Essai sur la littérature merveilleuse des noirs, suivi de Contes indigènes de l'Ouest africain français - Tome premier
Sambadougou, 1907.
Conté par ÉDOUARD NGOM.
III
LA TÊTE DE MORT
(Peuhl).
En entrant dans un village, un homme a trouvé une tête décharnée et aux orbites vides de leurs yeux, qui était sur le bord de la route. C'était la tête d'un homme mort depuis sept ans: «Pourquoi cette tête-là est-elle ici? se demande le passant».
Et la tête répond: «C'est ma bouche qui m'a fait mourir!»
L'étranger poursuit son chemin. Il dit au chef de village. «J'ai vu la tête d'un homme mort depuis sept ans. Et maintenant encore elle parle.—Ce n'est pas vrai! réplique le chef.—Eh bien si tu constates qu'elle ne parle pas, tu pourras me tuer!»
Le chef envoie des hommes pour se rendre compte de la chose. L'étranger va avec eux et leur montre la tête: «La voilà, leur dit-il.—Tête, demandent les envoyés, est-il vrai que tu aies parlé?»
La tête ne répond rien. Deux fois, trois fois on répète la question. Pas de réponse.
Les envoyés s'en retournent vers le chef: «Nous avons interrogé la tête, lui rapportent-ils et elle ne nous a rien répondu.—«En ce cas, dit le chef, ramenez l'étranger près de la tête et tuez-le à cet endroit».
On emmène l'homme. Les uns disent: «On va le tuer à coups de fusil». D'autres disent: «Non ce sera par le bâton!»
On se dispose à le faire périr. «Arrêtez! s'écrie la tête». Et à l'homme: «Quand tu m'as questionnée en passant, que t'ai-je répondu?
—«Que c'est ta bouche qui t'a fait mourir».
—«Un peu plus, reprend la tête et la bouche allait te faire mourir toi aussi. J'avais insulté un chef par de mauvaises paroles. J'aurais dû me taire car c'est à cause de cela que l'on m'a tranchée ici. Si tu étais entré dans le village sans me poser de questions, si tu n'avais parlé à personne, on ne t'aurait pas amené ici pour te donner la mort!».
Les gens ont rapporté cette conversation au chef qui a dit: «Il faut laisser libre le nouveau venu».
Il est sage de réfléchir avant de parler, sinon il en résulte des ennuis. La bouche est dangereuse.
Dubréka 1910.
Conté par OUSMANN GUISSÉ.
Interprété par GAYE BA.
IV
LES AILES DÉROBÉES
(Kâdo).
Un prince, nommé Sakaye Macina, voyageait pour son agrément. Il arriva un jour sur une place de marché. Comme il descendait de cheval, il entendit un vieillard crier: «Qui veut, pour un jour de travail, gagner 100 mesures d'or?»143.
Sakaye s'approcha du vieillard et lui dit: «Je suis prêt à travailler toute une journée pour un tel salaire!» Ce vieillard était un yébem144 qui ne venait au marché que pour duper quelque étranger afin de l'emmener chez lui et de le manger. Il répondit: «Eh bien, Sakaye Macina, laisse ici ta monture et viens avec moi jusqu'au pied de cette haute montagne. C'est là que tu trouveras de la besogne à faire».
Sakaye suivit, sans mot dire, le yébem qui avait pris le chemin de la montagne indiquée. Quand ils furent au pied de cette montagne, le yébem dit à son compagnon: «Grimpe là-haut. Tu y verras d'autres travailleurs déjà en train de s'occuper.»
—«Mais par où monter? demanda Sakaye. Je ne sais comment m'y prendre! La pente est par trop raide!».
—«Je vais te procurer une monture qui te portera jusqu'au sommet du mont!»
Et le vieux frappa dans ses mains. Aussitôt une gigantesque tourterelle apparut, toute sellée et bridée: «Enfourche ce cheval!» dit le vieux à Sakaye. Celui-ci obéit à l'invitation et l'oiseau s'éleva jusqu'au faîte du mont. Il déposa son cavalier sur un gros rocher et disparut.
Sakaye regarda tout autour de lui et aperçut une case toute vermeille. Cette case était d'or pur.
Il s'en approcha et vit un autre vieillard dont les yeux étaient aussi gros et aussi rouges que le soleil quand il se lève à l'horizon.
Comme il se dirigeait vers ce vieillard, il vit, au loin et bien au-dessous de lui, l'univers entier (car la montagne sur laquelle il se trouvait était la plus haute de toute la terre).
Quand il fut tout près du vieillard-aux-yeux-de-soleil, il reconnut quantité de crânes humains épars sur le sol. Il demanda au vieux à qui appartenait la case d'or et qui avait tué les propriétaires de tous ces crânes.
Il lui demanda aussi pour quelle raison un homme aussi vieux que lui se trouvait seul dans cet affreux endroit car, d'après les apparences, il était le seul à y habiter.
«Sakaye Macina, lui répondit le vieux, c'est moi le gardien de cette maison. Ceux qui l'habitent sont des yébem, mangeurs d'hommes. Te voilà en leur pouvoir et tu ne leur échapperas pas! Leur père à tous t'a rencontré au marché: il t'a leurré de l'espoir de beaucoup d'or. Donc attends-toi à la mort car, dans un instant, tu auras cessé de vivre. On va te dévorer quand le yebem qui t'a attiré ici sera de retour. Et il ne saurait tarder!
—«Es-tu aussi un mangeur d'hommes? lui demanda Sakaye».
—«Moi? répondit le vieux, non pas!
«Je suis un yébem, mais pas un anthropophage. J'appartiens à une autre race que ceux-là, mais ils me contraignent à rester ici, par le pouvoir d'un grigri qui m'ôte l'usage de mes jambes; sans quoi je retournerais auprès des miens. Ils me forcent à me tenir devant leur case pour leur servir de gardien et il m'est impossible de me relever».
—«Eh bien, vieux! reprit Sakaye, où sont-ils en ce moment ces yébem propriétaires de la case et maîtres de tes jambes?
—«Ils sont à la chasse et en reviendront en même temps que leur père, celui que tu connais déjà».
—«Alors, personne dans la case maintenant?»
—«Personne, si ce n'est de jeunes yébem qui s'amusent à faire une partie de hin145».
Note 145: (retour) Le hin est le ouôri des Malinké. C'est un jeu qui se joue à deux avec de petits cailloux ou des billes de métal qu'on range dans douze trous (6 et 6) suivant des règles que je n'ai pu me faire expliquer clairement. Ces trous sont pratiqués dans un billot de bois ou simplement creusés dans la terre.
«—En ce cas j'y vais entrer et me cacher dans quelque grenier en attendant la nuit. A ce moment-là je m'échapperai».
—«Je t'en supplie n'y entre pas! Tu serais cause de ma perte car les yébem, à leur retour, me tueraient sans pitié sitôt qu'ils auraient senti l'odeur de chair humaine dans leur case.»
Sakaye qui savait que le guinné-aux-yeux-de-soleil ne pouvait rien contre lui, puisque le grigri l'empêchait de se mettre debout, entra précipitamment dans la case.
A la vue de l'intrus, les jeunes yébem qui étaient en train de jouer et s'étaient débarrassés de leurs ailes pour se mettre à l'aise, s'effrayèrent et sautèrent dans un grand trou qui s'ouvrait au milieu de l'aire de la case. Mais ils avaient eu le temps de reprendre leurs ailes. Seule, leur jeune soeur abandonna les siennes dans sa précipitation.
Quand elle se retrouva au milieu de ses frères ceux-ci lui dirent: «Petite! tu as laissé tes ailes là haut à la discrétion de l'intrus. Retourne les chercher, au risque même d'être capturée par lui. Tu dois tenter de les reprendre car il est sans exemple qu'une yébem ait laissé ses ailes entre des mains humaines.»
La jeune yébem, malgré sa frayeur, remonta dans la case et s'adressant à Sakaye: «Humain! lui dit-elle, je t'en prie, rends-moi mes ailes!»
—«Ce ne sera qu'à une condition, lui répondit le prince. Tu vas me transporter chez moi?»
—«Je te le promets!» affirma-t-elle.
Alors Sakaye lui rendit ses ailes et elle les fixa à leur place. Cela fait, elle mit le prince sur son dos et s'envola, si haut, si haut! que celui-ci ne pouvait plus apercevoir la terre.
Elle le déposa juste devant la porte de l'amirou146 son père. Ensuite elle voulut s'en retourner mais Sakaye la retint de force. Il lui retira ses ailes147 et alla les cacher dans le magasin de l'amirou. Puis, au bout de quelques jours, il la prit pour femme.
Ils vécurent ainsi quelques années ensemble et Sakaye eut de la yébem trois enfants droits «comme un chemin»148 tous les trois et jolis comme des verroteries.
Note 148: (retour) La comparaison ayant été maintenue par le conteur malgré mon incompréhension manifestée. (Les chemins indigènes ne sont rien moins que droits), je la transcris telle quelle. Noter les diverses comparaisons des contes indigènes: le port d'un rônier; joli comme des verroteries, etc.
