables, en deux camps ennemis. La bourgeoisie avait ses membres d'origine noble, comme la noblesse avait ses membres d'origine bourgeoise, les anoblis, dont la part d'honneur et de gloire se confond, en l'accroissant, dans le rayonnement séculaire de l'aristocratie.

Comment douter de la conciliabilité du privilège de noblesse avec le privilège de bourgeoisie, lorsqu'on voit, dans des lettres de Louis VI, en 1126, Richard des Costes qualifié simultanément écuyer et bourgeois[211]; «Jobert Mahauz, écuyer, bourgeois de Samois», en 1265[212]; «Robert de Loines le viel, escuier, bourgois de Beaugency», en 1353[213]; vers le même temps, Jehan Croupet, écuyer, bourgeois de la Ferté-Bernard[214]; «noble homme Jehan de Villette, damoiseau, bourgeois de Besançon, père de vénérable et discret maître Pierre de Villette, licentié en lois, damoiseau et bourgeois de Besançon[215]»; en 1437, le «testament de noble homme Hugues Baudet, damoiseau, bourgeois de Villefranche, publié à requeste de messire Jehan Baudet, chevalier, bourgeois et habitant de Villefranche[216]»; en 1457, Ponce Baudoche, chevalier, bourgeois de Metz[217]; en 1506, le testament de «Guillaume Mouchet, escuier, citoien de Besançon[218]»? Je pourrais multiplier à l'infini les citations probantes[219]; je n'ajouterai que cette observation: les coutumes du royaume de Jérusalem étaient calquées sur celles du royaume de France; or «les bourgeois de Jérusalem pouvaient être en même temps hommes ou barons du Roi, et par conséquent appartenir à des familles nobles[220]

Ces prémisses acquises, on n'a plus de surprise lorsqu'on voit armer chevaliers en 1187 une fournée de cinquante bourgeois[221]; Louis VI conférer aux maïeurs des bonnes villes les insignes de la chevalerie; Philippe-Auguste, avant de partir pour la croisade, instituer par son testament six bourgeois de Paris les gérants de sa fortune et de ses domaines, et les exécuteurs de ses volontés dernières en cas de mort[222]; Foulques de Sens, bourgeois de Troyes en 1236, appeler une de ses filles «Comtesse»[223]; les bourgeois du Roi,—car le Roi octroyait des lettres de bourgeoisie[224] comme des lettres de noblesse,—assimilés aux Nobles[225]; trente-et-un bourgeois de Tournay, en 1331, «emprindre de faire une très noble et belle feste de trente et ung roys pour jouster... et avoient faict une banière et penons de trompe des armes des 31 dessusdictz;» et, parmi ces bourgeois aux blasons chevaleresques, figurent Jehan de Sainte-Aldegonde, Andrieu de Lor, Guillaume de Bauffremez, etc.[226] On n'est plus étonné de voir, en 1271, un bourgeois de Cahors envoyer en son lieu à l'ost de Foix un damoiseau; un bourgeois de Castel-Sarrazin envoyer «pour li ung chevallier et trois damoiseaux[227]»; des bourgeois, des échevins qualifiés messire, dominus[228]; Jacques d'Urfé, bailli de Forez, homologuant en 1573 un contrat d'acquêt fait par «honnorable homme Noël Carrige, bourgeoys et marchant de Roanne», l'appeler, dans le corps de l'acte, «le seigneur Carrige»[229]; les bourgeois coutumièrement qualifiés «Sire»[230], à l'égal des plus hauts seigneurs[231] et du Roi même; quelquefois, exempts des tailles[232], à l'instar des gentilshommes, et ayant le droit de recevoir la ceinture de chevalerie de la main des barons et des prélats, sans le placet du Roi[233]; employant, dans les actes, comme les personnages les plus relevés, la formule «de nostre certaine science[234]»; Henri III, en 1579, permettant aux bourgeois des villes franches de prendre à l'avenir la qualité de nobles[235]; des argentiers, des changeurs, bourgeois de Paris, munir leurs quittances de sceaux chargés d'un écu chevaleresque, penché, heaumé, avec un cimier et, pour tenants, des anges ou des damoiselles, comme le scel de Geoffroy Marcel en 1366[236], et celui de Charles Poupart en 1393[237]; il n'est pas jusqu'au cordonnier du Roi, qui, en 1398, ne timbrât son écu penché d'un heaume de chevalier[238]. Voici, en 1435, un marchand de Condrieu, Louis Chapuys, qualifié «noble homme»[239], et, en 1642, un élu de Roanne, fils d'un notaire et bourgeois de cette ville, qualifié «noble et puissant seigneur Guy de Chastelus[240]». On peut tenir pour certain que la plupart de ces qualifications nobiliaires, en désaccord avec la position plus ou moins modeste de ceux qui les reçoivent dans les actes, sont l'affirmation d'une situation antérieurement plus relevée, notoire, et généralement d'une extraction noble.

CHAPITRE XVI

Concorde sociale.—Esprit de réciprocité.—Fusion prospère.—Jeanne Braque, femme d'un marchand.—Le sire de Montmorency et le drapier Fouchard.—Rapports entre inégaux.—Les Nobles dans la vie publique.—Édiles chevaleresques.—Chevaliers fils de bourgeois.—Nobles vilains.—Nobles manants.—Règne de la courtoisie.—Jeanne d'Arc et son compère.—Le duc de Rohan et Monsieur d'Assas.

