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Essai sur Talleyrand

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DEUXIÈME PARTIE
DE LA FÊTE DU 14 JUILLET A LA FERMETURE
DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

I

M. de Talleyrand bénit l'étendard de la France à la réjouissance du 14 juillet.—Détresse financière croissante.—Vues de M. de Talleyrand.—Constitution civile du clergé.—Conduite de M. de Talleyrand.—Il refuse l'évêché de Paris.—Lettre aux éditeurs du Moniteur.—Mort de Mirabeau.—Esquisse de sa carrière et de ses relations avec M. de Talleyrand, qui l'assiste à son lit de mort.—Comment il a probablement initié M. de Talleyrand aux intrigues de la cour.—Il laisse à M. de Talleyrand son discours projeté sur la loi de la succession, qui réglait l'état actuel de la loi en France, et que M. de Talleyrand lut à l'Assemblée nationale.—M. de Talleyrand est suspendu de ses fonctions épiscopales et il quitte l'Église.—Fierté du roi.—Conduite et vues de M. de Talleyrand.—Il désire venir au secours du roi.—Folle conduite du parti de la cour.—Décret fatal de l'Assemblée nationale, défendant la réélection de ses membres.—Projet d'éducation de M. de Talleyrand.—L'Assemblée se sépare le 13 septembre 1791.—M. de Talleyrand va en Angleterre, en janvier 1791.

Nous voici arrivés à la fête du 14 juillet, instituée pour célébrer la destruction de la Bastille et pour rendre honneur au gouvernement nouveau qui s'était élevé sur ses ruines: arrêtons-nous un instant pour parler de ce jour de réjouissance.

Un immense et magnifique amphithéâtre a été élevé dans le champ de Mars: le souverain héréditaire de la France et le président temporaire d'une assemblée élective,—symboles de rapprochement entre deux idées et deux époques,—y sont assis sur deux trônes de même niveau, décorés des armes que la nation a prises à ses anciens rois; et voilà le prince enfant qu'un peuple joyeux, triomphant, considère avec bienveillance comme l'héritier des engagements de son père, comme celui qui aura à perpétuer la race de saint Louis; puis la reine, «embellissant et égayant la sphère dans laquelle elle se meut, brillante comme l'étoile du matin, pleine de vie, de splendeur et de joie;» et voilà aussi cette royale jeune fille, parée de tous les charmes de la cour et douée de toutes les vertus du cloître,—une princesse, une sainte,—une future martyre. Voici le vain, mais honnête la Fayette, appuyé sur son épée de citoyen; et à côté le terrible Mirabeau, ses longs cheveux flottant au vent; et là cette assemblée bien connue et encore digne de mémoire, trop tôt fière de l'œuvre dont elle se glorifie, de cette œuvre qui, hélas! ainsi que la représentation à laquelle nous assistons, n'est destinée qu'au triomphe éphémère d'un jour. Et voyez, sur ce balcon, la cour la plus gracieuse et la plus splendide de l'Europe, car telle était encore, même à cette époque, la cour de France; et là-bas, dans ce vaste champ, les bandes confédérées avec leurs musiciens, portant leurs bannières respectives et représentant chaque portion de cette grande famille qui se réjouit en ce moment du triomphe qu'elle a remporté.

Tout d'un coup, le ciel, dont l'éclat est si bien fait pour se confondre avec la joie des hommes, mais qui jusque alors avait été sombre et menaçant,—tout à coup le ciel s'éclaircit, le soleil vient mêler sa pompe à celle de cette noble cérémonie! Et alors, revêtu de ses habits pontificaux et debout sur un autel où se pressent trois cents prêtres, en longues robes blanches et avec des ceintures tricolores, l'évêque d'Autun bénit le grand étendard, l'oriflamme de France, qui n'est plus le symbole de la guerre, mais le signe et le gage de la paix entre le passé et l'avenir, entre les vieux souvenirs et les nouvelles aspirations du peuple français.

Qui, présent ce jour-là à Paris, aurait pu croire que ceux qui pleuraient tendrement, avec les enfants du Béarnais, aux pieds de la statue de Henri IV, riraient bientôt d'une façon si horrible autour de l'échafaud de son descendant?... que la multitude joyeuse, errant dans les Champs-Élysées, au milieu des guirlandes de lumière, et faisant entendre de douces paroles de reconnaissance et de joie, se transformerait si vite en une populace féroce, massacrant dans les prisons, dressant l'échafaud dans les rues et dansant autour de la guillotine, d'où le sang innocent coulerait goutte à goutte?... que le monarque, la cour, les députés, toutes les images populaires et princières de cette auguste cérémonie, que les formes même de la religion qui la consacra devaient, au bout de deux ou trois courtes années, être mises de côté avec dérision: et que lui-même, le pontife qui avait présidé à cette pompeuse solennité, obligé de renoncer à sa sainte vocation, errerait comme un misérable exilé sur des rivages étrangers, banni comme traître à cette liberté pour laquelle il avait sacrifié les préjugés de sa caste, les prédilections de sa famille, les honneurs et les richesses de sa profession?

II

Du 14 juillet 1789 au 14 juillet 1790, les scènes comprises dans ce tableau, qui peut être appelé le premier acte du grand drame, étaient, en somme, de nature à exciter les espérances, plutôt que les craintes de l'humanité; mais, à dater de cette dernière période, l'aspect des choses changea grandement, et presque chaque jour fut marqué par quelque désappointement, par l'avortement de quelque projet longtemps caressé, par le naufrage de la réputation et de la fortune de quelque homme d'État populaire.

Le 4 septembre 1790, M. Necker quitta, presque sans qu'on fît attention à son départ et certainement sans qu'on le regrettât, ce Paris où seulement une année auparavant il était revenu au milieu d'acclamations unanimes. Environ au même moment, Mirabeau commença à être soupçonné; et les cris de: «Vive la Fayette!» se changèrent souvent en: «A bas la Fayette [15]!» de la part de la multitude toujours inconstante. Alors aussi l'on commença à s'apercevoir que la vente des biens de l'Église, qui, convenablement dirigée, aurait pu rétablir l'ordre dans les finances, allait probablement, au contraire, rendre plus complète la banqueroute nationale.

Il est nécessaire, afin de donner une juste idée de la conduite de M. de Talleyrand, que j'explique rapidement comment se présenta cette calamité. L'Assemblée, désirant assurer l'irrévocabilité de ses décrets en disposant aussitôt que possible des vastes propriétés dont elle avait décidé la vente, et désirant augmenter sans délai ses ressources financières, se mit à chercher quelque moyen d'obtenir ce double résultat. Après deux ou trois projets, adoptés pour un moment et abandonnés ensuite, l'idée à laquelle on s'arrêta finalement fut celle de fabriquer des billets d'État, représentant une certaine valeur en biens nationaux, et de leur donner un cours forcé, de telle sorte qu'ils eussent une valeur immédiate indépendante de celle qu'ils devaient acquérir en tant que représentant la propriété. En un mot, ces billets ou obligations devenaient ainsi de l'argent; et ils avaient cet avantage sur le papier-monnaie ordinaire, qu'ils représentaient quelque chose qui avait une valeur positive; et comme la première émission de 400 millions de francs eut lieu à une époque où l'on sentait réellement le besoin de remplacer d'une manière quelconque l'argent que tout le monde, par peur et par manque de confiance, avait commencé à entasser et à cacher, ces effets produisirent du bien plutôt que du mal. L'Assemblée crut alors immédiatement qu'elle avait à sa disposition un fonds inépuisable; en conséquence, une nouvelle émission de 800 millions d'obligations suivit de près la première émission de 400 millions comme une chose toute naturelle; et il devint évident que ce moyen de faire face aux besoins courants de l'État allait être adopté sur une plus large échelle, augmentant ainsi la somme des valeurs en circulation d'une manière qui n'était nullement provoquée par la richesse ou les affaires croissantes de la communauté, et altérant la valeur de l'argent dans toutes les transactions de la vie. M. de Talleyrand prévit de suite les calamités auxquelles ce système devait naturellement conduire; et en disant: «Je serais inconsolable si, de la rigueur de nos décrets sur le clergé, il ne résultait pas le salut de la chose publique;» il démontra, avec une clarté et une sagacité singulières, que la ligne de conduite adoptée par l'Assemblée devait inévitablement produire la disparition totale de l'or et de l'argent, la cherté énorme des vivres, une dépréciation journalière du papier de l'État et de la terre (le papier-monnaie représentant la terre), une variation rapide dans le taux des échanges, et l'impossibilité de tout commerce régulier.

Mais les hommes, en temps de révolution, s'inquiètent peu des résultats définitifs. L'Assemblée avait alors besoin de fonds: les assignats avec cours forcé créaient ces fonds. Mirabeau remarqua avec sagacité que, multiplier les assignats, était, en tout cas, multiplier les adhérents de la Révolution, puisque aucun homme possédant un assignat ne pouvait désirer que la propriété dont dépendait la valeur de cet assignat fût rendue à ses anciens possesseurs, et cet arrangement politique dispensa de répondre à l'objection des financiers.

Le trait caractéristique des constitutions modernes est le principe de la représentation, la délégation du pouvoir par voie d'élection. Ç'a été sans doute une précieuse découverte que de faire dépendre une partie du gouvernement d'un principe particulier; il ne s'ensuit pas, toutefois, que toutes les parties du gouvernement doivent être déduites de ce même principe. Au contraire, la mobilité donnée à un gouvernement par tout système qui y fait pénétrer les passions populaires et les divergences d'opinion, exige un élément contradictoire de fixité et de stabilité qui fasse contre-poids, qui donne à la durée de ce pouvoir un caractère de permanence, et un caractère de fermeté à son action.

Mais l'Assemblée nationale—semblable à ces malades qui ayant trouvé un remède à leur maladie, s'imaginent que si un peu de ce remède produit quelque soulagement, une haute dose doit en amener un beaucoup plus marqué,—l'Assemblée nationale faisait reposer toutes ses institutions, à une seule exception près, sur la même base; et comme la chambre était élective, les municipalités électives, ainsi les juges devaient être nommés par élection, et de même les curés et les évêques.

Ici commence la première scission sérieuse qui se produisit au sein de la nation; car celle qui existait auparavant n'était qu'entre la nation et la cour. J'ai dit que le clergé, et surtout le clergé supérieur, n'avait pas volontiers abandonné la propriété qu'il avait été habitué à considérer comme sienne. Cette perte, toutefois, ne lui fournissait qu'une cause temporelle d'inimitié; elle n'atteignait ni la conscience de ses membres, ni celle du troupeau. Mais les ordonnances nouvelles, quels que pussent en être les mérites intrinsèques, changeaient entièrement la condition normale de l'Église romaine et s'attaquaient au principe de sa discipline. Ces ordonnances, par conséquent, furent dénoncées par le pape, et ne purent être solennellement acceptées par les membres les plus zélés du clergé. Dans de telles circonstances, il eût été bien plus sage de ne pas toucher à la condition spirituelle du clergé. Obliger tous les ecclésiastiques, soit à abandonner leurs bénéfices, soit à jurer de soutenir la «Constitution civile du clergé» (c'était là le titre donné au nouveau système), c'était provoquer beaucoup d'entre eux qui, sans cela, se seraient tenus tranquilles, à déclarer la guerre à la Révolution, et, en même temps, c'était engager la Révolution dans cette voie de persécution qui finit par la déshonorer et la perdre. En outre, une telle mesure divisait le clergé en deux classes—dont l'une excitait la vénération du peuple par ses sacrifices, et l'indignation du gouvernement par ses plaintes: et l'autre donnait satisfaction au gouvernement par son obéissance, mais perdait le respect du peuple à cause de sa servilité.

Un clergé catholique désavoué par le pape était inutile à ceux qui professaient la religion catholique; et tout clergé quel qu'il fût était superflu pour ceux qui ne professaient aucune religion. La conduite observée par M. de Talleyrand dans cette affaire fut prudente et circonspecte jusqu'au moment où elle fut hardie et ferme. L'Assemblée avait décidé la «Constitution civile du clergé,» avant le 14 juillet. Le roi, toutefois, avait demandé un délai avec l'intention d'en référer à Rome, et la loi ne fut définitivement adoptée qu'après le 27 novembre.

Pendant cette période la lutte existait d'une part entre le souverain et le pape qui faisaient cause commune, et de l'autre entre les philosophes et ceux qui prétendaient réformer l'Église, car ces deux classes de personnages se mêlèrent de cette entreprise.

Il était désagréable pour un évêque qui aspirait encore aux plus hautes fonctions ecclésiastiques de se hasarder à se quereller avec le premier de ces partis, et également désagréable pour un homme d'État recherchant l'autorité populaire de se séparer du dernier. D'ailleurs, le résultat du différend était encore incertain, et comme il n'y avait pas nécessité absolue pour l'évêque d'Autun de se prononcer, il demeura silencieux. Mais quand l'Assemblée eut rendu son décret final, et que ce décret eut reçu le consentement formel, quoique contraint, du roi, le cas fut différent. Une loi avait été régulièrement votée, et la question était de savoir, non si cette loi était bonne, mais si, étant la loi du pays, elle devait être observée. Une bataille avait été livrée, et la question était, non si les vainqueurs avaient raison, mais s'il valait mieux s'unir à eux qu'aux vaincus.

Dans un tel état de choses, M. de Talleyrand hésitait rarement. Il prit le parti de la loi contre l'Église, et se rangea avec ceux qui de jour en jour devenaient plus forts, contre ceux dont les forces déclinaient journellement; et, lorsqu'il avait une fois adopté une telle ligne de conduite, ce n'était pas son habitude de s'y engager timidement. Il prêta tout de suite le serment demandé, serment que tous ses collègues dans l'épiscopat refusèrent de prêter. Les seules exceptions, qui ne firent pas grand honneur au clergé constitutionnel, ce furent les évêques de Babylone et de Lydie, dont les titres étaient purement honoraires.

Il justifia aussi cette conduite par une lettre adressée au clergé de son diocèse, et finalement il se chargea de consacrer les nouveaux évêques élus pour remplacer ceux que l'Assemblée avait privés de leurs diocèses. Nous verrons bientôt les résultats de cette conduite.

M. de Talleyrand accepta donc pour lui-même et son Église, ces nouveaux règlements que l'État, en dépit du chef de l'Église, avait consacrés; il prêta serment de s'y conformer de bonne volonté, et même, il maintint que l'État, considérant les membres du clergé comme des fonctionnaires publics, qui recevaient un salaire en échange de l'accomplissement de certains devoirs publics, avait la faculté de retrancher ce salaire à ceux des membres de ce clergé qui refusaient de se soumettre aux lois du gouvernement qui les payait et les employait; cependant, établissons-le tout d'abord, il soutint avec fermeté et en tout temps que tous les ecclésiastiques ainsi dépossédés auraient droit à la pension qui, au moment de la confiscation des biens de l'Église, avait été allouée à tout ecclésiastique que la suppression d'établissements religieux ou de bénéfices inutiles laissait sans revenu ou sans emploi; principe accepté d'abord comme juste, mais bientôt condamné comme inopportun; car il n'y a pas de compromis possible entre deux partis dont l'un est consciencieusement disposé à résister à ce qu'il juge être un acte d'injustice, et l'autre résolument déterminé à fouler aux pieds ce qu'il appelle une résistance égoïste.

III

Parmi les nombreux siéges que rendit vacants le refus des hauts dignitaires de l'Église de prêter le serment que la constitution leur imposait alors, se trouva l'évêché de Paris; et comme on savait bien que M. de Talleyrand pourrait être élu à ce poste s'il le désirait, le public crut qu'il avait l'intention de profiter de sa popularité pour obtenir cette position, qui, jusqu'alors, avait été si honorable et si importante.

Par suite de cette supposition, une partie de la presse exalta ses vertus; tandis qu'une autre s'empressa de peindre, et, ainsi que cela se pratique dans de telles circonstances, d'exagérer ses vices.

Jusqu'aux derniers moments de sa vie, M. de Talleyrand fut presque indifférent à la louange, mais par une originalité singulière (surtout si l'on considère sa carrière longue et variée), il fut toujours extrêmement sensible à la censure; et sa susceptibilité dans cette occasion l'emporta tellement sur sa prudence, qu'elle le poussa à écrire et à publier une lettre où il désavouait de la manière la plus formelle tout projet de candidature au siége vacant. Voici cette lettre, curieuse à plus d'un titre [16].

«Je viens de lire dans le Journal de Paris, que l'on me désignait pour l'évêché de Paris. En voyant mon nom près de celui de M. l'abbé Sieyès, j'ai dû m'enorgueillir de la seule idée d'une telle concurrence. Quelques électeurs m'ont laissé effectivement pressentir leur vœu, et je crois devoir publier ma réponse. Non, je n'accepterais point l'honneur que mes concitoyens daigneraient me décerner. Depuis l'existence de l'Assemblée nationale, j'ai pu être insensible aux calomnies sans nombre que les différents partis se sont permises à mon égard. Jamais je n'ai fait ni ne ferai à mes détracteurs le sacrifice d'aucune opinion ni d'aucune action utile à la chose publique; mais je puis et je veux leur offrir celui de mon intérêt personnel, et, dans cette circonstance seulement, mes ennemis auront influé sur ma conduite. Je ne leur laisserai pas le moyen d'affaiblir le bien que j'ai essayé de faire. Cette publicité que je donne aujourd'hui à ma détermination, je l'ai donnée à mes désirs, lorsque j'ai témoigné combien je serais flatté d'être un des administrateurs du département de Paris. Je crois que, dans un État libre, lorsque le peuple s'est ressaisi du droit d'élection, véritable exercice de sa souveraineté, avouer hautement la fonction publique à laquelle on aspire, c'est appeler ses concitoyens à vous examiner d'avance, c'est se rendre à soi-même toute intrigue impossible. On s'offre aux observations de l'impartialité; on ne prend pas même la haine au dépourvu. J'avertis donc ici ceux qui, craignant ce qu'ils appellent mon ambition, ne se lassent point de me calomnier, que je ne dissimulerai jamais à quelles places j'aurai l'orgueil de prétendre. C'est par une suite de ces fausses alarmes qu'on a répandu, aux approches de la nomination de l'évêque de Paris, que j'avais gagné six à sept cent mille francs dans les maisons de jeu. Maintenant que la crainte de me voir élever à la dignité d'évêque de Paris est dissipée, on me croira sans doute. Voici l'exacte vérité: j'ai gagné, dans l'espace de deux mois, non dans des maisons de jeu, mais dans la société, et au club des échecs, regardé presque en tout temps, par la nature même de son institution, comme une maison particulière, environ trente mille francs. Je rétablis ici l'exactitude des faits, sans avoir l'intention de les justifier. Le goût du jeu s'est répandu d'une manière même importune dans la société. Je ne l'aimai jamais, et je m'en reproche d'autant plus de n'avoir pas assez résisté à cette séduction; je me blâme comme particulier et encore plus comme législateur, qui croit que les vertus de la liberté sont aussi sévères que ses principes; qu'un peuple régénéré doit reconquérir toute la sévérité de la morale et que la surveillance de l'Assemblée nationale doit se porter sur ces excès nuisibles à la Société en contribuant à cette inégalité de fortune que les lois doivent tâcher de prévenir par tous les moyens qui ne blessent pas l'éternel fondement de la justice sociale, le respect de la propriété. Je me condamne donc, et je me fais un devoir de l'avouer; car depuis que le règne de la vérité est arrivé, en renonçant à l'impossible honneur de n'avoir aucun tort, le moyen le plus honnête de réparer ses erreurs est d'avoir le courage de les reconnaître.»

