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Essai historique sur l'origine des Hongrois

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§ 5.

PARALLÈLE ENTRE LES HUNS, LES AVARS ET LES HONGROIS.


Aux citations qui viennent d'être reproduites nous joindrons quelques remarques qui les complètent et qui aideront à faire connaître les peuples hunniques.

Nous avons dit que les Huns et les Hongrois avaient les mêmes étendards. De plus, ils maniaient les mêmes armes, arcus, cultros et lanceas, disent les chroniques. Les soldats qui composaient ces grandes armées émigrantes avaient pour costume le pantalon flottant de toile blanche, qui était porté de temps immémorial par certains peuples de l'Asie (les Persans entre autres), la courte chemise, les bottes, chaussure ordinaire des cavaliers, et une peau d'animal: c'est absolument de cette façon que s'habillent aujourd'hui les paysans magyars 61. Quant aux vezérs, ils avaient les bottines, particulières aux chefs asiatiques, et cet habit serré au corps qui descend jusqu'aux genoux et s'attache sur la poitrine, que portent même aujourd'hui les gentilshommes hongrois, et qu'on appelle encore, d'un bout de la Hongrie à l'autre, un attila; ils jetaient sur l'épaule la mente ou une peau de tigre. Répandez l'or et les pierreries sur cet habit de guerrier et de chasseur, et vous avez ce magnifique costume hongrois dont l'éclat frappait les Grecs raffinés de Constantinople, et qu'on peut voir, en ce moment même, à la diète de Presbourg.

Note 61: (retour) Ce pantalon est si large, qu'il figure un jupon. De là vient qu'Ammien Marcellin a écrit des Huns: «Ils s'habillent avec de petits jupons», sans songer qu'un peuple cavalier ne peut pas se costumer ainsi.

Les Avars avaient la coutume hongroise de se tresser les cheveux.

... colubrimodis Avarum gens dira capillis.

(Corippe.)


«... Du reste ils étaient habillés comme les Huns.»

((Deguignes, Hist. des Huns, liv. 4.)

On a remarqué que, si un nom de Hun ou un nom avar a un sens quelconque, c'est à l'aide de la langue hongroise qu'on peut l'expliquer. Nous ajouterons que les Huns et les Hongrois avaient le même alphabet. L'alphabet connu sous le nom de huno-scythe, qui est reproduit dans les ouvrages de Mathias Bel, de Gyarmathi et de Besse, était, les savants l'ont dit, l'alphabet des Huns. Or il rend parfaitement tous les sons de la langue hongroise et n'en rend pas d'autres. Personne n'ignore que les premiers rois chrétiens de Hongrie s'empressèrent d'adopter les lettres envoyées de Rome, et de faire disparaître la vieille écriture magyare. Ce fut surtout chez les Sicules que l'écriture nationale se conserva. Gyarmathi, dans son premier ouvrage, a donné une inscription hongroise du treizième siècle qui se trouvait gravée sur une église du siége sicule de Csik. Cette inscription consiste purement en lettres empruntées à l'alphabet des Huns, et Gyarmathi, avec la clef de cet alphabet, est parvenu à la déchiffrer.

Nous pouvons reconnaître que les peuples hunniques sont venus de l'Asie, à ce fait qu'ils apparaissent en Europe par hordes immenses de cavaliers fougueux, parcourant l'espace avec une rapidité incroyable. Comme les autres peuples asiatiques, ils estimaient peu les richesses qu'ils conquirent si rapidement: ils ne furent pas amollis par le luxe. Les Grecs s'étonnaient de retrouver toujours aussi intrépides des guerriers qui couvraient de plaques d'or et de pierres précieuses leurs habits, leurs selles et les harnais de leurs chevaux. Ce furent les dissensions intestines qui perdirent les Huns, les Avars, et qui firent tomber le royaume de Hongrie.

L'organisation des bandes était la même chez les Huns et chez les Hongrois. «L'empire des Huns était gouverné par vingt-quatre principaux officiers qui commandaient chacun un corps de dix mille cavaliers. Ils avaient sous leurs ordres des chefs de mille hommes, de cent hommes, de dix hommes 62». Telle est la base de l'administration établie en Hongrie par saint Étienne. Le législateur n'organisa si vite son royaume que parce qu'il appliqua à la formation de l'état les règles qui régissaient son armée.

Note 62: (retour) Deguignes, Hist. des Huns, liv. I, p. 26.

En parlant de la religion des Huns, Deguignes écrit: «Tous les jours le Tanjou ou chef sortait de son camp, le matin pour adorer le soleil, et le soir la lune...» 63. Ménandre rapporte ainsi le serment prononcé par le Chagan des Abars: «Si je manque à ma parole, que le glaive m'extermine, moi et ma nation; que le dieu Feu, qui est dans le Ciel, nous frappe...» 64. Les Hongrois avaient les mêmes croyances. Venus après les Huns et les Avars, ils apportèrent seulement des idées plus pures. Suivant Cornides, ils adorèrent d'abord le soleil, puis ne virent en cet astre qu'un symbole de la divinité, et furent amenés ainsi à reconnaître l'unité de Dieu. En effet, on ne peut douter que les Hongrois n'aient adoré le soleil, si on remarque que leurs croyances religieuses se rapprochaient de celles des Persans. Comme eux, ils sacrifiaient des chevaux blancs à leur divinité. Le nom même qu'ils donnaient à Dieu, Isten, dérive du persan Iesdân. Aujourd'hui encore nous appelons Isdaniens les peuples guèbres de la mer Caspienne.

Note 63: (retour) Deguignes, Hist. des Huns, l. 1, p. 26.
Note 64: (retour) De Legat., lib. 2.

Ces analogies, à défaut des chroniques, suffiraient pour établir la communauté de race entre les Huns, les Avars et les Hongrois.

Il nous semble enfin qu'on pourrait adresser une question fort difficile à ceux qui repoussent les traditions hongroises et les relations de tous les historiens. Les armées qui ravagèrent l'Occident sous Attila n'étaient pas seulement composées de Huns. Les Huns ne fournissaient qu'un certain nombre de cavaliers, particulièrement dévoués à Attila, mais qui ne formaient pas même la moitié des combattants. Le reste était composé de Gépides et autres barbares que les Huns entraînaient avec eux. Ce fait est non seulement prouvé par le rapport des historiens, mais il sera évident pour quiconque se souviendra qu'aussitôt après la mort d'Attila le vaste empire des Huns disparut. Pour expliquer cette disparition subite et complète, il faut admettre que les Huns se retirent, et que chacun des peuples qui, de gré ou de force, suivaient Attila, reprend son indépendance.

Maintenant peut-on supposer que les Huns, qui occupaient, suivant Deguignes, un empire étendu, et formaient un des peuples les plus formidables de l'Asie, disparaissent complétement de la terre parce que les guerriers d'Attila ont péri? Qu'on exagère les chiffres des historiens, qu'on admette que plus d'un million de soldats obéissaient à Attila, on n'osera pourtant pas avancer que la moitié ou le tiers de cette armée fût tout ce qui restait de ce peuple formidable. En lisant attentivement l'histoire des Huns, en observant les vicissitudes de cette nation, qui a joué un si grand rôle en Asie, on se dit malgré soi que tout n'est pas fini, que la déroute d'Attila n'est qu'une affaire d'avant-garde, et on pressent l'arrivée de ces bandes innombrables qui, du sixième au dixième siècle, viennent sous des noms différents se retrouver en Pannonie.

On a dit que les Huns, les Avars et les Hongrois, n'eussent eu qu'un même nom s'ils avaient formé un seul peuple. Avant d'examiner la valeur de cette remarque, peut-être n'est-il pas hors de propos d'indiquer les étymologies que l'on a données à ces différents noms.

Les Huns sont appelés par quelques écrivains Chuni, Urgi, Ugri, Massagetæ. Philippe Melanchton pensait que le mot Hun venait de l'hébreu hana, «camper». C'est un nom purement hongrois: Hun, au pluriel Hunok. Les Cumans, en hongrois, se nomment Kun, Kunok 65. Les Avars ont été ainsi appelés, selon les uns, à cause de leurs fameux retranchements. En hongrois, vár signifie «forteresse», comme en hébreu. Selon d'autres cette dénomination vient du nom d'un de leurs chefs, Var. Nombre d'écrivains les appellent Varchuni (peut-être «Huns des forteresses»?). On a aussi écrit que les Bohêmes les nommaient Obor, «géants», à cause de leur grande taille. Enfin on dit encore que les Avars se nommèrent ainsi, parce qu'ils étaient la réserve des Huns, des Huns tués et dispersés: Avar, en hongrois, signifie l'herbe qui reste sur la prairie et qu'on ne coupe pas. Le nom de Magyar est hongrois. Quant à celui de Hungari, qui a été reproduit avec une foule de variantes, le Notaire Anonyme le fait venir de la ville de Hungu. Fessler pense que ce nom a été adopté par les Européens parce que les Ostiaks appelèrent les Magyars Ogur, Ugor, à cause de leur taille élancée; ce qui correspond à l'Obor des Slaves. Il y a une quantité d'explications différentes.

Note 65: (retour) Dans le vieux hongrois, le k était très aspiré: on le confondait presque avec l'h.

Voilà bien des noms en effet. Mais n'avons-nous pas vu que les Hongrois qui ont conquis la Pannonie étaient divisés en tribus, lesquelles avaient chacune leur nom distinct? D'ailleurs il est très naturel que des hordes étrangères qui vinrent, à plusieurs époques, ravager nombre de contrées, aient reçu des uns et des autres une foule de noms différents. Plus de vingt ou vingt-cinq noms divers ont été donnés aux Hongrois seuls, grâce aux confusions et à l'ignorance des chroniqueurs. Ce peuple qui depuis tant de siècles occupe le centre de l'Europe, et qui dans sa langue se nomme deutsch, est appelé par les Français allemand, par les Anglais german, par les Italiens tedesco, par les Hongrois német, par les Turcs nemtze, etc.

La différence de noms ne serait donc pas ici une objection. Mais cette différence n'existe pas. Bien au contraire, entre tous les noms que nous avons énumérés il y a un certain rapport qui indique entre chaque membre de la grande nation une parenté évidente. Dans tous se trouve le nom Hun ou Kun, sous lequel sans doute fut désignée cette nation orientale. Les Huns n'en ont pas d'autre. Les Cumans, je le répète, s'appellent Kunok. Les Avars sont aussi nommés Varchuni. Enfin cette fraction qui, dans sa langue, porte le nom de Magyar, a reçu de tous les étrangers celui de Hungari. Ce nom, dit Lebeau, marque leur descendance des Huns.

