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Essai sur Talleyrand

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CINQUIÈME PARTIE
DE LA CHUTE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON, EN 1814,
A LA FIN DE L'ADMINISTRATION DE M. DE TALLEYRAND,
EN SEPTEMBRE 1815.

I

Le comte d'Artois, lieutenant général de France.—Traité du 23 avril pour l'évacuation de la France.—Louis XVIII, contrairement à l'avis de M. de Talleyrand, refuse d'accepter la couronne avec une constitution comme le don de la nation; mais regardant la couronne comme lui appartenant de droit, il consent à accorder la constitution.—Il forme son gouvernement d'éléments divers, nommant M. de Talleyrand ministre des affaires étrangères.—Il semble bientôt se méfier de ce dernier, et en est jaloux.—Esprit réactionnaire du parti des émigrés et du comte d'Artois.—Traité de Paris.—M. de Talleyrand se rend à Vienne, et dans le cours des négociations, s'arrange pour faire un traité séparé avec l'Autriche et la Grande-Bretagne, et rompre ainsi la solidarité des puissances qui s'étaient coalisées contre la France.—Bonaparte s'échappe de l'île d'Elbe.—Nouveau traité contre Napoléon, traité qui a quelque ambiguïté dans les termes, mais qui semble un renouvellement du traité de Paris.—Les Bourbons vont à Gand.—Bonaparte installé aux Tuileries.—M. de Talleyrand se rend à Carslbad.—Le prince de Metternich et Fouché font des démarches pour la déposition de Napoléon en faveur de la régence de sa femme; ils ne réussissent pas.—Les alliés adoptent de nouveau Louis XVIII.—M. de Talleyrand se rend à Gand.—Il est d'abord reçu.—Il fait la leçon aux Bourbons.—Il est de nouveau créé ministre.—Il rencontre de l'opposition de la part du parti royaliste et de l'empereur de Russie; il est faiblement soutenu par l'Angleterre et abandonné par Louis XVIII.—Il donne sa démission.

Telle fut pour le moment l'issue de la longue lutte que M. de Talleyrand avait soutenue contre un homme supérieur à tous les autres par la puissance de ses facultés; mais qui, à cause de certains défauts inséparables peut-être de la nature de ces facultés même, à cause de l'infatuation de son orgueil et de l'excessive puissance de son imagination, fut à la fin vaincu par la patience, la modération et le tact d'un adversaire d'un génie bien inférieur; cet adversaire, par un singulier pressentiment, il en avait redouté l'hostilité, tout en la provoquant cependant avec une inexplicable insouciance.

J'ai dit que, lorsque M. de Talleyrand s'attacha aux destinées de Napoléon, il attendait de lui, d'abord, son propre avancement, secondement une amélioration de la situation de la France.

Il suivit donc Napoléon avec soumission jusqu'à l'époque où il entrevit clairement que la politique de ce personnage commençait à devenir telle qu'elle ne pourrait ni profiter à un partisan intelligent, ni fonder un empire durable.

Toutefois on ne peut pas dire qu'en se séparant de cette politique, après le traité de Tilsit, il ait abandonné son souverain dans un moment d'adversité.

Jamais la France n'avait paru si grande, ni son souverain aussi bien établi.

Ce ne fut donc pas dans un moment de déclin évident pour la France ou l'empereur, mais dans un moment où, pour un observateur perspicace, il était possible de discerner dans la politique du monarque une tendance qui, si elle était favorisée, arriverait, un peu plus tôt ou un peu plus tard, à plonger le pays et son souverain dans d'inextricables calamités, que le prince de Bénévent se détacha tranquillement du char qui portait l'illustre soldat et sa fortune.

Même alors il ne fit guère autre chose qu'exprimer avec modération les convictions qu'il s'était formées; et il est vrai de dire que son opposition, au moment même où elle fut le plus accentuée, ne s'adressa jamais au personnage qu'il avait servi, mais au système que ce personnage suivait en aveugle.

A mesure que l'horizon devint plus sombre, il ne refusa jamais des avis auxquels les événements donnèrent invariablement raison, et il ne recula jamais devant les services à rendre, lorsqu'on lui permit d'employer les moyens nécessaires pour réussir.

Jusqu'au dernier moment, son infidélité se borna à donner des conseils qui furent rejetés, et à prendre avec beaucoup de réserve les mesures nécessaires pour préserver jusqu'à un certain point lui-même et son pays de la catastrophe qui se préparait pour son chef. Et ce ne fut que lorsque Napoléon et la nation devinrent deux choses distinctes, et qu'il parut nécessaire de perdre l'un afin de sauver l'autre, que M. de Talleyrand conspira contre l'homme qui, il faut le dire, ne demandait jamais le dévouement du cœur en exigeant une obéissance aveugle.

Il n'y avait rien sur la terre que Napoléon n'aurait sacrifié, et, en effet, il sacrifia tout sans scrupule, pour servir ses vues personnelles. Il disait et se persuadait, je crois, que ces vues allaient au bonheur et à la gloire de la France. Il faut admettre que, derrière son égoïsme, il y avait une grande et noble idée; mais ceux qui avaient la certitude qu'il se trompait n'étaient pas obligés de subordonner aux siennes leurs notions de patriotisme. M. de Talleyrand n'avait jamais été sa créature, il n'avait pas été tiré par lui de la poussière. Avant que la carrière du général Bonaparte commençât, il était déjà un homme distingué et éminent, et il est à peine juste de dire qu'il a trahi un homme qui pendant les dernières années l'avait abreuvé d'affronts, alors que le plus intime des favoris de cet homme (le maréchal Berthier) dit lui-même à Louis XVIII, au commencement de la Restauration, «que la France avait gémi pendant vingt-cinq ans sous le poids de malheurs qui n'avaient disparu qu'en présence de son souverain légitime.»

La principale, sinon la seule question douteuse, concernant M. de Talleyrand dans ces affaires, est de savoir si l'avis de placer Louis XVIII sur le trône de France était bon ou mauvais? quels autres candidats y avait-il? Il ne pouvait plus être question de Bonaparte vaincu. Il n'était pas seulement devenu odieux à M. de Talleyrand; il l'était également à toute l'Europe et à toute la France, si on en excepte les débris épars de son armée.

Il y avait quelque chose à dire en faveur d'une régence avec Marie-Louise; mais son mari lui-même déclara à Fontainebleau qu'elle était incapable d'agir par elle-même. Si Napoléon était en position de la diriger, le gouvernement était évidemment encore celui de Napoléon. Si elle était dirigée par les maréchaux, on échangeait un empire militaire avec l'ordre et un chef redoutable contre un empire militaire avec le désordre et sans chef; de plus, Marie-Louise était hors de Paris.

Si elle était restée à Paris, si Napoléon eût péri sur le champ de bataille ou eût été placé quelque part où il fût gardé sûrement, la fille de l'empereur d'Autriche, aidée et dirigée par quatre ou cinq hommes éminents modérés et capables, que les alliés auraient pu lui adjoindre, eût peut-être été plus en rapport avec l'époque que l'héritier à demi oublié de la couronne de Louis XVI; mais au moment où il fallut faire son choix, cette combinaison avait été mise de côté.

Il y avait ensuite la maison d'Orléans. Mais cette branche cadette de la famille de Bourbon était personnellement presque aussi inconnue à la France que la branche aînée. D'un autre côté, le nom qui la rattachait à la Révolution n'était pas populaire, même auprès des révolutionnaires. Quant à Bernadotte, un soldat médiocre placé par des étrangers sur le trône de Napoléon eût été une humiliation évidente pour le peuple français. Par conséquent, Louis XVIII était le seul personnage de l'époque qui pût occuper avec quelque dignité le trône vacant, et y servir à représenter un principe, ainsi que le disait M. de Talleyrand.

Dans sa jeunesse, ce prince avait passé pour favorable au gouvernement constitutionnel. Il avait eu pour résidence pendant les dernières années un pays constitutionnel. Il ne s'était jamais fait remarquer pour la force de ses attachements personnels, et en outre, il y avait dans son caractère, ou du moins dans ses manières, une certaine autorité qui permettait de croire qu'il saurait contenir les plus zélés de ses partisans. Ainsi, il semblait probable qu'il accepterait franchement un gouvernement tel que celui de l'Angleterre, gouvernement désiré par la France en 1789, époque dont les idées étaient encore considérées avec respect par les classes intelligentes de la nation française. Il y avait des risques à courir, quelle que fût la résolution que l'on prendrait, mais dans les temps critiques il y a toujours des risques à courir, et tout ce que peut faire un homme d'action, c'est de choisir les moins dangereux.

II

En tous cas, M. de Talleyrand ayant une fois adopté d'une manière décisive la monarchie légitime avec une constitution, on ne peut mettre en doute qu'il n'ait poursuivi cette idée, au milieu de grandes difficultés, avec une grande hardiesse et une grande habileté. Toutefois la partie de la tâche qui dépendait de son savoir-faire, de son tact, et de son activité, était alors presque finie; et le succès ultérieur allait être confié à ceux qui devaient moissonner les fruits de ses efforts. On aura vu, d'après ce que j'ai dit de la constitution votée par le sénat, que Louis XVIII était nommé roi sous la condition qu'il accepterait une constitution, clause contre laquelle les royalistes s'étaient révoltés. Le comte d'Artois, alors hors de Paris et sans position reconnue, insistait pour paraître dans la capitale; et Napoléon ayant abdiqué le 11, il mit son projet à exécution le 12, prenant le titre de «lieutenant général du royaume,» titre qu'il prétendait avoir reçu de son frère, mais que son frère, paraît-il, ne lui avait jamais donné. Rien n'était plus étrange que la position ainsi créée; Louis XVIII n'était encore souverain d'après aucun acte national; et cependant le comte d'Artois prétendait être investi par Louis XVIII de l'autorité royale.

Il n'était nullement dans l'intention de ceux qui avaient rappelé la famille de Bourbon de reconnaître en la proclamant un droit antérieur et supérieur devant lequel le pays n'aurait qu'à s'incliner, et cependant ils s'étaient tellement compromis pour la cause des Bourbons, qu'il n'était pas facile de reculer. La résolution à prendre devait être immédiate. Les autorités alors existantes devaient-elles assister, oui ou non, à l'entrée du comte d'Artois? M. de Talleyrand et le gouvernement provisoire y assistèrent, car leur absence aurait été un scandale; le sénat n'y assista pas, car sa présence aurait affaibli ses décisions antérieures.

Je me laisse entraîner à insérer un récit animé de cette entrée, non-seulement parce que l'on y sent la franche et vive impression qu'un témoin oculaire a conservée de cette scène, mais parce qu'il donne une description amusante du chemin fait par un mot célèbre qui eut une grande influence sur la popularité première du prince auquel il fut attribué.

«Le lendemain, 12 avril, on se mit en marche pour aller au-devant de Monsieur. Le temps était admirable; c'était un de ces premiers jours du printemps, ravissants sous la température de Paris, où le soleil brille de tout son éclat, et ne distribue qu'une chaleur douce aux germes encore tendres qui sourdent de toutes parts. Quelques fleurs déjà entr'ouvertes, un vert tendre qui commençait à poindre sur les arbres, le chant des oiseaux printaniers, l'air de joie répandu sur les figures, et le vieux refrain du Bon Henri qui marquait la marche, avaient signalé cette entrée comme la fête de l'Espérance. Il y régnait peu d'ordre, mais on y répandait des larmes. Dès qu'on vit paraître le prince, M. de Talleyrand alla à sa rencontre, et en s'appuyant sur le cheval du prince, avec la grâce nonchalante qu'autorise la faiblesse de ses jambes, il lui débita un compliment en quatre lignes, frappé au coin d'une sensibilité exquise. Le prince, qui, de toutes parts se sentait pressé par des Français, était trop ému pour pouvoir répondre; il dit, d'une voix étouffée par les sanglots: «Monsieur de Talleyrand, messieurs, je vous remercie; je suis trop heureux. Marchons, marchons, je suis trop heureux!»

«Nous avons entendu depuis, le même prince répondre avec de la présence d'esprit et du bonheur aux harangues qu'on lui faisait, mais pour ceux qui l'ont vu et qui l'ont entendu à son entrée à Paris, il ne fut jamais aussi éloquent que ce jour-là. Le cortége se mit en marche pour Notre-Dame, suivant l'antique usage d'aller porter à Dieu, dans la première église de Paris, les hommages solennels des Français pour chaque événement heureux. La garde nationale formait le fond du cortége, mais il se composait aussi d'officiers russes, prussiens, autrichiens, espagnols, portugais, à la tête desquels le prince apparaissait comme un ange de paix descendu au milieu de la grande famille européenne. Depuis la barrière de Bondy jusqu'au parvis Notre-Dame, il n'y avait pas une fenêtre qui ne fût garnie de figures rayonnantes de joie. Le peuple, répandu dans les rues, poursuivait le prince de ses applaudissements et de ses cris. A peine pouvait-il avancer au milieu de l'ivresse générale, et il répondit à quelqu'un qui voulait écarter de si douces entraves: «Laissez, monsieur, laissez, j'arriverai toujours trop tôt.»

«C'est ainsi que le prince fut, s'il est permis de le dire, porté jusqu'à Notre-Dame sur les cœurs des Français; et à son entrée dans le sanctuaire, lorsqu'il se prosterna aux pieds de l'autel qui avait, durant tant de siècles, reçu les prières de ses pères, un rayon de lumière très-vive vint frapper sur sa figure et lui imprima je ne sais quoi de céleste. Il priait avec ardeur; tous priaient avec lui. Des larmes mouillaient nos yeux; il en échappait aux étrangers eux-mêmes. Oh! avec quelle vérité, avec quelle ardeur, chaque strophe de l'hymne de la reconnaissance était poussée vers les cieux! A la fin de la cérémonie, de vieux serviteurs du prince qui avaient pleuré trente ans son absence embrassaient ses genoux, et il les relevait avec cette grâce du cœur si touchante et qui lui est si naturelle. Le retour de Notre-Dame aux Tuileries ne fut pas moins animé, moins heureux, et, parvenu dans la cour du palais, le prince descendit de cheval et adressa à la garde nationale une allocution parfaitement appliquée à la situation. Il prit la main à plusieurs officiers et soldats, les pria de se souvenir de ce beau jour, et leur protesta que lui-même ne l'oublierait jamais. Je fis ouvrir devant le prince les portes du palais et j'eus l'honneur de l'introduire dans l'aile qu'il devait habiter.

«Je lui demandai ses ordres pour le reste de la journée, et l'heure à laquelle je devais me présenter le lendemain pour le travail. Le prince paraissait hésiter s'il me laisserait partir ou me retiendrait. Je crus m'apercevoir que c'était indulgence de sa part, et je lui dis que je craindrais de l'occuper une minute de plus, parce que je le supposais fatigué, et c'est à moi qu'il répondit: «Comment voulez-vous que je sois fatigué? C'est le seul jour de bonheur que j'ai goûté depuis trente ans. Ah! monsieur, quelle belle journée! Dites que je suis heureux et satisfait de tout le monde. Voilà mes ordres pour aujourd'hui—à demain, à neuf heures du matin.»

«En quittant le prince, je repris mon travail ordinaire et je le quittai sur les onze heures du soir pour aller chez M. de Talleyrand. Je le trouvai s'entretenant de la journée avec MM. Pasquier, Dupont (de Nemours), et Anglès. On s'accordait à la trouver parfaite. M. de Talleyrand rappela qu'il fallait un article au Moniteur. Dupont s'offrit de le faire. «Non pas, reprit M. de Talleyrand, vous y mettriez de la poésie; je vous connais. Beugnot suffit pour cela; qu'il passe dans la bibliothèque et qu'il broche bien vite un article pour que nous l'envoyions à Sauvo.»

«Je me mets à la besogne, qui n'était pas fort épineuse, mais parvenu à la mention de la réponse du prince à M. de Talleyrand, j'y suis embarrassé. Quelques mots échappés à un sentiment profond produisent de l'effet par le ton dont ils sont prononcés, par la présence des objets qui les ont provoqués, mais quand il s'agit de les traduire sur le papier, dépouillés de ces entours, ils ne sont plus que froids, et trop heureux s'ils ne sont pas ridicules. Je reviens à M. de Talleyrand, et je lui fais part de la difficulté. «Voyons, me répondit-il, qu'a dit Monsieur? Je n'ai pas entendu grand'chose; il me paraissait ému et fort curieux de continuer sa route; mais si ce qu'il a dit ne vous convient pas, faites-lui une réponse.—Mais comment faire un discours que Monsieur n'a pas tenu?—La difficulté n'est pas là; faites-le bon, convenable à la personne et au moment, et je vous promets que Monsieur l'acceptera, et si bien, qu'au bout de deux jours, il croira l'avoir fait, et il l'aura fait; vous n'y serez plus pour rien.—A la bonne heure!» Je rentre, j'essaye une première version, et je l'apporte à la censure. «Ce n'est pas cela, dit M. de Talleyrand, Monsieur ne fait pas d'antithèses et pas la plus petite fleur de rhétorique. Soyez court, soyez simple, et dites ce qui convient davantage à celui qui parle et à ceux qui écoutent; voilà tout!—Il me semble, reprit M. Pasquier, que ce qui agite bon nombre d'esprits est la crainte des changements que doit occasionner le retour des princes de la maison de Bourbon; il faudrait peut-être toucher à ce point, mais avec délicatesse.—Bien! et je le recommande, dit M. de Talleyrand.» J'essaye une nouvelle version et je suis renvoyé une seconde fois, parce que j'ai été trop long et que le style est apprêté. Enfin j'accouche de celle qui est au Moniteur, et où je fais dire au prince: «Plus de divisions: la paix et la France; je la revois enfin! rien n'y est changé, si ce n'est qu'il s'y trouve un Français de plus.»—«Pour cette fois, je me rends! reprit enfin le grand censeur, c'est bien là le discours de Monsieur, et je vous réponds que c'est lui qui l'a fait; vous pouvez être tranquille à présent.» Et en effet le mot fit fortune: les journaux s'en emparèrent comme d'un à-propos heureux; on le reproduisit aussi comme un engagement pris par le prince, et le mot: un Français de plus! devint le passe-port obligé des harangues qui vinrent pleuvoir de toutes parts. Le prince ne dédaigna pas de le commenter dans ses réponses, et la prophétie de M. de Talleyrand fut complétement réalisée.»

III

Le spectacle qui vient d'être décrit était gai, mais la gaieté n'était qu'à la surface des choses.

Le danger auquel j'ai fait allusion était là, voilé par cette gaieté, mais non moins menaçant.

Le sénat n'était pas allé à la rencontre du duc d'Artois, et il n'avait pas assisté au Te Deum. On pouvait dire que les membres du gouvernement provisoire l'avaient fait; mais néanmoins, l'absence du sénat avait été remarquée.

On se décida à ne pas laisser les choses dans l'incertitude; on voulut arriver à savoir clairement si le comte d'Artois avait l'intention de mépriser les autorités nationales ou de s'y soumettre.

Il était important que cette question fût résolue dans le plus court délai possible.

Le 13 et le 14 avril se passèrent en négociations. Napoléon était encore en France. Deux corps d'armée n'avaient pas encore consenti à donner leur adhésion au nouvel ordre de choses.

Les alliés avaient solennellement déclaré que le gouvernement français serait celui que choisirait le sénat et non celui que choisirait Louis XVIII.

Néanmoins, tout le tact et toute la patience de M. de Talleyrand furent nécessaires pour décider le comte d'Artois et les zélés de son parti à agir avec une prudence ordinaire.

A la fin, on en vint à arranger les choses de cette manière: Le sénat, croyant savoir que des principes constitutionnels animaient le cœur du comte d'Artois, lui offrit la lieutenance générale de France.

Le comte d'Artois accepta le poste, disant qu'il ne pouvait prendre sur lui de sanctionner la constitution du sénat dont il avait pris connaissance, mais qui devrait être examinée par le roi, mais qu'il pouvait néanmoins affirmer d'une manière certaine que Sa Majesté en accepterait les traits principaux.

A huit heures du soir, le sénat se présenta aux Tuileries, ayant en tête son président, M. de Talleyrand. Ce personnage, si bien fait pour les représentations où il fallait tempérer la fermeté par une exquise politesse, s'approcha du prince, et, selon sa coutume, s'appuyant sur une canne, la tête penchée sur l'épaule, lut un discours à la fois fier et adroit, dans lequel il expliquait la conduite du sénat sans l'excuser, car elle n'avait pas besoin d'excuse.


«Le sénat, disait-il, a provoqué le retour de votre auguste maison au trône de France. Trop instruit par le présent et le passé, il désire avec la nation affermir pour jamais l'autorité royale sur une juste division des pouvoirs, et sur la liberté publique, seules garanties du bonheur et des intérêts de tous.

«Le sénat, persuadé que les principes de la constitution nouvelle sont dans votre cœur, vous défère, par le décret que j'ai l'honneur de vous présenter le titre de lieutenant général du royaume jusqu'à l'arrivée du roi votre auguste frère. Notre respectueuse confiance ne peut mieux honorer l'antique loyauté qui vous fut transmise par vos ancêtres.

«Monseigneur, le sénat, en ces moments d'allégresse publique, obligé de rester en apparence plus calme sur la limite de ses devoirs, n'en est pas moins pénétré des sentiments universels. Votre Altesse Royale lira dans nos cœurs à travers la retenue même de notre langage.»

M. de Talleyrand joignit à ces paroles fermes et respectueuses les protestations de dévouement qui étaient alors dans toutes les bouches; il y mit de moins la banalité et la bassesse qui se rencontraient dans presque toutes.

Le prince répondit par le texte de la déclaration convenue. «Messieurs, dit-il, j'ai pris connaissance de l'acte constitutionnel qui rappelle au trône de France le roi mon auguste frère. Je n'ai point reçu de lui le pouvoir d'accepter la constitution, mais je connais ses sentiments et ses principes, et je ne crains pas d'être désavoué en assurant en son nom qu'il en admettra les bases.»

Après cet engagement explicite, la déclaration énumérait les bases elles-mêmes, c'est-à-dire la division des pouvoirs, le partage du gouvernement entre le roi et les chambres, la responsabilité des ministres, le vote de l'impôt par la nation, la liberté de la presse, la liberté individuelle, la liberté des cultes, l'inamovibilité des juges, le maintien de la dette publique, des ventes dites nationales, de la Légion d'honneur, des grades et dotations de l'armée, l'oubli des votes et actes antérieurs, etc. «J'espère, ajouta le prince, que l'énumération de ces conditions vous suffit, et comprend toutes les garanties qui peuvent assurer la liberté et le repos de la France [47]

Le gouvernement fut ainsi installé jusqu'à l'arrivée de Louis XVIII; et le 23, M. de Talleyrand, avec l'autorisation de Son Altesse royale, signa le traité qui obligeait les armées étrangères à quitter la France, et les troupes françaises à évacuer les forteresses qu'elles occupaient encore hors de France.