Nous apprenons par ce document que l'évêque d'Autun, malgré ses travaux dans le sein de l'Assemblée, était cependant encore un joyeux mondain que l'on rencontrait fréquemment au club du jeu d'échecs, ainsi que dans les salons particuliers; et (bien qu'il regrettât ce fait) qu'il avait gagné dans ces divers endroits trente mille francs dans l'espace de deux mois. Nous apprenons aussi qu'il renonça alors à toute idée d'avancement dans sa profession, afin que les motifs de sa conduite dans le sein de l'Assemblée nationale demeurassent à l'abri de tout soupçon, et nous pouvons deviner qu'il aspira pour l'avenir aux hauts emplois politiques plutôt qu'aux fonctions ecclésiastiques les plus élevées.

Toutefois, le côté le plus frappant de ce document est le ton, le style, je pourrais presque dire le pédantisme qui y domine vers la fin. Mais chaque époque a ses prétentions: et celle de la période qui s'écoula entre mai 1789 et août 1792, était de couvrir du pur langage d'un saint ou des austères préceptes d'un philosophe la vie facile d'un homme à la mode, d'un viveur du grand monde.

«Le dire, dit le vieux Montaigne, est autre chose que le faire: il faut considérer le prêche à part et le prêcheur à part».

IV

Alors, ou peut-être un peu après ce moment, on aurait pu voir une multitude agitée, pleurant, s'enquérant et se précipitant dans la direction d'une maison de la rue de la Chaussée-d'Antin. On était aux premiers jours d'avril, et dans l'intérieur de cette maison—respirant par les fenêtres ouvertes l'air embaumé qui rafraîchissait pour un moment son front brûlant, et accueillant avec reconnaissance la voix anxieuse de la multitude qui venait s'informer de lui—dans l'intérieur de cette maison était couché Mirabeau mourant, qui allait emporter avec lui dans la tombe tout ce qui restait au peuple de sagesse et de modération; et, ainsi qu'il le disait lui-même avec tristesse et fierté, les derniers fragments de cette monarchie qu'il avait eu la puissance d'abattre et qu'il se vantait de pouvoir relever. A côté de ce lit de mort se trouvait l'évêque d'Autun. Une étrange combinaison de circonstances avait réuni ces deux personnages, dont le caractère était essentiellement différent, mais dont la position se ressemblait à certains égards.

L'un était éloquent, passionné, impérieux, imprudent; l'autre, calme, poli, logique et prudent. Mais tous les deux appartenaient à d'illustres familles, étaient doués de grands talents et avaient été dépossédés de leur place légitime dans la société. Tous les deux aussi avaient une politique libérale, et cela par vengeance et par ambition, aussi bien que par principe et par conviction. Aristocrates alliés à une faction démocratique, royalistes en lutte ouverte contre ceux qui respectaient le plus la monarchie, ils s'étaient engagés, pour faire triompher la modération, dans un combat entre les deux partis extrêmes.

Mirabeau était le cinquième enfant, mais il devint, par la mort d'un frère, le fils aîné du marquis de Mirabeau, riche propriétaire et chef d'une noble maison de Provence; il avait été marié très-jeune à une riche héritière, et destiné à l'armée. Cependant, abandonnant sa profession, séparé de sa femme, constamment entraîné dans des embarras, tantôt d'argent, tantôt d'amour, il avait mené la vie de garçon, vie remplie d'intrigues, d'indigence et d'aventures, jusqu'à l'âge de quarante ans, victime, tantôt de sa nature impétueuse, tantôt de l'imprudente et absurde sévérité de son père, dont les deux occupations favorites étaient de persécuter sa famille et de publier des pamphlets destinés à améliorer le sort de l'humanité. Ainsi, souvent enfermé, toujours dans les difficultés (le premier et le dernier moyen de correction du vieux marquis étant de se procurer une lettre de cachet et d'arrêter la pension de son fils), le comte de Mirabeau avait dû ses moyens d'existence presque entièrement à ses talents, qui pouvaient s'appliquer aux lettres, quoiqu'ils fussent encore plus faits pour l'action.

Pendant un court répit que lui avaient laissé les calamités de tout genre qui le frappaient, répit dont il avait profité pour faire, à Paris même, des efforts désespérés afin d'améliorer sa position, il avait été mis en relation avec M. de Talleyrand, qui, frappé de ses talents et touché de ses malheurs, le recommanda à M. de Calonne, d'après l'avis duquel il fut envoyé par M. de Vergennes, alors ministre des affaires étrangères, remplir une sorte de mission confidentielle en Allemagne, peu de temps avant la mort du grand Frédéric. Il revint de cette mission au moment où la France commençait à être agitée par la convocation des «notables» suivie promptement de celle des états généraux. Il vit d'un coup d'œil que l'on touchait à une époque où ses talents éminents pourraient trouver leur emploi, et dans laquelle son caractère hautain et flexible à la fois ferait son chemin, soit par la force, soit par la persuasion; par conséquent, toute son âme se dirigea vers ce but: devenir membre de cette assemblée qu'il prédit dès le début devoir bientôt commander aux destinées de son pays.

Certaines dépenses étaient nécessaires pour atteindre ce but, et Mirabeau, comme à l'ordinaire, n'avait pas un liard. Le moyen qu'il choisit pour se procurer la somme requise fut le moins honorable de ceux auxquels il aurait pu avoir recours. Il publia un ouvrage qu'il nomma: Histoire privée de la cour de Berlin, ouvrage rempli de scandale public et privé, et où il trahissait la mission qui lui avait été récemment confiée [17].

Naturellement, le gouvernement s'indigna; une poursuite fut intentée contre lui devant le parlement de Paris; M. de Montmorin et d'autres, qui l'avaient jusqu'alors protégé, lui dirent clairement qu'ils désiraient rompre avec lui.

Mirabeau se débattit au milieu de toutes ces difficultés déshonorantes. Il nia que l'ouvrage eût été publié avec son autorisation.

Il fut repoussé par la noblesse de Provence, qui décida que, n'ayant aucun fief à lui, il n'aurait pu siéger que comme délégué de son père; mais il devint candidat du tiers-état pour Aix et fut élu. Ce fut ainsi qu'il se présenta aux premières séances des états généraux, en face du ministère qui l'avait accusé, et de l'aristocratie qui l'avait répudié; tous deux allaient trouver en lui un hardi et formidable ennemi.

Mais, quoiqu'il eût été poussé à bout par les circonstances, son inclination et ses idées ne le portaient pas à agir en homme violent et extrême.

Ses projets, quant à la France, se bornaient au désir de lui procurer un gouvernement représentatif; et ses vues pour lui-même étaient celles qui, sous un tel gouvernement, conduisent souvent les hommes ambitieux à adopter l'opposition comme le chemin du pouvoir. Un contemporain a dit de lui avec beaucoup de raison: «Il était tribun par calcul, et aristocrate par goût.» Il visa à obtenir une constitution pour son pays, et à être ministre de la couronne sous l'empire de cette constitution.

M. de Talleyrand avait le même désir, et probablement la même ambition. Ces deux hommes d'État, par conséquent, auraient naturellement, dans le sein des états généraux, agi de concert comme deux amis particuliers qui avaient la même manière de voir quant aux affaires publiques.

Mais la publication de l'Histoire secrète de la cour de Berlin, ayant offensé le ministre qui avait employé Mirabeau, ne pouvait être que pénible et désagréable à M. de Talleyrand, à l'intercession duquel Mirabeau avait dû cet emploi et à qui, outre cela, la correspondance de Mirabeau avait été en grande partie adressée. Cette circonstance avait donc fait cesser toute intimité privée entre ces deux personnages qui allaient exercer une si grande influence sur les événements dont l'heure avait sonné.

Toutefois, il est très-difficile pour deux hommes de jouer un rôle important dans la même cause pendant un certain temps au sein d'une assemblée populaire, et cela au moment d'une grande crise nationale, sans renouer leurs vieilles relations ou en former de nouvelles. Il est difficile de dire jusqu'à quel point les anciennes relations entre M. de Talleyrand et Mirabeau se renouèrent; mais ils causaient déjà ensemble d'une manière très-intime le 21 octobre 1789; c'est ce qui ressort d'une lettre de Mirabeau au comte de Lamarck, lettre dans laquelle Mirabeau établit que l'histoire d'une intrigue politique secrète lui avait été confiée par l'évêque d'Autun.

On sait aussi maintenant qu'environ à cette époque, Mirabeau projetait la formation d'un ministère auquel j'ai déjà fait allusion, et dans lequel devaient entrer conjointement lui et M. de Talleyrand. Il est très-possible que, si ce ministère s'était formé, l'histoire de la France pendant les soixante années qui suivirent eût été différente.

Mais la mesure la plus fatale adoptée par l'Assemblée fut celle du 9 novembre 1789, qui empêchait tout député de devenir ministre tant que durerait son mandat législatif, et même d'entrer au service de la couronne pendant deux ans après la dissolution de l'Assemblée. Les conséquences de cette résolution, dirigée contre ceux qui, comme Mirabeau et M. de Talleyrand, espéraient fonder un gouvernement constitutionnel et en prendre la direction, ces conséquences furent incalculables. Les personnages qui avaient alors le plus d'influence dans l'Assemblée et le pays étaient des hommes d'opinions modérées, de grands talents et de grande ambition. De tels hommes, placés à la tête des affaires, auraient pu contenir le mouvement et établir un gouvernement populaire et sûr à la fois. Mais cette nouvelle règle empêchait ceux qui étaient devenus les favoris de l'Assemblée nationale et de la nation, d'employer leur influence pour soutenir le pouvoir exécutif. De plus, si leurs passions étaient violentes et leur position désespérée, elle les poussait à rechercher le pouvoir par des moyens hostiles à la constitution qui détruisait leurs espérances.

Cet effet fut produit sur Mirabeau, et ses sentiments venant à être connus de la cour, une sorte d'alliance s'établit entre eux au printemps de 1790;—alliance conclue trop tard (puisque la plupart des grandes questions sur lesquelles aurait pu s'exercer utilement l'influence de Mirabeau étaient déjà tranchées) et aussi alliance conduite de la manière la plus absurde; car tandis que le roi ouvrait à Mirabeau sa bourse, il l'excluait de sa confiance, et pendant longtemps, exigeait, comme condition préliminaire, que le traité qu'il avait fait avec le grand orateur fût tenu secret, même à ses propres ministres [18].

Mirabeau devait conseiller le roi en secret, le secourir indirectement en public; mais le roi ne devait pas paraître lui être favorable, et il devait être contrarié, contre-carré par les amis du roi.

L'erreur commise par les deux partis que concernait cet arrangement fut le résultat, d'une part, du caractère faible et irrésolu de celui qui ne faisait jamais rien entièrement ni sincèrement, et, de l'autre, du caractère présomptueux et téméraire de celui qui ne doutait jamais du succès de ce qu'il entreprenait, et qui se persuada alors facilement à lui-même qu'ayant une fois triomphé de la difficulté d'entrer en communication avec la cour, il réussirait bientôt à la gouverner.

En effet, le désir qu'avait Mirabeau de servir la couronne étant sincère et sa capacité étant évidente, il crut avec quelque raison que l'on se fierait à sa sincérité, et qu'on donnerait à ses talents l'occasion de se déployer.

Mais il est évident que le roi avait voulu acheter un ennemi dangereux plutôt que conquérir un allié déterminé. Ainsi il continua à fournir aux besoins de Mirabeau, à recevoir les rapports de Mirabeau, à faire peu d'attention aux conseils de Mirabeau, jusqu'à ce que les affaires devinrent si mauvaises que même l'irrésolution de Louis XVI fut vaincue (c'était environ vers la fin de 1790), et alors, pour la première fois, on s'occupa sérieusement d'un plan que le téméraire orateur avait conseillé depuis longtemps déjà, mais que, jusqu'à ce moment, la cour n'avait voulu ni sanctionner ni rejeter. Ce plan consistait à éloigner le roi de Paris, à l'entourer de troupes encore fidèles, et, avec le secours d'une nouvelle assemblée à laquelle il faudrait préparer l'opinion publique, à réformer la constitution,—alors sur le point d'être terminée,—constitution qui, tout en prétendant être monarchique, non-seulement empêchait le monarque d'exercer en réalité aucun pouvoir sans la permission expresse d'une assemblée populaire, mais établissait, comme théorie fondamentale, que le roi était simplement l'exécuteur de la souveraine volonté de cette assemblée. C'est là une addition qui, à première vue, peut sembler de peu d'importance, mais qui, calculée pour exercer jour après jour son influence sur l'esprit des hommes et pour déterminer ainsi leurs actes, ne pouvait manquer d'avoir un effet très-réel sur le jeu quotidien de leurs institutions. Et ce n'était pas tout. Les nations, comme les individus, ont, s'il est permis de parler ainsi, deux volontés: celle du moment,—résultat du caprice, de la passion et de l'impulsion,—et celle du loisir et de la délibération,—résultat de la prévoyance, de la prudence et de la raison. Tous les gouvernements libres possédant quelque solidité (quel que soit leur nom) ont, pour cette raison, établi, sous une forme ou sous une autre, un pouvoir de quelque espèce calculé pour représenter le jugement plus mûr de la nation et pour mettre un frein aux ébullitions spontanées, violentes et changeantes de l'excitation populaire. Toutefois, même cette barrière n'était pas interposée ici entre une chambre qui devait avoir toute l'influence dans l'État et un premier magistrat qui devait n'en avoir aucune.

La constitution qui allait être adoptée était, en un mot, impraticable, et personne ne le voyait plus clairement que Mirabeau; mais bien que prêt à la détruire, et désireux de le faire, il ne se prêtait en aucune manière aux idées de Marie-Antoinette, quoiqu'il fût quelque peu subjugué par ses charmes.

«Je serai ce que j'ai été toujours,» dit-il dans une lettre au roi (15 décembre 1790), «défenseur du pouvoir monarchique réglé par les lois; apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique.» Bref, il tenta l'entreprise difficile et même presque impossible de sauver la liberté des mains d'un monarque dominé par des courtisans enthousiastes du pouvoir absolu et d'une populace influencée par des clubs qui aspiraient à détruire toute autorité autre que la leur.

Je viens de chercher à expliquer quels avaient sans cloute été les projets de Mirabeau; car nous avons à examiner quelles étaient probablement ses pensées lorsque, au milieu de vives souffrances, mais avec toute sa présence d'esprit et le clair pressentiment de sa fin prochaine, il demanda son ancien ami avec lequel, dit-on, il ne s'était jamais complétement réconcilié jusqu'alors, et désira sa présence auprès de cette couche d'où il ne devait plus se relever.

N'est-il pas permis de supposer que Mirabeau, dans ce dernier entretien avec M. de Talleyrand, parla des projets dont son esprit était alors occupé? et ne semble-t-il pas probable qu'à cette heure suprême il comprit que l'évêque d'Autun était la personne la mieux faite pour occuper la position difficile qu'il allait laisser vacante, position qui demandait tant d'adresse à qui voudrait se mouvoir au milieu des intrigues et des combinaisons variées qu'elle supposait? Plusieurs raisons viennent appuyer cette supposition. M. de Talleyrand, comme Mirabeau, était aristocrate de naissance, libéral par position et par opinion; il était aussi l'un des membres de l'Assemblée qui possédaient le plus d'autorité sur la partie de ce corps que Mirabeau lui-même dirigeait, et en même temps l'un des membres très-peu nombreux en qui M. de Montmorin (ministre avec lequel Louis XVI avait enfin consenti que Mirabeau communiquât d'une manière confidentielle) avait dit à Mirabeau qu'il plaçait le plus de confiance. Enfin, il était en relation avec toutes les classes et presque tous les individus cherchant alors à troubler ou espérant calmer et réunir les éléments troublés de la société. Il connaissait la cour, le clergé, les Orléanistes. Il avait été l'un des fondateurs des Jacobins; il était membre du club rival et modéré, les Feuillants; et quoique, sans aucun doute, il manquât du feu et de l'éloquence nécessaires pour commander aux grandes assemblées, il possédait au plus haut degré le tact et l'adresse qui permettent à un homme de gouverner ceux qui conduisent de telles assemblées. En un mot, quoiqu'il ne restât pas de Mirabeau après Mirabeau, M. de Talleyrand était peut-être l'homme le mieux qualifié pour remplir d'une certaine manière la place qui restait vide, et celui que Mirabeau lui-même devait probablement désigner comme son successeur. Toutefois, je n'ai rien, excepté des conjectures, pour me guider à ce sujet; à moins que le dépôt public que Mirabeau, à sa dernière heure, confia à M. de Talleyrand ne puisse être invoqué comme un témoignage de ses plus secrètes intentions. Nous pouvons apprendre la nature de ce dépôt par M. de Talleyrand lui-même, qui, le jour suivant, au milieu du silence et de la douleur qui avaient envahi tous les partis (car un homme de génie supérieur, quels que soient ses défauts, disparaît rarement sans qu'on le pleure), montant à la tribune de l'Assemblée nationale, dit d'une voix qui paraissait réellement émue:

«Je suis allé hier chez M. de Mirabeau. Une foule immense remplissait cette maison dont je franchis le seuil avec une tristesse plus vive encore que ne pouvait l'être la douleur du public. Le triste spectacle qui m'attendait remplissait l'imagination de l'image de la mort, elle était partout, excepté dans l'esprit de celui que menaçait le danger le plus imminent. Il avait demandé à me voir. Il est inutile de parler de l'émotion produite sur moi par beaucoup de choses qu'il me dit. Mais chez M. de Mirabeau ce qui dominait alors c'était l'homme public; et, sous ce rapport, nous pouvons considérer comme une précieuse relique les derniers mots qui purent être arrachés à cette proie immense que la mort était sur le point de saisir. Concentrant tout son intérêt sur les travaux que cette assemblée a encore devant elle, il se rappela que la loi de la succession était à l'ordre du jour, et se désola de ne pouvoir assister à la discussion de la question, regrettant de mourir, puisque la mort le privait de remplir un devoir public. Mais, comme il avait écrit sa manière de voir, il me confia le manuscrit, afin que je pusse vous le communiquer en son nom. Je vais m'acquitter de ce devoir. L'auteur de ce manuscrit n'est plus; mais ses pensées et ses désirs étaient tellement liés au bien public, qu'en écoutant l'expression des sentiments que je vais vous retracer, vous pourrez croire que vous recevez son dernier soupir.»