Engel avance que décidément les Hongrois sont étrangers aux Huns, parce que les Huns étaient «trop laids». L'objection est singulièrement flatteuse pour les Hongrois; mais nous la combattrons, car on l'a prise au sérieux. On a parlé du type «particulier» des Huns, on a rappelé ce qu'a écrit Ammien Marcellin: «Leurs membres gros et courts, avec un petit col fort épais, donnent à tout leur corps une apparence si grossière, qu'on les prendrait pour des monstres à deux pieds, ou pour des poteaux grossièrement taillés...»

Nous avons dit plus haut que les Huns ne formaient qu'une partie de l'armée d'Attila. Il est certain que tous les peuples de l'Asie se trouvaient dans son camp. La description d'Ammien Marcellin peut s'appliquer à plusieurs d'entre eux.

Sait-on d'ailleurs quelle description certains auteurs ont faite des Hongrois du dixième siècle? On possède la date précise à laquelle les Hongrois ont mis fin à leurs expéditions aventureuses dans l'Occident. On connaît exactement le sol où vivent aujourd'hui leurs fils: c'est ce qu'on nomme les Puszta, les Steppes. On sait en outre que les Hongrois ne se sont pas mêlés aux vaincus, puisqu'ils ont pris possession des plaines, fidèles aux goûts qu'ils apportèrent de l'Asie, et que ceux-ci se sont réfugiés dans les montagnes. Vous rencontrerez donc en Hongrie les véritables descendants de ces guerriers qui dans le courant du dixième siècle jetèrent l'épouvante dans nos contrées. Voyez-les. Vous ne tarderez pas à reconnaître que les Magyars forment une des plus belles races qui existent. Puis, avant que vos impressions s'effacent, lisez ce que nos écrivains du moyen âge ont écrit de leurs pères. «Ces chroniques nous représentent les Hongrois comme des hommes de petite taille, mais d'une vivacité extraordinaire, ayant la tête entièrement rasée, pour ne donner aucune prise à leurs ennemis, les yeux enfoncés et étincelants, le teint jaune et basané. Leur seul aspect épouvante, car leur visage, véritable amas d'os, est couvert de cicatrices et de difformités; les mères, disait-on, pour habituer leurs enfants à la douleur et les rendre terribles à voir, les frappent et les mordent au visage dès qu'ils sont nés» 66. Ajoutons, avec les légendes allemandes, qu'elles se livraient à cet exercice à l'aide d'une grosse dent, semblable à une défense de sanglier, qui leur pendait au côté gauche de la bouche....

Note 66: (retour) Dussieux, Essai historique sur les invasions des Hongrois.

Si l'on peut rejeter les portraits que les chroniqueurs ont tracés des Hongrois, est-il permis de prendre au sérieux les descriptions qu'ils nous ont données des Huns?

Les peuples attaqués par les Huns et par les Hongrois ont dû les regarder avec terreur. En les voyant sur le champ de bataille ou dans la ville prise, couverts du sang de leurs frères massacrés, ils ont eu pour eux une horreur profonde. Joignez à ces sentiments ce qu'ajoutaient la renommée et l'imagination, et vous vous étonnerez que les Huns et les Hongrois ne nous apparaissent pas plus hideux encore. L'ennemi est toujours affreux.

Il est également fort concevable que les vaincus nous les représentent comme une horde de brigands, vivant sans Dieu, sans lois, et n'ayant d'autre jouissance que celle d'égorger: Hungarorum gentem cupidam, audacem, omnipotentis Dei ignaram, scelerum omnium non insciam, cædis et omnium rapinarum solummodo avidam 67... Aussi n'est-ce pas dans nos annales que nous étudierons les mœurs des peuples hunniques. En effet, tandis que nos auteurs du moyen âge ne parlent qu'avec une sainte horreur

des Hongres, que Dieu puist maléir!

plusieurs historiens grecs et arabes les peignent comme un des peuples les plus policés 68.

Note 67: (retour) Luitprandi historia, cap. 5.

Sans doute, en leur qualité de peuple nomade et guerrier, ils vivaient du fruit de leurs victoires. Ils pillaient, ils cherchaient à s'emparer du sol. C'en était assez pour qu'ils devinssent odieux aux nations de l'Europe. Mais faut-il, sur le simple rapport de nos annalistes, les regarder comme des barbares placés au dernier degré de la civilisation? Faut-il oublier qu'ils ne marchaient jamais sans chefs librement élus par eux? qu'ils avaient tous droit à délibérer dans les diètes générales que les Vezérs convoquaient chaque fois qu'une décision importante était à prendre? qu'ils avaient des lois, dont l'exécution était confiée à certains guerriers revêtus d'un caractère presque sacré? que les disputes étaient promptement terminées et les vols sévèrement punis par ces magistrats? Faut-il oublier que leurs croyances religieuses étaient beaucoup plus belles que celles des Grecs et des Romains, puisqu'ils adoraient un seul Dieu? Quand ils pénétrèrent en Pannonie, ils envoyèrent un de leurs guerriers à la découverte. Le messager revint au camp, au bout de plusieurs jours, portant un peu de terre et une corne remplie d'eau du Danube. Árpád montra à ses soldats l'eau et la terre, qui furent trouvées bonnes; puis, s'adressant au Dieu des Hongrois, il lui sacrifia un cheval blanc, en le priant d'accorder à ses serviteurs la possession de ce sol fertile.

Nos chroniqueurs, en parlant des Magyars, omettent ces faits ou les expliquent d'une manière étrange, car ils sont sous l'impression des récits exagérés qu'ils entendent. Après avoir dit que le vol était sévèrement puni parmi les Hongrois, «qu'adviendrait-il, en effet, s'ils se volaient entre eux?», ajoutent-ils. Nullum scelus apud eos furto gravius; quippe sine tecti munimento pecora et armenta alimentaque habentibus, quid præter sylvas superesset, si furari liceret 69? L'explication n'est pas sérieuse. Il serait arrivé ce qui a été vu chez tous les peuples nomades que ne régissaient pas certaines lois. Après avoir pillé les vaincus, les vainqueurs se disputaient le butin. C'est ce que font de nos jours les Arabes que nous combattons en Algérie.

Note 69: (retour) Annales Mettenses, 889.

Ceux même qui ne veulent ajouter foi qu'à nos annalistes devraient avoir une certaine réserve. Qui ne sentira quelque doute en lisant ce que Régino a écrit des Hongrois? Vivunt non hominum sed belluarum more, carnibus (ut fama est) crudis vescuntur, sanguinem bibunt, corda hominum quos capiunt particulatim dividentes, veluti pro remedio devorant, nulla miseratione flectuntur, nullis pietatis visceribus commoventur... Ut fama est, dit Régino. Eh! qui a jamais cru la renommée? C'est la renommée qui a appris aux paysans hongrois que les Tatars n'avaient pas un visage d'homme: de là l'inévitable épithète Kutya fejü Tatár, «Tatar à tête de chien». Aujourd'hui encore, dans nos chaumières de la Champagne, la renommée répète d'étranges choses sur les Cosaques de 1815.

En supposant que les Hongrois étaient les plus grossiers des barbares, les historiens modernes n'ont pas remarqué qu'ils se posaient un problème insoluble. En effet, aussitôt que la lumière du christianisme pénètre parmi les Hongrois, et qu'ils renoncent à la vie nomade, nous les voyons former une société régulière, soumis à une administration bien supérieure au régime féodal 70, et se placer tout d'abord au premier rang des nations. Ce progrès s'opère en quelques années. Comment expliquer que ces mêmes hommes, qu'on nous représente comme des espèces de brutes, aient pu, en un quart de siècle, former un état et une société semblables, s'ils n'avaient déjà une certaine civilisation? Ce changement prodigieux devient facile à concevoir si on s'en rapporte aux écrivains grecs et arabes que nous avons cités plus haut. Il suffit de dire que les lois qui régissaient les bandes errantes gouvernent aussi la nation devenue européenne, et qu'au lieu de vivre de pillage, les Hongrois commencent à cultiver le sol.

Note 70: (retour) Nous expliquerons ailleurs l'administration de saint Étienne, qui est trop peu connue.

On peut croire que ce qui vient d'être dit des Hongrois doit également s'appliquer aux Huns. Les descriptions qu'on nous a laissées des Huns nous étonnent peu; mais nous devons tenir compte du sentiment qui les a dictées, et n'emprunter à nos écrivains que les détails généraux des victoires d'Attila. Il n'est pas nécessaire de réfléchir beaucoup pour se convaincre que tout ce qu'on raconte du chef des Huns a un caractère fabuleux. On nous le représente en effet comme une bête altérée de sang: quand on l'a appelé «tigre» on ne trouve plus rien à dire de lui; et cependant on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il était doué du génie militaire et politique. «Il aimait la guerre; mais lorsque, parvenu à un âge mûr, il fut monté sur le trône, la conquête du Nord fut plutôt l'ouvrage de son génie que celui de ses exploits personnels» 71. On doit admirer l'ordre avec lequel il administrait cet immense empire, que composaient vingt nations barbares de l'Asie et de l'Europe.

Note 71: (retour) Gibbon, chap. 34.

Il faut avouer qu'Attila a eu dans son sein toutes les passions violentes de l'Orient, passions d'autant plus terribles qu'elles étaient senties par un homme armé d'un pouvoir sans limite; mais il répugne de croire qu'une intelligence aussi vaste que la sienne ait été mise au service d'une bête farouche. Le fameux surnom de fléau de Dieu que lui donnèrent les peuples terrifiés ne marque, après tout, que ses nombreux succès. Aussi s'en glorifiait-il; aussi les Hongrois l'ont-ils compté entre les titres qui commandaient leur admiration. Ses victoires étaient sanglantes, il est vrai; mais peut-on s'étonner des horreurs commises par les armées du cinquième siècle, quand on connaît les détails de la guerre de Trente ans? Tous faisaient alors la guerre d'une manière odieuse, les agresseurs comme ceux qui étaient attaqués. Le seul tort des Huns et des Hongrois est d'avoir été plus braves et plus heureux que les autres peuples envahissants. Les historiens modernes, sans être favorables à Attila, reconnaissent qu'il était d'une justice parfaite, gardait la foi jurée et détestait les traîtres. «Il tenait inviolablement sa parole aux ennemis suppliants qui obtenaient leur pardon; et les sujets d'Attila le regardaient comme un maître équitable et indulgent» 72. On nous dit qu'il se laissa fléchir par le pape Léon, et on nous représente comme un animal sauvage l'homme qui respecte la ville éternelle, et on nous dépeint comme un ramas de brigands sans discipline cette innombrable armée, qui, à la voix de son chef, rebrousse chemin et oublie les trésors de Rome!