Il n'est pas contestable que l'agrégation des gentilshommes à la bourgeoisie était plus profitable à la concorde sociale, au bien des cités et de l'État, que la scission des classes et leur isolement empreint d'inimitié. Des rapports nécessaires de la vie commune découlaient naturellement le respect mutuel, l'estime, la réciprocité, la sympathie, l'affection entre nobles et bourgeois, et cette fusion prospère aboutissait fréquemment à des alliances qui, dans notre temps de fausse démocratie, feraient crier au scandale. Je ne parle pas de telle veuve d'un chevalier de l'ordre du Roi épousant, en 1581, un marchand boucher[241], ni de tels gentilshommes dénués, mariés à d'honnêtes bourgeoises et vivotant obscurément sur quelque maigre lopin[242]; mais lisez cette épitaphe de 1568: «Cy devant gist noble femme Jehane Braque, originaire de Montargis, en son vivant dame de Puyseux et Chastillon sur Loing, et femme d'honorable homme Paschal Perret, marchant de la ville de Sens[243].» Cette femme d'un marchand, c'était l'arrière-petite-fille de «noble et puissant seigneur monseigneur Jehan Braque, chevalier, seigneur de Sainct Morise sur Laveson, Chastillon sur Loing et aultres lieux, maistre du scel du Roy,» et conseiller du duc d'Orléans[244]. En 1365, Jehanne, fille de Nicolas le Mire, faiseur d'armes et bourgeois de Paris, est mariée à Etienne Braque, trésorier de France, cousin-germain de messire Nicolas Braque, chevalier, époux de Jeanne la Bouteillère de Senlis[245]. En 1205, Robert de Saint-Martin, bourgeois du Mans, est le second époux d'Agnès, veuve de Jean de Souvré, chevalier[246]. Au début du XVe siècle, tel bourgeois marie ses filles aux plus grands seigneurs du royaume[247].

Dans les actes de la vie privée aussi bien que de la vie publique, des bourgeois, des marchands figurent côte à côte avec de hauts gentilshommes; c'est ainsi que, vers 1141, Nicolas Fouchard, marchand de draps, est, avec Mathieu de Montmorency et d'autres puissants seigneurs, témoin d'une donation pie faite par le comte de Meulan[248]. Ces rapports entre inégaux, possibles dans une société où la hiérarchie assure à chacun la plénitude de sa dignité propre, ne le sont plus dans un monde en confusion où le respect revêt l'apparence de l'abaissement.

Sous le régime féodal, loin de se cantonner dans les châteaux, les Nobles prenaient une part active à la vie publique; on les rencontre dans tous les conseils, auprès du Roi, des comtes[249], des évêques[250], et ils s'honoraient de briguer les charges d'édilité. Vibert de la Barre, d'illustre lignage, échevin d'Eu en 1202, fut ensuite maire de cette ville.[251] Etienne Boileau, prévôt des marchands de Paris en 1249, était chevalier et noble de race.[252] On trouve en 1259 des maires de l'extraction la plus haute,[253] et il suffit de jeter les yeux sur l'histoire d'une ville pour constater que les maïeurs et les échevins, aux XIIe et XIIIe siècles, «estoient tous d'ung lignaige», comme dit Froissart.[254] Le maire de Poitiers se qualifiait «premier baron du Poitou»,[255] et, encore en 1697, il fallait être gentilhomme pour être premier échevin de Caen[256]. La participation des Nobles à l'administration des villes fut même antérieure à l'organisation de la féodalité, puisque d'un capitulaire de Lothaire il appert qu'au IXe siècle il fallait être noble pour être «scabin»[257].

La qualité de «bourgeois» était donc bien loin, sous la féodalité, de constituer une infériorité blessante; on voit des chevaliers, seigneurs de fiefs, qui sont dits fils de bourgeois[258]; et surtout, il faut le noter au passage, on ne prenait pas encore en mauvaise part tels vocables auxquels la suite des temps devait attacher un sens de mépris. Les meilleurs gentilshommes portaient, comme sobriquet ou même comme nom, les mots de «vilain» et de «manant». Sans parler des Vilain, ramage de l'illustre maison de Gand, voici, au XIIe siècle, «Villain de Nuillé, chevalier»,[259] et Jean Grosvilain, gentilhomme de Bourgogne;[260] en 1249, «Hervé dit Grosvillein, écuyer»;[261] en 1252, Georges Blanc vilain, chevalier.[262] Les nobles damoiselles s'attribuaient le surnom de «Vilaine»,[263] qui certes, en ce temps-là, n'avait rien de blessant, pas même pour la coquetterie féminine. Au XIe siècle, Girard le Manant est un des chevaliers du comte d'Anjou,[264] et «Monseigneur Robert le Manant, chevalier», est à la croisade en 1242.[265] En 1557, «Philippes Vigier, escuyer, seigneur de Rocheblon en la seneschaussée de Montmorillon, a déclaré estre exempt (de l'arrière-ban), parce qu'il est manant et habitant de la ville de Paris.»[266]

L'enchevêtrement des droits féodaux aidait encore à entretenir la courtoisie; tel seigneur, par suite du morcellement des fiefs, devait lui-même l'hommage à son vassal, d'une condition inférieure à la sienne; par exemple, René Gaudin, sieur de la Fontaine et du lieu seigneurial de Montguyon, rendant aveu à «hault et puissant seigneur messire Guy du Bellay, chevalier, seigneur de la Courbe-Raguin, Soulgé-le-Courtin et la Salle,» lui dit: «Sensuyt la desclaration du fief que je tiens de vous et le nom de mes hommes... Et premièrement, vous, mon seigneur, estes mon homme de foy et hommage simple pour rayson de vostre herbergement du dict Soulgé le Courtin[267]...»