Telles furent les paroles par lesquelles M. de Talleyrand introduisit le mémorable discours qui, en établissant les principes sur lesquels a depuis été posée la loi de succession, jeta les fondements d'une nouvelle société française sur des bases qu'aucune circonstance ne paraît devoir modifier.

«Il y a autant de différence,» dit Mirabeau, «entre ce qu'un homme fait pendant sa vie et ce qu'il fait après sa mort, qu'entre la mort et la vie. Qu'est-ce qu'un testament? C'est l'expression de la volonté d'un homme qui n'a plus aucune volonté, par rapport à une propriété qui n'est plus sa propriété; c'est l'action d'un homme qui n'est plus responsable de ses actions envers l'humanité; c'est une absurdité, et une absurdité ne devrait pas avoir force de loi.»

Tel est l'argument mis en avant dans ce discours célèbre et singulier. Ingénieux plutôt que profond, maintenant que nous l'examinons avec calme, il ne nous semble pas digne de la réputation qu'il obtint, ni de l'effet qu'il produisit sans aucun doute. Mais, lu avec la voix grave de M. de Talleyrand, et considéré comme les dernières pensées sur les dispositions testamentaires qu'ait formées un homme qui faisait son propre testament quand il composa ce discours, et qui, depuis lors, était entré avec son intelligence lumineuse et sa merveilleuse éloquence dans l'obscur silence de la tombe, il ne pouvait manquer de produire une profonde impression. C'était, de plus, le manteau du prophète qui avait quitté cette terre; et le monde, qu'il se trompât ou non dans cette supposition, crut voir dans ce legs politique l'intention de désigner un successeur politique.

V

De cette manière, M. de Talleyrand déjà, ainsi que nous l'avons vu, membre du département de Paris, fut immédiatement choisi pour occuper la place dans la direction de ce département laissée vacante par la mort de Mirabeau.

Ce conseil municipal disposait encore d'une influence considérable, et il ne manquait pas de moyens variés d'exercer cette influence sur les classes moyennes de la capitale; de telle sorte qu'un homme de résolution et de tact aurait pu en faire l'un des instruments les plus utiles pour rétablir l'autorité royale et la consolider sur de nouvelles bases.

Il paraît, en vérité, que M. de Talleyrand avait le projet de le rendre populaire en s'en servant comme d'un moyen de donner de bons conseils au roi, et aussi de rendre le roi populaire en l'engageant à suivre ces conseils, puisque nous découvrons qu'environ une quinzaine après la mort de Mirabeau, le 18 avril, ce corps présenta une adresse au roi, le pressant d'éloigner de ses conseils ceux dont la nation se méfiait, et de se confier franchement aux hommes qui étaient encore populaires: tandis qu'il y a toute raison de croire, ainsi que j'aurai tout à l'heure occasion de le montrer, que vers ce moment même M. de Talleyrand entra en négociations secrètes avec le roi, ou, du moins, par l'entremise de M. de Laporte, lui offrit son concours le plus efficace.

Mais Louis XVI devait se fier plus volontiers à un homme hardi et passionné comme Mirabeau, que, malgré sa naissance (et en considérant la situation dans laquelle la révolution l'avait trouvé), il regardait comme un aventurier qui avait été presque naturellement son adversaire, jusqu'à ce qu'il eût acheté son concours, qu'il ne devait se fier à un homme comme M. de Talleyrand, philosophe, homme d'esprit, et de qui l'on pouvait dire qu'il avait été élevé pour le métier de courtisan; et, d'un autre côté, M. de Talleyrand lui-même était trop prudent pour s'aventurer hardiment et entièrement dans les plans téméraires et douteux que Mirabeau avait préparés; du moins il ne devait s'y engager que lorsqu'il commencerait à croire d'une manière certaine à leurs chances de succès.

De plus, d'autres circonstances se présentèrent alors qui ne pouvaient manquer d'avoir une influence défavorable sur l'établissement d'une entente sérieuse entre le monarque scrupuleux et méfiant, et l'évêque constitutionnel, grand joueur d'échecs.

VI

Lorsque M. de Talleyrand refusa l'archevêché de Paris, il est clair qu'il n'attendait plus rien de l'Église; et à partir de ce moment il conçut sans aucun doute l'idée de se libérer de ses entraves à la première occasion convenable: cette occasion ne se fit pas longtemps attendre, car le 26 avril, le lendemain du jour où il avait consacré le curé Expelles, évêque nouvellement élu du Finistère, parut un bref ainsi annoncé dans le Moniteur du 1er mai 1791:

«Le bref du Pape est arrivé jeudi dernier. De Talleyrand Périgord, ancien évêque d'Autun, y est suspendu de toutes fonctions, et excommunié après quarante jours s'il ne vient pas à résipiscence.»

Le moment était alors venu de prendre cette mesure décisive devant laquelle l'ecclésiastique avait reculé, quoiqu'il sût qu'il faudrait en venir là; car il avait trop de tact pour penser à rester ecclésiastique quand pesait sur lui une interdiction prononcée par le chef suprême de son Église, et il n'était nullement prêt à abandonner sa carrière politique, et à se réconcilier avec Rome, du moment que cette réconciliation entraînerait avec elle le renoncement à la richesse et à l'ambition. Il ne lui restait donc d'autre alternative que d'abandonner la profession qu'il avait été forcé d'embrasser. C'est ce qu'il fit immédiatement, et sans hésiter; paraissant désormais dans le monde (quoique désigné quelquefois dans les documents publics comme l'abbé de Périgord, ou l'ancien évêque d'Autun) sous le simple titre de M. de Talleyrand, titre que je lui ai déjà souvent donné, et sous lequel, d'un consentement universel, il a passé à la postérité, bien qu'il fût destiné à obtenir des titres bien plus élevés.

L'acte était téméraire; mais, ainsi que la plupart des actes téméraires accomplis dans des circonstances difficiles, il n'était pas imprudent (j'en parle comme d'une affaire de calcul mondain); il arracha un prêtre indifférent à une position qu'il ne pouvait occuper avec décence qu'au moyen d'une constante hypocrisie; et il permit à un habile homme d'État de se livrer tout entier à une carrière à laquelle s'adaptaient merveilleusement ses talents. Le renoncement de M. de Talleyrand à l'Église ne fut d'ailleurs pas alors un événement aussi remarquable qu'il l'eût été dans tout autre temps; car la France, et même l'Europe, étaient alors semées d'ex-ecclésiastiques de tous grades, auxquels il n'était plus permis de se revêtir de leur costume, ni de remplir leurs devoirs, et qui, dans beaucoup de cas, étaient obligés de déguiser leur vocation réelle sous celle qui leur procurait leur subsistance journalière. Néanmoins, le cas particulier de l'évêque d'Autun excita l'attention et la méritait. C'était comme organe et représentant de l'Église de France que ce prélat avait contribué dans une mesure considérable à en aliéner la propriété et à en changer la constitution; et maintenant, ses frères du clergé étant ce qu'il les avait faits, il secouait volontairement leur habit de dessus ses épaules et renonçait à participer en aucune manière à leur sort.

On pouvait, il est vrai, alléguer que personne n'avait perdu davantage que lui à la destruction de l'ancienne Église et de ses institutions, que dans l'origine il s'était fait prêtre contre son gré, et qu'il était forcé de choisir entre ses convictions comme citoyen, et ses obligations comme ecclésiastique. Cependant, cet abandon de son ordre par quelqu'un qui en avait été l'un des membres les plus éminents, était sans nul doute un scandale. Le monde, il est vrai, pardonne habituellement à ceux qu'il est de son intérêt d'excuser, et M. de Talleyrand, s'il fut coupable, eut la consolation de vivre assez longtemps pour voir ses erreurs pardonnées ou excusées par beaucoup de catholiques rigides, qui se plaisaient dans sa société, par plusieurs princes très-pieux, qui avaient besoin de ses services, et par le pape lui-même, lorsque Sa Sainteté se trouva dans une situation où elle avait à craindre son mauvais vouloir et à désirer sa bienveillance; cependant, pour lui, il ne se sentit jamais entièrement à l'aise quant à sa première profession, et il était si susceptible à ce sujet que le plus sûr moyen de l'offenser était d'y faire allusion. Une dame, longtemps liée avec M. de Talleyrand, m'a raconté qu'il n'aimait pas entendre prononcer le mot d'étole.

Quant à Louis XVI, quoiqu'il fît de perpétuels compromis avec sa conscience, il devait naturellement, plus que tout autre, être scandalisé de voir ainsi un évêque redevenir laïque avec le plus grand calme, et il faut ajouter que M. de Talleyrand était de toutes les personnes la moins faite pour respecter les scrupules de Louis XVI.

Il est donc permis de supposer avec toute apparence de raison que, quels que fussent les rapports qui existassent indirectement entre eux à cette époque, ces rapports n'étaient ni intimes ni marqués de cordialité, mais plutôt tels que ceux que les hommes entretiennent quelquefois avec des personnes qu'ils n'aiment pas et en qui ils n'ont aucune confiance, mais qu'ils sont prêts à servir sous main ou dont ils sont disposés à recevoir les services, si les circonstances devaient rendre une intimité plus grande avantageuse aux deux partis.

Le roi, cependant, s'était trouvé de plus en plus embarrassé par les avis opposés de ses conseillers, qui étaient nombreux et en qui il n'avait jamais confiance, et il s'était montré de plus en plus mécontent de la perspective d'avoir à donner sous peu son assentiment à une constitution qu'il envisageait, en réalité, comme une abdication. On ne fut donc pas surpris de découvrir, le 21 juin au matin, qu'il avait quitté Paris avec sa famille; et l'on eut bientôt après la certitude que les fugitifs s'étaient dirigés vers le nord de la France et le camp de M. de Bouillé.

Il faut se rappeler que se retirer de la capitale au camp de cet officier, dans le jugement, la capacité et la fidélité duquel Louis XVI avait la plus entière confiance, c'était une partie de l'ancien plan de Mirabeau.

Mais ce n'était pas tout: le roi, dans une pièce qu'il laissait derrière lui, annonçait que c'était son intention de se retirer dans quelque partie de son «royaume où il pourrait librement exercer son jugement; là il ferait à la constitution proposée» (elle était sur le point d'être achevée) «les changements qui lui paraîtraient nécessaires pour maintenir la sainteté de la religion, pour fortifier l'autorité royale, et pour consolider un système de vraie liberté.» Une déclaration de cette sorte était aussi comprise dans le plan de Mirabeau: seulement les termes en auraient peut-être eu plus de précision que ceux que je viens de citer. M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères—signataire du passe-port avec lequel le roi venait de s'enfuir comme domestique d'une madame de Korff—avait été initié, comme nous le savons, aux secrets de Mirabeau, et M. de Talleyrand était l'un des amis de M. de Montmorin, et s'était assis, ainsi que nous venons de le voir, au chevet de Mirabeau pendant ses dernières heures. D'où il est permis d'inférer, nonobstant les causes qui empêchaient une sympathie réelle et une entente cordiale entre le roi et l'ex-évêque d'Autun, que ce dernier était dans le secret de la fuite du premier, et qu'il se préparait à jouer un rôle dans les plans qui devaient commencer à s'exécuter aussitôt que cette fuite en aurait donné le signal.

En effet, des bruits de ce genre, concernant M. de Montmorin et M. de Talleyrand, circulèrent à Paris pendant un moment.

Mais M. de Montmorin donna satisfaction à l'Assemblée, en prouvant qu'il n'avait participé en aucune manière à l'évasion du roi; et les rapports sur le compte de M. de Talleyrand ne furent jamais reproduits que par un ou deux de ces journaux qui, à cette époque, déshonoraient la liberté de la presse en se montrant prêts à publier avec une égale indifférence, soit la vérité, soit le mensonge.

Il faut aussi remarquer que M. de Lafayette, dont l'autorité peut être acceptée en pareille matière, accuse formellement le roi d'avoir laissé ignorer ses intentions à M. de Montmorin et à ses plus intimes amis. «Il était ignoré,» dit M. de Lafayette, «de ses ministres, des royalistes de l'Assemblée, tous laissés exposés à un grand péril. Telle était la situation, non-seulement des gardes nationaux de service, de leurs officiers, mais des amis les plus dévoués du roi, du duc de Brissac, commandant des cent-Suisses, et de M. de Montmorin, qui avait très-innocemment donné un passe-port sous le nom de baronne de Korff.»

Il serait difficile d'expliquer ce qu'a d'inconséquent la conduite de Louis XVI, si l'on ne se reportait à l'inconséquence de son caractère: je suis, toutefois, disposé à croire qu'après la mort de Mirabeau, il comprit qu'il serait impossible d'unir une portion considérable de l'Assemblée et de l'armée dans un plan commun, et qu'il commença alors à poursuivre deux plans en même temps: l'un, relatif à la politique qu'il aurait à poursuivre s'il restait dans la capitale, projet qu'il étudia probablement avec le secours de M. de Montmorin, qui était lié avec les membres les plus influents du parti constitutionnel de l'Assemblée; l'autre, relatif à sa fuite, qu'il confia seulement au général dans le camp duquel il allait se réfugier, et aux amis et partisans particuliers qui prenaient peu de part aux affaires publiques. On peut aussi présumer que, par suite de son indolence et de son indécision habituelles, ne s'arrêtant jamais longtemps ni avec fermeté au même projet, il se laissait épouvanter en songeant aux colères de la populace au moment où il aurait été le plus disposé à rester tranquillement dans son palais, et qu'il se laissait alarmer par le danger et les difficultés de la fuite, alors même qu'il pressait le plus activement les préparatifs de son voyage. C'est ainsi que l'on peut le mieux s'expliquer comment il écrivait à M. de Bouillé de l'attendre à Montmédy, quand huit jours auparavant (23 avril) il avait déclaré aux souverains de l'Europe qu'il était satisfait de sa position à Paris: c'est aussi de cette manière que l'on peut arriver à comprendre comment, deux ou trois jours avant son évasion des Tuileries, il assurait solennellement le général de la garde nationale qu'il ne tenterait pas de quitter ce palais [19].

Il faisait rarement ce qu'il avait l'intention de faire, et se démentait plus souvent pour avoir changé d'intentions, que pour avoir eu l'intention de manquer de sincérité.

VII

En tout cas (pour en revenir au fait qui nous intéresse le plus en ce moment), il semble probable que le départ de Louis XVI eut lieu sans le concours actif de M. de Talleyrand; mais je ne puis admettre que ce fût à son insu.

L'ex-évêque avait des relations si variées et si étendues, qu'il était à peu près certain de savoir ce qu'il désirait savoir; et c'était agir selon son habitude que de s'arranger de manière à n'être pas compromis si les projets du roi venaient à échouer, et cependant, si ces projets réussissaient, à se trouver dans une situation qui lui permît de montrer que le roi lui devait son succès. Du reste, il est inutile de spéculer sur ce qui aurait pu arriver si l'infortuné monarque avait atteint le lieu de sa destination; car, voyageant dans une voiture très-lourde et faite pour attirer les yeux, au train de trois milles à l'heure, descendant lorsqu'il y avait des côtes à monter, mettant sa tête hors de la portière aux relais, Louis XVI arriva à l'endroit où il devait rencontrer son escorte, vingt heures après le temps fixé, et à la fin fut arrêté au pont de Varennes par une poignée d'hommes résolus, et reconduit lentement à la capitale, au milieu des insultes de la province et du silence de Paris. Alors se posa cette question importante: Qu'allait-on faire de lui?

Allait-on le déposer pour le remplacer par une république? Tous les écrivains contemporains s'accordent à dire qu'à ce moment l'idée d'une république n'existait que dans quelques esprits que l'on aurait volontiers traités de visionnaires. Fallait-il le déposer en faveur d'un nouveau monarque; substitution qui, vu l'émigration des frères du roi et l'enfance de son fils, n'aurait pu se faire qu'au profit d'une nouvelle dynastie? Ou bien fallait-il le réintégrer dans le poste qu'il avait quitté?

VIII

Il est intéressant de considérer les vues et la conduite de M. de Talleyrand dans ce moment critique. Des contemporains nous ont dit que lui et Sieyès croyaient que la révolution aurait meilleure chance de réussir avec une monarchie limitée sous un nouveau chef, élu par la nation, que sous l'ancien monarque, qui réclamait son trône en vertu du droit héréditaire, et il est facile de comprendre cette manière de raisonner.

Un roi qui avait succédé à un trône du haut duquel ses ancêtres avaient pendant des siècles gouverné leurs peuples d'une manière absolue, ne pouvait être qu'à demi satisfait de posséder par tolérance un débris de l'ancienne autorité de ses ancêtres; et il était impossible, d'un autre côté, que le peuple eût jamais une entière confiance en un prince qui avait à oublier les idées qui lui avaient été transmises avec le sceptre avant de pouvoir respecter celles qui en restreignaient l'usage. Louis XVI, de plus, avait essayé de s'échapper de son palais, comme un prisonnier s'échappe de sa prison, et, c'était comme un captif qui tente de s'évader qu'il avait été pris et ramené à son lieu de réclusion.