Note 72: (retour) Gibbon, chap. 34.

Les historiens rapportent encore qu'après avoir eu la certitude que Théodose avait conspiré contre ses jours, Attila eut la générosité de pardonner non seulement à l'empereur, mais même aux obscurs assassins qu'il avait en son pouvoir. On doit également reconnaître qu'il existait chez les Huns certaines maximes de droit public et même certains principes d'humanité qui ne s'accordent pas avec l'idée que nous avons d'eux. «Un barbare pouvait maltraiter, dans un moment de colère, l'esclave dont il était le maître absolu; mais les mœurs des Huns n'admettaient pas un système d'oppression, et ils récompensaient souvent par le don de la liberté le courage et l'activité de leur captif» 73. «Les anciens Huns, dit Deguignes, n'avaient aucune connaissance de l'art d'écrire; mais leur bonne foi était si connue, que, dans leurs traités, tout barbares que ces peuples nous paraissent, leur bonne foi suffisait» 74. Enfin, quand on lit Gibbon, en voyant d'un côté la bassesse et la lâcheté de la cour de Bysance, de l'autre la loyauté et la bravoure des Huns, il semble qu'on penche un peu pour ceux qui sont appelés «les Barbares».

Note 73: (retour) Gibbon, chap. 34.
Note 74: (retour) Histoire des Huns, liv. 1. Deguignes parle ici des Huns quand ils étaient encore voisins de la Chine. Dans la suite ils connurent l'écriture. (V. p. 101.)

Du Buat 75, après de sérieuses études sur les Huns, entreprit de réhabiliter en quelque sorte cette nation. Il cita en entier la relation de Priscus, laquelle en effet est venue fort à propos pour arrêter l'imagination de certains écrivains. Après nous avoir donné le signalement complet d'Attila et avoir fait une figure grotesque du roi des Huns, qui, certes, n'avait rien de comique, on nous aurait probablement dépeint dans le même goût sa manière de vivre et son habitation. La relation de Priscus étonne, parce qu'on ne retrouve pas ces mêmes Huns que l'on a l'habitude de voir en scène. Aussi Du Buat l'a-t-il transcrite «pour faire connaître, dit-il, un prince et une nation trop long-temps abhorrés». Après avoir rapporté les détails de la mort d'Attila, Du Buat ajoute: «Je ne ferai point ici l'éloge d'Attila: son histoire mieux connue le justifie assez de la férocité qu'on lui a reprochée; et le peu que nous savons de l'intérieur de ses états n'a pas besoin d'être développé par mes réflexions pour prouver que son empire ne fut point une horde de Tartares errants, sans arts, sans mœurs et sans lois» 76.

Note 75: (retour) Histoire ancienne des peuples de l'Europe.

Deguignes, qui, grâce à ses connaissances dans les langues orientales, a pu faire une histoire des Huns fort détaillée, n'ignorait pas ce que les Hongrois ont écrit au sujet de leur origine. Les Hongrois «se regardent» comme descendus des Huns, dit-il en commençant; puis il passe outre, parce que leurs historiens ne s'accordent pas toujours avec les auteurs qu'il a consultés. Ce dédain des traditions locales nous paraît fort condamnable. Il faut lire et lire beaucoup sans doute; mais, en voyant et en écoutant à propos, on s'affranchit de bien des préjugés. L'homme se préoccupe de ce qu'il a sous les yeux: il a donc besoin de changer quelquefois de point de vue. Deguignes a cru devoir s'en rapporter exclusivement aux historiens orientaux: il s'est tellement pénétré de ces écrivains, qu'il a rejeté tout ce qui ne s'accordait pas exactement avec leurs récits.

Mais, sans le vouloir, il prend la défense des chroniqueurs hongrois. Au moment de commencer l'histoire générale des Tatars, il rappelle que les premières annales d'un peuple contiennent toujours des invraisemblances et des contradictions. «Quelle est la nation dont l'histoire, si nous en exceptons les écrits de Moyse, ne commence pas par des fables» 77? Sans doute, les premiers historiens commettent des erreurs et des exagérations inévitables. Cependant, comme Deguignes l'a écrit ailleurs, «le témoignage le plus authentique que l'on puisse avoir sur l'origine d'une nation doit être tiré de ses archives» 78. Dégageons les traditions des peuples de ce qu'elles ont d'incroyable, comme nous retranchons des historiens ce qui s'y trouve de fabuleux, il restera, dans l'un et l'autre cas, une vérité incontestable. Si Deguignes avait fait plus de cas des traditions locales, il n'eût pas pensé que les Valaques «sont venus du Turkestan» 79. Pour connaître l'origine des Valaques, il suffit de parcourir leur pays. En examinant leur physionomie, en écoutant leur langue, en observant leurs mœurs, il n'y a personne qui ne soit convaincu que les Valaques sont d'origine romaine. La tradition, ici encore, est certaine. Demandez à chaque paysan valaque: Ce esti tu? il vous répondra: Român 80.

Note 80: (retour) Le nom de Valaque est tout à fait inconnu du peuple auquel nous le donnons.

Au reste, Deguignes se dément en plusieurs endroits. Il rejette les historiens magyars parce qu'ils ont commis des exagérations, et il admet que les Huns et les Hongrois forment deux nations séparées. Pourtant certains passages de son histoire contredisent clairement cette opinion, et prouvent que parmi les écrivains chinois qu'il consultait il s'en trouvait plusieurs qui admettent entre les deux peuples une communauté d'origine. Ces passages donnent gain de cause à l'orientaliste hongrois Besse, lequel assure que les traditions de son pays sont confirmées par les historiens orientaux.



§ 6.

MARCHE SUIVIE PAR LES HONGROIS.


Il faudrait dire présentement d'où sont sortis les peuples hunniques. Ici les traditions hongroises se taisent. Les traditions turques, il est vrai, assurent que les Turcs et les Magyars ont eu une même patrie 81. Mais comment découvrir la patrie première d'une nation nomade? Cette question, qui ne saurait être décidée dans l'état actuel de la science, peut rester toujours sans solution. Cependant on a vu combien le désir de retrouver leur berceau préoccupe, inquiète les Hongrois. Non seulement Csoma, M. de Szemere, et un autre Sicule dont le nom m'est malheureusement échappé, ont pénétré séparément jusqu'en Perse, jusqu'au Thibet, pour rechercher les traces des Hongrois; non seulement M. de Besse, malgré son âge avancé, a entrepris pour le même objet un voyage au Caucase; mais, récemment encore, M. de Reguly vient de partir pour l'Asie, où il doit rester long-temps, dans le seul espoir de jeter quelque lumière sur les origines de sa nation. Peut-être de nouveaux travaux, de nouveaux voyages, amèneront-ils quelque découverte inattendue. Remarquons seulement que ces intrépides voyageurs se dirigent tous vers l'Asie centrale.

Note 81: (retour) Besse, Grammaire turque, avant-propos. Pesth, 1829.

Toutefois nous essaierons de tracer, autant qu'il est permis de le faire, l'itinéraire que les Hongrois ont suivi. Il est possible de reconnaître, de loin en loin, leur diverses stations, tantôt en consultant les historiens des nations voisines, tantôt en examinant la langue hongroise.

Les historiens chinois placent les Huns au nord de la grande muraille. «L'empire des Huns, en Tartarie, était borné du côté du midi par celui des Chinois; les guerres continuelles que ces deux peuples se sont faites ont obligé les Chinois à parler souvent des Huns» 82.

Note 82: (retour) Deguignes, Hist. des Huns, préface.

Et ailleurs:

«Les Hiong-nou (ou Huns), une des plus nombreuses nations de la Tartarie occidentale, erraient dans ces vastes campagnes qui sont au delà de la Chine, nourrissaient de nombreux troupeaux et habitaient sous des tentes» 83.

Les mêmes historiens montrent également près de la Chine et au milieu des Huns les Igours ou Ouigours, qui, tantôt alliés, tantôt ennemis des Huns, commencent ces dissensions que nous voyons se perpétuer jusqu'en Europe 84, car ces Ouigours sont les Hongrois: une foule d'historiens les nomment ainsi.

Il est à présumer que cette grande nation nomade, avant de se diriger vers la Chine ou de se tourner vers l'Europe, a erré dans l'Asie centrale et a porté ses tentes d'une contrée à l'autre: c'est ce qu'on peut constater par les emprunts de la langue hongroise. Ainsi, les Magyars ont dû se rapprocher de l'Inde, à en juger par certaines expressions qu'ils ont conservées. Ex.: bálvány, «idole»; vásár, «marché»; anya, «mère»; gát, «digue»; tábor, «camp»; etc. Le nom de Buda, si commun chez les vieux Hongrois, est indien. Plusieurs noms de lieux, comme Sóvár, Pennavár, etc., se retrouvent également dans l'Inde et en Hongrie 85.

Note 85: (retour) Benkovich, der Ungern Stamm und Sprache. Pressburg, 1836.--Le nom de Buda, dans le veux hongrois, signifiait peut-être «savant», comme en sanscrit.

Csoma avait trouvé des exemples d'analogie entre des mots hongrois et tibétains. Il est à jamais regrettable que ce voyageur, aussi savant que dévoué, après avoir souffert les plus cruelles privations et s'être livré pendant sa vie entière aux études les plus difficiles, ait été arrêté par la mort au moment peut-être de voir son entreprise couronnée du succès. On sait qu'il avait eu le projet de découvrir le berceau des Hongrois. Le baron Charles Hügel, qui l'avait connu à Calcutta, a publié sur lui dans l'Observateur autrichien un intéressant article. Il a fait connaître les idées de Csoma, qui heureusement s'était ouvert, quelques jours avant sa mort, à M. Campbell, agent anglais à Dardjilling, dans le pays de Sikkim.