IV

La question étrangère, la plus urgente, fut ainsi réglée; mais la condition permanente des affaires intérieures dépendait encore des arrangements qui seraient finalement conclus avec Louis XVIII, quoique l'arrangement, dont je viens de parler, établît quelque chose comme un principe en faveur d'une constitution.

M. de Talleyrand, excessivement inquiet à ce sujet, avait envoyé M. de Liancourt au roi, dans l'espoir que Sa Majesté recevrait confidentiellement son messager. Il est vrai que M. de Talleyrand fut averti que le duc de Liancourt, qui avait appartenu à la révolution, ne serait pas bien reçu par le monarque de la restauration si un certain noble, M. de Blacas, était à ses côtés.

Mais le prince de Bénévent traita cette idée du haut de sa grandeur. Quoi! le souverain qui lui devait son trône à lui, M. de Talleyrand, ce souverain qui était à la fois indolent et ambitieux, qui ne savait rien du pays dans lequel il allait paraître, pays dans lequel il n'avait pas de partisans qui pussent le diriger de leurs conseils ou l'aider de leur influence, et dans lequel étaient encore les souverains dont M. de Talleyrand avait été l'allié—ce souverain refuserait de recevoir un homme de première notabilité et de haute naissance, et universellement aimé, parce qu'il aurait pris la même part, joué le même rôle que M. de Talleyrand lui-même dans les affaires publiques des temps passés, et cela alors que la nouvelle souveraineté devrait s'appuyer sur tous les partis et sur toutes les opinions, et de plus avoir à sa base une constitution: la chose était impossible! M. de Talleyrand répondit à la personne qui lui donnait cet avis:

«Je sais tout cela mieux que vous, mais il ne faut pas qu'il en reste de trace dans l'esprit du roi, et c'est pour que l'oubli soit patent que j'ai choisi le duc de Liancourt; c'est l'homme du pays; il y fait du bien à tout le monde, il est placé pour en faire au roi, et je vous proteste qu'il sera bien reçu. Ce qui est passé est passé: la nature n'a pas donné aux hommes d'yeux par derrière; c'est de ce qui est devant qu'il faut s'occuper, et il nous restera encore assez à faire. Mais cependant, si M. de Liancourt trouvait de la difficulté à approcher du roi? car on s'accorde à dire qu'il est sous le joug d'un M. de Blacas, qui ne laisse aborder que ceux qui lui conviennent. Qu'est-ce que ce Blacas? Je ne sais pas d'où il vient et me soucie assez peu de le savoir. Nous allons entrer dans un régime constitutionnel, où le crédit se mesurera sur la capacité. C'est par la tribune et les affaires que les hommes prendront désormais leur place, et se chargera qui voudra d'épier le moment du lever et de vider les poches du roi à son coucher.»

«M. de Liancourt était en effet parti, et partageant l'illusion de M. de Talleyrand, il croyait aller reprendre sans difficulté auprès du roi l'exercice de son ancienne charge de maître de la garde-robe. Tous deux avaient notablement compté sans leur hôte. M. de Liancourt ne vit point le roi, mais seulement M. de Blacas, qui le congédia avec la politesse froide qui ne lui manqua jamais. Le hasard me fit rencontrer M. de Liancourt au retour, et avant qu'il eût pu voir M. de Talleyrand, je lui demandai comment il avait été reçu. Il me répondit: «Mal, très-mal, ou, pour mieux dire, pas du tout. Il y a là un certain M. de Blacas, qui garde les avenues et vous croyez bien que je ne me suis pas abaissé à lutter contre lui; au reste, je crains fort que M. de Talleyrand n'ait donné dans un piége: les princes vont nous revenir les mêmes que lorsqu'ils nous ont quittés.»

«Le roi nous fut bientôt annoncé; les affaires se pressaient les unes sur les autres de telle sorte qu'à peine l'insuccès de M. de Liancourt put effleurer l'attention. Il fallait, toutefois, qu'il eût donné beaucoup à penser à M. de Talleyrand, car il n'en parlait à personne [48]

En envoyant à Louis XVIII le personnage qu'il avait choisi, M. de Talleyrand avait l'idée de compromettre le roi, de l'engager tout de suite dans le parti auquel appartenait ce personnage, dans le parti que formaient les hommes modérés du commencement de la révolution: hommes qui, par opinion, étaient en faveur de la monarchie constitutionnelle, mais qui avaient été tellement en rapport avec des personnes de tous les partis et de toutes les opinions, qu'ils étaient au courant de tout et avaient partout des amis. Dans ce parti il voyait un centre qui pouvait rapprocher les lignes divergentes, une colonne vertébrale, si l'on peut ainsi parler, à laquelle pourraient venir se rattacher les membres épars de cette société si grande et si complexe du sein de laquelle il fallait tirer un nouveau gouvernement. Le projet n'était pas mauvais, et il est probable qu'il aurait réussi pendant les premiers jours d'un triomphe incertain.

Mais la popularité inespérée de sa famille, l'acceptation générale de la cocarde blanche, les rapports de ses frères et des royalistes ardents, rapports qui ne manquaient pas de lui parvenir avec des exagérations, et enfin l'abdication définitive de Napoléon, créaient une nouvelle phase dans les affaires de Louis, et, indécis sur ce qu'il devait faire, il se décida à ne rien faire avant son arrivée en France.

Ceci suffit pour montrer à M. de Talleyrand, qui dans la suite n'oublia pas M. de Blacas, qu'il y aurait auprès du nouveau roi un petit cercle d'où il serait banni; que le roi n'avait l'intention, ni de se confier à lui, ni de l'offenser; qu'il n'y avait pas à former de système, que, s'il ne rompait pas avec le souverain, sur la tête duquel quelques jours auparavant il avait placé une couronne, il aurait à s'accommoder aux préjugés et à s'arranger avec les favoris de ce souverain. Il n'y avait pas encore de motifs suffisants pour une rupture.

Les événements allaient bientôt se prononcer, et fournir les éléments d'une ligne de conduite décisive. En attendant, il fallait sacrifier la politique de principe à la politique d'habileté.

S'il avait été consulté, il n'aurait certainement pas conseillé à Louis XVIII, qui fit le 20 une espèce d'entrée triomphale à Londres, de dire qu'il devait sa couronne au prince régent; c'était en effet mettre de côté l'empereur Alexandre, qui était encore à Paris, et le sénat et le corps législatif, qui étaient alors les seuls organes constitués des désirs de la nation, et la seule autorité à laquelle obéissaient si facilement l'armée française et le peuple français. Mais il alla à la rencontre de Sa Majesté à Compiègne, où Louis avait décidé de séjourner trois ou quatre jours avant d'entrer à Paris et de prendre ses résolutions ultérieures. Il eût été curieux d'assister à cette rencontre.

Chacun de ces deux personnages était à sa manière un acteur consommé, et chacun d'eux, prétendant à la supériorité, était décidé à ne pas se laisser dominer par l'autre. Depuis quelques années, Louis s'était exercé au rôle de roi avec d'autant plus de soin et une attention d'autant plus minutieuse qu'il n'était roi que de nom. Talleyrand avait été accoutumé dès sa jeunesse aux plus hautes positions de la société; pendant les dernières années il avait été admis dans l'intimité des souverains, avait été traité par eux avec les plus grands égards, sinon sur un pied d'égalité; et il venait de disposer du sort de la France. Le descendant des rois avait l'intention de produire tout de suite sur son puissant sujet l'impression d'un roi, en prenant ces airs de royauté pour lesquels il était célèbre.

L'ancien évêque, noble et diplomate, était préparé à tenir tête à ces airs de royauté avec la nonchalance respectueuse et bien élevée d'un homme du monde, qui avait le sentiment de sa propre valeur, et la déférence naturelle mais non obséquieuse d'un grand ministre vis-à-vis d'un monarque constitutionnel. Il est probable que ni l'un ni l'autre ne dit ce qu'il avait l'intention de dire, ou ce que lui prêtent les contemporains; mais l'on raconte que Louis donna à entendre à M. de Talleyrand, qu'en restant tranquille et satisfait jusqu'à ce que la Providence lui eût placé la couronne sur la tête, il avait rempli le rôle qui convient au prince et au philosophe, agissant avec bien plus de dignité et de sagesse que les hommes d'action affairés qui, pendant ce temps, s'étaient occupés de leur avancement personnel.

D'un autre côté, lorsque Sa Majesté, désirant peut-être effacer l'impression d'observations qui, en somme, n'étaient pas flatteuses, parla avec admiration des talents de M. de Talleyrand, et lui demanda comment il s'était arrangé pour renverser le directoire d'abord, puis enfin Bonaparte, on raconte que M. de Talleyrand répondit avec une sorte de naïveté qu'il pouvait affecter, quand cela lui convenait:

«Mon Dieu, Sire, je n'ai rien fait pour cela. C'est quelque chose d'inexplicable que j'ai en moi et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent.» Enfin, quant aux choses essentielles, le roi, sans entrer dans beaucoup de détails, paraît avoir donné à entendre à M. de Talleyrand que la France aurait une constitution, et lui, M. de Talleyrand, l'administration des affaires étrangères.

C'était tout ce que M. de Talleyrand pouvait alors espérer. Il essaya néanmoins, dans une autre occasion, de persuader au monarque légitime que son trône ne pourrait qu'acquérir une solidité plus grande s'il était accepté comme le don spontané de la nation. Un homme réellement grand se trouvant à la place de Louis aurait probablement provoqué un vote par le suffrage universel; le simple fait de l'appel à un vote de ce genre aurait obtenu un assentiment universel produit par un enthousiasme universel; et par le fait un tel vote en faveur d'un roi qui avait pour lui la légitimité aurait en même temps raffermi la force du principe légitimiste.

Un homme très-prudent n'aurait pas couru ce risque; il aurait beaucoup appuyé sur le vote du sénat, puisqu'il avait été donné, et il aurait eu l'air de croire que c'était moins encore un hommage à sa personne qu'une reconnaissance des droits de sa race.

Mais un homme orgueilleux et vain ne pouvait pas se dépouiller si aisément d'un titre particulier qu'il était seul à posséder. Un homme, quel qu'il soit, pouvait être nommé roi des Français; mais Louis XVIII seul pouvait être le légitime roi de France. Ce droit héréditaire au trône était une propriété personnelle. Il s'en était prévalu dans l'exil: il était résolu à l'affirmer en arrivant au pouvoir; et comme M. de Talleyrand se disposait à continuer la discussion, il l'interrompit tout court, suivant des témoignages contemporains, en disant avec un sourire poli, mais quelque peu cynique:

«Vous me demandez d'accepter de vous une constitution, et vous ne voulez pas en accepter une de ma part. C'est très-naturel; mais, mon cher monsieur de Talleyrand, alors, moi, je serai debout, et vous assis.»

V

L'observation qui vient d'être rapportée n'admettait aucune réplique. Cependant Louis eut le bon sens de comprendre qu'il ne pouvait entrer à Paris sans quelques explications, et sans la promesse donnée plus ou moins explicitement, d'un gouvernement représentatif. Différent en cela du comte d'Artois, il n'éprouvait aucune espèce de difficulté à donner sa promesse, et était même disposé à se concerter avec son ministre, pour savoir quelle serait la manière la plus heureuse et la plus populaire d'accorder les garanties qu'il voulait offrir sans abandonner le point sur lequel il était résolu à insister.

Cependant la première chose à arranger était une entrevue entre le souverain qui avait pris possession de la couronne comme d'une chose sur laquelle il avait des droits, et le sénat qui la lui avait offerte à certaines conditions.

Cette entrevue eut lieu le 1er mai à Saint-Ouen, petit village près Paris, où le roi invita le sénat à venir à sa rencontre. M. de Talleyrand, en présentant ce corps, prononça un discours composé avec beaucoup d'art, et parla pour les deux parties à la fois. Il dit que la nation, instruite par l'expérience, se précipitait, pour le saluer, au-devant de son souverain qui revenait prendre possession du trône de ses ancêtres; que le sénat, participant aux sentiments de la nation, faisait la même chose; que, d'un autre côté, le monarque, guidé par sa sagesse, allait donner à la France des institutions en rapport avec son génie et avec l'esprit de l'époque: qu'une Charte constitutionnelle (c'était le titre que le roi avait choisi) unirait tous les intérêts à celui du trône, et fortifierait la volonté royale du concours de toutes les volontés; que personne mieux que Sa Majesté ne connaissait la valeur d'institutions mises si heureusement à l'épreuve par un peuple voisin, d'institutions qui étaient un appui, et non un obstacle, pour tous les rois qui aimaient les lois et étaient les pères de leur peuple.

Quelques mots du roi, confirmant ce qu'avait dit M. de Talleyrand, ne laissèrent rien à désirer; et le 3 mai, on publia la fameuse Déclaration de Saint-Ouen, qui, après avoir établi qu'il y avait beaucoup de bonnes choses dans la constitution proposée par le sénat le 6 avril, et que ces bonnes choses seraient maintenues, ajoutait que, cependant, quelques-uns des articles de cette constitution portaient l'empreinte de la précipitation avec laquelle ils avaient été composés, et devraient en conséquence être réformés; mais que Sa Majesté avait l'intention bien arrêtée de donner à la France une constitution qui renfermerait toutes les libertés que pouvaient désirer les Français, et que le projet d'une telle constitution serait sous peu présenté aux chambres. Louis XVIII, ainsi précédé, entra à Paris, où on lui fit un accueil passable, et, s'établissant dans le palais de ses ancêtres, commença à s'y installer en prince qui compte y finir ses jours.

Sa première pensée fut de reconstituer sa maison, et en le faisant, il nomma grand aumônier M. de Talleyrand-Périgord. Il y avait aussi à former le nouveau ministère, et M. de Talleyrand y figura comme ministre des affaires étrangères, et fut honoré du titre de prince, quoiqu'il ne pût plus y ajouter: de Bénévent.

Les autres personnes nommées dans le nouveau ministère, et qui plus tard attirèrent l'attention, furent l'abbé de Montesquiou, ministre de l'intérieur, gentilhomme instruit et qui ne manquait pas de talent, mais qui n'avait point l'habitude des affaires, et royaliste par préjugé autant que par principe (M. Guizot, soit dit en passant, commença sa carrière sous M. de Montesquiou), et l'abbé Louis, ministre des finances, dont les capacités financières étaient universellement reconnues.

Mais le plus important ministre du temps était le ministre de la maison du roi, «ce certain M. de Blacas» dont M. de Talleyrand avait appris de bonne heure à connaître l'influence sur Louis XVIII. M. de Blacas était un de ces gentilshommes de la noblesse de second ordre, qui souvent produisent plutôt sur le vulgaire l'effet de grands seigneurs, que les nobles de la première classe, parce qu'ils ajoutent une dignité feinte à la dignité naturelle qui est ordinairement l'apanage de ceux qui depuis leur enfance ont été traités avec distinction.

Il était d'un âge moyen, bel homme, affable, instruit, grand amateur de médailles, très-vain de sa faveur de cour, qui avait pour point de départ toutes les faiblesses morales et physiques de son maître, et il avait une confiance absolue dans l'indestructibilité d'un édifice qu'il avait vu cependant sortir de ses ruines et de ses cendres.

Il avait de plus une telle confiance dans sa propre capacité, qu'il croyait impossible que quelqu'un vînt à la mettre en doute, si ce n'est un fou insigne ou un ennemi personnel rempli de mauvais vouloir.

C'était par son canal que passaient les résolutions du roi sur toutes les affaires; il n'y avait d'exception que pour les affaires étrangères; celles-ci, M. de Talleyrand les traitait directement avec Sa Majesté.

Un gouvernement se trouva ainsi formé, et le premier devoir de ce gouvernement fut de faire un traité de paix avec les puissances victorieuses. M. de Talleyrand eut, nécessairement, la conduite de cette négociation. Il y avait deux questions à résoudre: l'une, les arrangements entre les potentats européens qui avaient à donner des possesseurs aux territoires qu'ils avaient repris à la France; et l'autre, les arrangements qui devaient être faits entre la France et ces potentats.

Quelques personnes pensaient qu'il serait possible de traiter les deux questions à la fois, et que la France devrait être admise à un congrès où les questions particulières entre la France et l'Europe, et celles qui avaient à être décidées par les souverains européens entre eux, pourraient être réglées de concert [49]. Mais un peu de réflexion suffira, je pense, pour montrer que les questions qui étaient pendantes entre la France et l'Europe, et celles qu'il s'agissait de régler entre les différents États de l'Europe hier encore coalisés contre la France, étaient parfaitement distinctes.

De plus, il aurait été absurde, et en conséquence, impossible pour la France d'exiger que toutes les affaires qui avaient à être arrangées comme résultant de la dernière guerre avec la France, fussent traitées en France.

La capitale de la France était l'endroit qu'il convenait le mieux de choisir pour traiter des intérêts français.

La capitale d'un des alliés était l'endroit où il était naturel de discuter les affaires entre les alliés. Paris fut donc choisi dans le premier cas, et Vienne dans le second.

Toutefois, les alliés s'étaient sans aucun doute placés dans une fausse position à l'égard de la nation française, et cela se fit sentir quand il fut question de conclure la paix.

Ils avaient déclaré qu'ils séparaient Napoléon de la France, qu'ils ne faisaient la guerre que contre le despote français, et qu'ils feraient au pays de meilleures conditions qu'ils ne pouvaient en faire à l'empereur.

M. de Talleyrand, par conséquent, s'avança en disant: «Eh bien, vous consentiez à donner à Napoléon les anciennes limites de la monarchie française; que donnerez-vous à la France?»

Les alliés répondirent, comme l'on pouvait s'y attendre, que les promesses auxquelles on se reportait étaient vagues, qu'ils ne pouvaient disposer de la propriété des autres; que la France n'avait rien de légitime si ce n'est ce qu'elle possédait avant une succession de conquêtes ressemblant à un pillage; que les alliés avaient en main, il est vrai, les territoires conquis repris aux Français, mais qu'ils ne pouvaient les rendre à des maîtres qui n'avaient aucun droit de les posséder; que l'avis général était que la France devait reprendre ses anciennes limites, et que, lorsque le 23 avril les alliés s'étaient engagés à retirer leurs troupes du territoire français, ils entendaient par là le territoire de l'ancienne France. Il ne pouvait être question d'autre chose. Toutefois, M. de Talleyrand obtint les frontières de 1792, et non celles de 1790, et, en arrondissant ces frontières, il ajouta quelques forteresses et quelques habitants au royaume de Louis XVI.

De plus, Paris resta maître, et on lui permit de s'en vanter, de toutes les œuvres d'art ravies aux autres nations; c'était en faire en quelque sorte la capitale artistique du monde.

Mais un résultat si borné, les horreurs de la guerre une fois finies, n'arriva pas à faire que cette paix satisfît le peuple français, et nous trouvons dans divers ouvrages des réflexions sur l'inconcevable légèreté de M. de Talleyrand, qui ne sut pas se procurer des conditions plus avantageuses.

Je confesse que l'Europe n'aurait jamais dû faire de promesses compromettantes, et qu'elle aurait dû accomplir généreusement ses promesses quelles qu'elles fussent, du moment qu'elle les avait faites; mais, en somme, la France qui dans ses conquêtes avait dépouillé toutes les puissances, aurait dû être satisfaite quand, la saison des victoires ayant passé pour elle, ces puissances consentaient à lui laisser ce qu'elle avait possédé dans l'origine.

Pauvre M. de Talleyrand! il supporta avec une indifférence pleine de dignité tous les reproches absurdes qui lui furent adressés, même l'accusation qu'on porta alors contre lui d'avoir signé le traité d'avril, par lequel le gouvernement provisoire, ne se sentant pas la force de conserver les forteresses occupées encore hors de France par des troupes françaises, quand l'évacuation en était réclamée par une armée ennemie campée au cœur de Paris, y renonça à condition que la France elle-même serait évacuée. «Monsieur de Talleyrand, vous semblez avoir été bien pressé de signer ce malheureux traité, dit le duc de Berry.—Hélas! oui, monseigneur; j'étais très-pressé. Il y a des sénateurs qui disent que j'étais très-pressé qu'on offrît la couronne à votre royale maison; couronne que sans cela elle n'aurait peut-être pas eue.

«Vous faites observer, monseigneur, que j'étais très-pressé d'abandonner des forteresses qu'il ne nous était pas possible de garder. Hélas! oui, monseigneur, j'étais très-pressé. Mais savez-vous, monseigneur, ce qui serait arrivé si j'avais tardé à proposer Louis XVIII aux alliés, et si j'avais refusé de signer avec eux le traite du 23 avril? Non, vous ne savez pas ce qui serait arrivé! ni moi non plus. Mais en tous cas vous pouvez être bien sûr que nous ne discuterions pas à l'heure qu'il est un acte du prince votre père.»

Dans une autre circonstance très-rapprochée de celle-là, comme le fils de Charles X parlait d'une manière triomphante de ce que la France pourrait faire lorsqu'elle aurait à sa disposition les trois cent mille hommes qui avaient été renfermés en Allemagne, Talleyrand, qui était assis à peu de distance et qui n'avait pas eu l'air d'écouter, se leva, et s'approchant lentement du duc de Berry, lui dit, les yeux à demi fermés et d'un air de doute inquisiteur: «Et pensez-vous réellement, monseigneur, que ces trois cent mille hommes puissent nous être de quelque utilité?—De quelque utilité? certainement.—Hem! dit M. de Talleyrand en regardant fixement le duc, vous le pensez réellement, monseigneur; je ne savais pas; car vous les aurez, grâce à ce malheureux traité du 23 avril!»

Le plus curieux, c'est que Charles X avait regardé ce traité comme le grand acte de sa vie, jusqu'au moment où son fils lui dit que ç'avait été une grande bévue; et il ne sut pas alors s'il devait le défendre pour sa propre gloire, ou en rejeter tout le blâme sur M. de Talleyrand.

VI

Un traité de paix ayant été finalement conclu entre France et l'Europe le 30 mai 1814, l'anneau suivant dans la chaîne des événements fut la promulgation de la constitution promise depuis longtemps; car les souverains qui étaient encore à Paris et avec qui la restauration avait commencé, désiraient vivement quitter cette ville; et ils disaient qu'ils ne pourraient le faire que lorsque les promesses qu'ils avaient faites à la nation française auraient été exécutées.