D'un roi réduit à cette condition, il était difficile de faire autre chose qu'une poupée, destinée à être pendant quelque temps l'instrument, et bientôt la victime des partis en lutte.

M. de Talleyrand avait toujours eu un penchant pour la branche d'Orléans de la maison de Bourbon; et, d'ailleurs, il ne pensait pas autant de mal du personnage important qui était alors le représentant de la famille d'Orléans, que les contemporains d'après lesquels la postérité a tracé son portrait.

Il dit un jour de ce prince, avec une de ces expressions énergiques qui lui étaient familières: «Le duc d'Orléans est le vase dans lequel on a jeté toutes les ordures de la Révolution;» et ce n'était pas inexact. Philippe d'Orléans, en effet, qui a été connu dans l'histoire sous le sobriquet d'«Égalité,» n'était propre ni pour le rôle d'un grand souverain en des temps agités, ni pour celui d'un tranquille et obscur citoyen dans une époque plus calme. Néanmoins, il n'était pas aussi mauvais qu'on a bien voulu le dire; car tous, les légitimistes comme les républicains, ont été obligés de noircir son caractère afin d'excuser leur conduite envers lui.

Son caractère a, de plus, été mal jugé et exagéré, parce que nous l'avons envisagé à la clarté lugubre de ce vote monstrueux qui ramène toujours la dernière période de sa vie d'une manière horrible devant nous. Cependant, en réalité, c'était un homme faible, conduit aux mauvaises actions par manque de principes, plutôt qu'un homme d'une nature violente et dépravée qui ne recule pas devant les crimes quand ils semblent devoir servir son ambition. Sa seule passion violente était le désir qu'on parlât de lui.

Le roi, en s'y prenant habilement, aurait peut-être pu faire servir au profit de sa monarchie cette passion dominante de son plus puissant sujet, car le jeune duc de Chartres désira à une certaine époque briller comme aspirant à la célébrité militaire. Mais le gouvernement repoussa sa requête d'être employé comme il convenait à son rang; et lorsque, en dépit de ce refus, il figura comme volontaire dans un combat naval, la cour, d'une manière injuste et impolitique, fit courir des bruits mettant en doute son courage. Risquer sa vie dans un ballon, se plonger dans toutes les extravagances de la débauche, professer les opinions républicaines tout en étant le premier prince du sang royal, c'étaient autant de révélations du caractère qui aurait pu faire de lui un vaillant soldat, un bigot exalté, un royaliste zélé, même un assez bon monarque constitutionnel.

Quant aux histoires variées de ses conspirations incessantes et de ses manœuvres compliquées pour exciter la populace, débaucher les soldats, et s'emparer de la couronne, elles sont, à mon avis, aussi peu dignes de crédit que les histoires ayant cours à la même époque sur l'ivrognerie de Louis XVI et les désordres de Marie-Antoinette. Il appartenait à cette classe d'hommes décrite par Tacite comme «aimant l'oisiveté—tout en détestant le tranquillité;» il était de ceux qui cherchent la popularité plutôt que le pouvoir, et dont le caractère est aisément façonné et modifié par les circonstances. Si M. de Talleyrand pensa à lui donner ce qui fut appelé dans la suite une «couronne de citoyen,» ce plan était peut-être encore le meilleur qui pût être adopté. Il faut se rappeler que Philippe d'Orléans n'avait pas encore été déshonoré et souillé par les folies ou les crimes auxquels il se laissa entraîner dans la suite. Mais à ce projet il y avait un grand et insurmontable obstacle.

Le général la Fayette commandait la garde nationale de Paris, et quoique sa popularité fût déjà sur le déclin, il était encore, Mirabeau mort, le plus puissant citoyen qu'eût suscité la révolution. Il ne désirait ni courir de nouveaux risques, ni acquérir plus de puissance, ni voir sur le trône un souverain qui possédât plus de popularité ou d'autorité que le roi qui s'était sauvé.

Courageux plutôt qu'audacieux, plus avide de popularité que de pouvoir, chevalier errant, aimable enthousiaste plutôt que grand capitaine ou politique pratique, le rôle qui lui convenait était de se faire passer aux yeux du peuple comme le gardien de la constitution, et aux yeux du souverain comme l'idole de la nation. C'était là le rôle auquel il voulait se borner; et Louis XVI était le monarque sous lequel il pouvait jouer le plus facilement ce rôle. Mais ce n'était pas tout. Les hommes ambitieux consentent quelquefois à partager les attributs du pouvoir; les hommes vains ne consentent jamais à partager le plaisir des applaudissements: et l'on dit que la Fayette n'oublia jamais que, dans la journée mémorable qui suivit la destruction de la Bastille, un autre buste, celui du duc d'Orléans, fut porté en triomphe avec le sien dans les rues de Paris. Par conséquent, il était décidément opposé à l'idée de faire le duc d'Orléans roi de France.

IX

Ainsi, après avoir fait, en faveur de la branche cadette des Bourbons, un effort de nature à le laisser libre de soutenir la branche aînée, si cet effort venait à échouer, M. de Talleyrand finit par se déclarer pour Louis XVI, comme le seul qui pût être souverain, si la monarchie était maintenue; et il était aussi d'avis qu'on donnât à ce prince une position qu'il pût honorablement accepter et des fonctions qui lui conférassent une part réelle de pouvoir.

Il faut ajouter que le roi lui-même était alors dans de meilleures dispositions qu'auparavant pour accepter franchement les conditions de la nouvelle existence qui devait lui être proposée.

Héros, ou plutôt saint, quand sa force d'âme avait à affronter le danger ou à supporter la souffrance, sa nature était une de celles qui reculent devant l'effort, et aiment mieux beaucoup endurer que lutter pour la victoire ou la délivrance.

Il s'était décidé avec peine à tenter sa récente expédition; il avait été dégoûté par ses difficultés et plus qu'effrayé de ses périls. La mort elle-même lui semblait préférable à un autre effort de ce genre.

Il avait compris aussi, d'après le sentiment des provinces et même d'après l'infidélité des troupes, qui, envoyées pour l'escorter, auraient pu essayer de le sauver; mais qui, lorsqu'on leur avait dit de crier: «Vive le roi»! avaient crié: «Vive la nation»! que, même s'il avait atteint le camp de M. de Bouillé, ce général, malgré sa fermeté de caractère et ses talents militaires, n'aurait pu qu'avec la plus grande difficulté placer le roi de France sur le territoire français dans une position où il lui eût été possible de dicter des lois au peuple français, ou même seulement de traiter avec ce peuple. Par conséquent, quitter Paris une seconde fois était évidemment s'unir, en s'y subordonnant, à ce parti des émigrés qui avaient toujours préféré son frère cadet, dont la présomption était devenue une insulte à son autorité et une offense à la fierté de Marie-Antoinette. D'un autre côté, beaucoup de personnes influentes de l'Assemblée, qui avaient jusqu'alors employé leurs talents et leur autorité à affaiblir le pouvoir monarchique, étaient dans ces circonstances disposées à le fortifier.

Parmi les commissaires envoyés pour ramener Louis XVI de Varennes à Paris était Barnave, jeune et éloquent jurisconsulte, qui, poussé par le désir de se distinguer dans une glorieuse rivalité avec Mirabeau, avait adopté au sein de l'Assemblée ce parti qui, tout en se déclarant contre une république, plaidait dans toutes les discussions, et en particulier dans la fameuse discussion sur le veto, pour la diminution et même la destruction de l'autorité royale. Touché des malheurs de Marie-Antoinette,—la beauté ne paraissant jamais aussi charmante à un cœur généreux qu'à l'heure de la détresse,—et convaincu, peut-être, par ses propres observations que Louis XVI avait, sous beaucoup de rapports, été grossièrement calomnié, Barnave avait enfin adopté les vues conçues autrefois par son grand rival, dont les cendres reposaient alors au Panthéon.

Les deux Lameth aussi, officiers de noble origine, possédant quelque talent et encore plus d'énergie, s'apercevant que, par la ligne de conduite qu'ils avaient jusqu'alors suivie, ils s'étaient donné à chaque pas dans les plus basses classes de la société des rivaux plus formidables que ceux qu'ils auraient autrement eu à rencontrer parmi les chefs de la noblesse ou les favoris de la cour, étaient alors aussi désireux de mettre un frein à la démocratie qu'ils détestaient, que Barnave l'était de venir en aide à la reine qu'il aimait; tandis que des personnes de tous les rangs, désirant consciencieusement la liberté, mais en même temps justement alarmées de l'anarchie, commençant à regarder comme plus important de réprimer la licence de la populace et des clubs que de combattre les projets du roi et du gouvernement, étaient d'avis de se rallier autour du trône chancelant et d'essayer de lui donner quelque sûr fondement.

X

Pour toutes ces raisons, il y avait donc une réunion de désirs, d'intérêts et de talents qui conspiraient pour faire à Louis XVI une place honorable dans une constitution qui, tout en n'étant pas la meilleure possible, aurait été la meilleure possible alors; il ne pouvait alors être question d'aucun autre projet qu'avouât la raison; M. de Talleyrand entra donc, ainsi que je l'ai dit, dans celui-là, quoiqu'il crût moins au succès que la plupart de ses auxiliaires. En ce moment, toutefois, certaines circonstances le favorisèrent. Un attroupement, formé sous l'influence et d'après les exhortations du plus violent des jacobins, dans le but de signer une pétition à l'Assemblée contre la continuation de la monarchie, ayant donné, par son caractère tumultueux et ses excès, un prétexte suffisant pour justifier l'acte, fut dispersé par la Fayette à la tête de la garde nationale, et avec l'autorité de Bailly, maire de Paris; c'est-à-dire avec la force et l'autorité de la masse entière de la bourgeoisie, ou classe moyenne.

Les républicains furent intimidés. De plus, une révision de la constitution fut demandée; car la manière inconséquente et décousue dont beaucoup des mesures de l'Assemblée avaient été votées, rendait nécessaire de distinguer entre celles qui étaient d'un caractère temporaire et celles qui devaient rester des lois fondamentales de l'État. Cette révision offrait l'occasion d'introduire d'importants changements dans la constitution elle-même, et parmi ces changements la création d'une seconde chambre, d'une chambre haute ou sénat. La Fayette lui-même consentit à cette addition, quoique son opinion fût qu'une seconde chambre de cette espèce devait être élective comme aux États-Unis (son modèle constant), et non héréditaire comme en Angleterre, ce que voulait une autre catégorie d'hommes publics désireux de maintenir une aristocratie aussi bien qu'une monarchie.

Le parti modéré, encore puissant dans les départements, à Paris, et dans la garde nationale, aussi bien que dans l'armée, n'avait pas néanmoins, par lui-même, une majorité dans l'Assemblée; et une simple majorité n'aurait pu entreprendre d'exécuter un plan aussi vaste que celui que l'on avait en vue. Avec l'aide des royalistes, cependant, l'exécution de ce plan était facile. Mais les royalistes, au nombre de deux cent quatre-vingt-dix membres, l'abbé Maury à leur tête (Cazalès, l'autre chef du parti royaliste, ayant émigré vers ce moment), qui conservaient leurs siéges dans l'Assemblée, refusèrent de prendre aucune part à ses actes; et de cette manière le seul espoir de sécurité qui restât au roi fut détruit par les personnes même qui s'arrogeaient le titre «d'amis du roi:» il faut dire d'ailleurs que cette conduite, quoique sotte et peu patriotique, était assez naturelle.

Ce qu'un parti peut le moins supporter est le triomphe de ses adversaires; or la consolidation d'un gouvernement constitutionnel était le triomphe de ce parti qui, depuis le commencement de la révolution, s'était fait l'avocat d'un tel gouvernement et l'avait déclaré possible. Le triomphe du parti opposé, au contraire, était qu'il y eût une monarchie absolue, ou pas de monarchie; un gouvernement de lettres de cachet, ou pas de gouvernement. Ce parti avait à prouver que diminuer le pouvoir du souverain, c'était le conduire à l'échafaud; que, donner la liberté au peuple, c'était renverser la société. Ainsi donc, s'ils ne désiraient pas que tout tournât le plus mal possible, ils ne voulaient rien faire pour s'assurer du mieux qui était praticable. Ce sont des conjonctures comme celles-là qui confondent les calculs de ceux qui croient que les hommes agiront suivant leurs intérêts. Laissés à eux-mêmes, les constitutionnels n'eurent pas un pouvoir suffisant pour livrer bataille aux démocrates dans l'Assemblée et aux clubs hors de l'Assemblée. Ils votèrent au roi une garde du corps et une liste civile, mesures mieux calculées pour exciter l'envie que pour arrêter la licence de la populace; puis, trahis par le même désir de donner une nouvelle preuve de ce désintéressement qui les avait fait s'associer, en novembre 1789, à la stupide déclaration qu'aucun membre de l'Assemblée ne serait ministre du Roi, ils commirent la folie plus grande encore de déclarer qu'aucun membre de l'Assemblée nationale ne siégerait dans la prochaine Assemblée législative, ou ne pourrait occuper aucun emploi de la Couronne pendant sa durée; décret qui décapita la France, en livrant une constitution non éprouvée aux mains de législateurs sans expérience. Ce décret laissait l'avenir trop obscur pour qu'un homme calme et réfléchi pût se flatter qu'il y eût plus qu'une faible probabilité d'en fixer les destinées avant quelques années; mais quelles que pussent être ces destinées, la réputation de l'homme d'État dont les vues formaient l'esprit d'une génération naissante devait survivre aux erreurs et aux passions de celle qui passait.

Ce fut dans cette pensée que M. de Talleyrand, juste au moment où l'Assemblée nationale ou constituante allait se séparer, soumit à son attention un vaste plan d'éducation, sur lequel il était trop tard pour décider alors, mais qui, imprimé et recommandé à l'attention de la législature suivante, et ayant à une extrémité l'école communale et à l'autre l'Institut, existe encore aujourd'hui avec très-peu de modifications [20].

L'Assemblée se sépara alors (le 13 septembre), au milieu de ce déploiement accoutumé de feux d'artifice et de fêtes qui marquent l'histoire de ce peuple animé et changeant qui, jamais satisfait et jamais désespéré, montre la même joie quand il couronne ses héros ou quand il brise ses idoles.

Telle fut la fin de cette grande Assemblée qui disparut rapidement de cette société agitée, mais qui laissa sur le monde, pour bien des générations, une empreinte qui n'a pas encore été effacée.

Dans cette Assemblée, M. de Talleyrand fut le personnage le plus important après Mirabeau, comme il fut plus tard, sous le régime impérial, le personnage le plus remarquable après Napoléon; et je me suis appesanti sur cette partie de sa carrière plus que je ne le ferai probablement sur les autres, parce que c'est la moins connue, et par conséquent la moins appréciée.

Toutefois, la réputation qu'il obtint, qu'il acquit à juste titre dans ces temps violents et agités, ne fut pas d'un caractère violent ni turbulent. Membre des deux clubs fameux de l'époque (les jacobins et les feuillants), il les fréquentait de temps à autre, non pour prendre part à leurs débats, mais pour faire la connaissance de ceux qui y prenaient part, et pouvoir les influencer. Dans l'Assemblée nationale, il avait toujours été avec les plus modérés qui pouvaient espérer le pouvoir, et qui ne désavouaient pas la révolution.

Necker, Mounier, Mirabeau, eurent successivement son appui aussi longtemps qu'ils prirent une part active aux affaires publiques. Quand ils disparurent, il agit de la même manière avec Barnave et les deux Lameth, et même avec la Fayette, quoique lui et ce personnage eussent du mépris et de l'aversion l'un pour l'autre. Aucun sentiment personnel ne troubla sa ligne de conduite; elle ne fut jamais marquée par des préjugés personnels, sans que je puisse dire qu'elle ait non plus jamais resplendi de l'éclat d'une éloquence extraordinaire. Son influence vint de ce qu'il proposa des mesures importantes et raisonnables au moment opportun, et cela dans un langage singulièrement clair et élégant; ce qu'avait d'élevé sa situation sociale ajoutait encore à l'effet de sa conduite et de son intervention. Il n'affectait pas de se laisser guider par le sentiment ou l'émotion; et la haine, le dévouement et la crainte, ne semblaient jamais avoir la moindre influence sur ses actions.

Il avouait qu'il désirait une monarchie constitutionnelle, et qu'il était disposé à faire tout ce qu'il pouvait pour en obtenir une. Mais il ne dit jamais qu'il se sacrifierait à cette idée s'il devenait évident qu'elle ne pouvait pas triompher.

Beaucoup ont attaqué son honneur, parce que, étant noble et ecclésiastique, il prit parti contre les deux ordres auxquels il appartenait; mais en réalité il désirait faire revivre les choses anciennes au sein des idées nouvelles, plutôt que faire disparaître ces choses anciennes. D'autres ont contesté sa sagacité, parce qu'il a salué et favorisé une révolution qui l'a précipité, du faîte de la richesse et du pouvoir, dans la pauvreté et l'exil. Mais, en dépit de ce qui a été dit dans le sens contraire, je ne crois nullement que la fin de la révolution de 1789 ait été la conséquence naturelle de son commencement. Plus on examine l'histoire de cette époque, plus on est frappé des folies incessantes et inexplicables de ceux qui voulurent l'arrêter. Il ne manqua pas d'occasions, puisque le bon sens et le courage le plus ordinaires, de la part du roi et de ses amis, auraient donné à l'un tout le pouvoir qu'il était utile qu'il exerçât, et maintenu les autres dans une position aussi influente que le comportait l'abolition d'abus intolérables. Aucun homme ne peut prévoir d'une manière exacte toutes les fautes qui peuvent être commises par ses adversaires. Il est probable que M. de Talleyrand n'entrevit pas la possibilité de l'entier renversement de la société qu'il entreprit de réformer; mais il semble qu'à chaque crise il vit d'avance les dangers qui s'approchaient, et conseilla les mesures qui étaient le mieux faites pour les empêcher de nuire à l'avenir de son pays et à ses propres chances d'avenir. Au moment dont nous parlons, il comprit que la nouvelle législature serait un nouveau monde, qui n'aurait pas les mêmes idées, n'appartiendrait pas à la même société, et ne serait pas sujet aux mêmes influences que le dernier; et que la chose la meilleure à faire était de disparaître de l'horizon de Paris jusqu'à ce que les nuages qui l'obscurcissaient eussent disparu, poussés de l'un ou de l'autre côté du ciel.