Csoma découvrit dans les historiens arabes, persans et turcs, les traces d'un peuple appelé Jugur, Ugur, Wugur, qui campait au milieu de l'Asie, et qui par ses mœurs se rapprochait des Hongrois. Il pensait, d'après ces écrivains, que le berceau de ce peuple était le Tibet. Certain de trouver à Lassa le véritable foyer de la science orientale, il avait pris le chemin de cette ville, quand il fut attaqué de la maladie qui l'emporta. Il demanda à M. Campbell si le nom de Hung, qui se trouve dans l'ouvrage du ministre anglais, avait donné lieu aux Indes à quelques recherches, et si les Hung et les Huns n'avaient pas une même origine. M. Campbell répondit que selon lui la patrie des Hung était la contrée septentrionale de l'Himalaya, et Csoma dit alors que là aussi, dans son opinion, se trouvait le berceau des Huns et des Hongrois.

On ne peut nier que les idées d'un homme qui a consumé sa vie entière à poursuivre un but ne soient d'un grand poids lorsqu'il s'agit de l'objet qui attirait toutes ses pensées. Nous croyons donc signaler un fait important quand nous disons que Csoma porta ses regards vers le Tibet pour y chercher le berceau des Hongrois.

En leur assignant cette contrée pour patrie ou pour station, on s'explique les analogies de la langue hongroise avec la langue tibétaine. De là, les Huns et les Hongrois seraient remontés vers le nord, et auraient porté leurs tentes sur les frontières de la Chine, où nous les montrent les historiens chinois.

À partir de la Chine, nous ne sommes plus réduits à faire des conjectures: nous consultons l'histoire. Les luttes que les Huns ont eu à soutenir contre les Mongols et les Tatars sont détaillées dans l'ouvrage de Deguignes, qui les mène jusqu'en Europe. Nous y renvoyons le lecteur, quoique Deguignes ait commis de graves erreurs, selon nous, en indiquant la marche des Huns.

Pour les Hongrois, nous pouvons leur assigner une seconde station en Perse. Plusieurs historiens assurent que les Magyars s'y sont arrêtés 86. Engel lui-même le reconnaissait, comme le prouve une phrase qui a été citée plus haut. Du Buat rapporte que les rois de Perse, au cinquième et au sixième siècle, avaient des Huns dans leurs armées. Or, à cette époque, ceux que nous désignons sous le nom de Huns étaient écrasés et dispersés en Europe. Il est ici question des Hongrois. Ce qui est non moins significatif que les preuves historiques, c'est que les Hongrois avaient emprunté aux Persans leurs croyances religieuses, et même jusqu'au nom par lequel ils désignaient Dieu. Il faut se rappeler la quantité de mots persans que contient la langue magyare 87. MM. de Szemere et *** ont vu en Perse des montagnes, des fleuves, qui portent des noms hongrois. D'ailleurs les Hongrois, par leur physionomie, se rapprochent des Persans plus que de tout autre peuple.

Note 86: (retour) V. la chronique de Kéza, le plus ancien des annalistes hongrois.
Note 87: (retour) Les Hongrois ont toujours comparé leur langue aux langues orientales. Récemment encore M. Horvát (Tudományos Gyüjtemény, 1833, 6ik, 7ik Kötet. Collection scientifique de Pesth), a montré les rapports du hongrois et du turc. M. Valentin Kis (Magyar Régiségek, Pesten, 1839, Antiquités hongroises) a fait voir les analogies du hongrois et du persan, etc. Nous reproduirons ces idées dans un ouvrage spécial.

Nous retrouvons ensuite les Magyars au Caucase, où leur séjour est attesté non seulement par les traditions des peuples ainsi qu'on peut le voir dans les notes qui suivent, mais encore par les récits de l'historien arabe Mahommed-Aiwabi-Achtachi. Les Hongrois enfin ont occupé la Scythie, puis la Lébédie, ce dont tout le monde convient, et ont paru en Pannonie.

Si nous ne pouvons suivre les Magyars pas à pas, du moins nous est-il permis de leur assigner ces trois grandes stations: le nord de la Chine, la Perse et le Caucase.

Cet itinéraire s'accorde parfaitement avec tout ce que nous avons dit jusqu'ici.

Résumons en effet cette esquisse.



§ 7.

RÉSUMÉ GÉNÉRAL.


Nous avons recherché si les Hongrois sont venus de l'Asie du nord-ouest ou du nord de l'Europe et s'ils ont suivi à travers la Russie la route que leur assignent plusieurs écrivains; nous avons vu que cette opinion n'était pas fondée. En outre nous avons établi ce fait qu'une tribu hongroise occupait la Transylvanie dès le cinquième siècle, fait qu'il est impossible d'expliquer si on admet que les Hongrois se rattachent à la race ouralienne.

En examinant les langues finnoise et magyare, nous avons reconnu que les racines et les mots primitifs n'avaient aucune analogie, et nous avons dit, avec Schlœzer, que ces idiomes ne s'étaient pris mutuellement qu'un nombre restreint d'expressions. Nous avons signalé entre les deux langues des rapports qui existent d'ailleurs entre plusieurs langues asiatiques; mais nous avons vu que les caractères spéciaux de la langue hongroise, les particularités par lesquelles elle se distingue des autres idiomes, ne se retrouvent pas dans les langues finnoises. Nous avons cité l'expérience décisive de Sajnovicz, qui démontre que le hongrois et le finnois sont étrangers l'un à l'autre, car il est impossible qu'un idiome qui s'est médiocrement altéré en dix siècles ait subi une transformation complète en cinquante-six ans.

Comparant ensuite les deux races, nous avons rappelé que la race finnoise a été constamment passive et sans importance, et que le peuple hongrois est au contraire éminemment historique. Nous avons dit que la physionomie des Hongrois dénote leur origine orientale, et que la langue hongroise a le caractère poétique des langues de l'Orient. Enfin nous avons cité plusieurs expressions populaires et quelques mots primitifs qui manquent aux Finnois, et qui indiquent d'une matière certaine que les Hongrois ont dû habiter les contrées méridionales de l'Asie.

Nous croyons donc avoir démontré que les Magyars sont étrangers à la race ouralo-finnoise.

Nous avons reconnu, avec les traditions hongroises, avec les historiens hongrois, bysantins, allemands, italiens et français, que les Hongrois appartiennent à cette nation belliqueuse qui a paru en Europe, au cinquième siècle sous le nom de Huns, et au sixième sous celui d'Avars.

En étudiant dans l'histoire les mœurs et les croyances religieuses de la nation hunnique, nous avons signalé chez cette nation certains caractères communs à tous les peuples asiatiques. Il nous a semblé juste de dire qu'elle n'a pas été aussi barbare que les historiens l'ont prétendu.

Enfin nous avons recherché l'itinéraire suivi par les peuples hunniques. Nous les avons montrés aux frontières de la Chine, en Perse et au Caucase. De plus nous avons constaté, d'après Csoma, les analogies des langues hongroise et tibétaine.

Tous ces faits sont venus corroborer l'opinion que nous avions émise en examinant la langue et la physionomie des Hongrois.

Nous nous sommes donc convaincu que la nation hunnique se rattache à ce groupe nombreux de peuples nomades que les historiens orientaux appellent indistinctement Turcs, c'est-à-dire Émigrants, et qui errèrent long-temps dans l'Asie centrale; peuples qui furent refoulés par la race mongolique, se jetèrent en partie sur l'Europe, en partie sur l'Asie occidentale, et dont les plus fameux sont aujourd'hui les Afghans, les Persans, les Tcherkesses et les Ottomans.

Nous sommes confirmé dans cette pensée lorsque nous comparons les dates des invasions hunniques avec celles des invasions ottomanes. Ces migrations, qui suivent des voies différentes, sont motivées par la même cause, l'irruption des Mongols. Ceux-ci apparaissent derrière les Hongrois et viennent porter l'effroi, au treizième siècle, jusque dans l'Europe orientale.

Il reste à étudier l'histoire des peuples hunniques dès leur séjour en Asie, en les séparant des autres peuples nomades, à montrer leurs principaux établissements, et à rechercher les détails et les résultats de leurs invasions diverses. C'est une lacune que nous tenterons un jour de remplir.


NOTES.

Page 15.--Ces Hongrois se seront peut-être fondus avec les Tatars, auxquels, d'après le manuscrit de Vatican, ils étaient déjà réunis au treizième siècle. Peut-être aussi auront-ils marché vers le Caucase, où se trouvent aujourd'hui encore des Magyars.

Un Hongrois, M. Jean-Charles de Besse, a parcouru, en 1829 et en 1830, le Caucase, pour y chercher les traces des Magyars. Il y a trouvé des tribus entières composées d'hommes qui se donnaient eux-mêmes pour Magyars, et qui le virent avec la plus grande joie en apprenant qu'il était un de ces Hongrois établis près du Danube. Les hommes des autres tribus lui ont assuré que la tradition universellement racontée dans le Caucase était que les Magyars avaient autrefois possédé ce pays. M. de Besse a retrouvé en outre une quantité de mots hongrois qui désignent encore les fleuves, les montagnes, et même des noms propres portés aujourd'hui encore par des familles hongroises. (V. le chap. 10.)

Comme un grand nombre d'écrivains allemands, et Klaproth entre autres, ont nié que les Hongrois aient dominé dans le Caucase, et comme cette domination est attestée par les traditions hongroises que j'ai souvent mentionnées, je ne pense pas qu'il soit inutile de citer les passages suivants du livre que M. de Besse a publié lui-même en français 88. Ce voyageur connaissait non seulement toutes les langues d'Europe, mais même les langues orientales; et il a été à même de recueillir les traditions locales et de consulter les Européens des diverses nations qu'il a rencontrées.

Note 88: (retour) Voyage en Crimée, au Caucase, en Géorgie, en Arménie, en Asie mineure et à Constantinople, en 1829 et 1830, pour servir à l'histoire de Hongrie, par Jean-Charles de Besse. Paris, Delaunay, Palais-Royal. Marseille, Senés, éditeur.

«Pour passer du Khersonnèse en Crimée, je pris ma route à travers les Steppes, au lieu de courir la poste sur le grand chemin.... Comme il ne fallait plus penser ni à une auberge ni à un abri quelconque, je me couchai tranquillement au milieu de la cour, ouverte à tous les vents. Mon Tatare, voyant mon embarras, m'engagea à remonter dans son madjar, ajoutant que je n'avais rien à risquer, et que je pourrais m'y reposer en toute sûreté.

»Je fus bien surpris d'entendre proférer le mot madjar par la bouche d'un Tatare; mais je le fus bien plus encore quand Méhémet (c'était le nom de mon cocher) me raconta que depuis le passage des Magyars par la Crimée, à l'époque de leur émigration, suivant la tradition qui règne parmi les Tatares, cette sorte de chariot conservait le nom qui lui avait été donné par les Magyars, lesquels avaient de semblables chariots où ils plaçaient leurs femmes, leurs enfants, et leurs effets indispensables pour un long voyage. En effet, ces chariots sont très commodes dans leur genre; ils ont neuf à dix pieds de longueur, etc. 89.

