F. Chopin
The Project Gutenberg eBook of F. Chopin
Title: F. Chopin
Author: Franz Liszt
Release date: June 3, 2007 [eBook #21669]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)
F. CHOPIN
PAR
F. LISZT
QUATRIÈME ÉDITION
LEIPZIG
BREITKOPF ET HAERTEL
IMPRIMEURS-ÉDITEURS
1890
Tous droits réservés.
I.
Weimar 1850.
hopin! doux et harmonieux génie! Quel est le cœur auquel il fut cher,
quelle est la personne à laquelle il fut familier qui, en l'entendant
nommer, n'éprouve un tressaillement, comme au souvenir d'un être
supérieur qu'il eut la fortune de connaître? Mais, quelque regretté
qu'il soit par tous les artistes et par tous ses nombreux amis, il nous
est peut-être permis de douter que le moment soit déjà venu où, apprécié
à sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulièrement
sensible, occupe dans l'estime universelle le haut rang que lui réserve
l'avenir.
S'il a été souvent prouvé que nul n'est prophète en son pays, n'est-il pas d'expérience aussi que les hommes de l'avenir, ceux qui le pressentent et le rapprochent par leurs œuvres, ne sont pas reconnus prophètes par leurs temps?... À vrai dire, pourrait-il en être autrement? Sans nous en prendre à ces sphères où le raisonnement devrait, jusqu'à un certain point, servir de garant à l'expérience, nous oserons affirmer que, dans le domaine des arts, tout génie innovateur, tout auteur qui délaisse l'idéal, le type, les formes dont se nourrissaient et s'enchantaient les esprits de son temps, pour évoquer un idéal nouveau, créer de nouveaux types et des formes inconnues, blessera sa génération contemporaine. Ce n'est que la génération suivante qui comprendra sa pensée, son sentiment. Les jeunes artistes groupés autour de cet inventeur auront beau protester contre les retardataires, dont la coutume invariable est d'assommer les vivants avec les morts, dans l'art musical bien plus encore que dans d'autres arts, il est quelquefois réservé au temps seul de révéler toute la beauté et tout le mérite des inspirations et des formes nouvelles.
Les formes multiples de l'art n'étant qu'une sorte d'incantation, dont les formules très diverses sont destinées à évoquer dans son cercle magique les sentiments et les passions que l'artiste veut rendre sensibles, visibles, audibles, tangibles, en quelque sorte, pour en communiquer les frémissements, le génie se manifeste par l'invention de formes nouvelles, adaptées parfois à des sentiments qui n'avaient point encore surgi dans le cercle enchanté. Dans la musique, ainsi que dans l'architecture, la sensation est liée à l'émotion sans l'intermédiaire de la pensée et du raisonnement, comme il en est dans l'éloquence, la poésie, la sculpture, la peinture, l'art dramatique, qui exigent qu'on connaisse et comprenne d'abord leur sujet, que l'intelligence doit avoir saisi avant que le cœur en soit touché. Comment alors la seule introduction de formes et de modes inusités, ne serait-elle pas déjà dans cet art un obstacle à la compréhension immédiate d'une œuvre?... La surprise, la fatigue même, occasionnées par l'étrangeté des impressions inconnues que réveillent une manière de procéder, une manière d'exprimer ses pensées et son sentiment, une manière de dire dont on n'a point encore appris la portée, le charme et le secret, font paraître au grand nombre les œuvres conçues en ces conditions imprévues, comme écrites dans une langue qu'on ignore et qui, par cela même, semble d'abord barbare!
La seule peine d'y habituer l'oreille, de se rendre compte par a + b des raisons pour lesquelles les anciennes règles sont autrement appliquées, autrement employées, successivement transformées, afin de correspondre à des besoins qui n'existaient pas lorsqu'elles furent établies, suffit pour en rebuter beaucoup. Ils refusent opiniâtrement d'étudier avec suite les œuvres nouvelles, pour saisir parfaitement ce qu'elles ont voulu dire et pourquoi elles ne pouvaient pas le dire sans changer les anciennes habitudes du langage musical, en croyant par là repousser du pur domaine de l'art sacré et radieux, un patois indigne des maîtres qui l'ont illustré. Cette répulsion, plus vive en des esprits consciencieux qui, ayant pris beaucoup de peine pour apprendre ce qu'ils savent s'y attachent comme à des dogmes hors desquels pas de salut, devient encore plus forte, plus impérieuse, quand sous des formes nouvelles un génie novateur introduit dans l'art des sentiments qui n'y avaient pas encore été exprimés. Alors on l'accuse de ne savoir ni ce qu'il est permis à l'art de dire, ni la manière dont il doit le dire.
Les musiciens ne sauraient même espérer que la mort apporte à leurs travaux cette plus value instantanée qu'elle donne à ceux des peintres, et aucun d'eux ne pourrait renouveler, au profit de ses manuscrits, le subterfuge d'un des grands maîtres flamands qui voulut de son vivant exploiter sa gloire future, en chargeant sa femme de répandre le bruit de son décès pour faire renchérir les toiles dont il avait eu soin de garnir son atelier. Les questions d'école peuvent aussi dans les arts plastiques retarder, de leur vivant, l'appréciation équitable de certains maîtres. Qui ne sait que les admirateurs passionnés de Rafael fulminaient contre Michel-Ange, que de nos jours on méconnut longtemps en France le mérite d'Ingres, dont ensuite les partisans dénigrèrent celui de Delacroix, pendant qu'en Allemagne les adhérents de Cornélius anathématisaient ceux de Kaulbach, qui le leur rendaient bien. Mais, en peinture ces guerres d'école arrivent plus tôt à une solution équitable, parce que le tableau ou la statue d'un novateur une fois exposés, tous peuvent la voir; la foule y accoutume ainsi ses yeux, pendant que le penseur, le critique impartial, (s'il y en a), est à même de l'étudier consciencieusement et d'y découvrir le mérite réel de la pensée et des formes encore inusitées. Il lui est toujours aisé de les revoir et de juger avec équité, pour peu qu'il le veuille, l'union adéquate qui s'y trouve ou non du sentiment et de la forme.
En musique, il n'en va pas ainsi. Les partisans exclusifs des anciens maîtres et de leur style ne permettent pas aux esprits impartiaux de se familiariser avec les productions d'une école qui surgit. Ils ont soin de les soustraire tout à fait à la connaissance du public. Si par mégarde quelque œuvre nouvelle, écrite dans un style nouveau, vient à être exécutée, non contents de la faire attaquer par tous les organes de la presse qu'ils tiennent à leur disposition, ils empêchent qu'on la joue et, surtout, qu'on la rejoue. Ils confisquent les orchestres et les conservatoires, les salles de concert et les salons, en établissant contre tout auteur qui cesse d'être un imitateur, un système de prohibition qui s'étend des écoles, où se forment le goût des virtuoses et des maîtres de chapelle, aux leçons, au cours, aux exécutions publiques, privées et intimes, où se forme le goût des auditeurs.
Un peintre et un sculpteur peuvent raisonnablement espérer de convertir peu à peu leurs contemporains de bonne foi, ceux que l'envie, la rancune, le parti pris, ne rendent pas inaccessibles à toute conversion, en ayant prise par la publicité même de leur œuvre sur toutes les âmes ingénues, sur celles qui sont supérieures aux petites taquineries d'atelier à atelier. Le musicien novateur est condamné à attendre une génération suivante pour être d'abord entendu, puis écouté. En dehors du théâtre, qui a ses propres conditions, ses propres lois, ses propres normes, dont nous ne nous occupons pas ici, il ne peut guère espérer de conquérir un public de son vivant; c'est-à-dire, de voir le sentiment qui l'a inspiré, la volonté qui l'a animé, la pensée qui l'a guidé, généralement comprises, clairement présentes à quiconque lit ou exécute ses œuvres. Il lui faut à l'avance courageusement renoncer à voir le mérite et la beauté de la forme dont il a revêtu son sentiment et sa pensée, généralement appréciées et reconnues par les artistes, ses égaux, avant un quart de siècle; pour mieux dire, avant sa mort. Celle-ci apporte bien une notable mutation dans les jugements, ne fut-ce que parce qu'elle donne à toutes les mauvaises petites passions des rivalités locales, l'occasion de taquiner, d'attaquer, de miner des réputations en vogue, en opposant à leurs plates productions les œuvres de ceux qui ne sont plus. Mais, qu'il y a loin encore de cette estime rétrospective que l'envie emprunte chez la justice, à la compréhension sympathique, affectueuse, amoureuse, admirative, due au génie ou au talent hors ligne.
Toutefois, en musique les retardataires sont moins coupables peut-être que ne le pensent ceux dont ils neutralisent les efforts, dont ils empêchent le succès, dont ils ajournent la gloire. Ne faut-il pas tenir compte de la difficulté réelle qu'ils éprouvent à comprendre les beautés qu'ils méconnaissent, à apprécier les mérites qu'ils nient avec tant d'obstination? L'ouïe est un sens infiniment plus sensible, plus nerveux, plus subtil que la vue; du moment que, cessant de servir aux simples besoins de la vie, il porte au cerveau des émotions liées à ses sensations, des pensées formulées par les divers modes que les sons affectent, au moyen de leur succession qui produit la mélodie, de leur groupement qui donne le rhythme, de leur simultanéité qui constitue l'harmonie, l'on a infiniment plus de peine à s'accoutumer à ses nouvelles formes qu'à celles qui affectent le regard. L'œil se fait bien plus rapidement à des contours maigres ou exubérants, à des lignes anguleuses ou rebondissantes, à un emploi exagéré de couleurs ou à une absence choquante de coloris, pour saisir l'intention austère ou pathétique d'un maître à travers sa «manière», que l'oreille ne se fait à l'apparition de dissonances qui lui paraissent atroces tant qu'il n'en saisit pas la motivation, de modulations dont la hardiesse lui semble vertigineuse tant qu'il n'en a pas senti le lien secret, logique et esthétique à la fois, comme les transitions voulues par un style en architecture, impossibles dans un autre. En outre, les musiciens qui ne s'astreignent pas aux routines conventionnelles ont besoin plus que d'autres artistes de l'aide du temps, parce que leur art, s'attaquant aux fibres les plus délicates du cœur humain le blesse et le fait souffrir, quand il ne le charme et ne l'enchante point.
Ce sont en premier lieu les organisations les plus jeunes et les plus vives qui, le moins enchaînées par l'attrait de l'habitude à des formes anciennes et aux sentiments qu'elles exprimaient, (attrait respectable même en ceux chez qui il est tyrannique), se prennent de curiosité, puis de passion, pour l'idiome nouveau, qui correspond naturellement par ce qu'il dit, comme par la manière dont il le dit, à l'idéal nouveau d'une nouvelle époque, aux types naissants d'une période qui va succéder à une autre. C'est grâce à ces jeunes phalanges, enthousiastes de ce qui dépeint leurs impressions et donne vie à leurs pressentiments, que le nouveau langage pénètre dans les régions récalcitrantes du public; c'est grâce à elles que celui-ci finit par en saisir le sens, la portée, la construction, et se décide à rendre justice aux qualités ou aux richesses qu'il renferme.
Quelle que soit donc la popularité déjà acquise à une partie des productions du maître dont nous voulons parler, de celui que les souffrances avaient brisé longtemps avant sa fin, il est à présumer que dans vingt-cinq ou trente ans d'ici, on aura pour ses ouvrages une estime moins superficielle et moins légère que celle qui leur est accordée maintenant. Ceux qui dans la suite s'occuperont de l'histoire de la musique, feront sa part, et elle sera grande, à celui qui y marqua par un si rare génie mélodique, par de si merveilleuses inspirations rhythmiques, par de si heureux et de si remarquables agrandissements du tissu harmonique, que ses conquêtes seront préférées avec raison à mainte œuvre de surface plus étendue, jouée et rejouée par de grands orchestres, chantée et rechantée par une quantité de prime donne.
Le génie de Chopin fut assez profond et assez élevé, assez riche surtout, pour avoir pu s'établir de prime abord, si non de prime saut, dans le vaste domaine de l'orchestration. Ses idées musicales furent assez grandes, assez arrêtées, assez nombreuses, pour se répartir à travers toutes les mailles d'une large instrumentation. Si les pédants lui eussent reproché de n'être point polyphone, il avait de quoi se moquer des pédants en leur prouvant que la polyphonie, tout en étant une des plus surprenantes, des plus puissantes, des plus admirables, des plus expressives, des plus majestueuses ressources du génie musical, ne représente, après tout, qu'une ressource, un mode d'expression, une des formes du style dans l'art, plus usité par tel auteur, plus général en telle époque ou tel pays, selon que le sentiment de cet auteur, de cette époque, de ce pays, en avaient plus besoin pour se traduire. Or, l'art n'étant pas là pour mettre en œuvre ses ressources en tant que ressources, pour faire valoir ses formes en tant que formes, il est évident que l'artiste n'a lieu de s'en servir que lorsque ces formes et ces ressources sont utiles ou nécessaires à l'expression de sa pensée et de son sentiment. Pour peu que la nature de son génie et celle des sujets qu'il choisit ne réclament point ces formes, n'aient pas besoin de ces ressources, il les laisse de côté comme il laisse reposer le fifre et la clarinette-basse, la grosse-caisse ou la viole d'amour quand il n'a qu'en faire.
Ce n'est certes pas l'emploi de certains effets plus difficiles à atteindre que d'autres, qui témoigne du génie de l'artiste. Son génie se révèle dans le sentiment qui le fait chanter; il se mesure à sa noblesse, il se témoigne définitivement dans une union si adéquate du sentiment et de la forme qu'il prend, qu'on ne puisse imaginer l'un sans l'autre, l'un étant comme le revêtement naturel, l'irradiation spontanée de l'autre. Rien ne prouve mieux que les pensées de Chopin eussent pu facilement être acclimatées par lui dans l'orchestre, que la facilité avec laquelle on peut y transporter les plus belles, les plus remarquables d'entr'elles. Si donc il n'aborda jamais la musique symphonique sous aucune de ses manifestations, c'est qu'il ne le voulut point. Ce ne fut ni modestie outrée, ni dédain mal placé; ce fut la conscience claire et nette de la forme qui convenait le mieux à son sentiment, cette conscience étant un des attributs les plus essentiels du génie dans tous les arts, mais spécialement dans la musique.
En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin fit preuve d'une des qualités les plus précieuses dans un grand écrivain et certainement les plus rares dans un écrivain ordinaire: la juste appréciation de la forme dans laquelle il lui est donné d'exceller. Pourtant, ce fait dont nous lui faisons un sérieux mérite, nuisit à l'importance de sa renommée. Difficilement peut-être un autre, en possession de si hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il résisté aux tentations que présentent les chants de l'archet, les alanguissements de la flûte, les tempêtes de l'orchestre, les assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore à croire la seule messagère de la vieille déesse dont nous briguons les subites faveurs. Quelle conviction réfléchie ne lui a-t-il point fallu pour se borner à un cercle plus aride en apparence, determiné à y faire éclore par son génie et son travail des produits qui, à première vue, eussent semblé réclamer un autre terrain pour donner toute leur floraison? Quelle pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif qui, arrachant certains effets d'orchestre à leur domaine habituel où toute l'écume du bruit fût venue se briser à leurs pieds, les transplantait dans une sphère plus restreinte, mais plus idéalisée? Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument n'a-t-elle pas présidé à cette renonciation volontaire d'un empirisme si répandu, qu'un autre eût probablement considéré comme un contresens d'enlever d'aussi grandes pensées à leurs interprètes ordinaires! Que nous devons sincèrement admirer cette unique préoccupation du beau pour lui-même qui, en faisant dédaigner à Chopin la propension commune de répartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mélodie, lui permit d'augmenter les ressources de l'art en enseignant à les concentrer dans un moindre espace!
Loin d'ambitionner les fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir sa pensée intégralement reproduite sur l'ivoire du clavier, réussissant dans son but de ne lui rien faire perdre en énergie sans prétendre aux effets d'ensemble et à la brosse du décorateur. On n'a point encore assez sérieusement et assez attentivement apprécie la valeur du dessin de ce burin délicat, habitué qu'on est de nos jours à ne considérer comme compositeurs dignes d'un grand nom que ceux qui ont laissé pour le moins une demi-douzaine d'opéras, autant d'oratorios et quelques symphonies, demandant ainsi à chaque musicien de faire tout, même un peu plus que tout. Cette manière d'évaluer le génie, qui, par essence, est une qualité, à la quantité et à la dimension de ses œuvres, si généralement répandue qu'elle soit, n'en est pas moins d'une justesse très problématique!
Personne ne voudrait contester la gloire plus difficile à obtenir et la supériorité réelle des chantres épiques, qui déploient sur un large plan leurs splendides créations. Mais nous désirerions qu'on applique à la musique le prix qu'on met aux proportions matérielles dans les autres branches des beaux-arts et qui, en peinture par exemple, place une toile de vingt pouces carrés, comme la Vision d'Ezéchiel ou le Cimetière de Ruysdaël, parmi les chefs-d'œuvre évalués plus haut que tel tableau de vaste dimension, fût-il d'un Rubens ou d'un Tintoret. En littérature, Larochefoucauld est-il moins un écrivain de premier ordre pour avoir toujours resserré ses Pensées dans de si petits cadres? Uhland et Petofi sont-ils moins des poètes nationaux, pour n'avoir pas dépassé la poésie lyrique et la Ballade? Pétrarque ne doit-il pas son triomphe à ses Sonnets, et de ceux qui ont le plus répété leurs suaves rimes en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son poème sur l'Afrique?
Nous sommes certains de voir bientôt disparaître les préjugés qui disputent encore à l'artiste, n'ayant produit que des Lieder pareils à ceux de Franz Schubert ou de Robert Franz, sa supériorité d'écrivain sur tel autre qui aura partitionné les plates mélodies de bien des opéras que nous ne citerons pas! En musique aussi on finira bientôt par tenir surtout compte, dans les compositions diverses, de l'éloquence et du talent avec lesquels seront exprimés les pensées et les sentiments du poète, quels que soient du reste l'espace et les moyens employés pour les interpréter.
Or, on ne saurait étudier et analyser avec soin les travaux de Chopin sans y trouver des beautés d'un ordre très élevé, des sentiments d'un caractère parfaitement neuf, des formes d'une contexture harmonique aussi originale que savante. Chez lui la hardiesse se justifie toujours; la richesse, l'exubérance même, n'excluent pas la clarté, la singularité ne dégénère pas en bizarrerie, les ciselures ne sont pas désordonnées, le luxe de l'ornementation ne surcharge pas l'élégance des lignes principales. Ses meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, on peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical. Osées, brillantes, séduisantes, elles déguisent leur profondeur sous tant de grâce et leur habilité sous tant de charme, que c'est avec peine qu'on parvient à se soustraire assez à leur entraînant attrait, pour les juger à froid sous le point de vue de leur valeur théorique. Celle-ci a déjà été sentie par plus d'un maître ès-sciences, mais elle se fera de plus en plus reconnaître lorsque sera venu le temps d'un examen attentif des services rendus à l'art durant la période que Chopin a traversée.
C'est à lui que nous devons l'extension des accords, soit plaqués, soit en arpèges, soit en batteries; les sinuosités chromatiques et enharmoniques dont ses pages offrent de si frappants exemples, les petits groupes de notes surajoutées, tombant comme les gouttelettes d'une rosée diaprée par-dessus la figure mélodique. Il donna à ce genre de parure, dont on n'avait encore pris le modèle que dans les fioritures de l'ancienne grande école de chant italien, l'imprévu et la variété que ne comportait pas la voix humaine, servilement copiée jusque là par le piano dans des embellissements devenus stéréotypes et monotones. Il inventa ces admirables progressions harmoniques, par lesquelles il dota d'un caractère sérieux même les pages qui, vu la légèreté de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prétendre à cette importance.
Mais, qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'idée qu'on en fait jaillir, l'émotion qu'on y fait vibrer, qui l'élève, l'ennoblit et le grandit? Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que d'art surtout dans ces chefs-d'œuvre de La Fontaine, dont les sujets sont si familiers et les titres si modestes! Ceux d'Études et de Préludes le sont aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en resteront pas moins des types de perfection, dans un genre qu'il a créé et qui relève, ainsi que toutes ses œuvres, de l'inspiration de son génie poétique. Ses Études écrites presque en premier lieu, sont empreintes d'une verve juvénile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages subséquents, plus élaborés, plus achevés, plus combinés, pour se perdre, si l'on veut, dans ses dernières productions d'une sensibilité plus exquise, qu'on accusa longtemps d'être surexcitée et, par là, factice. On arrive cependant à se convaincre que cette subtilité dans le maniement des nuances, cette excessive finesse dans l'emploi des teintes les plus délicates et des contrastes les plus fugitifs, n'a qu'une fausse ressemblance avec les recherches de l'épuisement. En les examinant de près, on est forcé d'y reconnaître la claire-vue, souvent l'intuition sentiment et la pensée, mais que le commun des hommes n'aperçoit point, comme leur vue ordinaire ne saisit point toutes les transitions de la couleur, toutes les dégradations de teintes, qui font l'inénarrable beauté et la merveilleuse harmonie de la nature!
Si nous avions à parler ici en termes d'école du développement de la musique de piano, nous disséquerions ces merveilleuses pages qui offrent une si riche glane d'observations. Nous explorerions en première ligne ces Nocturnes, Ballades, Impromptus, Scherzos, qui, tous, sont pleins de raffinements harmoniques aussi inattendus qu'inentendus. Nous les rechercherions également dans ses Polonaises, dans ses Mazoures, Valses, Boléros. Mais ce n'est ni l'instant, ni le lieu d'un travail pareil, qui n'offrirait d'intérêt qu'aux adeptes du contre-point et de la basse chiffrée. C'est par le sentiment qui déborde de toutes ces œuvres qu'elles se sont répandues et popularisées: sentiment romantique, éminemment individuel, propre à leur auteur et profondément sympathique, non seulement à son pays qui lui doit une illustration de plus, mais à tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les attendrissements de l'amour.
Ne se contentant pas toujours de cadres dont il était libre de dessiner les contours si heureusement choisis, par lui, Chopin voulut quelquefois enclaver aussi sa pensée dans les classiques barrières. Il écrivit de beaux Concertos et de belles Sonates; toutefois, il n'est pas difficile de distinguer dans ces productions plus de volonté que d'inspiration. La sienne était impérieuse, fantasque, irréfléchie; ses allures ne pouvaient être que libres. Nous croyons qu'il a violenté son génie chaque fois qu'il a cherché à l'astreindre aux règles, aux classifications, à une ordonnance qui n'étaient pas les siennes et ne pouvaient concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la grâce se déploie surtout lorsqu'ils semblent aller à la dérive.
Il fut peut-être entraîné à désirer ce double succès par l'exemple de son ami Mickiewicz, qui, après avoir été le premier à doter sa langue d'une poésie romantique, faisant école dès 1818 dans la littérature polonaise par ses Dziady et ses ballades fantastiques, prouva ensuite, en écrivant Grażyna et Wallenrod, qu'il savait aussi triompher des difficultés qu'opposent à l'inspiration les entraves de la forme classique; qu'il était également maître lorsqu'il saisissait la lyre des anciens poètes. Chopin, en faisant des tentatives analogues, n'a pas, à notre avis, aussi complètement réussi. Il n'a pu maintenir dans le carré d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et indéterminé qui fait le charme de sa pensée. Il n'a pu y enserrer cette indécision nuageuse et estompée qui, en détruisant toutes les arêtes de la forme, la drape de longs plis, comme de flocons brumeux, semblables à ceux dont s'entouraient les beautés ossianiques lorsqu'elles faisaient apparaître aux mortels quelque suave profil, du milieu des changeantes nuées.
Les essais classiques de Chopin brillent pourtant par une rare distinction de style; ils renferment des passages d'un haut intérêt, des morceaux d'une surprenante grandeur. Nous citerons l'Adagio du second Concerto, pour lequel il avait une prédilection marquée et qu'il se plaisait à redire fréquemment. Les dessins accessoires appartiennent à la plus belle manière de l'auteur, la phrase principale en est d'une largeur admirable; elle alterne avec un récitatif qui pose le ton mineur et qui en est comme l'antistrophe. Tout ce morceau est d'une idéale perfection. Son sentiment, tour à tour radieux et plein d'apitoiement, fait songer à un magnifique paysage inondé de lumière, à quelque fortunée vallée de Tempé, qu'on aurait fixée pour être le lieu d'un récit lamentable, d'une scène poignante. On dirait un irréparable malheur accueillant le cœur humain en face d'une incomparable splendeur de la nature. Ce contraste est soutenu par une fusion de tons, une transmutation de teintes atténéries, qui empêche que rien de heurté ou de brusque ne vienne faire dissonance à l'impression émouvante qu'il produit, laquelle mélancolise la joie et en même temps rassérène la douleur!
Pourrions-nous ne pas parler de la Marche funèbre intercalée dans sa première sonate, orchestrée et exécutée pour la première fois à la cérémonie de ses obsèques? En vérité, on n'aurait pu trouver d'autres accents pour exprimer avec le même navrement quels sentiments et quelles larmes devaient accompagner à son dernier repos celui qui avait compris d'une manière si sublime comment on pleurait les grandes pertes!
Nous entendions dire un jour à un jeune homme de son pays: «Ces pages n'auraient pu être écrites que par un Polonais!» En effet, tout ce que le cortège d'une nation en deuil, pleurant sa propre mort, aurait de solennel et de déchirant, se retrouve dans le glas funèbre qui semble ici l'escorter. Tout le sentiment de mystique espérance, de religieux appel à une miséricorde surhumaine, à une clémence infinie, à une justice qui tient compte de chaque tombe et de chaque berceau; tout le repentir exalté qui éclaira de la lumière des auréoles tant de douleurs et de désastres, supportés avec l'héroïsme inspiré des martyrs chrétiens, résonne dans ce chant dont la supplication est si désolée. Ce qu'il y a de plus pur, de plus saint, de plus résigné, de plus croyant et de plus espérant dans le cœur des femmes, des enfants et des prêtres, y retentit, y frémit, y tressaille avec d'indicibles vibrations! On sent ici que ce n'est pas seulement la mort d'un héros qu'on pleure alors que d'autres héros restent pour le venger, mais bien celle d'une génération entière qui a succombé ne laissant après elle que les femmes, les enfants et les prêtres.