Le 4 juin fut donc fixé pour cet acte national. Le roi avait promis, ainsi qu'on l'a vu, que le cadre d'une constitution serait soumis au sénat et au corps législatif. Il désigna l'abbé de Montesquiou, que nous avons déjà nommé, et un M. Ferrand, personnage ayant une certaine importance dans le parti royaliste, pour esquisser les contours de ce grand travail, leur adjoignant M. Beugnot, homme du monde, homme d'esprit, dont les principes n'avaient rien d'austère, mais qui écrivait d'une plume facile et souple; ce travail fait, il fut soumis au roi qui l'approuva, et déféré à deux commissions, l'une choisie dans le sein du sénat et l'autre dans le sein du corps législatif, le roi se réservant le droit de décider des points en litige.

Le résultat fut en général satisfaisant: la constitution avait bien été faite de manière à avoir l'air d'être un don, une faveur de l'autorité royale, mais elle n'en contenait pas moins les conditions essentielles d'un gouvernement représentatif. L'égalité devant la loi et devant l'impôt, l'admissibilité de tous aux emplois publics, l'inviolabilité du monarque, la responsabilité des ministres, la liberté des cultes, la nécessité du vote annuel des budgets annuels; et, enfin, les Français avaient la permission d'imprimer et de publier leurs opinions, sous l'empire de lois qui ne se proposeraient que de réprimer l'abus d'une telle liberté.

Il devait y avoir une chambre basse, le cens serait pour les électeurs de trois cents francs d'impôts directs, et de mille francs pour les éligibles.

La première chambre ne fut pas alors rendue héréditaire, quoique le roi pût créer des titres de pairie héréditaire. Une grande partie du sénat, les ducs et les pairs d'avant la révolution, et d'autres personnages de distinction, formèrent la chambre des pairs. Le corps législatif impérial devait jouer le rôle de chambre basse ou chambre des députés, jusqu'à ce qu'expirât le temps pour lequel les membres avaient été choisis. Ceux des sénateurs, qui n'avaient pas été inscrits sur la liste de la pairie, avaient droit à leur ancien traitement comme à une pension.

Le roi tint à ce que la nouvelle constitution fût appelée charte constitutionnelle, charte étant un vieux mot employé autrefois par les rois, et qu'elle fût datée de la dix-neuvième année de son règne.

Le préambule contenait aussi ces paroles: «Le roi, dans l'entière possession de ses pleins droits sur ce beau royaume, désire seulement exercer l'autorité qu'il tient de Dieu et de ses ancêtres, en fixant lui-même les bornes de son propre pouvoir.» Phrase qui ressemble quelque peu à cette phrase de Bolingbroke: «La puissance infinie de Dieu est limitée par sa sagesse infinie.» On ne peut affirmer que M. de Talleyrand ait eu quelque chose à faire avec la confection de la charte, puisque l'instruction de Louis XVIII à la commission était de tenir tout secret à M. de Talleyrand; mais c'était le genre de constitution qu'il avait fortement réclamé, et ainsi la restauration s'accomplit d'après le plan qu'il avait entrepris de lui tracer, lorsqu'il obtint les décrets qui déposaient les Bonaparte et rappelaient les Bourbons.

VII

J'ai dit que M. de Talleyrand, en créant le gouvernement de Louis XVIII, voulait lui donner comme soutien principal, comme colonne vertébrale, si on peut risquer le mot, un parti d'hommes capables, pratiques et populaires, d'opinions modérées. Mais Louis XVIII, par principe, se méfiait de tous les hommes en proportion de leur popularité et de leurs talents, et particulièrement de ses ministres. M. de Talleyrand, par conséquent, était à ses yeux un personnage qui devait être constamment surveillé et constamment soupçonné. Louis XVIII avait aussi en horreur l'idée que son cabinet fût un ministère, un corps compacte formé d'hommes réunis par une mutuelle entente sur les questions politiques. Son principe était que des chevaux qui se donnent toujours des coups de pied l'un à l'autre, ont moins de chance de s'attaquer à la voiture; de plus, il trouvait réellement mauvais tout ce qui n'était pas comme trente ans auparavant, quoiqu'il ne voulût pas prendre la peine de le changer, et il soutenait que toute cette nouvelle espèce de personnages à qui il avait affaire étaient des coquins—qu'il n'y avait pas parmi eux un galant homme.

Il trouvait convenable, puisqu'ils étaient là, de les traiter avec courtoisie, avec égards, et politique de temporiser avec eux puisqu'ils avaient en main un certain pouvoir; mais, à part lui, il les regardait comme des bêtes sauvages, comme des Yahoos de Swift, qui se seraient introduits et installés dans l'écurie, et qu'on en chasserait à coups de pied aussitôt que les chevaux, fortifiés par d'abondantes rations de blé, seraient à la hauteur de l'entreprise.

En attendant, il ne fallait rien risquer, de telle sorte qu'il s'établissait aussi à son aise que possible dans son fauteuil, recevait les visiteurs d'un air qu'un acteur, prêt à jouer le rôle de Louis XIV, aurait bien fait d'étudier; il écrivait de jolis billets, disait des choses fines et piquantes, et avait l'avantage de se sentir roi jusqu'au bout des ongles.

Tel était le roi de France; mais il y avait à côté de lui un demi-souverain, le comte d'Artois, qui habitait le pavillon Marsan.

Ce prince, qu'il a été de mode de décrier, je l'estime a quelques égards, plus que son frère; car s'il n'avait pas une intelligence supérieure, il avait du cœur. Il voulait réellement du bien à son pays: il aurait donné sa vie pour lui, ou du moins il pensait qu'il l'aurait fait: ses intentions étaient excellentes; mais il comptait, pour lui fournir les moyens de les faire triompher, sur ses idées vieillies et son éducation à la vieille mode. Louis XVIII était plus cultivé, plus cynique, plus faux: il n'aimait la France que vaguement et seulement parce qu'elle était liée à son orgueil et à l'orgueil de sa race: il avait mauvaise opinion du monde en général, mais était disposé à en tirer le plus qu'il pouvait au profit de son propre bien-être, de sa dignité et de sa prospérité. Ce caractère n'était pas aimable, mais sa froideur et sa dureté mettaient le roi à l'abri de la duperie, sinon de la flatterie.

Le comte d'Artois était tout à la fois flatté et trompé; mais c'était en faisant appel à ses meilleures qualités que ses flatteurs le trompaient. Ils dépeignaient le peuple français comme éminemment et naturellement loyal, et plein de sympathie et de respect pour les descendants de Henri IV et de Louis XIV. Pauvres enfants! ils avaient été égarés par ceux qui avaient placé à leur tête dans toutes les fonctions de l'État des hommes corrompus: ce qu'il fallait, c'était confier les charges publiques à des hommes de bien, à des hommes loyaux qui eussent servi la famille royale dans l'exil, et sur qui, en un mot, l'on pût compter.

L'Église aussi—ce grand moyen de gouvernement et cette source intarissable de paix et de consolation pour les individus—cette gardienne de l'intelligence qui empêche le sentiment de s'égarer dans les régions des fausses théories et des fausses espérances—l'Église avait été traitée avec mépris et indifférence.

L'Église et le trône avaient à se secourir mutuellement, et c'était aux Bourbons à les mettre d'accord. De ces conditions seulement, conditions si claires, si simples, si pieuses et si justes, dépendaient la sécurité et la prospérité de la monarchie. C'était là ce que disaient tous ceux que le comte d'Artois consultait.

L'erreur consistait à prendre le peuple français pour ce qu'il n'était pas, et à ignorer ce qu'il était, à s'imaginer que quelques préfets et quelques prêtres pourraient faire passer tout d'un coup une génération tout entière d'un ordre d'idées à un autre. Mais les doctrines du comte d'Artois plaisaient à Louis XVIII, quoiqu'il ne partageât pas tout à fait la confiance de son frère, et elles plaisaient encore davantage à tous les amis ou favoris qui étaient dans son intimité.

De cette manière, quoiqu'il n'en fût pas tout à fait convaincu, elles influençaient sa conduite; conduite qui, toutefois, n'étant pas toujours exactement telle que l'auraient désiré Monsieur et son parti, était toujours surveillée par eux avec défiance et souvent contre-carrée avec obstination. De quel côté pouvait donc se tourner M. de Talleyrand pour trouver un secours qui l'aidât à maintenir dans la bonne voie le gouvernement à la tête duquel il figurait? Du côté du roi? Il n'avait pas sa confiance.

Vers ses collègues? Il n'y avait entre les ministres aucune confiance mutuelle. Du côté du comte d'Artois? Il était en opposition avec son frère.

Vers les royalistes? Ils visaient à une possession absolue du pouvoir. Des impérialistes et des républicains il ne pouvait être question. De plus, il n'était pas homme à créer, à stimuler, à commander. Comprendre une situation, recueillir les influences éparses autour de lui et les diriger vers un point auquel il était de leur intérêt d'arriver, c'était là son talent particulier. Mais soutenir une lutte longue et prolongée, intimider et dominer les partis en lutte, cela dépassait la mesure de ses facultés, ou plutôt de son tempérament calme et froid.

Son seul effort parlementaire fut donc une exposition à la chambre des pairs de l'état des finances, exposition qui fut aussi claire et aussi habile que l'étaient toujours ses exposés financiers. Pour le reste, il s'en remit en partie au hasard, en partie à la marche ordinaire et naturelle d'un système constitutionnel, qui arrive toujours avec le temps à produire des partis avec des opinions, et qui pousse même les ministres, pour leur commune défense, à adopter une commune politique et une même ligne de conduite. Ainsi, haussant les épaules en présence de la déclaration de M. de Fontanes qu'il ne pourrait pas se sentir libre dans un pays où l'on aurait la liberté de la presse, et souriant des idées de madame de Simiane sur les ministres, qui, suivant elle et les dames du faubourg Saint-Germain, devaient être de grands seigneurs, avec des manières accomplies et un grand nom, ayant à leurs ordres de bons travailleurs qui feraient les affaires [50], il fit à la hâte ses préparatifs pour se rendre au congrès de Vienne, qui aurait dû commencer ses séances deux mois après le traité de Paris, c'est-à-dire le 30 juillet, mais qui ne s'était pas encore réuni à la mi-septembre.

VIII

J'ai dit que le congrès devait commencer le 30 juillet, mais ce ne fut que le 25 septembre que l'empereur de Russie, le roi de Prusse, et les autres rois et ministres de cours différentes qui y étaient attendus, commencèrent à s'assembler. M. de Metternich, lord Castlereagh, remplacé ensuite par le duc de Wellington, le prince d'Hardenberg, le comte de Nesselrode, qui n'était là que pour seconder l'empereur Alexandre négociant pour lui-même, furent les principaux personnages que M. de Talleyrand eut à rencontrer.

Sa tâche n'était pas très-facile. Son souverain devait sa couronne à ceux dont les intérêts allaient alors se décider; on pouvait le considérer lui-même comme leur ayant des obligations. Il fallait avoir au plus haut degré conscience de sa position élevée pour ne pas descendre à une position subordonnée. M. de Talleyrand avait conscience de sa dignité, et il siégea à Vienne comme s'il était l'ambassadeur du plus grand roi du monde.

Il avait avec lui des personnages de noms plus ou moins distingués, le duc Dalberg, le comte Alexis de Noailles, M. de la Bernadière, et M. de Latour du Pin.

M. de Talleyrand disait que le premier laisserait échapper les secrets dont il désirait qu'on eût connaissance; que le second rapporterait au comte d'Artois tout ce qu'il aurait vu, et épargnerait ainsi à ce prince la peine de se le faire raconter par d'autres. Quant à M. de la Bernadière, il ferait marcher la chancellerie, et M. de Latour du Pin signerait les passe-ports. Lui-même, dans ces circonstances, allait à Vienne avec l'idée de faire admettre la France dans le congrès sur le même pied que les autres puissances, de rompre en quelque mesure le faisceau de la coalition récemment formée contre elle, et de lui trouver des amis au sein de ce corps où elle n'avait alors que des ennemis unis contre elle; d'obtenir l'expulsion de Murat du trône de Naples, et enfin, de transporter l'empereur de l'île Elbe à une localité plus éloignée. Il était question des Açores ou des Bermudes.

La dissolution de l'alliance des grandes puissances, de quelque manière qu'elle fût obtenue, était l'indépendance de la France. Quant à l'expulsion de Murat de Naples, ou à l'éloignement de Napoléon, c'étaient, sans aucun doute, des choses très-désirables à obtenir pour les Bourbons en France; mais M. de Talleyrand avait peut-être encore d'autres motifs pour poursuivre ces deux objets.

Si Murat n'était plus à Naples, que Napoléon fût en lieu sûr, et que la branche aînée des Bourbons vînt à se perdre en France, deux autres gouvernements, suivant les circonstances, étaient encore possibles. La régence avec le duc de Reichstadt, ou une monarchie limitée avec le duc d'Orléans. M. de Talleyrand en avait vu assez avant d'aller à Vienne, et probablement en avait entendu assez depuis qu'il y était arrivé, pour concevoir des doutes quant au succès de sa première expérience; mais il occupait en France une position telle que, dans toute combinaison n'ayant pas à sa tête l'empereur Napoléon, ce serait toujours vers lui que se tournerait un parti considérable à l'intérieur et à l'extérieur, pour résoudre les difficultés que provoquerait la chute de Louis XVIII. Le congrès de Vienne eut nécessairement pour base les engagements contractés entre les alliés à Breslau, Töplitz, Chaumont et Paris; ces engagements stipulaient la reconstruction de la Prusse d'après ses proportions de 1806, la dissolution de la confédération rhénane, le rétablissement de la maison de Brunswick dans le Hanovre, et faisaient aussi mention d'arrangements concernant la position future du grand-duché de Varsovie. Je reviendrai tout à l'heure sur ces arrangements.

Comme tout ce que l'on avait à partager était un butin commun entre les mains des alliés, ils proposèrent qu'un comité de quatre personnes, représentant l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, délibérât d'abord quant à la répartition; et qu'une entente ayant ainsi été établie entre ces puissances (les principales entre toutes), les termes de cette détermination fussent communiqués aux autres puissances, à la France et à l'Espagne en particulier,—dont on entendrait les objections.

Un tel arrangement excluait la France d'une part active dans les premières décisions, qui seraient évidemment maintenues une fois que les quatre puissances alliées seraient tombées d'accord.

M. de Talleyrand mit en jeu tout son tact et tout son talent pour empêcher que les choses se passassent ainsi. Se prévalant du traité de paix que la France avait déjà signé, il soutint qu'il n'y avait plus d'alliés, mais seulement des puissances, qui, à la suite d'une guerre ayant créé un nouvel ordre de choses en Europe, étaient appelées à examiner et à décider de quelle manière ce nouvel ordre de choses pourrait le mieux profiter au bien de tous et s'établir en ayant égard aux droits anciens existant avant 1792, et aux nouveaux droits acquis légitimement par certains États dans la longue lutte qui, d'une manière plus ou moins continue, avait duré depuis cette époque. Il parvint enfin après quelque difficulté à faire prévaloir ces idées, et le comité de quatre fut changé en un comité de huit, comprenant toutes les puissances signataires du traité de Paris: l'Autriche, l'Angleterre, la Russie, la Prusse, la France, l'Espagne, le Portugal et la Suède.

Ce premier point gagné, restait à obtenir le second résultat qu'il avait en vue, je veux dire à diviser les alliés. Tout effort précipité dans ce sens aurait empêché le succès de l'entreprise. M. de Talleyrand sut attendre que des intérêts rivaux vinssent travailler dans le même sens que lui.

A cette époque, la grande préoccupation de l'Autriche était de reprendre son ancienne position en Italie, sans diminuer celle à laquelle elle prétendait en Allemagne.

Les vues de la Russie, ou plutôt de l'empereur Alexandre, étaient plus compliquées, et conçues avec une certaine grandeur d'esprit et une certaine générosité de sentiment, quoique toujours avec ce mélange de ruse que n'excluaient point les prétentions chevaleresques de l'empereur.

Je viens de dire que j'aurais à parler des arrangements concernant le duché de Varsovie, arrangements dont il avait déjà été question pendant la guerre, au cas où les alliés auraient le dessus. Il avait été convenu que ce duché, une fois soustrait aux prétentions de Napoléon, serait divisé entre les trois puissances militaires, l'Autriche, la Prusse et la Russie.

Mais l'empereur de Russie prit alors un ton plus haut. La destruction de la Pologne, dit-il, avait été une disgrâce pour l'Europe: il se donnait la tâche de rassembler ses membres dispersés, et de la reconstituer avec ses lois, sa religion, et sa constitution à elle. Ce serait pour lui un plaisir d'ajouter à ce qu'il pourrait rassembler d'autre part, les anciennes provinces polonaises sous sa domination. La Pologne aurait une nouvelle existence avec le czar de Russie pour son roi. Je me demande si l'empereur Alexandre ne s'exagérait pas la valeur de la reconnaissance à laquelle il s'attendait, et n'estimait pas au-dessous de sa valeur l'amour des Polonais pour leur nationalité et leur indépendance.

Mais son idée était très-certainement qu'il arriverait ainsi à créer comme avant-garde en Europe un puissant royaume, capable de progrès rapides, et unissant à un complet dévouement à sa famille tout l'enthousiasme d'un peuple qu'il aurait ressuscité à la vue de toutes les nations du monde.

De plus, il lui semblait, non sans raison, qu'un royaume de Pologne existant ainsi attirerait inévitablement à lui avant longtemps toutes les portions de territoire aliéné ou étranger qui étaient dans les mains des autres puissances, et qu'ainsi avant longtemps la Russie dominerait sur toute l'étendue de ce royaume qu'elle avait en un certain temps consenti à partager. La Prusse et l'Autriche discernèrent naturellement bien vite ce qu'il y avait sous ce projet; mais la Russie présuma que l'Autriche se contenterait de ses acquisitions italiennes. Elle vit, toutefois, que la Prusse demanderait un présent peu ordinaire pour se laisser séduire. Le présent proposé fut la Saxe, et ainsi les deux cours du Nord conclurent un engagement secret, la Russie promettant de soutenir les droits de la Prusse sur la Saxe, et la Prusse s'engageant à appuyer les projets de la Russie quant à la Pologne.

Pour l'Angleterre, elle semblait plus spécialement occupée de l'idée de former un royaume uni de Hollande et de Belgique, et, séduite par l'illusion qui cherche à persuader que l'on peut arriver à unir par des traités des populations qui n'ont entre elles aucune sympathie, elle s'imaginait qu'elle pouvait créer une barrière contre l'ambition française en ce qui concernait surtout l'Angleterre, et de cette manière épargner pour l'avenir à ce pays les dangers qu'il eut à craindre quand le Scheldt était au pouvoir de Napoléon, et que la côte anglaise était menacée d'arsenaux maritimes qui lui faisaient face de Brest à Anvers.

Le conflit qui commença aussitôt eut pour cause les prétentions ambitieuses de la Prusse et de la Russie. Quoique ce fût surtout à la personne de Napoléon qu'il était attaché, le roi de Saxe avait été fidèle à la France, et la nation française était bien disposée à son égard. Pour ce qui était de la Pologne, la France, qui a toujours pris un vif intérêt à l'indépendance polonaise en tant que servant de barrière à l'Europe contre l'agrandissement de la Russie, la France ne pouvait envisager avec satisfaction un arrangement qui aurait fait de la Pologne un instrument de la puissance russe.

Les dispositions de l'Angleterre au sujet de la Prusse étaient d'abord quelque peu indécises. Elle n'approuvait pas la destruction de la Saxe, mais cependant cela ne lui aurait pas déplu de voir un État puissant s'établir dans le nord de l'Allemagne, à la condition que cet État fût indépendant, et l'Angleterre se serait donc à première vue prêtée à l'annexion de la Saxe aux États prussiens, si la Prusse avait voulu s'unir à la Grande-Bretagne et à l'Autriche contre les projets russes en Pologne.

L'Autriche, d'un autre côté, était tout à fait aussi opposée au projet prussien qu'au projet russe; mais le prince de Metternich, étant parfaitement sûr que la Prusse ne se séparerait pas de la Russie, fit semblant de partager la manière de voir de lord Castlereagh, et promit de sacrifier la Saxe si la Prusse consentait à insister avec l'Angleterre en faveur de l'indépendance polonaise.

La Prusse refusa, ainsi que l'avait prévu le prince de Metternich, et elle n'en prit pas moins possession de la Saxe, en même temps que la Russie s'appropriait le grand-duché de Varsovie, prenant ainsi une attitude d'hostilité à l'égard des autres puissances.

Pendant ce temps, la question de la Saxe préoccupait vivement le parlement anglais et la cour d'Angleterre: le parlement, parce qu'il est toujours contre les oppresseurs; la cour, parce qu'elle commençait à entrevoir que la Prusse, une fois en possession de la Saxe, pourrait se laisser aller à convoiter aussi le Hanovre. L'Autriche remarqua avec joie ce changement, et il fut convenu que l'Angleterre et l'Autriche s'opposeraient de concert et d'une manière formelle aux intentions manifestées d'une manière si hautaine par les deux cours du Nord.

Ainsi l'Angleterre, l'Autriche et la France se trouvaient rapprochées par des opinions communes, par une même manière de voir.

Cependant il y avait certaines raisons qui portaient les deux premières puissances à hésiter à s'unir avec la troisième.

Premièrement, une telle union était ce que désirait M. de Talleyrand—une rupture de cette ligue qui avait amené la paix de l'Europe; secondement, il n'était pas certain que la France pût venir en aide à l'Autriche et à l'Angleterre d'une manière actuelle et pratique; et enfin, on se demandait si, au cas où elle pourrait leur venir en aide, elle ne demanderait pas en échange de ce secours plus qu'il ne vaudrait, et ne saisirait pas cette occasion pour chercher à renouer tous les projets ambitieux que le renversement de Napoléon et le traité de Paris avaient fait évanouir.

La première objection fut écartée quand il devint de plus en plus évident que la Prusse et la Russie avaient déjà contracté ensemble des engagements particuliers et séparés, qui, non-seulement autorisaient, mais même forçaient l'Angleterre et l'Autriche à se défendre contre ces engagements par des engagements de même genre pris entre elles dans le but de ne pas accepter servilement les résultats de ces traités secrets.