Malgré la joie qu'elle ressentait d'être mère, la yébem n'avait pas le coeur satisfait. Elle aspirait à la montagne.
Une nuit, pendant que ses enfants et son mari dormaient, elle se transforma en souris et, par un petit trou, se glissa dans le magasin de son beau-père. Elle y reprit ses ailes et se les fixa aux épaules; puis elle revint chercher ses enfants, les cacha sous ses ailes et prenant son essor, elle regagna sa chère montagne.
Conté par AMADOU BA, élève rimâdio
de l'école de Bandiagara, 1912.
Interprété par SAMAKO NIEMBÉLÉ,
dit SAMBA TARAORÉ.
ÉCLAIRCISSEMENTS.
Ce conte a quelques vagues rapports avec la légende allemande mise en opéra par Scribe: Le lac des fées; (conte de Musoeus: Le voile enlevé).
Voir également, contes inédits des Mille et une Nuits: Histoire de Djamasp et de la reine des serpents, tome I, pp. 209. Histoire de Hassan de Bassra.
Voir, même ouvrage, même conte, p. 194, le travail qu'accomplit Hassan sur la montagne pour le compte du vieillard qui l'y fait porter par un rokh.
V
L'AVARE ET L'ÉTRANGER
(Haoussa).
Il y avait un homme d'une avarice extrême qui quitta son village et s'en alla habiter à l'écart, tant il craignait que des étrangers ne vinssent lui demander l'hospitalité et partager avec lui son touho (couscouss). On n'ignorait pas dans le pays que jamais il n'avait offert à manger à quelqu'un et qu'il ne remettait jamais à sa femme le mil nécessaire pour leur nourriture qu'après l'avoir soigneusement mesuré par poignées.
Un étranger entendit railler sa ladrerie: «Aujourd'hui, affirma-t-il, je vais manger du touho de l'avare».
Il se rendit chez celui-ci et entra dans la case au moment même où la femme demandait à son mari: «Maître, faut-il apporter le touho?».
L'avare apercevant l'étranger dit: «Pourquoi l'apporter puisqu'il n'est pas prêt?»
La femme comprit ce que parler voulait dire et se garda bien de démentir son avare époux.
L'étranger alla s'asseoir à côté du maître de la maison: «Mon hôte, lui dit-il, voici 3 jours que je suis en route et j'ai grand faim, car, de ces 3 jours, je n'ai pris aucune nourriture».
«—Ah! geignit l'avare, l'année dernière ma récolte a été pitoyable; aussi cette année en suis-je réduit, faute de mil, à me nourrir de feuilles et d'herbes. C'est ce qui fait que je n'ai rien à t'offrir».
L'étranger sortit et, par un détour, revint sur la route qui l'avait conduit à la case de l'avare. Pendant ce temps, ce dernier s'était fait apporter son touho. Tout à coup il aperçut l'étranger qui, de nouveau, venait à lui: «Vite! vite! cria-t-il à sa femme, enlève le touho et quand l'étranger entrera, annonce-lui que je viens de mourir». L'étranger arrive: «Mon mari vient de mourir, lui déclare la femme.—Bon, répond-il j'ai beau avoir faim, il me reste assez de force pour lui creuser une tombe. Passe-moi un nôma (daba, pioche ou houe).» Et il se mit à creuser une fosse.
Il saisit le faux cadavre, le jeta dedans et combla la fosse complètement. L'avare restait muet, comptant sur sa femme pour le retirer de là.
L'étranger se remit en chemin. Alors la femme rouvrit le tombeau et en fit sortir son mari: «En fit-il cent fois plus, cet étranger! s'écria l'avare, jamais il ne tâtera de mon touho! Apporte-le moi maintenant».
Au moment où l'avare portait les doigts au touho, l'étranger apparut brusquement tout près de lui. L'avare prit alors la calebasse et la versa avec sa sauce dans la poche de devant de son boubou. Le touho qui avait été tenu au chaud lui brûlait l'estomac et le ventre et la sauce découlait de sa poche: «Mon hôte, dit l'étranger, tu affirmes ne pas avoir de couscouss et voilà la sauce qui suinte de ta poche!»
«—Etranger répliqua l'avare, je vais te dire la vérité; jamais étranger, fût-ce un moutâné ndâzi149 ne mangera chez moi».
L'étranger s'éloigna. Il se rendit dans une grande forêt pleine de guinné qui tuaient tout homme qui passait par là. Quand ils le virent arriver, ils se précipitèrent à sa rencontre, des couteaux aux poings: «Je ne viens pas ici pour vous nuire leur dit-il, mais seulement pour vous faire connaître que quelqu'un vous a insultés».
«—Et quel est celui-là? crièrent-ils furieux».
—«C'est l'homme qui habite là-bas. Il a juré que personne, même un moutâné ndâzi, ne mangera de son mil».—«C'est bon grommelèrent les guinné, retourne dans ton village et tu verras demain matin!».
Pendant la nuit les guinné sont venus chez l'avare. Ils lui ont dérobé tout son mil. Le lendemain, l'avare s'en va porter plainte pour ce vol devant le chef de village. En route il rencontre un guinné qui avait pris la figure d'un homme et il lui raconte sa mésaventure.
—«Va chez le chef, lui conseille le moutâné ndâzi et préviens-le que, s'il ne te retrouve pas ton mil, tu vas mourir devant sa case».
Arrivé chez le chef, l'avare lui parle ainsi: «Chef, on m'a volé mon mil: il ne me reste rien pour nourrir ma femme et mes enfants. Si tu ne me fais pas rendre ce qu'on m'a pris, je vais mourir ici-même devant ta porte».
«—Mais s'exclame le chef: je ne sais qui est ton voleur».
A ces mots, l'avare se laisse choir sur le sol comme s'il était mort. Le chef du village l'examine et, le croyant réellement défunt, il ordonne de l'ensevelir. Cette fois il fut définitivement enterré et «ne revit plus la terre»150 car, avant qu'on l'enfouît, l'étranger à qui il avait refusé le couscouss et qui se trouvait là lui avait fendu la tête d'un coup de nôma.
Depuis ce temps, on ne refuse jamais à manger aux gens de passage.
Bogande 1911.
Conté par ISSA KOROMBÉ.
Interprété par SAMAKO NIEMBÉLÉ
dit SAMBA TARAORÉ.
ÉCLAIRCISSEMENT
Cf. Le gourmand. Conte Soninké (Monteil. Op. cit.).
VI
LE CANARI MERVEILLEUX.
(Gourounsi).
Baffo était une petite fille mal élevée. Toujours elle se battait avec ses camarades et elle se refusait obstinément à travailler. De plus, elle ne pouvait voir un objet sans y toucher.
Ses parents la frappaient souvent pour la corriger, mais c'était peine perdue: elle n'en devenait pas meilleure pour cela.
Un jour Baffo est allée au marché. Elle y voit de petits canaris blancs tout neufs. Elle en prend un et demande au dioula151 qui était assis à côté de l'étalage: «Quel est le prix de ce canari?
«—Je n'en sais rien répond le dioula. D'ailleurs il n'est pas à vendre!»
Baffo jette à terre 20 cauris et s'éloigne en emportant le canari. «Quand le marchand s'en reviendra, se dit-elle, il trouvera les cauris à la place du canari».
Or ces petits canaris blancs n'étaient autres que des aigrettes qui, à chaque jour de marché, se changeaient en canaris pour vivre un peu au milieu des hommes.
Avant que Baffo ait atteint sa case, le canari est redevenu oiseau. Il saisit la fille et s'envole avec elle jusqu'en haut d'un grand arbre. Puis, déposant Baffo sur une grosse branche, il s'envole de nouveau et disparaît.
Baffo pousse des cris. On l'entend et on va prévenir ses père et mère.
Ceux-ci accourent, amenant avec eux leur chien noir qui grimpa au fromager et en redescendit Baffo.
La leçon profita à la fillette qui se corrigea de son indiscrétion. Et, par reconnaissance, elle n'oublia jamais, chaque fois qu'elle mangeait son couscouss, d'en donner la première et la dernière poignée au gros chien noir qui l'avait tirée de ce mauvais pas.
Bogandé 1911.
Conté par FATIMATA OAZI
Interprété par SAMAKO NIEMBÉLÉ
dit SAMBA TARAORÉ.
VII
LA FAUSSE FIANCÉE
(Malinké).
Un fama fit demander à un autre fama de lui donner sa fille Dêdé en mariage et celui-ci y consentit.
Au moment du départ de la fiancée pour se rendre chez son mari, son père lui donna une griote comme compagne de voyage. Elles se mirent en route.
On était en pleine saison sèche et la chaleur était excessive. Les villages se faisaient rares sur la route et, le dernier jour du voyage, elles avaient une très longue étape à effectuer dans une région complètement désertique. Ce jour là, la provision d'eau vint à s'épuiser. Seule la griote avait gardé de l'eau dans une outre qu'elle portait.