La courtoisie, en effet, était, après la Religion, le grand lien social, et comme la préface de l'estime, de la confiance et de l'affection, entre nobles et bourgeois. Une des plus grandes dames de Bourgogne, Jehanne d'Arc, veuve d'Eudes de Saulx, chevalier, sire de Vantoux, dit en 1383 dans son testament: «Je institue mes exécuteurs... mon très cher et féal amy et compère Symon le Germenet, bourgeois de Dijon[268].» En 1449, un grand seigneur, Raymond d'Ortafa, écrivant à un bourgeois de Perpignan, l'appelle «Très honoré et cher frère[269]». Le gracieux mot de «courtoisie», naguère encore si français, ne résonne, dans ce pays défrancisé par la révolution et la juiverie, que comme un terme archaïque, du temps où le duc de Rohan, de race princière, écrivant à un simple gentilhomme, Mr d'Assas, terminait ses lettres par ces mots: «Je vous baise les mains et suys vostre affectionné[270]

CHAPITRE XVII

Désagrégation et antagonisme.—Plaie vive.—Les Nobles à la campagne.—Ruine et scission progressives.—Statut des tournois.—Le lieu n'anoblit pas l'homme.—Intrusions légales.—Les guerres de religion creusent le fossé.—Pasquier et Blaise de Montluc.—Pillage des armoiries.—Un mot de Ménage.—Trente mille bourgeois blasonnés.—Le duc de Saint-Simon.—Les nouveaux seigneurs de villages.—La vieille bourgeoisie française.—L'honneur ou rien!

Entre deux classes si intimement confondues et se recrutant incessamment l'une dans l'autre, quand et comment la désagrégation a-t-elle pu se produire, engendrer la scission, dégénérer en antagonisme de castes? C'est ce qu'il importe d'indiquer; nous touchons ici à l'une des plaies vives de la Noblesse.

Déjà, vers la fin du règne de saint Louis, Hugues de Bercy «se plaignait de ce que la Noblesse de son temps quittât les villes pour aller résider à la campagne.»[271] C'est que, ruinés par les croisades, les gentilshommes souffraient cruellement dans leur amour-propre à comparer leur dénûment, fruit de l'héroïsme chevaleresque, à la richesse des bourgeois, fruit du labeur mercantile[272]. C'est là le germe de la scission, germe qui se développe à mesure que s'augmente l'appauvrissement des Nobles, parachevé par la longue guerre contre les Anglais. A la fin du XIVe siècle, non seulement les rangs de la Noblesse sont effroyablement décimés, mais la majeure partie de ses domaines sont passés aux mains des marchands; de là, un sentiment d'amère envie, que trahit, par exemple, le Statut des tournois, de 1480, interdisant aux gentilshommes de prendre le droit de bourgeoisie dans une ville, sous peine d'être exclus des tournois[273], c'est-à-dire disqualifiés, à peu près dégradés de noblesse par leurs pairs. Toutefois le Statut n'excluait pas les nobles habitant les villes sans y avoir le droit de bourgeoisie. C'était un antique adage que «le lieu n'anoblit pas l'homme, mais que l'homme anoblit le lieu»; sans doute il n'avait pas empêché plus d'un non-noble, enrichi par le trafic, acquéreur de domaines plus ou moins considérables, de se faufiler dans les rangs de la Noblesse; mais, à présent, en vertu de l'édit des francs-fiefs, ils étaient légalement envahis, et l'ancienne gentilhommerie recula devant le flot des nouveaux nobles, qui n'avaient pas, ceux-là, reçu le sacre de l'épée et ne devaient leur élévation sociale qu'au négoce. Les mots de «bourgeoisie» et de «trafic», considérés dès lors comme synonymes, eurent à l'ouïe des anciens nobles appauvris une assonnance d'infériorité sociale; longtemps ils affectèrent de ne vouloir pas être confondus avec les parvenus gras de leurs dépouilles, parés de leurs plumes, de leurs titres, de leurs honneurs, parfois même de leurs noms; désertant les cités, où leur orgueil souffrait, où leur maigre revenu n'était plus en rapport avec la cherté de la vie, ils se confinèrent dans les lambeaux de fief qu'ils avaient pu sauver du désastre; puis les guerres de religion, pendant lesquelles les cités étaient généralement catholiques et les vieux nobles généralement huguenots, achevèrent d'aigrir les esprits et de creuser le fossé. Le vocable de «bourgeois» prit le sens exclusif de «roturier»; puis les généalogistes royaux achevèrent officiellement la scission. Il semblait, au XVIe siècle, que l'on ne pût être gentilhomme qu'à la condition de vivre hors des villes. Pasquier dit expressément que «ceulx qui veullent estre estimez nobles à bonnes enseignes, laissent les villes pour choisir leur demeure aux champs; tant à l'occasion que la plus grande partye des fiefz y sont assis, dont la possession est seulement permise sans réserve aux Nobles, que pour se garantir de l'opinion qu'on auroit qu'ils traficquassent dans les villes, chose qui obscurciroit leur noblesse; et, à vray dire, la vie qui approche le plus près de la militaire en tems de paix est la champestre[274].» Plus d'un gentilhomme, et non des moins qualifiés, se prenait à déplorer les résultats de cette retraite générale des Nobles, résultats dont leur fierté ne s'accommodait pas sans un regain d'amertume.