Quant à la puissance de la France comme auxiliaire, M. de Talleyrand, au moyen d'un habile exposé de l'état des affaires à Vienne, décida le gouvernement français à donner une juste idée de sa puissance militaire en élevant l'armée française de 130,000 à 200,000 hommes et en créant la facilité de l'augmenter d'une manière bien plus considérable encore—mesure rendue facile par les recouvrements extraordinaires des finances sous l'habile administration de M. Louis, et qui produisit un effet moral considérable, à la fois en France et hors de France. En même temps, l'ambassadeur de France, dans ses nombreuses conversations avec lord Castlereagh et M. de Metternich, tenait ce langage:

«Un gouvernement, s'il veut durer, doit rester fidèle à son origine. Celui de Bonaparte, fondé par la conquête, devait nécessairement se continuer par la conquête; celui de Louis XVIII est fondé sur un principe. Il faut qu'il reste fidèle à ce principe, celui de la légitimité, droit que la conquête ne peut produire jusqu'à ce qu'elle ait été confirmée par les traités. Nous soutenons le roi de Saxe. D'après ce principe, nous ne nous attendons pas à être récompensés de cet appui que nous lui prêtons. En soutenant son trône, nous garantissons, nous affermissons le nôtre. Doutez-vous de ma sincérité? Je suis prêt à signer toute pièce quelle qu'elle soit ayant pour but de vous tranquilliser quant à l'ambition de Louis XVIII.»

Ce fut de cette manière qu'il prépara par degrés la signature du traité secret du 3 janvier 1815, traité par lequel l'Autriche, l'Angleterre et la France s'engageaient à fournir chacune 150,000 hommes pour soutenir celle des trois puissances qui viendrait à être attaquée par d'autres puissances essayant évidemment de troubler l'équilibre de l'Europe en vue de leur profit personnel.

Les noms des puissances soupçonnées ne furent pas mentionnés, et l'alliance que l'on conclut était essentiellement d'un caractère défensif; mais elle était sympathique aux sentiments français; elle rompait l'alliance antifrançaise, et donnait à la France les deux alliés les plus importants qu'elle pût espérer gagner; car c'était l'Angleterre seule qui avait formé la dernière coalition, et une nouvelle coalition ne pourrait se former sans elle.

M. Thiers, qui est trop disposé à croire que toute la politique d'un homme d'État doit consister à acquérir des extensions de territoire, critique tout ce qui fut alors fait par M. de Talleyrand, et fait remarquer que ce diplomate aurait dû attendre tranquillement, et se montrer plutôt favorable à la Prusse et à la Russie, et qu'alors ces puissances auraient offert à la France la Belgique ou les frontières du Rhin, étant ainsi pour la France des alliés plus profitables que l'Angleterre et l'Autriche.

S'il est une idée qui me paraît des plus extravagantes, c'est celle-ci que la Prusse, ou même la Russie, aurait consenti à réinstaller la France sur le Rhin, ou à la ramener d'une manière quelconque dans le proche voisinage ou sur le territoire de l'Allemagne.

J'ai la certitude que ce cas ne se serait présenté dans aucune circonstance. Mais l'on admettra toujours avec moi que ce n'aurait été qu'à la dernière extrémité, que la Prusse et la Russie se seraient décidées à faire l'étrange proposition sur laquelle compte M. Thiers.

Elles auraient d'abord conduit jusqu'aux dernières limites leurs négociations avec leurs alliés des derniers jours, et comme l'Angleterre était prête à faire beaucoup de concessions et finit en effet par abandonner à la Prusse un tiers de la Saxe, et à la Russie une partie aussi considérable de la Pologne qu'elle put le faire sans trop compromettre ses intérêts, il ne nous semble pas y avoir la moindre probabilité que, pour les différends encore pendants, la Prusse et la Russie auraient consenti à acheter l'appui de la France, en lui donnant une grande augmentation de frontières et à s'attirer ainsi la mortelle inimitié de la Grande-Bretagne et de l'Autriche.

M. de Talleyrand donc, s'il avait suivi la politique de M. Thiers, aurait, en premier lieu, perdu l'occasion de séparer les grandes puissances, occasion qu'il sut saisir avec tant d'habileté; il aurait aussi lâchement abandonné la Saxe, et du même coup tellement dégoûté l'Angleterre, qu'il aurait ensuite été impossible d'obtenir d'un parlement anglais quelques sous pour le soutien de la cause des Bourbons. Waterloo n'aurait jamais eu lieu; la Russie et la Prusse n'auraient fait que peu sans les subsides anglais; et la France aurait été de nouveau livrée entre les mains de Napoléon, dont le triomphe aurait été tout à la fois la ruine de M. de Talleyrand et celle du maître qu'il servait alors.

Comme ce n'est pas mon intention d'entrer dans un examen général du traité de Vienne, que j'ai toujours considéré comme défectueux et sous le rapport des principes, et au point de vue purement politique, je ne suivrai pas plus loin les négociations auxquelles j'ai fait allusion, mais, puisque j'ai parlé de Naples, il ne sera pas inutile de faire observer que M. de Talleyrand ne parvint jamais à attirer l'attention du prince de Metternich sur la déposition de Murat, avant que la question prussienne et la question russe eussent été réglées d'une manière convenable; car le prince de Metternich était trop prudent pour se mettre à dos l'Allemagne et l'Italie à la fois; cependant quand ces arrangements furent terminés, et que le beau-frère de Napoléon se fut compromis par des intrigues qu'on avait laissées se développer tout en les surveillant, l'homme d'État autrichien donna à l'ambassadeur de France une assurance privée, mais positive, que le royaume de Naples serait dans un bref délai rendu à ses anciens possesseurs.

Quant à la question du changement de résidence de Napoléon, elle fut tranchée par Napoléon lui-même au moment où le congrès allait se clore. Napoléon, n'ignorant pas les plans que l'on formait pour l'éloigner d'un lieu de résidence où il avait été absurde de le placer, se décida à tenter l'audacieuse entreprise du retour de l'île d'Elbe, entreprise qui fut la plus glorieuse, quoique la plus fatale, de sa carrière semblable à celle d'un météore.

IX

Ce fut au milieu de la gaieté d'un bal, le 5 mars [51], et au moment même où le congrès allait se séparer, que d'un petit groupe de souverains réunis dans un coin du salon, et trahissant le sérieux de leur conversation par le sombre aspect de leur physionomie, sortirent ces paroles comme un sourd murmure: «Bonaparte s'est échappé de l'île d'Elbe.» Le prince de Metternich fut le seul qui devina de suite l'intention de l'ex-empereur de marcher aussitôt sur Paris. Le succès d'un plan si téméraire était certainement douteux; mais dans l'espoir qu'on avait encore le temps d'influencer l'opinion publique, une proclamation proposée par l'Autriche, à l'instigation du duc de Wellington, et signée le 13 mars par la France et les quatre grandes puissances, dénonça l'ex-empereur d'Elbe en des termes qui ne pouvaient s'appliquer qu'à un pirate ou à un maraudeur. Ce langage, Louis XVIII s'en était servi à Paris, le 6 mars, et il pouvait, lui, l'employer avec quelque convenance; mais de pareilles expressions avaient beaucoup moins de sens et devaient paraître moins justifiées lorsqu'elles sortaient de la bouche de princes qui, peu de temps encore auparavant, traitaient ce pirate et ce maraudeur de «roi des rois;» elles étaient tout à fait inconvenantes de la part d'un souverain traitant ainsi le mari de sa fille de prédilection.

Mais il arrive souvent que l'on cherche à cacher l'hésitation de ses décisions par l'extravagance de son attitude. Personne ne désirait une nouvelle guerre; de plus, les différentes puissances représentées à Vienne n'étaient plus dans les mêmes termes de fraternité cordiale qui avaient caractérisé leurs relations à Paris; elles comprenaient cependant qu'en face d'un danger commun, elles devaient s'entendre, et, surmontant leurs petites animosités ainsi que leurs rivalités mesquines, se montrer décidées à une lutte désespérée, lutte qui, si la victoire se prononçait pour les alliés, serait l'unique moyen de réparer les effets de leur imprudence et de sauver l'honneur de leurs armes.

Bientôt après arriva la nouvelle de cette marche triomphale et émouvante à travers des légions qui, après avoir reçu l'ordre de viser avec leurs baïonnettes la poitrine de leur ancien chef, comme l'on ferait pour un traître, se jetèrent à ses genoux en pleurant et les embrassant, comme ceux d'un père; mais ce grand roman historique fortifia plutôt qu'il n'affaiblit les résolutions prises antérieurement; et la proclamation du 13 mars fut bientôt suivie du traité du 25.

Ce traité, contracté par les quatre puissances alliées, était une répétition du traité de Chaumont et de celui de Paris. La position des Bourbons n'y était pas clairement définie; car, bien que Louis XVIII fût invité à y participer, les puissances alliées, et en particulier l'Angleterre, déclarèrent formellement que leur intention n'était pas d'imposer un gouvernement à la France, ni de s'engager à soutenir les droits du monarque fugitif. Je dis «le monarque fugitif,» parce que Louis XVIII avait alors appris ce que valaient ses partisans et s'établissait tranquillement à Gand, Napoléon s'étant de son côté réinstallé tranquillement aux Tuileries.

Le secret de tout ce qui venait de se passer peut s'expliquer en quelques mots. Louis XVIII n'avait pas su conquérir l'affection du peuple français; son prédécesseur avait conservé l'affection de l'armée française. Il y avait peu de mystère dans les intrigues des Bonaparte. La reine Hortense (comtesse de Saint-Leu) habitait Paris, et la conversation de son salon était une constante conspiration, tandis que la moitié de la capitale était mise au courant de la correspondance qu'elle recevait. Barras et Fouché firent tous deux part à M. de Blacas d'une partie de ce qui se passait, et offrirent de lui donner des renseignements plus détaillés; mais l'horizon de ce gentilhomme était borné, et il ne croyait que ce qu'il voyait. D'ailleurs, les royalistes étaient persuadés que le roi très-chrétien avait conquis la conscience des militaires en nommant dans chaque régiment un aumônier, avec le rang de capitaine; et que les provinces lui appartenaient, parce qu'il les avait remises aux mains de fonctionnaires qui faisaient hautement profession de détester «l'usurpateur.» Qu'y avait-il donc à craindre? Ainsi le pays, après avoir été fatigué du soldat et des tambours, était tracassé par la messe et l'émigré. Et, en même temps, les vétérans de la grande armée, qui se voyaient remplacés par une garde de jeunes gentilshommes avec de beaux noms et de splendides uniformes, et les beautés de l'empire qui ne se sentaient pas à leur place au milieu des grandes dames de la cour légitime, tenaient les deux bouts du fil électrique que le petit homme à la redingote grise n'avait qu'à toucher légèrement pour qu'il allât vibrer dans le cœur de tout soldat qui avait suivi une fois les aigles impériales, et qui conservait encore religieusement la cocarde tricolore dans son pupitre ou son havre-sac.

X

M. de Talleyrand à Vienne avait suivi la ligne de conduite qui avait toujours été la sienne vis-à-vis des gouvernements qu'il avait servis et qui s'étaient pleinement reposés sur lui—il avait été zélé et fidèle. En un mot, il s'était montré un agent actif et habile, suivant et servant la politique que Louis XVIII, avec qui il entretenait une correspondance privée, croyait la meilleure pour sa dynastie et pour la France; et il avait réussi à donner à la fois de la dignité et de l'influence à un gouvernement qui, en réalité, manquait des deux.

Pendant sa mission à l'étranger, il ne s'était pas mêlé de la politique intérieure de la cour, et cependant ne s'était pas ralenti dans ses efforts pour la servir, sous prétexte des fautes qu'elle commettait; mais il n'avait pas caché à ses amis intimes la persuasion qu'il avait que cette politique prenait un chemin qui aboutirait probablement à la ruine. Quand les choses en furent arrivées à ce terme, le cas fut différent. Il ne se sépara pas de la cause de Louis XVIII, mais il ne s'y rattacha pas d'une manière indissoluble. Toutefois, il n'hésita pas un moment à se déclarer contre son adversaire. Concentrant toutes les forces de son intelligence et de sa volonté sur l'idée unique d'arriver à débarrasser la France de Napoléon, il répétait constamment à ceux qui parlaient longuement des défauts, des lacunes de la Restauration: «Je ne sais pas quel est le gouvernement qui convient le mieux à la France; mais je sais d'une manière certaine que celui de Napoléon est pour elle le pire.»

Son ancien maître aurait désiré calmer cette animosité; et Fouché, qui intriguait auprès de tous les partis, avec tous les partis, se réservant de se décider ensuite pour le plus puissant, envoya M. de Montrond à Vienne pour chercher à se rendre compte des réelles intentions de l'alliance, et plus particulièrement des intentions de M. de Talleyrand, dont M. de Montrond devait chercher à obtenir les services, au moyen des assurances et des promesses qu'il pourrait juger nécessaires.

Ce M. de Montrond était une spécialité de son époque: un type de ce roué Français produit par Faublas, et plus particulièrement par les Liaisons dangereuses. Il avait régné sur le monde fashionable depuis près de quarante ans, par ses amours, ses duels, et son esprit, plus brillant que celui d'aucun contemporain. C'était un des favoris de M. de Talleyrand, comme M. de Talleyrand était un de ses enthousiasmes. Chacun d'eux disait du mal de l'autre, prétendant l'aimer à cause de ses vices. Mais personne n'aurait pu parler à M. de Talleyrand d'une manière aussi intime que M. de Montrond, ni en obtenir une réponse aussi claire. Ils avaient l'un en l'autre une mutuelle confiance, et pourtant M. de Talleyrand n'aurait jamais dit à personne de se fier à M. de Montrond, pas plus que M. de Montrond n'aurait dit à quelqu'un de croire M. de Talleyrand.

M. de Montrond, l'âme du cercle de la reine Hortense, et en même temps l'ami du duc d'Orléans, qu'il avait connu en Sicile pendant un exil auquel il s'était condamné lui-même, non sans avoir ses raisons, disait-on, dans un moment où il avait provoqué la mauvaise humeur de Napoléon, M. de Montrond, dis-je, essaya d'abord de voir si une considération quelconque pourrait ramener le diplomate, autrefois connu sous le nom de prince de Bénévent, à se souvenir de ses vieux serments de fidélité; et, voyant qu'il ne fallait pas y songer, il le sonda, dit-on, sur ses sentiments à l'égard du fils de ce prince, dont il n'avait pas dû oublier le célèbre salon, le cercle du Palais-Royal. La réponse qu'il obtint fut celle-ci: «Que la porte n'était pas ouverte alors, mais que, si elle venait jamais à s'ouvrir, il n'y avait pas nécessité de la fermer avec violence.»

Cette tiède fidélité n'était pas précisément en rapport avec le bruyant dévouement dont on faisait parade à Gand, où quelques personnes pensaient qu'il n'aurait pas été difficile de décider les alliés à se prononcer d'une manière plus positive et plus explicite en faveur du monarque légitime, si seulement son représentant avait eu plus de zèle véritable pour ses droits, et un sentiment moins vif de ses erreurs.

Quant au parti du comte d'Artois, au lieu de se repentir des excès auxquels il s'était porté pour faire triompher ses principes, au lieu de reconnaître que ces excès avaient amené le renversement du roi, il pensait, ou du moins, disait, comme c'est l'habitude en pareil cas, que ce renversement avait été amené, non par la politique du gouvernement, mais par les obstacles qu'avait rencontrés, les échecs qu'avait subis cette politique.

XI

M. de Talleyrand était plus ou moins en disgrâce auprès des hommes politiques qui étaient déjà occupés à se disputer à propos de la nouvelle distribution des places que leurs bévues leur avaient fait perdre; et supportant cette disgrâce, ainsi qu'à son ordinaire, avec une insouciance hautaine, il ne se pressa pas de paraître au milieu d'eux, mais, comme si tout le monde devait comprendre que l'état de sa santé exigeait qu'il prît les eaux de Carlsbad, il se rendit dans cette ville, faisant remarquer que le premier devoir d'un diplomate après un congrès était de soigner son foie.

Pendant ce temps, les Cent jours, cette période où les actes du passé arrivèrent à leurs conséquences suprêmes, et qui exercèrent une si longue et si triste influence sur les destinées de la France, se précipitaient rapidement vers leur terme. Je ne connais pas d'exemple qui nous enseigne plus clairement que la conduite de Napoléon pendant ces cent jours, jusqu'à quel point notre intelligence est dominée par notre caractère. Personne mieux que lui ne comprit qu'il n'avait alors à choisir qu'entre deux rôles.

L'un était de se présenter aux Français comme le grand capitaine qui venait les délivrer d'un joug imposé par l'étranger, et de refuser tout autre titre que celui de général jusqu'à ce qu'une paix fût établie ou une victoire remportée, et alors même de laisser à la nation le soin de lui accorder la place et le titre qu'elle jugerait les meilleurs pour le bien public; l'autre de saisir les pleins pouvoirs du dictateur et de se soutenir dans cette situation par son prestige sur l'armée et sur les masses,—d'armer et de révolutionner la France, en étant lui-même le représentant de cette révolution armée. Mais il aimait le titre et les honneurs de la souveraineté, et ne put se décider à descendre du rang d'empereur à celui de soldat.

Il ne sut pas non plus prendre le parti de faire un appel à ces forces qui étaient pour lui les forces du désordre, ni s'abaisser jusqu'à être le chef de la canaille, même en prenant le titre de Majesté. En conséquence, il temporisa pour le moment avec ceux pour lesquels il avait le moins de sympathie, ou qui en avaient très-peu pour lui, et dont il ne pouvait espérer que très-peu de secours; je veux parler des constitutionnels, qui, représentant la classe moyenne et la partie pensante de la nation française, formaient un parti qui, avec un gouvernement régulier, en temps ordinaire, et sous un souverain en qui ils auraient eu confiance, aurait possédé une influence considérable; mais un parti de ce genre, sous un gouvernement créé par l'épée, à un moment critique, sous un chef qui lui était suspect, ne pouvait qu'embarrasser l'action de Napoléon, et ne pouvait nullement ajouter à son autorité.

Les conditions dans lesquelles cet être extraordinaire combattit pour reconquérir l'empire, étaient donc détestables.

Son caractère n'était pas celui d'un chef révolutionnaire, et l'occasion ne se présenta pas pour lui de se servir de ses qualités de grand capitaine et de chef despotique, qualités qu'il avait reçues de la nature.

Son cerveau calme, son énergie incomparable, donnaient comme un système et un caractère déterminé à ses manœuvres militaires; mais au delà tout était confusion.

Une grande bataille devait aboutir au salut ou à la ruine. Il la livra, et fut vaincu; mais il l'avait livrée avec habileté et courage contre des envahisseurs étrangers; et je suis obligé de reconnaître que mon cœur, quoique Anglais, se sent ému de sympathie pour lui, lorsque, quittant le champ de bataille où il laissait tant de ses partisans les plus dévoués, il se réfugia dans une ville qui ne pardonne jamais aux malheureux.

Plût à Dieu pour l'honneur de l'Angleterre que sa destinée eût été close après cette mémorable journée, et que nous n'eussions pas à inscrire sur la même page de notre histoire la captivité de Sainte-Hélène, et la bataille de Waterloo!

XII

Pour en revenir à Gand, l'ex-roi, irrité et embarrassé par l'absence prolongée de son ministre, non satisfait de celle du duc d'Orléans, qui s'était retiré en Angleterre, et harassé par le zèle de Monsieur, s'était cependant conduit avec dignité et habileté; et, par une sorte de représentation entretenue autour de sa personne, par une correspondance constante avec la France, et un attachement confiant de la part de ses adhérents, il était parvenu à conserver un certain prestige.

Toutefois, rien n'avait d'abord été décidé à son sujet d'une manière positive, car M. de Metternich, pendant un certain temps, entama avec Fouché une négociation secrète dans laquelle il offrait—si cet homme faux et rusé pouvait obtenir l'abdication ou la déposition de Napoléon—de soutenir les droits du duc d'Orléans ou ceux de Marie-Louise: proposition qui, aussi longtemps que son succès demeurait incertain, ne pouvait manquer d'avoir une influence considérable sur l'état du foie de M. de Talleyrand.

Cette négociation une fois rompue, les droits de Louis gagnèrent beaucoup de terrain, puisque les souverains alliés avaient la conviction bien arrêtée qu'en entrant en France il était nécessaire qu'ils eussent pour eux un parti national.

Il y avait aussi en France même certains indices servant à montrer aux habiles, à ceux qui observaient les girouettes, que le vent soufflait du côté de la vieille monarchie; et quand Louis XVIII vit que la liste des sénateurs de Bonaparte ne contenait pas le nom de M. de Sémonville, il considéra son retour comme assez certain.

La même conviction s'imposa à Carlsbad environ au même moment, et le noble malade commença à penser qu'il aurait tort de différer plus longtemps le soin d'aller en personne exposer au roi les services qu'il avait rendus à Vienne.

Son arrivée à Gand ne fut cependant pas très-agréable dans cette ville, car il y venait comme l'ennemi décidé du célèbre M. de Blacas, auquel il était résolu à attribuer à peu près toutes les fautes commises par le roi.

Par le fait, la disgrâce de M. de Talleyrand avait été décidée; et, comme il était rarement le dernier à savoir ce qui le concernait, quand il demanda une audience à Louis XVIII le lendemain de la bataille de Waterloo, ce fut pour demander sa gracieuse permission de continuer sa cure à Carlsbad, et sa Majesté ne fut pas assez méchante pour répondre autrement que par ces paroles: «Certainement, monsieur de Talleyrand; j'ai entendu dire que ces eaux sont excellentes.»

Rien ne pourrait surpasser l'air aimable et satisfait avec lequel M. de Talleyrand quitta Louis XVIII après cette réponse circonspecte; et comme il faisait ce soir-là même un excellent dîner chez le maire de Mons, il fut plus gai, plus aimable, et plus spirituel que jamais, nous raconte un des convives, et fit observer à un ou deux de ses amis intimes quel plaisir il éprouvait à sentir qu'il n'avait plus à se tourmenter des affaires d'une clique qu'il était impossible de servir, et à laquelle il était impossible de plaire.

Mais il se trouva que le comte d'Artois, qui détestait M. de Talleyrand en sa qualité de libéral, détestait encore plus M. de Blacas en sa qualité de favori; et Louis XVIII, s'apercevant qu'il ne pourrait garder M. de Blacas quand même il sacrifierait M. de Talleyrand, et qu'il faudrait, ou qu'il fût le jouet, l'instrument de son frère, ou qu'il trouvât un protecteur dans son ministre, se décida pour la dernière de ces alternatives.

De plus, le duc de Wellington qui, depuis le traité secret de Vienne, considérait le négociateur français comme lié à la politique de l'Angleterre, fit entendre à Louis que s'il désirait le concours du gouvernement anglais, il fallait qu'il sût mettre à la tête du sien un homme en qui l'on pouvait se confier.