Aussi, le côté antique de la douleur en est-il totalement exclu. Rien n'y rappelle les fureurs de Cassandre, les abaissements de Priam, les frénésies d'Hécube, les désespoirs des captives troyennes. Ni cris perçants, ni rauques gémissements, ni blasphèmes impies, ni furieuses imprécations, ne troublent un instant une plainte qu'on pourrait prendre pour de séraphiques soupirs. Une foi superbe anéantissant dans les survivants de cette Ilion chrétienne l'amertume de la souffrance, en même temps que la lâcheté de l'abattement, leur douleur ne conserve plus aucune de ses terrestres faiblesses. Elle s'arrache de ce sol moite de sang et de larmes, elle s'élance vers le ciel et s'adresse au Juge suprême, trouvant pour l'implorer des supplications si ferventes que le cœur de quiconque les écoute se brise sous une auguste compassion. La mélopée funèbre, quoique si lamentable, est d'une si pénétrante douceur qu'elle semble ne plus venir de cette terre. Des sons qu'on dirait attiédis par la distance imposent un suprême recueillement, comme si, chantés par les anges eux-mêmes, ils flottaient déjà là-haut aux alentours du trône divin.
On aurait cependant tort de croire que toutes les compositions de Chopin sont dépourvues des émotions dont il a dépouillé ce sublime élan, que l'homme n'est peut-être pas à même de ressentir constamment avec une aussi énergique abnégation et une aussi courageuse douceur. De sourdes colères, des rages étouffées, se rencontrent dans maints passages de ses œuvres. Plusieurs de ses Études, aussi bien que ses Scherzos, dépeignent une exaspération concentrée, un désespoir tantôt ironique, tantôt hautain. Ces sombres apostrophes de sa muse ont passé plus inaperçues et moins comprises que ses poèmes d'un plus tranquille coloris, en provenant d'une région de sentiments où moins de personnes ont pénétré, dont moins de cœurs connaissent les formes d'une irréprochable beauté. Le caractère personnel de Chopin a pu y contribuer aussi. Bienveillant, affable, facile dans ses rapports, d'une humeur égale et enjouée, il laissait peu soupçonner les secrètes convulsions qui l'agitaient.
Ce caractère n'était pas facile à saisir. Il se composait de mille nuances qui, en se croisant, se déguisaient les unes les autres d'une manière indéchiffrable a prima vista. Il était aisé de se méprendre sur le fond de sa pensée, comme avec les slaves en général chez qui la loyauté et l'expansion, la familiarité et la captante desinvoltura des manières, n'impliquent nullement la confiance et l'épanchement. Leurs sentiments se révèlent et se cachent, comme les replis d'un serpent enroulé sur lui-même; ce n'est qu'en les examinant très attentivement qu'on trouve l'enchaînement de leurs anneaux. Il y aurait de la naïveté à prendre au mot leur complimenteuse politesse, leur modestie prétendue. Les formules de cette politesse et de cette modestie tiennent à leurs mœurs, qui se ressentent singulièrement de leurs anciens rapports avec l'orient. Sans se contagier le moins du monde de la taciturnité musulmane, les slaves ont appris d'elle une réserve défiante sur tous les sujets qui tiennent aux cordes délicates et intimes du cœur. On peut à peu près être certain qu'en parlant d'eux-mêmes, ils gardent toujours vis-à-vis de leur interlocuteur des réticences qui leur assurent sur lui un avantage d'intelligence ou de sentiment, en lui laissant ignorer telle circonstance ou tel mobile secret par lesquels ils seraient le plus admirés ou le moins estimés; ils se complaisent à le dérober sous un sourire fin, interrogateur, d'une imperceptible raillerie. Ayant en toute occurrence du goût pour le plaisir de la mystification, depuis les plus spirituelles et les plus bouffonnes jusqu'aux plus amères et aux plus lugubres, on dirait qu'ils voient dans cette moqueuse supercherie une formule de dédain à la supériorité qu'ils s'adjugent intérieurement, mais qu'ils voilent avec le soin et la ruse des opprimés.
L'organisation chétive et débile de Chopin ne lui permettant pas l'expression énergique de ses passions, il ne livrait à ses amis que ce qu'elles avaient de doux et d'affectueux. Dans le monde pressé et préoccupé des grandes villes, où nul n'a le loisir de deviner l'énigme des destinées d'autrui, où chacun n'est jugé que sur son attitude extérieure, bien peu songent à prendre la peine de jeter un coup d'œil qui dépasse la superficie des caractères. Mais ceux que des rapports intimes et fréquents rapprochaient du musicien polonais, avaient occasion d'apercevoir à certains moments l'impatience et l'ennui qu'il ressentait d'être si promptement cru sur parole. L'artiste, hélas! ne pouvait venger l'homme!... D'une santé trop faible pour trahir cette impatience par la véhémence de son jeu, il cherchait à se dédommager en entendant exécuter par un autre, avec la vigueur qui lui faisait défaut, ses pages dans lesquelles surnagent les rancunes passionnées de l'homme plus profondément atteint par certaines blessures qu'il ne lui plaît de l'avouer, comme surnageraient autour d'une frégate pavoisée, quoique près de sombrer, les lambeaux de ses flancs arrachés par les flots.
Un après-dîner, nous n'étions que trois. Chopin avait longtemps joué; une des femmes les plus distinguées de Paris se sentait de plus en plus envahie par un pieux recueillement, pareil à celui qui saisirait à la vue des pierres mortuaires jonchant ces champs de la Turquie, dont les ombrages et les parterres promettent de loin un jardin riant au voyageur surpris. Elle lui demanda d'où venait l'involontaire respect qui inclinait son cœur devant des monuments, dont l'apparence ne présentait à la vue qu'objets doux et gracieux? De quel nom il appellerait le sentiment extraordinaire qu'il renfermait dans ses compositions, comme des cendres inconnues dans des urnes superbes, d'un albâtre si fouillé?... Vaincu par les belles larmes qui humectaient de si belles paupières, avec une sincérité rare dans cet artiste si ombrageux sur tout ce qui tenait aux intimes reliques qu'il enfouissait dans les châsses brillantes de ses œuvres, il lui répondit que son cœur ne l'avait pas trompée dans son mélancolique attristement, car quels que fussent ses passagers égayements, il ne s'affranchissait pourtant jamais d'un sentiment qui formait en quelque sorte le sol de son cœur, pour lequel il ne trouvait d'expression que dans sa propre langue, aucune autre ne possédant d'équivalent au mot polonais de Zal! En effet, il le répétait fréquemment, comme si son oreille eût été avide de ce son qui renfermait pour lui toute la gamme des sentiments que produit une plainte intense, depuis le repentir jusqu'à la haine, fruits bénis ou empoisonnés de cette âcre racine.
Zal! Substantif étrange, d'une étrange diversité et d'une plus étrange philosophie! Susceptible de régimes différents, il renferme tous les attendrissements et toutes les humilités d'un regret résigné et sans murmure, aussi longtemps que son régime direct s'applique aux faits et aux choses. Se courbant, pour ainsi dire, avec douceur devant la loi d'une fatalité providentielle, il se laisse traduire alors par, «regret inconsolable après une perte irrévocable». Mais, sitôt qu'il s'adresse à l'homme et que son régime devient indirect, en affectant une préposition qui le dirige vers celui-ci ou celle-là, il change aussitôt de physionomie et n'a plus de synonyme ni dans le groupe des idiomes latins, ni dans celui des idiomes germains.—D'un sentiment plus élevé, plus noble, plus large que le mot «grief», il signifie pourtant le ferment de la rancune, la révolte des reproches, la préméditation de la vengeance, la menace implacable grondant au fond du cœur, soit en épiant la revanche, soit en s'alimentant d'une stérile amertume! Oui vraiment, le Zal! colore toujours d'un reflet tantôt argenté, tantôt ardent, tout le faisceau des ouvrages de Chopin. Il n'est même pas absent de ses plus douces rêveries.
Ces impressions ont eu d'autant plus d'importance dans la vie de Chopin, qu'elles se sont manifestées sensiblement dans ses derniers ouvrages. Elles ont peu à peu atteint une sorte d'irascibilité maladive, arrivée au point d'un tremblement fébrile. Celui-ci se révèle dans quelques-uns de ses derniers écrits par un contournement de sa pensée, qu'on est parfois plus peiné que surpris d'y rencontrer.—Suffoquant presque sous l'oppression de ses violences réprimées, ne se servant plus de l'art que pour se donner à lui-même sa propre tragédie, après avoir d'abord chanté son sentiment, il se prit à le dépecer. On retrouve dans les feuilles qu'il a publiées sous ces influences quelque chose des émotions alambiquées de Jean-Paul, auquel il fallait les surprises causées par les phénomènes de la nature et de la physique, les sensations d'effroi voluptueux dues à des accidents imprévoyables dans l'ordre naturel des choses, les morbides surexcitations d'un cerveau halluciné, pour remuer un cœur macéré de passions et blasé sur la souffrance.
La mélodie de Chopin devient alors tourmentée; une sensibilité nerveuse et inquiète amène un remaniement de motifs d'une persistance acharnée, pénible comme le spectacle des tortures que causent ces maladies de l'âme ou du corps qui n'ont que la mort pour remède. Chopin était en proie à un de ces mals qui, empirant d'année en année, l'a enlevé jeune encore. Dans les productions dont nous parlons, on retrouve les traces des douleurs aiguës qui le dévoraient, comme on trouverait dans un beau corps celles des griffes d'un oiseau de proie. Ces œuvres cessent-elles pour cela d'être belles? L'émotion qui les inspire, les formes qu'elles prennent pour s'exprimer, cessent-elles d'appartenir au domaine du grand art?—Non.—Cette émotion étant d'une pure et chaste noblesse dans ses regrets navrants et son irrémédiable désolation, appartient aux plus sublimes motifs du cœur humain; son expression demeure toujours dans les vraies limites du langage de l'art, n'ayant jamais ni une velléité vulgaire, ni un cri outré et théâtral, ni une contorsion laide. Du point de vue technique l'on ne saurait nier non plus que loin d'être diminuée, la qualité de l'étoffe harmonique n'en devient que plus intéressante par elle-même, plus curieuse à étudier.
II.
u reste, les tonalités de sentiment qui décèlent une souffrance subtile
et des chagrins d'un raffinement peu commun, ne se rencontrent point
dans les pièces plus connues et plus habituellement goûtées de l'artiste
qui nous occupe. Ses Polonaises qui, à cause des difficultés qu'elles
présentent, sont plus rarement exécutées encore qu'elles ne le méritent,
appartiennent à ses plus belles inspirations. Elles ne rappellent
nullement les Polonaises mignardes et fardées à la Pompadour, telles
que les ont propagées les orchestres de bals, les virtuoses de concerts,
le répertoire rebattu de la musique maniérée et affadie des salons.
Les rhythmes énergiques des Polonaises de Chopin font tressaillir et galvanisent toutes les torpeurs de nos indifférences. Les plus nobles sentiments traditionnels de l'ancienne Pologne y sont recueillis. Martiales pour la plupart, la bravoure et la valeur y sont rendues avec la simplicité d'accent qui faisait chez cette nation guerrière le trait distinctif de ces qualités. Elles respirent une force calme et réfléchie, un sentiment de ferme détermination joint à une gravité cérémonieuse qui, dit-on, était l'apanage de ses grands hommes d'autrefois. L'on croit y revoir les antiques Polonais, tels que nous les dépeignent leurs chroniques; d'une organisation massive, d'une intelligence déliée, d'une piété profonde et touchante quoique sensée, d'un courage indomptable, mêlé à une galanterie qui n'abandonne les enfants de la Pologne ni sur le champ de bataille, ni la veille, ni le lendemain du combat. Cette galanterie était tellement inhérente à leur nature, que malgré la compression que des habitudes rapprochées de celles de leurs voisins et ennemis, les infidèles de Stamboul, leur faisaient exercer jadis sur les femmes, en les refoulant dans la vie domestique et en les tenant toujours à l'ombre d'une tutelle légale, elle a su néanmoins glorifier et immortaliser dans leurs annales des reines qui furent des saintes, des vassales qui devinrent des reines, de belles sujettes pour lesquelles les uns risquèrent, les autres perdirent des trônes, aussi bien qu'une terrible Sforza, une intrigante d'Arquien, une Gonzague coquette.
Chez les Polonais des temps passés, une mâle résolution s'unissant à cette ardente dévotion pour les objets de leur amour qui, en face des étendards du croissant aussi nombreux que les épis d'un champ, dictait tous les matins à Sobieski les plus tendres billets-doux à sa femme, prenait une teinte singulière et imposante dans l'habitude de leur maintien, noble jusqu'à une légère emphase. Ils ne pouvaient manquer de contracter le goût des manières solennelles en en contemplant les plus beaux types dans les sectateurs de l'islam, dont ils appréciaient, et gagnaient les qualités tout en combattant leurs envahissements. Il savaient comme eux faire précéder leurs actes d'une intelligente délibération, qui semblait rendre présente à chacun la divise du prince Boleslas de Poméranie: Erst wieg's, dann wag's! (Pèse d'abord, puis ose!) Ils aimaient à rehausser leurs mouvements d'une certaine importance gracieuse, d'une certaine fierté pompeuse, qui ne leur enlevait nullement une aisance d'allures et une liberté d'esprit accessibles aux plus légers soucis de leurs tendresses, aux plus éphémères craintes de leur cœur, aux plus futiles intérêts de leur vie. Comme ils mettaient leur honneur à la faire payer cher, ils aimaient à l'embellir et, mieux que cela, ils savaient aussi aimer ce qui l'embellissait, révérer ce qui la leur rendait précieuse.
Leurs chevaleresques héroïsmes étaient sanctionnés par leur altière dignité et une préméditation convaincue. Ajoutant les ressorts de la raison aux énergies de la vertu, ils réussissaient à se faire admirer de tous les âges, de tous les esprits, de leurs adversaires mêmes. C'était une sorte de sagesse téméraire, de prudence hasardeuse, de fatuité fanatique, dont la manifestation historique la plus marquante et la plus célèbre fut l'expédition de Sobieski, alors qu'il sauva Vienne et frappa d'un coup mortel l'empire ottoman, vaincu enfin dans cette longue lutte soutenue de part et d'autre avec tant de prouesse, d'éclat et de mutuelles déférences, entre deux ennemis aussi irréconciliables dans leurs combats que magnanimes dans leurs trêves.
Durant de longs siècles la Pologne a formé un état dont la haute civilisation, tout à fait autonome, n'était conforme à aucune autre et devait rester unique dans son genre. Aussi différente de l'organisation féodale de l'Allemagne qui l'avoisinait à l'occident, que de l'esprit despotique et conquérant des Turcs qui ne cessaient d'inquiéter ses frontières d'orient, elle se rapprochait d'une part de l'Europe par son christianisme chevaleresque, par son ardeur à combattre les infidèles, d'autre part elle empruntait aux nouveaux maîtres de Byzance les enseignements de leur politique sagace, de leur tactique militaire et de leurs dires sentencieux. Elle fondait ces éléments hétérogènes dans une société qui s'assimilait des causes de ruine et de décadence, avec les qualités héroïques du fanatisme musulman et les sublimes vertus de la sainteté chrétienne[1]. La culture générale des lettres latines, la connaissance et le goût de la littérature italienne et française, recouvraient ces étranges contrastes d'un lustre et d'un vernis classiques. Cette civilisation devait nécessairement apposer un cachet distinctif à ses moindres manifestations. Peu propice aux romans de la chevalerie errante, aux tournois et passes d'armes, ainsi qu'il était naturel à une nation perpétuellement en guerre qui réservait pour l'ennemi ses prouesses valeureuses, elle remplaça les jeux et les splendeurs des joutes simulées par d'autres fêtes, dont des cortèges somptueux formaient le principal ornement.
Il n'y a rien de nouveau, assurément, à dire que tout un côté du caractère des peuples se décèle dans leurs danses nationales. Mais, nous pensons qu'il en est peu dans lesquelles, comme dans la Polonaise, sous une aussi grande simplicité de contours, les impulsions qui les ont fait naître se traduisent aussi parfaitement dans leur ensemble, en se trahissant aussi diversement par les épisodes qu'il était réservé à l'improvisation de chacun de faire entrer dans le cadre général. Dès que ces épisodes eurent disparu, que la verve en fut absente, que nul ne se créa plus un rôle spécial dans ces courts intermèdes, qu'on se contenta d'accomplir machinalement l'obligatoire pourtour d'un salon, il ne resta plus que le squelette des anciennes pompes.
Le caractère primitif de cette danse essentiellement polonaise est assez difficile à diviner maintenant, tant elle est dégénérée au dire de ceux qui l'ont vu exécuter au commencement de ce siècle encore. On comprend à quel point elle doit leur sembler devenue fade, en songeant que la plupart des danses nationales ne peuvent guère conserver leur originalité primitive, dès que le costume qui y était approprié n'est plus en usage. La Polonaise surtout, si absolument dénuée de mouvements rapides, de pas véritables dans le sens chorégraphique du mot, de poses difficiles et uniformes; la Polonaise, inventée bien plus pour déployer l'ostentation que la séduction, fut, par une exception caractéristique, surtout destinée à faire remarquer les hommes, à mettre en évidence leur beauté, leur bel air, leur contenance guerrière et courtoise à la fois. (Ces deux épithètes ne définissent-elles pas le caractère polonais?...) Le nom même de la danse est du genre masculin dans l'original. (Polski.) Ce n'est que par un mal-entendu évident qu'on l'a traduit au féminin. Elle dut forcément perdre de sa suffisance quelque peu ampoulée, de sa signification orgueilleuse, pour se changer en une promenade circulaire peu intéressante, sitôt que les hommes furent privés des accessoires nécessaires pour que leurs gestes vinssent animer, par leur jeu et leur pantomime, sa formule si simple, rendue aujourd'hui décidément monotone.
En écoutant quelques-unes des Polonaises de Chopin, on croit entendre la démarche plus que ferme, pesante, d'hommes affrontant avec l'audace de la vaillance tout ce que le sort pourrait avoir de plus glorieux ou de plus injuste. Par intervalle, l'on croit voir passer des groupes magnifiques, tels que les peignait Paul Véronèse. L'imagination les revêt du riche costume des vieux siècles: épais brocarts d'or, velours de Venise, satins ramagés, zibelines serpentantes et moëlleuses, manches accortement rejetées sur l'épaule, sabres damasquinés, joyaux splendides, turquoises incrustées d'arabesques, chaussures rouges du sang foulé ou jaunes comme l'or;—guimpes sévères, dentelles de Flandres, corsages en carapace de perles, traînes bruissantes, plumes ondoyantes, coiffures étincelantes de rubis ou verdoyantes d'émeraudes, souliers mignons brodés d'ambre, gants parfumés des sachets du sérail! Ces groupes se détachent sur le fond incolore du temps disparu, entourés des somptueux tapis de Perse, des meubles nacrés de Smyrne, des orfèvreries filigranées de Constantinople, de toute la fastueuse prodigalité de ces magnats qui puisaient le Tokay dans des fontaines artistement préparées, avec leurs gobelets de vermeil bosselés de médaillons; qui ferraient légèrement d'argent leurs coursiers arabes lorsqu'ils entraient dans les villes étrangères, afin qu'en se perdant le long des voies les fers tombés témoignent de leur libéralité princière aux peuples émerveillés! Surmontant leurs écussons de la même couronne, que l'élection pouvait rendre royale, les plus fiers d'entr'eux eussent dédaigné les autres. Ils portaient tous la même, comme insigne de leur glorieuse égalité, au-dessus de leurs armoiries, appelées le Joyau de la famille, car l'honneur de chacun de ses membres devait répondre de son intégrité. Aussi, particularité unique du blason polonais, avait-il son nom qui remontait d'ordinaire à quelqu'origine anecdotique et que n'avaient pas droit de prendre d'autres armoiries semblables, parfois identiques, mais appartenant à un autre sang.
On n'imaginerait pas les nombreuses nuances et la mimique expressive introduites jadis dans la Polonaise, plus jouée encore que dansée, sans les récits et les exemples de quelques vieillards qui portent jusque à présent l'ancien costume national. Le kontusz d'autrefois était une sorte de kaftan, de férédgi occidental raccourci jusqu'aux genoux; c'est la robe des orientaux modifiée par les habitudes d'une vie active, peu soumise aux résignations fatalistes. D'une étoffe aussi riche que d'une couleur voyante pour les grandes occasions, ses manches ouvertes laissaient paraître le vêtement de dessous, le żupan, d'un satin uni si le sien était ouvragé, d'une étoffe fleurie et brochée si la sienne était d'une façon unie. Souvent garni de fourrures coûteuses, luxe de prédilection alors, le kontusz devait une partie de son originalité à ce qu'il obligeait à un geste fréquent, susceptible de grâce et de coquetterie, par lequel on rejetait en arrière le simulacre de ses manches pour mieux découvrir la réunion, plus ou moins heureuse, parfois symbolique, des deux couleurs amies qui formaient l'ensemble de la toilette du jour.
Ceux qui n'ont jamais porté ce costume, aussi éclatant que pompeux, pourraient difficilement saisir la tenue, les lentes inclinaisons, les redressements subits, les finesses de pantomime muette usités par leurs aïeux, pendant qu'ils défilaient dans une Polonaise comme à une parade militaire, ne laissant jamais oisifs leurs doigts, occupés soit à lisser leurs longues moustaches, soit à jouer avec le pommeau de leur sabre. L'un et l'autre faisaient partie intégrante de leur mise, formant un objet de vanité pour tous les âges également, que la moustache fut blonde ou blanche, que le sabre fut encore vierge et plein de promesses ou déjà ébréché et rougi par le sang des batailles. Escarboucles, hyacinthes et saphirs, étincelaient souvent sur l'arme suspendue au-dessous des ceintures de cachemire frangées, de soie lamée d'or ou d'écailles d'argent, fermées par des boucles aux effigies de la Vierge, du roi, de l'écusson national, faisant valoir des tailles presque toujours un peu corpulentes; plus souvent encore la moustache voilait, sans la cacher, quelque cicatrice dont l'effet surpassait celui des plus rares pierreries. La magnificence des étoffes, des bijoux, des couleurs vives, étant poussé aussi loin chez les hommes que chez les femmes, ces pierreries se retrouvaient, ainsi que dans le costume hongrois[2], aux boutons du kontusz et du żupan, aux agrafes du cou, aux bagues de rigueur, aux aigrettes des bonnets d'une nuance brillante, parmi lesquelles prédominaient l'amaranthe servant de fond à l'aigle-blanc de la Pologne, le gros-bleu servant de fond au cavalier, pogoń, de la Lithuanie[3]. Savoir, pendant la Polonaise, tenir, manier, passer de l'une à l'autre main ce bonnet, où une poignée de diamants se cachait dans les plis du velours, avec l'accentuation piquante qu'on pouvait donner à ces gestes rapides, constituait tout un art, principalement remarqué dans le cavalier de la première paire qui, comme chef de file, donnait le mot d'ordre à toute la compagnie.
C'est par cette danse qu'un maître de maison ouvrait chaque bal, non avec la plus jeune, non avec la plus belle, mais avec la plus honorée, souvent la plus âgée des femmes présentes, la jeunesse n'étant pas seule appelée à former la phalange dont les évolutions commençaient toute fête, comme pour lui offrir en premier plaisir une complaisante revue d'elle-même. Après le maître de la maison, c'étaient d'abord les hommes les plus considérables qui suivaient ses pas, choisissant, les uns avec amitié, les autres avec diplomatie, ceux-ci leurs préférées, ceux-là les plus influentes. L'amphitryon avait à remplir une tâche moins aisée qu'aujourd'hui. Il était tenu de faire parcourir à la troupe alignée qu'il conduisait mille méandres capricieux, à travers tous les appartements où se pressait le reste des invités, plus tardifs à faire partie de sa brillante suite. On lui savait gré d'atteindre aux galeries les plus éloignées, aux parterres des jardins confinant à leurs bosquets illuminés où la musique n'arrivait plus qu'en échos affaiblis. En revanche, elle accueillait son retour dans la salle principale avec un redoublement de fanfares. Changeant toujours ainsi de spectateurs, qui rangés en haie sur son passage l'observaient minutieusement, car ceux qui n'appartenaient point à cette procession guettaient immobiles son passage comme celui d'une comète resplendissante, jamais le maître de maison, conducteur de la première paire, ne négligeait de donner à son port et à sa prestance cette dignité mêlée de gaillardise qu'admirent les femmes et que les hommes jalousent. Vain et joyeux à la fois, il eût cru manquer à ses hôtes en n'étalant point à leurs yeux, avec une naïveté qui ne manquait pas de mordant, l'orgueil qu'il éprouvait de voir rassemblés chez lui de si illustres amis, de si notables partisans, tous empressés en le visitant à se parer richement pour lui faire honneur.
On traversait, guidé par lui dans cette pérégrination première, des détours inopinés dont les aspects étaient parfois dus à des surprises ménagées d'avance, à des supercheries d'architecture ou de décoration, dont les ornements, les transparents, les lacs et entre-lacs, étaient adaptés aux plaisirs du jour. Le châtelain en faisait les honneurs de quelque manière aussi imprévue que galante, s'ils renfermaient quelque monument de circonstance, quelque hommage au plus vaillant ou à la plus belle. Plus il y avait d'inattendu dans ces petites excursions, plus elles dénotaient de fantaisie, d'inventions heureuses ou divertissantes, et plus la partie juvénile de la société applaudissait, plus elle faisait entendre d'acclamations bruyantes et de charmants chœurs de rires aux oreilles du coryphée, qui gagnait ainsi en réputation, devenait un partner privilégié et recherché. S'il était déjà d'un certain âge, il recevait maintes fois, au retour de ces rondes d'exploration, des députations de jeunes filles venant le remercier et le complimenter au nom de toutes. Par leur récits, les jolies voyageuses fournissaient un aliment aux curiosités des convives et augmentaient l'entrain avec lequel se formaient les Polonaises subséquentes.