«Ha! Noblesse, lamentait l'illustre Blaise de Montluc, tu t'es faict grant tort et dommage de desdaigner les charges des villes; car refusant les charges, ou les laissant prendre par les gens des villes, ceux-cy s'emparent de l'autorité, et quand nous arrivons, il fault les bonneter et leur faire la cour. Ç'a estè un maulvais avys à ceux qui en sont premièrement cause[275]

La retraite volontaire des Nobles eut pour effet de faire de la bourgeoisie un corps homogène. Ce fut alors que les petits bourgeois, à l'exemple des grands, voulurent avoir des armoiries; car la vanité se rencontre à tous les degrés de l'humanité. Ménage, outré de cette usurpation générale, disait qu'avant vingt ans il n'y aurait pas d'enseigne de boutique qui ne se changeât en blason; il est vrai que telle enseigne de boutique, comme le Château d'or de Girard de Castille, avait pu commencer par être un noble blason et, par ainsi, ne faisait que retourner à sa condition première. La mesure purement fiscale, prescrite par Louis XIV, de l'enregistrement des armoiries transforma l'usurpation en un droit qu'acheva de consacrer l'ordonnance royale de 1760, dans laquelle il est dit par Louis XV que, «suivant un usage qui a prévalu, le port des armoiries n'est pas borné à la seule Noblesse.» De 1696 à 1704, environ trente mille bourgeois firent enregistrer les leurs[276]; à ceux qu'un sentiment de modestie empreinte de dignité détermina à s'abstenir, le juge d'armes en impartit d'office; Molière eût eu beau jeu pour mettre à la scène Le blasonné malgré lui. Nous verrons quelque chose de plus comique encore: le gentilhomme malgré lui. Peut-être ce blasonnement en masse de la nation, en même temps qu'il servait à combler les vides du trésor, rentrait-il dans le plan royal d'égalisation dans les hauteurs, d'élévation progressive, de fusion des classes. La Noblesse, il faut le dire, n'y vit généralement qu'une injustifiable usurpation, sanctionnée par un abus de la puissance souveraine, et ce fut pour elle un nouveau motif de cette antipathie contre les bourgeois, qu'elle ne perdait pas l'occasion de manifester dans l'exercice des droits qui lui restaient[277]; antipathie dont l'expression se retrouve presque à chaque page dans les mémoires du duc de Saint-Simon et d'autres gentilshommes. Les travers des parvenus, des nouveaux fieffés, sont le thème ordinaire des sarcasmes de la rancune aristocratique; leur esprit d'économie, souvent poussée jusqu'à la parcimonie et «fleurant la boutique», contrastait singulièrement avec l'esprit de largesse, poussée jusqu'à la prodigalité, de l'ancienne Noblesse. Je m'imagine que les peuples durent plus d'une fois regretter leurs anciens maîtres, surtout lorsque «le nouveau seigneur du village» était de l'acabit de ce marchand enrichi qui, pour don de joyeux avènement, ne trouva rien de mieux que de rosser ses vassaux[278], dont il lui en cuit.—Le type de la vieille bourgeoisie française, disparue presque autant que l'antique chevalerie, je le reconnais dans ce bourgeois de Chalon, «Claude Bussillet, huict foys eschevin, une fois maire, troys foys juge des marchants et l'un des aumosniers publics de la ville», et surtout dans sa superbe devise, que l'on croirait contemporaine de la bourgeoisie des temps féodaux, si son épitaphe ne nous faisait connaître qu'il vécut au XVIe siècle: L'honneur ou rien[279]!

CHAPITRE XVIII

La pauvreté, état coutumier de la Noblesse.—Gautier le pauvre homme.—Les juifs, les moines et les chevaliers. Dénûment navrant.—Tavernière de sang princier.—Misère impériale.—Comment on payait sa gloire.—Revues de l'arrière-ban.—Séries de gentilshommes indigents.—Vérité de Mr de la Palice.—Fiefs et domaines saisis.

La pauvreté fut l'état coutumier de la Noblesse française; on en recueille maints témoignages antérieurement même au dénouement des croisades. Vers 1095, un des chevaliers de Jacquelin de Champagne, faisant une donation aux moines de Saint-Vincent du Mans, en retient la moitié de la dîme «à cause de sa pauvreté[280]». Au même temps, un autre chevalier, Achard, excepte d'une donation foncière le tiers de la dîme, à cause, dit-il, de la pauvreté qui l'oppresse[281]. En 1209, Milon, seigneur de Sissonne, chevalier, écrasé de dettes, vend, pour les payer, une série de terres et de redevances[282]. L'épithète de «pauvre» se rencontre fréquemment dans les chartes, accolée à la qualité de chevalier, et même elle devint le nom de plusieurs lignages[283]. Des nobles sont surnommés, «Sans avoir», ou «Sans terre», ou «Sans argent», ou «Sans revenu[284]».

Voici, en 1230, «Scard de nul fief[285]», et en 1350 «Guillaume Platebourse, chevalier[286]». Et combien de pauvres parmi les volontaires des guerres saintes! Lambert le Pauvre, chevalier, est à la première croisade[287]. Richard Forbanni, «voulant aller à Jérusalem», troque une bonne terre contre une mule[288]. Nivelon du Plessis chevalier, surnommé le pauvre, fait une aumône aux moines de Froimont, en 1190, lorsqu'il prend la Croix[289]. Manassés le Pauvre, chevalier, seigneur de Hez, et Eustache, son frère, partent pour la Palestine avec saint Louis[290]. En 1278, «Gautier, chevalier, dit le pauvre homme, empêché par la maladie d'accomplir le vœu qu'il avait fait d'aller à Jérusalem,» fait un don aux églises de Langres[291].