Dêdé, qui avait grand soif, demanda un peu à boire à sa compagne de route: «Si tu ne me donnes pas la moitié de tes bijoux, lui répondit celle-ci, je ne te donnerai pas de mon eau».
La princesse remit alors à la griote un bracelet de bras et un bracelet de pied et, en échange, celle-ci versa de l'eau plein une coquille d'huître pour qu'elle put se désaltérer un peu.
Plus loin, Dêdé éprouva de nouveau le besoin impérieux de se rafraîchir. La griote exigea d'elle le reste des bijoux dont elle était parée et lui remit de nouveau de l'eau plein la coquille d'huître.
On n'était plus très loin du village du fiancé quand la princesse, pressée par une soif ardente, supplia encore la griote de lui donner à boire.
—«Donne-moi tous tes vêtements et tout ce qui témoigne de ton origine royale, de façon qu'en nous voyant ensemble on croie que c'est moi la véritable fiancée du fama.»
Dêdé, vaincue par la soif, céda aux exigences de la griote. Celle-ci alors lui retira ses pagnes et ses boubous et lui remit en échange les vêtements rouges de sa caste dont la princesse se revêtit.
Elles se présentèrent ainsi devant le fama.
Celui-ci, voyant la griote dans les vêtements de la princesse, la prit pour sa fiancée et la fit entrer dans sa case.
Dêdé resta près d'elle comme servante. Elle ne révéla rien de ce qui s'était passé car elle eût eu honte d'avouer qu'elle avait cédé à la nécessité.
L'année suivante, la griote donna un enfant au fama et on confia le petit à Dêdé pour le soigner. Chaque matin elle l'emportait avec elle sur son dos quand elle allait chasser des lougans les perroquets qui venaient pour manger la récolte. Elle s'asseyait sur une grande termitière et faisait sauter le petit garçon dans ses bras pour apaiser ses cris. En même temps elle chantait:
Tais-toi petit de griote.
Le jour que mon père m'a donnée au massa152
C'est pour que je sois celle qui couche avec le roi.
Le jour que ma mère m'a donnée au massa
C'est pour que je sois celle qui couche avec le roi
Tais-toi petit de griote. Tais-toi!
Tous les jours elle répétait cette chanson.
Il arriva qu'un jour une vieille qui cherchait des champignons en bordure du lougan entendit Dêdé chanter. Elle s'en fut trouver le roi et lui dit: «Grand massa, si tu me rassasies de viande sans os, je t'apprendrai une nouvelle intéressante153».
Le roi lui fit donner des oeufs durs autant qu'elle en voulut. Alors la vieille lui déclara ceci: «La femme qui est chez toi comme ta femme n'est pas la vraie fille du roi. C'est sa griote seulement. Si tu tiens à savoir la vérité, fais venir ici toutes les filles du village et ordonne leur de répéter la chanson qu'elles chantent le matin en effarouchant les oiseaux pilleurs de lougans».
Le massa fit convoquer toutes les filles du village, chacune portant l'enfant confié à ses soins. Il les invita à répéter la chanson qu'elles chantaient le matin: et elles obéirent. Quand vint le tour de Dédé, qui était la dernière, celle-ci chanta une tout autre chanson que celle que la vieille avait surprise. Alors cette dernière, qui se tenait au côté du chef, dit: «Ce n'est pas cette chanson-là!»
Le massa tira son sabre du fourreau et menaça la fausse griote de l'égorger sur le champ si elle ne chantait pas la véritable chanson.
Épouvantée, Dêdé déposa à terre l'enfant qu'elle avait sur son dos puis, le reprenant et le faisant sauter dans ses bras, elle chanta:
Tais-toi, petit de griote, etc.
Quand elle eut fini de chanter, le massa comprit de quelle fourberie il avait été la victime. Il fit venir la griote et lui coupa la gorge. Dêdé alors se lava les mains dans le sang de l'aventurière154 et prit la place à laquelle elle avait droit.
Quant au fils de griote, on le rendit à ceux de sa caste.
Fada 1912.
Conté par KAMISSA SOUKO, femme malinké
(région de Siguiri) épouse de MAMADOU LY,
interprète à FADA NGOURMA. Traduit par
SAMAKO NIEMBÉLÉ, dit SAMBA TARAORÉ.
ÉCLAIRCISSEMENTS
Cf. contes allemands «Falada» et «Die beiden Wanderer. Cf. aussi: La biche au bois».
VIII
LES CALAOS ET LES CRAPAUDS
(Malinké).
En ce temps-là, crapauds et calaos vivaient en bonne intelligence. Le roi calao avait donné sa fille en mariage au roi des crapauds.
Un fils était né de cette union. Un jour, il dit à sa mère: «Je vais rendre visite à «grand-papa calao». Il se mit en route avec un camarade et ils arrivèrent chez le grand-père.
Le camarade du prince crapaud se prit de querelle avec un des oncles de son ami. Celui-ci le saisit et—crac!—d'un coup de bec, il le coupa en deux. L'oncle calao avala par mégarde un des morceaux et surpris d'y trouver si bon goût, il porta l'autre morceau au grand-père calao en lui disant: «Baba! la chair de ces sales bêtes est délicieuse à manger. Goûtes-en donc!»
Grand-papa calao prit le morceau et l'avala. La chair de crapaud lui parut d'une saveur réellement très agréable. Il y prit goût à tel point qu'il résolut de s'en procurer de nouveau. Mais il ne voyait pas le moyen de parvenir à ses fins.
Il alla trouver le chat155 et lui fit part de son désir et de son embarras. «Tu es le beau-père du roi des crapauds, lui répondit le chat. Eh bien! tu n'ignores pas que, lorsqu'on a accordé sa fille à quelqu'un, l'usage veut que le gendre vienne cultiver le champ de son beau-père! Envoie inviter le roi crapaud à défricher ton lougan demain matin. Il viendra, accompagné de tout son peuple, et tu pourras faire d'eux tout ce qu'il te plaira».
Grand-père calao envoya donc mander son gendre. Et toute la gent crapaude arriva, précédée d'un griot156 qui frappait du dounnou157 et qui chantait:
Culture pour le beau-père (bis).
Culture de la gent crapaude pour le beau-père!
Tous les calaos s'étaient cachés autour du lougan. Les crapauds pénétrèrent dans le champ de grand-papa calao, sans donner d'autre avis de leur venue—comme, d'ailleurs, le prescrivent les convenances en pareil cas.—Et ils commencèrent à défricher.
Tous en même temps, les calaos se précipitèrent sur eux et les gobèrent.
Depuis lors jamais plus crapauds et calaos ne redevinrent d'accord.
Bogandé 1911.
KAMORY KEÏTA dit SAMBA DIALLO, 1911.
Interprété par SAMAKO NIEMBÉLÉ
dit SAMBA TARAORÉ.
ÉCLAIRCISSEMENTS
Comparer à la fable de La Fontaine. Le chat et les 2 moineaux.
IX
CHASSEZ LE NATUREL...
(Kissien).
Le lièvre et le singe s'entretenaient un jour. Et, tout en conversant avec son interlocuteur, chacun d'eux laissait libre cours à son tic familier. De temps à autre, le singe se grattait de brefs coups de patte saccadés et le lièvre, qui redoute sans cesse d'être surpris par quelque ennemi de sa race, ne pouvait s'empêcher à tout instant de tourner la tête tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.
Les deux animaux ne pouvaient se tenir en repos.
«Il est extraordinaire vraiment, fit observer le lièvre au singe, que tu ne puisses laisser passer une minute sans te gratter!»
—«Ce n'est pas plus singulier que de te voir sans répit tourner la tête dans toutes les directions! riposta le singe».
—«Oh! protesta le lièvre, je saurais bien m'en empêcher, si j'y tenais absolument».
—«Eh bien! voyons si tu pourras y parvenir. Tâchons, toi et moi, de rester immobiles, celui qui bougera le premier aura perdu son pari».
—«Entendu!» accepta le lièvre.
Et tous deux s'étudièrent à ne pas faire le moindre mouvement.
L'immobilité ne tarda guère à leur sembler insupportable. Le singe se sentait démangé comme jamais il ne l'avait été de sa vie. Quant au lièvre, il éprouvait de vives angoisses au sujet de sa sûreté depuis qu'il ne pouvait plus lancer à tout instant des coups d'oeil furtifs vers chacun des points de l'horizon.
A la fin, n'y tenant plus: «Au fait! dit-il notre pari ne nous interdit pas de nous raconter quelque histoire pour rendre le temps moins long, n'est-il pas vrai, frère singe?»
—«Assurément! répondit celui-ci, qui se doutait de quelque stratagème de son compère et s'apprêtait à en faire son profit en s'inspirant de l'exemple qu'allait lui donner le lièvre».
—«Eh bien! je commence, dit ce dernier. Figure-toi qu'un jour de saison sèche, me trouvant dans une vaste plaine, je courus le plus grand danger...».
—«Tiens! s'exclama le singe, il m'est arrivé la même chose à moi aussi!...»