En ce pays d'aristocratique démocratie, d'élections turbulentes, il n'était pas le moins indifférent d'émerveiller les assistants des tribunes de la salle de bal, puisque là se rangeaient les nombreux dépendants des grandes maisons seigneuriales, tous nobles, quelquefois même de plus ancienne et plus hargneuse noblesse que leurs patrons, mais trop pauvres pour devenir castellan ou woiewode, chancellier ou hetman, hommes de cour ou hommes d'État. Ceux d'entre eux qui restaient dans leurs propres foyers, en rentrant des champs dans leurs maisons qui ressemblaient à des chaumières, répétaient glorieusement: «Tout noble derrière sa haie, est l'égal de son palatin». Szlachcié na zagrodzie, rówien wojewodzie. Mais, il y en avait beaucoup qui préféraient courir les chances de la fortune et se mettre eux-mêmes ou leur famille, fils, sœurs, filles, au service des riches seigneurs et de leurs femmes. Aux jours des grandes fêtes, leur manque de parure, leur abstention volontaire, pouvaient seuls les exclure du privilège de se joindre à la danse. Les maîtres de la maison ne dédaignaient pas le plaisir de les éblouir, lorsque le cortège ruisselant des feux irisés d'une élégance somptueuse passait devant leurs yeux avides, devant leurs regards admiratifs, en qui parfois perçait l'envie, quoique cachée sous les applaudissements de la flatterie, sous les dehors de l'honneur et de l'attachement.
Pareille à un long serpent aux chatoyants anneaux, la bande rieuse qui glissait sur les parquets, tantôt se déroulait dans toute sa longueur, tantôt se repliait pour faire scintiller dans ses contours sinueux le jeu des couleurs les plus variées, pour faire bruire comme des sonnettes assourdies les chaînes d'or, les sabres traînants, les lourds et superbes damas brodés de perles, rayés de diamants, parsemés de nœuds et de rubans aux frou-frou bavards. Le murmure des voix s'annonçait de loin, semblable à un gai sifflement, ou bien il s'approchait pareil au jacassement des flots de cette rivière flambante.
Mais, le génie de l'hospitalité qui, en Pologne, paraissait autant s'inspirer des délicatesses que la civilisation développe, que de la touchante simplicité des mœurs primitives, ne faisant défaut à aucune de leurs bienséances, comment ne l'eût-on pas retrouvée dans les détails de leur danse par excellence? Après que le maître de la maison avait rendu hommage à ses convives en inaugurant la soirée, en guidant le premier sur le parcours préparé la plus noble, la plus fêtée, la plus importante des femmes présentes, chacun de ses hôtes avait le droit de venir le remplacer auprès de sa dame et de se mettre ainsi à la tête du cortège. Frappant des mains d'abord pour l'arrêter un instant, il s'inclinait devant celle qu'il avait devant lui en la priant de l'agréer, pendant que celui à qui il l'enlevait rendait la pareille à la paire suivante, exemple que tous suivaient. Les femmes, tout en changeant par là de cavalier aussi souvent qu'un nouveau venu réclamait l'honneur de conduire la première d'entre elles, restaient cependant dans la même succession; tandis que les hommes, se relayant constamment, il arrivait que celui qui avait commencé la danse se trouvait avant sa fin en être le dernier, sinon tout à fait exclu.
Le cavalier qui se plaçait à la tête de la colonne s'efforçait de surpasser son prédécesseur en pertise, par des combinaisons inusitées, par les circuits qu'il faisait décrire, lesquels, bornés à une seule salle, pouvaient encore se faire remarquer en dessinant de gracieuses arabesques et même des chiffres! Il décelait son art et ses droits au rôle qu'il avait pris en les imaginant serrés, compliqués, inextricables, en les décrivant néanmoins avec tant de justesse et de sûreté que le ruban animé, contourné en tous sens, ne se déchirait jamais en se croisant; que nulle confusion, nul heurtement n'en résultaient. Quant aux femmes et à ceux qui n'avaient qu'à continuer l'impulsion déjà donnée, il ne leur était cependant point permis de se traîner indolemment sur le parquet. La démarche devait être rhythmée, cadencée, ondulée; elle devait imprimer au corps entier un balancement harmonieux. On n'avait garde d'avancer avec hâte, de se déplacer précipitamment, de paraître mû par une nécessité. On glissait comme les cygnes descendent les fleuves, comme si des vagues inaperçues soulevaient et abaissaient les tailles flexibles!
L'homme offrait à sa dame tantôt une main, tantôt l'autre, effleurant parfois à peine le bord de ses doigts, parfois les serrant tous dans sa paume: il passait à sa gauche ou à sa droite sans la quitter et ces mouvements, imités par chaque paire, parcouraient comme un frisson toute l'étendue de la gigantesque couleuvre. Pendant cette courte minute on entendait les conversations cesser, les talons de bottes se heurter pour marquer la mesure, la crépitation de la soie s'accentuer, les colliers résonner comme des clochettes minuscules légèrement touchées. Puis, toutes les sonorités interrompues reprenaient leur cours; les pas légers et les pas lourds recommençaient, les bracelets heurtaient les bagues, les éventails frôlaient les fleurs, les voix, les rires reprenaient et, la musique engloutissait tous les chuchottements dans ses retentissements. Quoique préoccupé, absorbé en apparence par ces multiples manœuvres qu'il lui fallait inventer ou reproduire fidèlement, le cavalier trouvait encore le temps de se pencher vers sa dame et, profitant de quelque instant favorable, lui glisser à l'oreille, de doux propos si elle était jeune, des confidences, des sollicitations, des nouvelles intéressantes, si elle ne l'était plus. Après quoi, se relevant fièrement, il faisait sonner l'or de ses éperons, l'acier de ses armes, caressait sa moustache, et donnait à tous ses gestes une expression qui obligeait la femme à y répondre par une contenance compréhensive et intelligente.
Ainsi, ce n'était point une promenade banale et dénuée de sens qu'on accomplissait; c'était un défilé où, si nous osions dire, la société entière faisait la roue et se délectait dans sa propre admiration, en se voyant si belle, si noble, si fastueuse et si courtoise. C'était une constante mise en scène de son lustre, de ses renommées, de ses gloires. Là, les évêques, les hauts prélats et gens d'église[4], les hommes blanchis dans les camps ou les joutes de l'éloquence, les capitaines qui avaient plus souvent porté la cuirasse que les vêtements de paix, les grands dignitaires de l'État, les vieux sénateurs, les palatins belliqueux, les castellans ambitieux, étaient les danseurs attendus, désirés, disputés par les plus jeunes, les plus brillantes, les moins graves, dans ces choix éphémères où l'honneur et les honneurs égalisaient les années et pouvaient donner l'avantage sur l'amour lui-même. En nous entendant raconter par ceux qui n'avaient point voulu quitter le zupan et le kontusz antiques, dont la chevelure était rasée aux tempes comme celle de leurs ancêtres, les évolutions oubliées et les à-propos disparus de cette danse majestueuse, nous avons compris à quel point cette nation si fière d'elle-même avait l'instinct inné de la représentation, à quel point elle s'en faisait besoin et combien, par le génie de la grâce que la nature lui a départi, elle poétisait ce goût ostentatoire en y mêlant le reflet des nobles sentiments et le charme des fines intentions.
Lorsque nous nous sommes trouvés dans la patrie de Chopin, dont le souvenir nous accompagnait comme un guide qui excite l'intérêt, il nous a été donné de rencontrer de ces individualités traditionnelles et historiques qui, de jour en jour, deviennent partout plus rares, tant la civilisation européenne, quand elle ne modifie pas le fond des caractères nationaux, efface du moins leurs aspérités et lime leurs formes extérieures. Nous avons eu la bonne chance de nous rapprocher de quelques-uns de ces hommes d'une intelligence supérieure, cultivée, érudite, puissamment exercée par une vie d'action, mais dont l'horizon ne s'étend pas au-delà des bornes de leur pays, de leur société, de leur littérature, de leurs traditions. Nous avons pu entrevoir dans nos entretiens avec eux, (qu'un interprète rendait possible ou facilitait), dans leur manière de juger le fond et les formes de mœurs nouvelles, quelques échappées des temps passés et de ce qui constituait leur grandeur, leur charme et leur faiblesse. Cette inimitable originalité d'un point de vue complètement exclusif est curieuse à observer. En diminuant la valeur des opinions sur beaucoup de points, elle dote l'esprit d'une singulière vigueur, d'un flair acut et sauvage à l'endroit des intérêts qui lui sont chers; d'une énergie que rien ne peut distraire de son courant, tout, hormis son but, lui restant étranger. Ceux qui ont conservé cette originalité peuvent seuls représenter, comme un miroir fidèle, le tableau exact du passé en lui maintenant son vrai jour, son coloris, son cadre pittoresque. Seuls ils reflètent, en même temps que le rituel des coutumes qui se perdent, l'esprit qui les avait créées.
Chopin était venu trop tard et avait quitté ses foyers trop tôt pour posséder cette exclusivité de point de vue; mais, il en avait connu de nombreux exemples et, à travers les souvenirs de son enfance, non moins sans doute qu'à travers l'histoire et la poésie de sa patrie, il a si bien trouvé par induction le secret de ses anciens prestiges, qu'il a pu les faire sortir de leur oubli et les douer dans ses chants d'une éternelle jeunesse. Aussi, comme chaque poète est mieux compris, mieux apprécié par les voyageurs auxquels il est arrivé de parcourir les lieux qui l'ont inspiré en y cherchant la trace de leurs visions: comme Pindare et Ossian sont plus intimement pénétrés par ceux qui ont visité les vestiges du Parthénon éclairés des radiances de leur limpide atmosphère, les sites d'Écosse gazés de brouillards, de même le sentiment inspirateur de Chopin ne se révèle tout entier que lorsqu'on a été dans son pays, qu'on y a vu l'ombre laissée par les siècles écoulés, qu'on a suivi ses contours grandissants comme ceux du soir, qu'on y a rencontré son fantôme de gloire, ce revenant inquiet qui hante son patrimoine! Il apparaît pour effrayer ou attrister les cœurs alors qu'on s'y attend le moins et, en surgissant aux récits et aux remémorations des anciens temps, il porte avec lui une épouvante semblable à celle que répand parmi les paysans de l'Ukraine la belle vierge blanche comme la Mort, la Mara ceinte d'une écharpe rouge qu'on aperçoit, disent-ils, marquant d'une tâche de sang la porte des villages que la destruction va s'approprier.
Nous aurions certainement hésité à parler de la Polonaise, après les beaux vers que Mickiewicz lui consacra et l'admirable description qu'il en fit dans le dernier chant du Pan Tadeusz, si cet épisode n'était renfermé dans un ouvrage qu'on n'a point encore traduit et qui n'est connu que des compatriotes du poète. Il eût été téméraire d'aborder, même sous une autre forme, un sujet déjà esquissé et coloré par un tel pinceau, dans cette épopée familière, ce roman épique, où les beautés de l'ordre le plus élevé sont encadrées dans un paysage comme les peignait Ruysdaël, lorsqu'il faisait luire un rayon de soleil entre deux nuées d'orage, sur un de ces bouleaux fracassés par la foudre dont la plaie béante semble rougir de sang sa blanche écorce. Chopin s'est certainement inspiré bien de fois du Pan Tadeusz, dont les scènes prêtent tant à la peinture des émotions qu'il reproduisait de préférence. Son action se passe au commencement de notre siècle, alors qu'il se rencontrait encore beaucoup de ceux qui avaient conservé les sentiments et les manières solennelles des antiques Polonais, à côté d'autres types plus modernes qui sous l'empire napoléonien représentaient des passions pleines d'entrain, mais éphémères; nées entre deux campagnes et oubliées durant la troisième, «à la française». On rencontrait encore souvent à cette époque le contraste que formaient ces militaires bronzés au soleil du midi et devenus, eux aussi, quelque peu fanfarons après des victoires fabuleuses, avec ces hommes de l'ancienne école, graves et superbes, que la conventionalité qui envahit et façonne la haute société de toutes les contrées, fait à présent rapidement disparaître.
À mesure que ceux qui conservaient encore le cachet national devenaient plus rares, on goûta moins la peinture des mœurs d'autrefois, des manières de sentir, d'agir, de parler et de vivre de jadis. On aurait pourtant tort de croire que ce fut de l'indifférence; cet éloignement, ce délaissement des souvenirs encore récents, mais poignants, rappelle le navrement des mères qui ne peuvent rien contempler de ce qui avait appartenu à un enfant qui n'est plus, pas même un vêtement, pas même un bijou! À l'heure qu'il est, les romans de Czaykowski, ce Walter Scott podolien que les connaisseurs en littérature mettent presque à l'égal du fécond écrivain écossais, pour la qualité et le caractère national de son talent, sinon pour la quantité prodigieuse de ses thèmes; l'Owruczanin, le Wernyhora, les Powiesci Kozackie, ne rencontrent plus guère, assure-t-on, de lectrices émues par leurs vivants récits, de jeunes lecteurs enthousiastes de leurs ravissantes héroïnes, de vieux chasseurs touchés aux larmes devant des paysages dont la poésie si profondément sentie, si pleine de fraîcheur et de lueurs matinales, de ramages et de gazouillements dans les grands bois ombrés, ne perd rien, au dire de qui s'y entend, devant les plus splendides toiles des paysagistes les plus renommés, de Hobbéma à Dupré, du Berghem de velours à Morgenstern! Mais que le jour de la résurrection arrive, que le mort bien aimé rejette son linceul, que le triomphe de la vie apparaisse, et l'on verra aussitôt tout le passé, enseveli, non oublié, resplendir dans les cœurs, dans les imaginations, sous la plume des poètes et des musiciens, comme il resplendit déjà sous le pinceau des peintres.
La musique primitive des Polonaises, dont il ne s'est point conservé d'échantillon qui remonte au-delà d'un siècle, a peu de prix pour l'art. Celles que ne portent pas de nom d'auteur, mais dont la date est indiquée par des noms des héros sous l'invocation desquels un heureux sort les a placés, sont pour la plupart graves et douces. La Polonaise, dite de Kosciuszko, en est le modèle le plus répandu: elle est tellement liée à la mémoire de son époque, que nous avons vu des femmes à qui elle en rappelait le souvenir ne pouvoir l'entendre sans éclater en sanglots. La princesse F. L., qui avait été aimée de Kosciuszko, n'était sensible dans ses derniers jours, alors que l'âge avait affaibli toutes ses facultés, qu'à ces accords retrouvés encore sur le clavier par ses mains tremblantes, car ses yeux n'en apercevaient plus les touches. Quelques autres de ces musiques contemporaines sont d'un caractère si affligé, qu'on les prendrait d'abord pour les notes d'un convoi funèbre.
Les Polonaises du Pce Oginski[5], dernier grand-trésorier du Grand-Duché de Lithuanie, venues ensuite, acquirent bientôt une grande popularité en imprégnant de langueur cette veine lugubre. Se ressentant encore de cette coloration assombrie, elles la modifient par une tendresse d'un charme naïf et mélancolique. Le rhythme s'affaisse, la modulation apparaît, comme si un cortège, solennel et bruyant jadis, devenait silencieux et recueilli en passant auprès de tombes dont le voisinage éteint l'orgueil et le rire. L'amour seul survit, errant dans ces alentours et répétant le refrain que le barde de la verte Érin surprit aux brises de son île:
Love born of sorrow, like sorrow, is true!
L'amour né de la douleur est vrai comme elle.
Dans ces motifs si connus du Pce Oginski, on croit toujours entendre quelque distique d'une pensée analogue, planer entre deux haleines amoureuses ou se faire deviner dans des yeux baignés de larmes.
Plus tard, les tombeaux sont dépassés, ils reculent; on ne les aperçoit plus que de loin en loin. La vie, l'animation reprennent leurs cours; les impressions douloureuses se changent en souvenirs et ne reviennent qu'en échos. La fantaisie n'évoque plus des ombres glissant avec précaution comme pour ne pas réveiller les morts de la veille... et déjà dans les Polonaises de Lipinski on sent que le cœur bat joyeusement... étourdiment... comme il avait battu avant la défaite! La mélodie se dessine de plus en plus, répandant un parfum de jeunesse et d'amour printanier; elle s'épanouit en un chant expressif, parfois rêveur. Elle n'est point destinée à mesurer les pas de hauts et graves personnages, qui ne prennent plus que peu de part aux danses pour lesquelles on l'écrit, elle ne parle qu'aux jeunes cœurs, pour leur souffler de poétiques fictions. Elle s'adresse à des imaginations romanesques, vives, plus occupées de plaisirs que de splendeurs. Mayseder avança sur cette pente où ne le retenait aucune attache nationale; il finit par atteindre à la coquetterie la plus sémillante, au plus charmant entrain de concert. Ses imitateurs nous ont submergés de morceaux de musique intitulés Polonaises, qui n'avaient plus aucun caractère justifiant ce nom.
Un homme de génie lui rendit subitement son vigoureux éclat. Weber fit de la Polonaise un dithyrambe, où se retrouvèrent soudain toutes les magnificences évanouies avec leur éblouissant déploiement. Pour réverbérer le passé dans une formule dont le sens était si altéré, il réunit les ressources diverses de son art. Ne cherchant point à rappeler ce que devait être l'antique musique, il transporta dans la musique tout ce qu'était l'antique Pologne. Il accentua le rhythme, se servit de la mélodie comme d'un récit, la colora par la modulation avec une profusion que le sujet ne comportait pas seulement, qu'il appelait impérieusement. Il fit circuler dans la Polonaise la vie, la chaleur, la passion sans s'écarter de l'allure hautaine, de la dignité cérémonieusement magistrale, de la majesté naturelle et apprêtée à la fois qui lui sont inhérentes. Les cadences y furent marquées par des accords qu'on dirait le bruit des sabres, remués dans leurs fourreaux. Le murmure des voix, au lieu de faire entendre de tièdes pourparlers d'amour, fit retentir des notes basses, pleines et profondes, comme celles des poitrines habituées à commander, auxquelles répond le hennissement éloigné et fougueux de ces chevaux du désert de si noble et élégante encolure, piaffant avec impatience, regardant de leur œil doux, intelligent et plein de feu, portant avec tant de grâce les longs caparaçons cousus de turquoises ou de rubis dont les surchargeaient les grands seigneurs polonais[6]. Weber connaissait-il la Pologne d'autrefois?... Avait-il évoqué un tableau déjà contemplé pour en déterminer ainsi le groupement? Questions oiseuses! Le génie n'a-t-il pas ses intuitions et la poésie manque-t-elle jamais de lui révéler ce qui appartient à son domaine?...
Lorsque l'imagination ardente et nerveuse de Weber s'attaquait à un sujet, elle en exprimait comme un suc tout ce qu'il contenait de poésie. Elle s'en emparait d'une façon si absolue qu'il était difficile de l'aborder après, avec l'espoir d'atteindre aux mêmes effets. Pourtant,—quoi d'étonnant?—Chopin le surpassa dans cette inspiration autant par le nombre et la variété de ses écrits en ce genre, que par sa touche plus émouvante et ses nouveaux procédés d'harmonie. Ses Polonaises en la et en la-bémol majeur se rapprochent surtout de celle de Weber en mi majeur par la nature de leur élan et de leur aspect. Dans d'autres, il a quitté cette large manière, il a traité ce thème différemment. Dirons-nous plus heureusement toujours? Le jugement est chose épineuse en pareille matière. Comment restreindre les droits du poète sur les diverses faces de son sujet? Ne lui serait-il point permis d'être sombre et oppressé au milieu des allégresses mêmes, de chanter la douleur après avoir chanté la gloire, de s'apitoyer avec les vaincus en deuil après avoir répété les accents de la prospérité?
Sans contredit, ce n'est pas une des moindres supériorités de Chopin d'avoir consécutivement embrassé tous les jours sous lesquels pouvait se présenter ce thème, d'en avoir fait jaillir tout ce qu'il a d'étincelant, comme tout ce qu'on peut lui prêter de pathétique. Les phases que ses propres sentiments subissaient ont contribué à lui offrir cette multiplicité de points de vue. L'on peut suivre leurs transformations, leur endolorissement fréquent, dans la série de ces productions spéciales, non sans admirer la fécondité de sa verve, même alors qu'elle n'est plus portée et soutenue par les côtés avantageux de son inspiration. Il ne s'est pas toujours arrêté à l'ensemble des tableaux que lui présentaient son imagination et ses souvenirs; plus d'une fois, en contemplant les groupes de la foule brillante qui s'écoulait devant lui, il s'est épris de quelque figure isolée, il a été arrêté par la magie de son regard, il s'est complu à en deviner les mystérieuses révélations et n'a plus chanté que pour elle seule.
On doit ranger parmi ses plus énergiques conceptions la Grande Polonaise en fa-dièse mineur. Il y a intercalé une Mazoure, innovation qui eut pu devenir un ingénieux caprice de bal s'il n'avait comme épouvanté la mode frivole, en l'employant avec une si sombre bizarrerie dans une fantastique évocation. On dirait aux premiers rayons d'une aube d'hiver, terne et grise, le récit d'un rêve fait après une nuit d'insomnie, rêve poème, où les impressions et les objets se succèdent avec d'étranges incohérences et d'étranges transitions, comme ceux dont Byron dit:
»....Dreams in their development have breath,
And tears, and tortures, and the touch of joy;
They have a weight upon our waking thoughts,
.............................................
And look like heralds of Eternity.«
(A Dream.)
Le motif principal est véhément, d'un air sinistre, comme l'heure qui précède l'ouragan; l'oreille croit saisir des interjections exaspérées, un défi jeté à tous les éléments. Incontinent, le retour prolongé d'une tonique au commencement de chaque mesure fait entendre comme des coups de canon répétés, comme une bataille vivement engagée au loin. À la suite de cette note se déroulent, mesure par mesure, des accords étranges. Nous ne connaissons rien d'analogue dans les plus grands auteurs au saisissant effet que produit cet endroit, brusquement interrompu par une scène champêtre, par une Mazoure d'un style idyllique qu'on dirait répandre les senteurs de la menthe et de la marjolaine! Mais, loin d'effacer le souvenir du sentiment profond et malheureux qui saisit d'abord, elle augmente au contraire par son ironique et amer contraste les émotions pénibles de l'auditeur, au point qu'il se sent presque soulagé lorsque la première phrase revient et qu'il retrouve l'imposant et attristant spectacle d'une lutte fatale, délivrée du moins de l'importune opposition d'un bonheur naïf et inglorieux! Comme un rêve, cette improvisation se termine sans autre conclusion qu'un morne frémissement, qui laisse l'âme sous l'empire d'une désolation poignante.
Dans la Polonaise-Fantaisie, qui appartient déjà à la dernière période des œuvres de Chopin, à celles qui sont surplombées d'une anxiété fiévreuse, on ne trouve aucune trace de tableaux hardis et lumineux. On n'entend plus les pas joyeux d'une cavalerie coutumière de la victoire, les chants que n'étouffe aucune prévision de défaite, les paroles que relève l'audace qui sied à des vainqueurs. Une tristesse élégiaque y prédomine, entrecoupée par des mouvements effarés, de mélancoliques sourires, des soubresauts inopinés, des repos pleins de tressaillements, comme les ont ceux qu'une embuscade a surpris, cernés de toutes parts, qui ne voient poindre aucune espérance sur le vaste horizon, auxquels le désespoir est monté au cerveau comme une large gorgée de ce vin de Chypre qui donne une rapidité plus instinctive à tous les gestes, une pointe plus acérée à tous les mots, une étincelle plus brûlante à toutes les émotions, faisant arriver l'esprit à un diapason d'irritabilité voisine du délire.
Peintures peu favorables à l'art, comme celles de tous les moments extrêmes, de toutes les agonies, des râles et des contractions où les muscles perdent tout ressort et où les nerfs, en cessant d'être les organes de la volonté, réduisent l'homme à ne plus devenir que la proie passive de la douleur! Aspects déplorables, que l'artiste n'a avantage d'admettre dans son domaine qu'avec une extrême circonspection!
III.
es Mazoures de Chopin diffèrent notablement d'avec ses Polonaises
en ce qui concerne l'expression. Le caractère en est tout à fait
dissemblable. C'est un autre milieu, dans lequel les nuances délicates,
tendres, pâles et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux.
À l'impulsion une et concordante de tout un peuple succèdent des
impressions purement individuelles, constamment différenciées. L'élément
féminin et efféminé au lieu d'être reculé dans une pénombre quelque peu
mystérieuse, s'y fait jour en première ligne. Il acquiert même sur le
premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour
lui faire place ou du moins ne lui servent que d'accompagnement.
Les temps ne sont plus où, pour dire qu'une femme était charmante, on l'appelait reconnaissante (wdzięczna); où le mot de charme lui-même dérivait de celui de gratitude (wdzięki). La femme n'apparaît plus en protégée, mais en reine; elle ne semble plus être la meilleure partie de la vie, elle fait la vie entière. L'homme est bouillant, fier, présomptueux, mais livré au vertige du plaisir! Cependant ce plaisir ne cesse jamais d'être veiné de mélancolie, car son existence n'est plus appuyée sur le sol inébranlable de la sécurité, de la force, de la tranquillité. La patrie n'est plus!... Dorénavant toutes les destinées ne sont que les débris flottants d'un immense naufrage. Les bras de l'homme ressemblent à un radeau portant sur leur faible charpente, une famille éplorée. Ce radeau est lancé en pleine mer, mer houleuse, aux vagues menaçantes prêtes à l'engloutir. Pourtant un port est toujours ouvert, un port est toujours là! Mais, ce port, c'est l'abîme de la honte; ce port, c'est le refuge glacial que présente l'ignominie! Maint cœur d'homme, lassé et épuisé, a peut-être songé à y trouver le repos désiré par son âme fatiguée. Vainement! À peine son regard s'y est-il arrêté que sa mère, sa femme, sa sœur, sa fille, l'amie de sa jeunesse, la fiancée de son fils, la fille de sa fille, l'aïeule aux cheveux blancs, l'enfant aux cheveux blonds, ont jeté des cris d'alarme, demandant à ne pas approcher du port d'infamie, à être rejetées en haute mer, sauf à y périr, à y être englouties durant une nuit noire, sans une étoile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres comme l'Érèbe, répétant au fond d'une âme emparadisée dans la mort par la double foi de la religion et de la patrie: Jeszcze Polska nie zginęta!...