Les juifs, créanciers âpres[292], s'engraissaient déjà des dépouilles françaises, car on les trouve partout où il y a des naufrages et des épaves; les moines, qui sont quelquefois eux-mêmes leurs débiteurs[293], viennent chrétiennement en aide à la Noblesse, pour la dégager des serres judaïques[294]. En 1192, Geoffroy d'Anjou et Désirée, sa femme, vendent de leurs biens «au juif Cresson»[295]. En 1202, la femme et le fils de Vilain de Nuillé, chevalier, vendent des terres pour acquitter ce que leur époux et père doit aux juifs[296]. En 1237, Raoul, avoué de Hérissart, chevalier, vend ses domaines pour cause d'indigence[297]. Après les croisades, le dénûment des Nobles est navrant; les Rois, à l'exemple de saint Louis[298], s'efforcent de l'atténuer, et c'est une des recommandations ordinaires de l'Eglise que d'être secourable aux «pauvres chevaliers»[299]. Pierre de Montmorin, damoiseau, en 1406, met sa ceinture en gage chez un marchand de Limoges, pour un prêt de 23 écus d'or[300]. En 1445, Evrard de la Marche, damoiseau, dans une «lettre de défiance» au duc de Bourgogne, dit: «Et moy qui suys ung jeune homme povre d'argent....[301]» Au XVe siècle, dit la Revue Nobiliaire[302], les familles nobles de Bourgogne étaient presque toutes complètement ruinées; témoin ce Guillaume de la Marche, ancien bailli de Chalon, dont les dettes étaient si énormes que sa veuve, Marie d'Ayne, «pauvre parente et servente du Duc, descendüe et extraicte du sang de Flandre», après avoir tenu un grand état, tomba dans une telle misère que les sergents ne trouvèrent à saisir dans son logis «que le lict où elle gisoit», et qu'on la vit dans sa vieillesse vendre du vin «à taverne», comme un pauvre tavernier, pour s'aider à vivre. La misère sévissait jusque sur les plus hauts sommets; qui ne se rappelle l'horrible pauvreté de Baudouin, empereur de Constantinople[303]? En 1339, Catherine de Viennois, princesse d'Achaïe, pour obtenir d'un boucher de la viande, dut lui remettre en gage son gobelet d'argent[304]. Et quel désordre introduit l'appauvrissement dans la hiérarchie militaire! Les riches écuyers ont maintenant dans leurs compagnies, sous leurs ordres, non seulement des chevaliers bacheliers[305], mais même des chevaliers bannerets[306]. Tel gentilhomme, après avoir longtemps combattu comme homme d'armes, devenu pauvre, retombait au rang d'archer[307]; car la gloire, en ce temps-là, n'était pas plus le sang que l'argent des autres; il fallait payer de sa poche aussi bien que de sa personne pour avoir l'honneur de servir, et les maigres subsides du trésor royal n'étaient pas faits pour conjurer la ruine. Dans les revues de l'arrière-ban, la moitié des Nobles se déclarent sans ressources, incapables de s'équiper et, par suite, de faire service au Roi. Lisez cet extrait de l'arrière-ban d'Anjou, en 1470:

«Ce sont les noms des gens nobles du ressort d'Angiers... Guillaume d'Ampoigné, aaigé, dict qu'il servira en habit de brigandine si possible luy est, mais qu'il n'a de quoy avoyr habillement, et qu'il a troys de ses enffans en la guerre du Roy. Mathelin de Portebise, ung voulge en sa main, et dit qu'il n'a de quoy avoyr habillement de guerre, et s'il peult avoyr de quoy il se mectra en poinct. Jehan de Quéon s'est présenté en robbe, un voulge en sa main, et dict qu'il n'a de quoy se mectre en poinct. Jehan de Chierzay, en brigandine; et neantmoings il a affermé par serment qu'il n'a comme riens de quoy vivre et ne tient que en bienfaict. Mathelin de Chargé s'est présenté en robbe, ung voulge en sa main, disant qu'il n'a de quoy avoyr habillement. Jehan de Langies s'est présenté en robbe et dict qu'il a la garde de la place de Lodun et qu'il n'a de quoy avoyr aulcung habillement. Charles de Rigné s'est présenté en robbe disant qu'il est eaigé de quatre-vingtz ans, pouvre homme, et n'a de quoy avoyr shabillement, et qu'il n'a seulement de quoy vivre[308].» Deux siècles après, l'Estat des gentilshommes de la sénéchaussée de Dax, ban et arrière-ban (1689-1692), contient ces mentions: «M. d'Abesse, pauvre; son fils vient de quitter les gardes du Roy; son père ne pouvoit l'entretenir.—M. de Six, pauvre...»; et plus loin, une série de «gens tenant fief et vivant noblement» sont désignés comme étant «pauvres et hors d'estat de servir, ne pouvant faire d'équipage[309]

C'était une vérité... de Mr de la Palice que cette malice de La Bruyère: «Il y a des gens qui n'ont pas le moyen d'être nobles.» Pas plus que l'âge, l'infirmité ne dispensait le Noble du service de guerre; l'impotent envoyait un remplaçant valide et bien en point.[310] Aux comparants qui n'étaient pas «en souffisant habillement» ou «souffisamment montés», ou équipés «deument selon leur richesse», ou que le commissaire aux revues jugeait «non souffisamment en poinct selon la qualité de leur terre[311]», comme aussi aux «deffaillans», on saisissait impitoyablement «tous leurs fiefz et héritaiges», et «tous les fruiz» en étaient «cueillis au proffict du Roy[312]». Ceux dont l'indigence était notoire et constatée pouvaient être exemptés de servir[313]; mais quelle douloureuse humiliation! A la fin du XIIIe siècle, les commissaires royaux usaient fréquemment d'indulgence; mais, dans les siècles suivants, leur rigueur s'accrut en proportion de l'appauvrissement des Nobles, qui, presque tous, eûssent pu légitimement exciper de leur dénûment.