—«Oui! poursuivait le lièvre pendant ce temps, je vis des chiens accourir vers moi en aboyant. Il en venait de tous côtés: à droite!... à gauche!... devant moi!... derrière moi!... Je me tournais de ce côté... j'en entendais par là et puis par là... et par là encore!»
Et tout en disant cela sire lièvre, comme entraîné par son récit, mimait ses inquiétudes en cette occurrence fâcheuse et regardait dans toutes les directions auxquelles il faisait allusion.
Le singe, de son côté, racontait son histoire, sans écouter le moindrement ce que disait son interlocuteur.
«Un jour, disait-il, je fus assailli par une troupe d'enfants qui me pourchassèrent à coups de pierres. J'en recevais ici!—(Il se grattait le flanc droit comme pour désigner la place où le coup avait porté) là!... (au flanc gauche) sur les reins, à la cuisse, à la nuque». Et, à chaque partie du corps qu'il nommait ainsi, il l'indiquait d'un geste précipité qui faisait cesser l'impérieuse démangeaison.
Le lièvre ne pouvait plus contenir son envie de rire. Il éclata! Et le singe, en le voyant pouffer, rit aussi de tout son coeur.
—«Oui! Oui! lui dit-il je t'entends. Vois-tu, nous aurons beau dire et beau faire, jamais nous ne changerons notre naturel. La preuve en est faite et bien faite. Tenons-nous en là. Nul de nous n'a gagné le pari et nul de nous ne l'a perdu».
Sambadougou 1907.
Conté par EDOUARD NGOM.
ECLAIRCISSEMENTS.
Cf. Conte Le lièvre et l'hyène aux cabinets.
Noter que le lièvre ici est représenté comme le type de l'animal craintif.
X
SERVICE DE NUIT
(Ouolof).
En 1884, à Saint-Louis j'ai vu quelque chose d'extraordinaire.
C'est en remplissant une mission dont m'avait chargé mon officier: M. Baffart-Coquard, sur mon retour de N'Diago158 entre une heure et deux heures du matin. J'avais été envoyé pour faire revenir l'aide de camp du colonel, commandant supérieur des troupes de Saint-Louis. La cause de cette convocation c'est que l'aide de camp en question: M. le lieutenant Fametal rendait impossible le bal qui avait lieu à N'Diago ce soir là. Il était plus joli que tous les autres officiers qui dansaient là-bas.
Aussi ses camarades avaient-ils arrangé un bon tour pour l'obliger à rentrer à Saint-Louis.
J'avais accompagné mon lieutenant à N'Diago. Jusqu'à une heure du matin j'étais resté couché avec les soldats d'infanterie. A ce moment, mon lieutenant est venu me réveiller. Il m'a dit: «Ahmadou, il ne faut pas avoir peur. Un spahi n'a jamais peur! Il y a un camarade à nous, un officier qui gâte tout le bal. Personne ne sait comment l'en empêcher. Aussi je te charge d'une mission—et le capitaine que tu vois t'en charge aussi. (Ce capitaine était de l'infanterie). Si tu fais ce qu'il faut, nous te donnerons 20 francs de bounia159».
—Et moi je lui réponds: «Mon lieutenant, il y a dans le bal un commandant à quatre galons! Il y a un lieutenant-colonel et vous voulez me faire mentir devant mes supérieurs! Le colonel, commandant supérieur des troupes va me f..... dedans!
«—Ce n'est pas la peine de t'effrayer, Ahmadou, je me rends responsable de ce qui arrivera.
Alors je dis: «C'est bon!».
«—Va t-en seller ton cheval et vivement! Dès que ce sera fait, monte dessus aussitôt. Et puis arrive au triple galop et entre dans la salle en parlant fort devant tous les officiers qui sont là. Dis hardiment: «Lieutenant Fametal, répondez! Le commandant supérieur des troupes de Saint-Louis vous ordonne de rentrer immédiatement car vous êtes venu au bal sans permission.»
—Je monte à cheval. Je trotte d'abord comme si j'étais en colère puis, lorsque je suis tout près, je charge!
La moitié de ceux qui étaient au bal se sauvent. On se demande: «Qu'est-ce que cela veut dire?» Moi je réponds: «C'est moi, spahi! J'arrive directement de Saint-Louis. Je viens avec mission du colonel, commandant supérieur des troupes, appeler son secrétaire Monsieur le lieutenant Fametal! Il est venu au bal sans permission. Et le colonel, commandant supérieur des troupes m'a chargé de lui dire de me suivre et de revenir en même temps que moi à Saint-Louis». (Ce n'était pas vrai. Je l'ai dit, mais je mentais).
Je dis au lieutenant: «Mon lieutenant, je ne puis vous attendre car on m'a donné l'ordre de me dépêcher.»
Je m'en retourne. J'arrive à Saint-Louis à deux heures du matin. Les coqs commençaient à chanter. Je passe devant la maison de Michas... et tout à coup je vois quelque chose qui, partant du sol, montait si haut que mes yeux n'en pouvaient voir la fin.
C'était tout blanc!
Mon cheval s'est cabré par trois fois! Il ne voulait pas suivre la rue où nous étions. Je lui donne une forte claque pour le forcer à passer. Il refuse de m'obéir!
Alors le guinné qui était devant moi devient comme un bâton qui brûle! Qu'est-ce que c'est que cela? me dis-je et un vent froid me passe dans le cou et sur le crâne! Le cheval refusait d'avancer. Je le fais tourner pour prendre une autre rue, je passe enfin.
Le lendemain, j'ai demandé aux vieilles gens ce que cela signifiait. On m'a répondu: «C'est un guinné que tu as rencontré. Si tu n'avais pas été sur ton cheval tu serais devenu fou. Quand tu es à cheval, les guinné ne peuvent pas faire leurs sottises car ils sont amis des chevaux». (—Toi, commandant, tu ne l'as jamais remarqué? La nuit ils viennent blaguer avec eux, leur tresser les crins160... Non? Tu ne me crois pas? Vous autres blancs, vous ne voulez jamais rien croire! Enfin bon!—).
Le lendemain tout le monde est rentré à Saint-Louis. Le lieutenant, Monsieur Fametal, a quitté la maison du colonel, commandant supérieur des troupes. Il est venu me trouver chez mon officier, Monsieur Baffart-Coquard. Il m'a dit: «Spahi, tu as de la chance que ton supérieur soit là! Chaque fois que je te rencontrerai sans lui, je te fais fusiller».
Il était venu, à deux heures du matin, réveiller le colonel commandant supérieur des troupes. Il lui avait demandé: «Mon colonel, c'est vous qui m'avez fait appeler?» Et le colonel avait répondu: «Parbleu! ce sont vos camarades qui vous ont f....u dedans!»
Comme il ne pouvait plus retourner à N'Diago, il avait été forcé d'aller se coucher.
Le lieutenant et le capitaine m'ont donné les 20 francs.
Tiens! je suis fatigué! J'ai chaud! Donne-moi l'alcool de menthe que tu m'as promis pour cette histoire là.
Moi j'ai vu ça! Ce ne sont pas des kalao-kalô!161
Yang-Yang 1904.
Conté par AHMADOU DIOP.
XI
LE PLUS BRAVE DES TROIS
(Bambara)
Deux amis vivaient dans un même village, chacun avec sa maîtresse. Un jour, la maîtresse de l'un d'eux alla en promenade dans un village pas très éloigné. Au soir, l'amant, qui se nommait Kéléké, ne la voyant pas revenir, pria Missa, son ami, d'aller au devant d'elle.
Comme Missa revenait avec la jeune femme, celle-ci qui marchait en avant de lui aperçut un morhoméné ouâra162 (c'est-à-dire une panthère mangeuse d'hommes)163 qui s'avançait à leur rencontre.
Note 162: (retour) Il s'agit ici d'un sorcier qui s'est changé en panthère. C'est ce qu'on appelle fauve attrapeur d'hommes (morhoméné-ouâra) ou plutôt ouan-dialanga, ce dernier nom étant employé dans les récits pour épargner aux auditeurs l'épouvante que leur inspire le premier. L'autre nom: ouan-dialanga, signifie le puissant par excellence. Quand le lion voit un ouan-dialanga, il feint de brouter de l'herbe.
Note 163: (retour) Ces contes-charades ou devinettes, analogues aux oetselmoerchen allemands, se racontent à la veillée, soit au clair de lune en filant le coton, soit auprès du feu dans les cases. La conversation est alimentée par l'énigme proposée. Chacun expose son opinion, en donne les motifs et les soutient. La controverse fait ainsi passer le temps.
«Missa, dit-elle, voilà une panthère qui vient sur nous».
—«Attends un peu, répondit-il. Je vais la tuer».
Il tire son grand sabre et, d'un coup, abat le fauve mangeur-d'hommes. Ensuite il dit à la femme: «Il faut que je mette à l'épreuve la bravoure de ton amant! Étends-toi sur le dos, je vais placer le morhoméné ouâra sur toi, les pattes de derrière repliées sur tes cuisses, celles de devant sur ta poitrine et sa gueule à ta gorge. Puis j'irai prévenir Kéléké que tu viens d'être étranglée par une panthère et qu'elle est en train de te dévorer. Nous verrons s'il a du courage!»