En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu où le sort de toute une vie se décide, où les cœurs se pèsent, où les éternels dévouements se promettent, où la patrie recrute ses martyrs et ses héroïnes. En ces contrées, la mazoure n'est donc pas seulement une danse; elle est une poésie nationale, destinée, comme toutes les poésies des peuples vaincus, à transmettre le brûlant faisceau des sentiments patriotiques, sous le voile transparent d'une mélodie populaire. Aussi, n'y a-t-il rien de surprenant à ce que la plupart d'entr'elles modulent dans leurs notes et dans les strophes qui y sont attachées, les deux tons dominants dans le cœur du Polonais moderne: le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d'un guerrier, d'un héros. La Polonaise de Kosziuszko est moins historiquement célèbre que la Mazoure de Dombrowski, devenue chant national à cause de ses paroles, comme la Mazoure de Chlopicki fut populaire durant trente ans à cause de son rhythme et de sa date, 1830. Il fallut une nouvelle avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang, un nouveau déluge de larmes, une nouvelle persécution dioclétienne, un nouveau repeuplement de la Sibérie, pour étouffer jusqu'au dernier écho de ses accents et jusqu'au dernier reflet de ses souvenirs.
Depuis cette dernière catastrophe, la plus lourde de toutes à ce qu'assurent les contemporains, sans être écrasante néanmoins à ce qu'affirment tous les cœurs, à ce que murmurent toutes les voix, la Pologne est silencieuse, pour mieux dire, muette. Plus de Polonaises nationales, plus de Mazoures populaires. Pour parler d'elles, il faut remonter au-delà de cette époque, alors que musique et paroles reproduisaient également cette opposition, d'un héroïque et attrayant effet, entre le plaisir de l'amour et la mélancolie du danger, dont naît le besoin de réjouir la misère, (cieszyc bide), qui fait rechercher un étourdissement enchanteur dans les grâces de la danse et ses furtives fictions. Les vers qu'on chante sur ses mélodies, leur donnent en outre le privilège de se lier plus intimement que d'autres airs de danse à la vie des souvenirs. Des voix fraîches et sonores les ont bien des fois répétées dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs. Elles ont été fredonnées en voyage, dans les bois, sur une barque, à ces instants où l'émotion surprend inopinément, lorsqu'une rencontre, un tableau, un mot inespéré, viennent illuminer d'un éclat impérissable pour le cœur, des heures destinées à scintiller dans la mémoire à travers les années les plus éloignées et les plus sombres régions de l'avenir.
Chopin s'est emparé de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en mille facettes, il a découvert tous les feux cachés dans ces diamants; en réunissant jusqu'à leur poussière, il les a montés en ruisselants écrins. Dans quel autre cadre d'ailleurs que celui de ces danses, où il y a place pour tant de choses, pour tant d'allusions, tant d'élans spontanés, de bondissants enthousiasmes, de prières muettes, ses souvenirs personnels l'auraient-ils mieux aidé à créer des poèmes, à fixer des scènes, à décrire des épisodes, à dérouler des tristesses, qui lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donné naissance, d'appartenir désormais à ces types idéalisés que l'art consacre dans son royaume de son lustre resplendissant?
Pour comprendre combien ce cadre était approprié aux teintes de sentiments que Chopin a su y rendre avec une touche irisée, il faut avoir vu danser la mazoure en Pologne; ce n'est que là qu'on peut saisir ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis que la valse et le galop isolent les danseurs et n'offrent qu'un tableau confus aux assistants; tandis que la contredanse est une sorte de passe d'armes au fleuret où l'on s'attaque et se pare avec une égale indifférence, où l'on étale des grâces nonchalantes auxquelles ne répondent que de nonchalantes recherches; tandis que la vivacité de la polka devient aisément équivoque; que les menuets, les fandangos, les tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractères qui n'intéressent que les exécutants, dans lesquels l'homme n'a pour tâche que de faire valoir la femme, le public d'autre rôle que de suivre assez maussadement des coquetteries dont la pantomime obligée n'est point à son adresse,—dans la mazoure, le rôle de l'homme ne le cède ni en importance, ni en grâce à celui de sa danseuse et le public est aussi de la partie.
Les longs intervalles qui séparent l'apparition successive des paires étant réservés aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paraître arrive, la scène ne se passe plus entre eux, mais d'eux au public. C'est devant lui que l'homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la préférence; c'est devant lui qu'elle doit lui faire honneur; c'est à lui donc qu'elle cherche à plaire, puisque les suffrages qu'elle obtient, rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter formellement en s'élançant vers lui et se reposant sur son bras, mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances que savent lui donner la bienveillance et l'adresse féminines, depuis l'élan passionné jusqu'à l'abandon le plus distrait.
Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une grande chaîne vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la courte rotation éblouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque femme est une fleur, seule de son espèce, et dont, semblable à un noir feuillage, le costume uniforme des hommes relève les couleurs variées. Toutes les paires, ensuite, s'élancent les unes après les autres en suivant la première, qui est la paire d'honneur, avec une scintillante animation et une jalouse rivalité, défilant devant les spectateurs comme une revue, dont l'énumération ne le céderait guère en intérêt à celles qu'Homère et le Tasse font des armées prêtes à se ranger en front de bataille! Au bout d'une heure ou deux le même cercle se reforme pour terminer la danse dans une ronde d'une rapidité étourdissante, durant laquelle maintes fois, pour peu que l'on se sente entre soi, le plus ému et le plus enthousiaste des jeunes gens entonne le chant de la mélodie que joue l'orchestre. Danseurs et danseuses s'y joignent aussitôt en chœur, pour en répéter le refrain amoureux et patriotique à la fois. Les jours où l'amusement et le plaisir répandent parmi tous une gaieté exaltée, qui pétille comme un feu de sarment dans les organisations si facilement impressionnables, la promenade générale est encore reprise, son pas accéléré ne permet guère de soupçonner la moindre lassitude chez les femmes de là-bas, créatures aussi délicates et endurantes que si leurs membres possédaient les obéissantes et infatigables souplesses de l'acier.
Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d'un bal en Pologne, quand la mazoure une fois commencée, la ronde générale et le grand défilé terminés, l'attention de la salle entière, loin d'être offusquée par une multitude de personnes s'entre-choquant en sens divers comme dans le reste de l'Europe, ne s'attache que sur un seul couple, d'égale beauté, se lançant dans l'espace vide. Que de moments divers pendant les tours de la salle de bal! Avançant d'abord avec une sorte d'hésitation timide, la femme se balance comme l'oiseau qui va prendre son vol; glissant longtemps d'un seul pied, elle rase comme une patineuse la glace du parquet; puis, comme une enfant, elle prend son élan tout d'un coup, portée sur les ailes d'un pas de basque allongé. Alors ses paupières se lèvent et, telle qu'une divinité chasseresse, le front haut, le sein gonflé, les bonds élastiques, elle fend l'air comme la barque fend l'onde et semble se jouer de l'espace. Elle reprend ensuite son glissé coquet, considère les spectateurs, envoie quelques sourires, quelques paroles aux plus favorisés, tend ses beaux bras au cavalier qui vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter avec une rapidité prestigieuse d'un bout à l'autre de la salle. Elle glisse, elle court, elle vole; la fatigue colore ses joues, illumine son regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu'à ce qu'épuisée, haletante, elle s'affaisse mollement et tombe dans les bras de son danseur qui, la saisissant d'une main vigoureuse, l'enlève un instant en l'air avant d'achever avec elle le tourbillon envivré.
En revanche, l'homme accepté par une femme s'en empare comme d'une conquête dont il s'enorgueillit, qu'il fait admirer à ses rivaux, avant de se l'approprier dans cette courte et tourbillonnante étreinte à travers laquelle on aperçoit encore l'expression narguante du vainqueur, la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de son triomphe. Le cavalier accentue d'abord ses pas comme par un défi, quitte un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur lui-même comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu après avec un empressement passionné! Les figures les plus multiples viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend mainte Atalante plus belle que ne les rêvait Ovide. Quelquefois deux paires partent en même temps, peu après les hommes changent de danseuse; un troisième survient en frappant des mains et enlève l'une d'elles à son partner, comme éperdûment et irrésistiblement épris de sa beauté, de son charme, de sa grâce incomparable. Quand c'est une des reines de la fête qui est ainsi réclamée, les plus brillants jeunes hommes se succèdent longtemps en briguant l'honneur de lui avoir donné la main.
Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inné, la science magique de cette danse; les moins heureusement douées savent y trouver des attraits improvisés. La timidité et la modestie y deviennent des avantages, aussi bien que la majesté de celles qui n'ignorent point qu'elles sont les plus enviées. N'en est-il pas ainsi parce que, d'entre toutes, c'est la danse la plus chastement amoureuse? Les personnes dansantes ne faisant pas abstraction du public, mais s'adressant à lui tout au contraire, il règne dans son sens même un mélange de tendresse intime et de vanité mutuelle aussi plein de décence que d'entraînement.
D'ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable, sitôt qu'on sait l'adorer? Les moins belles ont inspiré des passions inextinguibles, les plus belles ont fasciné des existences entières avec les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhalé par des lèvres qui savaient se plier à l'imploration après avoir été scellées par un silence hautain. Là, où de pareilles femmes règnent, que de fiévreuses paroles, que d'espérances indéfinies, que de charmantes ivresses, que d'illusions, que de désespoirs, n'ont pas dû se succéder durant les cadences de ces Mazoures, dont plus d'une vibre dans le souvenir de chacune d'elles comme l'écho de quelque passion évanouie, de quelque sentimentale déclaration? Quelle est la Polonaise qui dans sa vie n'ait terminé une mazoure, les joues plus brûlantes d'émotion que de fatigue?
Que de liens inattendus formés dans ces longs tête-à-tête au milieu de la foule, au son d'une musique faisant revivre d'ordinaire quelque nom guerrier, quelque souvenir historique, attaché aux paroles et incarné pour toujours dans la mélodie? Que de promesses s'y sont échangées dont le dernier mot, prenant le ciel à témoin, ne fut jamais oublié par le cœur qui attendit fidèlement le ciel pour retrouver là-haut un bonheur que le sort avait ajourné ici bas! Que d'adieux difficiles s'y sont échangés, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si le même sang avait coulé dans leurs veines, si l'amant ivre d'amour aujourd'hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je? en persécuteur du lendemain! Que de fois ceux qui s'aimaient avec extase s'y sont donné rendez-vous à si longue échéance, que l'automne de la vie pouvait succéder à son printemps, tous deux croyant plutôt à leur fidélité à travers tous les remous de l'existence qu'à la possibilité d'un bonheur privé de la sanction paternelle! Que de tristes affections, secrètement nourries en ceux que séparaient les infranchissables distances de la richesse et du rang, n'ont pu se révéler que dans ces instants uniques où le monde admire la beauté plus que la richesse, la bonne mine plus que le rang! Que de destinées désunies par la naissance et les griefs d'une autre génération, ne se sont jamais rapprochées que dans ces rencontres périodiques, étincelantes de triomphes et de joies cachées, dont le pâle et lointain reflet devait éclairer à lui seul une longue série d'années ténébreuses; car, le poète l'a dit: l'absence est un monde sans soleil!
Que de courtes amours s'y sont nouées et dénouées le même soir entre ceux qui, ne s'étant jamais vus et ne devant plus se revoir, pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entamés avec insouciance durant les longs repos et les figures enchevêtrées de la mazoure, prolongés avec ironie, interrompus avec émotion, repris avec ces sous-entendus où excellent la délicatesse et la finesse slaves, ont abouti à de profonds attachements! Que de confidences y ont été éparpillées dans les plis déroulés de cette franchise qui se jette d'inconnu à inconnu, lorsqu'on est délivré de la tyrannie des ménagements obligés! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes, que de vœux, que de désirs, que de vagues espoirs y furent négligemment livrés au vent, comme le mouchoir de la danseuse jeté au souffle du hasard... et qui n'ont point été relevés par les maladroits!...
Chopin a dégagé l'inconnu de poésie, qui n'était qu'indiqué dans les thèmes originaux des Mazoures vraiment nationales. Conservant leur rhythme, il en a ennobli la mélodie, agrandi les proportions; il y a intercalé des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu'il aimait à nous entendre appeller des tableaux de chevalet, les innombrables émotions d'ordres si divers qui agitent les cœurs pendant que durent, et la danse, et ces longs intervalles surtout, où le cavalier a de droit une place à côté de sa dame dont il ne se sépare point.
Coquetteries, vanités, fantaisies, inclinations, élégies, passions et ébauches de sentiments, conquêtes dont peuvent dépendre le salut ou la grâce d'un autre, tout s'y rencontre. Mais, qu'il est malaisé de se faire une idée complète des infines degrés sur lesquels l'émotion s'arrête ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou moins longtemps avec autant d'abandon que de malice, dans ces pays où la mazoure se danse avec le même entraînement, le même abandon, le même intérêt à la fois amoureux et patriotique, depuis les palais jusqu'aux chaumières; dans ces pays où les qualités et les défauts propres à la nation sont si singulièrement répartis que, se retrouvant dans leur essence à peu près les mêmes chez tous, leur mélange varie et se différencie dans chacun d'une manière inopinée, souvent méconnaissable! Il en résulte une excessive diversité dans les caractères capricieusement amalgamés, ce qui ajoute à la curiosité un aiguillon qu'elle n'a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante investigation et prête de la signification aux moindres incidents.
Ici, rien d'indifférent, rien d'inaperçu et rien de banal. Les contrastes se multiplient parmi ces natures d'une mobilité constante dans leurs impressions, d'un esprit fin, perçant, toujours en éveil; d'une sensibilité qu'alimentent les malheurs et les souffrances, venant jeter des jours inattendus sur les cœurs comme des lueurs d'incendie dans l'obscurité. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots d'une forteresse, les interrogatoires perfides et semés de pièges d'un juge abhorré quoique vénal, les steppes blancs de la Sibérie, silencieux et déserts, s'étendent devant les regards épouvantés et les cœurs frémissants, comme les tableaux d'une tapisserie aérienne sur les murs de toute salle de bal; depuis celle dont les parois furent badigeonnées pour l'occasion d'une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut ciré la veille, dont les belles jeunes filles sont parées de simple mousseline blanche et rose, jusqu'à celle dont les éblouissantes murailles sont d'un stuc sulphuréen, les parquets d'acajou et d'ébène, les lustres étincelants de mille bougies!
Ici, un rien peut rapprocher étroitement ceux qui la veille étaient étrangers, tout comme l'épreuve d'une minute ou d'un mot y sépare des cœurs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forcées et d'incurables défiances entretenues en secret. Selon le mot d'une femme spirituelle: «on y joue souvent la comédie, pour éviter la tragédie», on aime à y faire entendre ce qu'on tient à n'avoir pas prononcé. Les généralités servent à acérer l'interrogation, en la dissimulant; elles font écouter les plus évasives réponses, comme on écouterait le son rendu par un objet pour en reconnaître le métal. Tous ces cœurs si sûrs d'eux-mêmes ne cessent de s'interroger, de se sonder, de se mettre à l'épreuve. Chaque jeune homme veut savoir s'il y a entre lui et celle qu'il fait dame de ses pensées pendant une soirée ou deux, communauté d'amour pour la patrie, communauté d'horreur pour le vainqueur. Chaque femme, avant d'accorder ses préférences d'un soir à qui la regarde avec une ardeur si tendre et une douceur si passionée, veut savoir s'il est homme à braver la confiscation, l'exil forcé ou l'exil volontaire, (non moins amer souvent), la caserne du soldat à perpétuité sur les rives de la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase!...
Quand l'homme sait haïr et que la femme se contente de dénigrer l'ennemi, il y a de poignantes incertitudes; les mains qui ont échangé l'anneau des fiançailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se demandant si elles y resteront? Quand la femme est de la trempe de la Psse Eustache Sanguszko, aimant mieux voir son fils aux mines que de ployer les genoux devant le czar[7], et que l'homme se demande s'il n'est point permis d'imiter le sort des K., des B., des L., des J., etc., qui vécurent à St. Pétersbourg comblés d'honneurs, tous en élevant leurs enfants dans l'attente du jour où ils tireront l'épée contre les maîtres de la veille, la femme saisit le cœur de l'homme en ses paroles brûlantes, comme une mère saisait la tête de son enfant en ses paumes fiévreuses et la tournant vers le ciel, lui crie: voilà où est ton Dieu!... Elle a des sanglots étouffés dans la voix, des larmes pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande à la fois, elle met son sourire à prix; et ce prix, c'est l'héroïsme! Si elle détourne la tête, elle semble jeter l'homme dans le gouffre de l'opprobre; si elle lui rend l'éclat solaire de son beau visage, elle semble le tirer du néant!
Or, à chaque mazoure qui se danse là-bas, il y a un homme dont le regard, la parole, l'étreinte angoissée, ont rivé pour jamais à l'autel sacré de la patrie le cœur d'une femme, dont il dispose ainsi seulement et sur lequel il n'a pas d'autre droit. Il y a une femme dont les yeux moites, la main effilée, le souffle parfumé murmurant des mots magiques, ont à jamais enrôlé un cœur d'homme dans ces milices sacrées où les chaînes d'une femme font trouver légères les chaînes de la prison et de la kibitka. Cet homme et cette femme ne reverront peut-être jamais leur partner; pourtant, l'un aura déterminé le sort de l'autre en lui jetant dans l'âme ces cris que nul n'entendait, mais qui, à partir de ce jour, la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui répétant: Patrie, Honneur, Liberté! Liberté, liberté surtout! Haine de l'esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la viltà. Mourir, mourir de suite; mourir mille fois, plutôt que de ne pas garder une âme libre en une personne libre! Plutôt que de dépendre, comme l'ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du sourire ou de l'insulte, de la caresse impure et dégradante ou de la colère meurtrière et fantasque de l'autocrate!
Toutefois, mourir c'était trop! Par conséquent ce n'était pas assez. Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre, en refusant l'air libre de leurs prérogatives innées, les franchises de leur antique patriciat dans la grande cité chrétienne; lorsqu'ils refusaient tout pacte avec le vainqueur qui y avait usurpé sa place et s'y targuait de ses privilèges. C'était là vraiment un destin pire que la mort! N'importe! Celles qui ne craignaient pas de l'imposer, en rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l'accepter. S'il y en eut qui ont pactisé avec le vainqueur, (plus pour la forme que pour le fond), combien n'y en eut-il pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits à tout pacte, même à ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades et de toutes les cours d'Europe, à la seule condition de ne jamais laisser entendre que «l'ours qui a mis des gants blancs» chez l'étranger, se hâte de les jeter à la frontière et, loin de ses regards, redevient la bête inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout faits, mais incapable de voir qu'elle écrase de sa masse informe les fleurs dont ce miel est tiré, qu'elle fait mourir sous ses grosses pattes les travailleuses ailées sans lesquelles il n'existe pas.
Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, héritier d'une civilisation huit fois séculaire et dédaignant depuis cent ans de renoncer à ce qu'elle lui a mis au cœur d'élévation, de noblesse, de hautaine indépendance, pour accepter la fraternité des puissants serviles; le Polonais apparaît en Europe comme un paria, un jacobin, un être dangereux, dont il vaut mieux éviter le voisinage fâcheux. S'il voyage, lui, grand-seigneur par excellence, il devient un épouvantail pour ses pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur de son pontife, un embarras pour son Église; lui, par essence homme de salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien à écarter poliment! N'est-ce point là un calice d'amertume? N'est-ce point là un sort plus dur à affronter qu'un combat glorieux, qui ne se prolonge pas durant toute une existence? Néanmoins, chaque jeune homme et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par hasard, ont à honneur de se prouver l'un à l'autre qu'ils sauront boire ce calice; qu'ils l'acceptent, émus et joyeux, de la main qui pour lors le présente avec un cœur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour, un mot plein de force et de grâce, un geste plein d'élégance fière et dédaigneuse.
Mais, dans les bals on n'est pas toujours entre soi. Il faut souvent danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en être pas incontinent anéantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois les inviter; il faut être près d'elles, côte à côte avec elles, humiliés par celles qu'on méprise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs quand elles apparaissent aux fêtes des vaincus! Les unes se montrent confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout l'éclat d'une faveur impériale, insolentes avec préméditation, cruelles avec inconscience, se croyant adulées sans se sentir haïes, imaginant trôner et régner, sans apercevoir qu'elles sont raillées et tournées en dérision par ceux qui ont assez de sang au cœur, assez de feu dan le sang, assez de foi dans l'âme, assez d'espoir dans l'avenir, pour attendre des générations avant de livrer leur souvenir exécré à la vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui savent à un cheveu près le degré d'élasticité permis au busc de leur corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement impertinentes encore par le déplaisir de se voir entournés d'un essaim de créatures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la taille n'a jamais connu de corset!
D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'éclat de leurs diamants aux yeux de celles à qui leurs maris ont volé leurs revenus. Sottes et méchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui souillent le crêpe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une épingle tombée de leur coiffure dans le cœur d'une mère ou d'une sœur, qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant elle. Ce qui était odieux, elles le rendent risible, en essayant de singer les grands airs des grandes dames. À observer la vulgarité des formes mongoles, la disgrâce des traits kalmouks, qui impriment encore leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs siècles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes payennes de l'Asie, dont ils portèrent souvent le joug en gardant son empreinte barbare dans leur âme, comme dans leur langue! Encore au jour d'aujourd'hui le trésor de l'État, comme qui dirait en Europe le ministère des finances, y est appelé la tente princière: celle où jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! Kaziennaia Pałata.
Quand les femmes des vainqueurs sont en présence des femmes de vaincus, elles font toutes pleuvoir le dédain de leurs prunelles arrogantes. Ni les «dames chiffrées», celles qui portent un monogramme impérial sur l'épaule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'être ainsi marquées comme les génisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien à l'atmosphère où elles sont plongées. Elles ne voient ni les flammes de l'héroïsme, précurseurs de la conflagration, monter en langues étroites et frémissantes jusqu'aux plafonds dorés et là, former une voûte de sombres prophéties sur leurs têtes lourdes et vides; ni les fleurs vénéneuses d'une future poésie sortir de terre sous leurs pas, accrocher à leurs falbalas leurs épines immortelles, s'enrouler comme des aspics autour de leurs corsages, monter jusqu'à leur cœur pour y plonger leurs dards et retomber, surprises et béantes, n'y trouvant aussi que le vide!
Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs races sont diverses et leur langage différent. Il est un vaincu, c'est-à-dire moins qu'un esclave; il est en défaveur, c'est-à-dire au-dessous de la bête honorée d'une attention souveraine. Mais pour les vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il dont le cœur n'ait jamais été carbonisé par le regard de l'une d'elles, noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait damné... oui... cent fois damné... mais non perdu aux yeux du czar!... Car devant la faveur, la bassesse de l'homme et la bassesse de la femme russes sont aussi équivalentes que la livre de plomb et la livre de plume, ce qu'un proverbe constate à sa manière en disant: mouż i géna, adna satana «Mari et femme ne font qu'un diable»! Seulement, la livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile imperméable, la livre de plume remue, voltige, se lève, retombe, se relève et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un sac de gaze transparente.
Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme chamarré d'or, semé de croix et de crachats, emmédaillé et enrubanné, il y a, par dessous, on ne sait quelle étincelle d'élément slave qui vit, s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible à la pitié, il est séduit pur les larmes, il est touché par les sourires. Gare pourtant à qui voudrait s'y fier, car à côté de lui il y a tout un brasier d'élément mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette étincelle réunie à ce brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames qui dans ces données se sont joués entre des êtres, dont l'un tend des filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion à la pensée de s'être pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et glouton à la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient déjà sur son cœur.
Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un étant fou de la liberté qu'il aime plus que la vie, l'autre étant voué au servage officiel jusqu'à lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est incandescent, parce que la femme espère toujours inoculer à l'homme le ferment de la bonté, de la pitié, de l'honneur; l'homme espère toujours dénationaliser la femme jusqu'à lui faire oublier la pitié, la bonté, l'honneur. À ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se rencontre guère ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on épuise toutes ses ressources, ses stratagèmes, ses assauts, ses embuscades et ses silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces grandes batailles, dont le succès consiste à se changer en d'heureux préliminaires de paix entre deux belligérants amis, sur les bases de quelque haute rançon et de quelque souvenir ému, qui scintille comme une étoile jamais voilée dans le cœur de l'homme, laissant parfois aussi une reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.[8]
Là, où les neiges boréales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arrière-fond, l'arrière-pensée d'une conversation engagée par une Polonaise qui effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui déchire son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe angélique, on plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries par contre peuvent devenir des exigences déguisées. Là, c'est la dégradation du rang et de la noblesse[9], c'est le knout et la mort, qui attendent peut-être celui qu'une sœur, une fiancée, une amie, une compatriote inconnue, une femme douée du génie de la compassion et de la ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours de deux mazoures. Dans l'une, ces amours s'ébauchent; la lutte commence, le défi est jeté. Durant les longs a parte qu'elle autorise, ciel et terre sont remués sans que l'interlocuteur sache souvent ce qu'on veut de lui avant le jour, (dont l'indiscrétion chèrement payée de quelque inférieur a révélé l'approche), où une écriture fine, tremblante, humide de pleurs, vient se rencontrer avec un homme d'affaires porteur d'un portefeuille tout gonflé. Au second bal, quand la femme et l'homme se retrouvent dans la mazoure, l'un des deux finit par être vaincu. Elle n'a rien obtenu ou elle a tout conquis. Rarement s'est-il vu qu'elle n'ait rien obtenu, qu'on ait tout refusé à un regard, à un sourire, à une larme, à la honte du mépris.
Mais, si fréquents que soient les bals officiels, si souvent même que l'on soit obligé d'y engager quelques personnages qui s'imposent ou de jeunes officiers russes, amis de régiment des jeunes Polonais forcés de servir pour n'être pas privés de leurs privilèges nobiliaires, la vraie poésie, le véritable enchantement de la mazoure, n'existe réellement qu'entre Polonais et Polonaises. Seuls, ils savent ce que veut dire d'enlever une danseuse à son partner avant même qu'elle ait achevé la moitié de son premier tour dans la salle, pour aussitôt l'engager à une mazoure de vingt paires, c'est-à-dire de deux heures! Seuls, ils savent ce que veut dire de lui voir accepter une place près de l'orchestre, dont les rumeurs réduisent toutes les paroles à des murmures de voix basses, à des souffles brûlants plus compris qu'articulés, ou bien d'entendre qu'elle ordonne de poser sa chaise devant le canapé des matrones qui devinent tous les jeux de physionomie. Seuls, le Polonais et la Polonaise savent à l'avance que, dans une mazoure, l'un peut perdre une estime et l'autre conquérir un dévouement! Mais, le Polonais sait aussi que dans ce tête à tête public, ce n'est pas lui qui domine la situation. S'il veut plaire, il craint; s'il aime, il tremble. Dans l'un ou l'autre cas, qu'il espère éblouir ou toucher, charmer l'esprit ou attendrir le cœur, c'est toujours en se lançant dans un dédale de discours, qui ont exprimé avec ardeur ce qu'ils se sont gardés de prononcer; qui ont furtivement interrogé sans avoir jamais questionné; qui ont été atrocement jaloux sans paraître y prétendre; qui ont plaidé le faux pour savoir le vrai ou révélé le vrai pour se garantir du faux, sans être sortis des sentiers ratissés et fleuris d'une conversation de bal. Ils ont tout dit, ils ont parfois mis toute l'âme et ses blessures à nu, sans que la danseuse, si elle est orgueilleuse ou froide, prévenue ou indifférente, puisse se vanter de lui avoir arraché un secret ou infligé un silence!