CHAPITRE XIX

Appauvrissement forcé.—Crescite et multiplicamini.—Guehedin Chabot.—Les vingt enfants de Claude de Cremeaux.—Les quatorze fils de Gervais Auvé.—Causes de ruine.—Charges du service militaire.—Abdications nobliaires.—L'état de noblesse, obstacle à la fortune.—Les gentilshommes n'étaient exempts d'aucune sorte d'impôts.—Le comte Louis de Frotté.—Les grands pauvres.—Paysans nobles.—Les Braque et les Allard.—Gentilshommes laboureurs.—Rabelais et la Bruyère.—Tout est adieu, tout est à Dieu!

Cet appauvrissement procédait, en partie, du grand nombre d'enfants, qu'il fallait élever, équiper, apaner, ou doter à chaque génération; le patrimoine féodal se morcelait, s'en allait en miettes. Le précepte évangélique, Crescite et multiplicamini, n'étant pas encore lettre morte, telle famille comptait dix, quinze, vingt enfants.[314]

Le pape Urbain IV, en 1263, autorisa les religieuses de N.-D. de Soissons à recevoir, bien que leur nombre fût au complet, Alix de Bernot, jeune fille lettrée, fille d'un chevalier «appauvri par la multitude de ses enfants».[315] En 1392, Charles VI octroie des lettres de rémission à «Guehedin Chabot, chevalier, chargié de femme, de six filz et de troiz filles, poure et misérable personne[316]». Claude de Saint-Georges eut vingt enfants de Marie, sa femme, fille de Claude de Cremeaux d'Entragues et d'Isabeau d'Urfé.[317] Gervais Auvé eut au moins quatorze fils de Guillemette de Vendôme[318]. Un gentilhomme dauphinois, Mr de Vallier, avait sept fils et sept filles vivants, lorsque la pauvreté le força de recourir à un expédient dont je parlerai dans un instant. Mais la multiplicité des rejetons n'était pas l'agent le plus actif de la ruine des Nobles; parmi tant d'enfants, d'ailleurs, il se pouvait qu'un d'eux fît à la guerre ou à la cour quelque merveilleuse fortune, et qu'ensuite il aidât tous les siens à monter; le salut, par cette voie, était problématique; la ruine, par l'exercice même de la noblesse, était à peu près certaine; car, pour une famille qui voyait grandir sa chevance, il y en avait mille qui sombraient fatalement sous les charges du service militaire. Ces charges étaient si lourdes que, le produit des terres ne se trouvant plus en équilibre avec les obligations qu'en comportait la possession, beaucoup de Nobles, notamment en Champagne, préférèrent remettre leurs fiefs aux mains de leurs suzerains, et se dégager ainsi de devoirs qu'il ne leur était plus possible de remplir.[319] «Si les avantages de la Noblesse, écrivait vers 1695 le comte de Boulainvilliers, étaient bornez, par l'idée corrompue que l'on s'en forme aujourd'huy, à la seule jouyssance des privilèges dont elle est en possession, le titre de noblesse ne serait pas un objet bien désirable; on le pourrait au contraire regarder comme un obstacle aux biens de fortune[320] Et plus loin, traitant du service de l'arrière-ban, il formulait une déclaration significative et radicalement contraire à l'idée qu'on se forme généralement des privilèges nobiliaires:

«L'obligation où les Nobles étaient autrefois de marcher à l'armée en conséquence de leurs possessions féodales, a été convertie en une obligation personnelle de servir à l'arrière-ban pour la conservation du privilège de l'exemption des tailles, supposant une espèce de partage des charges onéreuses de l'Etat, par lequel l'ordre populaire est soumis à payer les taxes et les impositions, pendant que la Noblesse est obligée de défendre la patrie; mais ce partage est une fiction, puisque les gentilshommes ne sont exempts d'aucune sorte d'impôts[321]

«La Noblesse,—écrivait le comte de Frotté dans le canevas de ses Mémoires,—servit personnellement, et en général gratis, pendant longtems; et depuis Louis XIV, sous lequel les armées françaises prirent tout à fait une forme régulière et où l'on assigna des appointemens à tous les officiers, ces appointemens furent toujours les plus faibles de toute l'Europe et très insuffisans pour soutenir la Noblesse au service. En général, la Noblesse française ne calculait pour rien son traitement; elle mangeait, communément, au service du Roy, ses revenus et souvent ses fonds, sauf les gentilshommes qui n'en avoient plus, leurs pères les ayant dissipés, lesquels alors, s'ils obtenoient du service, étoient obligés d'en subsister.»[322]