La femme accepte l'épreuve et Missa, la laissant là toute seule dans l'obscurité; s'en va trouver son camarade:
«Ami, lui dit-il en l'abordant, près de la grande termitière rouge qui se trouve sur la route du village voisin, une panthère m'a pris ta maîtresse et elle est en train de la dévorer. J'ai eu peur et je me suis enfui».
Kéléké n'attend même pas que son camarade ait fini de parler. Sans armes, sans même un bâton, il part comme le vent. Missa a peine à le suivre. Quand il est auprès de la bête, Kéléké se précipite sur elle et, d'un formidable coup de poing, la rejette violemment sur un côté du chemin.
Sa maîtresse alors se relève et lui dit en riant: «Ne te fais pas de mal à la main; le morhoméné ouâra est déjà mort. Missa et moi nous avons voulu savoir si tu m'abandonnerais en cas de péril réel».
Dites-moi: quelle est, de ces trois personnes, la plus brave? Est-ce Missa qui a osé s'attaquer au morhoméné ouâra, armé d'un simple sabre? Est-ce la femme qui a eu le courage de rester seule, en pleine nuit, sous le cadavre du fauve, sans savoir si celui-ci était tout à fait mort ou bien encore si une autre panthère ne surviendrait pas?
Est-ce enfin Kéléké qui voulait combattre l'animal, armé de ses seuls poings?
Bogandé 1911.
Conté par SAMAKO NIEMBELÉ
dit SAMBA TARAORÉ.
XII
L'HOMME TOUFFU
(Dyerma)
Un père de famille, à sa mort, laissa deux orphelins, un fils appelé Daouda et une fille du nom d'Aïssata. Cette dernière était si jolie que son frère craignit que le roi ne la lui enlevât de force. Aussi construisit-il dans son lougan même164 une case où il logea sa soeur pour la soustraire à la vue du kuohi165. Il cessa lui-même d'habiter le village et vécut près d'Aïssata pour la protéger, si besoin en était.
Un jour que Daouda chassait l'éléphant, un bouvier se présenta à la porte de la case et demanda à boire. L'orpheline lui apporta de l'eau.
Après avoir bu, le bouvier dit à la jeune fille: «Tu es vraiment jolie! Si tu y consens, je te prendrai comme femme et je te donnerai cent taureaux en dot».
—«Éloigne-toi bien vite, répondit Aïssata, mon frère ne saurait tarder. S'il te rencontrait ici, tu serais un homme mort».
Le bouvier tint compte de l'avis et s'enfuit sans même s'occuper de son troupeau qui paissait près du champ de mil des orphelins. Une fois rentré au village, il courut trouver le roi et lui dit: «Kuohi, je sais où il y a une fille d'une beauté sans égale et je puis te l'amener, à condition que tu me donnes des hommes pour l'enlever car elle est gardée par son frère qui est d'une extrême cruauté».
Le roi le fit escorter par 30 cavaliers et il les guida vers la case de Daouda. Quand la petite troupe fut à peu de distance de la case, le bouvier se rappela la menace que lui avait faite Aïssata de la vengeance de son frère. La peur le reprit. Il s'arrêta net et, s'adressant à son escorte: «Entourez cette case, dit-il. C'est là que se trouve la jolie fille que nous devons amener au kuohi. Pour moi, je vais à la recherche de mon troupeau qui s'est égaré ce matin».
Les cavaliers marchèrent à la case. Aïssata qui les voyait venir de loin appela son frère en lui criant: «Voici des cavaliers qui viennent m'enlever».
Daouda cessa aussitôt son travail de culture, rentra dans la case prendre ses armes et revenant, l'arc tendu et le carquois à l'épaule, il dit à sa sour: «Je vais les tuer tous, à l'exception d'un seul qui ira annoncer la mort de ses compagnons à celui qui les a envoyés ici».
Les cavaliers étaient maintenant proches de la case. Ils poussaient des cris aigus pour épouvanter le défenseur d'Aïssata, mais Daouda commença à décocher ses flèches dont chacune traversait de 3 à 4 cavaliers. Il abattit ainsi 29 hommes et n'épargna que le dernier qui s'enfuit et alla prévenir le roi du désastre.
Le kuohi exaspéré ordonna à cent cavaliers et à cent guerriers à pied d'aller s'emparer de la jeune fille. De tous ces hommes il n'en revint qu'un au village. Les autres avaient été tués par Daouda.
Successivement le kuohi envoya plusieurs colonnes qui furent, les unes après les autres, anéanties par l'orphelin.
Un jour, une vieille vint le trouver et lui dit: «Tu gaspilles tes guerriers sans résultat. Si tu me promets un présent de valeur, dès demain tu auras en ton pouvoir la jolie fille, soeur de celui qui a tué plus de la moitié de tes guerriers.
—«Trouve le moyen de me procurer cette jeune fille, déclara le kuohi et ton fils aura pour femme une de mes filles».
La vieille salua le roi et s'en revint chez elle, où elle fit bouillir une plante soporifique puis, après avoir retiré de cette décoction les feuilles qu'y avaient bouilli, elle y délaya de la farine de mil. De cette pâte légère elle fabriqua des «mâssa»166.
La vieille prit alors le sentier qui menait au lougan des orphelins et tout, en marchant, elle criait «Mâssa! Qui veut acheter de bonnes mâssa?» Daouda, qui n'avait pas goûté de ces galettes depuis son départ du village, héla la vieille, lui en acheta deux et les mangea à belles dents. Il n'avait pas fini de mâcher la dernière bouchée qu'il tomba à terre profondément endormi.
La vieille ne perdit pas de temps. Elle courut prévenir le kuohi qu'il pouvait sans crainte envoyer prendre Aïssata par 2 hommes seulement car son défenseur ne se réveillerait pas avant le lendemain.
Le roi dépêcha deux hommes avec ordre de se saisir de l'orpheline. Quand Aïssata les aperçut, elle secoua son frère «Réveille-toi! Deux hommes viennent pour s'emparer de moi!—Passe moi mon carquois et mon arc!» balbutia Daouda, sans faire le moindre mouvement, tant il était paralysé par le sommeil.
Les cavaliers s'emparèrent d'Aïssata et l'emportèrent chez le roi qui l'épousa. Quand Daouda reprit ses sens et qu'il s'aperçut de la disparition de sa soeur, il devint à moitié fou de rage. Il s'enfonça dans la forêt ne voulant plus voir d'êtres humains. Il y vécut, chassant avec les ziné167; il mangeait et dormait en leur compagnie. Il était devenu tout à fait sauvage; des arbustes, des herbes poussaient sur sa tête.
Un jour que, fatigué de marcher, il s'était étendu sous un arbre, des bûcherons l'aperçurent. Ils se jetèrent sur lui, le ligottèrent et l'entraînèrent au village où ils le livrèrent au roi.
Le kuohi fit couper les herbes et les arbustes qui lui avaient poussé sur la tête; on lui rasa les cheveux. Ensuite le roi le donna à sa femme Aïssata pour qu'il gardât l'enfant qu'elle avait eu de lui. Aïssata ne reconnut pas en ce captif son frère Daouda; mais lui l'avait reconnue dès en entrant dans sa case. Il prit l'enfant et chanta cette chanson: «O mon neveu amuse-toi! Fils de celle que j'ai nourrie avec le lait des vaches de notre père, amuse-toi!»
Aïssata, en l'entendant, se mit à pousser des cris. Le kuohi accourut avec ses captifs et s'inquiéta de ce qu'elle avait à crier ainsi «Kuohi! dit-elle, tu as fait de mon frère ton captif et tu me l'as donné pour garder mon fils!»
Le roi demanda à Daouda si Aïssata disait la vérité. Celui-ci alors raconta au kuohi toute son histoire; quand il fut à la fin, son beau-frère lui donna de l'or et de l'argent en quantité, des bijoux, des chevaux, des vaches et lui abandonna tout pouvoir sur la moitié du village. Par la suite il lui confia une colonne à commander car Daouda avait prouvé, aux dépens même du roi, qu'il était brave et qu'il tirait adroitement de l'arc.
Bogandé 1911.
Conté par FATIMATA OAZI.
Traduit par SAMAKO NIEMBÉLÉ
dit SAMBA TARAORÉ.
ÉCLAIRCISSEMENTS
Cf. La princesse du Soleil (Luzel, Contes et légendes des Bretons Armoricains.) Merlin-devin (De La Villemarqué, Barsaz-Breiz) Sneewittchen (Grimm).
XIII
POURQUOI LES POULES
ÉPARPILLENT LEUR MANGER
(Bambara)
On avait apporté une calebasse de karité à la poule et au chien. Tout le beurre de karité qui embeurrait les légumes était descendu au fond de la calebasse, si bien que le dessus se trouvait complètement sec.