Puis, une attention si incessamment tendue finissant par harasser des naturels expansifs, une légèreté lassante, surprenante même avant qu'on en ait démêlé l'insouciance désespérée, vient s'allier comme pour les ironiser aux finesses les plus spirituelles, à l'existence des plus justes peines, à leur plus profond sentiment. Toutefois, avant de juger et de condamner cette légèreté, il faudrait en connaître toutes les profondeurs. Elle échappe aux promptes et faciles appréciations en étant tour à tour réelle et apparente, en se réservant d'étranges répliques qui la font prendre, aussi souvent à tort qu'à raison, pour une espèce de voile bariolé, dont il suffirait de déchirer le tissu afin de découvrir plus d'une qualité dormante ou enfouie sous ses plis. Il advient de cette sorte que l'éloquence n'est fréquemment qu'un grave badinage, qui fait tomber des paillettes d'esprit comme une gerbe de feux d'artifice, sans que la chaleur du discours ait rien de sérieux. On cause avec l'un, on songe à un autre; on n'écoute la réplique que pour répondre à sa propre pensée. On s'échauffe, non pour celui à qui l'on parle, mais pour celui à qui l'on va parler. D'autres fois, des plaisanteries échappées comme par mégarde sont tristement sérieuses, quand elles partent d'un esprit qui cache sous ses gaietés d'étalage d'ambitieuses espérances et de lourds mécomptes, dont personne ne peut le railler ni le plaindre, personne n'ayant connu ses audacieux espoirs et ses insuccès secrets.
Aussi, que de fois des gaietés intempestives suivent-elles de près des recueillements âpres et farouches, tandis que des désespérances pleines d'abattement se changent soudain en chants de triomphe, fredonnés à la sourdine. La conspiration étant à l'état de permanence dans tous les esprits, la trahison apparaissant à l'état de possibilité dans tous les moments de défaillance; la conspiration formant un mystère qui, à peine soupçonné, jette l'homme dans le gouffre de la police moscovite et ne le rejette dans la vie que comme un naufragé nu sur la plage; la trahison constituant un plus terrible mystère qui, à peine soupçonné, métamorphose l'être humain en une bête venimeuse dont la seule haleine est réputée pestiférée,—comment chaque homme ne serait-il pas une énigme indéchiffrable à tout autre qu'à une femme aux intuitions divinatrices, qui veut devenir son ange-gardien en le retenant sur la pente des conspirations ou en le préservant des séduisants appâts de la trahison? Dans ces entretiens pailletés d'or et de cuivre, où le vrai rubis brille à côté du faux diamant, comme une goutte de sang pur mise en balance avec un argent impur; où les réticences inexplicables peuvent aussi bien envelopper d'ombre la pudeur d'une vie qui se sacrifie, que l'impudeur d'une lâcheté qui se fait récompenser,—voire même le double jeu d'un double sacrifice et d'une double trahison, livrant quelques complices dans l'espoir de perdre tous leurs bourreaux, en se perdant soi-même,—rien ne saurait demeurer absolument superficiel, quoique rien non plus ne soit exempt d'un vernis artificiel. Là donc, où la conversation est un art exercé au plus haut degré et qui absorbe une énorme partie du temps de tout le monde, il y en a peu qui ne laissent à chacun le soin de discerner dans les propos joyeux ou chagrins qu'il entend débiter, ce qu'en pense vraiment le personnage qui, en moins d'une minute, passe du rire à la douleur, en rendant la sincérité également difficile à reconnaître dans l'un et dans l'autre.
Au milieu de ces fuyantes habitudes d'esprit, les idées, comme les bancs de sable mouvants de certaines mers, sont rarement retrouvées au point où on les a quittées. Cela seul suffirait à donner un relief particulier aux causeries les plus insignifiantes, comme nous l'ont appris quelques hommes de cette nation qui ont fait admirer à la société parisienne leur merveilleux talent d'escrime en paradoxe, auquel tout Polonais est plus ou moins habile selon qu'il a plus ou moins intérêt ou amusement à le cultiver. Mais cette inimitable verve qui le pousse à faire constamment changer de costume à la vérité et à la fiction, à les promener toujours déguisées l'une pour l'autre, comme des pierres de touche d'autant plus sûres qu'elles sont moins soupçonnées; cette verve qui aux plus chétives occasions dépense avec une prodigalité effrénée un prodigieux esprit, comme Gil Blas usait à trouver moyen de vivre un seul jour autant d'intelligence qu'il en fallait au roi des Espagnes pour gouverner ses royaumes; cette verve impressionne aussi péniblement que les jeux où l'adresse inouïe des fameux escamoteurs indiens fait voler et étinceler dans les airs une quantité d'armes aiguisées et tranchantes qui, à la moindre gaucherie, deviendraient des instruments de mort. Elle recèle et porte alternativement l'anxiété, l'angoisse, l'effroi lorsqu'au milieu des dangers imminents de la délation, de la persécution, de la haine ou de la rancune individuelle, se surajoutant aux haines nationales et aux rancunes politiques, des positions toujours compliquées peuvent trouver un péril dans toute imprudence, dans toute inadvertance, toute inconséquence; ou bien, une aide puissante dans un individu obscur et oublié.
Un intérêt dramatique peut dès lors surgir tout d'un coup dans les plus indifférentes entrevues, pour donner instantanément à toute relation les faces les moins prévues. Il plane par là sur les moindres d'entre-elles une brumeuse incertitude qui ne permet jamais d'en arrêter les contours, d'en fixer les lignes, d'en reconnaître l'exacte et future portée, les rendant ainsi toutes complexes, indéfinissables, insaisissables, imprégnées à la fois d'une terreur vague et cachée, d'une flatterie insinuante, inventive à se rajeunir, d'une sympathie qui voudrait souvent se dégager de ces pressions; triples mobiles qui s'enchevêtrent dans les cœurs en d'inextricables confusions de sentiments patriotiques, vains et amoureux.
Est-il donc surprenant que des émotions sans nombre se concentrent dans les rapprochements fortuits amenés par la mazoure lorsque, entourant les moindres velléités du cœur de ce prestige que répandent les grandes toilettes, les feux de la nuit, les surexcitations d'une athmosphère de bal, elle fait parler à l'imagination les plus rapides, les plus futiles, les plus distantes rencontres! Pourrait-il en être autrement en présence des femmes qui donnent à la mazoure ces signifiances, que dans les autres pays on s'efforcerait en vain de comprendre, même de deviner? Car, ne sont-elles pas incomparables, les femmes polonaises? Il en est parmi elles dont les qualités et les vertus sont si absolues, qu'elles les rendent apparentées à tous les siècles et à tous les peuples; mais ces apparitions sont rares, toujours et partout. Pour la plupart, c'est une originalité pleine de variété qui les distingue. Moitié almées, moitié Parisiennes, ayant peut-être conservé de mère en fille le secret des philtres brûlants que gardent les harems, elles séduisent par des langueurs asiatiques, des flammes de houris dans les yeux, des indolences de sultanes, des révélations d'indicibles tendresses fugitives comme l'éclair, des gestes naturels qui caressent sans enhardir, des mouvements distraits dont la lenteur enivre, des poses inconscientes et affaissées qui distillent un fluide magnétique. Elles séduisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la gêne et que l'étiquette ne parvient jamais à guinder; par ces inflexions de voix qui brisent et font venir des larmes d'on ne sait quelle région du cœur; par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontanéité de la gazelle. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles à amuser, faciles à intéresser, comme les belles et ignorantes créatures qui adorent le prophète arabe; en même temps intelligentes, instruites, pressentant avec rapidité tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant d'un coup d'œil tout ce qui se laisse deviner, habiles à se servir de ce qu'elles savent, plus habiles encore à se taire longtemps et même toujours, étrangement versées dans la divination des caractères qu'un trait leur dévoile, qu'un mot éclaire à leurs yeux, qu'une heure met à leur merci!
Généreuses, intrépides, enthousiastes, d'une piété exaltée, aimant le danger et aimant l'amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent peu, elles sont surtout éprises de renom et de gloire. L'héroïsme leur plaît; il n'en est peut-être pas une qui craigne de payer trop cher une action éclatante. Et cependant, disons-le avec un pieux respect, beaucoup d'entr'elles, mystérieusement sublimes, dévouent à l'obscurité leurs plus beaux sacrifices, leurs plus saintes vertus. Mais, quelqu'exemplaires que soient les mérites de leur vie domestique, jamais tant que dure leur jeunesse, (et elle est aussi longue que précoce), ni les misères de la vie intime, ni les secrètes douleurs qui déchirent ces âmes trop ardentes pour n'être pas souvent blessées, n'abattent la merveilleuse élasticité de leurs espérances patriotiques, la juvénile candeur de leurs enchantements souvent illusionnés, la vivacité de leurs émotions qu'elles savent communiquer avec l'infaillibilité de l'étincelle électrique.
Discrètes par nature et par position, elles manient avec une incroyable dextérité la grande arme de la dissimulation; elles sondent l'âme d'autrui et retiennent leurs propres secrets, si bien que nul ne suppose qu'elles ont des secrets![10] Souvent ce sont les plus nobles qu'elles taisent, avec cette superbe qui ne daigne même pas se témoigner. À qui les a calomniées, elles rendent un service, qui les a dénigrées, devient leur ami, qui a traversé leurs desseins une fois, le répare sans s'en douter en les servant cent fois. Le dédain intérieur que leur inspirent ceux qui ne les devinent pas, leur assure cette supériorité qui les fait régner avec tant d'art sur tous les cœurs qu'elles réussissent à flatter sans adulation, à apprivoiser sans concessions, à s'attacher sans trahison, à dominer sans tyrannie, jusqu'au jour où, se passionnant à leur tour avec autant de dévouement chaleureux pour un seul qu'elles ont de subtile fierté avec le reste du monde, elles savent aussi braver la mort, partager l'exil, la prison, les plus cruelles peines, toujours fidèles, toujours tendres, se sacrifiant toujours avec une inaltérable sérénité.
Les hommages que les Polonaises ont inspirés ont toujours été d'autant plus fervents, qu'elles ne visent pas aux hommages; elles les acceptent comme des pis-aller, des préludes, des passe-temps insignifiants. Ce qu'elles veulent, c'est l'attachement; ce qu'elles espèrent, c'est le dévouement; ce qu'elles exigent, c'est l'honneur, le regret et l'amour de la patrie. Toutes, elles ont une poétique compréhension d'un idéal qu'elles font miroiter dans leurs entretiens, comme une image qui passerait incessamment dans une glace et qu'elles donnent pour tâche de saisir. Méprisant le fade et trop facile plaisir de plaire seulement, elles voudraient avoir celui d'admirer ceux qui les aiment; de voir deviné et réalisé par eux un rêve d'héroïsme et de gloire qui ferait de chacun de leurs frères, de leurs amoureux, de leurs amis, de leurs fils, un nouveau héros de sa patrie, un nouveau nom retentissant dans tous les cœurs qui palpitent aux premiers accents de la Mazoure liée à son souvenir. Ce romanesque aliment de leurs désirs prend, dans l'existence de la plupart d'entr'elles, une place qu'il n'a certes pas chez les femmes du Levant, ni même chez celles du Couchant.
Les latitudes géographiques et psychologiques dans lesquelles le sort les fait vivre, offrent également ces climats extrêmes, où les étés brûlants ont des splendeurs et des orages torrides, où les hivers et leur frimas ont des froidures polaires, où les cœurs savent aimer et haïr avec la même ténacité, pardonner et oublier avec la même générosité. Aussi là, quand on est épris, n'est-ce point à l'italienne, (ce serait trop simple et trop charnel), ni à l'allemande, (ce serait trop savant et trop froid), encore moins à la française, (ce serait trop vaniteux et trop frivole); on y fait de l'amour une poésie, en attendant qu'on en fasse un culte. Il forme la poésie de chaque bal et peut devenir le culte de la vie entière. La femme aime l'amour pour faire aimer ce qu'elle aime: avant tout son Dieu et sa patrie, la liberté et la gloire. L'homme aime l'amour parce qu'il aime à être ainsi aimé; à se sentir surélevé, grandi au-dessus de lui-même, électrisé par des paroles qui brûlent comme des étincelles, par des regards qui luisent comme des étoiles, par des sourires qui promettent la béatitude d'une larme sur une tombe!... Ce qui faisait dire à l'empereur Nicolas: «Je pourrais en finir des Polonais, si je venais à bout des Polonaises»[11].
Malheureusement, l'idéal de gloire et de patriotisme des Polonaises, souvent réveillé par les velléités héroïques qui les entourent, est plus souvent encore déçu par la légèreté de caractère des hommes que l'oppression et l'astuce du conquérant démoralisent et corrompent systématiquement, sauf à écraser quiconque leur résiste. Aussi, les oscillations de cet élément qui comme le vif-argent ignore la tranquillité, de ces aspirations qui savent bien ce qu'elles veulent, mais ne trouvent pas toujours qui leur réponde, tiennent parfois ces femmes charmantes dans de longues alternatives entre le monde et le cloître, où il est peu d'entr'elles qui, à quelque instant de sa vie, n'ait sérieusement ou amèrement songé à se réfugier. Beaucoup, non moins illustres par leur naissance que par leur renommée dans le monde, y ont immolé leur beauté, leur esprit, leur prestige, leur empire sur les âmes, s'offrant en holocauste vivant sur l'autel de propitiation où fume jour et nuit le perpétuel encens de leurs prières et de leur sacrifice volontaire! Ces victimes expiatoires espèrent forcer la main au Dieu des armées, Deus Sabaoth!... Et cet espoir illumine leur cœur, au point de leur faire atteindre parfois un âge presque séculaire!
Un proverbe national caractérise mieux en quatre mots cette fusion de la vie du monde et de la vie de foi que ne le peuvent faire toutes les descriptions quand, pour peindre une femme parfaite, un parangon de vertu, il dit: «Elle excelle dans la danse et dans la prière!» Veut-on vanter une jeune fille, veut-on louer une jeune femme, on ne saurait mieux faire que de leur appliquer cette courte phrase: I do tańca, i do roźańca! On ne peut leur trouver de meilleur éloge, parce que le Polonais né, bercé, grandi, vivant entre des femmes dont on ne sait si elles sont plus belles quand elles sont charmantes ou plus charmantes quand elles ne sont pas belles; le Polonais ne se résignerait jamais à aimer d'amour celle que personne ne lui envierait au bal, pas plus qu'il ne chérira éternellement celle dont il ne pense pas que, plus ardente que les séraphins dans les cieux, elle fatigue de ses implorations et de ses expiations, de ses oraisons et de ces jeûnes, ce Dieu qui châtie ceux qu'il aime et qui a dit des nations: elles sont guérissables!
Pour le vrai Polonais, la femme dévote, ignorante et sans grâce, dont chaque parole ne brille pas comme une lueur, dont chaque mouvement n'exhale pas le charme d'un parfum suave, n'appartient pas à ces êtres qu'enveloppe un fluide ambiant, une vapeur tiède,—sous les lambris dorés, sous le chaume fleuri, comme derrière les grilles du chœur.—En revanche, la femme intéressée, calculatrice habile, syrène, déloyale, sans foi ni bonne foi, est un monstre si odieux qu'il ne devine même pas les ignobles écailles qui se cachent au bas de sa ceinture, artificieusement voilées. Qu'en advient-il? Il tombe dans ses pièges et, quand il y est tombé, il est perdu pour sa génération, ce qui fait croire que les Polonais s'en vont et qu'il ne reste plus que des Polonaises! Quelle erreur! En fût-il ainsi, la Pologne n'aurait point à pleurer ses fils pour toujours. Comme cette illustre Italienne du moyen-âge qui défendait elle-même son château-fort et, voyant six de ses fils couchés à ses pieds sur ses crénaux, défiait l'ennemi en lui montrant son sein d'où elle ferait naître six autres guerriers non moins valeureux, les mères polonaises ont de quoi remplacer les générations énervées, les générations qui ont servi d'anneau dans la chaîne généalogique, sans laisser d'autres traces de leur triste et terne passage!
D'ailleurs, en ce siècle de calomnies, on calomnie aussi les hommes là, ou les femmes ont de quoi braver, vaincre et faire taire la calomnie. Si ces Polonaises qui changent une fleur des champs en un sceptre dont on bénit la puissance, ont un sens de la foi plus sublime que les hommes, il n'est pourtant pas plus viril; si elles ont le goût de l'héroïsme plus exalté, il n'est pourtant pas plus impérissable; si l'orgueil de la résistance est plus indigné chez elles, il n'est pourtant pas plus indomptable! Tout le monde dit du mal des Polonais; cela est si aisé! On exagère leurs défauts, on a soin de taire leurs qualités, leurs souffrances surtout. Où donc est la nation qu'un siècle de servitude n'a point défaite, comme une semaine d'insomnie défait un soldat? Mais, quand on aura dit tout le mal imaginable des Polonais, les Polonaises se demanderont toujours: Qui donc sait aimer comme eux? S'ils sont souvent des infidèles, prompts à adorer toute divinité, à brûler leur encens devant chaque miracle de beauté, à adorer chaque jeune astre nouvellement monté sur l'horizon, qui donc a un cœur aussi constant, des attendrissements que vingt ans n'ont pas effacés, des souvenirs dont l'émotion se répercute jusque sous les cheveux blancs, des services empressés qui se reprennent après un quart de siècle d'interruption comme on renoue un entretien brisé la veille? Dans quelle nation ces êtres, frêles et courageux, trouveraient-elles autant de cœurs capables de les adorer d'une dévotion si vraie, qu'il fait aimer la femme jusqu'à aimer la mort pour elle, sachant que son beau regard ne peut convier qu'à une belle mort?
Là-bas, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme ne connaissait point encore ces méfiances néfastes qui font craindre une femme comme on redoute un vampire. Il n'avait point encore entendu parler de ces magiciennes malfaisantes du dix-neuvième siècle, surnommées les «dévoreuses de cervelles»! Il ne savait point encore qu'il existerait un jour des princesses entretenues, des comtesses courtisanes, des ambassadrices juives, des grandes dames aux gages d'une grande puissance, des espionnes de haute naissance, des voleuses de bonne maison dérobant le cœur, les secrets, l'honneur, le patrimoine de ceux dont elles recevaient l'hospitalité! Il ignorait que sous peu on aurait formé à l'intention des grands noms de son pays, à l'intention des fils de mères incorruptibles, des héritiers d'une longue lignée de nobles ancêtres, toute une école de séductrices dressées au métier de la délation. L'homme ne se doutait pas encore qu'il viendrait un temps où dans les sociétés d'Europe, sociétés chrétiennes cependant, un homme d'honneur passerait pour dupe de la femme qu'il n'aurait pas déshonorée, pour victime de celle qu'il n'aurait pas souillée!...
Alors, alors, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme aimait pour aimer; prêt à jouer sa vie pour une beauté qu'il aurait vue deux fois, se souvenant que le parfum de la fleur ne laisse à jamais son plus poétique souvenir que lorsqu'elle ne fut jamais cueillie, jamais flétrie! Il eût rougi de penser aux menus plaisirs d'une volupté corrompue, en cette société où la galanterie consistait à haïr le conquérant, à mépriser ses menaces, à braver son courroux, à railler le parvenu barbare qui prétend faire oublier à l'Europe somnolente le mécanisme asiatique de sa savonnette à vilain. Alors, alors, l'homme aimait quand il se sentait aiguillonné au bien et béni par la piété, fier des grands sacrifices, entraîné aux grandes espérances par une de ces femmes dont le cœur a pour note dominante l'apitoiement. Car, en toute Polonaise, chaque tendresse jaillit d'une compatissance; elle n'a rien à dire à celui qu'elle n'a pas à plaindre. De là vient que des sentiments qui ailleurs ne sont que des vanités ou des sensualités, se colorent chez elle d'un autre reflet: celui d'une vertu qui, trop sûre d'elle-même pour faire la grosse voix et se retrancher derrière les fortifications en carton de la pruderie, dédaigne les sécheresses rigides et reste accessible à tous les enthousiasmes qu'elle inspire, comme à tous les sentiments qu'elle peut porter devant Dieu et les hommes.
Ensemble irrésistible, qui enchante et qu'on honore! Balzac a essayé de l'esquisser dans des lignes toutes d'antithèses, renfermant le plus précieux des encens adressé à cette «fille d'une terre étrangère, ange par l'amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par l'expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géante par l'espérance, mère par la douleur et poète par ses rêves»[12].
Berlioz, génie shakespearien qui toucha à tous les extrêmes, dut naturellement entrevoir à travers les transparences musicales de Chopin le prestige innommable et ineffable qui se mirait, chatoyait, serpentait, fascinait dans sa poésie, sous ses doigts! Il les nomma les divines chatteries de ces femmes semi-orientales, que celles d'occident ne soupçonnent pas; elles sont trop heureuses pour en deviner le douloureux secret. Divines chatteries en effet, généreuses et avares à la fois, imprimant au cœur épris l'ondoiement indécis et berçant d'une nacelle sans rames et sans agrès. Les hommes en sont choyés par leurs mères, câlinés par leurs sœurs, enguirlandés par leurs amies, ensorcelés par leurs fiancées, leurs idoles, leur déesses! C'est encore avec de divines chatteries, que des saintes les gagnent au martyrologe de leur patrie. Aussi, comprend-on qu'après cela les coquetteries des autres femmes semblent grossières ou insipides et que les Polonais s'écrient, à bon droit, avec une gloriole que chaque Polonaise justifie: Niema jak Polki[13].
Le secret de ces divines chatteries fait ces êtres insaisissables, plus chers que la vie, dont les poètes comme Chateaubriand se forgent durant les brûlantes insomnies de leur adolescence une démonne et une charmeresse, quand ils trouvent dans une Polonaise de seize ans une soudaine ressemblance avec leur impossible vision, «d'une Ève innocente et tombée, ignorant tout, sachant tout, vierge et amante à la fois!!!»[14]—«Mélange de l'odalisque et de la walkyrie, chœur féminin varié d'âge et de beauté, ancienne sylphide réalisée... Flore nouvelle, délivrée du joug des saisons...[15]—Le poète avoue que, poursuivi dans ses rêves, enivré par le souvenir de cette apparition, il n'osa pourtant la revoir. Il sentait, vaguement, mais indubitablement, qu'en sa présence il cessait d'être un triste René, pour grandir selon ses vœux, devenir ce qu'elle voulait qu'il fût, être exhaussé et façonné par elle. Il fut assez fat pour prendre peur de ces vertigineuses hauteurs, parce que les Chateaubriand font école en littérature, mais ne font pas une nation. Le Polonais ne redoute point la charmeresse sa sœur, Flore nouvelle délivrée du joug des saisons! Il la chérit, il la respecte, il sait mourir pour elle... et cet amour, pareil à un arôme incorruptible, préserve le sommeil de la nation de devenir mortel. Il lui conserve sa vie, il empêche le vainqueur d'en venir à bout et prépare ainsi la glorieuse résurrection de la patrie.
Il faut cependant reconnaître qu'entre toutes, une seule nation eut l'intuition d'un idéal de femme à nul autre pareil, dans ces belles exilées que tout semblait amuser, que rien ne parvenait à consoler. Cette nation fut la France. Elle seule vit entre-luire un idéal inconnu chez les filles de cette Pologne, «morte civilement» aux yeux d'une société civile, où la sagesse des Nestor politiques croyait assurer «l'équilibre européen», en traitant les peuples comme «une expression géographique»! Les autres nations ne se doutèrent même pas qu'il pouvait y avoir quelque chose à admirer en le vénérant, dans les séductions de ces sylphides de bal, si rieuses le soir, le lendemain matin prosternées sanglotantes aux pieds des autels; de ces voyageuses distraites qui baissaient les stores de leur voiture en passant par la Suisse, afin de n'en pas voir les sites montagneux, écrasants pour leurs poitrines, amoureuses des horizonts sans bornes de leurs plaines natales!
En Allemagne, on leur reprochait d'être des ménagères insouciantes, d'ignorer les grandeurs bourgeoises du Soll und Haben! Pour cela, on leur en voulait à elles, dont tous les désirs, tous les vouloirs, toutes les passions se résument à mépriser l'avoir, pour sauver l'être, en livrant des fortunes millionnaires à la confiscation de vainqueurs cupides et brutaux! À elles, qui, encore enfants, entendent leur père répéter: «la richesse a cela de bon que, donnant quelque chose à sacrifier, elle sert de piédestal à l'exil!...»—En Italie, on ne comprenait rien à ce mélange de culture intellectuelle, de lectures avides, de science ardente, d'érudition virile, et de mouvements prime-sautiers, effarés, convulsifs parfois, comme ceux de la lionne pressentant dans chaque feuille qui remue un danger pour ses petits.—Les Polonaises qui traversaient Dresde et Vienne, Carlsbad et Ems, pour chercher à Paris une espérance secrète, à Rome une foi encourageante, ne rencontrant la charité nulle part, n'arrivaient ni à Londres, ni à Madrid. Elles ne songeaient point à trouver une sympathie de cœur sur les bords de la Tamise, ni une aide possible parmi les descendants du Cid! Les Anglais étaient trop froids, les Espagnols trop loin.