En Angleterre, il était assez près pour ne pas être oublié, et assez loin pour ne pas être compromis. De plus, l'Angleterre était alors le champ naturel d'observation pour un homme d'État français. Il se rendit donc en Angleterre, accompagné de M. de Biron, et arriva à Londres le 25 janvier 1792.

TROISIÈME PARTIE
DE LA FERMETURE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
AU CONSULAT.

I

M. de Talleyrand à Londres.—Ses manières et son extérieur.—Ses traits d'esprit.—Il visite l'Angleterre.—Lord Grenville refuse de discuter affaires avec lui.—Il va à Paris et en revient avec une lettre du roi.—L'état des affaires en France met obstacle au succès de toute mission en Angleterre.—Il arrive à Paris juste avant le 10 août.—Il s'échappe, et retourne en Angleterre, le 16 septembre 1792.—Il écrit à lord Grenville, pour lui déclarer qu'il n'a aucune mission.—Il est expulsé le 28 janvier 1793.—Il va en Amérique.—Il attend jusqu'à la mort de Robespierre.—Il obtient alors la permission de retourner en France.—Chénier déclare qu'il était employé par le gouvernement provisoire en 1792, quand il avait dit à lord Grenville qu'il ne l'était pas.—Réception bienveillante.—Portrait du Directoire et de la société à cette époque.—Il est nommé secrétaire de l'Institut, et lit à cette assemblée deux mémoires remarquables.—Il est nommé ministre des affaires étrangères.—Il prend le parti de Barras contre les Assemblées.—Rupture des négociations de Lille.—Adresse aux agents diplomatiques.—Paix de Campo-Formio.—Bonaparte va en Égypte.—Les démocrates triomphent dans le Directoire.—M. de Talleyrand quitte le ministère, et publie une réponse aux accusations portées contre lui.—Paris fatigué du Directoire.—Bonaparte revient d'Égypte.—Talleyrand s'unit à Sieyès pour renverser le gouvernement, et remettre le pouvoir aux mains de Bonaparte.

Lorsque M. de Talleyrand fit sa première apparition en Angleterre, beaucoup de personnes dans ce pays continuaient encore à être bien disposées pour la révolution française, et regardaient avec estime ceux qui avaient cherché à détruire des abus criants plutôt qu'à mettre en pratique de folles théories. Ainsi, quoique naturellement précédé par les calomnies qui avaient certainement dû avoir cours à propos d'un homme qui avait joué un rôle aussi remarquable sur une scène aussi remplie d'événements que celle qu'il venait de quitter, l'ex-évêque d'Autun fut, en somme, bien accueilli par une grande partie de notre aristocratie, et devint l'un des familiers de Lansdowne House. Le père du feu marquis m'a dit qu'il se rappelait l'y avoir vu dîner fréquemment, et qu'il l'avait trouvé remarquablement silencieux et remarquablement pâle. En effet, un contemporain décrit M. de Talleyrand à cette époque comme visant à produire de l'effet par son air d'extrême réserve: «Ses manières étaient froides, il parlait peu; son visage, qui, dans sa première jeunesse, se distinguait par sa grâce et sa délicatesse, était devenu quelque peu bouffi et rond, et en une certaine mesure efféminé, ce qui contrastait d'une façon singulière avec une voix sonore et sérieuse que personne ne s'attendait à trouver avec une telle physionomie. Il évitait les avances plutôt qu'il n'en faisait; il n'était ni indiscret, ni gai, ni familier, mais sentencieux, cérémonieux et observateur; et les Anglais savaient à peine ce qu'ils devaient faire d'un Français qui représentait si peu le caractère national.» Mais cet extérieur n'était qu'un masque, qu'il jetait loin de lui dans les cercles où il était à son aise, parlant alors librement, prenant la plus grande peine pour plaire, et se faisant remarquer par le choix de ses expressions et par un certain esprit épigrammatique qui avait un singulier charme pour ceux qui étaient habitués à sa société. C'est à lui que l'on doit le mot cité par Chamfort, à propos de Rulhières [21]. Chamfort disait qu'il ne savait pas pourquoi on accusait Rulhières d'être méchant, car dans toute sa vie il n'avait jamais fait qu'une seule action méchante. M. de Talleyrand répondit sèchement: «Et quand finira-t-elle?» Un soir, que l'on jouait au whist, on vint à parler d'une vieille dame qui s'était mariée avec son laquais; quelques personnes exprimaient leur surprise, lorsque M. de Talleyrand, comptant ses points, dit d'une voix lente, et en traînant sur les mots: «A neuf, on ne compte pas les honneurs.»

«Une autre fois», dit l'écrivain auquel j'emprunte ces citations, «nous parlions de l'infamie d'un collègue, lorsque je me mis à dire: «Cet homme est capable d'assassiner n'importe qui!» «Assassiner, non! mais empoisonner, oui!» dit froidement M. de Talleyrand.

«Sa manière de conter était pleine de grâce, il était un modèle de bon goût pour la conversation. Indolent, voluptueux, né pour la richesse et la grandeur, il s'accoutuma dans l'exil à une vie simple et pleine de privations, partageant avec ses amis le produit de sa magnifique bibliothèque, qu'il vendit très-mal, l'esprit de parti empêchant beaucoup de gens de devenir ses acheteurs.»

Cette description, tirée de Dumont (p. 361, 362), est intéressante en tant que croquis de M. de Talleyrand à l'une des époques les plus critiques de sa vie; c'est-à-dire au commencement de sa carrière comme diplomate. En effet, le voyage qu'il fit alors en Angleterre avait un caractère officiel; la pensée de cette mission avait été suggérée d'abord à Louis XVI par M. de Montmorin, et cette mission fut confiée à M. de Talleyrand par le successeur de M. de Montmorin. C'est ce que le monde politique de Londres soupçonna alors, sans en avoir la preuve certaine. Lord Gower (ambassadeur d'Angleterre à Paris) en parle, en effet, en janvier, comme d'une mission pacifique. Lord Grenville, dans une communication à lord Gower, en février, dit que M. de Talleyrand lui a apporté une lettre de M. Delessart, alors ministre des affaires étrangères, et en mars il écrit encore ceci [22]:

«J'ai vu M. de Talleyrand deux fois depuis son arrivée pour les affaires de sa mission dans ce pays.

«La première fois il m'expliqua très-longuement le désir du gouvernement français ainsi que de la nation d'entrer dans l'union la plus intime avec la Grande-Bretagne, et proposa que ceci fût fait par une garantie mutuelle, ou de toute autre manière que le gouvernement de ce pays proposerait. Ayant établi cela, il demanda instamment à ne pas recevoir tout de suite une réponse, mais à me revoir à cet effet. Je lui dis que, eu égard à sa requête, je le verrais de nouveau, ainsi qu'il le désirait, quoiqu'il me parût loyal de lui dire que, selon toute probabilité, ma réponse serait qu'il était absolument impossible d'entrer dans aucune espèce de discussion ou négociation avec une personne n'ayant aucune mission officielle pour traiter ces matières. Quand je le revis, je le lui répétai, lui disant que c'était la seule réponse que je pusse donner à toutes les propositions qu'il pourrait me faire, quoique je n'eusse aucune peine à lui dire individuellement, ainsi que je l'avais dit à tout Français avec lequel j'avais causé de l'état actuel de la France, que le gouvernement de Sa Majesté n'avait nulle envie de fomenter ou de prolonger des troubles dans ce pays, afin d'en retirer du profit pour l'Angleterre.»

La réserve de lord Grenville à entrer alors en discussion politique avec M. de Talleyrand pouvait être causée, jusqu'à un certain point, par la position du ministère français; car, quoique M. de Talleyrand eût, ainsi que je l'ai dit, été porteur d'une lettre de M. Delessart, qui appartenait à la partie la plus modérée du ministère français, son ami le plus intime au sein de ce ministère était le comte de Narbonne, qui avait été nommé ministre de la guerre justement avant le départ de M. de Talleyrand, et qui, étant le membre le plus jeune et le plus ardent du gouvernement, voulait une guerre immédiate contre l'Autriche, comme le seul moyen de sauver la France de l'agitation intérieure qui la dévorait, et aussi de séparer définitivement le roi des émigrés français et de la cour de Vienne, dont les conseils faisaient qu'il était impossible de compter sur son concours.

M. de Talleyrand partageait ces idées. Toutefois, les collègues de M. de Narbonne commencèrent bientôt à trouver les vues du jeune soldat trop téméraires, quoique pendant un certain temps ils y eussent donné un demi-assentiment; et la position de M. de Talleyrand, devenue de plus en plus difficile, arriva à être impossible après sa conversation, en mars, avec lord Grenville. En conséquence, il retourna à Paris et, en arrivant aux portes de cette ville, il apprit que M. de Narbonne n'était plus au pouvoir. Mais les constitutionnels modérés qui avaient pensé gouverner sans M. de Narbonne arrivaient au pouvoir lorsque leur parti avait déjà perdu son influence, et ils furent incapables de lutter contre l'opposition à laquelle l'éloignement de leur collègue populaire avait donné une nouvelle impulsion. Ils cédèrent donc bientôt le pas à la célèbre Gironde, groupe d'hommes qui, tout sévères que fussent les principes de la plupart d'entre eux, était assez disposé à mettre à profit l'assistance d'hommes capables moins scrupuleux; et le général Dumouriez, aventurier habile et hardi, devint ministre des affaires étrangères. Il avait précisément la même manière de voir que Narbonne quant à une guerre avec l'Autriche, et il pensait qu'il était de la plus grande importance de s'assurer de la neutralité de l'Angleterre.

Nous apprenons de lord Gower que M. de Talleyrand, au retour de sa récente expédition, eut l'adresse de parler en termes favorables des sentiments du gouvernement anglais et d'attribuer à l'irrégularité du caractère dont il était revêtu, ce qui, dans le langage de ce gouvernement, avait pu paraître peu amical. Il fut choisi encore une fois pour négocier; et bien que, pas plus que la première fois, il ne pût être nommé ambassadeur, tout ce que la loi autorisait fut mis en jeu pour lui faire une situation qui eût de l'autorité et du poids; Louis XVI lui remit une lettre pour Georges III, lettre dans laquelle il exprimait sa confiance en celui qui en était porteur. En même temps, M. de Chauvelin, gentilhomme à la mode, professant des principes populaires, mais qui n'aurait jamais été élevé à un poste aussi important si M. de Talleyrand n'eût été son conseiller, fut nommé ministre plénipotentiaire.

M. Dumouriez annonce cette double nomination à lord Grenville le 21 avril, c'est-à-dire le lendemain de la déclaration de guerre à l'Autriche, et il dit:

«Que M. de Talleyrand, dans son récent voyage à Londres, avait parlé à lord Grenville du désir du gouvernement français de contracter les relations les plus intimes avec la Grande-Bretagne; qu'il était particulièrement désirable en ce moment où la France était à la veille d'une guerre qu'elle n'avait pu éviter, de s'assurer l'amitié de ce gouvernement qui pouvait le plus contribuer à amener une paix; que, dans cette intention, on avait nommé ministre plénipotentiaire M. de Chauvelin, gentilhomme choisi à cause de la connaissance qu'avait Sa Majesté de sa personne, de ses sentiments et de ses talents; et que, vu l'extrême importance de la négociation, on lui avait adjoint M. de Talleyrand (dont les talents étaient bien connus de lord Grenville), et M. de Roveray [23], autrefois procureur général à Genève, gentilhomme connu en Suisse aussi bien qu'en France; et que le roi espérait que les efforts de ces trois personnages, qui comprenaient la situation de la France, et qui jouissaient de la confiance du peuple français, ne seraient pas sans résultat.»

Cette lettre était datée, ainsi que nous l'avons dit, du 20 avril; mais l'ambassade n'atteignit pas sa destination avant le mois de mai. M. de Chauvelin avait été tout d'abord mécontent de ce qu'on lui eût adjoint M. de Talleyrand, et se montrait assez disposé à laisser ce mécontentement se prolonger indéfiniment, jusqu'à ce que le ministre, fatigué de ces querelles engagées à propos de bagatelles dans un moment si critique, y eut coupé court en disant:

«M. de Talleyrand s'amuse, M. de Chauvelin fronde, M. de Roveray marchande: si ces messieurs ne sont pas partis demain soir, ils seront remplacés.»

Cette anecdote (racontée par Dumont) est digne d'attention, comme témoignant de l'insouciante indolence que le ci-devant évêque affectait souvent dans les affaires qu'il avait le plus à cœur, indolence qu'il justifiait ensuite par la maxime bien connue: «Point de zèle, monsieur!»

II

Toutefois, ce ne fut pas par manque de zèle que cette seconde mission, malgré la lettre du roi, fut encore moins heureuse que la première; ce fut par une autre très-bonne raison: savoir, que n'importe ce que MM. de Chauvelin et Talleyrand pouvaient dire et faire à Londres, le tour que les affaires prenaient de plus en plus décidément à Paris était tel qu'il ne pouvait manquer de détruire le crédit de tous les agents du gouvernement français.

L'Assemblée législative avait été formée principalement pour placer le pouvoir dans les mains des classes moyennes, et elle était destinée à être hostile en même temps aux nobles et à la populace.

Mais la classe moyenne, le plus puissant auxiliaire que puisse avoir un gouvernement, est rarement capable de diriger un gouvernement. Vergniaud et Roland, qui, en cette occasion, étaient ses organes, perdaient leur prestige de semaine en semaine; la canaille, qui envahit le palais le 20 juin, commençait de jour en jour à être plus convaincue de sa puissance. Quelle autorité restait aux représentants d'un souverain dont la demeure n'était pas sûre et dont la personne était insultée?

Au milieu de ces événements, la Révolution perdit en Angleterre la plus grande partie de ses premiers partisans. Fox, Sheridan, et quelques membres de leur coterie, demeurèrent les seuls amis de l'ambassade française, et Dumont, que je cite encore ici comme un témoin digne de foi, nous raconte une scène au Ranelagh qui témoigne de l'impopularité attachée alors en Angleterre à tout Français occupant une position officielle. «A notre arrivée, nous entendîmes un murmure de voix disant: Voici l'ambassade française! Des regards curieux, mais non amis, furent de suite dirigés vers notre bataillon, car nous étions huit ou dix, et nous acquîmes bientôt la certitude que nous ne manquerions pas de place pour notre promenade, car chacun à notre approche se retirait à droite et à gauche, comme si l'on craignait que l'air même que nous respirions ne fût contagieux.» M. de Talleyrand, voyant que dans de telles circonstances toute tentative de négociation était vaine, retourna à Paris juste à la veille du 10 août, et il y était quand le faible et malheureux Louis XVI perdit sa couronne par suite d'une ligue entre les girondins et les jacobins: les premiers désirant avoir l'apparence d'une victoire, les derniers visant à la réalité. M. de Talleyrand avait été l'objet d'attaques quand les républicains coalisés réunissaient leurs forces pour le combat, et il ne se sentit nullement en sûreté après leur triomphe. Le mouvement populaire avait alors réellement balayé toutes les idées et tous les individus avec lesquels il avait commencé; ses excès à venir allaient probablement être plus terribles encore que ses excès passés, et le rusé diplomate pensa que la meilleure chose qu'il pouvait faire était de retourner en Angleterre aussi vite que possible.

III

Il obtint son passe-port de Danton, alors membre du gouvernement provisoire, et qu'il savait avoir été autrefois partisan du duc d'Orléans. Plus tard, dans son dernier séjour à Londres, il racontait une histoire sur la manière dont il l'avait obtenu en souriant à propos d'une plaisanterie que le tribun cruel et facétieux venait de faire sur le compte d'un autre pétitionnaire. Mais j'aurai bientôt à revenir à ce passe-port. Celui qui en était porteur s'échappa juste à temps.

Parmi les papiers trouvés dans la fameuse armoire de fer, découverte aux Tuileries, était la lettre suivante de M. de Laporte, intendant de la maison du roi, à laquelle j'ai déjà fait allusion comme ayant communiqué les désirs du roi quant à la première mission de M. de Talleyrand, et datée du 22 avril 1791:

«Sire,

«J'adresse à Votre Majesté une lettre écrite avant-hier, et que je n'ai reçue qu'hier après-midi; elle est de l'évêque d'Autun, qui paraît désirer servir Votre Majesté. Il m'a fait dire qu'elle pouvait faire l'essai de son zèle, et de son crédit, et lui désigner les points où elle pourrait l'employer.»

Toutefois, l'original de la lettre à laquelle il est ici fait allusion, ne fut pas trouvé: et M. de Talleyrand nia hardiment que cette lettre eût jamais été écrite. Peut-être avait-il la certitude qu'elle avait été détruite (on dit qu'il l'avait achetée de Danton); mais, en tout cas, diverses circonstances semblèrent concourir à prouver qu'il avait été dans les intérêts et les confidences de la cour plus qu'il ne pouvait maintenant en convenir sans se compromettre; et la Convention ayant proposé et rendu un décret d'accusation contre lui, il se vit dans l'impossibilité de rentrer en France (le 8 avril 1793), et fut en conséquence compris dans la liste générale des émigrés et forcé de rester en Angleterre.

La première chose qu'il avait faite en arrivant dans ce pays, avait été d'adresser la lettre suivante à lord Grenville:

18 septembre, Kensington-square.

«Mylord,

«J'ai l'honneur de vous informer que je suis arrivé en Angleterre il y a deux jours. Les rapports que j'ai eu l'avantage d'avoir avec vous pendant mon séjour à Londres m'en font un devoir.

«Je me reprocherais de ne pas m'en acquitter promptement et de ne pas offrir mes premiers hommages au ministre dont l'esprit m'a paru au niveau des grands événements de cette époque, et qui a toujours manifesté des vues si pures, et un amour éclairé de la vraie liberté.