La Noblesse, dit excellemment Mr G. d'Orcet dans un livre plein de charme et tristement instructif,[323] «la Noblesse payait chèrement les maigres privilèges dont elle jouissait, et n'avait pas comme aujourd'hui le droit de fumer son écusson par de riches mésalliances. Ce monopole si vanté de certains grades subalternes dans l'armée et dans la marine, de certains bénéfices dans les chapitres nobles ou de commanderies dans l'Ordre de Malte, elle devait l'acheter au prix d'une pauvreté éternelle et irrémédiable, et, si c'était dur pour elle, c'était bon pour le pays: les gentilshommes d'autrefois avaient l'âme et l'honneur plus solidement chevillés dans le cœur que les autres.» Plus loin, l'auteur nous fait assister à une de ces navrantes scènes de misère, si communes autrefois, en Auvergne et un peu partout, dans les sphères de la Noblesse militaire, et qui furent l'envers de sa gloire. «Mon père, dit le chevalier de Montgrion, était si pauvre quand il rentra dans son nid d'aigle avec sa croix de chevalier de Saint-Louis! Tous les toîts s'étaient écroulés, les rentes avaient été aliénées, il ne restait plus au château de Montgrion que ce qu'on nommait jadis le vol du chapon. Il se fit construire une chaumière à quelques pas des ruines de son manoir. Nous vécûmes du colombier, du gibier de la montagne et du peu que nous pouvions ensemencer avec une paire de vaches laitières.»[324] Ce tableau de décadence est pris sur le fait; plus d'un preux d'antan s'y fût reconnu, et combien d'humbles paysans n'eussent pas voulu troquer leur position contre celle de ce «cousin du Roi»!

Chorier, parlant des Bouillane et des Richaud, anoblis en 1475 pour un trait de courageux dévouement, dit: «Ce sont de pauvres gentilshommes à qui la noblesse est un obstacle à toute meilleure fortune.» Plus d'un siècle après le temps où l'historien du Dauphiné formulait cette appréciation, en 1788, aux États Généraux de Romans, on vit siéger quatorze Bouillane et vingt-sept Richaud, «la plupart en habit de paysans, portant fièrement de vieilles et longues rapières rongées de rouille.»[325]

«Une tradition, dans la branche des Courtin du Plessis, veut que, dans un tems dont elle ne fixe pas l'époque, vint à Nogent un Courtin (on ne dit point d'où), lequel vit Mr Courtin de la Bourbonnière et luy proposa d'entrer dans les poursuytes qu'il vouloit faire d'une réhabilitation, à quoy Mr de la Bourbonnière ne voulut entendre, la noblesse n'estant alors un advantage si prétieux ny si ambitionné qu'aujourd'huy, parce qu'en le balanceant avec la gehenne dans le genre de vie et les autres charges, dont la sujection à l'arrière-ban n'estoit pas la moindre, on préféroit volontiers la liberté, les sujections et de foibles impôts qu'on envisageoit comme moins onéreux.»[326]

«De toutes les conditions, est-il dit dans les Mémoires du comte de Rochefort, il n'y en a point de si malheureuse que celle d'un gentilhomme.»[327] Les mêmes doléances se retrouvent, comme une antienne de misère, dans la plupart des mémoires de gentilshommes; relisez, par exemple, ceux du maréchal de Montluc et du comte de Montrésor; même lorsqu'ils parviennent à de hauts emplois, que de déboires, d'écœurements, de dépenses ruineuses! Si l'état de noblesse fut un privilège, il faut reconnaître que ce fut un privilège à rebours.

«Il est sans exemple, écrivait un généalogiste, en 1685, qu'aucune famille du Royaume qui fait profession des armes ayt pu longtems soutenir son élévation sans les bienfaicts du Souverain.»[328] La maison de Braque, à laquelle il appliquait cette observation, peut être présentée comme un type d'alternatives de grandeur et d'abaissement; les mêmes vicissitudes se constatent dans l'histoire de la plupart des anciennes familles, et l'histoire que j'écris en fournit plus d'un exemple.

«Le premier titre que l'on trouve de la famille de Braque est de 1009, sous Robert, lequel n'a point de suite jusqu'à un autre de 1144, sous Louys le jeune, qui n'en a point aussy jusqu'à celuy de 1211, sous Philippe-Auguste, qui est suivy jusqu'à présent (1685).»[329]—Arnoul Braque, chevalier, vivant en 1211, époux d'Erimberge de Beaumont, avait été à la croisade avec Mathieu, sire de Montmorency (1189). Cent et quelques années après, les Braque sont bourgeois de Saint-Omer,[330] puis de Paris. Arnoul Braque, fils d'Amaury Braque et de Jehanne de Montmorency, bourgeois de Paris, reçoit en 1339 de Philippe VI des lettres de noblesse.[331] Ses frères et ses fils sont, les uns bourgeois de Paris et changeurs, c'est-à-dire banquiers, les autres maîtres des comptes du duc de Normandie, trésoriers de France, conseillers et maîtres d'hôtel du Roi, trésoriers des guerres, sergents d'armes, écuyers des princes.[332] Nicolas Braque, chevalier, fils aîné de l'anobli ou plutôt du réanobli, «maistre d'hostel du Roy et général conseiller de nostre dict seigneur sur le faict de la guerre», combattit aux côtés de Jean II à Poitiers et fut pris par les Anglais avec son prince; en 1358, pour parfaire sa rançon, qui lui coûta la vente de ses terres, le Roi lui fit don de deux mille deniers d'or. Il fut un des ambassadeurs chargés de négocier la paix avec les Anglais. Le 3 septembre 1387, «Monseigneur Jehan Braque, chevalier, sire de Coursy, maistre de l'hostel des eaux et forestz du Roy nostre sire, et Madame Jehanne de Coursy (Courcy)[333], sa femme, exposent que durant le mariage de Noble homme Monseigneur Nicolas Braque, chevalier, seigneur de Chatillon sur Loing et de Sainct Maurice sur Laveson, père dudict Monseigneur Jehan, avec feue Madame Jehanne la Bouteillière, sa femme, auparavant veuve de Monseigneur Guillaume de Coursy, chevalier, père et mère de ladicte dame Jehanne de Coursy, ils avoient esté obligez de faire quantité de grosse debtes pour soutenir les despenses de plusieurs services que ledict seigneur Nicolas Braque avoit rendus à quatre roys ses maistres[334] Les dettes énormes, contractées pour avoir l'honneur de servir son prince et sa patrie, tel est le lot ordinaire du gentilhomme. L'arrière-petite-fille de l'ambassadeur, l'héritière d'un lignage allié aux Courtenay, aux Montmorency, aux Châtillon, aux Coligny, aux Stuart-Aubigny, Jehanne Braque, épouse un marchand de Sens.[335]