Les poètes, les littérateurs de la France, furent les seuls à s'apercevoir que dans le cœur des Polonaises, il existait un monde différent de celui qui vit et se meut dans le cœur des autres femmes. Ils ne surent pas deviner sa palingénésie; ils ne comprirent pas que si, dans ce chœur féminin varié d'âge et de beauté, on croyait parfois retrouver les mystérieuses attractions de l'odalisque, c'est qu'elles étaient là comme une parure acquise sur un champ de bataille; si l'on pensait y entrevoir une silhouette de walkyrie, c'est qu'elle se dégageait des vapeurs de sang qui depuis un siècle planaient sur la patrie! Par ainsi, ces poètes et ces littérateurs ne saisirent point la dernière formule de cet idéal dans sa parfaite simplicité. Ils ne se figurèrent point une nation de vaincus qui, enchaînée et foulée aux pieds, proteste contre l'éclatante iniquité au nom du sentiment chrétien. Le sentiment d'une nation, par quoi s'exprime-t-il?—N'est-ce point par la poésie et l'amour?—Et qui en sont les interprètes?—N'est-ce point les poètes et les femmes?—Mais, si les Français, trop habitués aux conventionalités artificielles du monde parisien, n'ont pu avoir l'intuition des sentiments dont Childe Harold entendit les accents déchirants dans les femmes de Saragosse, défendant vainement leurs foyers contre «l'étranger», ils subirent tellement la fascination qui s'échappait en ondes diaprées de ce type féminin, qu'ils lui prêtèrent des puissances presque surnaturelles.
Leur imagination, trop impressionnée par les détails, les grandit démesurément, exagérant la portée des contrastes et les facultés de la métamorphose dans ces Protées aux noirs sourcils et aux dents perlées. Elle en fit ainsi une énigme insoluble, ne sachant point, à force de se perdre entre les petits faits de l'analyse, reconstruire leur large synthèse. Dans une émotion éblouie, la poésie française crut dépeindre la Polonaise en lui jetant à la face, comme une poignée de pierreries multicolores, non serties, une poignée d'épithètes sublimes et incohérentes. Elles sont précieuses cependant, car leur éclat multicolore, leur incohérence irraisonnée, témoignent éloquemment de la violente commotion produite sur eux par ces femmes, dont les qualités françaises parlèrent à l'esprit français, mais qu'on ne connaît vraiment que lorsque les héroïsmes de leur cœur parlent au cœur.
La Polonaise d'autrefois, tant qu'elle fut la noble compagne de héros vainqueurs, n'était point ce qu'est la Polonaise d'aujourd'hui, ange consolateur de héros vaincus. Le Polonais actuel n'est pas plus différent de ce qu'était le Polonais antique, que la Polonaise moderne n'est différente de la Polonaise des anciens temps. Jadis, elle était avant tout et surtout une patricienne honorée; la matrone romaine devenue chrétienne. Toute Polonaise, qu'elle fut riche ou pauvre, à la cour ou à la ville, régnant sur ses palais ou sur ses champs, était grande dame. Elle l'était par suite de la situation que la société lui préparait, bien plus encore que par la noblesse de son sang et l'orgueil de son écusson. Les lois tenaient, il est vrai, sous une tutelle rigoureuse tout le sexe faible, (qui devient si souvent le sexe fort au milieu des poignantes péripéties de la vie), y compris les «hautes et puissantes châtelaines», que par respect et déférence on appelait białogłowa, parce que les femmes mariées avaient la tête couverte et les joues encadrées de blanches et vaporeuses dentelles, imitation civilisée, pudique et chrétienne, du voile musulman, injurieux et barbare. Mais, leur sujétion et leur impuissance légale, contre-balancée par les mœurs et les sentiments, loin de les diminuer, les élevaient, en préservant la sérénité de leur âme, qu'elles tenaient en dehors de l'âpre lutte des intérêts, et en ne leur permettant jamais d'être en faute.
Elles ne pouvaient disposer par elles-mêmes d'aucune fortune, d'aucune volonté, mais elles ne pouvaient non plus se tromper, être entraînées et devenir blâmables! C'était là pour elles tout gain, tout avantage; avantage inappréciable, dont elles connaissaient bien tous les échappatoires et les ressources infinies! N'ayant pas le pouvoir du mal, elles compensaient cette soumission à une vigilance constante, qui dictait les proportions du cadre où elles étaient placées, en prenant un empire presque sans bornes dans la vie privée, où chaque bien était leur attribut. Toute la dignité de la vie de famille, toute la douceur de la vie domestique leur étaient confiées; elles gouvernaient en souveraines ce noble et important apanage, d'où elles étendaient leur pieuse et pacificatrice influence sur les affaires publiques. Car, elles étaient dès leur première adolescence les compagnes de leur père, qui les initiait à ses poursuites et à ses inquiétudes, aux difficultés et aux gloires de la res publica; elles étaient les premières confidentes de leurs frères, souvent leurs meilleures amies la vie durant. Elles devenaient pour leur mari et leurs fils des conseillères secrètes, fidèles, perspicaces, déterminantes. L'histoire de la Pologne et le tableau de ses anciennes mœurs présentent sans cesse le type de ces courageuses et intelligentes épouses, dont l'Angleterre nous a offert un splendide exemple en 1683, lorsque dans un procès où sa tête était en jeu, Lord Russell ne voulut d'autre avocat que sa femme.
Sans ce type antique, grave et doux, jamais sec et anguleux; tendrement pieux, jamais bigot et fatigant; libéral et magnifique, jamais fiévreusement vain, la vraie Polonaise moderne n'aurait pas été à même de se produire. Elle enta sur l'idéal solennel de l'aïeule, la grâce et la vivacité françaises, dont sa petite-fille connut toutes les allures alors que l'irrésistible attrait des mœurs de Versailles, après avoir inondé l'Allemagne, arriva jusqu'à la Vistule. Date fatale! On peut l'affirmer: Voltaire et la Régence sous-minèrent la Pologne et furent les auteurs de sa ruine. En perdant ces mâles vertus, dont Montesquieu dit que seules elles soutiennent les États libres, et qui effectivement avaient soutenu la Pologne durant huit siècles!... les Polonais perdirent leur patrie. Les Polonaises étant plus fermes en la foi, moins besogneuses d'argent dont elles ne connaissaient pas le prix n'ayant pas eu l'habitude de le manier, moins accessibles à l'immoralité par une horreur innée et instinctive de l'impudeur, elles résistèrent mieux à la contagion mortifère du dix-huitième siècle! Leur religion, ses vertus, ses enthousiasmes et ses espérances, créèrent en elles le ferment sacré qui fera ressusciter cette patrie si chère!... Les hommes le sentent; ils le sentent si bien, qu'ils savent adorer ce qu'il y a d'adorable dans ces âmes dont chacune peut s'écrier: Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien, tant que le ciel, assailli de leurs supplications, ne leur aura point rendu l'intégrité de leur type primitif en leur rendant la patrie!
Les poètes de la Pologne n'ont certes pas laissé à d'autres l'honneur d'ébaucher, (avec des couleurs plus fulgurantes que fondues), l'idéal de leurs compatriotes. Tous l'ont chanté, tous l'ont glorifié, tous ont connu ses secrets, tous ont tressailli avec béatitude devant ses joies et religieusement recueilli ses pleurs! Si dans l'histoire et la littérature des «anciens jours», Zygmuntowskie czasy, on retrouve à chaque instant l'antique matrone de cette noblesse guerrière, comme l'empreinte d'un beau camée dans le sable d'or d'un fleuve dont le temps roule les flots anecdotiques, la poésie moderne dépeint l'idéal de la Polonaise actuelle, plus émouvant que ne le rêva jamais poète énamouré. Sur le premier plan se dessinent l'épique et royale figure de Grażyna, le sublime profil de la solitaire et secrète fiancée de Wallenrod; la Rose des Dziady, la Sophie de Pan Tadeusz. Autour d'elles, que de têtes charmantes et touchantes ne voit-on pas se grouper! On les rencontre à chaque pas, au milieu des sentiers bordés de roses que dessine la poésie de ce pays, où le mot de poète n'a point cessé de correspondre à celui de prophète: wieszcz! Dans ces vergers pleins de cerisiers en fleur; dans ces bois de chênes pleins d'abeilleries bourdonnantes, dépeints avec tant de fraîcheur par les romanciers; dans ces beaux jardins où s'étalent les superbes plates-bandes; dans ces somptueux appartements où fleurissent le grenadier rouge, le cactus blanc au gland d'or, les grappes roses du Pérou et les lianes du Brésil, on aperçoit à tout instant quelque tête à la Palma-Vecchio. Des lueurs pourpres d'un splendide couchant éclairent, là aussi, une lourde chevelure qui se détache sur quelque nuage vert d'eau, encadrant de sa blonde auréole des traits où le pressentiment de tristesses futures se cache déjà sous un sourire encore folâtre[16]!
Nous l'avons dit; peut-être faut-il connaître de près les compatriotes de Chopin pour avoir l'intuition des sentiments dont ses Mazoures sont imprégnées, ainsi que beaucoup d'autres de ses compositions. Presque toutes sont remplies de cette même vapeur amoureuse qui plane comme un fluide ambiant à travers ses Préludes, ses Nocturnes, ses Impromptus, où se retracent une à une toutes les phases de la passion dans des âmes spiritualistes et pures: leurres charmants d'une coquetterie inconsciente d'elle-même, attaches insensibles des inclinations, capricieux festonnages que dessine la fantaisie; mortelles dépressions de joies étiolées qui naissent mourantes, roses noires, fleurs de deuil; ou bien, roses d'hiver, blanches comme la neige qui les environne, attristant par le parfum même des tremblants pétales que le moindre souffle fait tomber de leurs frêles tiges. Étincelles sans reflet qu'allument les vanités mondaines, semblables à l'éclat de certains bois morts qui ne reluisent que dans l'obscurité; plaisirs sans passé ni avenir, ravis à des rencontres de hasard, comme la conjonction fortuite de deux astres lointains; illusions, goûts inexplicables tentant d'aventure, comme ces saveurs aigrelettes des fruits à moitié mûrs, qui plaisent tout en agaçant les dents. Ébauches de sentiment dont la gamme est interminable et auxquels l'élévation native, la beauté, la distinction, l'élégance de ceux qui les éprouvent, prêtent une poésie réelle, souvent sérieuse, quand l'un de ces accords qu'on croyait seulement effleurer dans un rapide arpège, devient tout d'un coup un thème solennel, dont les ardentes et hardies modulations prennent dans un cœur exalté les allures d'une passion, qui veut l'éternité pour demeure!
Dans le grand nombre des Mazoures de Chopin, il règne une extrême diversité de motifs et d'impressions. Plusieurs sont entremêlées de la résonnance des éperons; mais, dans la plupart on distingue avant tout l'imperceptible frôlement du tulle et de la gaze sous le souffle léger de la danse; le bruit des éventails, le cliquetis de l'or et des pierreries. Quelques-unes semblent peindre le plaisir courageux, mais creusé d'anxiété, d'un bal à la veille d'un assaut; on entend à travers le rhythme de la danse, les soupirs et les adieux défaillants dont elle cache les pleurs. Quelques autres semblent révéler les angoisses, les peines et les secrets ennuis, apportés à des fêtes dont le bruit n'assourdit pas les clameurs du cœur. Ailleurs encore, on saisit comme des terreurs étouffées: craintes, pressentiments d'un amour qui lutte et qui survit, que la jalousie dévore, qui se sent vaincu, et qui prend en pitié dédaignant de maudire. Ensuite, c'est un tourbillonnement, un délire, au milieu duquel passe et repasse une mélodie haletante, saccadée, comme les palpitations d'un cœur qui se pâme, et se brise, et se meurt d'amour. Plus loin reviennent de lointaines fanfares, distants souvenirs de gloire.—Il en est dont le rhythme est aussi indéterminé, aussi fluide, que le sentiment avec lequel deux jeunes amants contemplent une étoile levée seule au firmament!
IV.
près avoir parlé du compositeur et de ses œuvres, où tant de sentiments
immortels résonnent, où son génie, aux prises avec la douleur, lutta,
parfois vainqueur, parfois vaincu, contre cet élément terrible de la
réalité qu'une des missions de l'art est de réconcilier avec le ciel; de
ses œuvres où se sont épanchés, comme des pleurs dans un lacrymatoire,
tous les souvenirs de sa jeunesse, toutes les fascinations de son cœur,
tous les transports de ses aspirations et de ses emportements
inexprimés; de ses œuvres où, dépassant les bornes de nos sensations
trop obtuses pour sa guise, de nos perceptions trop ternes à son gré, il
fait incursion dans le monde des Dryades, des Oréades, des Nymphes et
des Océanides,—il nous resterait à parler de l'exécution de Chopin, si
nous en avions le triste courage; si nous pouvions exhumer des émotions
entrelacées à nos plus intimes souvenirs personnels, pour parer leurs
linceuls des couleurs dont il faudrait les peindre.
Nous ne nous en sentons pas l'inutile force, car quel résultat pourraient obtenir nos efforts? Réussirait-on à faire connaître à ceux qui ne l'ont pas entendu, le charme d'une ineffable poésie? Charme subtil et pénétrant comme un de ces légers parfums exotiques, celui de la verveine ou de la calla ethiopica, qui ne s'exhalent que dans les appartements peu fréquentés et se dissipent, comme effarouchés, dans les foules compactes, au milieu desquelles l'air épaissi ne garde plus que les senteurs vivaces des tubéreuses en pleines fleurs ou des résines en pleines flammes.
Chopin avait dans son imagination et son talent quelque chose qui, par la pureté de sa diction, par ses accointances avec la Fée aux miettes et le Lutin d'Argail, par ses rencontres de Séraphine et de Diane, murmurant à son oreille leurs plus confidentielles plaintes, leurs rêves les plus innomés, rappelait le style de Nodier, dont on rencontrait maintes fois les volumes sur les tables de son salon. Dans la plupart de ses Valses, Ballades, Scherzos, gît embaumée la mémoire de quelque fugitive poésie inspirée par une de ces fugitives apparitions. Il l'idéalise quelquefois jusqu'à en rendre les libres si ténues et si friables qu'elles ne paraissent plus appartenir à notre nature, mais se rapprocher du monde féerique et nous dévoiler les indiscrètes confidences des Ondines, des Titanias, des Ariels, des reines Mab, des Obérons puissants et capricieux, de tous les génies des airs, des eaux et des flammes, sujets, eux aussi, aux plus amers mécomptes et aux plus insupportables ennuis.
Quand ce genre d'inspiration saisissait Chopin, son jeu prenait un caractère particulier, quelque fut du reste le genre de musique qu'il exécutait; musique de danse ou musique rêveuse, mazoures ou nocturnes, préludes ou scherzos, valses ou tarentelles, études ou ballades. Il leur imprimait à toutes on ne sait quelle couleur sans nom, quelle apparence indéterminée, quelles pulsations tenant de la vibration, qui n'avaient presque plus rien de matériel et, comme les impondérables, semblaient agir sur l'être sans passer par les sens. Tantôt on croyait entendre les joyeux trépignements de quelque péri amoureusement taquine; tantôt, c'étaient des modulations veloutées et chatoyantes comme la robe d'une salamandre; tantôt, on saisissait des accents profondément découragés, comme si des âmes en peine ne trouvaient pas les charitables prières nécessaires à leur délivrance finale. D'autres fois, il s'exhalait de ses doigts une désespérance si morne, si inconsolable, qu'on croyait voir revivre le Jacopo Foscari de Byron, contempler l'abattement suprême de celui qui, mourant d'amour pour sa patrie, préférait la mort à l'exil, ne pouvant supporter de quitter Venezia la bella![17]
Chopin se livrait aussi à des fantaisies burlesques; il évoquait volontiers parfois quelque scène à la Jacques Callot, pour faire rire, grimacer, gambader des figures fantastiques, spirituelles et narquoises, pleines de saillies musicales, pétillantes d'esprit et de humour anglais, comme un feu de fagots verts. L'Étude V nous a conservé une de ces improvisations piquantes, où les touches noires du clavier sont exclusivement attaquées, comme l'enjouement de Chopin n'attaquait que les touches supérieures de l'esprit, amoureux d'alticisme qu'il était, reculant devant la jovialité vulgaire, le rire grossier, la gaieté commune, comme devant ces animaux plus abjects encore que venimeux, dont la vue cause les plus nauséabonds éloignements à certaines natures sensitives et douillettes.
Dans son jeu, le grand artiste rendait ravissamment cette sorte de trépidation émue, timide ou haletante, qui vient au cœur quand on se croit dans le voisinage des êtres surnaturels, en présence de ceux qu'on ne sait ni comment deviner, ni comment saisir, ni comment embrasser, ni comment enchanter. Il faisait toujours onduler la mélodie, comme un esquif porté sur le sein de la vague puissante; ou bien, il la faisait mouvoir indécise, comme une apparition aérienne, surgie à l'improviste en ce monde tangible et palpable. Dans ses écrits, il indiqua d'abord cette manière, qui donnait un cachet si particulier à sa virtuosité, par le mot de Tempo rubato: temps dérobé, entrecoupé, mesure souple, abrupte et languissante à la fois, vacillante comme la flamme sous le souffle qui l'agite, comme les épis d'un champ ondulés, par les molles pressions d'un air chaud, comme le sommet des arbres inclinés de ci et de là par les versatilités d'une brise piquante.
Mais, le mot qui n'apprenait rien à qui savait, ne disant rien à qui ne savait pas, ne comprenait pas, ne sentait pas, Chopin cessa plus tard d'ajouter cette explication à sa musique, persuadé que si on en avait l'intelligence, il était impossible de ne pas deviner cette règle d'irrégularité. Aussi, toutes ses compositions doivent-elles être jouées avec cette sorte de balancement accentué et prosodié, cette morbidezza dont il était difficile de saisir le secret quand on ne l'avait pas souvent entendu lui-même. Il semblait désireux d'enseigner cette manière à ses nombreux élèves, surtout à ses compatriotes auxquels il voulait, plus qu'à d'autres, communiquer le souffle de son inspiration. Ceux-ci, ou plutôt celles-là, la saisissaient avec cette aptitude qu'elles ont pour toutes les choses de sentiment et de poésie. Une compréhension innée de sa pensée leur permettait de suivre toutes les fluctuations de son vague azuré.
Chopin savait, il le savait même trop, qu'il n'agissait pas sur la multitude et ne pouvait frapper les masses, car pareils à une mer de plomb, leurs flots, malléables à tous les feux, n'en sont pas moins lourds à remuer. Ils nécessitent le bras puissant de l'ouvrier athlète pour être versés dans un moule, où le métal en fusion devient tout d'un coup une idée et un sentiment sous la forme qu'on lui impose. Chopin avait conscience de n'être parfaitement goûté que dans ces réunions, malheureusement trop peu nombreuses, dont tous les esprits étaient préparés à le suivre partout où il lui plaisait de les conduire; à se transporter avec lui dans ces sphères où les anciens ne faisaient entrer que par la porte d'ivoire des songes heureux, entourée de pilastres diamantés aux mille feux irisés. Il prenait plaisir à surmonter cette porte, dont les génies gardent les secrètes serrures, d'une coupole dans laquelle tous les rayons du prisme se jouent, sur une de ces transparences fauves comme celle des opales du Mexique, dont les foyers kaléïdoscopiques sont cachés dans une brunie olivâtre qui les efface et les dévoile tour à tour. Par cette porte merveilleuse, il faisait entrer dans un monde où tout est miracle charmant, surprise folle, songe réalisé! Mais, il fallait être des initiés pour savoir comment on en franchit le seuil!
Chopin se réfugiait et se complaisait volontiers en ces régions imaginées, où il n'emmenait que de rares amis. Il professait de les estimer, et les prisait effectivement, plus que celles des rudes champs de bataille de l'art musical, où l'on tombe quelquefois aux mains d'un vainqueur improvisé, conquérant stupide et fanfaron, qui n'a qu'un jour, mais auquel un jour suffit pour faucher un parterre de lis et d'asphodèles, pour intercepter l'entrée du bois sacré d'Apollon! Pendant ce jour, le «soldat heureux» se sent bien l'égal des rois; mais seulement des rois de la terre, ce qui est trop peu vraiment pour l'imagination qui hante les divinités des airs et les esprits peuplant les cimes.
Sur ce terrain, d'ailleurs, l'on est à la merci des caprices d'une mode de boutiques, de réclames, d'annonces, de camaraderies, mode équivoque et de naissance douteuse. Or, si la mode bien née, la mode personne de qualité, est toujours une sotte déesse, que doit-ce être d'une mode sans parents avouables! Les natures d'artiste finement trempées, éprouveraient sûrement une répugnance bien naturelle à se mesurer corps à corps avec un de ces Hercule de foire, déguisé en prince de l'art, qui guettent le virtuose de race sur son chemin, comme un manant prêt à assaillir de ses coups de bâton le chevalier armé de la veille, en quête de nobles aventures. Mais elles souffriraient moins peut-être d'avoir à lutter contre un si piètre adversaire, que de se voir réduites à recevoir des coups d'épingle qui simulent des coups de poignard, d'une mode vénale, d'une mode commerçante, d'une mode industrielle, insolente courtisane qui prétend en remontrer à l'Olympe des grands salons du beau-monde! Elle voudrait même, l'insensée, s'abreuver à la coupe de Hébé qui, rougissant à son approche, implore pour la foudroyer, tantôt l'aide de Vénus, tantôt celle de Minerve! Vainement! Ni la beauté suprême ne parvient à éclipser son fard de marchande d'orviétan, ni la sagesse armée de toutes pièces ne peut lui arracher sa marotte dont elle se fait un sceptre de paille goudronnée! En cette détresse, il ne reste à la déesse de l'immortalité d'autre ressource que de se détourner indignée de cette intruse de bas-étage. C'est ce qui ne manque pas d'arriver! L'on voit alors les cosmétiques s'écailler sur ses joues bouffies et vulgaires, les rides se montrer, et la vieille édentée chassée, avant d'avoir eu le temps d'être délaissée.
Chopin avait presque quotidiennement le spectacle, peu dramatique, parfois plaisant jusqu'à la bouffonnerie, des mésaventures de quelque protégé de cette mode interlope, quoique de son temps l'effronterie des «entrepreneurs de réputations artistiques», des cornacs de bêtes plus ou moins curieuses, plus ou moins artificielles, «produit unique de la carpe et du lapin», était loin d'avoir atteint les impudentes audaces et les proportions millionnaires qu'elles ont prises depuis. Toutefois, quoique dans l'enfance de l'art, la spéculation pouvait déjà faire assez d'excursions sur le terrain réservé aux Muses pour que celui qui les hantait exclusivement, qui après sa patrie perdue n'aimait qu'elles, qui ne se consolait de sa patrie perdue qu'avec elles, fût comme épouvanté devant cette grande diablesse! Sous l'impression terrifiée du dégoût qu'elle lui inspirait, le musicien-poète disait un jour à un artiste de ses amis, qu'on a beaucoup entendu depuis: «Je ne suis point propre à donner des concerts; la foule m'intimide, je me sens asphyxié par ses haleines précipitées, paralysé par ses regards curieux, muet devant ses visages étrangers; mais toi, tu y es destiné, car quand tu ne gagnes pas ton public, tu as de quoi l'assommer».
Cependant, mettant à part la concurrence des artistes qui n'en sont pas, des virtuoses qui dansent sur la corde de leur violon, de leur harpe ou de leur piano, il est certain que Chopin se sentait mal à l'aise devant un «grand public», ce public d'inconnus, dont on ne sait jamais dix minutes à l'avance s'il faut le gagner ou l'assommer: l'entraîner par l'irrésistible aimant de l'art vers les hauteurs dont l'air raréfié dilate les poumons sains et purs, ou bien, stupéfier par ses révélations gigantesques et exultantes, des auditeurs venus pour chicaner sur des vétilles. Il est hors de doute que les concerts fatiguaient moins la constitution physique de Chopin, qu'ils ne provoquaient son irritabilité de poète. Sa volontaire abnégation des bruyants succès cachait, à qui savait le discerner, un froissement intérieur. Ayant un sentiment très distinct de sa supériorité native, (comme tous ceux qui ont su la cultiver au point de lui faire rendre cent pour cent), le pianiste polonais n'en recevait pas du dehors assez d'échos intelligents, pour gagner la tranquille certitude d'être réellement apprécié à toute sa valeur. Il avait vu d'assez près l'acclamation populaire pour connaître cette bête, parfois intuitive, parfois ingénuement et noblement passionnée, plus souvent fantasque, capricieuse, rétive, déraisonnable, ayant encore en elle du sauvage: sottement engouée, sottement encolérée, car elle s'engoue des verroteries qu'on lui jette et laisse passer inaperçus les plus nobles joyaux; elle se fâche pour des bagatelles et se laisse enjôler par les plus fades flagorneries. Mais, chose étrange, Chopin qui la savait par cœur, en avait horreur et s'en faisait besoin. Il oubliait en elle le sauvage, pour regretter ses naïves émotions d'enfant, qui pleure, qui souffre, qui s'exalte de toute son âme, au récit de toutes les fictions, de toutes les souffrances et de toutes les extases!
Plus «ce délicat», cet épicurien du spiritualisme, perdait l'habitude de dompter et de braver le «grand public», plus il lui en imposait. Pour rien au monde il n'eût voulu qu'une mauvaise étoile lui donne le dessous en sa présence, dans un de ces combats singuliers où l'artiste, comme un valeureux combattant dans un tournoi, jette son défi et son gant à quiconque lui conteste la beauté et la primauté de sa dame; c'est-à-dire, de son art! Il se disait probablement, certes avec raison, que lui, vainqueur au dehors, n'aurait pu être ni plus aimé, ni plus goûté, qu'il ne l'était déjà par le groupe spécial qui composait son «petit public». Il se demandait peut-être, non à tort, hélas! tant sont incertaines les humaines opinions, tant sont ondoyantes les humaines affections, si lui, vaincu au dehors, ne serait pas moins aimé, moins apprécié, par ses plus fervents admirateurs? La Fontaine l'a bien dit: «les délicats sont malheureux!»
Ayant ainsi conscience des exigences qu'entraînait la nature de son talent, il ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques concerts de début, en 1831, dans lesquels il se fit entendre à Vienne et à Munich, il n'en donna plus que peu à Paris et à Londres et ne put guère voyager à cause de sa santé. Elle lui fit subir des crises quelquefois fort dangereuses, restant toujours débile, exigeant toujours de grandes précautions; néanmoins, elle lui laissait de belles saisons de répit, de belles années d'un équilibre qui lui donnait une force relative. Elle ne lui eût point permis de se faire connaître dans toutes les cours et toutes les capitales d'Europe, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, en s'arrêtant aux villes d'université et aux cités manufacturières, comme un de ses amis dont le nom monosyllabique, aperçu un jour sur les affiches des murs de Teschen par l'Impératrice de Russie, la fit sourire en s'écriant: «Comment! Une si grande réputation dans un si petit endroit!» Néanmoins, la santé de Chopin ne l'eût point empêché de se faire plus souvent entendre là, où il se trouvait; sa constitution délicate était donc moins une raison, qu'un prétexte d'abstention, pour éviter d'être mis et remis en question.