«A mes premiers voyages, j'étais chargé par le roi d'une mission à laquelle j'attachais le plus grand prix. Je voulais hâter le moment de la prospérité de la France, et par conséquent l'attacher, s'il était possible, à l'Angleterre.

«J'osais à peine, il est vrai, espérer tant de bonheur dans nos circonstances, mais je ne pouvais me résoudre à ne pas faire des efforts pour y parvenir.

«L'assurance que vous daignâtes nous donner de la neutralité de votre gouvernement à l'époque de la guerre me parut un présage très-heureux.

«Depuis ce moment, tout est cruellement changé parmi nous, et quoique rien ne puisse jamais détacher mon cœur ni mes vœux de la France, et que mon espoir soit d'y retourner aussitôt que les lois y auront repris leur empire, je dois vous dire, mylord, et je tiens beaucoup à ce que vous sachiez que je n'ai absolument aucune espèce de mission en Angleterre, que j'y suis venu uniquement pour y chercher la paix et pour y jouir de la liberté au milieu de ses véritables amis.

«Si pourtant mylord Grenville désirait connaître ce que c'est que la France en ce moment, quels sont les différents partis qui l'agitent, et quel est le nouveau pouvoir exécutif provisoire, et enfin ce qu'il est permis de conjecturer des terribles et épouvantables événements dont j'ai été presque le témoin oculaire, je serais charmé de le lui apprendre et de trouver cette occasion de lui renouveler l'assurance des sentiments de respect avec lesquels je suis, mylord, votre très-humble et très-obéissant serviteur.»

«Talleyrand-Périgord.»

Il ne semble pas que lord Grenville ait fait aucune attention à cette communication.

Toutefois, rien ne fut fait pendant quelque temps pour troubler le séjour du fugitif en Angleterre.

M. de Chauvelin fut renvoyé par le gouvernement britannique après l'exécution de Louis XVI le 24 janvier 1793, et ce ne fut que le 28 janvier 1794, que M. de Talleyrand reçut l'ordre de quitter l'Angleterre. Il écrivit une lettre, datée du 30, à lord Grenville, lettre dans laquelle il demande la permission de se justifier de toute fausse accusation, déclare que si ses pensées se sont souvent tournées vers la France, ç'a été seulement pour déplorer ses désastres, affirme de nouveau qu'il n'a aucune correspondance avec le gouvernement français, représente la condition misérable où il sera réduit s'il est chassé des rivages de l'Angleterre, et termine en faisant appel à l'humanité aussi bien qu'à la justice du ministre anglais.

IV
DÉCLARATION DE M. DE TALLEYRAND

«Mon respect pour le conseil du roi et ma confiance en sa justice, m'engagent à lui présenter une déclaration personnelle plus détaillée que celle que je dois, comme étranger, présenter au magistrat.

«Je suis venu à Londres vers la fin de janvier 1792, chargé par le gouvernement français d'une mission auprès du gouvernement d'Angleterre. Cette mission avait pour objet, dans un moment où toute l'Europe paraissait se déclarer contre la France, d'engager le gouvernement d'Angleterre à ne point renoncer aux sentiments d'amitié et de bon voisinage qu'il avait montrés constamment en faveur de la France pendant le cours de la Révolution. Le roi surtout, dont le vœu le plus ardent était le maintien d'une paix qui lui paraissait aussi utile à l'Europe en général qu'à la France en particulier, le roi attachait un grand prix à la neutralité et à l'amitié de l'Angleterre, et il avait chargé M. de Montmorin, qui conservait sa confiance, et M. de Laporte, de me témoigner son désir à ce sujet. J'étais chargé de plus par les ministres du roi de faire au gouvernement d'Angleterre des propositions relatives à l'intérêt commercial des deux nations. La constitution n'avait pas permis au roi, en me chargeant de ses ordres, de me revêtir d'un caractère public. Ce défaut de titre officiel me fut opposé par mylord Grenville comme un obstacle à toute conférence politique. Je demandai en conséquence mon rappel à M. de Laporte, et je retournai en France. Un ministre plénipotentiaire fut envoyé quelque temps après: le roi me chargea d'en seconder les travaux, et en fit part à Sa Majesté Britannique par une lettre particulière. Je suis resté attaché au devoir que le roi m'avait imposé jusqu'à l'époque du 10 août 1792. J'étais alors à Paris, où j'avais été appelé par le ministre des affaires étrangères. Après avoir été plus d'un mois sans pouvoir obtenir de passe-port et être resté exposé pendant tout ce temps, et comme administrateur du département de Paris, et comme membre de l'Assemblée constituante à tous les dangers qui peuvent menacer la vie et la liberté, j'ai pu enfin sortir de Paris vers le milieu de septembre, et je suis venu en Angleterre jouir de la paix et de la sûreté personnelle à l'abri d'une constitution protectrice de la liberté et de la propriété. J'y existe, comme je l'ai toujours été, étranger à toutes les discussions et à tous les intérêts de parti; et n'ayant pas plus à redouter devant les hommes justes la publicité d'une seule de mes opinions politiques que la connaissance d'une seule de mes actions. Outre les motifs de sûreté et de liberté qui m'ont ramené en Angleterre, il est une autre raison, très-légitime sans doute, c'est la suite de quelques affaires personnelles et la vente prochaine d'une bibliothèque assez considérable que j'avais à Paris, et que j'ai transportée à Londres.

«Je dois ajouter que, devenu en quelque sorte étranger à la France, où je n'ai conservé d'autres rapports que ceux de mes affaires personnelles et d'une ancienne amitié, je ne puis me rapprocher de ma patrie que par les vœux ardents que je fais pour le rétablissement de sa liberté et de son bonheur.

«J'ai cru que dans des circonstances où la malveillance pouvait se servir de quelques préventions pour les faire tourner au profit d'inimitiés dues aux premières époques de notre Révolution, c'était remplir les vues du conseil du roi que de lui offrir dans une déclaration précise un exposé des motifs de mon séjour en Angleterre, et un garant assuré et irrévocable de mon respect pour la Constitution et pour les lois.»

«Talleyrand.«

1er janvier 1793.

V

Rien de plus clair et de plus précis que cette déclaration, mais elle fut sans effet, et son auteur s'embarqua alors pour les États-Unis, emportant avec lui des lettres de recommandation de différents membres de l'opposition, et, entre autres, du marquis de Lansdowne qui l'honorait de son intimité. Washington répondit:

30 août 1794.

«Mylord,

«J'ai eu le plaisir de recevoir la lettre d'introduction que Votre Seigneurie a donnée pour moi à M. de Talleyrand. Je regrette infiniment que des considérations d'une nature politique, et que vous comprendrez facilement, ne m'aient pas encore permis de témoigner toute l'estime que je ressens pour son caractère personnel, et tout le cas que je fais de votre recommandation. J'entends dire que l'accueil qui lui a été généralement fait ici est de nature à le dédommager, autant que le permet l'état de notre société, de ce qu'il a abandonné en quittant l'Europe. Le temps lui sera naturellement favorable où qu'il soit, et il est à penser qu'il élèvera un homme de son mérite et de ses talents au-dessus des désavantages transitoires qui résultent des divergences politiques dans les temps de révolution.»

«Washington.»

VI

On voit par la communication qui précède que l'on parlait de M. de Talleyrand avec quelque respect, et que l'accueil qui lui avait été fait aux États-Unis avait été assez flatteur. Mais le nom français avait généralement perdu sa popularité; car la Fayette était exilé dans les prisons d'Olmütz, et la violence sanguinaire de la Convention ainsi que les intrigues de ses agents n'étaient nullement sympathiques aux sentiments des Américains. Toutefois, c'était une époque où l'excitation était à son comble; les hommes capables qui, jusqu'alors, s'étaient ralliés autour de leur vénérable président pour former un gouvernement uni, se divisaient en partis opposés; le traité avec l'Angleterre était remis en question; et M. de Talleyrand, lié avec Jefferson, se remuait, dit-on, pour augmenter l'agitation qui commençait à se faire jour, et s'efforçait de contre-carrer la politique du gouvernement qui venait de le bannir de ses rivages. Mais ses efforts furent infructueux; et fatigué au delà de toute mesure de son nouveau lieu d'exil, il employa le capital qu'il avait pu sauver de sa carrière si traversée à armer un navire, sur lequel il se disposa à faire voile pour les Indes orientales, accompagné de M. de Beaumetz, comme lui ancien membre de l'Assemblée nationale.

Mais pendant les années qui s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté Paris, les événements qui s'étaient précipités avec une rapidité démoniaque à travers presque toutes les horreurs et tous les crimes, en étaient arrivés à une nouvelle crise. Chaque phase de cette terrible histoire était marquée par le meurtre en masse de tout un parti et la domination momentanée d'un autre.

La Gironde, que j'ai laissée tremblante et triomphante le 10 août, avait bientôt après été étranglée par l'étreinte de Danton, ce géant. Danton, trop indolent et trop plein de confiance en lui-même pour ne pas finir par succomber devant son ancien associé, plus calme et plus ambitieux, avait courbé sa tête altière sous le couteau de la guillotine, à laquelle il avait livré tant de victimes beaucoup plus innocentes; et, enfin, Robespierre lui-même venait de périr par les mains d'hommes que la crainte avait rendus hardis, et que l'expérience ramenait dans une certaine mesure à la raison, puisqu'ils sentaient enfin la nécessité de rétablir quelques-unes de ces lois par lesquelles seules la société peut être préservée ou maintenue.

M. de Talleyrand, en apprenant ces circonstances, se décida à abandonner son entreprise commerciale et à s'aventurer encore une fois à la recherche du pouvoir et de la fortune au milieu des scènes changeantes des affaires publiques.

Et dans ce cas, comme souvent, la fortune le favorisa; car le vaisseau sur lequel il devait s'embarquer, ayant fait voile avec son ami, ne fut jamais revu, et on n'en entendit plus jamais parler. Tous les efforts de M. de Talleyrand se concentrèrent maintenant vers un seul but: rentrer dans son pays natal, où beaucoup d'amis se remuaient en sa faveur. Parmi les personnes les plus influentes qui s'occupaient ainsi de lui, était une femme remarquable, des talents de qui nous n'avons qu'une faible idée d'après ses ouvrages; ces ouvrages, tout en témoignant d'une imagination ardente et d'une puissante intelligence, donnent à peine une idée de cette éloquence naturelle et surprenante qui brillait dans sa conversation. La fille de Necker (c'est d'elle que je parle), se réveillant alors des horreurs d'un cauchemar qui avait absorbé tout autre sentiment que la crainte, était à cette époque le centre d'un cercle dans lequel figuraient les femmes les plus séduisantes et les hommes les plus distingués; on se hâtait, dans le transport d'une joie qui tenait du délire, de ressaisir ces plaisirs de la société qui, pendant les dernières années, avaient été bannis de partout, excepté peut-être des prisons, dans lesquelles seules, pendant ce que l'on a appelé pompeusement le «règne de la Terreur,» semble s'être conservé quelque reflet de la gaieté nationale.

Parmi les familiers de la maison de madame de Staël se trouvait celui des Chénier qui vivait encore, Joseph-Marie Chénier, qui, le 18 fructidor, au moment où le retour de M. de Montesquiou venait d'être autorisé, parla ainsi à la Convention en ces termes qui méritent d'être remarqués:

«J'ai une autorisation semblable à demander pour l'un des membres les plus distingués de l'Assemblée constituante, M. de Talleyrand-Périgord, le fameux évêque d'Autun. Nos différents ministres à Paris rendent témoignage de ses services. J'ai en main un mémoire dont le double existe dans les papiers de Danton; ce mémoire est daté du 25 novembre 1792, et il prouve que M. de Talleyrand s'occupait des affaires de la république au moment même où il fut banni par elle.

«Persécuté ainsi par Marat et Robespierre, il fut aussi banni d'Angleterre par Pitt; mais il choisit pour son lieu d'exil la patrie de Franklin, ce pays où, en contemplant le spectacle imposant d'un peuple libre, il pourrait attendre le temps où la France aurait des juges et non plus des meurtriers; une république, et non l'anarchie couronnée du beau nom de lois!»

Comment concilier cette déclaration avec les solennelles protestations de M. de Talleyrand à lord Grenville?

Comment M. de Talleyrand avait-il pu écrire des mémoires à Danton, et cependant être venu en Angleterre, «simplement dans le dessein d'y chercher le repos?»

Il est certain que le passe-port sur lequel nous avons attiré l'attention justifiait l'affirmation de M. Chénier, et qu'il portait ces mots: «Allant à Londres par nos ordres;» car M. Talleyrand confirma ensuite ce fait dans un pamphlet que nous aurons bientôt à remarquer. Mais du mémoire nous ne pouvons rien apprendre de plus. Les amis de M. de Talleyrand disent qu'il n'a probablement jamais existé, ou que, s'il a existé, ce n'était qu'un papier de peu d'importance, et auquel le gouvernement anglais ne pouvait rien trouver à redire. Ils ajoutent que la forme donnée au passe-port était la seule que Danton aurait pu se hasarder à adopter sans avoir à redouter le gouvernement provisoire; que le gouvernement anglais devait le savoir; et que M. de Talleyrand ne s'en servit et ne prétendit que cela le plaçait dans la position d'un agent français, que lorsque cela devint nécessaire pour se procurer la permission de rentrer en France ou pour se défendre contre le reproche d'émigration.

A son autobiographie le soin d'éclaircir ce qui est obscur dans cette transaction; mais actuellement tout ce que nous savons semble donner raison à la dame française qui, un jour où la conversation roulait sur les bonnes qualités de l'abbé de Périgord, avoua qu'il serait difficile de lui refuser ses faveurs, mais impossible de lui donner sa confiance.

VII

En tout cas, le plaidoyer de Chénier fut couronné de succès. La permission de rentrer fut accordée; en conséquence, M. de Talleyrand traversa de nouveau l'Atlantique, et, ayant été chassé par la tempête sur les côtes d'Angleterre, il arriva au mois de juillet 1795 à Hambourg, alors le lieu de refuge de la plupart des émigrés, surtout des orléanistes, ainsi que des mécontents irlandais: madame de Genlis, madame de Flahaut, lord Édouard Fitz-Gerald, etc.

On peut résumer la situation de l'Europe à cette époque en disant que les armes françaises avaient été généralement heureuses.

La Belgique était prise; l'expédition commandée par le duc d'York défaite et repoussée; la Hollande était devenue une république alliée et soumise; le drapeau tricolore flottait sur la plupart des villes du Rhin; l'Espagne avait recherché la paix et l'avait obtenue; la Prusse était neutre. L'expédition de Quiberon avait complétement échoué; et quoique les généraux français, Pichegru et Jourdan, eussent commencé à essuyer quelques revers, le Directoire était assez puissant, à la fois à l'extérieur et à l'intérieur, pour qu'il n'y eût pas imprudence à lui offrir son appui et son concours.

En conséquence, M. de Talleyrand n'avait aucune objection à le servir. Mais, avant de paraître à Paris, il jugea convenable de faire un court séjour à Berlin, puisque, cette ville étant alors le point central d'observation, cela rendrait son arrivée en France plus intéressante. Après cette courte préparation il fit son apparition dans la capitale de la France, et trouva son nom l'un des plus populaires dans les salons de cette capricieuse cité: quant à la popularité des rues, il n'y aspira et ne l'eut jamais. Les dames autrefois à la mode se souvenaient de son esprit et de sa conversation; celles dont la vogue était plus récente s'en entretenaient par curiosité: la grande masse de la Convention était bien disposée à avoir un «grand seigneur» à sa suite; les «grands seigneurs» qui restaient encore en France désiraient voir au pouvoir quelqu'un des leurs; tous les chefs politiques reconnaissaient ses talents, et désiraient savoir à quel groupe politique il se rattacherait. Il avait un parti même parmi les savants, car, quoique absent, il avait été nommé membre de l'Institut, qui s'était récemment fondé sur les bases que lui-même avait posées. Par-dessus tout, il était bien connu comme libéral, et comme un libéral pur des orgies sanglantes de la liberté. Ce fut dans ces circonstances qu'il reparut sur la scène du plaisir et des affaires.

VIII

Ainsi que je l'ai dit, le premier mouvement de tous les partis, après la mort de Robespierre, avait été de s'opposer à la continuation du système meurtrier lié au nom de ce personnage; mais il était difficile d'unir dans un même gouvernement et dans une même politique les différents partis qui étaient triomphants; c'est-à-dire, les démocrates violents, qui s'étaient soulevés contre leur chef;—les républicains plus modérés qui avaient été spectateurs plutôt qu'acteurs pendant la domination de la Convention;—et les constitutionnels des Assemblées nationale et législative. La réaction, une fois commencée, s'étendit par degrés, jusqu'à ce qu'elle provoqua des conflits entre les extrêmes; et ce ne fut qu'après une série de luttes, tantôt contre les jacobins, et tantôt contre les royalistes déguisés, qu'une sorte de parti moyen établit la Constitution de l'an III, qui était fondée sur le principe de la tolérance universelle, mais qui assurait, toutefois, une suprématie aux conventionnels, en exigeant que les deux tiers des nouvelles assemblées fussent choisis parmi eux. Ces nouvelles assemblées étaient de deux sortes, toutes les deux élues: l'une appelée les Anciens, sorte de sénat qui avait le pouvoir de refuser les lois; la seconde, les Cinq-cents, qui avait l'initiative des lois. Le pouvoir exécutif fut confié à un Directoire, qui, afin de préserver le pays du joug d'un despote, était composé de cinq membres: Carnot, pour la sévérité républicaine duquel M. de Talleyrand avait peu de sympathie; Laréveillère-Lepaux, dont il avait tourné en ridicule les rêveries religieuses en baptisant les «théophilanthropes,» secte de déistes que Laréveillère protégeait, les filoux en troupe; Letourneur, officier du génie, ayant peu ou point d'influence; Rewbell, jurisconsulte, homme de réputation et de talent, assez bien disposé pour lui; et Barras. Ce dernier, le membre le plus puissant du Directoire à l'époque dont je m'occupe, était un de ces hommes qui, souvent, dans les commotions sociales, s'élèvent plus haut que ne semble le comporter leur mérite apparent. Habile sans grands talents; intrigant sans grande adresse; hardi et résolu dans toutes les occasions critiques, mais incapable d'une énergie soutenue; de naissance noble, quoique non d'une grande famille historique, il avait acquis son influence par deux ou trois actes de courage et de décision; on lui pardonnait le crime d'être noble, à cause du titre de régicide dont il pouvait se prévaloir. Ayant été choisi par ses collègues, comme l'homme qui connaissait le mieux le monde, pour représenter le gouvernement auprès de la société, il se montrait à la hauteur de cette position par des manières aisées et une sorte de cour dont il savait s'entourer; cette cour contenait tous les survivants de l'ancienne société que l'on pouvait encore trouver se mêlant aux affaires.