Le chien, qui savait à quoi s'en tenir, ne s'attarda pas à manger le dessus du plat. Il enfonça son museau jusqu'au fond de la calebasse et fit ses délices des haricots ruisselants de beurre qu'il atteignait ainsi.
La poule, moins avisée, ne picorait que le dessus du plat.
Quand les deux convives furent rassasiés, le chien retira son museau de la calebasse et dit à la poule: «Faut-il que tu sois bête pour ignorer que jamais on ne doit manger d'un plat sans s'assurer de ce qui se trouve au fond!»
C'est depuis ce jour-là que les poules ont pris l'habitude de gratter et d'éparpiller leur nourriture pour voir d'abord le fond du plat qu'on leur donne à manger.
Bilanga 1911.
Conté par SAMAKO NIEMBÉLÉ,
dit SAMBA TARAORÉ.
XIV
LE PROCÈS FUNÈBRE
DE LA BOUCHE
(Gourmantié)
Quand la bouche fut morte, on consulta les autres parties du corps pour savoir d'elles laquelle se chargerait de l'enterrement.
La tête, qu'on avait interrogée la première, déclara ne pas vouloir entendre parler de cette corvée-là «C'était toujours la bouche qui se plaignait d'être fatiguée quand, moi seule, je portais les fardeaux! déclara-t-elle Que quelque autre se charge de l'inhumation!»
L'oreille aussi refusa toute assistance «C'est moi qui entends, récrimina-t-elle et c'était toujours cette présomptueuse qui se targuait d'avoir entendu!»
—«De même pour nous! déclarèrent les yeux. Ce que nous apercevions, c'était elle toujours qui, à l'en croire, l'aurait vu!» Les mains, à leur tour, refusèrent la tâche: «Ce n'est qu'une ingrate à qui il est arrivé maintes fois de nous donner un coup de dent lorsque nous lui portions la nourriture!»
—«Et moi, s'écria le ventre, j'ai contre elle de trop amers griefs! Ne s'est-elle pas cent fois déclarée rassasiée, alors que j'avais encore faim? En tant de circonstances elle m'a empêché par son orgueil de me remplir à ma convenance!»
Le pied ne montra pas moins d'acrimonie contre la défunte. «Cette bouche! dit-il, elle s'attribuait des mérites qu'elle n'avait nullement! A tout instant on l'entendait dire: je suis allée ici; je me suis rendue là. Était-ce elle qui y allait, elle qui s'en vantait si glorieusement? On aurait juré vraiment qu'elle faisait tout et les autres rien!» Quand fut venu le tour du «bengala»168 il montra plus de complaisance «Ce sera moi qui l'enterrerai! déclara-t-il, car elle fut pour moi une servante et une amie. C'était elle qui parlait pour moi quand j'éprouvais le besoin de me donner un peu de mouvement. C'était elle qui me donnait à manger169».
Ainsi la bouche trouva tout de même son fossoyeur mais, il faut le reconnaître, ce n'avait pas été sans peine.
Bogandé 1911.
Conté par BENDIOUA.
Traduit par SAMAKO NIEMBÉLÉ,
dit SAMBA TARAORÉ.
ÉCLAIRCISSEMENTS
Ce récit fait songer quelque peu à la fable «Les membres et l'estomac».
XV
LE FILS DU SÉRIGNE
(Ouolof).
Samba Atta Dâbo, l'exorciste, m'a raconté ceci:
Il y avait un sérigne170 très savant qui envoya son fils voyager: «Pars demain matin de bonne heure, lui recommanda-t-il, et la première chose que tu trouveras sur ton chemin, avale-la. La deuxième chose que tu verras, tu devras l'enterrer. Quant à la troisième qui se rencontrera, regarde-la bien pour te rendre compte exactement de ce que ce sera. Enfin, si tu vois encore quelque chose pour la quatrième fois, demandes-en le nom. Et quand le nom t'en aura été donné, alors tu reviendras ici.»
Au matin le gourgui171 s'est mis en route. Il a suivi le chemin que lui avait indiqué son père jusqu'à ce que quelque chose se soit montré à ses yeux. Cette première chose c'était une sorte de grande case.
«Comment avaler cela?» se demande-t-il, tout effrayé.
Mais la case diminue, diminue... et devient grosse à peine comme une graine de dar'har172. Il l'a avalée sans difficulté.
Il poursuit son voyage. Et voici qu'il rencontre de nouveau quelque chose: un siga, c'est-à-dire un petit morceau de bois, de la grosseur d'un crayon à peu près. Se souvenant des ordres de son père, il a mis le siga dans le sable, mais, immédiatement, le siga saute du trou où il a tenté de l'enterrer. Et chaque fois que le gourgui essaie de remettre en terre le siga, le siga lui saute des mains. Pas moyen de le faire rester aux endroits où il veut le mettre! Il y renonce.
Ensuite le gourgui a rencontré 3 séanes173. Dans le premier il y avait de l'eau; dans le dernier aussi, mais rien dans celui du milieu. Après qu'il eut laissé les séanes derrière lui, il se trouva en face d'un ouarhambâné174 plus fort qu'Oumar175, deux fois plus grand. Il est venu ramasser du bois avec deux lanières de cuir. Il en a formé un énorme fagot. Chaque fois qu'il soulève ce fagot pour se le mettre sur la tête, le trouvant trop lourd, il le rejette à terre et se remet à ramasser du bois pour l'ajouter à cette charge qu'il lui est déjà difficile de soulever.
Le gourgui demande à cet homme:
«Comment t'appelles-tu?»—Et l'autre lui répond: «Mon nom est Adina».
Le fils du marabout est revenu chez son père pour lui raconter ce qui lui est arrivé. Le sérigne lui dit: «Qu'as-tu vu, mon petit garçon?—Mon père, dit-il, j'ai d'abord vu quelque chose qui ressemblait à une case».—«C'est la misère qu'elle représente, explique le père. Ceux qui gardent bien leur misère en leur coeur verront un jour leur ennui les quitter. Qu'as-tu rencontré après cela?»
—«J'ai vu, dit le gourgui, un morceau de bois de la grosseur d'un siga».
«—Voilà un heureux présage pour tout le monde! Allah vous revaudra plus tard ce que vous aurez fait sur terre. Et personne ne pourra cacher dans la terre les bonnes actions faites par autrui. Elles en ressortent toujours.»
«—J'ai vu encore trois séanes, dit le gourgui. Le premier communiquait avec le troisième mais, dans celui du milieu, il n'y avait rien. Que signifie cela?»
«—Cela veut dire, répond le sérigne, qu'à la fin du monde seuls les hommes riches seront en bons rapports entre eux. Quant aux pauvres, on les rejettera: ils ne compteront plus».
Le gourgui rapporte enfin que le porteur de bois ne pouvait arriver à soulever son fardeau et que, chaque fois qu'il avait en vain tenté de le faire, il allait chercher d'autres branches pour les ajouter à ce fagot déjà trop lourd: «Ce porteur, dit-il m'a déclaré se nommer Adina176».
«—Ah! répond le savant marabout, celui-ci a dit vrai en se donnant ce nom. A la fin du monde on verra ceux qui ne peuvent venir à bout de leur tâche en augmenter eux-mêmes les difficultés, ne faire que des sottises, de sorte que leur embarras n'aura pas de fin. Ils feront comme les débiteurs qui augmentent sans cesse le chiffre de leurs dettes.»
C'est ainsi que le sérigne expliqua à son fils ce que ce dernier avait vu.
Yang-Yang 1904.
Conté par SADIANDIAM DABO.
Interprété par AHMADOU DIOP.
ÉCLAIRCISSEMENTS
Cf. (présent recueil) Kahué l'omniscient—Trois frères en voyage et (Monteil, Contes soudanais), le conte khassonké, intitulé: Curieux.
XVI
LE DÉVOUEMENT
DE YAMADOU HAVÉ
(Khassonké).
Il y a 400 ans environ, des Peuhl descendant de Diâdié, fondèrent un village du nom de Bambéro, qui tire ce nom d'une montagne voisine. Le village peu à peu prit de l'importance et ne tarda pas à compter 333 flèches ou guerriers. Les Tomaranké (Khassonkè177 et Malinké du Tomara dans la région de Médine) virent d'un mauvais oeil la prospérité rapide de ces nouveaux venus et, poussés par la jalousie et la cupidité, leur déclarèrent la guerre.
Les Peuhl étaient bien peu nombreux encore pour résister à tant d'ennemis mais, malgré cela, ils se résolurent à la résistance la plus acharnée. Un marabout de Souyama-Toran, qui devait plus tard fonder le royaume du Boundou et qui, à ce moment, voyageait dans le Haut-Sénégal pour s'instruire, vint alors à Bambéro. Il se nommait Malick Sy178. Il proposa aux Peuhl de leur préparer un grigri qui leur assurerait la victoire malgré leur grande infériorité numérique: «Mais, ajouta-t-il, il vous faudra souscrire à la condition que je vais vous poser...»