»Profitant de la présence des vieillards et du mollah, je les questionnai sur ce qu'ils savaient par tradition au sujet des Magyars; ils me répondirent qu'ils avaient appris des anciens de la peuplade que les Magyars avaient passé par la Crimée en venant du côté de la mer d'Azow, et qu'ils s'étaient dirigés vers le Duna (c'est ainsi qu'ils appellent le Danube), mais qu'ils n'en savaient pas davantage 90.

Note 90: (retour) Page 29.--Les Hongrois appellent aussi le Danube Duna.

»Il paraît que les traditions se perpétuent chez les peuples qui n'ont ni livres ni monuments, et que par conséquent leurs entretiens, pendant l'hiver, ne roulent que sur des récits vrais ou fabuleux des anciens de la famille. C'est ainsi que ces Tatares m'ont diverti en racontant des traditions au sujet du passage des Magyars. Notre petit cercle fut bientôt augmenté par l'arrivée du mollah du lieu, qui me confirma tout ce que ses compatriotes venaient de me raconter. Ce mollah, qui connaissait bien le turc, me dit avoir lu aussi l'histoire turque, renfermant entre autres des renseignements détaillés sur la domination des Magyars; qu'il avait souvent entendu répéter, dans son village, que les Magyars avaient dominé le long de la mer d'Azow; qu'après avoir traversé la Crimée, ils s'étaient dirigés vers l'ouest et avaient conquis un grand pays sur le Duna, mais qu'on ignorait ce qu'ils étaient devenus depuis 91.

»À l'approche de l'expédition, les habitants des montagnes voisines (Besse se dirige vers l'Elbrouz avec une colonne russe), alarmés à la vue des troupes, envoyèrent des députés pour connaître le but de cet appareil militaire. Les premiers qui se présentèrent étaient les Karatchaï, suivis de leur mollah; ils eurent bientôt lieu de se tranquilliser par la manière affable, amicale et rassurante, du général en chef. Ces députés ne nous quittèrent plus, se contentant de renvoyer le mollah pour rassurer leurs commettants, et ils nous accompagnèrent jusqu'aux limites de leur territoire.

»Je m'entretenais avec eux en présence de l'interprète de l'expédition, qui parlait le turc et le russe, quoique tcherkesse de nation. Je ne fus pas peu surpris de la joie qu'ils firent éclater en apprenant que j'étais magyar, et que mon but était de chercher le berceau de mes ancêtres; mais je le fus bien davantage de les entendre protester qu'ils étaient aussi de la race des anciens Magyars, qui jadis avaient occupé, suivant la tradition de leur pays, les terres fertiles depuis l'Azow jusqu'à Derbend. Ils ajoutèrent que leur nation avait demeuré au delà du Kouban, dans les steppes occupées aujourd'hui par les Cosaques de la mer Noire; que dans ces temps-là ils avaient pour voisin un peuple puissant qui les opprimait, et exigeait d'eux un tribut, consistant en une vache blanche à tête noire; ou, à défaut de cela, ils devaient lui fournir trois vaches ordinaires par chaque famille; qu'étant excédés des exactions de leurs voisins, ils résolurent de passer sur la rive gauche du Kouban et de se retirer dans des montagnes inaccessibles, afin d'y vivre dans l'indépendance; qu'enfin ils étaient venus s'établir dans leurs demeures actuelles, sous la conduite d'un chef nommé Karatchaï, dont toute la peuplade prit le nom, qu'elle a gardé jusqu'à ce jour, quoique la famille Karatchaï soit déjà éteinte. Ils dirent ensuite qu'à la distance de trois journées de notre camp, il y avait cinq villages ou peuplades qui sont également de la souche des Magyars: ce sont les Orouspié, Bizinghi, Khouliam, Balkar et Dougour; que ces peuplades parlaient une langue toute différente que celle des autres habitants du Caucase; qu'elles demeuraient sur les montagnes les plus élevées, et qu'elles communiquaient avec leurs voisins les Ossètes et les Emérétiens.

»Dans nos conversations avec les Karatchaï, croyant leur faire plaisir, je leur dis qu'il existait en Hongrie une famille qui portait le même nom; qu'un général Karatchaï avait servi dans l'armée de l'empereur d'Autriche, notre roi actuel, et qu'il est probable que cette famille hongroise était alliée par le sang avec leur ancien chef Karatchaï. À ces paroles, je remarquai qu'ils se regardèrent entre eux avec un air inquiet, et ils me quittèrent brusquement sans prendre congé de la compagnie; ce ne fut qu'au bout de quelques heures que j'appris le sujet de leur alarme.

»L'interprète du général en chef, qui avait assisté à nos conversations, alla lui dire que les Karatchaï, en sortant de mon kibitka, s'étaient mis à délibérer entre eux, donnant des marques d'une vive inquiétude; que, pour savoir le sujet de leurs gesticulations et de leurs chuchotements, il vint à eux et apprit bientôt que leurs débats roulaient sur la crainte que leur inspirait mon arrivée si près de leur territoire; que, d'après ce que j'avais dit, mon but ne pouvait être autre que de réclamer l'héritage de la famille Karatchaï pour les Karatchaï de Hongrie. L'interprète ajouta que mes discours avaient fait naître des soupçons chez les députés, et qu'il était nécessaire de les désabuser.

»Le général, que ce récit amusa beaucoup, me pria de ne plus leur parler à ce sujet, mais de tâcher de les tirer de leur erreur 92; ce que je fis quelques moments après en leur rendant une visite dans leur tente. Ils parurent être très satisfaits de la tournure que je donnai à mes paroles précédentes, ainsi que de mes démonstrations d'amitié pour eux, puisque une heure après ils me firent une seconde visite, et, en prenant tranquillement leur tchaï, ils protestèrent de nouveau qu'ils étaient mes compatriotes, et dès ce moment ils ne cessèrent de m'appeler Kardache, me serrant la main toutes les fois qu'ils me rencontraient.

Note 92: (retour) «Cette crainte de la part de ces Magyars prouve évidemment leur origine magyare, comme on le verra également par de nombreuses citations contenues dans cet ouvrage.»

»C'est à cette occasion que le chef des Orouspié, Murza-Khoul, que les Russes appellent Knjés ou prince, vieillard vert et robuste malgré son âge avancé, me raconta l'anecdote suivante, qu'il dit avoir entendu raconter par son père et par plusieurs des anciens de sa tribu, et qu'ils redisaient cette anecdote toutes les fois qu'ils parlaient de leurs ancêtres les Magyars, qui avaient dominé, répéta-t-il encore, sur le pays depuis la Kouma jusqu'à la mer Caspienne, et dans la partie septentrionale et occidentale du Caucase jusqu'à la mer Noire.


Anecdote fabuleuse d'un prince magyar.

«Il existait jadis, dit Murza-Khoul, un jeune Magyar, fils du chef qui gouvernait les pays situés vers la mer Noire; il s'appelait Tuma-Marien-Kban. Ce jeune homme aimait la chasse avec passion. Un jour, se livrant à ce plaisir dans la compagnie de quarante jeunes gens, et poursuivant le gibier jusqu'au bord de la mer, il aperçut, à quelque distance, un petit navire élégamment pavoisé et orné de banderoles flottant au gré du vent. Le navire, poussé vers la côte par une légère brise, s'approchait insensiblement, et Tuma-Marien, de son côté, se dirigea avec ses compagnons vers le rivage; mais quelle fut leur surprise de voir sur le pont des femmes seules, vêtues de riches robes, et demandant du secours par des signes suppliants. Le jeune prince ordonna aussitôt d'attacher le bout d'une corde à une flèche, qu'on décocha si heureusement, qu'elle tomba aux pieds des femmes, qui, saisissant la corde avec empressement, l'attachèrent par un bout au frêle mât de leur navire, tandis que, par l'autre bout, les chasseurs le tirèrent à terre dans un instant.

»Le prince aida à descendre l'une des jeunes filles, pour laquelle ses compagnes paraissaient avoir beaucoup de respect; il la regarda avec admiration sans pouvoir proférer une parole, tant fut grande l'impression que la beauté extraordinaire de la jeune étrangère fit sur son cœur. Cependant, revenu de sa surprise, il la conduisit, ainsi que ses compagnes, à la résidence de son père, qui, ayant appris la haute naissance et l'histoire de la jeune personne, consentit au mariage de son fils avec elle.

»Voici l'histoire étonnante de cette jeune étrangère: elle se nommait Alémélie; elle était fille de l'empereur grec qui régnait alors à Bysance. Ce monarque, d'un caractère bizarre, fit élever sa fille unique dans une île de la mer de Marmara 93, sous la surveillance d'une matrone; il la fit accompagner par quatorze jeunes filles pour la servir, en défendant sévèrement à la duègne de laisser jamais approcher de sa fille un homme quel qu'il fût.

Note 93: (retour) «En effet, à l'entrée de la mer de Marmara, entre Scutari et le Seraï-Bouroun (sérail du grand seigneur), on voit un îlot, avec un château appelé par les Européens la Tour de Léandre. Cette tour existe encore aujourd'hui; elle est appelée par les Turcs Kiz-Kouléh, la Tour des filles. Dernièrement on y a établi un hôpital pour les pestiférés confiés aux soins du docteur Boulard.»

»La princesse croissait en beauté et revêtait chaque jour des charmes inexprimables; et à ce charme elle joignait encore une innocence et une douceur qui la faisaient adorer de ses compagnes d'exil.

»Un jour, la princesse s'étant endormie sur son divan, les croisées ouvertes, les rayons du soleil, plus brillants ce jour-là que jamais, qui arrivaient jusqu'à elle, produisirent le merveilleux effet de la rendre enceinte. Sa grossesse ne pouvait rester long-temps cachée aux yeux de l'empereur, son père: il devint furieux de cet outrage fait à son honneur. Pour dérober à l'empire la connaissance d'un événement flétrissant qui aurait pesé sur sa famille impériale, il prit la détermination de soustraire sa fille à la vue de tout le monde, en la bannissant de son empire. Pour cet effet, il fit construire un petit navire, le chargea d'or et de diamants, et y fit embarquer sa fille, ses suivantes et sa duègne, abandonnant ainsi ces innocentes créatures aux caprices des vents et aux périls de la mer. Toutefois, cette mer, ordinairement si en courroux contre ceux qui osent troubler ses eaux, respecta la princesse, et un vent léger poussa le navire vers la côte hospitalière des Magyars.