«La vie est une révolution continuelle où les uns montent de la pauvreté aux richesses, et les autres descendent des richesses à la pauvreté, n'y ayant rien qui soyt stable au monde; d'où il faut inférer que la Noblesse abattue se peut relever, et celle qui est élevée par la bonne fortune peut aussy tomber dans la décadence.»[336]

Dans les «Faictz de généalogie» articulés devant la Cour des Aides, en 1650, par «Pierre Allard, escuyer, sieur du Fieu, conseiller du Roy, lieutenant particullier assesseur criminel au bailliage et siège présidial de Montbrison, controlleur général des finances en la générallité de Lion, demandeur en entherinement de lettres de reabilitation à noblesse par luy obtenues le 9 aoust 1646.», il est dit «que Pierre Allard et ses descendans sont demeurés à Mezilliac, les descendans de Gabriel Allard à Montvendre en Daulphiné, et Louys Allard se retirast en Forests au lieu de la Grange de Leuvre, y fust marié, vescust noblement, portoit les armes pour le service du Roy, est mort investy des dignitez et quallitez requises à noblesse; que de Louys Allard est issu Denys Allard, ayeul du demandeur, lequel porta les armes quelque temps,[337] et n'ayant pas eu le moien de subvenir à la despence requise et nécessaire pour le maintien de sa noblesse et de celle de ses prédécesseurs, son père ayant laissé de grandes debtes à cause de la despence qu'il avoit faict pour le service du Roy, fust reduict à faire commerce de marchandises, et en iceluy a tousjours vescu et s'est comporté assez honnorablement....»[338]

«La plupart des maisons en France, disait Vigneul de Marville, se font par le négoce ou par l'usure[339]; elles se maintiennent quelque temps par la robe et s'en vont par l'épée. Un seigneur mange son bien à l'armée; ses enfants chargés de dettes défendent le terrain encore quelque temps par les procès; les châteaux deviennent des masures, et leurs descendants labourent la terre.»[340] Nous voyons, en effet, qu'en Provence le dernier rejeton de la très illustre maison de Porcelet, marquis de Maillane et souverains de Morville,—en Berry, des Monchy, qui ont des maréchaux de France, ducs et pairs,—en Auvergne, des Scorailles, dont était la duchesse de Fontanges, avaient quitté l'épée pour la charrue. Chaque province et presque chaque vieille race pourraient citer de ces écroulements.[341] Quelle maison plus illustre que celle de Villiers de l'Isle-Adam, le dernier grand-maître de Rhodes? Au XVIIe siècle, «elle est tombée dans une si grande misère, dit encore Vigneul de Marville, qu'on a vu, ces années dernières, à Troyes en Champagne, l'un des descendants de sa maison réduit à charrier de la pierre pour avoir de quoy nourrir son père... J'ai ouy dire à Mr de la Galissonnière, conseiller d'Etat, que lorsqu'il estoit intendant de Normandye, il avoit trouvé dans la recherche de la Noblesse qu'un des plus anciens gentilshommes de cette province et des plus qualifiés estoit réduit à labourer sa terre pour subsister.»[342] Nous verrons ci-après plus d'un autre exemple de ces décadences cruelles, fatalement terminées par une complète déchéance.

«Une famille élevée vient-elle à décroître, dit Mr le marquis de Belleval, elle roule sans s'arrêter jusqu'au bas de la pente.» Et il cite: les d'Amerval, issus des comtes de Boulogne, et les de Bernard, qui finirent dans la roture; les Gueschard, d'ancienne chevalerie, qui vivaient «dans une chaumière du village dont leurs ancêtres avaient été les maîtres pendant des siècles, et n'avaient d'autre ressource qu'une petite pension que leur faisait une famille jadis alliée à la leur»; les Desforges de Caulières, issus d'Adam des Fourges, écuyer, seigneur de Charville-lès-Givet, vivant au XVe siècle, qui avaient contracté des alliances magnifiques et occupé de grandes charges militaires. «Après avoir mené le plus grand état de maison, le vicomte de Caulières ne laissait à son fils que le souvenir de ses prodigalités et de ses splendeurs. Ce fils, pauvre, épousa sa servante et mourut, laissant treize enfants... Aucun d'eux n'a tenté de s'arracher à l'obscurité qui les envahit.»[343]

«Je pense, dit Rabelais avec philosophie, que plusieurs sont aujourd'huy empereurs, roys, ducs, princes en la terre, lesquels sont descendus de quelques porteurs de rogatons ou de coustrets, comme au rebours plusieurs sont gueux de l'hostière, souffreteux et misérables, lesquels sont descendus de sang et ligne de grands roys et empereurs.»[344]—«Il y a peu de familles dans le monde, dit La Bruyère, qui ne touchent aux plus grands princes par une extrémité, et par l'autre au simple peuple.» Georges Dandin, sermonnant son fils, dans la comédie des Plaideurs, déborde de dédain bourgeois pour la noblesse pauvre:

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