«—Parle! dirent les Peuhl».
«—Voici ma condition: vous fixerez ce grigri à la pointe d'une flèche. Au début du combat, l'un de vous que je sais, un membre de la famille de Diâdié, un de ceux que vous aimez le plus de vos concitoyens, décochera la flèche au milieu des ennemis. Il sera tué dans le combat mais, à ce prix, je vous garantis la victoire.»
Chacun alors de s'offrir pour ce mortel honneur mais Malick Sy resta inébranlable jusqu'à ce qu'un jeune homme du nom de Mamadou ou (Yamadou) Hâve se fût proposé.
Alors le marabout déclara: «Celui-ci est l'homme que j'attendais!»
«—Voilà qui est bien, dit Yamadou aux Peuhl, mais, puisque je m'offre pour votre salut, je vous demande de consentir à votre tour à mes demandes!
Il y avait là quatre tribus Peuhl: les Diallo, les Diakhité, les Sidibé, les Sankaré. Toutes donnèrent leur consentement.
—«Le marabout, reprit Yamadou, a dit que, par la vertu du talisman, je mourrai demain pour le salut de ma race. Je suis prêt; mais j'ai trois enfants: deux garçons et une fille; le premier est Ségo Dohi, le second: Mamadou Dohi et la troisième: Sané Dohi. Chers Peuhl, je vous les confie, eux et leurs enfants! Je demande que leurs descendants commandent aux Peuhl du Khasso. Je désire qu'ils puissent épouser les femmes de votre race. Bien entendu, je ne parle que de celles qui seraient libres et à qui ils pourraient se marier sans enfreindre les prescriptions d'Allah.»
Les Peuhl ont, à l'unanimité, déclaré qu'il en serait selon son désir.
C'est à la mare de Tombi-Fara que s'est produit le choc entre les Malinké et les Peuhl.
Dès le début de l'action, Yamadou Hâvé s'est précipité, sa flèche en main, jusqu'au milieu des ennemis et les en a frappés. Il s'est battu vaillamment et n'est tombé qu'au moment où les Malinké prenaient la fuite. Et la prédiction du marabout s'est entièrement réalisée. La victoire resta aux Peuhl. Leurs adversaires avaient perdu leur roi et leur armée fut anéantie.
La paix était assurée pour de longues années et les Peuhl s'acquittèrent de leur dette envers les enfants du héros. Ils les élevèrent avec considération. S'ils empoisonnèrent Mamadou Dohi à cause de son intolérable arrogance, ils firent de Ségo Dohi leur roi, dès sa majorité et maintinrent le pouvoir suprême à ses descendants.
C'est de Ségo Dohi que descendent: Mojacé Sambala, chef de Médine; Diourha Sambala un des défenseurs de cette ville avec Paul Holl; Kinty Sambala, allié de la France et l'interprète Alfa Séga.
Hava Demba aussi en descend, lui qui fut l'allié de l'émir Abdoul Rhady dans la guerre du Diolof du temps de Napoléon Ier.
Kaolakh, 1905.
Conté par CLEVELAND, écrivain indigène.
ÉCLAIRCISSEMENTS.
Cf. le dévouement de Décius, de Codrus, d'Arnold de Winkelried et de la reine Pokou (La conquête du Baoulé. Delafosse).
XVII
LA FLÛTE D'YBILIS
(Bambara).
Un enfant qui était sorcier, mais que sa mère portait encore sur le dos, dit un jour à celle-ci: «Mère, porte-moi chez mon oncle; j'ai envie de le voir».
La mère le chargea sur son dos et se dirigea vers le village de son frère. En route, la pluie l'obligea à s'abriter dans une vieille case pleine de crânes humains. C'était la case d'Ybilis.
Au bout de quelques instants ils entendirent Ybilis qui rentrait. La mère et l'enfant se cachèrent dans la toiture et aussitôt Ybilis parut, porteur d'un cadavre qu'il venait de déterrer.
Il posa son fardeau à terre puis, se débarrassant de sa flûte, il la ficha dans la paille de la toiture, là où il avait pour habitude de la placer. Il alluma ensuite un grand feu qui dégagea une fumée épaisse. Cette fumée incommoda fort le petit qui se mit à crier: «Mère! Mère! la fumée!»
Ybilis fut grandement surpris d'entendre cette voix. Il s'imagina que c'était le cadavre qui parlait. Il reprit sa flûte et sortit de la case malgré la pluie qui continuait à tomber à torrents. Une fois dehors, il se mit à jouer la flûte. Et sa flûte disait:
J'ai déterré des cadavres du côté du Levant
Et du côté où tombe le soleil.
Et nul cadavre ne m'a dit:
«Mère! la fumée! Mère! la fumée!»
Cela fait, Ybilis rentra et remit sa flûte où il l'avait prise. Le bois manquant tout à coup pour entretenir le feu, il sortit de nouveau pour aller en ramasser.
Avant qu'il fût de retour, le petit redescendit de la toiture avec sa mère et s'empara de la flûte d'Ybilis, puis il reprit sa place sur le dos de la femme, et tous deux regagnèrent le village.
Ybilis revint avec du bois. Il fit cuire le cadavre et s'en repût.
Le lendemain seulement, au moment de repartir à la recherche des cadavres, il chercha sa flûte pour l'emporter avec lui mais il lui fut impossible de mettre la main dessus.
Vingt années entières, il la chercha partout sans succès. Un jour enfin qu'il arrivait près d'un village il entendit un bilakoro179 jouer de la flûte: Et cette flûte disait:
J'ai déterré des cadavres vers le Levant
Et du côté où tombe le soleil
Et nul de ceux-là ne m'a dit
«Mère! la fumée! Mère! la fumée!».
«Oh mais! murmura Ybilis, c'est de ma flûte qu'on joue là-bas!» Il alla près de l'adolescent sous une forme qui ne pouvait éveiller la défiance de celui-ci puis, arrivé tout à côté de lui, il se changea en arbre.
Le soir, quand le bilakoro rassembla ses moutons pour regagner le village, Ybilis prit la forme d'une femme très belle et le suivit ainsi jusqu'à la case de ses parents. Il y entra avec lui et dit au père: «Je n'ai pas de mère et je suis venue pour t'épouser».
Le père était cet enfant d'autrefois qui avait dérobé à Ybilis sa flûte. Il reconnut du premier coup d'oeil à qui il avait affaire mais il dissimula: «Cela va bien, répondit-il, et je vais te prendre pour femme».
Il donna à sa première épouse l'ordre de faire chauffer de l'eau pour ses ablutions. Après s'être lavé, il vint trouver Ybilis: «Femme, lui dit-il, c'est à ton tour d'aller te laver. Il reste de l'eau là-bas. Vas-y. Ensuite tu viendras me rejoindre dans ma case où tu me trouveras couché sous ma couverture et tu te coucheras derrière moi180».
Ybilis alla faire ses ablutions. Avant qu'il revint, l'homme avait lié ensemble trois pilons à mil et les avait placés sous la couverture de façon à faire croire que c'était un homme qu'elle recouvrait.
Quand Ybilis revint, il aperçut cette forme confuse et se coucha près d'elle sans souffler mot mais, à minuit, il se réveilla et, d'un seul coup de ses mâchoires, il trancha net les trois pilons, croyant tuer son voleur de flûte. Ensuite il partit, sans se préoccuper de son instrument.
Le lendemain l'homme appela sa vieille mère et lui raconta ce qui s'était passé. On ne revit plus Ybilis dont la flûte resta dans le village.
Bogandé, 1911.
Conté par SAMAKO NIEMBÉLÉ,
dit SAMBA TARAORÉ.
ÉCLAIRCISSEMENTS
Le travestissement d'un génie, ou d'un animal, en femme pour se venger de quelqu'un est un procédé fréquent dans les contes de tous les pays.
La substitution d'un mannequin à une personne se rencontre aussi fréquemment. Cf. L'adroite princesse (Mme d'Aulnoy).—Pardon du guinnârou.—Le forage du puits.
XVIII
LA BAGUE AUX SOUHAITS
(Peuhl).
Au pays de Sahel, il y avait un chasseur maure, nommé Ahmed, qui possédait pour tout bien un chien et un chat. Un jour qu'il était à la chasse, il a rencontré une guinnârou, dont les cheveux tombaient jusqu'à terre. Il s'est tout doucement approché d'elle sans qu'elle semblât l'apercevoir. Il lui voit au doigt une jolie bague d'or. Alors l'idée lui vient de tuer la guinnârou pour lui voler sa bague. Il charge son fusil... Mais la guinné n'ignore pas un seul de ses mouvements. Elle se retourne et lui dit: «Pourquoi me tuer, Ahmed! Viens près de moi». Ahmed obéit.
Je sais, continue-t-elle, ce qui se passe dans ton coeur. Tu es pauvre et tu veux me tuer pour me prendre ma bague, mais cela ne t'enrichirait guère! Je vais te fournir les moyens de devenir vraiment riche.»