»La princesse ne tarda pas d'accoucher d'un prince, et donna par la suite à son époux Tuma-Marien-Khan deux autres fils. Après la mort de son père, le jeune prince lui succéda et vécut heureux. Il fit élever le premier né des deux fils qu'il eut de la princesse Alémélie sous sa surveillance paternelle. Avant de mourir, il leur recommanda l'union et la paix; mais ceux-ci, devenus leurs maîtres après la mort de leur père, se disputèrent la succession et allumèrent la guerre civile. Ce fut cette discorde intestine entre les Magyars qui amena la ruine et la dispersion de leur nation, jadis libre et puissante, dont, ajouta en soupirant le narrateur, il ne reste parmi nous que le souvenir de leur grandeur passée, souvenir que nous conservons au milieu des rochers où nous avons fixé notre retraite pour maintenir notre indépendance, seul héritage de nos pères, et pour laquelle nous sommes toujours prêts à mourir, ainsi que nos enfants.»

»C'est ainsi que cet intéressant vieillard termina sa narration, qui fut accompagnée de gestes assortis à son sujet. Quoique je ne comprisse que faiblement ses paroles, j'écoutais avec un plaisir tout particulier son récit, à mesure que l'interprète me le rendait en turc. Murza-Khoul narrait avec facilité et avec une vivacité qui charmait ses auditeurs. Pour moi, je ne saurais exprimer quelles étaient mes sensations en écoutant ce prince, devenu, dès ce moment, l'objet de mes attentions particulières. Cet aimable vieillard ne nous quitta plus jusqu'à l'Elbrouz.

»Les Karatchaï, ayant à leur tête leur vali 94 Jolam-Kérym-Chowhali, accompagnaient également l'expédition. Tous ces hommes étaient proprement vêtus à la manière des Tcherkesses, dont le costume a été adopté non seulement par tous les habitants du Caucase, mais encore par les officiers cosaques de la ligne. Ils montent à cheval parfaitement et manient leurs chevaux avec dextérité, on peut dire même avec grâce; ils sont très agiles et excellents tireurs.

Note 94: (retour) «Vali, ou prince, titre exclusivement attribué au chef des Karatchaï.»

»Ce peuple se distingue par sa bonne tenue, sa physionomie expressive, par de beaux traits et une taille élancée. J'ai remarqué que, sous ce rapport, aucune nation ne ressemble autant aux Hongrois que les Karatchaï et les Dougours, que j'ai vus plus tard sur le Naltchik, et dont il sera fait mention ci-après. Leur langue est celle des Tatars, et leur religion celle de Mahomet, qu'ils professent suivant leur bon plaisir, excepté les jeûnes, qu'ils observent scrupuleusement. Je pense qu'il ne serait pas difficile de faire des prosélytes parmi eux.

»La pluralité des femmes est permise, mais ils ont rarement plus d'une épouse. Ils passent pour être bons maris et bons pères. Du reste, on ne doit pas les regarder comme des demi-barbares: car ils montrent beaucoup d'intelligence, cultivent les arts introduits chez eux, et ne paraissent s'étonner de rien. J'ai remarqué que les hommes ont les pieds petits et bien proportionnés, ce qui doit être attribué à leurs chaussures légères sans semelle et à leur habitude de marcher peu et d'être presque toujours à cheval» 95.

Note 95: (retour) Page 66 et suiv.

... Nous retrouvons Murza-Khoul au moment où l'expédition à laquelle notre voyageur s'est réuni exécute l'ascension de l'Elbrouz. Dans les instants où Besse s'arrête pour reprendre haleine (il avait plus de soixante-cinq ans quand il entreprit son courageux voyage), Murza-Khoul l'encourage en lui disant qu'il est hongrois. Cette fierté nationale que l'on remarque en Hongrie, chez les Magyars de toute condition, se retrouve chez ceux du Caucase. «Chacun, muni d'un bâton ferré pour lui servir d'appui, se portait à pas lents en avant. Murza-Khoul était en tête de la colonne, le général derrière lui, et moi, appuyé sur mon sabre, je les suivais immédiatement. À chaque dixième pas il fallait nous arrêter pour prendre haleine. Murza-Khoul, cet aimable vieillard, pour nous animer, s'écriait de temps en temps: «Hajde, Magyar! haide»! c'est-à-dire: En avant, Magyars! courage! Et il ajouta avec emphase: «Kardache (mon frère), souvenez-vous que jamais les Magyars ne sont restés en arrière» 96.

... L'expédition se dirige ensuite vers le pays occupé par les Abazes, au nord-ouest du Caucase. On dresse le camp sur les bords du Kouban, et on se livre à des explorations que Besse mentionne en détail. «En retournant à notre camp, continue-t-il, nous trouvâmes sur notre route, près du Kouban, une carrière d'albâtre de la plus belle blancheur, et presqu'à la surface du sol; plus loin, nous en trouvâmes encore dans une petite montagne, qui paraissait en contenir une grande quantité. Le major qui commandait la redoute voisine, et qui nous avait accompagnés au Pont de pierre, indiqua encore d'autres endroits, où il avait depuis peu découvert de riches carrières d'albâtre. Cet officier, né Tcherkesse, d'un teint fort basané, avait été élevé pour le service de l'armée; il nous assura que, se trouvant encore dans la maison paternelle chez les Tcherkesses, il avait maintes fois entendu répéter que les Magyars ou Ugors avaient autrefois dominé dans le Caucase, et que cette tradition était générale parmi les habitants de ces montagnes» 97.

... Au retour, lorsque l'expédition s'éloigne de l'Elbrouz, elle campe près de la rivière Tarkatche. «Nous fûmes bientôt joints dans notre camp par Beslin-Taganow, prince tatare-nogal, issu d'une très ancienne famille: il est jeune, bien fait, et il nous surprit par sa contenance noble et ses manières aisées. Je remarquai que, parmi les autres chefs qui nous accompagnaient, ce jeune homme avait les traits du visage les plus ressemblants aux Hongrois. Il me raconta au sujet des Magyars ce que les Ouzdens avaient si souvent répété, c'est-à-dire que les peuples du Caucase septentrional sont persuadés, suivant leurs traditions, qu'ils descendent tous des Magyars qui avaient dominé dans ces pays; et ce jeune prince se glorifiait d'être né dans une famille qui tenait à la même souche. Il ajouta que le bruit s'était répandu chez eux qu'un Magyar était arrivé au Caucase pour visiter ses frères (ce sont ses propres expressions), et que cette nouvelle leur avait fait beaucoup de plaisir» 98.

... Ailleurs Besse va visiter M. Petterson, de la mission écossaise à Karas, lequel lui lit «quelques fragments de sa correspondance avec la mission écossaise à Saint-Pétersbourg, relativement à quelques peuples du Caucase septentrional». M. Petterson pense que les Karatchaï, les Balkar, les Bizinghi, etc., sont les descendants des Magyars, et raconte une tradition fabuleuse sur la fameuse ville de Magyari 99.

... Enfin, se trouvant à Tiflis, Besse se met en rapport avec quelques députés des Avars et des Lesghis, qui lui rapportent «qu'on connaît parfaitement la demeure des Magyars qui occupent les hautes montagnes du Caucase, et que chez eux la tradition est connue suivant laquelle ce peuple avait été autrefois maître de tous les pays au delà du Caucase, entre la mer Noire et la mer Caspienne» 100.

Ainsi donc, voila les traditions hongroises appuyées par celles de tous les peuples du Caucase, à quelque nation qu'ils appartiennent, et par l'opinion des Européens résidant dans le pays. Voilà des faits qui contredisent puissamment les assertions de Klaproth, sur lequel on s'est beaucoup appuyé. «Je ne sais pourquoi M. Klaproth, malgré l'opinion de plusieurs historiens russes, est si obstiné à nier l'ancienne domination des Magyars dans la partie septentrionale du Caucase. En citant Derbend-Naméh, il ne produit que les passages qui conviennent à son but, sans faire mention de ceux qui détruisent ses fausses observations» 101.

Et maintenant, après avoir entendu les peuples du Caucase qui ne sont pas Hongrois, il faut écouter les cinq tribus qui, avec les Karatchaï, descendent des Magyars. Besse les met en scène fort souvent; il montre quelle ardente affection ils ont gardée à leurs pères, et combien est fort le sentiment de nationalité qui les anime. Ils s'inquiètent de la position de la Hongrie, de sa distance, car ils expriment le vif désir d'aller voir leurs frères. Ils font promettre à Besse d'envoyer l'année suivante deux Hongrois en costume national, afin que ce costume puisse être adopté par les tribus magyares du Caucase. Ils racontent toutes les traditions qu'ils ont soigneusement gardées sur leurs glorieux ancêtres. De son coté, Besse les examine avec attention. Il trouve que dans leur taille, leurs gestes, leur regard, le jeu de leur physionomie, par tous ces caractères enfin qui constituent la manière d'être d'une nation, les hommes de ces tribus, qui se donnent pour Magyars, et sont regardés comme Magyars par tous les habitants du Caucase, ressemblent en effet d'une manière frappante aux Magyars de la Hongrie. Les citations seraient ici trop longues. Je renvoie le lecteur à l'ouvrage de Besse, qui est d'ailleurs intéressant, et spécialement au chapitre 23, où il parle en détail des Dougours, une des cinq tribus magyares.

Page 45.--Pour démontrer grammaticalement que deux langues sont sœurs, il faut faire voir dans ces deux langues non pas quelques similitudes et quelques terminaisons semblables plus ou moins défigurées, mais les mêmes racines, les mêmes caractères, les mêmes originalités, le même génie.

Personne ne s'avisera de dire que nous sommes Magyars; pourtant il y a dans les langues hongroise et française plusieurs mots qui ont une certaine similitude. Par exemple:

ki
ut (prononcez oute)
ök (prononcez euk)
fi 102
tanya
sohaitani
tiz
ár
signifie qui
route
eux
fils
tanière
soupirer, souhaiter
dix
prix, arrhes, arrha, αρραβοι.
Note 102: (retour) Correspondant au wicz slave.

Évidemment tout ces mots sont originaux dans les deux langues. On ne peut les confondre avec ceux que les Hongrois nous ont empruntés, et qui tous désignent des objets venus de France, comme médaille, parasol, chemisette, pantalon, salon, canapé, etc. Car ces mots, qui font maintenant partie de la langue hongroise, n'ont pas changé. Les Hongrois les ont adoptés sans leur donner une tournure magyare: la différence ne consiste que dans l'orthographe.