Outre cela, M. Guizot qui, quoique jeune dans les affaires, jouissait déjà de beaucoup de crédit, et qui parlait au nom des légitimistes constitutionnels, avait déjà dit que, si l'on voulait avoir l'appui de ce parti peu nombreux, mais respectable, on devait former un cabinet ayant pour chef M. de Talleyrand; et ainsi, écoutant ces réflexions qui nous viennent souvent quand nous nous sommes trop hâtés de suivre nos premières impressions, le roi envoya à M. de Talleyrand l'ordre de le rejoindre à Cambrai, et cela le lendemain même du jour où il lui avait donné la permission de retourner à Carlsbad.

Toutefois, non-seulement M. de Talleyrand était mortifié du traitement qu'il avait reçu, mais il prévoyait qu'un traitement de ce genre lui était réservé de temps en temps, et il était décidé à préférer la permission du premier jour à l'ordre survenu depuis lors.

Mais les hommes d'État sont toujours entourés d'hommes qui désirent que celui dont ils espèrent des faveurs ne renonce pas aux charges publiques; et à la fin, un appel général à son patriotisme ayant flatté son orgueil, l'homme de la première Restauration consentit à paraître encore une fois sur la scène comme le ministre d'une seconde restauration.

Cependant, en se laissant arracher cette décision, M. de Talleyrand en prit une autre.

On dit qu'il s'était fréquemment blâmé d'avoir, en 1814, permis au souverain, qui n'aurait pu se passer de lui, de prendre sur lui une autorité trop absolue. Il ne s'attendait pas cette fois à rester longtemps à la tête du gouvernement français, mais sa seule chance d'y rester, ou y étant d'y faire du bien, était de montrer la conscience qu'il avait de son pouvoir, et le peu de désir qu'il avait de rester aux affaires.

En conséquence, quand il fut convoqué dans le conseil du roi, il y parut avec l'esquisse d'une proclamation qu'il somma le roi de signer, et qui, par le fait, était une confession des fautes commises par le gouvernement de Sa Majesté pendant la première Restauration.

Comme la conversation qui eut lieu lors de la lecture de cette proclamation est rapportée par un témoin, je la donne telle qu'elle est racontée, d'autant plus qu'elle montre la position prise par M. de Talleyrand, et l'assurance calme avec laquelle il tint tête à l'indignation de toute la famille de Bourbon.

«Le conseil s'assemble: il se composait de MM. de Talleyrand, Dambray, de Feltre, de Jaucourt, Beurnonville, et moi (c'est M. Beugnot qui parle).

«Après deux mots de M. de Talleyrand sur ce dont le roi a permis que le conseil s'occupât, je commence la lecture du projet de la proclamation tel que les corrections l'avaient ajusté. Le roi me laisse aller jusqu'au bout; puis, et non sans quelque émotion que trahit sa figure, m'ordonne de relire. Quand j'ai fini cette seconde lecture, Monsieur prend la parole; il se plaint avec vivacité des termes dans lesquels cette proclamation est rédigée. On y fait demander pardon au roi des fautes qu'il a commises; on lui fait dire qu'il s'est laissé entraîner à ses affections, et promettre qu'il aura dans l'avenir une conduite toute différente. De pareilles expressions n'ont qu'un tort, celui d'avilir la royauté; car du reste elles disent trop ou ne disent rien du tout. M. de Talleyrand répond:

«—Monsieur pardonnera si je diffère de sentiments avec lui. Je trouve ces expressions nécessaires, et pourtant bien placées; le roi a fait des fautes; ses affections l'ont égaré; il n'y a rien là de trop.

«—Est-ce moi, reprend Monsieur, qu'on veut indirectement désigner?

«—Oui, puisque Monsieur a placé la discussion sur ce terrain, Monsieur a fait beaucoup de mal.

«—Le prince de Talleyrand s'oublie!...

«—Je le crains, mais la vérité m'emporte...

«M. le duc de Berry, avec l'accent d'une colère péniblement contrainte: «Il ne faut rien moins que la présence du roi pour que je permette à qui que ce soit de traiter ainsi mon père devant moi, et je voudrais bien savoir...»

«A ces mots, prononcés d'un ton encore plus élevé que le reste, le roi fait signe à M. le duc de Berry, et dit: «Assez, mon neveu: c'est à moi seul à faire justice de ce qui se dit en ma présence et dans mon conseil. Messieurs, je ne peux approuver ni les termes de la proclamation, ni la discussion dont elle a été le sujet. Le rédacteur retouchera son œuvre et ne perdra pas de vue les hautes convenances qu'il faut savoir garder quand on me fait parler.»

«M. le duc de Berry, en me désignant: «Mais ce n'est pas lui qui a enfilé toutes ces sottises-là.»

«Le roi: «Mon neveu, cessez d'interrompre, s'il vous plaît. Messieurs, je répète que j'ai entendu cette discussion avec beaucoup de regrets. Passons à un autre sujet [52]...»

XIII

La proclamation fut publiée après quelques changements, et M. de Talleyrand l'emporta à la fin et forma son ministère. Il est difficile de se placer complétement sur la scène troublée de Paris à cette époque, au milieu de la société confuse composée d'une armée défaite, de républicains désappointés, de royalistes triomphants, les uns et les autres mal à l'aise dans leur position du moment, et sans la possibilité d'un attachement commun à ce qui allait devenir leur gouvernement—il est difficile, dis-je, d'embrasser d'un coup d'œil le désordre et la confusion de la capitale de la France, troublée par mille intrigues qui, à un certain moment, pourraient se concentrer en une seule—et il est, par conséquent, difficile d'apprécier la nécessité d'employer un aventurier capable et adroit, qui avait fait jouer plusieurs des cordes de la machine qu'il fallait maintenant remettre en ordre et faire fonctionner. Cependant, je me hasarde à croire que le duc de Wellington fit une faute en recommandant, et M. de Talleyrand une faute en acceptant M. Fouché comme membre du cabinet qu'on allait former.

L'ancien ministre de la police était certainement alors, de l'avis de tout le monde, ce qu'on appelle un drôle; il avait gagné la faveur des Anglais en livrant à leur général les secrets de son maître; il s'était acquis les bonnes grâces des royalistes extrêmes en cachant leurs intrigues et mettant en sûreté leurs personnes alors qu'il servait le gouvernement qu'ils essayaient de renverser.

Il avait dénoncé les républicains de France à l'empereur, et ensuite vendu l'empereur aux étrangers; il avait voté pour la mort du frère du souverain qui allait alors monter sur le trône. Il était impossible pour un homme de cette sorte, quels que fussent ses talents, de ne pas finir par déshonorer le gouvernement qui l'enrôlait; et, dans le fait, par ses efforts successifs pour gagner, tantôt un parti, tantôt l'autre, par son ambition personnelle, par ses constantes intrigues et par la défiance générale qu'il inspirait, il priva ses collègues de la considération de tous les honnêtes gens et les exposa par conséquent aux attaques de toutes les factions violentes. Mais si l'Angleterre commit une faute en appuyant la nomination du duc d'Otrante, elle en commit une autre encore plus importante.

En désignant M. de Talleyrand comme l'homme le mieux fait pour établir un gouvernement en France, et consolider une alliance entre la France et l'Angleterre, ce dernier pays aurait dû rendre tenable et honorable la position de ce ministre. Soit à tort, soit à raison, de concert avec les quatre autres puissances, nous avions fait la guerre une seconde fois précisément d'après les mêmes principes qu'une première fois; nous avions en effet encore déclaré que notre conflit était avec un homme, et non avec une nation. Par conséquent, notre seconde paix aurait dû être strictement conforme à la première, ou plutôt, il n'y aurait eu qu'à maintenir notre premier traité de paix. Nous avions affaire au même souverain dans des circonstances analogues; nous aurions donc dû maintenir les mêmes conditions.

Si de nouvelles circonstances importantes et imprévues étaient venues rendre nécessaire un changement de politique, ce changement aurait dû être un grand changement, fondé sur des considérations élevées, et il aurait fallu en expliquer clairement la nécessité.

Prendre quelques petites parties de territoire, et quelques tableaux et quelques statues, c'était le dépit du pygmée, et non la colère du géant.

La puissance qui se rendit le plus remarquable par son manque de générosité, fut malheureusement de celles qui s'étaient fait le plus remarquer par la valeur de ses soldats. Le descendant des Capétiens fut insulté par le linge sale du soldat prussien accroché pour sécher aux grilles de son palais; et l'intention prêtée à l'armée prussienne de faire sauter le pont d'Iéna serait devenue une réalité sans les précautions que M. de Talleyrand prit à temps pour l'empêcher. L'histoire est racontée d'une manière amusante par un auteur que j'ai souvent cité, et elle montre bien le caractère de celui qui fait le sujet de cette étude.

M. de Talleyrand, apprenant ce qu'allaient faire le Prussiens, et sachant qu'en pareil cas il ne fallait pas perdre de temps, donna ordre à M. Beugnot d'aller chercher le maréchal Blücher où qu'il fût, et d'employer, de la part du roi et de son gouvernement, les termes les plus énergiques que lui fournirait son vocabulaire. Je laisse la parole à M. Beugnot:

«—Mais, reprend vivement M. de Talleyrand, partez donc! Tandis que nous perdons le temps en allées et venues, et à disputer sur la compétence, le pont sautera! Annoncez-vous de la part du roi de France et comme son ministre, dites les choses les plus fortes sur le chagrin qu'il éprouve.

«—Voulez-vous que je dise que le roi va se faire porter de sa personne sur le pont, pour sauter de compagnie si le maréchal ne se rend pas?

«—Non, pas précisément: on ne nous croit pas faits pour un tel héroïsme; mais quelque chose de bon et de fort: vous entendez bien, quelque chose de fort.

«Je cours à l'hôtel du maréchal. Il était absent, mais j'y trouve les officiers de son état-major réunis. Je me fais annoncer de la part du roi de France, et je suis reçu avec une politesse respectueuse; j'explique le sujet de ma mission à celui des officiers que je devais supposer le chef de l'état-major. Il me répond par des regrets sur l'absence de M. le maréchal, et s'excuse sur l'impuissance où il est de donner des ordres sans avoir pris les siens. J'insiste, on prend le parti d'aller chercher le maréchal qu'on était sûr de trouver dans le lieu confident de ses plus chers plaisirs, au Palais-Royal, no 113. Il arrive avec sa mauvaise humeur naturelle à laquelle se joignait le chagrin d'avoir été dérangé de sa partie de trente-et-un. Il m'écoute impatiemment, et comme il m'avait fort mal compris, il me répond de telle sorte qu'à mon tour je n'y comprends rien du tout. Le chef d'état-major reprend avec lui la conversation en allemand. Elle dure quelque temps, et j'entendais assez la langue pour m'apercevoir que le maréchal rejetait avec violence les observations fort raisonnables que faisait l'officier. Enfin, ce dernier me dit que M. le maréchal n'avait pas donné l'ordre pour la destruction du pont, que je concevais sans peine comment le nom qu'il avait reçu importunait les soldats prussiens; mais que du moment que le roi de France avait fait justice de ce nom, il ne doutait pas que les entreprises commencées contre ce pont ne cessassent à l'instant même, et que l'ordre allait en être donné. Je lui demandai la permission d'attendre que l'ordre fût parti pour que j'eusse le droit de rassurer complétement Sa Majesté. Il le trouva bon. Le maréchal était retourné bien vite à son cher no 113; l'ordre partit en effet. Je suivis l'officier jusque sur la place, et quand je vis que les ouvriers avaient cessé et se retiraient avec leurs outils, je vins rendre compte à M. de Talleyrand de cette triste victoire. Cela lui rendit un peu de bonne humeur. «Puisque les choses se sont passées de la sorte, dit le prince, on pourrait tirer parti de votre idée de ce matin, que le roi avait menacé de se faire porter sur le pont pour sauter de compagnie: il y a là matière d'un bon article de journal. Arrangez cela.»

«Je l'arrangeai en effet; l'article parut dans les feuilles du surlendemain. Louis XVIII dut être bien effrayé d'un pareil coup de tête de sa part; mais ensuite il en accepta de bonne grâce la renommée. Je l'ai entendu complimenter de cet admirable trait de courage, et il répondait avec une assurance parfaite...»

Mais ce ne fut pas tout. La saisie violente des œuvres d'art que la France avait jusqu'alors conservées, et qui auraient certainement pu être reprises avec justice lors de la première entrée des alliés à Paris, fut cette fois une violence inqualifiable, contre laquelle le roi et ses ministres ne purent protester que d'une manière qui sembla offensante aux conquérants, et faible au peuple français.

Le payement d'une indemnité considérable, le maintien d'une nombreuse armée étrangère, que la France devait payer pendant sept ans pour la surveiller et la priver de son indépendance, voilà des conditions qu'aucun ministre français honorable n'aurait dû avoir signées, et tout particulièrement le ministre qui avait joué un rôle si actif dans la coalition.

Puisque l'Angleterre avait aidé à la formation d'un gouvernement désireux d'entretenir avec elle de bonnes relations, et puisque l'intérêt prédominant de l'Angleterre est d'être en bonnes relations avec la France, elle aurait dû s'opposer avec fermeté à ce que ces conditions déshonorantes fussent proposées.

La conséquence naturelle du manque de fermeté de l'Angleterre dans cette conjecture, fut que l'empereur Alexandre, qui n'avait jamais pardonné à M. de Talleyrand sa conduite dans le récent congrès, ne se gêna pas pour laisser voir l'antipathie personnelle qu'il avait pour lui, et dit à Louis XVIII qu'il n'avait rien à espérer du cabinet de Saint-Pétersbourg tant que M. de Talleyrand serait à la tête de celui des Tuileries; mais que, si Sa Majesté donnait la place de M. de Talleyrand à M. de Richelieu, lui Alexandre, ferait alors ce qu'il pourrait pour adoucir la sévérité des conditions imposées alors par les alliés.

XIV

Le duc de Richelieu, illustre à cause de son nom, et ayant une réputation qui honorait encore ce nom, était l'un de ces nobles qui, lorsque l'état de la France leur rendit impossible avec leurs convictions de jouer un rôle actif dans leur pays, ne purent pas, cependant, se décider à mener la vie inutile et oisive d'un émigré dans les faubourgs de Londres.

Il chercha alors la fortune en Russie et la trouva avec la faveur de l'empereur Alexandre, d'après le désir duquel il se chargea de gouverner la Crimée, où il marqua son administration en améliorant singulièrement la condition de ce pays.

Le nouvel ordre de choses avait refait de lui un Français, mais, se défiant de lui-même et de ses talents, il était loin de viser aux hautes fonctions et les avait même refusées à la première Restauration. Mais le public a fréquemment une tendance à donner aux gens ce qu'on sait qu'ils ne désirent pas, et c'était un sentiment assez général que M. de Richelieu était destiné à jouer un rôle politique important dans son pays. Sa démarche était noble, ses manières étaient raffinées et courtoises, sa probité et sa droiture proverbiales, ses habitudes régulières, ses talents médiocres; mais il y avait en lui ce je ne sais quoi qui se sent et ne peut se définir et qui distingue les personnes faites pour occuper les premières places, si elles doivent occuper une place quelconque. Tout le monde se trouva donc d'accord pour reconnaître que, si le duc de Richelieu devait devenir ministre, il fallait qu'il devînt premier ministre. Le roi était enchanté de se débarrasser de M. de Talleyrand, dont la présence lui rappelait trop de services rendus, et dont l'air de supériorité aisée gênait son orgueil.

Mais on jugea prudent d'attendre le résultat des élections alors pendantes.

Elles furent décidément défavorables à l'administration qui existait alors. En réalité, un gouvernement ne peut être modéré que lorsqu'il est fort, et le gouvernement de M. de Talleyrand était faible, car le seul soutien efficace qu'il aurait pu avoir contre le parti de la cour était la faveur du roi, et il ne la possédait pas.

Ainsi les royalistes, enhardis par les armées étrangères qui, si on peut parler ainsi, tenaient une verge suspendue au-dessus de la tête de leurs adversaires, agirent avec la violence d'un parti qui a la certitude d'être victorieux.

Pendant un moment M. de Talleyrand sembla disposé à résister à la réaction qui s'approchait, et obtint même la création de quelques pairs, que le roi consentit avec répugnance à nommer à cette fin. Mais, exposé à la violente hostilité de l'empereur de Russie, et n'ayant pas l'active amitié de la Grande-Bretagne, il vit que la lutte ne lui donnerait pas le dessus; et tout en entrevoyant et prédisant que sa retraite serait l'aurore d'une politique qui, pour un temps, unirait la France aux gouvernements despotiques du continent dans une guerre entreprise contre les opinions libérales, il donna sa démission sous le prétexte patriotique qu'il ne pouvait signer un traité tel que celui proposé alors par les alliés; et le 24 septembre, il cessa d'être premier ministre de France.

Louis XVIII lui offrit comme retraite une pension annuelle de cent mille francs, et la charge élevée de grand chambellan, charge dont, pour le dire en passant, l'ex-ministre remplit toujours scrupuleusement les fonctions, se tenant d'une manière impassible derrière le fauteuil du roi dans toutes les grandes cérémonies, malgré l'air de froideur que le souverain gardait à son égard, et les sourires railleurs des courtisans.

Dans leur dernière entrevue officielle, Sa Majesté lui dit:

«Vous voyez à quoi les circonstances me forcent; j'ai à vous remercier de votre zèle, vous êtes sans reproche, et rien ne vous empêche de rester tranquillement à Paris.»

Cette phrase fit sortir M. de Talleyrand de son calme ordinaire. Il répondit avec quelque véhémence:

«J'ai eu le bonheur de rendre au roi assez de services pour croire qu'ils n'ont pas été oubliés; je ne comprendrais pas ce qui pourrait me forcer à quitter Paris.

«J'y resterai, et je serai trop heureux d'apprendre qu'on ne fera pas suivre au roi une ligne capable de compromettre sa dynastie et la France.»

Ces paroles, prononcées de part et d'autre, en présence des membres du cabinet, et par conséquent bientôt répétées, peuvent être considérées comme authentiques.

SIXIÈME PARTIE
DEPUIS LA RETRAITE DE M. DE TALLEYRAND
JUSQU'A LA RÉVOLUTION DE 1830

M. de Talleyrand donna une preuve de sa pénétration lorsqu'il prévit que l'entrée au pouvoir de royalistes violents sous un ministre nommé par l'autocrate du Nord, préparait un état de choses qui amènerait une lutte générale des opinions en Europe, et conduirait les gouvernements qui ne pouvaient supporter les institutions libérales à s'unir au parti qui, en France, se déclarait contre elles.

Il donnait également une preuve de sa sagacité en se retirant volontairement des affaires et en se décidant à la retraite par des raisons d'intérêt national et non par des calculs de parti. Mais au même moment, il n'aurait pas pu rester longtemps à la tête d'un gouvernement parlementaire, alors même qu'il eût été libre de toutes les difficultés particulières qui l'assiégeaient alors.

Pour diriger les affaires dans des temps critiques, sous cette forme de gouvernement, il faut avoir quelques-unes des passions du temps. Or, je l'ai dit en commençant cette étude, M. de Talleyrand n'avait pas de passions.

Il représentait le pouvoir de la raison; mais ce pouvoir, qui reprend le dessus à la fin de toute crise, voit sa voix toujours étouffée dans le commencement.

Son administration était alors nécessairement condamnée; mais il eut du moins le mérite d'avoir essayé d'abord de prévenir, ensuite de modérer ces actes de vengeance par lesquels une minorité qui obtient le pouvoir désire toujours frapper une majorité où elle ne voit que des ennemis; car il fournit des passe-ports et même de l'argent (quatre cent cinquante-neuf mille francs furent portés à cet effet au budget des affaires étrangères), à tous ceux qui témoignèrent le désir de quitter la France.

Ney ne voulut pas profiter de cette tolérance, mais il eût pu le faire. La liste des proscriptions contenait tout d'abord cent personnes; ce fut M. de Talleyrand qui réduisit ce chiffre à cinquante-sept.

Labédoyère, et cela il le dut entièrement à sa propre imprudence en obligeant le gouvernement soit à le relâcher publiquement, soit à le mettre en jugement, fut la seule victime d'une administration qui s'efforça d'être modérée alors que chacun était violent.

Une époque des plus intéressantes dans l'histoire de France commence alors, l'éducation constitutionnelle du peuple français. Cette éducation traversa une foule de vicissitudes.

Pendant un temps la réaction royaliste, à la tête de laquelle se trouvait le comte d'Artois, l'emporta.

Mais elle fut ensuite un moment arrêtée par la jalousie de Louis XVIII, qui s'aperçut que la France était en réalité gouvernée par son frère, qui, lui, pouvait monter à cheval.

Après une lutte de courte durée, le conflit entre les deux frères cessa, et M. de Villèle, avec plus ou moins d'adresse, les gouverna tous d'eux. L'aîné à la fin fut privé par la mort de ce sceptre qu'il n'avait pas su maintenir indépendant, et Charles X, qui avait toujours aspiré à se faire aimer de ses compatriotes, commença à les gouverner en vertu du droit que lui conférait sa naissance.

Mais une politique hésitante de conciliation n'ayant produit, après un court essai, qu'un résultat douteux, on se décida pour une autre politique.

Le roi voulut montrer qu'il était roi et il choisit un ministère composé d'hommes prêts à se faire ses soldats dans une bataille contre les idées populaires. La bataille fut livrée. Le roi fut vaincu. Ainsi se passa le temps de 1815 à 1830.

Durant cette période de quinze ans pendant laquelle la France, quoique agitée et divisée, fit un immense progrès sous les institutions qu'elle devait en grande partie à M. de Talleyrand, cet homme d'État ne fut guère que simple spectateur des événements qui s'accomplirent.

Les nouveaux patriotes, orateurs, journalistes, généraux du jour, occupèrent l'attention publique, et il cessa d'être considéré autrement que comme une de ces figures historiques qui ont été trop intéressantes à un moment donné pour pouvoir passer sans bruit à la postérité.

Le jugement porté de temps en temps sur lui par les écrivains contemporains fut d'ordinaire superficiel et parfois dédaigneux.

Quant aux députés que des influences locales et le zèle des hommes de leur parti avaient envoyés à la chambre élective, ils lui étaient pour la plupart inconnus par leurs antécédents, et ne méritaient guère par leur capacité qu'il cherchât à entrer en relation avec eux.

Dans la chambre des pairs où l'on pouvait certainement trouver des hommes d'un rang élevé et d'une intelligence supérieure, son influence personnelle n'était pas grande. Les sympathies et les souvenirs de cette chambre étaient contre lui, parmi les vieux royalistes comme parmi les bonapartistes les plus distingués.

Il n'y avait donc là personne, par conséquent, pour le presser de prendre part aux débats, et les sujets de discussion n'étaient pas assez importants par eux-mêmes pour le tirer de son indolence et pour amener à intervenir, d'une manière digne de lui, un homme d'État qui avait pris une si grande part à tous les événements mémorables de cette merveilleuse période, durant laquelle s'était écoulée sa carrière.