Dans le midi et dans l'est de l'Europe, plusieurs aventuriers de cette espèce sont parvenus à des positions élevées et ont su les conserver. Dans le nord, et, cela est étrange à dire, surtout au milieu du capricieux et brillant peuple de France, des qualités plus solides, et un caractère plus fixe et plus égal, semblent essentiellement nécessaires à celui qui veut commander. Richelieu, Mazarin, Louis XI, Louis XIV, Robespierre même, différant l'un de l'autre en toute autre chose, furent tous remarquables par une espèce d'énergie résolue et quotidienne, par un esprit d'ordre et de système qui manquait à l'épicurien du Luxembourg. Son salon, toutefois, était un théâtre où le gentilhomme accompli de l'ancien temps pouvait encore briller, et ses préjugés, quoiqu'il affectât des principes démocratiques afin de se mettre à l'abri de l'accusation d'être né aristocrate, étaient tous en faveur des anciens nobles. M. de Talleyrand s'attacha donc à Barras.

IX

La société de Paris ne fut jamais plus piquante qu'alors. Personne n'était riche. Le luxe et la cérémonie étaient proscrits; peu de maisons particulières s'ouvraient; un grand désir d'amusement avait survécu à tout; personne ne prétendait au rang, car qui aurait osé se vanter de sa naissance? Il n'y avait pas moyen de se rassembler en coteries et dans des salons fermés, car cela aurait été considéré comme une conspiration. On se confondait dans les fêtes publiques, dans les jardins publics, dans les théâtres, dans les bals de souscription, comme ceux de Marbeuf, où la femme de l'épicier et celle du grand seigneur dansaient dans le même quadrille, chacune d'elles étant tout simplement appelée «citoyenne». La seule distinction réelle était celle des manières. Au milieu de cet assemblage confus de tous les ordres, un homme du monde populaire, actif, habile, décidé à s'amuser, avait un libre champ pour déployer ses qualités sociales et politiques. Mais ce n'est pas tout; avec le goût du plaisir avait reparu aussi le goût des lettres. Dans cette sphère encore, M. de Talleyrand trouva le moyen d'exciter l'attention. J'ai dit que, pendant son séjour à l'étranger, il avait été élu membre de l'Institut national, qui devait son origine, ainsi que je l'ai fait remarquer, aux propositions qu'il avait déposées sur le bureau de l'Assemblée constituante un peu avant sa dissolution. Il avait aussi été choisi pour secrétaire d'une des sections de l'Institut, et ce fut en cette qualité qu'il adressa alors à la classe des sciences morales et politiques, à laquelle il appartenait, deux mémoires: l'un sur les relations commerciales entre l'Angleterre et les États-Unis, et l'autre, sur les colonies en général. Peu d'écrits de ce genre contiennent autant d'idées justes dans un cadre aussi limité. Dans le premier, l'auteur donne une description générale de l'état de la société américaine, du caractère calme, des habitudes variées et originales, des lois saxonnes, et des sentiments religieux de cette communauté naissante. Il montre ensuite, ce qui alors était peu compris, que l'Angleterre avait gagné plus qu'elle n'avait perdu à la séparation; et que les besoins des Américains les rattachaient aux intérêts anglais, tandis que leur langue, leur éducation, leur histoire et leurs lois leur inspiraient des sentiments qui, bien dirigés, seraient et resteraient anglais.

Mais le mémoire sur la colonisation est même supérieur au précédent; l'auteur montre, car il entrevoyait alors ce qui depuis a eu lieu par degrés, l'impossibilité de continuer longtemps le travail au moyen des esclaves, ou de conserver les colonies qui en avaient besoin. Il prévoyait que de telles colonies avaient contre elles des sentiments qui, dans quelques années, à tort ou à raison, les balayeraient. Il cherchait d'autres établissements pour tenir lieu de ceux qui devaient disparaître; et l'Égypte et la côte africaine sont les endroits vers lesquels, avec une singulière prescience, il dirigeait l'attention de son pays. Les habitants de sa patrie, il les décrit comme ayant, dans le sentiment de lassitude qu'ils éprouvaient alors, dans leur besoin d'excitation, et, en beaucoup de cas, dans leurs déceptions et leurs désappointements, toute sorte de raisons de s'élancer vers des terres où ils trouveraient à la fois le repos, l'action aventureuse et le changement.

«L'art de mettre les hommes à leur place est le premier de la science du gouvernement; mais celui de trouver la place des mécontents est à coup sûr le plus difficile; et présenter à leur imagination des lointains, des perspectives où puissent se prendre leurs pensées et leurs désirs, est, je crois, une des solutions de cette difficulté sociale.»

Environ trois semaines après la lecture de ce mémoire, M. de Talleyrand accepta le poste de ministre des affaires étrangères.

X

Voici ce qu'il racontait lui-même de la cause immédiate qui l'avait fait nommer à ce poste en remplacement de Charles Delacroix:

«J'avais été dîner chez un ami sur les bords de la Seine, avec madame de Staël, Barras et quelques amis qui se réunissaient souvent. Un jeune ami de Barras, qui était avec nous, alla se baigner avant le dîner, et se noya. Le membre du Directoire, qui lui était tendrement attaché, en fut fort affligé. Je le consolai,—dans ma jeunesse j'avais souvent rempli l'office de consolateur,—et je retournai à Paris avec lui dans sa voiture. Le ministère des affaires étrangères devint vacant peu après; Barras savait que je le désirais, et, grâce à lui, ce portefeuille me fut donné.»

Mais ce n'avait pas été là la seule raison de ce choix. L'état des affaires était alors critique; la réaction, qu'avaient provoquée les violences des démocrates, devenait de jour en jour plus forte sous un gouvernement indulgent.

A mesure que les relations ordinaires de la société se renouaient, le ressentiment devenait de plus en plus amer contre ceux qui les avaient troublées et même détruites pour un temps. A la fin, la haine contre les partisans de Robespierre ressemblait fort à un penchant pour les royalistes; et Pichegru, président de l'Assemblée des Cinq-cents, et alors général de grande réputation, était déjà en correspondance avec Louis XVIII.

Le Directoire lui-même était divisé. Carnot, homme d'un génie peu pratique et républicain passionné, se rangeait avec l'opposition par aversion personnelle pour ses collègues et à cause de la conviction où il était que toute nouvelle convulsion finirait par le triomphe de ses principes. Il entraîna avec lui Barthélemy, successeur de Letourneur; ce dernier avait perdu sa place dans le Directoire par l'arrêt du sort, qui devait périodiquement éliminer un de ses membres. Rewbell et Laréveillère-Lepaux se rangèrent du côté de Barras, qui, satisfait de sa position, et ayant à la défendre contre les deux partis extrêmes, fut content d'adjoindre au ministère, comme lui étant personnellement attaché, un homme d'une capacité et d'une résolution bien connues.

En outre, la négociation avec la Grande-Bretagne à Lille, négociation qui avait assez naturellement suivi la défaite de tous ses alliés du continent, rendait désirable la nomination d'un diplomate plus distingué que M. Delacroix, qui était alors à la tête du département auquel fut nommé M. de Talleyrand. Le nouveau ministre justifia bientôt le choix qu'on avait fait de lui. Son regard embrassa d'un seul coup la situation dans laquelle se trouvait Barras, situation singulièrement semblable à une autre de notre temps. La majorité du corps exécutif était d'un côté, et la majorité des corps législatifs de l'autre.

L'Assemblée se demanda si elle ne prendrait pas l'initiative, et si, foulant aux pieds la constitution, elle ne s'emparerait pas du pouvoir exécutif par un moyen quel qu'il fût. Le général Pichegru hésita, comme après lui le général Changarnier.

Talleyrand conseilla à Barras de ne pas hésiter. Celui-ci n'hésita pas, et prenant le commandement des troupes en vertu de son mandat, il s'empara des hommes importants parmi ses adversaires, à quelque parti qu'ils appartinssent. Carnot, Barthélemy et Pichegru furent du nombre, et Carnot ayant pris la fuite, M. de Talleyrand fut ainsi débarrassé d'un ennemi, et les républicains ardents perdirent leur chef.

XI

Le plus mauvais effet de ce coup d'État fut l'interruption des négociations de Lille, et des arrangements que M. Maret était sur le point de conclure, arrangements que Talleyrand lui-même avait favorisés, mais qui devenaient impossibles pour un gouvernement contraint alors de rechercher la popularité pour mettre à couvert son usurpation.

L'idée de la paix avec l'Angleterre étant ainsi abandonnée, M. de Talleyrand adressa à ses agents une circulaire qui, si l'on considère le temps où elle a été écrite et la position occupée alors par celui qui l'écrivait, est un modèle de tact et de talent.

Il représente l'Angleterre comme le seul ennemi de la France. Il fait remonter son pouvoir et son prestige au temps de Cromwell et au courage et à l'énergie que la liberté inspire. Il fonde sur cette même liberté la puissance et le prestige que la France devait alors posséder, et invoque les victoires qu'elle vient de remporter. Il décrit d'une façon qui servait ses desseins la manière dont la Grande-Bretagne avait acquis son influence, et l'accuse d'en avoir abusé. Il montre à ses agents l'immense importance d'une diplomatie intelligente. Il leur recommande de ne jamais choquer les habitudes ni les idées de la nation auprès de laquelle ils sont accrédités; il leur dit d'être actifs sans jamais devenir des agitateurs. Il tâche de les persuader de la grandeur de la France et de la nécessité de faire reconnaître et accepter cette grandeur. Il leur conseille d'éviter les petites machinations et de montrer assez de confiance dans la force et la durée de la république, pour en bien persuader les autres. 11 indique comment tous les malheurs et tous les changements du gouvernement en France ont été causés par la position faible, apathique, honteuse, que ce pays avait à l'étranger sous le règne des derniers princes de la maison de Bourbon; et, en terminant, il les assure de son secours, et ajoute qu'il apprécie hautement les services que leurs talents peuvent rendre à leur pays.

C'est de cette manière que les grands ministres forment des agents capables.

Pendant ce temps, le traité de Campo-Formio avait établi la paix en Italie et en Allemagne à des conditions avantageuses pour la France, quoique, par la cession de Venise à l'Autriche, elle abdiquât la cause pour laquelle jusqu'alors elle avait prétendu combattre.

Bonaparte, à qui l'on devait cette paix, visita alors Paris, et vit beaucoup M. de Talleyrand, qui lui fit une cour assidue, comme s'il prévoyait ce que le sort lui réservait. Mais le temps d'une alliance plus intime n'était pas encore arrivé: Napoléon lui-même, en effet, n'était pas encore mûr pour la sérieuse méditation du dessein qu'il mit plus tard à exécution. De vagues images de conquête et de grandeur flottaient souvent devant ses yeux, et les empires gigantesques que le courage et le génie ont fréquemment fondés en Orient, se présentaient probablement plus souvent à sa pensée qu'une tyrannie à établir dans son pays (mai 1798).

Il partit alors pour l'Égypte, où il pensait réaliser ses rêves magnifiques, et où le Directoire, suivant une politique traditionnelle, pensait porter un coup décisif à l'ancien ennemi et rival avec lequel seul la France avait alors à lutter.

Avec son départ, la fortune de son pays sembla décliner. Une nouvelle coalition européenne éclata, commençant par le meurtre des plénipotentiaires français à Rastadt, et des divisions de toute sorte se manifestèrent en France. Les victoires des alliés sur le Haut-Rhin et en Italie augmentèrent ces divisions et ajoutèrent à la force du parti démocratique, auquel, contrairement aux intentions de Barras qui aurait désiré suivre une ligne de conduite modérée, le renversement de Pichegru et de ses collègues avait déjà donné une certaine impulsion. La perte de Rewbell, dont les démocrates redoutaient l'énergie, et dont le siége au sein du Directoire devint légalement vacant, donna une nouvelle force à leurs désirs, d'autant plus que Sieyès, qui remplaça Rewbell, entrait au pouvoir exécutif avec sa manie habituelle de proposer quelque constitution nouvelle.

M. de Talleyrand, attaqué comme noble et comme émigré, donna sa démission, et publia une apologie de sa conduite, apologie remarquable, et dont nous donnerons ici un résumé, avec quelques-uns des passages les plus saillants [24]:

Voici le début:

«Pourquoi donc faut-il que j'occupe le public de moi? pourquoi, au milieu de tant d'événements qui agitent en plus d'un sens la république, mon nom, prononcé par la haine, et par une haine d'autant plus implacable qu'elle n'a jamais été provoquée, doit-il, même un moment, fixer l'attention générale? Ah! si tous ceux qui, dans ce débordement de pamphlets et de journaux, m'ont choisi depuis quelques jours pour être l'objet privilégié de leurs injures, savaient bien, je ne dis pas avec quelle résignation, mais avec quel bonheur, je suis prêt à voir passer dans d'autres mains ce ministère tant jalousé, tant recherché par eux ou leurs amis; peut-être rougiraient-ils alors de leurs fureurs.»


L'auteur, avant d'aborder les reproches qui lui ont été faits, revient sur ses antécédents politiques:

«Il doit sans doute être encourageant pour moi de pouvoir rappeler, en commençant cette étrange justification, avec quel empressement, avec quelle joie j'allai me ranger, en 1789, parmi les premiers et les plus sincères amis de la liberté. Ce souvenir me remplit d'une satisfaction que l'injustice actuelle ne pourra elle-même me ravir. Il est vrai que je serais indigne d'avoir servi une si belle cause, si j'osais regarder comme sacrifice ce que je fis alors pour son triomphe. Mais que du moins il soit permis de s'étonner qu'après avoir mérité, à de si justes titres, les plus implacables haines de la part du ci-devant clergé, de la ci-devant noblesse, j'attire sur moi ces mêmes haines de la part de ceux qui se disent si ardents ennemis de la noblesse et du clergé, et qui, pourtant, en répétant leurs fureurs contre moi, semblent vouloir venger leurs priviléges détruits et leurs prétentions renversées. Que l'étonnement redouble, lorsqu'on vient à découvrir que ces hommes si exaspérés, ces fabricateurs infatigables des calomnies que se plaît surtout à faire circuler le journal intitulé des Hommes libres de tous les pays, sont presque tous eux-mêmes ou ex-prêtres ou ex-nobles, ou même encore princes!»


«Que disent-ils donc, ces hommes non Français, ou ceux d'entre les Français dont ils ont su tromper la bonne foi? Que j'ai été de l'Assemblée constituante? Ah! je savais bien qu'au fond de leur âme ils ne pardonneraient jamais à ceux dont les noms brillent parmi les fondateurs de la liberté. Je savais bien que les hommes qui n'ont pas éprouvé ces premiers élans du peuple français en 1789, que ceux qu'on voyait alors s'associer honteusement aux froides railleries par lesquelles on insultait à ce sublime enthousiasme de la nation; que ceux enfin qu'on n'a vu se montrer dans la révolution qu'aux époques où ils ont espéré que, n'ayant pu la prévenir, ils parviendraient du moins à la rendre odieuse, s'indignaient en secret contre l'assemblée qui, la première, proclama la déclaration des droits de l'homme; qu'ils accordaient surtout bien plus de faveur au côté antirévolutionnaire de cette assemblée qu'à celui qui fut le berceau de la révolution; mais j'ignorais que, publiquement, et sans même déguiser ce qu'un tel reproche a d'ouvertement aristocratique, ils oseraient imputer à un citoyen d'avoir été membre de l'Assemblée constituante, et c'est pourtant ce que je lis parmi les nombreuses injures de leur journal favori.»


Talleyrand répond ensuite à ceux qui le traitent d'émigré:

«Je ne m'attendais pas, je l'avoue, qu'on me réduirait à prouver, en l'an VII de la république, que je ne suis pas un émigré. Quoi! la première autorité de la république, la Convention nationale, a déclaré, à la parfaite unanimité, dans le temps de sa plus grande indépendance et de sa plus grande force, puisque c'est peu de jours avant son triomphe de vendémiaire, que mon nom serait rayé de toute liste d'émigrés; elle a rapporté en même temps un décret d'accusation contre moi, qui était tellement une surprise, que, pendant plus de deux ans, le comité chargé d'en rédiger l'acte n'avait pu trouver une seule pièce, une seule ligne, sur laquelle il lui fût possible de faire une rédaction quelconque; et c'est moi qui suis tenu de faire connaître ces faits si publics! et c'est moi à qui l'on semble en quelque sorte demander raison de ce décret! L'auteur ignoré d'un pamphlet et le journaliste si connu qui le copie prétendent au reste que rien n'est plus facile que d'échapper à une telle autorité, et de me constituer émigré, en dépit même de la Convention; que le Corps législatif n'a qu'à rapporter le décret qui a prononcé ma radiation, et qu'il faudra bien alors que je me retrouve frappé d'émigration. Quel raisonnement! et quel homme est celui qui a pu croire que ce raisonnement serait accueilli par la représentation nationale! Sans doute, le Corps législatif peut rapporter une loi dont il sent l'insuffisance ou les inconvénients; c'est même là un de ses devoirs; mais ne voit-on pas que le décret qui me concerne n'est pas une loi, mais un jugement? qu'un jugement ne peut être cassé que par un pouvoir supérieur à celui qui l'a rendu, et chargé de revoir les jugements du premier? Enfin, qu'il est évidemment faux que l'effet d'un jugement prononcé par un tribunal souverain puisse être de couvrir, de voiler en quelque sorte une accusation qu'on dévoilerait ensuite à volonté, mais qu'il est incontestable, au contraire, que l'accusation est entièrement détruite par un tel jugement? L'énoncé de principes aussi évidents dispense de tout développement, et la conséquence est frappante.