Comment des langues si diverses ont-elles quelques mots à peu près semblables? Cela vient, comme nous l'avons dit, de ce qu'il existe entre toutes les langues comme entre toutes les races une fraternité incontestable. En outre, il peut exister des ressemblances fortuites. Les Grecs disaient δεκα [Greek: deka], les Latins decem, et nous disons dix. C'est par hasard que le mot latin, devenu français, s'est rapproché du hongrois tiz. Je dépasserais le nombre de Schlœzer si je voulais reproduire, comme Sajnovicz, les mots hongrois et français qui ont par hasard une syllabe semblable comme:

adok
asztai
marni
etc.
je donne
table
mordre
etc.

On peut montrer des centaines d'exemples pareils qui ne prouvent qu'un seul fait: c'est que le hasard produit souvent des résultats dont on s'efforce de retrouver les causes en dépensant plus ou moins d'érudition.

Puisque je parle des rapports qui existent entre le français et le hongrois, je ferai remarquer que ces langues ont une analogie très grande en un point: c'est qu'elles se composent des mêmes sons. Les sons les plus originaux de la langue hongroise, qui la rendent si difficile pour les autres étrangers, se retrouvent dans la nôtre.

gy a le son de
ly
ny
ö
s
ty
ü
zs
di (dans Dieu)
ll mouillées
gn
eu
ch
ti (dans pitié)
u
j

Plusieurs de ces sons manquent à l'allemand, à l'anglais, à l'espagnol ou à l'italien. Les Hongrois ont en outre un son particulier: ils prononcent l'a entre l'a et l'o. Ce son, quoiqu'il nous soit étranger, ne nous est cependant pas inconnu. Le peuple de Paris dans une foule de cas prononce l'a de cette manière 103. Il est fort singulier que le hongrois, langue primitive apportée de l'Asie, ait cette analogie avec une langue occidentale et mélangée comme la nôtre. Le hongrois est la seule langue étrangère que nous puissions prononcer hardiment. Cette circonstance que les deux langues se composent, pour ainsi dire, des mêmes sons, fait qu'une foule de mots se prononcent d'une manière semblable sans avoir, il est vrai, la même signification. V. p. 36.

Note 103: (retour) Les Hongrois ont de plus le cs ou ts, qui se prononce tch, et le cz ou tc, qui se prononce .

Certains écrivains ont fourni des armes aux ennemis de la philologie en montrant combien cette science peut s'égarer si elle n'est guidée par la réflexion. Ils supputaient le nombre de mots que les Hongrois ont empruntés aux Allemands, et, remarquant que ház, par exemple, qui signifie «maison», se rapproche de l'allemand haus, ils en concluaient que c'était un mot allemand devenu hongrois. Vainement leur répondait-on que les Magyars avaient bâti au Caucase la ville de Kizylar, dont les maisons, suivant les historiens arabes, étaient d'une blancheur éblouissante, et que par conséquent ils devaient posséder le mot ház pour les désigner. Les philologues s'en tenaient à la ressemblance du mot, sans rien écouter. Il fallut qu'on Hongrois orientaliste expliquât que le mot ház venait du persan hazed.

Voici encore un exemple qui montre qu'il peut exister des ressemblances de mots produites par le hasard seul. Il y a en Hongrie une petite ville nommé Kots où ont été fabriquées dans l'origine certaines voitures fort légères dont on se sert dans le pays. On les a appelées kotsi parce qu'elles venaient de Kots. De là on a nommé kotsis celui qui conduisait ces voitures. Kotsis (prononcez kotchich) signifie donc cocher. Qui ne serait tenté de faire dériver ce mot du français, ou de l'allemand Kutscher?


Page 59. «Disons enfin que dans les vers affectionnés et répétés par le peuple, en Hongrie, il est souvent parlé de la beauté physique, etc...»

Voici entre autres un petit poème bien répandu, dont je ne puis préciser l'époque, mais qui remonte au temps où les Hongrois guerroyaient contre les Turcs. L'auteur exalte avec une admiration naïve toutes les qualités, mais surtout la beauté de sa nation.

La nation magyare.


La nation magyare est superbe: elle l'emporte sur beaucoup d'autres.


Cela a toujours été vrai, et sera toujours vrai.

Si tu cherches une belle nation, celle-là l'est assez.

Son élite est la garde hongroise, la plus belle de toutes les gardes.

Je suis sûr que tu es de mon avis?... Je ne m'étonne pas,

Car des beaux Magyars chaque peuple a la même opinion.

--Tour de Saint-Étienne, sois mon témoin et dis mieux que moi!

Ou plutôt réfute-moi si je ne dis vrai.

Le jour de Saint-Étienne, combien de nations, combien de religions voyais-tu réunies?


N'avaient-elles pas toutes une même voix sur les beaux Magyars?

Ce jour-là, comme à l'ordinaire, le roi a paru:

Est apparue aussi la garde hongroise,

Qui a formé une troupe exposée à l'admiration,

La voiture du roi était magnifique 104,

On voyait encore d'autres carrosses dorés;

Mais toute cette pompe était bien inutile,

Car là où il a des Magyars, il n'y a plus rien à regarder.

Le peuple de Vienne ne pouvait assez contempler, admirer le Magyar.

Qui surpassait tous les autres par sa beauté.

Oh! que j'étais content de le voir louer! car j'aimerais mieux mourir

Que d'entendre sur lui une parole de blâme.

Ce qu'il y a de beau dans le Magyar,

C'est que, quand tous les spectateurs l'admirent,

Il ne s'étonne pas, il ne regarde pas autour de lui,

Mais il redresse sa taille et lève la tête.

De là bien des gens pensent qu'il est fier

Quand au contraire ceci est une marque de ses belles qualités.

Chez lui ce n'est pas fierté, c'est caractère national.


Sans contredit le Magyar est aussi beau à cheval qu'à pied,

Dans sa mente de croisé coupé à sa taille,

Dans tout son costume, qui est national,

Le kalpag, la ceinture, la plume de héron, la sabretache, ce qui lui va si bien!

Qu'il est beau quand il cingle sa ceinture sur son dolman!

Il faut admirer tout son costume.

Et quand ils sautent à bas de leurs chevaux,

On croirait que chacun d'eux est une fleur.

Qu'ils sont beaux aussi quand ils marchent en rang!

On le sait mieux que je ne puis le dire.

Leur moindre mouvement, comme il est d'aplomb!...

Ce n'est donc pas étonnant qu'ils enlèvent beaucoup de cœurs tendres.

Tout leur corps est d'une harmonie parfaite,

De sorte qu'on le prendrait pour un chef d'œuvre de la nature.


La danse des Magyars plaît aussi à bien du monde,

Parce que gaîment s'agitent chaque membre, chaque fibre et chaque veine.


On peut appeler noble la danse de cette nation,

Car dans aucune autre on ne voit des mouvements plus entraînants.

Note 104: (retour) Il y a dans le texte hongrois gyöngy kotsi, «voiture-perle.»

Je voudrais rendre le ton digne et en même temps naïf du poète populaire. Ces vers, qui paraîtront insignifiants à la plupart des lecteurs, frapperont peut-être ceux qui connaissent la Hongrie et qui savent avec quelle gravité les paysans hongrois parlent d'ordinaire. Ce sont de ces choses qu'il faut entendre, et non lire: encore moins faut-il les juger d'après une mauvaise traduction.

Le poëte parle encore de la bravoure des Magyars, de leur désintéressement, de leur fidélité, de leur ardeur dans l'amour; puis il ajoute:

«J'avoue qu'il y a beaucoup de belles langues;

Mais l'élégante langue magyare se distingue entre toutes.

Si c'est la beauté qui classe les langues,

Je suis sûr qu'elles viennent toutes après la langue magyare.

Le scrutateur n'y trouvera pas ces vilains défauts

Que les autres langues peuvent se reprocher.

Les seigneurs allemands ne comprennent pas le peuple.

En Hongrie, tout le monde a la même langue:

Pauvres et riches, petits et grands, tous se comprennent;

Ce n'est pas là que la langue change à chaque mille.

Ici le poëte revient encore à son idée favorite, la beauté. Cette fois il s'agit des Hongroises. Il va sans dire qu'il les trouve sérieusement les plus belles femmes du monde. Il les félicite surtout d'avoir repris la coiffure nationale:

Qu'elles sont belles surtout, depuis qu'elles ne méprisent plus leurs bonnets!

Depuis qu'elles ne chargent plus leur tête de ces citadelles de gaze!

Ce qui fait penser qu'il écrivait au siècle dernier, dans un de ces moments de réaction où la noblesse hongroise s'éloignait de la cour de Vienne et reprenait les mœurs nationales. Le poëte vante ensuite la force des Magyars, cette force qui leur est si précieuse dans la guerre où ni le hurlement du Turc ni l'éclat de cent mille lances ne peuvent l'intimider. Sa force et sa bravoure en font un ennemi terrible; de là vient que

Si on fait la guerre avec les Magyars,

L'ennemi craint d'avance sa défaite.

On n'a qu'à se figurer un brave Magyar avec ses grandes moustaches,

Pour avoir le portrait d'un héros.

Page 126.--Csoma avait découvert des exemples d'analogie entre des mots hongrois et tibétains, Il est à jamais regrettable que ce voyageur, aussi savant que dévoué, après avoir souffert les plus cruelles privations et s'être livré pendant sa vie entière aux études les plus difficiles, ait été arrêté par la mort au moment peut-être de voir son entreprise couronnée du succès.

J'extrais les lignes suivantes d'un journal hongrois qui a reproduit et complété les détails que le baron Hügel a donnés dans l'Observateur autrichien:

«Dardjilling, où est mort Csoma de Körös, est une ville peu connue du pays de Sikkim qui se trouve dans les vallées méridionales de l'Himalaya. Ce pays a environ huit milles allemands de longueur et douze milles de largeur. Il est entouré par le Bengale, le Népaul, le Boutan, et au nord par le Tibet, dont il est séparé par les Alpes de Khawa Karpola, et ne contient que deux villes, Sikkim et Dardjilling. Les habitants suivent en grande partie la religion de Buddha. Le roi, qui dans la langue du pays se nomme gielpo, habite Sikkim et s'est placé sous la protection des Anglais. Dans la guerre que la Grande-Bretagne fit au Népaul de 1814 à 1816, le roi de Sikkim fut son fidèle allié: le royaume du gielpo fut agrandi par les Anglais, qui espéraient soumettre plus facilement le Népaul. Depuis ce temps Sikkim est toujours en rapport avec le gouvernement anglais des Indes orientales. Ce pays est aussi en relation avec Lassa, où réside un gouverneur chinois, et des ambassades, dont les Anglais savent profiter, vont fréquemment d'un pays à l'autre.