Pourtant, dans une occasion mémorable il se mit hardiment en avant pour réclamer (si les affaires suivaient la marche que beaucoup regardaient alors comme probable) la première place dans un nouveau système. Ce fut quand, en 1823, la guerre contre l'Espagne fut déclarée.

II

Cette guerre, Chateaubriand, qui avait toujours été antipathique à M. de Talleyrand, ne la commençait pas seulement contre les Espagnols ou pour le maintien de la monarchie espagnole; mais, pour lui, elle devait être considérée comme une déclaration armée de principes ultramonarchiques, et par là elle justifiait toutes les prévisions auxquelles avait obéi M. de Talleyrand en quittant le ministère.

Il était certain qu'une victoire livrerait la France aux mains du parti ultra-royaliste, comme il était tout aussi sûr qu'une défaite ou un échec donnerait le pouvoir aux opinions et aux hommes plus modérés.

Dans le premier cas, M. de Talleyrand n'avait rien à espérer. Dans l'autre il était nécessaire d'attirer l'attention sur ce fait qu'il avait prévu un échec.

La lutte en Espagne d'ailleurs dépendait beaucoup de l'état de l'opinion publique, et par cela même il était sage d'essayer de faire pénétrer partout l'opinion que des hommes importants et entourés de la considération générale la voyaient venir avec regret et appréhension. Ce fut dans ces circonstances que M. de Talleyrand exprima l'opinion suivante:

«Messieurs (c'est ainsi que commence ce discours bien fait pour produire une profonde impression), il y a aujourd'hui seize ans qu'appelé, par celui qui gouvernait alors le monde, à lui dire mon avis sur une lutte à engager avec le peuple espagnol, j'eus le malheur de lui déplaire en lui dévoilant l'avenir, en révélant tous les dangers qui allaient naître en foule d'une agression non moins injuste que téméraire.

«La disgrâce fut le prix de ma sincérité. Étrange destinée que celle qui me ramène après ce long espace de temps à renouveler auprès du souverain légitime les mêmes efforts, les mêmes conseils!

«Le discours de la couronne a fait disparaître les dernières espérances des amis de la paix, et menaçant pour l'Espagne, il est, je dois le dire, alarmant pour la France... Oui, j'aurai le courage de dire toute la vérité. Ces mêmes sentiments chevaleresques qui, en 1789, entraînaient les cœurs généreux, n'ont pu sauver la monarchie légitime; ils peuvent encore la perdre en 1823.»

En dépit de ces sinistres pronostics, la guerre d'Espagne fut heureuse, et les courtisans ne manquèrent pas de railler l'homme d'État qui l'avait déconseillée.

Mais si M. de Talleyrand n'avait pas montré là sa pénétration habituelle, il n'avait cependant pas agi contrairement à sa prudence accoutumée. En semblable occurrence, les hommes, quand ils ont à adopter un plan de conduite, ne peuvent fonder leurs calculs que sur des probabilités, et, comme Machiavel le fait observer avec son expérience du monde, il leur faut toujours, après tout, laisser une grande part à la chance.

Cette sorte de prophétie contenue dans le discours que je viens de citer, semblait avoir bien des chances de se réaliser.

M. de Chateaubriand lui-même, comme je l'ai entendu raconter à une personne à qui il l'avait dit confidentiellement, avait les craintes les plus sérieuses sur l'issue de la campagne qui allait s'ouvrir.

Mais il pensait qu'un résultat heureux devait établir fermement le trône des Bourbons en France, et le consolider lui-même comme premier ministre.

Ni l'une ni l'autre de ces deux prévisions ne se réalisa, quoique tout pût faire croire d'abord qu'elles étaient bien fondées. L'entreprise méditée était en somme impopulaire.

Le prince qui se trouvait à la tête de l'expédition était incapable, les généraux qui étaient autour de lui étaient en mésintelligence les uns avec les autres, les soldats eux-mêmes d'une fidélité douteuse.

Un nombre considérable de Français, et, parmi eux, quelques soldats même, se trouvaient dans les rangs ennemis, prêts, au nom de la liberté et de Napoléon II, à faire appel de l'autre côté de la Bidassoa à leurs camarades qui s'approchaient.

Le courage de la nation que l'on venait ainsi attaquer avait été remarquable en maintes occasions; la discipline de ses armées avait été récemment améliorée; la politique de l'Angleterre était incertaine.

Le crédit de la France était loin d'être considérable. C'étaient là bien des éléments dont on pouvait à juste titre tirer un présage désastreux.

Mais il faut surtout remarquer que si les prédictions de M. de Talleyrand étaient malheureuses, elles ne pouvaient en rien lui nuire, et qu'au contraire, si elles étaient heureuses, elles le replaçaient au faîte du pouvoir.

III

L'ancien ministre de Louis XVIII fit ainsi revivre les souvenirs de l'ancien ministre de Napoléon le Grand, comme déjà le membre de la chambre des pairs avait proclamé à nouveau les principes qu'il avait professés jadis, en qualité de membre de l'Assemblée nationale. Car, le 24 juillet 1821, nous le voyons exprimer, en faveur de la liberté de la presse, les mêmes sentiments qu'il avait jadis proclamés au commencement de sa carrière.

Comme la question n'est pas encore résolue pour le pays auquel il s'adressait, il ne sera pas sans intérêt de rappeler ici ce qu'il disait alors:

«Sans la liberté de la presse il n'y a point de gouvernement représentatif: elle est un de ses instruments essentiels, elle en est l'instrument principal: chaque gouvernement a les siens, et nous ne nous souvenons pas assez que souvent ceux qui sont bons pour tel gouvernement sont détestables pour tel autre. Il a été démontré jusqu'à l'évidence, par plusieurs membres de cette chambre, qui, dans cette session et dans les précédentes, ont parlé sur cette matière, que sans la liberté de la presse il n'y a point de gouvernement représentatif. Je ne vous redirai donc point ce que vous avez tous ou entendu, ou lu, et ce qui a dû souvent être l'objet de vos méditations.

«Mais il est deux points de vue sous lesquels la question ne me paraît pas avoir été suffisamment examinée et que je réduis à ces deux propositions:

«1o La liberté de la presse est une nécessité du temps;

«2o Un gouvernement s'expose quand il se refuse obstinément et trop longtemps à ce que le temps a proclamé nécessaire.

«L'esprit humain n'est jamais complétement stationnaire. La découverte de la veille n'est pour lui qu'un moyen de plus d'arriver à des découvertes nouvelles. Il est pourtant vrai de dire qu'il semble procéder par crises, parce qu'il y a des époques où il est plus particulièrement tourmenté du besoin d'enfanter et de produire; d'autres, au contraire, où, satisfait de ses conquêtes, il paraît se reposer sur lui-même, et être plus occupé de mettre ordre à ses richesses que d'en acquérir de nouvelles: le dix-septième siècle fut une de ces époques fortunées. L'esprit humain, étonné des richesses immenses dont l'imprimerie l'avait mis complétement en possession, s'arrêta d'admiration pour jouir de ce magnifique héritage. Tout entier aux jouissances des lettres, des sciences et des arts, il mit sa gloire et son bonheur à produire des chefs-d'œuvre. Tous les grands génies du siècle de Louis XIV travaillèrent à l'envi à embellir un ordre social au delà duquel ils ne voyaient rien, ils ne désiraient rien, et qui leur paraissait devoir durer autant que la gloire du grand roi, objet de leurs respects et de leur enthousiasme. Mais quand on eut épuisé cette mine féconde de l'antiquité, l'activité de l'esprit humain se trouva presque forcée de chercher ailleurs, et il ne trouva de choses nouvelles que dans les études spéculatives qui embrassent tout l'avenir, et dont les limites sont inconnues. Ce fut dans ces dispositions que s'ouvrit le dix-huitième siècle, qui devait si peu ressembler au précédent. Aux leçons poétiques de Télémaque succédèrent les théories de l'Esprit des lois, et Port-Royal fut remplacé par l'Encyclopédie.

«Je vous prie de remarquer, messieurs, que je ne blâme ni n'approuve: je raconte.

«En vous rappelant tous les maux versés sur la France pendant la révolution, il ne faut cependant pas être tout à fait injuste envers les génies supérieurs qui l'ont amenée; et nous ne devons pas oublier que si, dans leurs écrits, ils n'ont pas toujours su se préserver de l'erreur, nous leur devons aussi la révélation de quelques grandes vérités. N'oublions pas surtout que nous ne devons pas les rendre responsables de la précipitation inconsidérée avec laquelle la France, presque tout entière, s'est lancée dans la carrière qu'ils s'étaient contentés d'indiquer. On a mis en pratique des aperçus, et toujours on a pu dire: Malheur à celui qui dans son fol orgueil veut aller au delà des nécessités du temps; l'abîme ou quelque révolution l'attendent. Mais quand on ne fait que ce que le temps commande, on est sûr de ne pas s'égarer.

«Or, messieurs, voulez-vous savoir quelles étaient en 1789 les véritables nécessités du temps? ouvrez les cahiers des différents ordres. Tout ce qui était alors le vœu réfléchi des hommes éclairés, voilà ce que j'appelle des nécessités. L'Assemblée constituante n'en fut que l'interprète lorsqu'elle proclama la liberté des cultes, l'égalité devant la loi, la liberté individuelle, le droit des juridictions (nul ne peut être distrait de ses juges naturels), la liberté de la presse.

«Elle fut peu d'accord avec le temps lorsqu'elle institua une chambre unique, lorsqu'elle détruisit la sanction royale, lorsqu'elle tortura les consciences, etc., etc. Et cependant, malgré ses erreurs, dont je n'ai cité qu'un petit nombre, erreurs suivies de si grandes calamités, la postérité, qui a commencé pour elle, lui reconnaît la gloire d'avoir établi les bases de notre nouveau droit public.

«Tenons donc pour certain que ce qui est voulu, que ce qui est proclamé bon et utile par tous les hommes éclairés d'un pays, sans variation pendant une suite d'années diversement remplies, est une nécessité du temps. Telle est, messieurs, la liberté de la presse. Je m'adresse à tous ceux d'entre vous qui sont plus particulièrement mes contemporains: n'était-elle pas l'objet des vœux de tous ces hommes excellents que nous avons admirés dans notre jeunesse,—des Malesherbes, des Trudaine,—qui certes valaient bien les hommes d'État que nous avons depuis lors? La place que les hommes que j'ai nommés occupent dans nos souvenirs prouve bien que la liberté de la presse consolide les renommées légitimes; et si elle ruine les réputations usurpées, où donc est le mal?

«Après avoir prouvé que la liberté de la presse est en France le résultat nécessaire de l'état actuel de la société, il me reste à établir ma seconde proposition, qu'un gouvernement s'expose quand il se refuse obstinément à ce que le temps a proclamé une nécessité.

«Les sociétés les plus tranquilles et qui devraient être les plus heureuses renferment toujours dans leur sein un certain nombre d'hommes qui aspirent à conquérir, à la faveur du désordre, les richesses qu'ils n'ont pas et l'importance qu'ils ne devraient jamais avoir. Est-il prudent de mettre aux mains de ces ennemis de l'ordre social des motifs de mécontentement sans lesquels leur perversité serait éternellement impuissante?

«La société, dans sa marche progressive, est destinée à subir de nouvelles nécessités; je comprends que les gouvernements ne doivent pas se hâter de les reconnaître et d'y faire droit; mais quand ils les ont reconnues, reprendre ce qu'on a donné, ou, ce qui revient au même, le suspendre sans cesse, c'est une témérité dont, plus que personne, je désire que n'aient pas à se repentir ceux qui en conçoivent la commode et funeste pensée. Il ne faut jamais compromettre la bonne foi d'un gouvernement. De nos jours, il n'est pas facile de tromper longtemps. Il y a quelqu'un qui a plus d'esprit que Voltaire, plus d'esprit que Bonaparte, plus d'esprit que chacun des directeurs, que chacun des ministres passés, présents, à venir: c'est tout le monde. S'engager, ou du moins persister dans une lutte où tout le monde se croit intéressé, c'est une faute, et aujourd'hui toutes les fautes politiques sont dangereuses.

«Quand la presse est libre, lorsque chacun peut savoir que ses intérêts sont ou seront défendus, on attend du temps une justice plus ou moins tardive; l'espérance soutient, et avec raison, car cette espérance ne peut être longtemps trompée; mais quand la presse est asservie, quand nulle voix ne peut s'élever, les mécontentements exigent bientôt, de la part du gouvernement, ou trop de faiblesse ou trop de répression.»

Le 26 février 1822, M. de Talleyrand reprit le même sujet, commentant les droits accordés par la charte, et les intentions qui avaient présidé à sa rédaction. De tels efforts lorsqu'il s'agit de tels sujets méritent de faire vivre son nom dans la mémoire de la France, car ils lient les actes les plus importants de sa carrière aux aspirations les plus nobles de son pays.

IV

Cependant, malgré ces apparitions accidentelles dans la vie publique, il est certain que le triomphe facile, quoique momentané, d'une cause dont il avait, avec quelque solennité, prédit l'insuccès presque certain, le dégoûta de se mêler plus longtemps des affaires; et, par la suite, il passa la plus grande partie de son temps hors de Paris, à Valençay, dans cette propriété de Touraine dont il voulait faire le domaine héréditaire de sa maison. Sa fortune, en outre, fut très-compromise par la banqueroute d'une maison de commerce dans les affaires de laquelle il s'était engagé comme commanditaire. Néanmoins, il continua à mener, du moins dans la capitale, une grande existence; son salon étant redevenu sous la Restauration ce qu'il avait été durant les meilleurs jours de l'empire, une petite cour, rivale de la grande, où se réunissaient autour de lui toutes les sommités du passé et toutes les réputations naissantes du présent.

C'est là qu'assis sur la chaise longue qu'on tirait près des fenêtres qui donnent sur les Tuileries, et entouré des hommes qui avaient agi autrefois avec lui comme de ceux qui pouvaient lui refaire un nouvel avenir politique, il lut, avec un calme mêlé de quelque joie, la chute de ministère après ministère sur les traits agités du député qui courait au scrutin fatal ou qui en revenait. Puis, au moment où M. de Polignac fut nommé premier ministre, on l'entendit répéter tranquillement à ceux qui se trouvaient près de lui cette phrase connue qu'il avait déjà prononcée lors de la campagne de Russie: «C'est le commencement de la fin.» A la vérité, depuis le renvoi de la garde nationale et l'échec du ministère de M. de Martignac, échec qui était inévitable, la tentative étant faite de telle manière et à pareil moment, il parla librement quoique toujours avec regret, aux personnes de son intimité, des périls extrêmes vers lesquels se précipitait la monarchie légitime, et il lui était d'autant plus facile de parler ainsi, qu'il avait une grande connaissance du caractère de Charles X, dont les bons et les mauvais côtés lui paraissaient également dangereux.

V

Le récit suivant de la part que M. de Talleyrand prit à la nouvelle révolution qui, non sans avoir été annoncée par de sinistres présages, s'accomplit enfin, me fut fait par quelqu'un qui a joué lui-même un rôle dans l'histoire que je relate d'après lui. Depuis les deux premiers jours de l'insurrection jusqu'au 27 et 28 juillet, M. de Talleyrand parla peu ou plutôt ne dit rien, restant tranquillement chez lui et se refusant à toute visite. Le troisième jour, il fit appeler son secrétaire privé, et avec cette manière insinuante qu'il savait si bien prendre lorsqu'il avait quelque chose à demander, il lui dit: «Monsieur C... j'ai un service à vous demander. Allez pour moi à Saint-Cloud (la chose présentait à ce moment assez de danger et de difficulté). Voyez si la famille royale est toujours là et ce qu'elle y fait.» Le secrétaire y alla et trouva Charles X sur le point de partir pour Rambouillet. M. de Talleyrand, qui, en l'absence de son messager, avait vu le général Sébastiani, le général Gérard et deux ou trois autres personnes influentes du même parti et des mêmes opinions, en apprenant que le roi avait quitté Saint-Cloud, se retira dans sa chambre, où il demeura seul deux heures environ; il envoya alors de nouveau chercher la même personne et, cette fois, son ton fut encore, si c'est possible, plus persuasif qu'auparavant. «J'ai de nouveau un autre et plus grand service à vous demander, monsieur C. Allez pour moi à Neuilly. Parvenez d'une manière ou d'une autre jusqu'à Madame Adélaïde [53]. Remettez-lui ce papier, et quand elle l'aura lu, ou faites le brûler sous vos yeux ou rapportez-le-moi.» Le papier contenait simplement ces mots: «Madame peut avoir toute confiance dans le porteur qui est mon secrétaire.» «Quand Madame l'aura lu, vous lui direz qu'il n'y a pas un moment à perdre. Il faut que le duc d'Orléans soit ici demain. Il ne doit pas prendre d'autre titre que celui de lieutenant général du royaume qui lui a été accordé. Le reste viendra.»

Porteur de ce message confidentiel, M. C. partit. Ce fut avec grand'peine qu'il parvint au château et jusqu'à Madame, car les portes de Neuilly étaient fermées pour tout le monde. Lorsqu'il dit qu'il apportait un message de M. de Talleyrand: «Ah! ce bon prince, j'étais sûre qu'il ne nous oublierait pas!» Le messager remit alors ses lettres de créance et son message. «Dites au prince que je lui donne ma parole que mon frère suivra son avis; il sera ici demain;» telle fut la réponse. Après quoi, M. C. eut le courage de demander, quoiqu'en hésitant un peu, ou que la lettre fût brûlée ou qu'elle lui fût rendue. Elle lui fut restituée, et il la remit à M. de Talleyrand, qui, soit dit en passant, n'oublia pas de la lui réclamer. Il reste seulement à dire que le duc d'Orléans arriva le jour suivant à Paris. Il ne prit que le titre de lieutenant général, et le reste vint comme M. de Talleyrand l'avait prédit. Ainsi se termina la dernière révolution à laquelle ce personnage extraordinaire ait été mêlé.

Quand le message de Talleyrand arriva, le futur roi de France était caché et l'on ne savait encore quelle ligne de conduite il adopterait. Il suffit de connaître le premier mot des révolutions pour savoir la valeur d'un jour et d'une heure. De plus, le prince arriva au trône par la porte même que M. de Talleyrand avait engagé Louis XVIII à fermer, à savoir une constitution émanant du peuple.

Ce n'est pas tout: lorsqu'on apprit que M. de Talleyrand s'était rallié au nouveau gouvernement et même qu'il avait pris une part active à son établissement, cette nouvelle n'eut pas une médiocre influence sur l'opinion des autres cours d'Europe, et l'on pourrait même dire qu'elle contribua particulièrement à nous décider à reconnaître la monarchie de juillet. On offrit alors à M. de Talleyrand le poste de ministre des affaires étrangères; mais il vit que cette position avait moins d'importance réelle et présentait plus de difficultés que celle d'ambassadeur auprès de la cour de Saint-James, et, tandis qu'il refusait la première place, il accepta la seconde.

VI

Le choix était heureux. Personne, en ce moment, n'aurait pu remplacer M. de Talleyrand en Angleterre; il connaissait personnellement et à fond le duc de Wellington et lord Grey, chefs des partis opposés, et ce fut peut-être sa présence à la cour d'Angleterre, plus que toute autre circonstance, qui, dans une crise où tant d'éléments de guerre ne demandaient qu'à se déchaîner, sut maintenir cette paix universelle qui allait durer pendant tant d'années. En effet, fermement convaincu qu'il était de la nécessité de cette paix, il suivit, pour la maintenir, la meilleure ou plutôt la seule ligne qui pût l'assurer. Un diplomate ordinaire s'occupe des mille petites affaires qui passent par ses mains, et des mille idées plus ou moins importantes qui s'y rattachent. Le grand talent de M. de Talleyrand, ainsi que je l'ai fait remarquer plus d'une fois, était de savoir distinguer du premier coup d'œil le point le plus important du moment, et de savoir, sans délai et sans scrupule, sacrifier ce qui était nécessaire pour atteindre son but quant à ce point important.

Il comprit que l'acceptation paisible de la dynastie d'Orléans ne pouvait être obtenue qu'à la condition que l'on fût en bons termes avec l'Angleterre. Une querelle avec nous menait à une guerre européenne; une bonne entente avec nous rendait une telle guerre improbable, pour ne pas dire impossible. La question de Belgique fut celle sur laquelle se concentrèrent toutes les premières négociations, et d'où dépendait le bon vouloir du gouvernement anglais. Ce pays, souffrant de beaucoup de griefs réels, et irrité à la pensée de beaucoup de griefs imaginaires, avait secoué le joug hollandais. Les troupes hollandaises, qu'un peu plus d'énergie aurait pu rendre victorieuses, s'étaient retirées de Bruxelles; les forteresses de la frontière étaient entre les mains des insurgés, et il est inutile de taire le fait qu'il y a toujours eu, qu'il y a, et qu'il y aura toujours en France un parti considérable désireux d'étendre la frontière française, et de comprendre Anvers dans le royaume de France. Mais l'Angleterre n'était pas disposée alors, et ne le sera jamais probablement, tant qu'elle aura à sa tête des hommes d'État se souciant de sa prospérité, à accepter cet arrangement. En effet, elle pensait avoir pourvu d'une manière toute particulière, par la paix de 1814, à la sécurité des provinces néerlandaises, en formant un seul royaume des provinces belges et hollandaises, et en faisant construire ou réparer des forteresses destinées à protéger ce royaume uni. Cette politique avait alors échoué, et on ne pouvait la reprendre sans soulever l'esprit guerrier et entreprenant du peuple français. D'un autre côté, l'Angleterre ne pouvait faire à la susceptibilité et à l'ambition françaises qu'un sacrifice borné. Beaucoup d'habileté était donc nécessaire de la part de tous, mais plus particulièrement de la part de l'ambassadeur français, pour éviter de blesser sérieusement les intérêts d'une nation et les sentiments de l'autre. En un mot, il était nécessaire d'avoir la plus ferme prudence sans jamais changer de ligne de conduite, et, pendant tout le cours et les phases variées de ces longues négociations par lesquelles les questions pendantes arrivèrent enfin à être réglées, M. de Talleyrand persévéra avec sagesse et habileté dans le dessein qu'il avait formé d'asseoir le nouveau gouvernement français au milieu des gouvernements établis de l'Europe, par le moyen de son alliance avec la Grande-Bretagne.