«Mais quels sont, demandent encore ces hommes, les motifs qui ont déterminé la Convention nationale à rayer Talleyrand? Ici la question change; toutefois, la réponse est simple et assurément bien décisive. Ces motifs, les voici: Je fus envoyé à Londres, pour la deuxième fois, le 7 septembre 1792, par le Conseil exécutif provisoire. J'ai, en original, le passe-port qui me fut délivré par le Conseil, et qui est signé des six membres: Lebrun, Danton, Servan, Clavière, Roland et Monge. Il a été mis sous les yeux de la Convention, au moment où elle daigna s'occuper de moi, et je le montrerai à quiconque désirera le voir. Ce passe-port est conçu en ces termes: «Laissez passer Ch. Maurice Talleyrand allant à Londres par nos ordres.» J'étais donc bien autorisé à rester hors de France jusqu'à ce que ces ordres eussent été révoqués: or, ils ne l'ont jamais été; je n'ai donc pu être en contravention par mon absence. Cependant, ne voulant pas la prolonger, qu'ai-je fait? ce que tout citoyen aurait fait à ma place. J'ai attendu l'époque mémorable où la Convention recouvra son indépendance; je lui ai fait connaître aussitôt pourquoi j'étais parti, pourquoi je n'étais pas rentré; et je lui ai demandé qu'elle levât les obstacles qui s'opposaient à mon retour dans ma patrie, soit en rapportant le décret dont j'avais été frappé, soit en m'indiquant un tribunal pour y être jugé. Je lui ai demandé surtout qu'elle ne regardât pas comme émigré celui qui présentait un titre d'absence aussi légitime. Ma double demande fut parfaitement accueillie. Ainsi, j'étais sorti de France parce que j'y étais autorisé, que j'avais reçu même de la confiance du gouvernement des ordres positifs pour ce départ. J'y suis resté à l'instant où cela m'a été permis, où cela m'a été possible. Y a-t-il là trace quelconque d'émigration? Le décret de la Convention nationale, rendu en ma faveur, n'est-il pas pleinement justifié? et un tribunal quelconque, fût-il supérieur à la Convention nationale, trouverait-il un motif ou même un prétexte pour l'attaquer?»


Après avoir ainsi déblayé le terrain de tout ce qui se rapportait au passé, il en vient à défendre la politique qu'il a suivie comme ministre:

«Une vaste ligue de rois s'est formée naguère contre la république française; et l'on ose me demander compte de cet événement, comme si, sous un rapport quelconque, il pouvait m'être imputé! Eh comment donc pourrais-je être chargé d'une imputation aussi horrible? La réflexion la plus simple, la plus à la portée de tout le monde, va sans doute la repousser bien loin de moi. Si, pendant le cours de mon ministère, je me suis fait connaître par quelque opinion hautement prononcée, c'est certainement par un désir ardent d'une honorable paix, et par l'espérance que j'ai nourrie sans cesse d'arriver enfin à ce grand résultat qui doit consolider à jamais la république, et dans lequel je plaçais toutes mes idées de bonheur et de gloire. Or, si ce fait est bien constant; s'il n'est peut-être personne en France qui le révoque en doute; n'est-il pas évident, sans autre examen, que ce n'est pas moi qui ai cherché à accroître le nombre de nos ennemis, à exaspérer nos amis, à hâter la rupture des traités, à indisposer les neutres, à menacer enfin toutes les puissances de l'irruption de nos principes? Et lorsqu'on pense que ceux qui osent me faire cet inconcevable reproche, sont ceux-là même qui sans cesse attisaient le feu de la discorde, qui appelaient à grands cris toutes les fureurs de la guerre, qui étaient impatients de mouvements révolutionnaires dans toutes les parties du monde, qui adressaient inconsidérément à toutes les puissances les injures les plus absurdes et les plus impolitiques, qui ne semblaient s'occuper qu'à entraver toute négociation, qui se plaisaient à répandre sans cesse dans les feuilles publiques cette assertion si funeste au repos de l'Europe, que les républiques et les rois sont essentiellement en guerre. Lorsqu'on songe que moi, j'étais constamment occupé à réparer tant de disconvenances, tant de folies; à calmer les envoyés des puissances neutres et amies, toujours prêts à en tirer des motifs d'alarmes; quand on s'arrête un instant à ces réflexions, on est frappé d'étonnement de voir que ces hommes veulent m'accuser, moi, d'avoir coopéré à l'existence de la coalition, et qu'ils paraissent ignorer, eux, à combien de titres cette imputation pourrait leur être faite.

Au surplus, dans un exposé connu récemment du Corps législatif, j'ai indiqué les causes principales et les plus immédiates de cette coalition. Lorsque je suis attaqué avec tant d'acharnement et d'injustice, il doit m'être permis, je pense, de rappeler ici que mes observations ont été accueillies par la représentation nationale avec cet intérêt général qu'elle n'accorde qu'à la justesse reconnue et à la vérité bien sentie.»


Vient ensuite l'examen de différents points de détail, de différentes négociations qu'il passe en revue. Montrant comme il avait souvent été contrecarré, il s'adresse à ceux qui lui reprochent de n'avoir pas, dans ces circonstances, donné sa démission, et il leur répond: «Je l'avouerai, j'étais retenu par ce désir, par cette espérance infatigable de la paix dont rien ne pouvait me détacher.» A propos de la négociation avec l'Angleterre, il prouve qu'il n'est pour rien dans les accidents et les fausses mesures qui l'ont fait échouer. Voici comment il termine:

«Après de tels raisonnements, de quoi pourra-t-on être surpris? Paraîtra-t-il étonnant que ces mêmes hommes m'imputent, à moi, toutes les opérations du gouvernement, celles du ministre de la guerre, celles du ministre des finances, celles du ministre de la police, la destitution des généraux, la nomination des commissaires, la nomination des fournisseurs, etc., en un mot, tout ce qui a été fait ou n'a point été fait dans la république et hors de la république, depuis que je suis ministre; qu'ils me demandent, à moi, pourquoi le grand-duc de Toscane n'a pas été gardé en otage, comme si, moi, je donnais des instructions aux généraux; qu'aguerris contre la crainte de tout reproche, par la multitude même de leurs mensonges et de leurs contradictions, lorsqu'ils m'accusent, et si injustement, du refroidissement d'une puissance neutre, ils fassent, eux, d'incroyables efforts pour nous brouiller avec l'Espagne et la Prusse; que, fermant les yeux à toute évidence, ils osent affirmer que c'est moi qui ai aliéné de nous les États-Unis, lorsqu'ils savent si bien qu'au moment précis où ils impriment cet étrange reproche, des négociateurs américains arrivent en France, et qu'ils ne peuvent ignorer la part qu'il m'est permis de prendre dans cet événement, à raison du langage plein de déférence, de modération, et, j'ose dire aussi, de dignité, que je leur ai adressé au nom du gouvernement français, tandis que ceux qui m'attaquent aujourd'hui ne voulaient alors leur faire parvenir que des paroles dures et irritantes? Est-il étonnant qu'ils veuillent me faire rendre compte de la cession du duché de Bénévent au roi de Naples, lorsque le duché de Bénévent n'a jamais été cédé au roi de Naples? qu'ils confondent tout, qu'ils altèrent tout, qu'ils ignorent tout; qu'ils placent les ports du Portugal dans la Méditerranée; qu'ils prennent le citoyen Eymar, ex-ambassadeur dans le Piémont, pour un abbé Daymar, du côté droit de l'Assemblée constituante; qu'ils me supposent des relations intimes avec tel homme qu'ils nomment, et avec qui je n'ai même jamais eu une communication depuis que je suis ministre; qu'ils prétendent que c'est moi qui ai provoqué contre le citoyen Truguet un genre de rigueur qui m'a constamment paru sans excuse; tandis que mille voix s'élèveraient au besoin, même la sienne, pour repousser de moi une aussi absurde calomnie.

«Et qu'ai-je donc fait pour qu'un tel soupçon ait pu s'adresser à moi? Ma vie tout entière permet-elle de me supposer une action de ce genre? Ai-je jamais été vindicatif, persécuteur? Dans tout le cours de mon ministère, peut-on me reprocher même un acte sévère? Ai-je blessé quelqu'un, même par un propos? Les citoyens associés à mes travaux ont-ils jamais reçu de moi autre chose que des témoignages de confiance et d'amitié? Ont-ils redouté un caprice de ma part? Ont-ils été inquiets un seul instant sur leur sort?—On a, l'année dernière, couvert les murs d'injures contre moi, dictées par la fureur: avais-je fait précédemment, ai-je fait depuis le moindre mal au jeune homme égaré qui me les adressait? Enfin, ai-je dénoncé? ai-je fait destituer? ai-je fait supprimer? Non, certainement; non; et je suis loin sans doute de m'en faire un mérite. Quiconque me connaît, sait très-bien qu'il n'était pas plus dans mes principes que dans mon caractère d'agir autrement. J'ai fini: je suis certain d'avoir répondu victorieusement à tous les reproches; je laisse les injures. Je les méprisais dès le commencement de la révolution; je ne changerai point.»

Nous voyons, par les citations ci-dessus, que l'ex-ministre ne se faisait aucun scrupule de transformer son apologie en attaque, et de traiter avec sarcasme et dédain le parti par lequel il avait été expulsé; mais qu'en même temps qu'il dénonce les folies des républicains exagérés, il se déclare formellement pour une république: et justifiant ce qu'il avait fait, tournant en ridicule les reproches qu'on lui adressait pour ce qu'il n'avait pas fait, il se plaît à rejeter adroitement sur ces Directeurs encore au pouvoir le blâme de beaucoup de ce qui avait été fait contre son opinion.

Ce qu'il dit quant aux négociations de Lille montre suffisamment les difficultés d'une paix avec l'Angleterre après le 18 fructidor; et l'un des passages que je viens de citer, et auquel j'avais déjà fait allusion, confirme ce qui avait été dit par Chénier quant au fameux passe-port. Toutefois, dans ces Éclaircissements, l'ex-ministre visa à se mettre dans une bonne position pour les événements à venir plutôt qu'à se reporter aux choses passées. Certes, il aurait à peine osé mettre sa signature au bas d'une publication si hardie si ses ennemis eussent été fermes à leur place; mais le Directoire chancelait déjà et s'en allait tomber.

XII

Le grand mal de toute constitution improvisée, qui n'est pas l'œuvre du temps et le résultat d'une adaptation graduelle des lois aux besoins et aux mœurs des diverses époques, est qu'elle ne se préoccupe que d'un seul côté des choses et qu'elle vieillit très-rapidement. La constitution du Directoire, composée après une époque de grande violence populaire et de despotisme individuel, était fondée sur le principe de si bien réprimer toute action dans l'État, qu'il n'y eût aucun moyen honnête pour personne de parvenir au pouvoir et à la distinction. Mais lorsque, dans un gouvernement, l'influence des individus est trop rigoureusement tenue en échec, l'influence du gouvernement s'affaiblit, et devient incapable de restreindre l'agitation d'une société plus ardente et plus ambitieuse que lui.

Ainsi, pendant quatre ans, la Constitution de l'an III fut maintenue de nom par une série de violations faites à cette loi. Tantôt, le Directoire maîtrisait les conseils en déportant l'opposition; tantôt, l'opposition triomphait du Directoire en forçant un directeur impopulaire à abandonner ses fonctions; et quelquefois l'absence de toutes lois contre la licence de la presse était compensée par ceci: on déclarait les journalistes hostiles ennemis de l'État, et on punissait un article habile comme une insurrection.

Et ce n'était pas tout: là où le talent civil ne peut guère créer une grande carrière, il ne peut non plus frapper les imaginations et exciter grand enthousiasme. Les hommes qui occupaient les emplois civils voyaient leur prestige limité par les mêmes manœuvres qui limitaient leur pouvoir; la nation était fatiguée des parleurs, car parler n'amenait aucun résultat: un général seul pouvait frapper son imagination, car seul un général était en position de pouvoir faire quelque chose de remarquable. Tous les partis s'en aperçurent: les patriotes ou démocrates, représentés dans le Directoire par Laréveillère et Gohier devenu Directeur à la place de Treillard; Barras, n'ayant aucune opinion particulière, mais représentant en général tous ceux qui intriguaient pour des places; et Sieyès, le plus capable des membres du pouvoir exécutif, à la tête d'un groupe modéré voulant encore maintenir la république et établir l'ordre, quoique sous quelque nouvelle forme. Sieyès avait avec lui une majorité dans le conseil des Anciens, une puissante minorité dans le conseil des Cinq-cents, et quelques-uns des hommes les plus éminents et les plus capables de France, parmi lesquels M. de Talleyrand.

Comme les autres, il cherchait alors un général; mais le choix n'était pas si aisé à faire. Hoche n'était plus; Joubert venait de périr; Moreau était irrésolu; Masséna, quoique illustré par la victoire de Zurich, tenait trop du soldat; Augereau était un jacobin; il était impossible de se fier à Bernadotte. En ce moment (le 9 octobre 1799), Bonaparte débarquait revenant d'Égypte. Il foula aux pieds les lois de la quarantaine, il avait abandonné son armée; mais le pays sentait qu'il avait besoin de lui; et dans sa marche vers Paris, aussi bien qu'à son arrivée dans cette ville, il fut salué par les acclamations.

Son objet alors, si toutefois il en avait un bien défini, était le Directoire, pour lequel, toutefois, il lui fallait une dispense d'âge. Mais il découvrit bientôt que la majorité du Directoire ne voulait pas entendre parler de cette dispense. Il fallait donc essayer d'un autre moyen, et pour cela s'entendre avec Barras ou Sieyès. Bonaparte détestait Barras, car Barras avait été son protecteur, sans être son ami. Quant à Sieyès, M. Thiers a dit, non sans raison, que deux Français supérieurs sont des ennemis naturels, jusqu'à ce qu'ils aient eu l'occasion de se flatter mutuellement. De plus, Bonaparte et Sieyès s'étaient rencontrés chez Gohier sans échanger un mot, et s'étaient séparés en se détestant plus que jamais. M. de Talleyrand entreprit de réconcilier ces deux hommes, chez lesquels l'intérêt devait triompher de leur rivalité,—et il réussit. Mais, avec Sieyès, un renversement complet de l'état de choses existant alors était une chose qui allait de soi, parce que la seule ambition qu'il eût jamais nourrie était celle d'inventer des institutions, ce qu'il faisait avec une rare intelligence en tant qu'il ne se serait agi que de combiner des idées; il oubliait que les sociétés ont besoin de quelque chose de plus que les idées.

On se décida donc pour une révolution; elle devait être provoquée par une déclaration des Anciens, dont Sieyès était sûr; ils décideraient que les chambres, étant en danger à Paris, se réuniraient à Saint-Cloud; on devait confier la sûreté de ces assemblées à la garde de Bonaparte, et effectuer la dissolution du Directoire par la démission d'une majorité de ses membres. Après cela, on supposait que la majorité des Cinq-cents, effrayée par un appareil militaire imposant, contrecarrée par l'autre branche de la législature, et n'ayant aucun gouvernement pour la soutenir, serait, d'une manière ou d'une autre, vaincue. En conséquence, les deux premières mesures furent prises le 18 brumaire, mais la troisième restait. Sieyès et Ducos, qui agissaient de concert, donnèrent leur démission; mais Gohier et Moulins ne voulurent pas abdiquer; Barras avait donc le vote décisif; et ce fut encore M. de Talleyrand qui, avec le général Bruix, fut chargé de lui persuader d'abdiquer. Le résultat de l'entrevue fut que Barras, de son bain où on l'avait trouvé, sauta dans sa voiture, et ainsi le Directoire n'existant plus, une charge de grenadiers dans l'Orangerie de Saint-Cloud décida l'affaire le lendemain.

XIII

En jetant un coup d'œil en arrière sur le récit de ces événements, nous verrons que si, ce qui est douteux, on eût pu obtenir le même résultat par d'autres moyens, en tout cas, les choses ne se seraient pas passées de cette manière paisible et facile, sans le secours de M. de Talleyrand. La partie légale du nouveau changement fut effectuée par Sieyès qu'il avait uni à Bonaparte, et achevée au moyen de Barras, dont il se procura l'abdication obtenue si difficilement. Le temps de récompenser ces services était arrivé, et lorsque Napoléon devint premier consul, M. de Talleyrand fut nommé ministre des affaires étrangères.

Si nous jetons un coup d'œil en arrière et si nous le suivons à travers la période qui s'écoula entre le 10 août 1792 et le 18 brumaire, nous le trouvons fugitif en Angleterre sous des auspices douteux, exilé en Amérique où il tâche de se mêler de politique, projetant des entreprises commerciales, et, par-dessus tout, attendant des événements qui pourraient lui devenir favorables.

Après avoir quitté la France comme le partisan d'une monarchie constitutionnelle, il y rentre quand les passions et les opinions fiévreuses qui l'avaient si longtemps agitée, avaient enfin abouti à une république trop forte pour être renversée par les royalistes, trop faible pour pouvoir se promettre une longue existence.

Il accepte de l'emploi dans le gouvernement qu'il trouve établi, gouvernement qui, en comparaison de ceux qui l'avaient immédiatement précédé, garantissait d'une manière remarquable la sécurité des propriétés et de la vie.

Au milieu des conflits qui durent encore, il prend parti avec ceux qui sont pour une ligne de conduite modérée, entre le retour des Bourbons avec tous leurs préjugés et le rétablissement des partisans de Robespierre avec toutes leurs horreurs. Dans ces luttes politiques, il déploie de la modération et de la résolution; dans la haute position qu'il occupe, il montre du tact et de la capacité. Ses deux mémoires, lus devant l'Institut, se font remarquer par l'élégance de leur style et l'étendue de leurs vues [25]. Se défendant contre deux partis qui l'attaquent, l'un pour être trop, l'autre trop peu républicain, il emploie un langage à la fois résolu, digne et modéré, et la seule chose que l'on puisse mettre en doute est sa sincérité.

Enfin, il jette un gouvernement à la fois faible, dissolu, divisé, et ayant la conscience de sa propre incapacité, aux mains d'un homme de grand génie, par qui il espérait être récompensé, et qui, à tout prendre, semblait le mieux fait pour affermir la direction, avancer la prospérité, et élever les destinées de son pays.

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