Elle entre dans sa case et en ressort aussitôt: «Voici dit-elle le grigri que je t'ai promis». Elle ouvre le coffret qu'elle a apporté et en retire une bague d'argent: «Tu vas mettre cette bague à ton doigt. Chaque fois que tu désireras obtenir quelque chose, tu te l'ôteras du doigt et tu la poseras à terre. Ensuite, étendant ta main au-dessus d'elle, tu demanderas à Allah ce que tu voudras avoir. Tu passeras de nouveau la bague à ton doigt et, le lendemain matin, tu verras que tu possèdes déjà ce que tu auras demandé à Dieu.»
Le Maure rentre dans son village. Pendant la nuit il a ôté sa bague et l'a posée à terre, selon les indications de la guinnârou. Il prie Allah de lui faire gagner de l'argent. Puis il s'endort et, pendant son sommeil, la guinnârou qui le protège enterre dans le sol une marmite pleine d'or.
A son réveil, Ahmed gratte la terre, en retire la marmite et s'approprie l'or qui y est contenu.
Il a acheté des boeufs, des chevaux, des moutons, tout ce qu'il lui faut avec cet or là. Puis il s'est construit un tata.
Il va ensuite se marier. Avant qu'il le fasse, la guinnârou lui dit: «Ahmed, une fois marié, il ne faut pas laisser voir ta bague à ta femme. Sinon elle agira de telle façon que tu redeviendras malheureux».
Ahmed s'est marié et un long espace de temps s'écoule sans que sa femme voie la bague. Elle sait seulement qu'il en a une. Mais, un jour, Ahmed a oublié d'enlever l'anneau pour le ranger dans le coffre: il se couche avec sa femme et, quand il s'est endormi, la femme aperçoit la bague. Elle la lui ôte et en fait cadeau à son kélé181.
La femme dit au kélé: «J'ai entendu que cette bague fait avoir tout ce qu'on lui demande. C'est une guinnârou qui accorde ce que l'on a souhaité. Si c'est exact, je te demande de faire saisir mon mari, son chien et son chat et de les faire jeter de l'autre côté du fleuve».
Le kélé a exprimé ce souhait. La guinnârou vient aussitôt, saisit Ahmed et ses animaux et les dépose sur la rive opposée du cours d'eau. Ce fleuve est très large et il fourmille d'animaux malfaisants. Personne ne peut le passer à cet endroit-là et jamais on n'a osé y risquer une pirogue.
La femme a installé son kélé dans la case d'Ahmed.
Le lendemain matin, vers 6 heures, Ahmed se réveille et s'aperçoit qu'il est dans la brousse sur l'autre rive du fleuve. Alors il commence à s'effrayer, en songeant qu'il n'a ni fusil ni rien. Il se demande comment il va faire pour se procurer de la nourriture. Une heure se passe dans ces angoisses.
La guinnârou alors s'en vient trouver Ahmed: «Le jour où je t'ai donné la bague, lui reproche-t-elle, je t'ai recommandé de ne pas laisser ta femme s'en emparer: Maintenant il te faut rester ici trois mois. Je vais te donner un fusil et de la poudre de chasse. Chaque matin, tu tueras deux poissons. Tu mangeras l'un le matin et l'autre le soir. Le dernier jour de ce délai arrivé, avant de tirer ton dernier coup de fusil, tu viendras me trouver et je te donnerai quelque chose».
Ahmed a suivi les instructions de la guinnârou.
Au dernier jour du troisième mois, il ne lui restait plus qu'un coup de fusil à tirer. La guinnârou est venue la nuit pendant qu'il dormait. Elle appelle le chat et le chien et leur dit: «Mettez-vous à l'eau immédiatement, traversez le fleuve et rendez-vous à la case de votre maître. Vous y trouverez porte close, mais cela ne fait rien! vous entrerez quand même. La femme d'Ahmed va faire cette nuit ce qu'elle n'a pas encore fait depuis l'enlèvement de son mari. Elle dormira avec la bague au doigt. Vous lui prendrez la bague et me la rapporterez».
Le chat est parti avec le chien qui reste à faire le guet devant la porte. Il vole la bague et tous deux reprennent leur chemin pour revenir à la guinné. Arrivés au fleuve, le chat grimpe sur le chien qui va le passer à la nage mais, quand ils sont au milieu de l'eau, le chien lui dit: «Montre-moi cette bague; moi aussi je veux la voir.» Le chat prend la bague pour la faire voir à son camarade, mais elle lui échappe et tombe à l'eau. Un poisson se trouvait; là il avale la bague182.
De retour près de la guinnârou, le chien et le chat lui racontent la chose: «C'est bon! dit la guinné, je vais vous préparer un grigri pour retrouver le poisson qui a avalé l'anneau. Demain je ferai passer ce poisson près d'Ahmed. Celui qui sera tué par le premier coup de fusil ne sera pas ce poisson-là; ce sera le deuxième seulement et dans son corps se trouvera la bague».
La guinnârou a ainsi parlé au chien sans qu'Ahmed sache rien de ce qui s'est passé. Puis elle s'en est allée.
Ahmed se réveille: «Ah! se dit-il, je n'ai plus qu'un coup de fusil à tirer et, après, plus moyen de me procurer de quoi manger!» Il vient au bord du fleuve et aperçoit deux poissons. Il tire et les tue tous les deux. Il les saisit, l'un après l'autre, et les dépose sur la rive.
Le chien sait ce qu'il a à faire et le chat aussi puisque la guinnârou le leur a enseigné; mais tous deux restent muets.
Ahmed ouvre le premier poisson, puis le second; il en jette les boyaux. Alors le chat et le chien se précipitent dessus, les saisissent par leurs extrémités et tirent, chacun de son côté. La «saleté» se déchire et la bague tombe à terre.
«Prends ta bague» disent-ils à Ahmed. Et ils lui racontent comment la guinnârou les a envoyés pour reprendre la bague dérobée, comment le poisson l'a avalée et ce que la guinnârou leur a prescrit.
Ahmed attend jusqu'à la nuit. Il retire alors la bague de son doigt et formule un souhait. La guinnârou vient les prendre, lui et ses animaux, et les dépose entre la femme et le kélé. Le chat se place près du lit et le chien devant la porte à l'intérieur de la case.
Après avoir regardé la femme et le kélé, Ahmed sort doucement et va appeler ses captifs: «Gardez bien les issues du tata, leur commande-t-il, que personne ne puisse sortir!»
Il revient ensuite se coucher à la place où la guinnârou l'avait tout d'abord déposé.
Pendant la nuit, la femme d'Ahmed cherche le kélé pour ce que l'on devine; c'est Ahmed qu'elle touche et il fait des manières. Il refuse. La femme lui demande alors: «Pourquoi es-tu fâché aujourd'hui?—Oh! répond Ahmed, aujourd'hui je veux rester tranquille».—La femme a beau lui demander pardon et insister pour qu'il se prête à son désir.—«Non, dit-il, je ne le veux pas».
Alors la femme se fâche et se retourne de l'autre côté. Ils sont restés ainsi jusqu'à quatre heures du matin.
A ce moment le kélé veut saisir la femme dans la même intention. Il pose sa main sur la poitrine d'Ahmed et s'aperçoit qu'elle est velue. Il regarde mieux alors et reconnaît Ahmed. Il est pris d'une violente terreur.
A six heures Ahmed sort. Il envoie ses captifs convoquer les hommes du village «Comment va-t-on mettre à mort ces deux là?» demande-t-il.
Il appelle sa femme et lui dit: «Mon bengala avait beau être gros, il n'y en avait pas assez pour toi. Tu es allé chercher un kélé et tu m'as fait toutes les misères possibles. Eh bien! avant que je te tue, il faut que tu t'accouples avec lui devant tout le monde».
La femme et le kélé ont été bien forcés d'en passer par là. Ensuite Ahmed a fait venir ses captifs et trois hommes armés de fusils. On a fait un «feu de salve» et les coupables sont morts. On les a enterrés tous deux à cet endroit là.
Depuis lors, et maintenant encore, les hommes ne doivent pas se fier aux femmes.
Dubréka 1910.
Conté par Ousmann Guissé.
Interprété par Gaye Ba.
Eclaircissements
Comparer la vengeance de l'amoureux évincé dans «Affront pour affront».
TABLE DES MATIERES
DU TOME PREMIER
Préface.
Essai sur la littérature merveilleuse des noirs.
Contes:
I. Takisé le taureau de la vieille.
II. Le fils des bâri.
III. La tête de mort.
IV. Les ailes dérobées.
V. L'avare et l'étranger.
VI. Le canari merveilleux.
VII. La fausse fiancée.
VIII. Les calaos et les crapauds.
XI. Chassez le naturel.
X. Service de nuit.
XI. Le plus brave des trois.
XII. L'homme touffu.
XIII. Pourquoi les poules éparpillent leur.
XIV. Le procès funèbre de la bouche.
XV. Le fils du sérigne.
XVI. Le dévouement de Yamadou Hâve.
XVII. La flûte d'Ybilis.
XVIII. La bague aux souhaits.