Pourquoi ne pas l'avouer? Si Chopin souffrait de ne point prendre part à ces joûtes publiques et solennelles, où l'acclamation populaire salue le triomphateur; s'il se sentait déprimé en s'en voyant exclu, c'est qu'il ne comptait pas assez sur ce qu'il avait, pour se passer gaiement de ce qu'il n'avait pas. Quoiqu'effarouché par le «grand public», il voyait bien que celui-ci, en prenant au sérieux son propre verdict, forçait aussi les autres à le prendre pour tel: tandis que le «petit public», le monde des salons, est un juge qui commence par ne pas se reconnaître d'autorité à lui-même: qui aujourd'hui encense, demain renie ses dieux. Il a peur des excentricités du génie, il recule devant les hardiesses d'une grande supériorité, d'une grande individualité, d'une grande âme, d'un grand esprit, ne se sentant pas assez sûr de lui-même pour reconnaître celles qui sont justifiées par les exigences intérieures d'une inspiration qui cherche sa voie, en repoussant sans hésitation celles qui ne correspondent qu'à de petites passions, n'ayant rien d'exceptionnel: à des «poses» d'un but fort ordinaire, se formulant en un désir d'éblouir un peu, pour gagner beaucoup d'argent dans un métier lucratif, au bout duquel on aperçoit une bonne retraite de rentier bourgeoisement casé.
Le monde des salons ne distingue pas ces personnalités si différentes qu'on pourrait les appeler les antipodes l'une de l'autre, parce qu'il n'a point encore pris à cœur de penser par lui-même, en dehors de la tutelle du feuilletoniste qui dirige les opinions artistiques, comme le directeur de conscience dirige les opinions religieuses. Il ne sait donc pas distinguer les grands mouvements, les aspirations tumultueuses des sentiments jetant Ossa sur Pélion pour escalader les astres, d'avec les mouvements emphatiques de sentiments d'un amour-propre mesquin, d'une égoïste suffisance, joints à une vile courtisanerie des passions du jour, des vices élégants, de l'immoralité à la mode, de la démoralisation régnante! Il ne distingue pas davantage la simplesse des grandes pensées, se traduisant sans aucun «effet» cherché, d'avec les conventionalités surannées d'un style qui a fait son temps et dont les vieilles douairières deviennent les gardiennes attitrées, faute de savoir suivre d'un œil intelligent les incessantes transformations de l'art.
Pour s'épargner le soin d'apprécier, en connaissance de cause, l'intégrité des sentiments du poète-artiste dont l'étoile semble monter sur le firmament de l'art; pour s'éviter la peine de prendre l'art au sérieux, afin d'être à même de préjuger avec quelque divination des promesses que les jeunes hommes apportent et des qualités qui leur permettront de les réaliser, le monde des salons ne soutient avec constance, pour mieux dire, il ne protège avec obstination, que les médiocrités adulatrices, dont il n'a à redouter aucune nouveauté embarrassante, (keine Genialität); qui se laissent traiter de haut en bas et que l'on maltraite à son aise, n'ayant jamais à en craindre ni un défaut gênant, ni un lustre ineffaçable!
Ce «petit public» tant vanté peut bien mettre au jour une vogue; mais cette vogue, d'un prestige enivrant si l'on veut, n'a pas plus de réalité qu'une heure d'ivresse charmante, produite par le vin mousseux qu'on extrait, dans le pays de Cachemire, des pétales de roses et d'œillets légèrement fermentés. Cette vogue est une chose éphémère, chétive, sans consistance, sans vie réelle, toujours prête à s'évaporer, parce qu'elle ignore sa raison d'être et souvent n'en a aucune à donner. Pendant que le gros public, qui ignore souvent aussi pourquoi et comment il s'est senti saisi, frémissant, électrisé, «empoigné» dit le plébéien ravi, renferme du moins ces «gens du métier» qui savent ce qu'ils disent et pourquoi ils le disent,—tant que la tarantule de l'envie ne les a point piqués et ne leur fait point cracher à chaque discours, comme à la fée malfaisante des contes de Perrault, les vipères et les crapauds du mensonge, au lieu des perles fines et des fleurs odorantes de la vérité, comme le commanderaient les errements de bonne dame Justice!
Chopin semblait se demander maintes fois, non sans un secret déplaisir, jusqu'à quel point les salons d'élite remplaçaient par leurs applaudissements discrets les foules et les masses qu'il abandonnait, faisant par là acte d'abdication involontaire? Quiconque savait lire sur sa physionomie pouvait deviner combien de fois il s'était aperçu, qu'entre ces beaux messieurs si bien frisés et pommadés, entre ces belles dames si décolletées et si parfumées, tous ne le comprenaient pas. Après quoi, il était bien moins sûr encore si ce peu qui le comprenait, le comprenait bien? Il en résultait un mécontentement, assez indéfini peut-être pour lui-même, du moins quant à sa véritable source, mais qui le minait sourdement. On le voyait choqué presque par des éloges qui sonnaient creux ou sonnaient faux à son oreille. Tous ceux auxquels il avait droit de prétendre ne lui parvenant pas en larges bouffées, il était porté à trouver fâcheuses les louanges isolées quand elles portaient à côté, ne visant presque jamais juste, ne touchant le point sensible que par un pur hasard, que le fin regard de l'artiste savait distinguer sous les dentelles des mouchoirs humides et sous le mouvement rhythmé des éventails coquets battant des ailes!
À travers les phrases polies par lesquelles il secouait souvent, ainsi qu'une poussière dorée, mais importune, des compliments qui lui semblaient montés sur des fils-d'archal, comme les fleurs des bouquets qui encombraient les jolies mains et les empêchaient de se tendre vers lui, on pouvait, avec un peu de pénétration, découvrir qu'il se jugeait non seulement peu applaudi, mais mal applaudi. Il préférait alors n'être pas troublé dans la placide solitude de ses contemplations intérieures, de ses fantaisies, de ses rêves, de ses évocations de poète et d'artiste. Beaucoup trop fin connaisseur en raillerie, trop ingénieux moqueur lui-même, pour prêter le flanc au sarcasme, il ne se drapa point en génie méconnu. Sous une apparente satisfaction, pleine de bon goût et de bonne grâce, il dissimula si complètement la blessure de son légitime orgueil qu'on n'en remarqua presque pas l'existence. Mais, ce n'est pas sans raison qu'on attribuerait la rareté graduellement croissante des occasions dans lesquelles on pouvait obtenir de lui qu'il s'approche du piano, plus encore au désir qu'il éprouvait de fuir les hommages qui ne lui apportaient pas le genre de tribut qu'il se croyait dû, qu'à l'augmentation de sa faiblesse, mise à de tout aussi rudes épreuves par les longues heures qu'il passait à jouer chez lui, aussi bien que par les leçons qu'il n'a jamais cessé de donner.
Il est à regretter que les indubitables avantages qui devraient résulter pour l'artiste à ne cultiver que des auditeurs choisis, se trouvent ainsi diminués par la parcimonieuse expression de leurs sympathies et par l'absence complète d'une véritable entente de ce qui détermine le Beau en soi, comme des moyens qui le révèlent et qui constituent l'Art. Les appréciations de salon ne sont que d'éternels à-peu-près, comme les appelait Saint-Beuve, dans une boutade mignonne d'un de ces feuilletons saupoudrés et pailletés de fins aperçus qui, chaque lundi, charmaient ses lecteurs. Le beau monde ne recherche que des impressions superficielles, n'ayant aucune racine dans des connaissances préalables, aucune portée et aucun avenir dans un intérêt sincère et soutenu; impressions si passagères, qu'on peut les appeler plutôt physiques que morales.—Trop préoccupé des petits intérêts du jour, des incidents de la politique, des succès de jolies femmes, des bons-mots de ministres «à pied» ou de désœuvrés mécontents, du mariage ou des relevailles de quelque élégante du moment, des maladies d'enfants ou des liaisons peu édifiantes, de médisances qu'on traite de calomnies ou de calomnies qu'on traite de médisances, le grand monde ne veut en fait de poésie, ne supporte en fait d'art, que des émotions qui s'inhalent en quelques minutes, s'épuisent en une soirée, s'oublient le lendemain!
Le grand monde finit ainsi par n'avoir pour constants commensaux que des artistes vains et obséquieux, faute de savoir être fiers et patients. Puis, en s'affadissant le goût avec eux, il perd la virginité, l'originalité, la spontanéité primitive de ses sensations; ensuite de quoi, il ne saurait plus saisir, ni ce qu'un artiste de grand calibre, un poète de grande lignée, veulent dire, ni s'ils le disent de la bonne manière. Par là, si haut qu'il soit, la grande poésie, le grand art surtout, demeurent au-dessus de lui! L'Art, le grand art, a froid dans les appartements tendus de damas rouge; il s'évanouit dans les salons jaune paille ou bleu nacré. Tout véritable artiste l'a senti, quoique tous n'ont pas su s'en rendre compte. Un virtuose de quelque renommée, plus familiarisé que d'autres avec les variations du thermomètre intellectuel selon des divers milieux sociaux, connaissant bien ces températures toujours fraîches, parfois glaciales et glaçantes, répéta souvent: «À la cour, il faut être court!» Et il ajoutait entre amis: «Il ne s'agit donc pas de nous entendre, mais de nous avoir entendu!... Ce que nous disons importe peu, pourvu que le rhythme arrive jusqu'au bout des pieds et fasse penser à une valse passée ou future!»
D'ailleurs, le glacé conventionnel du grand monde qui recouvre la grâce de ses approbations, comme les fruits de ses desserts; l'affectation, l'afféterie, les minauderies des femmes; l'empressement hypocrite et envieux des jeunes gens, qui voudraient de fait étrangler celui dont la présence détourne d'eux le regard de quelque belle, l'attention de quelque oracle de salon, sont des éléments trop peu intelligents, trop peu sincères, trop factices en définitive, pour que le poète s'en contente. Lorsque des hommes qui se rengorgent, se croient «sérieux» et dansent, eux aussi, sur la corde raide des affaires, daignent laisser tomber un mot du bout de leurs lèvres fanées et sceptiques pour applaudir l'artiste qu'ils pensent honorer, cette condescendance fastueuse ne l'honore pas du tout s'ils l'applaudissent à contresens, en louant ce qu'il prise le moins dans son art et estime le moins en lui-même.
Il y trouve plutôt occasion de se convaincre que là, personne n'est admis à l'auguste fréquentation des Muses. Les femmes qui se pâment parce que leurs nerfs sont excités, sans rien saisir de l'idéal que l'artiste chante, de l'idée qu'il a voulu exprimer sous les formes du beau; les hommes qui se morfondent dans leurs cravates blanches parce que les femmes ne s'occupent pas d'eux, ne sont, certes, ni les unes, ni les autres, préparés et disposés à voir en lui autre chose qu'un acrobate de bonne compagnie. Que peuvent-ils savoir du beau langage des filles de Mnémosyne, des révélations d'Apollon Musagète, ces hommes et ces femmes habitués dès leur enfance à ne goûter que des plaisirs intellectuels qui frisent la platitude, cachée sous les formes mignardes d'une distinction niaise? En fait d'arts plastiques, tous tant qu'ils sont s'affolent du bric-à-brac devenu le cauchemar des salons où l'on se pique d'avoir le goût, ne possédant pas le sentiment des arts; on s'y éprend de l'insipide quidam qui se laisse surnommer «le dieu de la porcelaine et de la verrerie»; on s'y arrache le fade dessinateur des vues de château, de vignettes maniérées et de madonnes guindées! En fait de musique, on raffole des romances faciles a roucouler et des «pensées fugitives» faciles à épeler!
Une fois arraché à son inspiration solitaire, l'artiste ne peut la retrouver que dans l'intérêt de son auditoire, plus qu'attentif, vivant et animé, pour ce qu'il a de meilleur en lui; pour ce qu'il sent de plus noble, pour ce qu'il pressent de plus élevé, pour ce qu'il veut de plus dévoué, pour ce qu'il rêve de plus sublime, pour ce qu'il dit de plus divin. Tout cela est aussi incompris qu'ignoré de nos salons actuels, où la Muse ne descend guère que par mégarde, pour aussitôt s'envoler vers d'autres régions. Une fois partie, emportant avec elle l'inspiration, l'artiste ne retrouve plus celle-ci dans les airs provoquants et les sourires sémillants qui ne demandent qu'à être désennuyés, dans les froids regards d'un aréopage de vieux diplomates blasés, sans foi et sans entrailles, qu'on dirait rassemblés pour juges des mérites d'un traité de commerce ou des expériences qui donnent droit à un brevet d'invention. Pour que l'artiste soit véritablement à sa propre hauteur, pour qu'il s'élève au-dessus de lui-même, pour qu'il transporte son auditoire en étant hors de lui, enlevé et illuminé par le feu divin, l'estro poetico, il lui faut sentir qu'il ébranle, qu'il émeut ceux qui l'écoutent, que ses sentiments trouvent en eux l'accord des mêmes instincts, qu'il les entraîne enfin à sa suite dans sa migration vers l'infini, comme le chef des troupes ailées, lorsqu'il donne le signal du départ, est suivi par tous les siens vers de plus beaux rivages.
En thèse générale, l'artiste aurait tout à gagner de ne fréquenter qu'une société de «patriciens éclairés», car ce n'est pas sans un certain fond de raison que le Cte Joseph de Maistre, voulant une fois improviser une définition du Beau, s'écria: «le Beau, c'est ce qu'il plaît au patricien éclairé!»—Sans doute, le patricien devant être par sa position sociale au-dessus de toutes les considérations intéressées et des prédilections communes qui en découlent, appelées bourgeoises, parce que la bourgeosie tient en ses mains les intérêts matériels d'une nation; le patricien est précisément désigné, non seulement pour comprendre, mais pour stimuler, aiguillonner, acclamer et encourager, l'expression et l'élan de tous les sentiments rares, héroïques, délicats, désintéressés, voués aux grandes choses et aux grandes idées, que l'art a pour mission de faire briller de tout leur éclat dans les créations bénies de ses formes visibles ou audibles; que seul il peut révéler, dépeindre et décrire, avec une intensité surhumaine; que seul il peut glorifier, auquel seul il peut départir l'apothéose d'une immortalité terrestre! Telle serait la thèse.—Mais, si nous envisageons l'antithèse, il faudra malheureusement avouer que, sauf des cas exceptionnels, l'artiste a quelquefois moins à gagner qu'à perdre lorsqu'il prend goût à la société de la noblesse contemporaine. Il s'y effémine, il s'y rapetisse, il s'y réduit au rôle d'un amuseur charmant, d'un passe-temps comme il faut et coûteux; à moins qu'on ne l'exploite adroitement, ce qui se voit au sommet et à la base de l'échelle aristocratique.
Dans les cours, depuis des temps immémoriaux, l'on éreinte le poète et l'artiste en laissant à d'autres Mécènes le soin de les récompenser véritablement et dignement, parce qu'on se figure qu'un sourire impérial, une approbation royale, une faveur souveraine, une épingle ou des boutons de diamants suffisent,—et au delà!—pour compenser toutes les pertes de temps, de facultés ardentes et d'énergies vitales, auxquelles ils s'exposent en approchant de ces centres solaires incandescents. Firdousi, l'Homère persan, recevait en monnaie de cuivre les mille pièces effigiées que son sultan lui avait promis en monnaie d'or; Kryloff, le fabuliste, raconte dans un apologue digne d'Esope, comment l'écureuil qui avait diverti le roi-lion vingt ans durant, lui renvoyait le sac de noisettes reçu lorsqu'il n'avait plus de dents pour les croquer.
En revanche, chez les rois et les princes de la finance, où l'on contrefait plus qu'on n'imite les manières des vrais grands-seigneurs, où tout se paie argent-comptant,—même la visite d'un potentat tel que Charles-Quint, auquel on offre ses propres lettres de change pour allumer son feu de cheminée quand il daigne se faire héberger par son banquier,—le poète et l'artiste n'en sont pas à attendre un honoraire qui mette leur vieillesse à l'abri du besoin. M. de Rothschild, pour n'en citer qu'un seul, fit participer Rossini à d'excellentes affaires qui le gorgèrent de richesses. Cet exemple, qui eut ses nombreux précédents, fut suivi par plus d'un Rothschild et d'un Rossini au petit pied quand l'artiste préférait, (non sans un soupir peut-être), acquérir à bon marché un pot-au-feu toujours fumant, en renonçant à se nourrir de l'ambroisie des dieux qui laisse l'estomac vide, l'habit râpé, la mansarde sans soleil et sans feu!...
Qu'arrive-t-il de ce contraste? Les cours épuisent le génie et le talent de l'artiste, l'inspiration et l'imagination du poète, comme la beauté des femmes éclatantes épuise par l'admiration incessante qu'elle provoque, les forces courageuses et viriles de l'homme.—Le monde bourgeois des enrichis étouffe l'artiste et le poète dans la gloutonnerie du matérialisme; là, femmes et hommes ne savent mieux faire que de les engraisser, comme on engraisse les King-Charles de sofas de boudoir, jusqu'à les faire crever d'embonpoint devant leur assiette en porcelaine du Japon.—De cette façon, les splendeurs des premiers et des derniers gradins de la puissance et de la richesse sont également funestes à ces êtres marqués par le sort du signe «fatale et beau»; à ces privilégiés de la nature, dont les Grecs disaient que le maître des cieux les ayant oubliés dans la répartition des biens de la terre, leur donna en compensation le privilège de monter jusqu'à lui chaque fois qu'ils en éprouvent le beau désir. Mais, ces êtres n'étant pas moins accessibles que d'autres aux mauvaises tentations, le grand monde et le beau monde portent la responsabilité de celles qui les dévorent ou les suffoquent derrière les lourdes portières capitonnées. Quand donc ces privilégiés de la nature oublient leur droit de monter jusque chez le maître des cieux, il est juste qu'on ne les condamne pas toujours sans condamner aussi ceux qui, ne sachant point les écouter quand ils font entendre les voix d'un monde meilleur, se contentent d'exploiter leur talent sans respect pour leur inspiration!
À la cour on est trop distrait pour toujours suivre la pensée de l'artiste et le vol du poète; trop occupé pour se souvenir de leur bien-être et des besoins de leur position sociale, (chose pardonnable après tout et qui se conçoit); on les exploite donc sans merci ni remords, au profit du plaisir, de l'ostentation, de la gloire. Cependant, il vient un moment, on ne sait quand, où, la distraction cessant, l'occupation cédant, chacun y comprend le poète et l'artiste comme nul ne le comprend ailleurs; où le souverain le récompense comme nul ne pourrait le faire ailleurs, et cet instant, qui a lieu pour quelques-uns, brille désormais aux yeux de tous comme un phare, une étoile polaire, que chacun croit devoir luire pour lui aussi! Ce qui n'est pas.
Chez les parvenus qui s'empressent de payer leurs vanités satisfaites, ne se sentant grands que par l'argent qu'ils dépensent, on a beau écouter de toutes ses oreilles, on a beau regarder de tous ses yeux, on ne comprend ni la haute poésie, ni le grand art. Les intérêts, dits positifs, exercent là un empire trop absorbant et trop fascinant, pour permettre qu'on s'initie aux austères voluptés du renoncement, aux saintes indignations de la vertu luttant contre l'adversité, aux sacrifices que l'honneur commande et que l'enthousiasme embellit, aux nobles mépris des faveurs de la fortune, aux défis audacieux lancés à un destin cruel, à tous ces sentiments enfin qui alimentent la haute poésie et le grand art, alors qu'ils ne se souviennent même plus de l'existence des craintes, des prudences, des précautions, qui se puisent dans les livres de comptabilité en partie double. En ces parages, le poète et l'artiste sont exploités au profit de la vulgarité qui l'abaisse et parfois le dégrade.
Mais, comme le rayon solaire qui se dégage d'un trône peut ne jamais venir, comme la pluie d'or que distillent les billets de banque ne manque jamais d'endormir la Muse, qu'y aurait-il d'étonnant si dans cette alternative, plutôt que de chanter leurs plus beaux chants, de dire leurs plus beaux secrets à qui les écoute sans les entendre, l'artiste et le poète préféraient maintes fois avoir faim, avoir froid, au moral ou au physique, rester dans une solitude stérile, contraire à leur nature qui a besoin de chaleur, d'écho, de reflets, d'expansion, pour prendre foi en elle-même? Qu'y aurait-il d'étonnant s'ils choisissaient le sort de Shakespeare ou de Camoëns, plutôt que d'être toujours dupes d'espérances trop tardives à se réaliser, d'une admiration trop souvent mal placée et par là indifférente; plutôt que d'être si bien repus, qu'ils en soient réduits à l'impuissance des bêtes de basse-cour? Si quelque chose doit surprendre, c'est que beaucoup de ces êtres privilégiés ne fassent point ainsi! C'est qu'il y en ait tant qui condescendent à préférer l'éclat des bougies et les revenant bons d'un métier d'histrion, à une vie et à une mort solitaires! Si l'on voit si rarement un tel spectacle, il faut l'attribuer à la faiblesse de caractère de ces infortunés! Étant poètes et artistes grâce à leurs facultés imaginatives, ils se laissent leurrer par l'imagination qui, tantôt les ravit jusqu'aux cieux, tantôt les attarde entre les pompes de la cour ou le luxe de la haute-banque, en les détournant de leur vraie vocation.
Le Cte Joseph de Maistre avait un juste pressentiment lorsqu'il parlait du «patricien éclairé», comme d'un vrai juge du Beau; il laissa seulement sa pensée incomplète. Car l'aristocratie, en tant que telle, n'a point pour mission sociale de faire, à l'anglaise, des glosses sur Homère, des monographies sur tel poète arabe oublié et tel trouvère retrouvé; des études approfondies sur Phidias, Apelle, Michel-Ange, Raphaël, des recherches curieuses sur Josquin-des-Près, Orlando-di-Lasso, Monteverde, Féo, etc. etc. Sa supériorité consiste à conserver dans ses mains la direction des enthousiasmes de son temps; des aspirations, des attendrissements, des compassions propres à la génération contemporaine, qui trouvent leur expression la plus pénétrante, la plus contagieuse si l'on ose dire, dans les accents du musicien ou du dramaturge, dans les visions du peintre et du sculpteur! Or, l'aristocratie ne peut conserver cette direction qu'en devenant la vraie providence de la poésie et de l'art. Mais pour cela, il faudrait que le patriciat n'abandonne point au hasard du goût de chacun, la protection qu'il doit à l'artiste et au poète! Il faudrait qu'il eût dans son sein des hommes qui sachent, non moins bien que l'histoire de leur pays, de leur famille, de certaines sciences, l'histoire des beaux-arts; celle de leurs grandes époques, de leurs grands styles, de leurs transformations dernières, de vraies causes et des vrais effets de leurs rivalités et de leurs luttes contemporaines, afin que le grand-seigneur ne fasse point une demi-douzaine de fautes d'orthographe artistique, ne laisse point échapper une douzaine de réflexions d'une ignorance naïve, privées de syntaxe et parfois de grammaire, dans la moindre de ses conversations quelque peu suivie avec un artiste ou un poète; danger auquel il n'échappe d'ordinaire, qu'en se retranchant derrière une insignifiance qui agace encore plus l'artiste et irrite le poète.
Il faudrait aussi qu'une tradition sacrée commande au patriciat de dédaigner ces menues manifestations de l'art à bon marché, qui sous forme de chansons banales, de pianotement facile, de photographies coloriées, de mauvaise peinture, d'infâme sculpture, de hochets peints, pétris, chantés, joués, que les artistes ont honte de fabriquer, devraient être reléguées plus bas, défrayer les plaisirs de plus modestes demeures que celles dont les portes sont surmontées d'un blason séculaire.—Il faudrait qu'une tradition intelligente commande au patriciat, de ne se complaire que dans la haute poésie et dans le grand art; de ne protéger que les poètes qui chantent les plus nobles sentiments, les artistes qui expriment les plus audacieux héroïsmes, les plus parfaites délicatesses, les plus idéales tendresses, l'amour le plus pur, le pardon le plus généreux, le dévouement le plus désintéressé, l'immolation volontaire, tout ce qui transporte l'âme humaine dans ces régions d'une haute spiritualité, dont l'atmosphère l'élève et la fait vivre au-dessus des préoccupations égoïstes et épicuriennes, que la poursuite des intérêts matériels ou spéciaux réveillent et nourrissent dans les autres classes de la société. Même dans celles de la science, où les passions ne répudient pas toujours assez les injustices de l'irritabilité et les convoitises d'une vanité effrénée, pour atteindre aux sphères supérieures et sereines de la haute poésie et du grand art!
Il faudrait encore que le patriciat s'affranchisse du joug qu'il a eu le tort d'accepter; le joug d'une mode venue d'en bas, dont il feint d'ignorer les ignobles origines, dont il subit sans sourciller, que dis-je? avec empressement, le despotisme factice et malsain, dans ses «costumes» d'une coupe extravagante, dans ses divertissements d'une allure triviale, dans ses manières qui, ayant perdu toute distinction, ne laissent plus apercevoir aucune différence avec celle des «bons bourgeois de Paris!» Il faudrait enfin que le patriciat, se relevant à sa juste hauteur, reprenne son droit inné de «donner le ton», pour imposer effectivement le «bon ton»;—le bon ton dont la vraie caractéristique est d'inspirer le respect et l'estime de ceux qui pensent, réfléchissent, motivent leurs jugements, en même temps qu'il impose sa mode à cet innombrable troupeau de moutons de Panurge que composent les ravissantes nullités de salons, disposant d'un auditoire exquis et de rentes héréditaires à bien employer.
Mais, en eût-il été pour Chopin autrement qu'il n'a effectivement été; eût-il recueilli toute la part d'hommages et d'admirations exaltées qu'il méritait si bien, dans ces salons renommés où le bon goût semble être seul appelé à régner, dans ce monde superlatif dont les indigènes se figurent bien être d'une autre pâte que le reste des mortels; Chopin eût-il été entendu, comme tant d'autres, par toutes les nations et dans tous les climats; eût-il obtenu ces triomphes éclatants qui créent un capitole partout où les populations saluent l'honneur et le génie; eût-il été connu et reconnu par des milliers au lieu de ne l'être que par des centaines d'auditoires émus, nous ne nous arrêterions pourtant point à cette partie de sa carrière pour en énumérer les succès.