L'ouverture de conférences à Londres fut l'une des mesures les plus habiles adoptées à cet effet. Là, l'ambassadeur de Louis-Philippe, agissant de concert avec le cabinet de Saint-James, fut de suite mis en contact journalier et intime avec les représentants des autres grandes puissances. Bon nombre de malentendus furent écartés, et l'on prit bon nombre de dispositions utiles, non-seulement aux questions alors agitées, mais utiles aussi au point de vue de la position générale et de la politique de l'État représenté par le vieux diplomate.

La quadruple alliance—alliance des gouvernements occidentaux et constitutionnels de l'Europe—ne fut, par le fait, que l'extension de l'alliance entre la France et l'Angleterre, et une grande preuve morale de la confiance que les parties elles-mêmes faisaient reposer sur cette alliance. La carrière diplomatique de M. de Talleyrand se termina par ce traité remarquable et populaire—traité personnifiant les meilleurs principes sur lesquels puisse se former une alliance anglo-française. Ce traité conclu, M. de Talleyrand tint à quitter les affaires. Il sentait, ainsi qu'il le disait lui-même, qu'il y a entre la vie et la mort une espèce de pause, une halte qui doit être employée pour faire une bonne fin.

D'ailleurs, la retraite de lord Grey éloigna de la scène des affaires publiques en Angleterre cette génération qui, accoutumée depuis longtemps à la réputation d'un homme qui avait rempli de son nom la moitié d'un siècle, traitait à la fois sa personne et ses opinions avec le respect flatteur dû aux vieux souvenirs. Il était, relativement, étranger aux hommes du nouveau gouvernement. Il avait passé loin des affaires le temps où ceux-ci y avaient pris part et s'étaient fait leur réputation. Ils le regardaient, jusqu'à un certain point, comme usé et passé de mode: sentiments qu'il était assez perspicace pour démêler et assez susceptible pour ressentir profondément.

Il est vrai de dire que ses opinions prirent une légère teinte d'amertume par suite de certains affronts ou de certaines négligences dont il crut avoir à se plaindre pendant la dernière partie de sa mission, et l'on assure qu'après sa retraite il conseilla presque à son royal maître de considérer comme acquis les avantages recherchés par l'alliance avec l'Angleterre, et d'adopter, comme future politique de la France, les moyens de se concilier les autres puissances.

VII

En tous cas, M. de Talleyrand, pendant sa mission en Angleterre, non-seulement fut à la hauteur de sa réputation d'autrefois, mais y ajouta considérablement. Ce qui frappait le vulgaire, et beaucoup de gens au-dessus du vulgaire, qui ne se souvenaient pas que l'homme réellement rusé cache sa ruse, c'était la manière simple, ouverte et franche dont il traitait les affaires publiques, sans aucun de ces stratagèmes mystérieux qui distinguent le nigaud qui se croit diplomate du diplomate homme d'État. En effet, étant arrivé à considérer l'alliance anglaise comme utile alors à son pays, il était convaincu que le meilleur et même le seul moyen de l'obtenir, était d'agir avec franchise et loyauté, de manière à gagner la confiance des hommes d'État anglais.

Lord Palmerston m'a raconté que ses manières dans les conférences diplomatiques étaient remarquables par leur extrême absence de prétention, sans cependant manquer d'autorité. Pendant la plus grande partie du temps, il gardait le silence, comme s'il approuvait ce qui se disait. Quelquefois, cependant, il donnait son opinion, mais il ne discutait jamais; c'était là une habitude étrangère à l'indolence naturelle qui l'accompagna dans tout le cours de sa carrière active, et il la condamnait comme inutile et impolitique. «Je discute en présence d'une assemblée politique, disait-il, non parce que j'ai l'espoir d'y convaincre quelqu'un, mais parce que je désire faire connaître au monde mes opinions. Mais dans une chambre au delà de laquelle ma voix ne doit pas porter, essayer d'imposer mon opinion au lieu de celle qu'un autre est disposé à adopter, c'est l'obliger à marquer son opposition d'une manière plus formelle et plus positive, et souvent le conduire à dépasser ses instructions, à cause du désir qu'il a de montrer combien il en est pénétré.» Par conséquent, ce que M. de Talleyrand faisait pour persuader, il le faisait d'habitude à l'avance et dans un tête-à-tête qu'il s'était ménagé avec ceux qu'il devait retrouver bientôt après dans la conférence officielle, et il essayait alors d'éviter la controverse. Il avait pour habitude de mettre en avant ce qui, à son avis, était l'important, et de le présenter sous le meilleur point de vue. Napoléon le lui reprochait, disant qu'il ne pouvait concevoir qu'on trouvât M. de Talleyrand éloquent: «il tournait toujours sur la même idée.» Mais c'était son système, comme celui de Fox, qui trouvait que c'était là le grand principe de l'orateur qui désirait produire une impression durable. Toutefois, il avait pour habitude de demander que l'on insérât, dans l'acte diplomatique qu'il s'agissait de rédiger et sur lequel portait la discussion, tel ou tel mot, telle ou telle phrase dont il avait généralement étudié la portée et calculé l'effet, et on autorisait généralement cette insertion à cause du peu d'importance qu'il paraissait y attacher. Il y avait dans ce mode d'action silencieux quelque chose qui désappointait ceux qui s'attendaient à un usage plus fréquent des armes brillantes que le célèbre homme d'esprit passait pour savoir si bien manier. Mais dans le cercle social auquel il désirait plaire, ou auprès de l'individu isolé qu'il voulait séduire, l'effet de son éloquence originale dépassait généralement l'attente.

M. de Bacourt, qui fut secrétaire de son ambassade à Londres, m'a raconté «que M. de Talleyrand écrivait rarement une dépêche entière,» mais qu'une variété de petits mémorandums et de petites phrases se trouvaient généralement dans son portefeuille. Lorsqu'on avait à traiter la question à laquelle se rapportaient ces notes, elles faisaient leur apparition, elles étaient confiées au secrétaire, et M. de Talleyrand lui donnait une idée du sens général du document qu'il avait à composer, et lui disait comment il devait introduire les phrases auxquelles il tenait. Enfin, la dépêche était revue par M. de Talleyrand, qui lui donnait un ton général prouvant qu'elle provenait de l'ambassadeur et non de ses secrétaires. M. de Talleyrand était fidèle à cette règle: qu'un chef supérieur ne doit jamais rien faire de ce qu'un subalterne peut faire pour lui. «Il faudrait toujours,» disait-il, «avoir du temps de reste, et il vaut mieux remettre au lendemain ce que l'on ne peut faire aujourd'hui bien et facilement, que de faire les choses avec cette précipitation qui résulte de ce qu'on sent qu'on a trop à faire.»

J'ai fait le portrait de M. de Talleyrand comme jeune homme. Vers la fin de sa vie, ses portraits les plus ordinaires sont assez ressemblants. Sa tête, abondamment pourvue de cheveux, paraissait grosse et était profondément enfoncée entre de larges épaules. Sa physionomie était pâle et grave; il avait la lèvre inférieure un peu saillante, et sa bouche souriait comme instantanément et instinctivement, d'un sourire qui était sarcastique, sans être méchant. Il parlait peu en société, se contentant d'émettre de temps en temps quelque opinion ressemblant fort à une épigramme, et qui produisait son effet tout autant à cause de la manière dont il l'introduisait, qu'à cause de son mérite intrinsèque. En réalité, c'était un acteur, mais un acteur possédant tant d'aisance et de nonchalance qu'il ne semblait jamais plus naturel qu'au moment où il jouait son rôle.

Ses célèbres bons mots, dont j'ai déjà cité quelques-uns, sont maintenant rebattus, surtout les meilleurs. Je me hasarderai cependant à en mentionner encore quelques-uns qui me reviennent à l'esprit en ce moment même, et qui sont remarquables parce qu'ils expriment une opinion sur un individu ou une situation. Le comte d'Artois aurait désiré assister aux conseils de Louis XVIII. M. de Talleyrand s'y opposa. Le comte d'Artois, offensé, se plaignit au ministre. «Un jour,» dit M. de Talleyrand, «Votre Majesté me remerciera pour ce qui déplaît à Votre Altesse Royale.»

M. de Chateaubriand n'était pas en faveur auprès de M. de Talleyrand. Celui-ci le traitait d'écrivain affecté, et d'homme politique impossible. Quand les Martyrs firent leur première apparition et furent dévorés par le public avec une avidité à laquelle les libraires ne pouvaient satisfaire, M. de Fontanes, après avoir fait de ce livre des éloges exagérés, finit son compte rendu de l'ouvrage en disant qu'Eudore et Cymodocée étaient précipités dans l'arène et dévorés «par les bêtes.» «Comme l'ouvrage,» dit M. de Talleyrand.

Quelqu'un disant que Fouché avait un grand mépris pour l'espèce humaine: «C'est vrai,» dit M. de Talleyrand, «cet homme s'est beaucoup étudié.»

Quelques personnes ont un certain pressentiment naturel qui les porte à deviner quel sera leur successeur et un jour que quelqu'un, un peu avant la nomination du duc de Richelieu, gouverneur d'Odessa, au poste de premier ministre du cabinet français, demandait à M. de Talleyrand s'il croyait que le duc fût réellement capable de gouverner la France, il répondit, à la grande surprise de celui qui lui avait posé la question: «Très-certainement;» ajoutant au bout d'un instant: «Personne ne connaît mieux la Crimée.»

Une dame, profitant du privilége de son sexe, parlait avec violence de la défection du duc de Raguse: «Mon Dieu, madame,» dit M. de Talleyrand, «tout cela ne prouve qu'une chose, c'est que sa montre avançait, et que tout le monde était à l'heure.» Quelqu'un qui soutenait fort la chambre des pairs, alors que le mérite de cette chambre paraissait fort douteux, dit: «Là, au moins, vous trouvez des consciences.» «Ah! oui,» dit M. de Talleyrand, «beaucoup, beaucoup de consciences. Sémonville, par exemple, en a au moins deux.»

Louis XVIII, parlant de M. de Blacas avant que M. de Talleyrand eût exprimé aucune opinion sur son compte, dit: «Ce pauvre Blacas, il aime la France, il m'aime, mais on dit qu'il est suffisant.» «Ah! oui, sire, suffisant et insuffisant.»

Nous pourrions prolonger presque indéfiniment cette liste de bons mots auxquels M. de Talleyrand doit sa réputation populaire et traditionnelle, plutôt encore qu'il ne la doit à ses nombreux services et à ses talents exceptionnels; mais, par le fait, ces bons mots appartiennent à la conversation des salons, où il brilla, tout aussi bien qu'ils lui appartiennent à lui-même.

VIII

En quittant l'Angleterre, il dit adieu, non-seulement à la diplomatie, mais à la vie publique, et passa le reste de ses jours à jouir de la situation la plus élevée et de la société la plus agréable et la plus cultivée que son pays pût lui offrir.

Ce serait maintenant le moment, selon l'opinion du philosophe grec, d'apprécier sa fortune et ses talents; car sa carrière était terminée, et si les vieillards recherchaient son salon comme le foyer auprès duquel ils retrouvaient leurs plus chers et leurs plus brillants souvenirs, les jeunes gens le recherchaient aussi afin d'avoir le privilége de juger, de contrôler leurs propres opinions, en profitant de l'expérience de «l'homme politique» qui avait traversé tant de vicissitudes et avait foulé aux pieds avec tant d'aisance insouciante et hautaine les ruines de plusieurs gouvernements, à la chute desquels il avait assisté. Quant à lui, avec cette calme présence d'esprit qui le caractérisait, et bien persuadé qu'il n'y avait que peu d'années entre lui et la tombe, il employait ce peu d'années à poursuivre un des buts qu'il tenait le plus à atteindre et qu'il avait le plus constamment poursuivis, à disposer en sa faveur la génération qui allait lui succéder, et à expliquer, à ceux qui lui semblaient posséder l'oreille de cette génération naissante, les plus sombres passages de sa brillante carrière. Il dit un jour à M. de Montalivet, personnage distingué qui me l'a depuis raconté: «Votre père était impérialiste, et vous m'en voulez, parce que vous croyez que j'ai abandonné l'empereur. Je ne suis jamais resté fidèle à quelqu'un que tout autant que ce quelqu'un a lui-même été fidèle aux règles du sens commun. Mais si vous voulez bien juger toutes mes actions d'après cette grande règle, vous serez obligé de reconnaître que j'ai été extraordinairement conséquent; et où trouverait-on un être assez avili, ou un citoyen assez indigne pour soumettre son intelligence ou sacrifier son pays à un individu quel qu'il soit, quelque bien né ou quelque bien doué qu'il puisse être?»

Et réellement ces quelques mots renferment la théorie de M. de Talleyrand; théorie d'où est sortie l'école qui, sans adhérer strictement au principe que le sens commun doit être la pierre de touche de l'obéissance, s'incline devant toute autorité avec un sourire et un haussement d'épaules et s'en tire par cette phrase bien connue: «La France avant tout.»

Dans l'intention évidente de dire au monde une sorte d'adieu imposant, il parut à la tribune de l'Institut très-peu de temps avant sa dernière maladie. Il choisit pour sujet de son essai M. Reinhard, qui avait longtemps servi sous lui, qui venait de mourir, et qui avait avec lui certains traits de ressemblance, dont le premier était qu'ils avaient tous les deux reçu une éducation ecclésiastique. Le discours est intéressant à cet égard, et aussi en tant que revue des différentes branches du service diplomatique, et des devoirs qui se rattachent à chacune de ces branches, et c'est comme une espèce de legs fait par l'orateur à cette profession dont il avait si longtemps été l'ornement.

IX

«Messieurs,

«J'étais en Amérique lorsque l'on eut la bonté de me nommer membre de l'Institut, et de m'attacher à la classe des sciences morales et politiques, à laquelle j'ai, depuis son origine, l'honneur d'appartenir.

«A mon retour en France, mon premier soin fut de me rendre à ses séances, et de témoigner aux personnes qui la composaient alors, et dont plusieurs nous ont laissé de justes regrets, le plaisir que j'avais de me trouver un de leurs collègues. A la première séance à laquelle j'assistai, on renouvelait le bureau et on me fit l'honneur de me nommer secrétaire. Le procès-verbal que je rédigeai pendant six mois avec autant de soin que je le pouvais, portait, peut-être un peu trop, le caractère de ma déférence; car j'y rendais compte d'un travail qui m'était fort étranger. Ce travail, qui sans doute avait coûté bien des recherches, bien des veilles à un de nos plus savants collègues, avait pour titre: Dissertation sur les lois ripuaires. Je fis aussi, à la même époque, dans nos assemblées publiques, quelques lectures que l'indulgence, qui m'était accordée alors, a fait insérer dans les mémoires de l'Institut. Depuis cette époque, quarante années se sont écoulées, durant lesquelles cette tribune m'a été comme interdite, d'abord par beaucoup d'absences, ensuite par des fonctions auxquelles mon devoir était d'appartenir tout entier; je dois dire aussi, par la discrétion que les temps difficiles exigent d'un homme livré aux affaires, et enfin, plus tard, par les infirmités que la vieillesse amène d'ordinaire avec elle, ou du moins qu'elle aggrave toujours.

«Mais aujourd'hui j'éprouve le besoin, et je regarde comme un devoir de m'y présenter une dernière fois, pour que la mémoire d'un homme connu dans toute l'Europe, d'un homme que j'aimais, et qui, depuis la formation de l'Institut, était notre collègue, reçoive ici un témoignage public de notre estime et de nos regrets. Sa position et la mienne me mettent dans le cas de révéler plusieurs de ses mérites. Son principal, je ne dis pas son unique titre de gloire, consiste dans une correspondance de quarante années nécessairement ignorée du public, qui, très-probablement, n'en aura jamais connaissance. Je me suis dit: «Qui en parlera dans cette enceinte? Qui sera surtout dans l'obligation d'en parler, si ce n'est moi, qui en ai reçu la plus grande part, à qui elle fut toujours si agréable, et souvent si utile dans les fonctions ministérielles que j'ai eu à remplir sous trois règnes... très-différents?»

«Le comte Reinhard avait trente ans, et j'en avais trente-sept quand je le vis pour la première fois. Il entrait aux affaires avec un grand fonds de connaissances acquises; il savait bien cinq ou six langues dont les littératures lui étaient familières; il eût pu se rendre célèbre comme poëte, comme historien, comme géographe, et c'est en cette qualité qu'il fut membre de l'Institut, dès que l'Institut fut créé.

«Il était déjà à cette époque, membre de l'Académie des sciences de Gœttingen. Né et élevé en Allemagne, il avait publié dans sa jeunesse quelques pièces de vers qui l'avaient fait remarquer par Gessner, par Wieland, par Schiller. Plus tard, obligé pour sa santé de prendre les eaux de Carlsbad, il eut le bonheur d'y trouver et d'y voir souvent le célèbre Gœthe, qui apprécia assez son goût et ses connaissances pour désirer d'être averti par lui de tout ce qui faisait quelque sensation dans la littérature française. M. Reinhard le lui promit: les engagements de ce genre, entre les hommes d'un ordre supérieur, sont toujours réciproques et deviennent bientôt des liens d'amitié. Ceux qui se formèrent entre M. Reinhard et Gœthe donnèrent lieu à une correspondance que l'on imprime aujourd'hui en Allemagne.

«On y verra, qu'arrivé à cette époque de la vie où il faut définitivement choisir un état, M. Reinhard fit sur lui-même, sur ses goûts, sur sa position et sur celle de sa famille un retour sérieux qui précéda sa détermination, et alors, chose remarquable pour le temps, à des carrières où il eût pu être indépendant, il en préféra une où il ne pouvait l'être. C'est à la carrière diplomatique qu'il donna la préférence, et il fit bien: propre à tous les emplois de cette carrière, il les a successivement tous remplis, et tous avec distinction.

«Je hasarderai de dire ici que ses études premières l'y avaient heureusement préparé. Celle de la théologie surtout, où il se fit remarquer dans le séminaire de Denkendorf et dans celui de la faculté protestante de Tübingen, lui avait donné une force et en même temps une souplesse de raisonnement que l'on retrouve dans toutes les pièces qui sont sorties de sa plume. Et pour m'ôter à moi-même la crainte de me laisser aller à une idée qui pourrait paraître paradoxale, je me sens obligé de rappeler ici les noms de plusieurs de nos grands négociateurs, tous théologiens, et tous remarqués par l'histoire comme ayant conduit les affaires politiques les plus importantes de leur temps: le cardinal chancelier Duprat, aussi versé dans le droit canon que dans le droit civil, et qui fixa avec Léon X les bases du concordat dont plusieurs dispositions subsistent encore aujourd'hui; le cardinal d'Ossat, qui, malgré les efforts de plusieurs grandes puissances, parvint à réconcilier Henri IV avec la cour de Rome. Le recueil de lettres qu'il a laissé est encore prescrit aujourd'hui aux jeunes gens qui se destinent à la carrière politique; le cardinal de Polignac, théologien, poëte et négociateur, qui, après tant de guerres malheureuses, sut conserver à la France, par le traité d'Utrecht, les conquêtes de Louis XIV.

«C'est aussi au milieu de livres de théologie qu'avait été commencée par son père, devenu évêque de Gap, l'éducation de M. de Lyonne, dont le nom vient de recevoir un nouveau lustre par une récente et importante publication.

«Les noms que je viens de citer me paraissent suffire pour justifier l'influence qu'eurent, dans mon opinion, sur les habitudes d'esprit de M. Reinhard, les premières études vers lesquelles l'avait dirigé l'éducation paternelle.

«Les connaissances à la fois solides et variées qu'il y avait acquises l'avaient fait appeler à Bordeaux pour remplir les honorables et modestes fonctions de précepteur dans une famille protestante de cette ville. Là, il se trouva naturellement en relation avec des hommes dont le talent, les erreurs et la mort jetèrent tant d'éclat sur notre première assemblée législative. M. Reinhard se laissa facilement entraîner par eux à s'attacher au service de la France.

«Je ne m'astreindrai point à le suivre pas à pas à travers les vicissitudes dont fut remplie la longue carrière qu'il a parcourue. Dans les nombreux emplois qui lui furent confiés, tantôt d'un ordre élevé, tantôt d'un ordre inférieur, il semblerait y avoir une sorte d'incohérence, et comme une absence de hiérarchie que nous aurions aujourd'hui de la peine à comprendre. Mais à cette époque, il n'y avait pas plus de préjugés pour les places qu'il n'y en avait pour les personnes. Dans d'autres temps, la faveur, quelquefois le discernement, appelaient à toutes les situations éminentes. Dans le temps dont je parle, bien ou mal, toutes les situations étaient conquises. Un pareil état de choses mène bien vite à la confusion.

«Aussi, nous voyons M. Reinhard, premier secrétaire de la légation à Londres; occupant le même emploi à Naples; ministre plénipotentiaire auprès des villes anséatiques, Hambourg, Brême et Lubeck; chef de la troisième division au département des affaires étrangères; ministre plénipotentiaire à Florence; ministre des relations extérieures; ministre plénipotentiaire en Helvétie; consul général à Milan; ministre plénipotentiaire près le cercle de basse Saxe; président dans les provinces turques au delà du Danube, et commissaire général des relations commerciales en Moldavie; ministre plénipotentiaire auprès du roi de Westphalie; directeur de la chancellerie du département des affaires étrangères; ministre plénipotentiaire auprès de la diète germanique et de la ville libre de Francfort, et, enfin, ministre plénipotentiaire à Dresde.

«Que de places, que d'emplois, que d'intérêts confiés à un seul homme, et cela à une époque où les talents paraissaient devoir être d'autant moins appréciés que la guerre semblait, à elle seule, se charger de toutes les affaires!

«Vous n'attendez donc pas de moi, messieurs, qu'ici je vous rende compte en détail, et date par date, de tous les travaux de M. Reinhard dans les différents emplois dont vous venez d'entendre l'énumération. Il faudrait faire un livre.

«Je ne dois parler devant vous que de la manière dont il comprenait les fonctions qu'il avait à remplir, qu'il fût chef de division, ministre ou consul.

«Quoique M. Reinhard n'eût point alors l'avantage qu'il aurait eu quelques années plus tard, de trouver sous ses yeux d'excellents modèles, il savait déjà combien de qualités, et de qualités diverses, devaient distinguer un chef de division des affaires étrangères. Un tact délicat lui avait fait sentir que les mœurs d'un chef de division devaient être simples, régulières, retirées; qu'étranger au tumulte du monde, il devait vivre uniquement pour les affaires et leur vouer un secret impénétrable; que, toujours prêt à répondre sur les faits et sur les hommes, il devait avoir sans cesse présents à la mémoire tous les traités, connaître historiquement leurs dates, apprécier avec justesse leurs côtés forts et leurs côtés faibles, leurs antécédents et leurs conséquences; savoir, enfin, les noms des principaux négociateurs, et même leurs relations de famille; que, tout en faisant usage de ces connaissances, il devait prendre garde à inquiéter l'amour-propre toujours si clairvoyant du ministre, et qu'alors même qu'il l'entraînait à son opinion, son succès devait rester dans l'ombre; car il savait qu'il ne devait briller que d'un éclat réfléchi; mais il savait aussi que beaucoup de considération s'attachait naturellement à une vie aussi pure et aussi modeste.