»Pendant la guerre contre la Chine, l'intérêt des Anglais voulut que les liens qui attachaient Sikkim à leur empire des Indes fussent encore resserrés. C'est pourquoi ils établirent à Dardjilling un agent et une faible garnison. Cet agent, qui se nommait Campbell, fut témoin de la mort de Csoma et lui rendit les derniers honneurs. Csoma arriva à Dardjilling le 24 mars: il voulait y séjourner jusqu'à ce qu'il pût être présenté au gielpo de Sikkim, par la recommandation duquel il espérait passer à Lassa. Il comptait trouver dans cette ville d'importants ouvrages, capables de lui donner des renseignements précieux sur l'origine des Hongrois. Ce but qu'il a poursuivi pendant sa vie entière, et qui lui a fait quitter son pays, était constamment l'objet de ses pensées. Il espérait que l'affinité des langues l'aiderait à découvrir la patrie première de sa nation.

»... Csoma de Körös avait voué une grande partie de sa vie à l'étude de la langue tibétaine, parce qu'il espérait trouver dans les chroniques de cette langue quelques éclaircissements sur l'origine des Hongrois. La circonstance qu'il découvrit plusieurs mots tibétains qui avaient de l'analogie avec des mots hongrois le confirmait dans son hypothèse. Il avait raison de croire qu'il trouverait à Lassa, capitale du Tibet, et patrie du Lama, représentant de la Divinité, le foyer de la science de ce pays, dont il n'avait pu voir que des fragments dans le Ladak et le Kaman.... M. Campbell, à qui Csoma fit part de son projet, espéra qu'en présentant au gielpo notre voyageur, qui ne s'était jamais mêlé d'aucune affaire politique ou religieuse, il lui serait facile d'arriver au but de ses efforts. Il envoya chez Csoma le valki ou ministre du gielpo à Dardjilling, pour que celui-ci pût se convaincre du savoir du voyageur hongrois et comprendre ses intentions. Le valki, qui lui-même était fort savant, fit sa visite à Csoma, s'étonna beaucoup de sa parfaite connaissance de la langue tibétaine et admira surtout les connaissances qu'il avait acquises sur la littérature et la religion du pays. M. Campbell, en outre, fit connaître au ministre la vie de Csoma, et lui persuada que le gielpo n'avait aucune raison de craindre la visite d'un homme qui voyageait dans un but scientifique et qui d'ailleurs n'était pas Anglais; il ajouta que le gouverneur des Indes lui en aurait de l'obligation, parce qu'il s'intéressait à l'entreprise du voyageur.

»Dans ces circonstances, Csoma désira rester à Dardjilling jusqu'à ce que le gielpo eut fait une réponse favorable. Il parlait souvent de l'avenir à M. Campbell, et lui disait que tous ses désirs seraient comblés s'il pouvait parvenir jusqu'à Lassa. On peut dire que ses derniers jours furent les plus heureux de sa vie.

»Le 6 avril, M. Campbell alla le voir. Il était déjà mal, mais ne voulut prendre aucun remède, affirmant qu'il avait eu plusieurs fois la fièvre aux Indes et qu'il se guérissait avec la rhubarbe. Sur les prières de M. Campbell, il promit de faire le lendemain usage des remèdes, s'il ne se sentait pas mieux. Il refusa de le faire le jour même, disant qu'il était trop tard, puisque le soleil déclinait. Le lendemain M. Campbell le trouva mieux. Mais cet état ne dura pas: les symptômes du mal ne tardèrent pas à se montrer. Dans ce climat, il n'y a que des remèdes violents qui puissent faire cesser la fièvre, et si on ne parvient pas à l'arrêter, la troisième rechute cause la mort. Csoma refusa encore obstinément de prendre médecine. Le 9 avril, M. Campbell conduisit chez le malade le docteur Griffith; mais le mal avait tellement augmenté, qu'il était dans le délire. Dans cet état, ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'on lui fit prendre quelque remède. Le 10, la fièvre revint, et emporta toutes les forces du malade, qui mourut le 11 avril 1842, à cinq heures du matin. Sa manière de vivre depuis plus de vingt ans avait tellement affaibli et amaigri son corps, qu'il fut hors d'état de vaincre la maladie.

»Les dépouilles mortelles de notre Csoma furent déposées le 12 avril, à huit heures du matin, en présence de tous les Anglais, dans le cimetière de Dardjilling. M. Campbell prononça lui-même un discours pour honorer sa mémoire. C'est ainsi que notre illustre compatriote, que la mort a frappé à cinquante-sept ans, repose dans une petite ville des Indes orientales toute aussi inconnue que le lieu de sa naissance, un village du Háromszék, nommé Körös.

»La succession de Csoma consiste en quatre caisses de livres et de manuscrits, un habit bleu d'ancienne façon qu'il porta toujours et dans lequel il mourut, quelques chemises et un vase de cuisine en cuivre. Il laissa en outre cinq mille roupies en papier d'état, trois cents roupies en billets de banque, deux cent vingt-quatre roupies en diverses monnaies et vingt-quatre ducats cousus dans sa ceinture. Csoma ne manquait pas d'argent, grâce à l'empereur d'Autriche et aux deux tables de la diète de Hongrie, qui lui envoyèrent des secours pour l'aider dans ses recherches scientifiques. Lorsqu'au commencement de février, il partit de Calcutta, il légua cinq mille roupies à la Société asiatique de cette ville, au cas où il ne reviendrait pas du Tibet. Cette somme est destinée à quelque but littéraire.

»Csoma avait un genre de vie très simple. Sa nourriture consistait en thé, qu'il aimait beaucoup, et en riz légèrement préparé: encore en prenait-il fort peu. Il se tenait toujours sur une natte de paille, qui lui servait tout à la fois de lit et de table pour manger et travailler. Il ne se déshabillait pas pour dormir et ne quittait que rarement sa demeure. Il ne buvait jamais ni vin, ni boissons spiritueuses; il ne faisait usage ni du tabac ni de l'opium.

»Le baron Hügel rencontrait souvent Csoma à Calcutta. Il remarqua avec admiration que notre voyageur ne parlait jamais des privations qu'il avait supportées pendant ses pèlerinages en Asie. Dans les fréquents entretiens qu'ils eurent ensemble, il observa cependant une fois que sa vie lui était aussi chère qu'aux autres hommes qui s'engagent dans des entreprises extraordinaires. L'expression de ses sentiments était occasionnée par la découverte que la langue tibétaine était subordonnée au sanscrit. Il avait donc vécu tant d'années, aux frontières du Tibet, loin de toute société humaine, enfermé dans un cloître et en proie à la misère, pour apprendre un sanscrit corrompu ou plutôt un dialecte de cette langue! Il faut noter ici que Csoma avait passé onze années dans un cloître du Kaman: sa demeure était une chambre de neuf pieds carrés; et quoique la température, pendant le tiers de l'année, soit de quinze degrés au dessous de zéro, il écrivait et lisait tous les jours sans feu. Il couchait sur le plancher de sa chambre, dont les murs seuls le garantissaient du froid. Dans cette misérable situation, il ordonna quarante mille mots tibétains, et écrivit le dictionnaire et la grammaire de la langue tibétaine. Découvrant, ainsi que nous l'avons dit, quelque analogie entre cette langue et le hongrois, il avait espéré trouver à Lassa la solution du problème qu'il avait cherchée toute sa vie. Toutes les forces de son âme étaient concentrées sur ce seul point. Lorsque M. Campbell parla de ce sujet pour la dernière fois, il lui ouvrit son cœur et lui fit part de ses vues, etc.»

Certes, on peut admirer cette énergie, cette persévérance à poursuivre un but! Pour achever de faire connaître Csoma de Körös, je rapporterai un trait qui m'a été raconté par celui qui pouvait le mieux m'informer. Csoma avait quitté son pays pour commencer son grand voyage et il était sur le point de sortir de Transylvanie, quand il s'arrêta dans l'habitation d'un Magnat qui réside près de la frontière. Au moment du départ, on lui demanda naturellement où il allait.--«En Asie, répondit-il.--Qu'est-ce que cela? demanda innocemment le seigneur, qui, voyant un jeune homme en petite jaquette, avec un mince bagage sur le dos, croyait qu'il s'agissait de quelque vallée voisine. Où est l'Asie?--Mais... de l'autre côté de l'Oural.--Quoi! c'est véritablement en Asie, en Asie, que vous allez?--Assurément.--Et qu'y voulez-vous faire?--Mon but est de chercher le berceau de notre nation.--Votre projet est très beau, sans doute. Il est naturel que tout Hongrois s'y intéresse. M. de Humboldt partira bientôt pour l'Asie; mes amis obtiendront de lui qu'il vous emmène.--Merci. Il faudrait encore attendre, et je suis déjà en route. J'irai seul.--Savez-vous les langues orientales?--Non, mais je les apprendrai.--Je suppose alors que vous savez quelques langues européennes. L'anglais vous sera nécessaire aux Indes.--Je ne connais pas ces langues-là, mais je les apprendrai.--Avez-vous au moins quelques renseignements sur la route que vous devez suivre? Avez-vous quelques lettres?--Aucunement.--Et vous partez si intrépidement, quand vous savez quels obstacles vous attendent?--Je chercherai et je trouverai. Ces obstacles seraient insurmontables pour un autre, mais ma volonté est arrêtée.» En effet, franchissant un seuil qui m'est bien connu, il partit, léger de bagage et d'argent, quittant à jamais sa famille, ses amis, son pays, pour se vouer à une entreprise qui devait inutilement consumer sa vie!


TABLE DES MATIÈRES.

Préambule.

§ 1. Les Hongrois sont-ils Finnois?

§ 2. Traditions hongroises.

§ 3. Relations des historiens nationaux.

§ 4. Relations des historiens étrangers.

§ 5. Parallèle entre les Huns, les Avars et les Hongrois.

§ 6. Marche suivie par les Hongrois.

§ 7. Résumé général.

Notes.



IMPRIMERIE DE GUIRAUDET ET JOUAUST,
rue Saint-Honoré, 315.


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