Que sont les bouquets à ceux dont le front appelle d'immortels lauriers? Les éphémères sympathies, les louanges de passage, ne se mentionnent qu'à peine en présence d'une tombe que réclament de plus entières gloires. Les créations de Chopin sont destinées à porter dans des nations et des années lointaines, ces joies, ces consolations, ces bienfaisantes émotions, que les œuvres de l'art réveillent dans les âmes souffrantes, altérées et défaillantes, persévérantes et croyantes, auxquelles elles sont dédiées, établissant ainsi un lien continu entre les natures élevées, sur quelque coin de terre, dans quelque période des temps qu'elles aient vécu, mal devinées de leurs contemporains quand elles ont gardé le silence, souvent mal comprises quand elles ont parlé!
«Il est diverses couronnes, disait Goethe; il est en même qu'on peut commodément cueillir durant une promenade.» Celles-ci charment quelques instants par leur fraîcheur embaumée, mais nous ne saurions les placer à côté de celles que Chopin s'est laborieusement acquises par un travail constant et exemplaire, par un amour sérieux de l'art, par un douloureux ressentiment des émotions qu'il a si bien exprimées. Puisqu'il n'a point cherché avec une mesquine avidité ces couronnes faciles, dont plus d'un de nous a la modestie de s'enorgueillir; puisqu'il vécut homme pur, généreux, bon et compatissant, rempli d'un seul sentiment, le plus noble des sentiments terrestres, celui de la patrie; puisqu'il a passé parmi nous comme un fantôme consacré de tout ce que la Pologne récèle de poésie,—prenons garde de manquer de révérence à sa mémoire. Ne lui tressons pas des guirlandes de fleurs artificielles! Ne lui jetons pas des couronnes faciles et légères! Élevons nos sentiments en face de ce cercueil!
Nous tous qui, par la grâce de Dieu, avons le suprême honneur d'être artistes, interprètes choisis par la nature elle-même du Beau éternel; nous tous qui le sommes devenus, par droit de conquête aussi bien que par droit de naissance, soit que notre main assouplisse le marbre ou le bronze, soit qu'elle manie un pinceau irradiant ou le noir burin qui grave lentement ses lignes pour la postérité, soit qu'elle coure sur le clavier ou saisisse la baguette qui, le soir, commande aux fougueuses phalanges d'un orchestre, soit qu'elle tienne le compas de l'architecte emprunté à Uranie ou la plume de Melpomène trempée dans le sang, le rouleau de Polymnie que mouillent les larmes ou la lyre de Clio accordée par la vérité et la justice, apprenons de celui que nous venons de perdre, à repousser tout ce qui ne tient pas à l'élite des ambitions de l'Art; à concentrer nos soucis sur les efforts qui tracent un sillon plus profond que la vogue du jour! Renonçons aussi, pour nous-mêmes, aux tristes temps de futilité et de corruption artistique où nous vivons, à tout ce qui n'est pas digne de l'art, à tout ce qui ne renferme pas des conditions de durée, a tout ce qui ne contient pas en soi quelque parcelle de l'éternelle et immatérielle beauté, qu'il est enjoint à l'art de faire resplendir pour resplendir lui-même!
Ressouvenons-nous de l'antique prière des Doriens, dont la simple formule était d'une si pieuse poésie lorsqu'ils demandaient aux dieux de leur donner, le Bien par le Beau! Au lieu de tant nous mettre en travail pour attirer les foules et leur plaire à tout prix, appliquons-nous plutôt, comme Chopin, à laisser un céleste écho de ce que nous avons ressenti, aimé et souffert! Apprenons enfin de lui et de l'exemple qu'il nous a légué, à exiger de nous-mêmes ce qui donne rang dans la cité mystique de l'art, plutôt que de demander au présent, sans respect de l'avenir, ces couronnes faciles qui, à peine entassées, sont incontinent fanées et oubliées!...
En leur place, les plus belles palmes que l'artiste puisse recevoir de son vivant ont été remises aux mains de Chopin par d'illustres égaux. Une admiration enthousiaste lui était vouée par un public, plus resserré encore que l'aristocratie musicale dont il fréquentait les salons. Il était formé par un groupe de noms célèbres qui s'inclinaient devant lui, comme des rois de divers empires rassemblés pour fêter un des leurs, pour être initié aux secrets de son pouvoir, pour contempler les magnificences de ses trésors, les merveilles de son royaume, les grandeurs de sa puissance, les œuvres de sa création. Ceux-là lui payaient intégralement le tribut qui lui était dû. Il n'eût pu en être autrement dans cette France, dont l'hospitalité sait discerner avec tant de goût le rang de ses hôtes.
Les esprits de plus éminents de Paris se sont maintes fois rencontrés dans le salon de Chopin. Non pas, il est vrai, dans ces réunions d'artistes d'une périodicité fantastique, telle que se les figure l'oisive imagination de quelques cercles cérémonieusement ennuyés; telles qu'elles n'ont jamais été, car la gaieté, la verve, l'entrain, n'arrivent pour personne à heure fixe, peut-être moins qu'à personne aux véritables artistes. Tous, plus ou moins atteints de la maladie sacrée, orgueil blessé ou défaillance mortelle, il leur faut secouer ses engourdissements et ses paralysies, oublier ses froides douleurs, pour s'étourdir et s'amuser à ces jeux pyrotechniques auxquels ils excellent; émerveillement des passants ébahis, qui aperçoivent de loin en loin quelque chandelle romaine, quelque feu de Bengale tout rose, quelque cascade aux eaux de flamme, quelque affreux et innocent dragon, sans rien comprendre aux fêtes de l'esprit qui en furent l'occasion.
Malheureusement, la gaieté et la verve ne sont aussi pour les poètes et les artistes que choses de rencontre et de hasard! Quelques-uns d'entre eux, plus privilégiés que d'autres, ont, il est vraie, l'heureux don de surmonter assez leur malaise intérieur, soit pour toujours porter lestement leur fardeau et se rire avec leurs compagnons de voyage des embarras de la route, soit pour conserver une sérénité bienveillante et douce, qui, comme un gage de tacite espoir et de consolation, ranime les plus sombres, relève les plus taciturnes, encourage les plus découragés, leur rendant, tant qu'ils restent dans cette atmosphère tiède et légère, une liberté d'esprit dont l'animation peut d'autant mieux mousser qu'elle fait plus contraste avec leur ennui, leur préoccupation ou leur maussaderie habituelles. Mais, les natures toujours rebondissantes ou toujours sereines sont exceptionnelles; elles ne composent qu'une bien faible minorité. La grande majorité des êtres d'imagination, d'émotions subites et vives, d'impressions rapidement traduites en formes adéquates, échappent à la périodicité en toutes choses, surtout en fait de gaieté.
Chopin n'appartenait précisément, ni à ceux dont la verve est toujours en train, ni à ceux dont la placidité bienveillante met toujours en train celle des autres. Mais, il possédait cette grâce innée de la bienvenue polonaise qui, non contente d'asservir celui qu'on visite aux lois et devoirs de l'hospitalité, lui font encore abdiquer toute considération personnelle pour l'astreindre aux désirs et aux plaisirs de ceux qu'il reçoit. On aimait à venir chez lui, parce qu'on y était charmé et parce qu'on y était à l'aise. On y était bien parce qu'il faisait ses hôtes maîtres de toute chose, se mettant lui-même et ce qu'il possédait à leurs ordres et service. Munificence sans réserve, dont le simple laboureur de race slave ne se départ point en faisant les honneurs de sa cabane, plus joyeusement empressé que l'Arabe sous sa tente, compensant tout ce qui manque à la splendeur de sa réception par un adage qu'il ne néglige pas de répéter, que répète aussi le grand seigneur après un repas d'une abondance homérique, servi sous des lambris dorés: Czym bohal, tym rad! Quatre mots qu'on paraphrase ainsi aux étrangers: «Toute mon humble richesse est à vous!»[18]. Cette formule est débitée avec une grâce et une dignité toutes nationales à ses convives, par tout maître de maison qui conserve les minutieuses et pittoresques coutumes des anciennes mœurs de la Pologne.
Après avoir été à même de connaître les usages de l'hospitalité dans son pays, on se rend mieux compte de ce qui donnait à nos réunions chez Chopin tant d'expansion, de laisser aller, de cet entrain de bon aloi dont on ne conserve aucun arrière-goût fade ou amer et qui ne provoque aucune réaction d'humeur noire. Quoique peu facile à attirer dans le monde et encore moins enclin à recevoir, il devenait chez lui d'une prévenance charmante lorsqu'on faisait invasion dans son salon où, tout en ne paraissant s'occuper de personne, il réussissait à occuper chacun de ce qui lui était le plus agréable, à faire envers chacun preuve de courtoisie et de dévotieux empressement.
Ce n'est assurément pas sans avoir des répugnances légèrement misanthropiques à vaincre, qu'on décidait Chopin à ouvrir sa porte et son piano pour ceux auxquels une amitié aussi respectueuse que loyale permettait de le lui demander avec instance. Plus d'un de nous, sans doute, se souvient encore de cette première soirée improvisée chez lui en dépit de ses refus, alors qu'il demeurait à la Chaussée d'Antin. Son appartement, envahi par surprise, n'était éclairé que de quelques bougies réunies autour d'un de ces pianos de Pleyel qu'il affectionnait particulièrement, à cause de leur sonorité argentine un peu voilée et de leur facile toucher. Il en tirait des sons, qu'on eût cru appartenir à un de ses harmonicas que les anciens maîtres construisaient si ingénieusement, en mariant le cristal et l'eau, et dont la romanesque Allemagne conserva le monopole poétique.
Des coins laissés dans l'obscurité semblaient ôter toute borne à cette chambre et l'adosser aux ténèbres de l'espace. Dans quelque clair-obscur on entrevoyait un meuble revêtu de sa housse blanchâtre, forme indistincte, se dressant comme un spectre venu pour écouter les accents qui l'avaient appelé. La lumière, concentrée autour du piano, tombait sur le parquet. Elle glissait dessus comme une onde épandue, rejoignant les clartés incohérentes du foyer où surgissaient de temps à autre des flammes orangées, courtes et épaisses, comme des gnomes curieux attirés par des mots de leur langue. Un seul portrait, celui d'un pianiste et d'un ami sympathique et admiratif, présent lui-même cette fois, semblait invité à être le constant auditeur du flux et reflux de tons qui venaient chanter, rêver, gémir, gronder, murmurer et mourir, sur les plages de l'instrument près duquel il était placé. Par un spirituel hasard, la nappe réverbérante de la glace ne reflétait, pour le doubler à nos yeux, que le bel ovale et les soyeuses boucles blondes de la Csse d'Agoult, que tant de pinceaux ont copiés, que la gravure vient de reproduire pour ceux que charme une plume élégante.
Rassemblées dans la zone lumineuse, plusieurs têtes d'éclatante renommée étaient groupées autour du piano. Heine, ce plus triste des humoristes, écoutant avec l'intérêt d'un compatriote les narrations que lui faisait Chopin sur le mystérieux pays que sa fantaisie éthérée hantait aussi, dont il avait aussi exploré les plus délicieux parages. Chopin et lui s'entendaient à demi-mot et à demi-son. Le musicien répondait par de surprenants récits aux questions que le poète lui faisait tout bas, sur ces régions inconnues dont il lui demandait des nouvelles; sur cette «nymphe rieuse»[19] dont il voulait savoir «si elle continuait à draper son voile d'argent sur sa verte chevelure avec la même agaçante «coquetterie?» Au courant des jaseries et de la chronique galante de ces lieux, il s'informait: «si le Dieu marin à la longue barbe blanche poursuivait toujours une certaine naïade espiègle et mutine de son risible amour?» Bien instruit de toutes les glorieuses féeries qu'on voit là-bas, là-bas, il demandait: «si les roses y brûlaient d'une flamme toujours aussi fière? si au clair de la lune les arbres y chantaient toujours aussi harmonieusement?»
Chopin répondait. Tous deux, après s'être longtemps et familièrement entretenus des charmes de cette patrie aérienne, se taisaient tristement, pris de ce mal du pays dont Heine était si atteint alors qu'il se comparait à ce capitaine hollandais du Vaisseau fantôme, éternellement roulé avec son équipage sur les froides vagues, «soupirant en vain après les épices, les tulipes, les jacinthes, les pipes en écume de mer, les tasses en porcelaine de Chine!...» Amsterdam! Amsterdam! quand reverrons-nous Amsterdam!«s'écriait-il, pendant que la tempête mugissait dans les cordages et le ballottait de ci et de là sur son aqueux enfer.—«Je comprends, ajoute Heine, la rage avec laquelle un jour l'infortuné capitaine s'exclamait: Oh! si je reviens à Amsterdam, je préférerai devenir borne au coin d'une de ses rues que de jamais les quitter! Pauvre Van der Deken!... Pour lui, Amsterdam, c'était l'idéal!»
Heine croyait savoir, à un cheveu près, tout ce qu'avait souffert et tout ce qu'avait éprouvé le «pauvre Van der Deken», dans sa terrible et incessante course à travers l'océan qui avait enfoncé ses griffes dans l'incorruptible bois de son vaisseau, le tenant enraciné à son sol mouvant par une ancre invisible dont l'audacieux marin ne pouvait jamais trouver la chaîne pour la briser. Quand le satirique poète le voulait bien, il nous racontait les douleurs, les espérances, les désespoirs, les tortures, les abbattements des infortunés peuplant ce malheureux navire, car il était monté sur ses planches maudites, guidé et ramené par la main de quelque ondine amoureuse qui, les jours où l'hôte de sa forêt de corail et de son palais de nacre se levait plus morose, plus amer, plus mordant encore que de coutume, lui offrait entre deux repas, pour égayer son spleen, quelque spectacle digne de cet amant qui savait rêver plus de prodiges que son royaume n'en renfermait.
Sur cette impérissable carène, Heine et Chopin parcouraient ensemble les pôles où l'aurore boréale, brillante visiteuse de leurs longues nuits, mire sa large écharpe dans les gigantesques stalactites des glaces éternelles; les tropiques où le triangle zodiacal remplace de sa lumière ineffable, durant leurs courtes obscurités, les flammes calcinantes qu'y distille un soleil douloureux. Ils traversaient dans une course rapide, et les latitudes où la vie est opprimée et celles où elle est dévorée, apprenant à connaître chemin faisant toutes les merveilles célestes qui marquent la route de ces matelots que n'attend aucun port. Appuyés sur cette poupe sans gouvernail, ils contemplaient depuis les deux ourses qui surplombent majestueusement le nord, jusqu'à l'éclatante croix du sud, après laquelle le désert antarctique commence à s'étendre sur les têtes comme sous les pieds, ne laissant à l'œil éperdu rien à contempler sur un ciel vide et sans phare, étendu au-dessus d'une mer sans rives. Il leur arrivait de suivre longtemps, et les fugaces sillages que laissent sur l'azur les étoiles filantes, lucioles d'en haut... et ces comètes aux incalculables orbites redoutées pour leur étrange splendeur, tandis que leurs vagabondes et solitaires courses ne sont que tristes et inoffensives... et Aldébaran, cet astre distant qui, comme la sinistre étincelle d'un regard ennemi, semble guetter notre globe sans oser l'approcher... et ces radieuses Pléides versant à l'œil errant qui les cherche une lueur amie et consolatrice, comme une énigmatique promesse!
Heine avait vu toutes ces choses sous les différentes apparences qu'elles prennent à chaque méridien! Il en avait vu bien d'autres encore dont il nous entretenait par vagues similitudes, ayant assisté à la cavalcade furieuse d'Hérodiade, ayant aussi ses entrées à la cour du Roi des Aulnes, ayant cueilli plus d'une pomme d'or au jardin des Hespérides, étant un des familiers de tous ces lieux inaccessibles à des mortels qui n'ont pas eu pour marraine quelque fée, prenant à tâche leur vie durant de tenir en échec les mauvaises fortunes en prodiguant les joyaux de leurs écrins aux étranges scintillements. Comme il entretenait souvent Chopin de ses vagabondes excursions dans le pays du surnaturel poétique, Chopin nous répétait ses discours, nous racontait ses descriptions, nous révélait ses récits, et Heine le laissait faire, oubliant notre présence lorsqu'il l'écoutait.
Au soir dont nous parlons, à côté de Heine était assis Meyerbeer, pour lequel sont épuisées depuis longtemps toutes les interjections admiratives. Lui, harmoniste aux constructions cyclopéennes, il passait de longs instants à savourer le délectable plaisir de suivre le détail des arabesques qui enveloppaient les improvisations de Chopin, comme d'une blonde diaphane.
Plus loin, Adolphe Nourrit; c'était un noble artiste, passionné et austère à la fois. Catholique sincère et presque ascétique, il rêvait pour l'art, avec toute la ferveur d'un maître du moyen-âge, un avenir régénérateur du beau pur, glorificateur du beau immaculé! Dans les dernières années de sa vie, il refusait son talent à toutes les scènes d'un ordre de sentiments peu élevés ou superficiels, pour servir l'art avec un chaste et enthousiaste respect, ne l'acceptant dans ses diverses manifestations, ne le considérant à toutes les heures du jour, que comme un saint tabernacle dont la beauté forme la splendeur du vrai. Sourdement miné par une mélancolique passion pour le beau, son front semblait déjà se marbrer de cette ombre fatale que l'éclat du désespoir n'explique toujours que trop tard aux hommes, si curieux des secrets du cœur et si ineptes pour les deviner.
Hiller y était aussi: son talent s'apparentait à celui des novateurs d'alors, en particulier à Mendelssohn. Nous nous rassemblions fréquemment chez lui et en attendant les grandes compositions qu'il publia dans la suite, dont la première fut son remarquable oratorio, La Destruction de Jérusalem, il écrivait des morceaux de piano: les Fantômes, les Rêveries, ses vingt-quatre Études dédiées à Meyerbeer. Esquisses vigoureuses et d'un dessin achevé, rappellant ces études de feuillages où les paysagistes retracent d'aventure tout un petit poème d'ombre et de lumière, avec un seul arbre, une seule bruyère, une seule toupe de fleurs des bois ou de mousses aquatiques, un seul motif heureusement et largement traité.
Eugène Delacroix, le Rubens du romantisme d'alors restait étonné et absorbé devant les apparitions qui remplissaient l'air et dont on croyait entendre les frôlements. Se demandait-il quelle palette, quels pinceaux, quelle toile il aurait eu à prendre, pour leur donner la vie de son art? Se demandait-il si c'est une toile filée par Arachné, un pinceau fait des cils d'une fée, une palette, couverte des vapeurs de l'arc-en-ciel, qu'il lui eût fallu découvrir? Se plaisait-il à sourire en lui-même de ces suppositions et à se livrer tout entier à l'impression qui les faisait naître, par l'attrait qu'éprouvent quelques grands talents pour ceux qui leur font contraste?...
D'entre nous, celui qui paraissait le plus près de la tombe, le vieux Niemcevicz, écoutait avec une gravité morne, un silence et une immobilité marmoréennes, ses propres Chants historiques, que Chopin transformait en dramatiques exécutions pour ce survivant des temps qui n'étaient plus. Sous les textes si populaires du barde polonais, on retrouvait le choc des armes, le chant des vainqueurs, les hymnes de fêtes, les complaintes des illustres prisonniers, les ballades sur les héros morts!... Ils remémoraient ensemble cette longue suite de gloires, de victoires, de rois, de reines, de hetmans... et le vieillard, prenant le présent pour une illusion, les croyait ressuscités, tant ces fantômes avaient de vie en apparaissant au-dessus du clavier de Chopin! —Séparéde tous les autres, sombre et muet, Mickiewicz dessinait sa silhouette inflexible. Dante du Nord, il paraissait toujours trouver—«amer le sel de l'étranger et son escalier dur à monter...» Chopin avait beau lui parler de Grażyna et de Wallenrod, ce Conrad demeurait comme sourd à ces beaux accents; sa présence seule témoignait qu'il les comprenait. Il lui semblait, à juste titre, que nul n'avait droit d'en exiger plus de lui!...
Enfoncée dans un fauteuil, accoudée sur la console, Mme Sand était curieusement attentive, gracieusement subjugée. Elle donnait à cette audition toute la réverbération de son génie ardent, qu'elle croyait doué de la rare faculté réservé à quelques élus, d'apercevoir le beau sous toutes les formes de l'art et de la nature. Ne pourrait-elle pas être cette seconde vue, dont toutes les nations ont reconnu chez les femmes inspirées les dons supérieurs? Magie du regard qui fait tomber devant elles l'écorce, la larve, l'enveloppe grossière du contour, pour leur faire contempler dans son essence invisible l'âme du poète qui s'y est incarnée, l'idéal que l'artiste a conjuré sous le torrent des notes ou les voiles du coloris, sous les inflexions du marbre ou les alignements de la pierre, sous les rhythmes mystérieux des strophes ou les furieuses interjections du drame! Cette faculté n'est que vaguement ressentie par la plupart de celles qui en sont douées; sa manifestation suprême se révèle dans une sorte d'oracle divinatoire, conscient du passé, prophétique de l'avenir! De beaucoup moins commune qu'on ne se plaît à le supposer, elle dispense les organisations étranges qu'elle illumine du lourd bagage d'expressions techniques, avec lequel on roule pesamment vers les régions ésotériques qu'elles atteignent de prime-saut. Cette faculté prend son essor, bien moins dans l'étude des arcanes de la science qui analyse, que dans une fréquente familiarité avec les merveilleuses synthèses de la nature et de l'art.
C'est dans l'accoutumance de ces tête à tête avec la création qui font l'attrait et la grandeur de la vie de campagne, qu'on ravit à la nature, en même temps à l'art, le mot caché dans les harmonies infinies de lignes, de sons, de lumières, de fracas et de gazouillements, d'épouvantés et de voluptés! Assemblage écrasant qui, affronté et sondé avec un courage que n'abat aucun mystère, que ne lasse aucune lenteur, laisse quelquefois apercevoir la clef des analogies, des conformités, des rapports de nos sens à nos sentiments et nous permet de simultanément connaître les ligaments occultes, qui relient des dissemblances apparentes, des oppositions identiques, des antithèses équivalentes, ainsi, que les abîmes qui séparent, d'un étroit mais infranchissable espace, ce qui est destiné à se rapprocher sans se confondre, à se ressembler sans se mélanger. Avoir écouté de bonne heure les chuchotements par lesquels la nature initie ses privilégiés à ses rites mystiques, est un des apanages du poète. Avoir appris d'elle à pénétrer ce que l'homme rêve lorsqu'il crée à son tour et que, dans ses œuvres de toutes sortes, il manie comme elle les fracas et les gazouillements, les épouvantes et les voluptés, est un don plus subtil encore, que la femme-poète possède à un double droit; de par l'intuition de son cœur et de son génie.
Après avoir nommé celle dont l'énergique personnalité et l'impérieuse fascination inspirèrent, à la frêle et délicate nature de Chopin, une admiration qui le consumait comme un vin trop capiteux détruit des vases trop fragiles, nous ne saurions faire sortir d'autres noms de ces limbes du passé dans lequel flottent tant d'indécises images, d'indécises sympathies, de projets incertains, d'incertaines croyances; dans lequel chacun de nous pourrait revoir le profil de quelque sentiment né inviable! Hélas! De tant d'intérêts, de tendances et de désirs, d'affections et de passions, qui ont rempli une époque durant laquelle ont été fortuitement rassemblées quelques hautes âmes et lumineuses intelligences, combien en est-il qui aient possédé un principe de vitalité suffisante pour les faire survivre à toutes les causes de mort qui entourent à son berceau chaque idée, chaque sentiment, comme chaque individu?... Combien en est-il dont, à quelque instant de leur existence, plus ou moins courte, on n'ait pas dit ce mot d'une tristesse suprême: Heureux s'il était mort! Plus heureux s'il n'était pas né! De tant de sentiments qui ont faire battre si fort de nobles cœurs, combien en est-il qui n'aient jamais encouru cette malédiction suprême? Il n'en est peut-être pas un seul qui, s'il était rallumé de sa cendre et sorti de son tombeau, comme l'amant suicidé qui dans le poème de Mickiewicz revient au jour des morts pour revivre sa vie et ressoufrir ses douleurs, pourrait apparaître sans les meutrissures, les stigmates, les mutilations, qui défigurèrent sa primitive beauté et souillèrent sa candeur?
D'entre ces lugubres revenants, combien s'en trouveraient-ils en qui cette beauté et cette candeur aient eu des enchantements assez puissants et assez de céleste radiance durant sa vie, pour n'avoir pas à craindre, après qu'il eût défailli et expiré, d'être désavoué par ceux dont il avait fait la joie et le tourment? Quel sépulcral dénombrement ne faudrait-il pas commencer pour les évoquer un à un, en leur demandant compte de ce qu'ils ont produit de bon et de mauvais, dans ce monde de cœurs où il leur fut donné si libéralement accès et dans le monde où régnaient ces cœurs, qu'ils ont embelli, bouleversé, illuminé, dévasté, au gré de leurs hasards?...
Mais, si parmi les hommes qui ont formé ces groupes, dont chaque membre a attiré sur lui l'attention de bien des âmes et porté dans sa conscience l'aiguillon de bien des responsabilités, il en est un qui n'a point permis à ce qu'il y avait de plus pur dans le charme naturel qui les rassemblait en un faisceau rayonnant de s'exhaler dans l'oubli; qui, élaguant de son souvenir les fermentations dont ne sont point exempts les plus suaves parfums, n'a légué à l'art que le patrimoine intact de ses élévations les plus recueillies et de ses plus divins ravissements, reconnaissons en lui en de ces prédestinés dont la poésie populaire constatait l'existence par sa foi dans les bons génies. En attribuant à ces êtres, qu'elle supposait bienfaisants aux hommes, une nature supérieure à celle du vulgaire, n'a-t-elle pas été magnifiquement confirmée par un grand poète italien qui définissait le génie une empreinte plus forte de la Divinité? (Manzoni.) Inclinons-nous devant tous ceux qui ont été ainsi plus profondément marqués du sceau mystique; mais vénérons surtout d'une intime tendresse ceux qui, comme Chopin, n'ont employé cette suprématie que pour donner vie et expression aux plus beaux sentiments.