«L'esprit d'observation de M. Reinhard ne s'arrêtait point là; il l'avait conduit à comprendre combien la réunion des qualités nécessaires à un ministre des affaires étrangères est rare. Il faut, en effet qu'un ministre des affaires étrangères soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche, avant toute discussion, de jamais se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable; d'être réservé avec les formes de l'abandon, d'être habile jusque dans le choix de ses distractions; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve; en un mot, il ne doit pas cesser un moment, dans les vingt-quatre heures, d'être ministre des affaires étrangères.

«Cependant, toutes ces qualités, quelque rares qu'elles soient, pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici, pour détruire un préjugé assez généralement répandu: non, la diplomatie n'est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques, car c'est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi n'autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve; et la réserve a cela de particulier, c'est qu'elle ajoute à la confiance.

«Dominé par l'honneur et l'intérêt du prince, par l'amour de la liberté, fondé sur l'ordre et sur les droits de tous, un ministre des affaires étrangères, quand il sait l'être, se trouve ainsi placé dans la plus belle situation à laquelle un esprit élevé puisse prétendre.

«Après avoir été un ministre habile, que de choses il faut encore savoir pour être un bon consul! Car les attributions d'un consul sont variées à l'infini; elles sont d'un genre tout différent de celles des autres employés des affaires étrangères. Elles exigent une foule de connaissances pratiques pour lesquelles une éducation particulière est nécessaire. Les consuls sont dans le cas d'exercer, dans l'étendue de leur arrondissement, vis-à-vis de leurs compatriotes, les fonctions de juges, d'arbitres, de conciliateurs; souvent ils sont officiers de l'état civil; ils remplissent l'emploi de notaires, quelquefois celui d'administrateur de la marine; ils surveillent et constatent l'état sanitaire; ce sont eux qui, par leurs relations habituelles, peuvent donner une idée juste et complète de la situation du commerce, de la navigation et de l'industrie particulière au pays de leur résidence. Aussi M. Reinhard, qui ne négligeait rien pour s'assurer de la justesse des informations qu'il était dans le cas de donner à son gouvernement, et des décisions qu'il devait prendre comme agent politique, comme agent consulaire, administrateur de la marine, avait-il fait une étude approfondie du droit des gens et du droit maritime. Cette étude l'avait conduit à croire qu'il arriverait un temps où, par des combinaisons habilement préparées, il s'établirait un système général de commerce et de navigation, dans lequel les intérêts de toutes les nations seraient respectés, et dont les bases fussent telles que la guerre elle-même n'en pût altérer le principe, dût-elle suspendre quelques-unes de ses conséquences. Il était aussi parvenu à résoudre avec sûreté et promptitude toutes les questions de change, d'arbitrage, de conversion de monnaies, de poids et mesures, et tout cela sans que jamais aucune réclamation se soit élevée contre les informations qu'il avait données et contre les jugements qu'il avait rendus. Il est vrai aussi que la considération personnelle qu'il l'a suivi dans toute sa carrière donnait du poids à son intervention dans toutes les affaires dont il se mêlait et à tous les arbitrages sur lesquels il avait à prononcer.

«Mais, quelque étendues que soient les connaissances d'un homme, quelque vaste que soit sa capacité, être un diplomate complet est bien rare; et cependant M. Reinhard l'aurait peut-être été, s'il eût eu une qualité de plus; il voyait bien, il entendait bien; la plume à la main, il rendait admirablement compte de ce qu'il avait vu, de ce qui lui avait été dit. Sa parole écrite était abondante, facile, spirituelle, piquante; aussi, de toutes les correspondances diplomatiques de mon temps, il n'y en avait aucune à laquelle l'empereur Napoléon, qui avait le droit et le besoin d'être difficile, ne préférât celle du comte Reinhard. Mais ce même homme qui écrivait à merveille s'exprimait avec difficulté. Pour accomplir ses actes, son intelligence demandait plus de temps qu'elle n'en pouvait obtenir dans la conversation. Pour que sa parole interne pût se reproduire facilement, il fallait qu'il fût seul et sans intermédiaire.

«Malgré cet inconvénient réel, M. Reinhard réussit toujours à faire, et à bien faire, tout ce dont il était chargé. Où donc trouvait-il ses moyens de réussir, où prenait-il ses inspirations?

«Il les prenait, messieurs, dans un sentiment vrai et profond qui gouvernait toutes ses actions, dans le sentiment du devoir. On ne sait pas assez tout ce qu'il y a de puissance dans ce sentiment. Une vie tout entière au devoir est bien aisément dégagée d'ambition. La vie de M. Reinhard était uniquement employée aux fonctions qu'il avait à remplir, sans que jamais chez lui il y eût trace de calcul personnel ni de prétention à quelque avancement précipité.

«Cette religion du devoir, à laquelle M. Reinhard fut fidèle toute sa vie, consistait en une soumission exacte aux instructions et aux ordres de ses chefs; dans une vigilance de tous les moments, qui, jointe à beaucoup de perspicacité, ne les laissait jamais dans l'ignorance de ce qu'il leur importait de savoir; en une rigoureuse véracité dans tous ses rapports, qu'ils dussent être agréables ou déplaisants; dans une discrétion impénétrable, dans une régularité de vie qui appelait la confiance et l'estime; dans une représentation décente, enfin dans un soin constant à donner aux actes de son gouvernement la couleur et les explications que réclamait l'intérêt des affaires qu'il avait à traiter.

«Quoique l'âge eût marqué pour M. Reinhard le temps du repos, il n'aurait jamais demandé sa retraite, tant il avait crainte de montrer de la tiédeur à servir dans une carrière qui avait été celle de toute sa vie.

«Il a fallu que la bienveillance royale, toujours si attentive, fût prévoyante pour lui, et donnât à ce grand serviteur de la France la situation la plus honorable en l'appelant à la chambre des pairs.

«M. le comte Reinhard n'a pas joui assez longtemps de cet honneur, et il est mort presque subitement le 25 décembre 1837.

«M. Reinhard s'était marié deux fois. Il a laissé du premier lit un fils qui est aujourd'hui dans la carrière politique. Au fils d'un tel père, tout ce qu'on peut souhaiter de mieux, c'est de lui ressembler.»


Les forces vitales, qu'une longue existence avait épuisées de toutes sortes de manières, semblèrent alors ne plus pouvoir se prêter à la lutte.

Une maladie, qui s'était déjà annoncée et qui, à l'âge du prince Talleyrand, ne pouvait manquer d'être mortelle, prit alors un caractère plus redoutable.

Une opération fut conseillée. Le prince s'y soumit, et la supporta avec un courage qui surprit ceux-là même qui connaissaient le mieux le stoïcisme qu'il professait en toute occasion et dont il faisait habituellement preuve. Mais des symptômes dangereux se manifestèrent bientôt, et son médecin crut devoir l'avertir que sa maladie pourrait bien être mortelle. Il fut poussé à cette démarche par la famille du noble malade qui désirait vivement qu'il eût, avant de mourir, fait sa paix avec l'Église, et lorsque M. de Talleyrand fut convaincu qu'il ne pouvait se remettre, il consentit à tout ce qui lui fut demandé à ce point de vue, comme l'on consent à accorder une faveur qui ne peut vous nuire, et qui est agréable à ceux qui vous entourent.

Une personne qui a assisté à ses derniers moments nous en fait le récit suivant: «Lorsque j'entrai dans la chambre où reposait le doyen de nos hommes d'État, il venait de tomber dans un profond sommeil, dont les médecins attendaient quelque soulagement. Il y avait une heure que j'étais arrivé, et le sommeil, ou plutôt la léthargie, se prolongeait toujours; ce fut alors curieux de remarquer, à mesure que le temps s'écoulait, l'inquiétude manifestée par ceux qui l'aimaient le mieux et qui le touchaient de plus près, à l'occasion de ce repos, qui, quoique si salutaire, pourrait se prolonger au delà de l'heure fixée pour la visite du roi; car le souverain avait tenu à rendre à M. de Talleyrand ce dernier hommage.

«Avec quelque difficulté on parvint à la fin à éveiller le malade et à lui faire comprendre de quelle cérémonie il était question, et on avait à peine réussi à le soulever et à le placer au bord du lit, lorsque Louis-Philippe entra dans l'appartement, accompagné de madame Adélaïde. «Je suis très-affligé, prince, de voir que vous souffrez autant, dit le roi d'une voix basse et tremblante, rendue presque inintelligible par l'émotion qui le suffoquait.—Sire, vous êtes venu assister aux souffrances d'un mourant, et ceux qui ont de l'affection pour lui ne peuvent avoir qu'un désir, celui de les voir bientôt finir.» Ces mots furent articulés par M. de Talleyrand de ce son de voix sonore et mâle qui lui était tout particulier, et que la mort elle-même, en s'approchant, n'avait pas eu la puissance d'affaiblir.

«La visite royale, comme toutes les visites d'une nature désagréable, fut aussi courte que possible. La position était embarrassante et pénible pour tous. Après un effort et quelques paroles de consolation, Louis-Philippe se leva pour prendre congé, et même à ce moment suprême, le vieux prince de Talleyrand ne perdit pas sa présence d'esprit habituelle, mais se souvint du devoir que lui dictait l'étiquette dans le respect de laquelle il avait été élevé, savoir: présenter au souverain, d'une manière formelle, ceux qui se trouvaient en sa présence. Se soulevant donc avec peine, il nomma son médecin, son secrétaire, son valet principal, le docteur attaché à sa maison, et dit lentement: «Sire, notre maison a reçu aujourd'hui un honneur digne d'être inscrit dans nos annales, honneur dont mes successeurs se souviendront avec orgueil et reconnaissance!» Ce fut bientôt après que l'on remarqua les premiers symptômes de dissolution, et, en conséquence, toute la famille fut convoquée auprès de lui. Peu de personnes furent admises dans sa chambre; mais l'appartement adjacent était encombré et offrait un spectacle étrange à côté d'un lit de mort.

«Il y avait là l'élite de la société de Paris. D'un côté, des hommes politiques vieux et jeunes, des hommes d'État aux cheveux gris, se pressaient autour du foyer et causaient avec animation; de l'autre, on remarquait un groupe de jeunes gens et de jeunes dames dont les œillades et les gracieux murmures échangés à voix basse formaient un triste contraste avec les gémissements suprêmes du mourant.

«Tout d'un coup, la conversation s'arrêta, le murmure des voix cessa. Il y eut une pause solennelle, et tous les regards se dirigèrent vers la porte lentement ouverte de la chambre du prince. Un domestique entra, les yeux gonflés et baissés, et, s'avançant vers le docteur C..., qui, comme moi, venait de chercher un instant de repos dans le salon, lui dit quelques mots bas à l'oreille. Il se leva à l'instant et entra dans la chambre du prince. La précipitation naturelle avec laquelle se fit ce mouvement, en révéla clairement la cause. Chacun s'élança à l'instant vers la porte de l'appartement dans lequel M. de Talleyrand était assis au bord de son lit, soutenu dans les bras de son secrétaire. La mort avait évidemment déjà marqué de son empreinte ce front de marbre; mais je fus cependant frappé de l'énergie encore saisissante de la physionomie. C'était comme si toute la vie, qui avait autrefois suffi à animer son être tout entier, se fût alors concentrée dans le cerveau. De temps à autre, il soulevait la tête, rejetant en arrière, avec un brusque mouvement, les longues boucles grises qui gênaient sa vue; puis il regardait autour de lui, et alors, comme s'il était satisfait du résultat de son examen, un sourire passait sur ses traits, et sa tête retombait sur sa poitrine. Il vit approcher la mort sans la craindre, sans chercher à reculer, mais cependant sans affecter en aucune manière de la défier et de la dédaigner.

«S'il est vrai que c'est une consolation de mourir entouré de parents et d'amis, ses derniers sentiments à l'égard du monde qu'il quittait pour toujours durent être ceux d'une complète approbation et d'une pleine paix, car il expira le 17 mai 1838 au milieu d'une pompe royale et d'un respect universel, et de tous ceux qu'il aurait voulu lui-même rassembler autour de sa couche à cette heure dernière, aucun ne manquait à l'appel.

«L'amie de son âge mûr, la jeune et charmante idole de sa vieillesse, étaient à genoux auprès de son lit, et si les paroles de consolation murmurées par le ministre de paix n'arrivaient pas toujours jusqu'à son oreille affaiblie, c'était parce que le son en était étouffé par les sanglots, les gémissements de celles qu'il avait aimées si tendrement. Mais à peine ces yeux, dont chaque regard avait été épié si longtemps et avec un intérêt si profond, se furent-ils fermés pour toujours, que la scène changea brusquement. On aurait pu croire qu'une volée de corneilles venait subitement de prendre son essor, si grande fut la précipitation avec laquelle chacun quitta l'hôtel, dans l'espoir d'être le premier à répandre la nouvelle au sein de la coterie ou du cercle particulier dont il ou elle était l'oracle. Avant la tombée de la nuit, cette chambre, plus qu'encombrée pendant toute la journée, avait été abandonnée aux serviteurs de la tombe, et, lorsque j'y entrai le soir, je trouvai ce même fauteuil, d'où le prince avait si souvent lancé en ma présence une plaisanterie courtoise ou une piquante épigramme, occupé par un prêtre loué pour la circonstance et marmottant des prières pour le repos de l'âme qui venait de s'envoler.»

X

M. de Talleyrand fut enterré à Valançay, dans la chapelle des sœurs de Saint-André, bâtie par lui, et dans laquelle il avait déjà placé le caveau de famille.


Sa carrière et son caractère se sont graduellement déroulés dans cette esquisse; de sorte qu'il ne nous reste que peu de chose à en dire. Ainsi que je l'ai fait observer ailleurs, cette carrière et ce caractère sont surtout l'œuvre de leur époque, et on ne peut bien les apprécier qu'en les mettant en regard de cette époque d'immoralité sociale et de constants changements politiques, qu'en se plaçant à ce point de vue. Quelques-uns de ses défauts étaient tellement inhérents à cette époque, que, bien qu'ils aient justement mérité d'être blâmés (le vice et la vertu étant indépendants de l'habitude et de l'exemple), on peut aussi admettre les circonstances atténuantes.

Quant à la variété des rôles politiques qu'il joua dans les différentes scènes du grand drame de ce demi-siècle, nous voyons tous les jours des changements si extraordinaires et si brusques chez les hommes publics les plus respectables de notre temps, et même de notre pays, qu'il serait absurde de ne pas reconnaître que, lorsque les années s'écoulent rapidement à travers des événements si changeants, nous devons nous attendre à voir ceux dont la carrière y est engagée adopter brusquement des opinions différentes. Les caractères conséquents et tout d'une pièce ne se trouvent qu'au moyen âge.

Au commencement de la grande Révolution de 1789, M. de Talleyrand embrassa en politique le parti libéral; beaucoup de personnes de son rang et de sa profession ne firent pas comme lui, mais plusieurs des plus illustres l'imitèrent, et avec les meilleurs motifs. Quelque temps s'écoula; la monarchie fut renversée; un règne de démence et de terreur lui succéda; et surgissant en quelque sorte du sein de cette obscurité sanguinaire, des hommes commençaient à distinguer quelques éléments d'ordre, qu'ils cherchaient à grouper sous le nom de gouvernement républicain.

Nous qui avons vu de nos propres yeux des Français d'un rang élevé et généralement regardés comme des gens honorables, amis personnels d'un souverain déposé, devenus républicains quelques jours seulement après sa chute, et quelques années plus tard les serviteurs confidentiels d'une autre dynastie, nous ne pouvons juger avec grande sévérité un Français qui, revenant en France au moment où M. de Talleyrand y revint, consentit à servir le Directoire. Nous ne pouvons pas non plus nous étonner, de ce que, lorsqu'il devint évident que sous le Directoire les choses marchaient de nouveau vers cet état de terreur et de confusion dont l'horrible souvenir était encore si vivant, M. de Talleyrand se laissa aller à préférer le gouvernement d'un homme à l'absence de tout gouvernement, l'organisation de la société sous un despotisme temporaire à sa décomposition radicale et complète. Plus tard, la licence et le désordre étant vaincus, des idées de liberté modérée et régulière se développèrent; le dictateur fit alors l'effet d'un tyran, et le soldat couronné par la victoire ne fut plus qu'un hardi joueur qui avait gagné jusqu'ici au jeu des batailles. Ce soldat convertit la nation en une armée, et son armée fut battue: alors, M. de Talleyrand aida à ressusciter cette nation, et à lui donner la charpente d'un système constitutionnel, sous un monarque légitime; c'était en réalité presque le même système que trente-cinq ans auparavant il aurait voulu voir établir. Les années s'écoulèrent, semblant démontrer la vérité de ce vieil adage, que «les Restaurations sont impossibles.» Le royal émigré, dont on a dit avec raison qu'il n'avait rien oublié ni rien appris pendant ses malheurs, ne s'était pas suffisamment pénétré de l'esprit de la nouvelle société qui s'était formée depuis sa jeunesse, et qui n'avait ni les dispositions ni les habitudes desquelles il voulait se prévaloir pour faire marcher la monarchie. Les vues de Charles X créèrent des défiances que ses actes, grandement exagérés par ces défiances, justifiaient à peine. Mais on savait qu'il pensait que la liberté publique dépendait uniquement de sa volonté, et cela rendait dangereuse la moindre tentative faite pour restreindre cette liberté.

La couronne tomba dans les ruisseaux de Paris. Le gouvernement qui ressemblerait le plus à celui qui avait été renversé était encore une monarchie avec un monarque emprunté, lui aussi, à la famille de celui qui avait été déposé, mais consentant à accepter son trône comme un don de la nation française et ne pouvant y prétendre en vertu d'un droit légitime. M. de Talleyrand contribua à former ce gouvernement.

On ne peut dire qu'en cette occasion il se soit départi de ses principes, bien qu'il ait changé de souverain.

Réellement, en envisageant avec calme et sans passion chacune des époques que je viens ainsi de passer en revue, il me semble impossible qu'aucun homme sensé et modéré puisse nier que M. de Talleyrand, dans chacun de ces cas, n'ait pris le parti que conseillaient le bon sens et la modération. On ne peut pas dire qu'il ait jamais agi avec désintéressement dans aucun des changements variés de sa longue carrière; mais, cependant, on peut affirmer que chaque fois qu'il accepta le pouvoir il rendit un service réel à la cause qu'il épousa, et même à son pays.

Il est impossible de contester que, lors du premier établissement de quelque chose ressemblant sous la République à l'ordre et à un gouvernement régulier, les relations de la France avec les puissances étrangères furent considérablement améliorées par le choix que l'on fit comme ministre des affaires étrangères d'un homme de la naissance, des capacités et des talents bien connus de M. de Talleyrand. On ne peut nier non plus que pendant le Consulat et la première période de l'Empire, l'expérience, la sagacité et le tact du diplomate accompli n'aient été éminemment utiles au guerrier jeune, ardent et mal élevé que son fier génie avait placé à la tête de l'État. L'assistance de M. de Talleyrand fut inestimable pour Louis XVIII, quand ce souverain recouvra son trône, et Louis-Philippe dut en grande partie, à la mission que M. de Talleyrand consentit à accepter pour Londres, le respect qui fut accordé si promptement, par les gouvernements étrangers, à son autorité acquise en un jour. Il faut encore que je répète ici ce sur quoi j'ai déjà appelé l'attention. Aucun parti n'eut jamais à se plaindre de la trahison ou de l'ingratitude de cet homme d'État, que l'on a si souvent flétri du titre d'inconstant. La ligne de conduite qu'il suivit aux différentes périodes de sa vie si remplie d'événements fut celle que lui traçait naturellement la position dans laquelle il se trouvait, et celle qu'amis et ennemis attendaient de lui. Ceux qu'il abandonna, ce fut après s'être d'abord opposé à leur politique, ceux dont les vues étaient condamnées par l'ordre le plus élevé des intérêts de son pays; alors seulement commençait son hostilité. On peut trouver assez généralement la règle de sa conduite et la cause de son succès dans sa maxime profonde et bien connue, que: «les pensées du plus grand nombre des personnes intelligentes d'un temps, ou d'un pays, sont destinées d'une manière certaine, après plus ou moins de fluctuations, à devenir à la fin l'opinion publique de leur siècle ou de leur société.»

Toutefois, il faut reconnaître que, pour une nature droite, il y a quelque chose de déplaisant dans l'histoire d'un homme d'État qui a servi différents maîtres et différents systèmes, se faisant le champion de chaque cause au moment où elle triomphait. La raison peut excuser, expliquer ou défendre une telle versatilité; mais aucune sympathie généreuse ne nous pousse à y applaudir ou à en faire l'éloge.

Le talent particulier, saillant de M. de Talleyrand, ainsi que je l'ai montré plus d'une fois, était son tact; l'art de saisir tout d'abord le point important d'une affaire, le trait particulier du caractère d'un individu, le génie et la tendance d'une époque! Ses autres qualités venaient s'ajouter à cette qualité dominante, mais elles étaient d'un ordre et d'un degré inférieurs.

Sa grande chance fut d'avoir été absent de France pendant les horreurs du comité de salut public; son grand mérite, d'avoir servi les gouvernements au moment où, en les servant, il servait les intérêts généraux. Son grand défaut, ce fut un amour effréné de l'argent, ou plutôt une absence complète de scrupule quant à la manière dont il l'obtenait. Je n'ai jamais entendu de justification bien claire de sa grande fortune, quoique l'explication que, dit-on, il en donna à Bonaparte: «J'ai acheté des fonds publics la veille du 18 brumaire et je les ai revendus le lendemain» ne manque ni d'esprit ni d'à propos. Son grand malheur fut d'avoir été ministre des affaires étrangères au moment de l'exécution du duc d'Enghien; et la partie la plus inexplicable de sa conduite, la déclaration qu'il fit en Angleterre qu'il n'avait rien à voir avec le gouvernement provisoire de Danton, et la déclaration de M. de Chénier à Paris, déclaration confirmée plus tard par M. de Talleyrand lui-même, qu'il était allé en Angleterre en qualité d'agent de Danton.

Un extrait du Moniteur du 27 mai 1838, page 1412, citant un extrait de la Gazette des tribunaux, vaut la peine d'être inséré ici:

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